Tarso Genro : “Lula est la seule opportunité pour la gauche de gagner les élections”

http://ctxt.es/es/20180117/Politica/17380/Entrevista-Tarso-Genro-Brasil-PT-Lula.htm
Tarso Genro

 

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques. Dans cet entretien accordé à la revue espagnole CTXT – réalisé peu avant le procès du 24 janvier qui a confirmé la condamnation de Lula, compromettant sérieusement ses ambitions présidentielles – l’ancien ministre  Tarso Genro dresse un tableau du paysage politique brésilien à l’approche des élections d’octobre 2018. Traduit de l’espagnol par Guillaume Etchenique.


Tarso Fernandez Henr Genro (né à São Borja en 1947) a tout de l’illustre vétéran de la politique brésilienne. Depuis sa jeunesse militante contre la dictature des années 60 jusqu’à sa défaite lors de l’élection à sa propre succession au poste de gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul en 2014 sous l’étiquette du Parti des Travailleurs (PT plus loin), cet avocat de formation et de profession a occupé diverses charges publiques dans son pays. On peut citer, parmi les plus importantes, son poste de ministre de l’Éducation, puis de ministre de la Justice dans les gouvernements de Luiz Inácio Lula Da Silva (2003-2011). On peut également retenir le caractère précurseur de ses mandats de maire de Porto Alegre, où il mit sur pied des modèles participatifs à la fin des années 80 qui devinrent des références mondiales.

Du haut de ses 70 ans et quoiqu’il n’exerce plus de fonctions gouvernementales, Genro demeure une figure respectée de la gauche brésilienne. Critique à l’égard de la direction actuelle du PT et de la dérive du gouvernement de Dilma Roussef sur la fin de son mandat, il plaide pour une refonte profonde de la gauche. Cela ne l’empêche pas de défendre l’innocence de Lula, qu’il appelle encore “Président”, et de parier sur sa victoire aux prochaines élections : “ le souvenir de Lula est vif dans la mémoire collective”.

CTXT – L’année 2018 semble cruciale pour le Brésil, quelle est la situation politique du pays ?

En ce moment, le gouvernement de Temer et le réseau structuré qui l’appuie – un secteur très représentatif de la bourgeoisie brésilienne, liée au capital financier globalisé – ne savent pas bien quoi faire. Tout d’abord parce que le coup d’État a franchement échoué. Puis, parce que les élections de cette année ne légitimeront pas le nouveau président sans la présence de Lula. En conséquence, il est probable qu’on se dirige vers une situation d’anomalie politique et d’inévitables affrontements pour la formation du prochain gouvernement.

D’autre part, on observe une agrégation de résistances politiques aux réformes que l’on a essayé de mettre en place dernièrement. Le gouvernement actuel, et la frange corrompue du gouvernement de Dilma unie à la partie la plus corrompue de l’opposition, sont pris en otage par ces réformes. Enfin la presse, qui a prétendument conduit une campagne contre la corruption, soutient ces réformes car elle entend bien les voir mises en œuvre.

“Il est probable qu’on se dirige vers une situation d’anomalie politique et d’inévitables affrontements pour la formation du prochain gouvernement.”

L’exécutif a mené à bien deux des trois réformes qui lui ont été demandées. La première consistait en une réforme budgétaire, un gel des dépenses publiques destinées à la protection sociale et à l’aide au développement. En deuxième lieu, ils ont conduit une réforme du travail très agressive, clairement anticonstitutionnelle, mais dont je pense que les tribunaux finiront bien par l’appuyer. La troisième visait les retraites et la sécurité sociale. Elle est bloquée par la Chambre basse, car elle ne réunit pas les appuis suffisants. Le gouvernement, enseveli sous les affaires de corruption, est un peu désorienté sur la marche à suivre. S’ils parviennent à faire adopter cette réforme en février, ils maintiendront leurs mandats jusqu’à la fin. Sinon les décisions à venir du gouvernement semblent imprévisibles.

 CTXT – Le PT peut-il capitaliser sur cette résistance ?

Notre parti est le principal parti à gauche, mais il a beaucoup vieilli et a perdu beaucoup de sa dimension utopique, démocratique, radicale… Beaucoup de nos mandats ont été consacrés à des tâches d’État, ce qui a déformé nos oppositions politiques et nous a empêtrés dans des affaires de corruption, qui sont le produit du système politique mais aussi de la conscience individuelle des individus qui y participent.

Le principal problème que nous rencontrons dans ce registre est la candidature ou non du président Lula, le 24 juin prochain. Le procès se tiendra à Porto Alegre, et le tribunal intermédiaire qui rendra le verdict, le Tribunal Régional Fédéral n°4, est totalement aligné sur les vues de ce que l’on appelle “la République de Curitiba”, qui est le groupe de procureurs de l’État qui se sont occupés d’organiser et de gérer un ensemble de procès au pénal, qu’ils ont ensuite transformé en cause nationale afin de l’utiliser ensemble dans une campagne contre le prestige de Lula.

Il ne fait aucun doute dès lors que la figure centrale du processus électoral de cette année est Lula, qui jouit d’un énorme prestige populaire. Cette réalité emporte deux conséquences. La première est positive : le leadership populaire pour gagner existe. La seconde en revanche est négative : tout ce que pense Lula devient la norme du PT et non l’inverse. Il y a une certaine relation verticale avec le parti qui étouffe le débat politique, la lutte idéologique et le travail d’élaboration de conceptions stratégiques et de transition vers un modèle alternatif au néolibéralisme.

 CTXT – Les bases ne participent pas aux processus de décision ?

Non, actuellement il y a une grande verticalité dans le parti. Il existe une déconnexion interne : les bases et les différents courants de pensée ne participent pas à la prise de décision. Le président Lula a fait un pas important dans le bon sens. Il a nommé l’ex-maire de Sao Paulo, Fernando Haddad, qui partage nos idées, coordinateur de son programme électoral. C’est un geste intelligent pour unifier le parti. Immédiatement, la police a accusé Haddad d’être à la source d’une comptabilité occulte, qu’il aurait utilisé pour financer sa campagne. Ce qui est absurde car le maire ne traite pas de ces questions, mais cela a été fait en réponse à cette initiative du président.

 

CTXT – Le PT est-il encore un outil utile de transformation ?

Pour la base militante du PT, le rêve que l’on peut encore faire quelque chose persiste d’une façon assez impressionnante, vous n’imaginez pas à quel point. Mais à mon avis, l’appareil exécutif du parti est paralysé, et se trouve incapable de donner des réponses théoriques, méthodologiques ou programmatiques pour renouveler le PT comme parti de gouvernement. Le parti a été basé sur les vertus de Lula comme dirigeant, plutôt que sur sa capacité de création. Il n’a pas d’identité propre en tant qu’institution. Par ailleurs, au niveau idéologique, le facteur principal de son vieillissement est le dépassement de l’utopie démocratique et libertaire qu’il représentait. En conséquence, on est confronté aujourd’hui à une époque de scepticisme, marquée par l’apparente impossibilité d’appliquer diverses propositions programmatiques du fait de la domination du capital financier sur l’État.

CTXT – Est-il nécessaire d’en finir avec le PT comme parti pour que la gauche se renouvelle ?

Non. Je crois plutôt que le PT a un rôle très important dans le processus qui doit aboutir à la fin de l’hégémonie absolue et bureaucratique qu’il exerce sur la gauche. Ce n’est pas une chose qui m’attire beaucoup de sympathies internes quand je la dis. J’ai été président du PT durant 6 mois, lors de la crise du “caso Mensalão”, et on m’a proposé de participer à l’élection du président du parti comme représentant du groupe dirigeant qui m’avait précédé dans ces fonctions, ce que j’ai refusé. Cela a impliqué une rupture. Mais pas une rupture personnelle ou une rupture d’ordre moral ; c’était une question politique. Nous n’étions pas d’accord sur la route à suivre pour le futur du parti, qui, pour moi, doit être impliqué dans le rénovation de l’ensemble de la gauche, pas seulement du PT.

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L’ancien président Lula en avril 2016 ©Agência Brasil Fotografias

CTXT – Comment voyez-vous concrètement la situation électorale ? Il semblerait que la gauche ait un avantage au départ avec Lula, mais le panorama semble confus, en l’absence d’un candidat de centre-droit.

La droite est en train d’essayer divers candidats. Ils ont essayé avec Aécio Neves, mais il s’est trouvé impliqué dans des affaires de corruption. Avec João Doria également, mais il est grillé du fait de son incompétence absolue dans la gestion des affaires courantes de Sao Paulo : c’est un entrepreneur aventureux, qui prétendait se présenter comme le Macron du Brésil, mais son incompétence est telle qu’ils ont fini par l’écarter. Ils ont encore essayé avec Luciano Huck, présentateur de TV Globo, une personnalité vide, un personnage construit, impliqué dans des délits environnementaux ; grillé également, quoi qu’ils essaient de le récupérer avec l’aide des médias. Ils ont une roue de secours : l’actuel gouverneur de Sao Paulo, Geraldo Alckmin. C’est un homme d’une certaine habileté politique, et ils ont réussi à mettre fin à tous les procès judiciaires dans lesquels il était cité à Sao Paulo en faisant appel à toutes les niveaux du parquet pour le protéger. C’est une autre possibilité.

“Malgré tous leurs efforts, les pouvoirs oligarchiques n’ont pas réussi à faire disparaître Lula de la mémoire collective et populaire.”

En ce qui concerne la gauche, malgré tous leurs efforts, les pouvoirs oligarchiques n’ont pas réussi à faire disparaître Lula de la mémoire collective et populaire. C’est d’ailleurs une tâche compliquée : la mémoire populaire au Brésil est désorganisée du fait de la fragmentation du monde du travail, de la classe ouvrière et des salariés, qui a conduit à la dispersion des organisations syndicales et sociales. Malgré cela, elles entretiennent le souvenir de Lula.

La campagne conduite contre Lula, sans obtenir la moindre preuve concrète ou matérielle, a revalorisé l’image de Lula auprès du peuple. Les enquêtes indiquent que, si la situation ne changeait pas, Lula pourrait même gagner dès le premier tour, c’est pourquoi ils essaient de le neutraliser par voie judiciaire. C’est une lutte politique très concrète au sein de l’État brésilien qui émane du pouvoir judiciaire pour compléter ce blocage.

CTXT – Quelle est l’importance d’Odebrecht dans tout cela ?

C’est aussi une victime du Coup. C’est un grand groupe national et international, qui a une capacité extraordinaire d’auto-gouvernement, qui a toujours eu des relations avec tous les partis et présidents, et qui a financé plus ou moins les campagnes de tous les candidats. L’entreprise a eu une relation étroite avec le gouvernement du Président Lula parce que ce gouvernement a repris les investissements dans la production civile lourde, mais cette relation préférentielle ne s’est pas faite au détriment des autres.

Le financement des campagnes électorales a toujours comporté une comptabilité occulte. C’est le motif retenu contre Lula. Sur cette question, il n’y a pas de présidents innocents, ils ont tous été financés de manière illégale. Même le candidat à la présidence du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), Aécio Neves, a été enregistré alors qu’il demandait un paiement de 500.000 euros et disait “s’il y a quelqu’un qui doit réaliser les remises d’argent il doit avoir ma confiance, parce que si c’est nécessaire je le tuerai”. C’est enregistré ! Mais voilà, cela n’a eu aucune conséquence. Il est libre d’aller et de venir, et il est sénateur de la République.

Le procès contre Lula a bien un objectif politique, et il y a des raisons de l’interrompre dans le cas des financements des campagnes électorales. Je sais de quoi je parle, puisque j’ai travaillé dix ans avec le président Lula et que j’ai pu observer les problèmes hérités des autres gouvernements et les processus électoraux en tant que ministre de la Justice. Dans les élections de mon État, j’ai pris le contrôle et la décision personnelle de ne pas avoir de comptabilité parallèle. D’ailleurs, l’accusation dans l’affaire Odebrecht a dit que la seule campagne qu’ils n’ont pas pu financer en comptabilité parallèle, c’est la mienne.

CTXT – Quel rôle a joué et est en train de jouer l’ancien président de la République Fernando Henrique Cardoso ?

C’est l’une des chevilles ouvrières du coup d’Etat contre Dilma. Il a une personnalité indigente, politiquement schizophrène. À l’international il parle comme un social-démocrate, mais au Brésil son discours est néo-libéral. D’ailleurs, il a suggéré que se présente aux présidentielles le candidat à la mairie de Sao Paulo, qui est un entrepreneur réactionnaire, anti-populaire, élitiste. Cardoso a un rôle assez triste, typique du capitalisme et de la déstabilisation institutionnelle.

CTXT – Ces indications sont celles du FMI ?

Je ne pense pas, je dirai plutôt qu’elles proviennent d’institutions financières privées qui sont connectées à la bourgeoisie locale.

CTXT – Mais les politiques dont on parle proviennent du FMI et ce sont celles qui sont imposées…

Oui, c’est le cas aussi en Espagne, mais je ne crois pas que le coup d’État ait été commandité par le FMI. Lula a payé la dette du Brésil vis-à-vis du FMI, il n’y avait pas de mobile.

 

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Dilma Rousseff, en mars 2015. ©Jonas Pereira/Agência Senado.

CTXT – Quelles étaient alors les raisons pour lesquelles Dilma Rousseff dérangeait ?

Il y a eu deux motifs principaux. Avec Dilma on a vu se produire une augmentation exponentielle de la dette brésilienne externe et il a fallu recourir aux financements internationaux pour que l’État continue de fonctionner. De sorte que les taux de croissance ont baissé, les entreprises n’avaient pas de moyens pour capter le capital financier. Ce qui fut déterminant et évident dans la dégradation des opinions sur le gouvernement.

En deuxième lieu, Dilma a conduit certaines réformes qui ont été applaudies par la Banque Mondiale, mais qui étaient contraires aux idées du parti et de la gauche. Sa destitution est donc provoquée par des questions économiques et politiques.

CTXT – Le verdict du 24 janvier concernant Lula est-il définitif ou existe-t-il encore des recours ?

Les recours peuvent être poursuivis jusqu’au Tribunal Suprême Fédéral. Mais en réalité ce n’est pas une question de droit. Aujourd’hui au Brésil, il y a de sérieuses limites à ce que les procès aient des garanties. Les points de droit pertinents dans cette affaire sont dilués dans un procès politique. Jamais le droit et la politique n’ont été tant mêlés, tant intégrés. Des personnes accablées par de lourdes preuves sont emprisonnées, et d’autres non. Tout dépend de qui écrit le récit, le discours sur le procès et du membre du Tribunal Suprême Fédéral qui prendra la décision. Il n’y a pas de prédictibilité comme ce devrait être le cas avec la justice démocratique d’un État de droit. On assiste à un mélange d’impunité et de punissabilité sélective.

“Le financement illégal des partis est un aspect de la perversion originelle du système politique brésilien, présente dans tous les partis et jusqu’à récemment perçue non comme de la corruption, mais comme un comportement normal.”

CTXT – Lula maintiendra-t-il sa candidature s’il est définitivement condamné ?

Dans ce cas, si nous n’avons pas la possibilité de présenter Lula légalement, il nous faudra choisir un nouveau candidat capable de maintenir l’unité des forces de gauches à plus long-terme. Un substitut pourrait être Jaques Wagner, ancien gouverneur de l’Etat de Bahía pendant deux mandats.

CTXT – Pourtant Wagner est aussi impliqué dans le scandale Petrobras…

Que ce soit juste ou injuste, la majorité (politique) a un problème avec la justice. Wagner a été un administrateur compétent, mais il n’a pas le charisme, la reconnaissance politique de la population jeune du pays ou des couches populaires, nécessaire pour avoir les mêmes chances d’élection. Lula est la seule possibilité pour que la gauche gagne ces élections.

CTXT – Vous savez, en Espagne c’est à la mode de présenter des candidats emprisonnés…

Au Brésil, nous avons deux types de politiques emprisonnés : le premier est historiquement lié à la corruption au Brésil, qui vient des gouvernements antérieurs, et l’autre est impliqué dans le financement illégal des partis. Ce dernier est un aspect de la perversion originelle du système politique brésilien, présente dans tous les partis, et jusqu’à récemment perçu non comme de la corruption, mais comme un comportement normal. Les pouvoirs publics ont, à raison, commencé à le traiter comme un phénomène illégal, relevant de la corruption. Ce qui n’est pas convenable, c’est qu’on ne prête attention qu’à une certaine partie du spectre politique. C’est discriminant. C’est contraire à l’égalité formelle, et c’est une violation de la légalité que devrait préserver le procès pénal.

CTXT – Jusqu’à quel point tous ces procès ont-ils éloigné les gens de la politique ?

La sphère politique est aujourd’hui celle qui est la plus déshonorée au Brésil.

CTXT – Plus que le journalisme ?

Plus que le journalisme. Les médias de droite, très organisés et structurés, se fixent pour rôle d’aller à l’encontre du personnel politique ; ils vont à l’encontre des partis et de la démocratie. C’est à dire qu’ils décrivent la démocratie comme perverse, sujette à la corruption. Et les gens ne veulent pas s’engager dans les partis, n’écoutent plus les chefs de file politiques. Une partie de la population croit que la démocratie se limite à cela, et que tous sont des voleurs. Les partis sont aujourd’hui diabolisés. L’aspect positif de tout cela pour le PT, c’est que le parti est toujours bien placé dans les intentions de vote et qu’il regagne aujourd’hui des appuis. C’est une réponse spontanée à l’épuisement du message contre Lula, contre le PT, contre la politique…

CTXT –  Y-a-t-il à gauche ou à droite des forces politiques qui ont pu s’appuyer sur cette désaffection envers la politique traditionnelle, en se présentant comme rénovatrices ?

Oui, à droite il y a une nouvelle force politique d’extrême droite proto-fasciste emmenée par le député Jair Bolsonaro. Pour autant, elle n’a que d’infimes chances de parvenir à la présidence, même dans le cas d’un possible retrait de Lula. Elle n’a pas de crédibilité vis à vis de la bourgeoisie. Bolsonaro bénéficie de soutiens parmi les travailleurs et un électorat dépolitisé. Mais ce transfert de votes ne sera pas suffisant pour créer une majorité électorale. Il faut ajouter à cela les attaques récentes des mass-media, qui observent avec inquiétude la hausse de sa popularité et y voient une menace sérieuse face à la candidature du social-démocrate Geraldo Alckmin. Si seuls restent dans la bataille Bolsonaro et Lula, l’ex-président pourrait gagner au premier tour.

“Le cycle du président Lula n’est pas arrivé à son terme, et cela imprime l’orientation du camp populaire et démocratique. Il faut reconnaître ces bases pour réfléchir au futur, pour ne pas sortir de la politique, et ne pas renoncer à appuyer le président, aujourd’hui acculé et assiégé.”

A gauche, une négociation est en cours entre différents partis qui tentent de se rénover en présentant une proposition d’avenir, avec pour objectif de créer une nouvelle force politique qui ne soit pas subordonnée aux anciennes coalitions. Les coalitions antérieures étaient des coalitions idéologiques, régionalistes et oligarchiques qui offraient leur appui à n’importe quel gouvernement, pour peu qu’on leur donne une part du pouvoir. Cette nouvelle perspective à gauche est en gestation, mais elle n’aura pas d’influence sur ces élections, bien qu’elle puisse se projeter pour la suite. Le cycle du président Lula n’est pas arrivé à son terme, et cela imprime l’orientation du camp populaire et démocratique. Il faut reconnaître ces bases pour réfléchir au futur, pour ne pas sortir de la politique, et ne pas renoncer à appuyer le président, aujourd’hui acculé et assiégé.

CTXT – Vous, en revanche, vous ne participez pas à la campagne électorale ?

Je n’y prends pas part pour deux raisons fondamentales. Tout d’abord parce que le candidat ne peut pas être de Río Grande do Sul ; le courant politique que je représente (Mensagem ao Partido), et qui domine cet État avec un appui interne de 90%, se trouve aux antipodes politiques de la direction nationale. L’appareil du parti est complètement opposé à nos positions.

Mais aussi, parce que, dans un registre plus personnel, je suis le vilain petit canard du PT en ce moment. J’ai durement critiqué l’exécutif national du parti pour les raisons que j’ai mentionnées auparavant : son ineptie, son incompétence et son inopérabilité. Pendant le gouvernement de Dilma, ils se sont pliés à un type de politique pragmatique qui s’est révélée être une erreur. La direction a appuyé la nomination d’un économiste néo-libéral (Henrique Meirelles) au poste de ministre de l’intérieur, qui est devenu un membre remarqué du nouveau gouvernement après le coup d’Etat. Je ne serai pas un candidat convenable pour que le président puisse unifier le parti. Je ne plais pas à Sao Paulo (où se trouve la tête du parti).

CTXT – Parlez-nous de votre expérience de gouvernement.  De quelle manière ont fonctionné et peuvent se développer des modèles participatifs comme ceux que vous et le gouvernement Lula avez mis en œuvre ? Que reste-t-il de Porto Alegre ?

Les projets participatifs mis en place dans plus de 400 villes, pour la plupart de grandes municipalités, ont été un succès, mais ils ne se sont pas généralisés à l’ensemble du pays et de ses régions. Lula a mis en œuvre d’importantes avancées, on a organisé de nombreuses conférences nationales sur la sécurité publique, la santé, l’éducation, et nous avons créé de nouvelles normes que le gouvernement a appliquées.

“Nous avons instauré en 2011 le « cabinet digital » qui sert d’interface permanente entre le gouvernement régional et la population. L’an dernier nous avons eu 1,7 millions de citoyens qui ont voté sur Internet.  Cela veut dire que 15% de la population a accepté le défi de la participation directe.”

Dans mon Etat, avec mon gouvernement, nous avons conduit une véritable révolution de la participation populaire. On a appliqué quatre éléments de participation directe : les primaires régionales, les réunions du conseil de développement régional, les processus de négociation politique du Conseil de développement économique et social de l’État, et la participation par le vote direct de la population à l’établissement des priorités politiques. En plus, nous avons instauré en 2011 le « cabinet digital » qui sert d’interface permanente entre le gouvernement régional et la population. L’an dernier nous avons eu 1,7 millions de citoyens qui ont voté sur Internet. Il faut ramener ça aux 11 millions d’électeurs. Cela veut dire que 15% de la population a accepté le défi de la participation directe. Pourtant, lors des élections, nous avons vécu le processus de marginalisation politique du PT, qui s’est transformé en parti de la corruption. Dans mon État, dans mon gouvernement, il n’y a pas eu un cas de corruption, mais le PT a été identifié dans son ensemble comme le parti corrompu.

CTXT – Quel a été l’impact de la campagne médiatique ? Qu’y avait-il de vrai ?

C’était une campagne brutale. C’est pour cela que la participation populaire ne nous a pas bénéficié du point de vue électoral. Car la participation électorale est régie par l’État, et l’État comme la politique en général sont perçus comme corrompus. Et cela a fonctionné. Quelle a été la réponse de la population ? On voit aujourd’hui émerger de nouveaux mouvements sociaux, parmi les intellectuels, autour des questions liées aux luttes des femmes, pour le logement, ou sur les problématiques rurales. Ces mouvements font irruption en marge des partis et n’ont pas pour la majorité d’entre eux de ligne politique identifiée à la gauche ou à la droite. Ce sont des mouvements antisystèmes, et c’est la formule dont s’empare la population pour réagir au vide politique.

Certains de ces mouvements sont en train de se rapprocher des partis. Par exemple, il y a eu une réforme de la ligne politique du PSOL (Parti Socialiste et Liberté), divisé entre un courant trotskiste et un courant chrétien libertaire, de gauche plus traditionnelle, qui s’est constitué en parti minoritaire. Désormais, le PSOL apparait comme un assemblage d’influences appelé à répondre à certaines demandes exprimées par les mouvements sociaux. D’ailleurs, Le PT aussi envisage d’y apporter des réponses, il a lui aussi recueilli le « produit » politique de ces mouvements.

Quelle est l’idée d’une partie de la gauche ? Construire à partir de l’inertie de ces mouvements, de petits partis et de fractions de partis, un nouveau front politique pour l’ère post-Lula, après les élections. L’objectif est de créer une alternative qui puisse porter une réforme politique, une restructuration des partis et la proposition d’une option crédible.

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Tarso Genro interviewé par la revue espagnole CTXT ©Manolo Finish.

 

CTXT – De 2010 à aujourd’hui, la dette publique du Brésil est passée de 60 à 80%, cela signifie-t-il que l’État-social brésilien s’est construit sur la dette ?

Oui, il s’est construit à partir de la dette mais, surtout, à partir des prix des produits de base sous le gouvernement Lula. D’une certaine façon, les États-Unis ont compris la chose suivante “nous sommes en train de financer des pays émergents comme le Brésil, entre autres, et il faut baisser le prix des produits de base”. Cette baisse brutale des prix a affecté le Brésil, et a détruit le Vénézuela, par exemple, dont l’économie repose sur le pétrole. En ce moment, nous développons un modèle social-démocrate alternatif timide, mais nous ne créons pas une demande interne capable de financer le développement et de progressivement se libérer de la dépendance envers les capitaux étrangers pour financer l’État. Pas tant pour financer les entreprises qui ne sont que pour une petite partie de cette dette.

Les émissions de bons du trésor avaient une valeur incroyable à cette époque et elles sont aujourd’hui très basses. Le Brésil a été noté BBB- par Standard & Poor’s. Il n’est pas recommandé de faire des investissements au Brésil. Ils envoient un message “Faites les réformes. Si vous ne les faites pas, nous en finirons avec vous”. C’est le mécanisme habituel quand on veut en finir avec les politiques publiques. C’est ce qui est arrivé en Europe avec la Grèce, le Portugal, l’Irlande, ou l’Espagne à un moment donné. Il s’est passé pratiquement la même chose. Cette dépendance à l’égard de l’ingénierie financière est un prix que tous les pays sont en train de payer, que nous soyons ou non dans un régime démocratique. Les démocraties non plus n’échappent pas à ces méthodes. Mais l’Amérique Latine n’a pas engagé de réforme fiscale et doit faire face à d’immenses difficultés d’ordre historique, , qui ont à voir avec les institutions, les niveaux de développements. Et sans réforme fiscale, il n’y a pas d’État. Aujourd’hui le système fiscal est régressif.

CTXT – On parle précisément d’un changement de cycle politique en Amérique Latine, avec la fin de certains processus progressistes, provoquée tant par les conditions matérielles liées à la crise économique globale que par les contextes et les hommes politiques de chaque pays. Est-il possible de renverser la tendance actuelle ?

Ce qui arrive aujourd’hui en Amérique Latine fait partie d’un processus de long terme. Le capital financier globalisé avait besoin de l’abandon des réformes progressistes en cours dans la zone, et pour ce faire il a pris le contrôle des États à travers le contrôle de la dette. La force normative des constitutions des États se dissout. Cette dilution permet qu’une autre source normative, les nécessités du capital financier, prenne le pas. Ces pouvoirs régulent la manière dont l’État doit se comporter vis à vis de la dette.Nous avons un blocage de l’État démocratique qui peut se résoudre à moyen-long terme, mais, pour cela, il faut faire apparaître des propositions alternatives à l’État de droit traditionnel, qui est aujourd’hui soumis à des forces qui n’ont rien de commun avec la souveraineté populaire. Si vous gagnez les élections, vous devez vous conformer à un ensemble de règles liées à l’emprise du capital financier sur les Etats. Il peut y avoir une issue, mais il faut pour cela faire preuve d’une grande capacité d’imagination.

Dans les débats internes et avec des camarades d’autres courants, je demande toujours quelle transition nous proposons pour sortir de ce modèle néolibéral, qui a pris le pas avec le gouvernement de Dilma et qui s’applique aujourd’hui, quelle transition vers une proposition productive, pour une économie avec un fort taux de croissance, de nouvelles fonctions et de nouvelles organisations pour le monde du travail, pour la réduction des inégalités sociales. Nous avons fait quelques corrections importantes pendant le gouvernement Lula, avec des politiques compensatrices, mais pas avec des politiques structurelles de réorganisation des relations économiques entre classes sociales.

“Ce qui arrive aujourd’hui en Amérique Latine fait partie d’un processus de long terme. Le capital financier globalisé avait besoin de l’abandon des réformes progressistes en cours dans la zone, et pour ce faire il a pris le contrôle des États à travers le contrôle de la dette.”

Mais personne n’a une idée claire, seulement des intuitions. “Il faut combiner faibles taux d’inflation et croissance économique”, entendu ! “Il faut développer de l’investissement publique pour accélérer la croissance économique”, d’accord, mais l’État est extraordinairement endetté et il est financé par le système bancaire international et ses mécanismes, comment échapper à ces pressions ?. “Il faut croire de nouveau en la politique”. Mais que fait-on dans un pays qui n’a pas de centre ?

Notre pays est dépourvu de centre. Le centre s’entend comme un ensemble d’opportunités des oligarchies régionales, ce n’est pas une position idéologique, une position politique ou une position programmatique. Dès lors, il nous faut répondre à cela. Si l’on n’a pas de réponses, cette crise peut se prolonger et le Brésil devenir une société des “trois tiers” : un tiers d’inclus, de consommateurs ; un autre dans la pauvreté, dans la survie ; et un dernier tiers hors-la-loi, appréhendé sous l’angle policier. Cette société des trois tiers peut résulter des réformes en cours au Brésil, suite à la décomposition complète du projet démocratique à la base de la constitution de 1988, qui n’était pourtant pas si sociale, mais qui connait aujourd’hui un brutal retour en arrière.

CTXT – Ce que vous nous avez décrit est schématiquement très proche de ce qui est arrivé en Europe : le  discrédit des partis, l’incapacité de la social-démocratie à proposer des solutions nouvelles pour affronter la pensée néo-libérale… Ne pensez-vous pas que le changement est impossible sans tisser une alliance internationale de gauche alternative capable d’obliger les partis classiques à se réformer ? N’est-il pas temps de construire une véritable alliance internationale qui puisse lutter contre la prégnance du néolibéralisme ?

Ce que vous dites est lié à l’impossible rénovation du système social-démocrate. Les transformations technologiques qui ont eu lieu ces dernières années (dans la production, les méthodes d’organisation du monde du travail…) ont complètement déstructuré la société de classes traditionnelle. Cette dissolution a fini de liquider les sujets politiques capables de négocier les pactes sociaux-démocrates dans les pays développés. Les pactes sociaux-démocrates sont fondés sur une relation contractuelle claire : d’un côté, la bourgeoisie industrielle, de l’autre, les ouvriers organisés. Cette relation a eu pour résultat, dans l’ensemble des sociétés, l’État social, qui a prospéré pendant au moins 20 ans. Ces sujets ont disparu. La bourgeoisie industrielle n’a plus de volonté politique autonome et les ouvriers traditionnels, ceux de la seconde révolution industrielle, sont de moins en moins intégrés de manière horizontale dans leurs catégories professionnelles, dans leurs désirs et leurs besoins… Ils sont de plus en plus différenciés. L’absence de sujets pour négocier les pactes sociaux-démocrates se reflète aussi dans l’organisation des partis sociaux-démocrates qui, à une époque, avaient tendance à aller vers la gauche. Ce n’est plus le cas désormais.

“Il n’existe plus de politiques économiques purement nationales. La prophétie marxiste internationaliste a fini par se réaliser à travers le capital financier, et non dans l’union des travailleurs. C’est la bourgeoisie financière qui est finalement partie à l’assaut des cieux.”

Cela pose à la gauche des questions clés : Quels sont les sujets des transformations sociales ? Quels pactes sont nécessaires pour créer des majorités politiques ? Les partis comme le PT doivent répondre à cela, sans quoi ils ne font tout simplement pas de politique. L’alternative est celle de la subordination, dans laquelle il s’agit de négocier un peu plus ou un peu moins de néolibéralisme, mais pas un autre modèle social solidaire qui réduise les inégalités, qui en finisse avec la misère ou qui limite le capital financier. Sur le plan international, il s’agit non pas de rompre avec la globalisation, car la rupture est impossible, mais de réfuter une relation de dépendance pour arriver à une relation de coopération autodéterminée, à travers laquelle se dessinerait un nouveau projet national.

CTXT – Comment pourrait se réaliser la coopération avec l’économie globale dont vous parlez ?

Je vous donne un exemple : la Banque de Développement des BRICS, l’initiative la plus importante du gouvernement Lula est en train d’être démantelée. C’était un élément d’action dans le plan de l’économie globale qui pouvait agréger un groupe de pays et divers intérêts. Ce genre d’instrument est décisif. Il n’existe plus de politiques économiques purement nationales. Il y a une interdépendance des capitaux globalisés dans l’économie mondiale. La prophétie marxiste internationaliste a fini par se réaliser à travers le capital financier, et non dans l’union des travailleurs. C’est la bourgeoisie financière qui est finalement partie à l’assaut des cieux.