Niches fiscales et sociales : plus de 200 milliards d’exonérations très opaques

© Ibrahim Boran

Alors que Bruno Le Maire vient d’annoncer 10 milliards d’économies supplémentaires sur le budget 2024, le maquis des plus de 400 niches fiscales reste intouché. Pourtant, nombre d’entre elles sont particulièrement coûteuses et n’apportent pas grand-chose à l’économie française. Pire, elles peuvent même avoir des effets pervers, comme la création de trappes à bas salaires. A l’occasion de la journée mondiale pour la justice sociale, Attac France publie une note riche en propositions pour réformer en profondeur le système fiscal pour le rendre plus équitable. Extraits.

Pour que chacun·e contribue à hauteur de ses facultés, comme le stipule l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, le système fiscal doit être progressif. L’objectif est en effet de dégager des recettes publiques et de réduire les inégalités. Ceci doit permettre aux personnes les plus pauvres de contribuer faiblement, puisque leur revenu leur est vital pour subvenir, parfois avec difficulté, aux besoins essentiels, et aux personnes les plus aisées de contribuer plus fortement.

Or, les politiques fiscales menées en France depuis de longues années, et singulièrement depuis 2017, ont poursuivi une direction opposée : elles ont largement favorisé l’explosion des superprofits et l’accumulation des ultra-riches. Cette tendance n’est certes pas spécifique à la France. La concurrence fiscale et sociale, qui se traduit par un affaiblissement de la progressivité de l’imposition des revenus et une baisse de la fiscalité du patrimoine et de l’imposition des entreprises, bénéficie largement aux personnes les plus riches. Un rapport récent d’Oxfam France montrait ainsi que « les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des 42 000 milliards de dollars de nouvelles richesses créées depuis 2020, soit près de deux fois plus que les 99 % restants ».

Les contre-réformes fiscales pèsent par ailleurs lourdement sur les budgets publics et justifient des politiques de rigueur budgétaire qui frappent directement les catégories moyennes et populaires. Ainsi, en 2021, les inégalités ont augmenté nettement alors que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté atteignait 9,1 millions. Ces politiques bloquent également les investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Pour financer les urgences sociales et écologiques, il faut une répartition de la charge fiscale qui soit plus progressive.

La mise en place d’une taxe sur les superprofits, d’une taxation unitaire des multinationales, d’un ISF rénové, d’un renforcement des droits de succession vont dans ce sens. À ces mesures doit s’ajouter une refonte en profondeur du système fiscal pour le rendre plus progressif, et donc plus juste. Une première piste pour améliorer la progressivité de la charge fiscale consiste à réduire le coût et le nombre de mesures dérogatoires, ou encore des « cadeaux fiscaux ». Une véritable mise à plat des niches fiscales et sociales serait nécessaire. 

Le coût des 465 « niches fiscales » recensées par la Cour des comptes en 2023 aurait atteint 94,2 milliards d’euros sur l’année 2022. Un coût colossal auquel il faut ajouter celui de mesures qui ne sont plus considérées comme des « niches fiscales », mais qui représentent pourtant un sérieux manque à gagner pour les recettes de l’État. Il en va ainsi notamment du régime de groupe de sociétés « mère fille » et de la « niche Copé » (une exonération de plus-valus en matière d’impôt sur les sociétés). 

Bien que non évaluées depuis 2018, ces mesures représentent respectivement un coût de 17,6 milliards et 7 milliards d’euros. Au final, le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine donc les 120 milliards d’euros. De nombreuses « niches » bénéficient aux agents économiques qui ont les moyens de les utiliser dans leur schéma de défiscalisation.

Le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine les 120 milliards d’euros.

Il en va ainsi des dispositifs en matière d’épargne (logement, placements financiers) pour les ménages ou encore du crédit d’impôt recherche (7,6 milliards d’euros de manque à gagner), largement concentré sur les grandes entreprises, mais qui présente un bien mauvais bilan. Il permet surtout à ses bénéficiaires de réduire leur impôt sur les sociétés, sans effet notable sur la recherche, alors même que la recherche publique manque cruellement de moyens. 

Quant aux « niches sociales », qui représentent un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et favorisent la formation des profits, leur coût avoisine les 90 milliards d’euros. Si ces allègements procèdent de la volonté des gouvernements successifs de baisser le coût du travail pour favoriser la création d’emplois, le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et engagements en dresse un constat sévère.

Ces dispositifs présentent des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires.

Pour le comité, « on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. Enfin, on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise. On ignore par ailleurs si l’efficacité de la politique allègements s’atténue à mesure que les allègements de cotisations sociales s’amplifient ». Ces dispositifs présentent en outre des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires, maintient les inégalités et alimente la précarité.

Il faut donc passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Pour ce faire, une meilleure procédure d’information annuelle du Parlement est indispensable. Celle-ci devrait comporter l’ensemble des dispositifs, « déclassés » ou non, rappeler la méthode d’évaluation et livrer les éléments d’analyse procédant de la « revue ». 

Une clarification du périmètre des « niches » est également nécessaire, notamment concernant certains dispositifs (l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités ou certaines demi-parts additionnelles obéissent à une logique différente des réductions et crédits d’impôt). Par ailleurs, un renforcement des contrôles est indispensable, tant par la Direction générale des finances publiques s’agissant des « niches fiscales » que par les URSSAF s’agissant des « niches sociales ». 

Une telle « revue des niches » dégagerait des recettes publiques, rétablirait une meilleure progressivité de l’impôt sur le revenu et contribuerait enfin à l’équité fiscale entre grands groupes et PME. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.

Taxation des milliardaires : ces cinq contre-arguments qu’on ne veut plus entendre

À chaque fois que la taxation des milliardaires revient dans le débat public, de nombreux arguments sont mobilisés contre cette proposition. Elle serait injuste, démagogique, irréaliste et contre-productive. Menacer ces créateurs de richesses de prélèvements supplémentaires risquerait de les faire fuir hors du territoire et de détruire des emplois. Taxer la réussite découragerait également l’innovation et l’entrepreneuriat. Et quand bien même : avec la mondialisation et les paradis fiscaux, l’imposition des grandes fortunes n’est-elle pas devenue impossible ? Autant d’excuses faciles pour cacher une absence de volonté politique de s’attaquer aux super-riches. 

Selon l’ONG Oxfam, les deux tiers de la richesse créée par l’économie mondiale depuis 2020 ont été captés par les 1 % les plus riches. Rien qu’en France, la fortune des dix premiers milliardaires s’est accrue de 189 milliards d’euros, Bernard Arnaud cumulant à lui seul un patrimoine équivalent à celui de 20 millions de Français. Toujours selon l’ONG, taxer la fortune des milliardaires français à hauteur de 2 % permettrait de financer le déficit (hypothétique) des retraites. Même le journal Le Monde relayait récemment une étude du Laboratoire sur les inégalités mondiales démontrant que la taxation des 1 % les plus riches permettrait de réduire la pauvreté et combattre le réchauffement climatique. 

Or, les milliardaires payent très peu d’impôts, en terme relatif et absolu. L’économiste Gabriel Zucman évoque un taux d’imposition effectif de seulement 2%, tandis que le média d’investigation Propublica a démontré sur la base des relevés fiscaux américains, que les grandes fortunes payent un taux global moyen de 3.4%. Quant aux entreprises du CAC40, à la source des plus grands patrimoines français, elles échappent aussi largement à l’impôt sur les sociétés. Compte tenu de ce contexte, et étant donné les besoins de financement pour les services publics et la transition écologique, augmenter les prélèvements fiscaux sur les très grandes fortunes relèverait du bon sens.

En outre, taxer les milliardaires ne sert pas uniquement à financer les retraites, réduire la pauvreté ou préserver l’habitabilité de la planète. Cela permet aussi de réduire leur influence politique. Les ultra-riches utilisent l’immense pouvoir conféré par leurs fortunes (près de 10 % du PIB pour la famille Arnault) pour agir sur la société. Ils achètent des médias, influencent les politiques publiques en dînant avec nos dirigeants ou en exerçant un chantage à l’emploi, encouragent les baisses d’impôts financées par la destruction de notre modèle social et ubérisent la société tout entière. Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de bons et de mauvais milliardaires : des chercheurs américains ont démontré, en épluchant les déclarations publiques et privées de centaines de milliardaires, que ces derniers avaient des opinions homogènes en matière de politiques économiques et sociales. Leurs positions sont si extrêmes qu’elles sont rarement exprimées en public : opposition au salaire minimum, aux services publics, défavorables aux CDI, opposé au droit du travail, à la sécurité sociale et l’assurance maladie, hostiles aux normes environnementales, à la liberté de la presse et à la levée des brevets… Rarement cultivés, la plupart d’entre eux lisent très peu et s’imaginent, comme Bernard Arnault, vivre dans une société « dominée par un esprit socialo-marxiste ». Ce sont pourtant eux qui ont les oreilles attentives de nos dirigeants. Taxer les milliardaires n’est donc pas simplement une question de justice fiscale, mais un impératif démocratique.

Cette proposition se heurte pourtant à un mur de protestation. Pas de la part des milliardaires eux-mêmes, silencieux sur le sujet, mais des personnes « raisonnables » qui déploient des efforts considérables pour assurer leur défense. Une série d’arguments de mauvaise foi sont ainsi opposés aux « démagogues » qui souhaitent « prendre l’argent là où il est ». Revue de cinq d’entre eux.

Des fortunes «virtuelles» largement exagérées?

En matière d’évaluation du patrimoine des plus riches, le classement annuel des grandes fortunes publié par Forbes fait figure de référence. Entre 1982 et 2022, le nombre de milliardaires répertorié par le magazine est passé de 12 à 2.635. En tenant compte de l’inflation, les 400 plus riches Américains cumulaient 263 milliards de dollars en 1982 (92 milliards de l’époque), contre 4.500 milliards en 2021, soit un taux de croissance de 1600 %. Sur la même période, le patrimoine de la moitié la moins riche des ménages américains a diminué de 900 milliards. Depuis le Covid, les dix plus grandes fortunes mondiales au classement Forbes ont doublé leurs avoirs.

Deux types de critiques sont généralement opposés à ces évaluations. La première reproche au magazine de sous-estimer les patrimoines. Forbes se base en effet sur les déclarations des milliardaires, qu’il vérifie à partir des données publiques : combien d’actions possèdent-ils ? Quel est le cours boursier des actions en question ? Combien ont-ils payé leurs résidences, jets, yachts et œuvres d’art ? Les avoirs potentiellement cachés dans les paradis fiscaux ne sont pas pris en compte. Comme le notait Le Monde en 2018, les Paradise papers ont montré que la fortune de certains milliardaires était largement sous-évaluée, de 15 milliards de dollars pour le financier James Simons par exemple.

À l’inverse, de nombreux opposants à la taxation des milliardaires expliquent que Forbes surestime les grands patrimoines, car ces derniers proviennent majoritairement des parts qu’ils possèdent dans leurs sociétés. Le cours de bourse étant volatile, cet argent serait essentiellement virtuel. 

Si Elon Musk ou Bernard Arnault voulaient disposer de leurs fortunes, ils devraient vendre leurs actions (Tesla pour l’un, LVMH pour l’autre). Le fait que le patron emblématique de ces sociétés se sépare de ses parts enverrait un signal négatif aux marchés, incitant alors les autres investisseurs à spéculer à la baisse. De plus, la simple mise en vente d’une grande quantité d’actions ferait mécaniquement baisser le cours du fait de l’excès d’offre temporaire. Autrement dit, les milliardaires ne pourraient pas vendre toutes leurs actions au cours de bourse utilisé pour estimer leur fortune. Cette dernière serait donc surévaluée.

Si leurs fortunes étaient essentiellement virtuelles, nos chers milliardaires auraient du mal à en profiter dans le monde réel.

Bien que séduisante, cette démonstration ne résiste pas à l’épreuve des faits. Si leurs fortunes étaient essentiellement virtuelles, nos chers milliardaires auraient du mal à en profiter dans le monde réel. Pourtant, Xavier Niel (10,7 milliards d’euros selon le classement du magazine Challenges) s’est offert un sixième hôtel particulier parisien pour la somme record de 200 millions d’euros. Il possède un yacht et un jet privé «ultra premium », entre autres folies. Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos (2ème fortune mondiale au classement Forbes 2022, avec 171 milliards de dollars) vient de se faire construire un nouveau yacht pour un demi-milliard d’euros. Le bateau est si grand qu’il était question de démonter le principal monument de la ville de Rotterdam (le pont suspendu « De Heft ») pour lui permettre de rejoindre la mer.

Du reste, Bezos ne se contente pas de dépenser sa fortune en bateaux de plaisance. Il possède un triplex de 1.600 m2 avec deux piscines sur la 5e avenue de New York, une villa de 185 millions de dollars à Beverly Hills, une maison de 2.800 m2 à Washington DC, un ranch de 12.000 hectares au Texas, une triple villa en bordure de lac à Seattle et un complexe de 10 hectares avec plage privée à Hawaï. Il finance également sur ses propres fonds la mise au point de la fusée Blue Origin qui lui a permis de s’envoyer en l’air dans l’espace suborbital. Pas mal pour un milliardaire virtuel.

Au-delà de leur train de vie personnel, l’idée selon laquelle les grandes fortunes ne pourraient pas jouir de leurs actions sans provoquer la chute du cours a été contredite par le plus riche d’entre eux. En 2022, Elon Musk a vendu pour plus de 23 milliards de dollars d’actions Tesla pour acquérir Twitter. Si le cours boursier de la société a dévissé en 2022, la chute est comparable à celles des autres géants de la Silicon Valley, et s’explique au moins autant par les difficultés réelles de l’entreprise que par la mise en vente d’une partie des actions de Musk.

En réalité, les milliardaires n’ont généralement pas besoin de vendre leurs actions pour profiter de la fortune qu’elles représentent. Ils les utilisent simplement comme caution pour obtenir des prêts avantageux. La moitié des actions Tesla de Musk serviraient ainsi de collatéraux (c’est-à-dire de garantie pour les banques) pour des lignes de crédit totalisant 55 milliards de dollars, selon Forbes. Ces prêts lui ont permis de compléter l’achat de Twitter et d’investir dans d’autres sociétés. Warren Buffet contracte des emprunts gigantesques pour obtenir un effet de levier et pouvoir investir encore davantage sur les marchés. Cette technique est également utilisée par les ultra-riches pour réduire considérablement leurs prélèvements fiscaux en déduisant les intérêts des prêts de leurs impôts, tout en évitant de se payer un salaire pour maintenir leur train de vie. Autrement dit, leurs fortunes sont tout sauf virtuelles.

Taxer les milliardaires découragerait la réussite, l’entrepreneuriat et l’innovation

Donald Trump débute son autobiographie The art of the deal par une confession : « I don’t do it for the money ». À de très rares exceptions près, aucun milliardaire ne prétend être motivé par l’argent. Dans leurs nombreuses biographies, ils expliquent exercer leur activité dans le but de contribuer positivement à la société. L’accumulation de richesse serait une conséquence secondaire, pas un objectif en soi. Bernard Arnault se voit comme « un ambassadeur de la culture et de l’héritage français ». Steve Jobs voulait changer le monde. Bill Gates s’est reconverti en philanthrope. Musk souhaite coloniser Mars au nom de la survie de notre espèce et Jeff Bezos veut placer 99 % de l’humanité dans une station spatiale en orbite géostationnaire pour préserver la planète. Même les gestionnaires de fonds privés comme Ray Dialo, dont l’activité consiste exclusivement à spéculer sur les marchés financiers expliquent qu’ils cherchent à faire le bien autour d’eux.

Selon leur philosophie, dans une économie capitaliste, la quantité de valeur que vous apportez à la société se mesure en quantité de dollars que vous gagnez – pas que vous accumulez – puisque le marché ne rémunérerait que ce qui produit de la « valeur » aux yeux du consommateur. Prenons les milliardaires au mot : les taxer jusqu’au dernier centime ne les empêcherait pas de continuer leur activité. Un postulat validé par d’innombrables travaux scientifiques qui prouvent que l’argent n’est pas un facteur de motivation pertinent pour les tâches créatrices, la productivité intellectuelle et l’innovation.

Dans Le mythe de l’entrepreneur (La Découverte, 2023) l’économiste Anthony Galluzzo montre comment les milliardaires bâtissent leur fortune sans rien inventer de particulier. L’innovation ne dépend pas d’eux. Au contraire, nombre d’entrepreneurs ont tendance à l’empêcher en brevetant à tout va des idées qui ne sont pas les leurs. Steve Jobs n’a pas inventé la souris ni l’interface graphique qui a fait le succès d’Apple, Bill Gates a imposé des logiciels truffés de défauts en livrant une guerre impitoyable à l’open source et Elon Musk n’a pas fondé Tesla ni développé la première fusée réutilisable. Mark Zuckerberg aurait lancé Facebook en spoliant son cofondateur après avoir subtilisé l’idée de départ à deux camarades d’université et a désormais pratiquement coulé son entreprise avec son obsession pour le Metaverse. Phil Knight s’est contenté d’importer des baskets japonaises aux États-Unis, choisissant le nom « Nike » et le célèbre logo à virgule suite à l’insistance de ces employés. Peter Thiel (PayPal) est incapable d’écrire une ligne de code et affirme que ce ne sont pas les innovateurs qui deviennent riches, mais les entrepreneurs qui savent mobiliser l’innovation pour acquérir une position monopolistique sur un marché porteur. Taxer les milliardaires ne tuerait pas l’innovation pour la simple et bonne raison qu’ils n’innovent pas particulièrement.

Ce ne serait pas « juste » car les milliardaires méritent leurs fortunes

Forbes propose un système de notation de 1 à 10 pour estimer le mérite des 400 Américains les plus riches. Une note de 1 à 4 signifie que le milliardaire a hérité de tout ou de la majorité de sa fortune. La note de 5 est réservée à ceux qui ont hérité d’une entreprise de taille moyenne ou conséquente avant de la faire grandir, ce qui est le cas de Bernard Arnault, Vincent Bolloré et Francois Pinault. La note de 6 est attribuée aux cadres supérieurs qui ont accédé à une place de dirigeant dans une entreprise qu’ils n’ont pas créée, comme Steve Balmer, successeur de Bill Gates à la tête de Microsoft, ou Tim Cook, qui dirige Apple depuis la mort de Steve Jobs. Ces PDG ont simplement « hérité » de la direction d’une entreprise en situation de quasi-monopole, une position qui aurait enrichi n’importe quel autre cadre supérieur à leur place, compte tenu des salaires mirobolants payés en stock options

Il faut atteindre la note de 7 pour tomber sur les véritables « entrepreneurs ». De 7 à 8, il s’agit de personnalités ayant grandi dans un milieu très favorisé ou ayant bénéficié d’un coup de pouce significatif de la part de leurs proches. Ainsi, Elon Musk a fondé sa première entreprise avec son frère grâce à un prêt de 25.000 dollars de son père (45 000 euros en valeur actuelle). Jeff Bezos a profité des 300.000 dollars injectés par ses parents dans son entreprise (un demi-million d’euros en prenant en compte l’inflation). Bill Gates a lui bénéficié de l’influence politique de ses parents pour obtenir un énorme contrat avec IBM, malgré son inexpérience. Richard Branson, le patron de Virgin qui aime sauter en parachute avec Barack Obama sur son île privée, a obtenu un don de 200.000 euros de sa famille pour créer son studio d’enregistrement. Tous ces entrepreneurs bénéficient d’un score de 8.

Enfin, les notes de 9 et 10 sont réservées aux personnes issues de milieux défavorisés, comme le cofondateur de Google Sergey Brin. Avec Larry Page, il s’inspire des travaux de Jon Kleinberg pour mettre au point un nouveau type d’algorithme permettant d’effectuer des recherches sur internet, dans le cadre de son doctorat financé par des fonds publics. Un troisième étudiant, Scott Hassan, se charge d’écrire le code informatique avant de quitter le projet. Page et Brin parviennent à lever un million de dollars auprès de leurs proches afin de fonder Google, encouragés par plusieurs mentors après avoir échoué à vendre leur algorithme à divers moteurs de recherche existants. Dès le début, ils embauchent un PDG expérimenté pour développer l’entreprise. Peut-on quand même parler de self-made-men ? Même Rihanna (score de 10 en tant que femme noire issue des classes populaires) est devenu milliardaire grâce à sa ligne de cosmétique lancée par LVMH et est accusée d’exploiter des enfants indiens.

Au final, seuls 19 % des 400 plus grandes fortunes américaines obtiennent un score de 9 ou 10. En France, c’est encore pire : le Financial Times notait que 80 % de la richesse des hauts patrimoines français provient de l’héritage. En appliquant les critères de Forbes au classement du magazine Challenges, on constate que les neuf premiers milliardaires sont des héritiers. Mais il est difficile de qualifier les suivants de méritants. La famille Castel, dixième, échappe au label péjoratif car le patriarche de 97 ans est encore en vie. Patrick Drahi, onzième, a fait fortune en empruntant de l’argent pour acheter, restructurer et revendre des entreprises. Autrement dit, il a mené des OPA hostiles, puis licencié des salariés. Xavier Niel, douzième, a amassé le capital nécessaire au lancement de Free en investissant l’argent gagné via le minitel rose dans des peep show. Une activité qui lui vaudra de passer un mois en prison pour soupçons de proxénétisme avant d’écoper d’une condamnation pour recel et abus de bien sociaux. 

Qu’elles soient héritées ou bâties « à partir de rien », les grandes fortunes reposent quasi systématiquement sur trois éléments : l’exploitation débridée des salariés, le non-respect de la loi, et le soutien de la puissance publique. 

L’exploitation prend diverses formes, de celle exercée par Steve Jobs sur ses collaborateurs poussés au burn-out après s’être accaparé le mérite des inventions de son ami et cofondateur Steve Wozniak, jusqu’aux employés d’Amazon contraints de déféquer dans des sacs en plastique pour livrer les colis à temps. Les épidémies de suicides dans les entreprises d’assemblage d’iPhone, les ouvriers de Tesla contraint de travailler en plein Covid et de dormir sur site pendant des semaines, les ingénieurs de Space X abandonnés sur une île déserte, les vêtements des grandes marques fabriqués par des enfants en Asie… Les exemples abondent. 

La propension quasi systémique à violer la loi est un peu moins connue. Aux pratiques de concurrence déloyale parfois condamnées sévèrement par les tribunaux (Microsoft), aux violations récurrentes des régulations environnementales et au viol systémique du droit du travail s’ajoutent des pratiques plus précises. Bernard Arnault aurait par exemple utilisé des méthodes de barbouzes pour s’emparer de LVMH. PayPal, AirBnB et Uber ont contourné la loi pour « disrupter » un secteur d’activité. Selon Cash investigation, Free a recours au licenciement abusif comme outil pour empêcher les salariés de contester leurs conditions de travail. Mais on pourrait également citer le rachat problématique de l’entreprise publique CGM par la CMA de Rodolphe Saadé, donnant naissance au géant du transport maritime CMA-CGM. Suspecté d’avoir profité de complicité politique pour privatiser cette structure en l’achetant en dessous de sa valeur, Saadé avait écopé d’une mise en examen pour abus de bien sociaux.

L’écrasante majorité des grandes fortunes ne seraient rien sans l’aide de la puissance publique.

Enfin, l’écrasante majorité des milliardaires ne seraient rien sans l’aide de la puissance publique. Au-delà des allègements d’impôts et subventions aux entreprises mises en place par les gouvernements (plus de 200 milliards par an en France, un chiffre en constante progression depuis 2017), cette aide prend des formes plus précises. Les familles Bouygues et Dassault vivent de la commande publique, Xavier Niel dépend du régulateur pour développer son offre de télécommunication et LVMH sollicite l’aide de l’État pour racheter le joaillier américain Tiffany. Apple a été sauvée par les lois antitrust américaines, Tesla et Space X ont échappé à la banqueroute grâce aux investissements publics et à des milliards de dollars de subventions. Amazon et Google engrangent des contrats chiffrés en milliards de dollars avec l’armée et le renseignement américain. La puissance étatique est partout.

Derrière chaque entreprise innovante, on retrouve des milliards investis en recherche publique. La simple existence de brevets, au cœur du modèle économique de nombreuses firmes, dépend de la volonté de l’Etat à les faire respecter. Les frères entrepreneurs Gilles et Yves-Loic Martin (5,4 milliards d’euros de patrimoine selon Challenges) ont ainsi fait fortune en rachetant au CNRS le brevet établi par leurs parents universitaires dans le cadre de leur recherche publique.

Les milliardaires sont également devenus experts en privatisation de services publics. On citera l’invraisemblable gavage de DirectEnergie sur le dos d’EDF, la privatisation rampante de l’école publique américaine au bénéfice, entre autres, de Bill Gates et de la famille Devos, le monopole privé injustifiable de Warren Buffet sur le fret ferroviaire américain, la privatisation de l’école publique suédoise par les milliardaires locaux, le scandale à 55 milliards d’euros des concessions autoroutières cédées par De Villepin puis renouvelées par Emmanuel Macron et Elizabeth Borne à des groupes comme Vinci et Bouygues. De fait, la privatisation des entreprises publiques compte parmi les principales sources de revenus des milliardaires. En 1984, Bernard Arnault reprend pour un franc symbolique et avec l’aide de l’État l’entreprise textile Boussac Saint-Frères, qui possède la marque Christian Dior. Il a remporté le dossier en promettant de sauvegarder l’emploi, promesse qu’il violera allègrement. Pour Bernard Arnault, c’est le début d’une longue ascension dans le secteur du luxe. Pour la Picardie, c’est la fin de l’industrie textile et la perte de milliers d’emplois. 

Taxer les milliardaires provoquerait leur départ

Cet argument massue laisse entendre que nous serions face à un dilemme : laisser les milliardaires français s’enrichir disproportionnellement en payant toujours moins d’impôts ou provoquer leur exode. En réalité, leur départ est déjà plus ou moins acté : du point de vue fiscal, ils payent très peu d’impôts en France et domicilient une large partie de leur patrimoine (entreprises, holdings, yacht, jet privé…) à l’étranger. 81 % des parts de LVMH détenues par Bernard Arnault seraient domiciliées en Belgique, selon la presse bruxelloise. Les frères Martin, propriétaire des laboratoires Eurofins, résident en Belgique et ont déménagé le siège social de leur groupe au 30.000 employés au Luxembourg. Sur le plan économique, les milliardaires délocalisent déjà tout ce qui est délocalisable. 

Du reste, comme le démontre le sociologue Nicolas Framont à partir des travaux de l’économiste Tibor Sarcey, leur contribution nette à l’économie française semble négative : « Depuis 2000, les actionnaires des entreprises françaises ont apporté 418 milliards d’euros à notre économie sous forme d’émissions d’actions nouvelles, visant donc le financement des entreprises. Durant le même laps de temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. »

Un constat qui rejoint les études commandées par le gouvernement d’Emmanuel Macron pour évaluer les effets de la suppression partielle de l’ISF. Cette réforme n’a pas créé d’emplois, tout en provoquant une baisse des investissements dans les PME (qui étaient jusqu’alors déductibles de l’ISF). Les milliards d’euros rendus aux grandes fortunes sont partis dans la spéculation financière, pas dans l’économie réelle.

Le départ des milliardaires reste peu probable. Ceux qui sont encore engagés en France ne le font pas par solidarité nationale, mais par intérêts commerciaux ou impératifs industriels.

La fuite hypothétique des milliardaires français ne serait donc pas nécessairement une mauvaise chose. Pour chaque emploi créé par un nouvel entrepôt Amazon, plus de deux emplois sont détruits ailleurs. Il en va de même avec un supermarché Auchan ou un centre Leclerc et le commerce de proximité. Le lobbying de Bernard Arnault pour obtenir des accords commerciaux avec l’Asie génère peut être des postes de designer à Paris, mais coûte certainement des emplois industriels dans les secteurs exposés à la concurrence chinoise.

Pourtant, le départ des milliardaires reste peu probable. Ceux qui sont encore engagés en France ne le font pas par solidarité nationale, mais par intérêts commerciaux ou impératifs industriels. Difficile de délocaliser les usines Lactalis, les magasins Décathlon et Carrefour, les vignobles et distilleries de Cognac, les Fnac et Galeries Lafayette, les réseaux Free et SFR, les plateaux de CNews et BFMTV ou les parcs immobiliers du groupe Barrière. Il est, à ce titre, éclairant de voir qu’on trouve très peu d’industriels parmi les milliardaires français. Les secteurs les plus représentés sont ceux du luxe, de la grande distribution, de l’immobilier et du BTP. Des activités difficilement délocalisables. Le cas de Bernard Arnault est un bon exemple : s’il a tenté d’obtenir la nationalité belge, c’était avant tout pour échapper à l’impôt sur les successions. Le secteur du luxe a besoin de l’image de la France pour vendre ses sacs à main et parfums ou pour écouler ses champagnes et cognacs. Si Arnault a inauguré le centre commercial La Samaritaine dans le premier arrondissement de Paris, ce n’est pas pour la main-d’œuvre bon marché ou le régime fiscal complaisant, mais parce qu’il se trouve à trois cents mètres de la Cathédrale Notre-Dame, dans un quartier qui attire des millions de touristes. Ainsi, si l’exode fiscal des grandes fortunes était puni par la saisie de leurs actifs sur le territoire national, l’écrasante majorité d’entre elles préféreraient payer des impôts que de se voir privées de leurs empires.

Ce serait techniquement impossible

En dernier ressort, les opposants à la taxation des milliardaires prétendent qu’un impôt sur les grandes fortunes serait impossible à mettre en œuvre. Pour preuve, si le nombre de personnes assujetti à l’ISF progressait chaque année (cassant au passage l’argument sur l’exode des riches), les milliardaires y échappaient largement. 

Pourtant, les travaux des économistes Gabriel Zucman et Emmanuel Suez montrent qu’il est possible de mettre en place des impôts efficaces, par exemple en prélevant les montants « à la source » (c’est-à-dire avant déductions et transferts dans des paradis fiscaux). Autre possibilité : créer une taxe exceptionnelle sur les plus-values boursières latentes, payable sur dix ans, dont le taux serait compris entre 20 et 40%. Pour Bernard Arnault, cela reviendrait à céder le contrôle de LVMH ou reverser 2 % de sa fortune au fisc français pendant dix ans. Joe Biden vient de proposer une méthode alternative qui consiste à imposer un taux d’imposition plancher aux milliardaires américains, une sorte de bouclier fiscal à l’envers inspiré de ce qui vient d’être fait pour les grandes entreprises.

Les milliardaires seront peut-être tentés d’échapper à cet impôt « confiscatoire » en quittant le pays. Mais les États-Unis ont trouvé la parade : tout ressortissant américain doit payer un impôt différentiel aux États-Unis, quel que soit son pays de résidence : l’Oncle Sam ponctionne la différence entre le niveau d’impôt prévu aux USA et celui pratiqué dans le paradis de résidence fiscale. Une disposition que LFI souhaite appliquer en France, sous le nom d’« impôt universel ». Si Bernard Arnault et ses amis envisageaient de se soustraire à cette règle, il serait envisageable de les déchoir de leur nationalité française et d’imaginer des mesures dissuasives, par exemple une interdiction d’entrée sur le territoire. Outre le symbole désastreux pour ces ultra-riches, cela compliquerait également leur capacité à mener leur business.

Pour les grandes entreprises, on peut imaginer un prélèvement sur le chiffre d’affaires. A la suite de longues négociations, une taxe internationale de 15 % sur les bénéfices offshore a été finalisé l’an dernier. Par ailleurs, un reporting pays par pays des chiffres d’affaires a été mis en place par l’OCDE suite aux pressions incessantes des ONG, ce qui fournit une base relativement fiable pour estimer les montants à taxer. Toutefois, cette bataille est encore loin d’être gagnée : si cet accord est historique, le seuil de 15% risque de devenir un plafond plutôt qu’un plancher. Il est donc impératif de se battre avec les pays du Sud, les plus grandes victimes de l’accord, pour faire monter ce taux. Là encore, les entreprises qui ne respecteraient pas ce taux pourraient se voir menacées de l’interdiction de leurs activités, ce qui devrait suffire à les dissuader de frauder, par peur de perdre un marché majeur.

Ainsi, la taxation des milliardaires et des grandes multinationales serait possible, à condition d’en avoir la volonté politique et de se doter des outils nécessaires. A la fin de la Seconde guerre mondiale, alors que les Etats-Unis avaient besoin de ressources financières pour leur économie de guerre, les revenus de plus de 200.000 dollars (soit près de 4 millions de dollars actuels) étaient taxés à 94% ! Si ce taux paraît stratosphérique, il n’a guère choqué à l’époque et aucun exode massif ne s’en est suivi. La période fut marquée par une grande prospérité et des niveaux d’inégalités fortement réduits. Certes, certains invoqueront l’argument de la mondialisation et de la possibilité de transférer des montants considérables en un clic pour affirmer que nous avons « changé d’époque ». L’histoire récente démontre pourtant le contraire : la Russie a pu être débranchée du système de transfert interbancaires international Swift et les avoirs des oligarques proches du Kremlin saisis en très peu de temps. Les moyens informatiques modernes, couplés aux pouvoirs des États pour saisir des biens ou interdire à un individu d’entrer sur leurs territoires, permettent de mener une lutte efficace contre le tourisme fiscal. À condition d’avoir la volonté politique nécessaire.

Chèque de 100 euros : la triple arnaque

© Zakaria Zayane

Face à l’envolée des prix de l’énergie, le Premier ministre a annoncé la mise en place prochaine d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour 38 millions de Français. Ce petit geste électoraliste est cependant critiquable, tant il est peu ciblé et ne répond pas aux racines du problème. Surtout, ce chèque cherche à dissimuler l’ampleur des attaques sociales depuis 2017 et la privatisation du système énergétique.

Et si les gilets jaunes revenaient ? A six mois de l’élection présidentielle, les macronistes s’inquiètent des mobilisations sociales que pourrait susciter la forte hausse des prix de l’énergie : +20,1% sur un an, selon l’INSEE. L’enjeu est en effet très sensible : le pouvoir d’achat est de loin la préoccupation principale des Français pour la présidentielle et 57% considèrent qu’il a baissé depuis 2017. Après avoir gelé temporairement les prix du gaz jusqu’à la fin de l’année prochaine, le gouvernement a annoncé le versement d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour tous ceux qui touchent moins de 2000 euros net par mois. Un chiffre rond, un versement automatique, visible sur la feuille de paie ou de retraite d’ici la fin de l’année : la mesure est conçue pour être palpable, juste avant les élections. Il faut dire qu’à part la suppression de la taxe d’habitation, la majorité manquait d’arguments pour défendre son bilan sur le pouvoir d’achat.

Un pansement sur une jambe de bois

Mais ce chèque est à l’image de la Macronie : derrière la façade de la communication, la politique est incohérente et ne résout jamais les vrais problèmes. Quand on regarde dans le détail, les faiblesses sont criantes. D’abord le montant : en apparence conséquent, il paiera en réalité moins de deux pleins d’essence ou représente seulement 8,33 euros par mois. Autant dire qu’il risque de ne pas peser lourd si les prix à la pompe continuent de monter. Ensuite le faible ciblage de cette mesure pose question, puisqu’elle est versée indépendamment de la possession et de l’utilisation d’un véhicule. Pour un gouvernement qui redouble d’ingéniosité pour traquer la fameuse « fraude sociale », on aurait pu imaginer que cette indemnité ne soit distribuée qu’aux détenteurs d’une carte grise. Certes, les automobilistes ne sont pas les seuls à payer l’énergie plus chère, mais ils sont particulièrement concernés.

Une taxe « flottante » sur les produits pétroliers – c’est-à-dire que le prix à la pompe ne varie pas, mais que la proportion entre taxes et prix du carburant fluctue en fonction des cours du baril – aurait sans doute été plus appropriée. Seulement voilà : ça ne serait pas vu directement sur la fiche de paie. Le gouvernement aurait également pu faire pression sur les distributeurs et producteurs d’énergie pour qu’ils baissent leurs marges, voire directement taxer leurs surprofits, comme l’a décidé le gouvernement espagnol. Le bénéfice exceptionnel du groupe Total, 4,6 milliards d’euros au troisième semestre – en hausse de 2200% par rapport à l’an dernier ! -, est ainsi à comparer aux 3,8 milliards que représente l’indemnité inflation.

Une aumône dans un océan d’austérité

Ces milliards distribués à l’approche des élections ne manqueront pas d’être récupérés par l’Etat via une augmentation de la fiscalité ou une baisse des dépenses publiques si Emmanuel Macron est réélu, en vertu de la trajectoire de « retour à l’équilibre budgétaire » qui prévoit un déficit de 2,8% en 2027. Ce chèque rappelle d’ailleurs la hausse de la prime d’activité annoncée suite au mouvement des gilets jaunes : plutôt que de relever le SMIC et d’engager des discussions avec les syndicats pour augmenter les salaires, comme cela avait été le cas en mai 1968, le pouvoir a préféré octroyer un petit chèque… aux frais du contribuable. Avec près de 120% de dette par rapport au PIB, nul doute que les technocrates de Bercy et de Bruxelles exigeront de nouvelles « réformes structurelles » une fois l’élection passée, en commençant par la réforme des retraites. Or, les réformes mises en place depuis 2017, de l’assurance chômage à la baisse des APL en passant par la hausse de la CSG, ont toutes conduit à une perte de pouvoir d’achat de la majorité de la population.

Si ces 100 euros apporteront un peu d’air à de nombreux Français, une hausse des petits salaires aurait été bien plus efficace. D’abord, elle aurait permis de répondre à l’inflation, qui, en raison de la forte reprise de la demande au niveau mondial et de la désorganisation des chaînes logistique suite aux mesures sanitaires, risque de durer. D’autre part, une revalorisation des faibles salaires aurait injecté directement de l’argent dans l’économie réelle. Au contraire, la politique fiscale du gouvernement se fonde toujours sur le principe du fameux « ruissellement », qui consiste à baisser la pression sur les plus riches (fin de l’ISF et de l’exit tax, flat tax…) ou à espérer vainement que l’épargne COVID des couches aisées finisse par être dépensée.

Le règne du marché reste intact

Outre la poursuite de l’austérité et du gel des salaires, les macronistes n’entendent pas non plus revenir sur les causes de la flambée des prix de l’énergie. En ce qui concerne le gaz, si son prix sera gelé toute l’année prochaine, le gouvernement prévoit toujours la fin des tarifs réglementés en 2023. Les factures risquent alors de fluctuer brutalement au gré des cours mondiaux, dont les évolutions dépendent certes de la conjoncture (température, situation économique…) mais surtout de la spéculation sur les marchés financiers. Les contrats de fourniture de long terme à prix fixe, qui permettaient d’éviter cet écueil, ont eux progressivement disparu depuis la libéralisation du secteur par Bruxelles au début des années 2000

Quant à l’électricité, elle ne pourra redevenir abordable qu’à condition de sortir du marché absurde imposé par l’Union européenne. Cette dernière oblige en effet EDF à vendre 25% de sa production à ses concurrents, qui ne l’achètent que si elle est moins chère que celle qu’ils peuvent produire, c’est-à-dire… si EDF vend à perte. D’autre part, afin de créer un marché commun à l’échelle européenne, le prix unique est fixé sur le coût marginal de l’électricité, c’est-à-dire le coût de production d’un MWh supplémentaire. Or, les centrales à gaz sont souvent les plus efficaces pour assurer ce surplus momentané de production, ce qui revient à aligner le tarif de l’électricité sur les cours du gaz. Pour la France, dépendante à 70% du nucléaire et souvent exportatrice net, ce système est clairement défavorable. Si Paris a récemment demandé une réforme de ce mécanisme, elle a été rejetée.

Ainsi, tant que la privatisation du secteur se poursuit, la hausse des prix de l’énergie risque de perdurer. Le chèque de 100 euros consenti par le gouvernement passera alors pour ce qu’il est vraiment : une aumône insuffisante pour se chauffer, se déplacer et s’éclairer correctement. Mais qu’importe puisque les élections seront passées…

Taxer les GAFA ne sera pas suffisant

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Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, lance des promesses intenables sur une future taxation française des GAFA, alors qu’on apprend qu’en 2017, Google aurait déplacé aux Bermudes près de 20 milliards de bénéfices réalisés en Europe et aux États-Unis. Avec Google, Amazon, Facebook et Apple, ces champions d’internet, de la Bourse et de l’optimisation fiscale, on commencerait presque à se lasser de ce genre de scandales. Pourtant, leur récurrence ne peut que nous amener au constat simple de l’incapacité de nos États à intégrer ces géants dans une juste redistribution des richesses. La question doit alors évoluer vers celle de leur contrôle.


« Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous avons avec la Grèce. » Ces paroles ont été prononcées début 2017 par Anders Samuelsen, ministre des affaires étrangères du Danemark. Elles font suite à l’annonce de la création d’un poste d’ambassadeur numérique auprès des multinationales de la Silicon Valley dans le pays. Et le ministre danois poursuit, « Ces firmes sont devenues un nouveau type de nation et nous avons besoin de nous confronter à cela. »

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Anders Samuelsen, Ministry of Foreign Affairs, Denmark © Raul Mee

Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord la puissance financière de ces nouvelles « nations », ainsi que la fulgurance de leur ascension. En 2008, notre CAC 40 national était valorisé en bourse à 1600 milliards de dollars ; il pèse, dix ans plus tard, 1880 milliards. Dans le même temps, la valorisation des GAFA est passée de 300 milliards de dollars à près de 3500 milliards. Les deux « A » de cet acronyme (Apple et Amazon) ont tous les deux dépassé la barre symbolique des 1000 milliards. Au-delà de ces chiffres vertigineux, il est nécessaire d’identifier les particularités de ces géants pour sortir de la stupéfaction première, voire de l’émerveillement qu’ils suscitent, pour comprendre les conséquences politiques des changements sociétaux engagés par les GAFA. Car leur croissance économique exponentielle ne saurait cacher l’idéologie qu’ils sous-tendent. Si la face visible de l’iceberg, celle de la réussite financière et du progrès par la technologie, est en effet la plus encensée, nombreuses sont les voix qui alarment sur la face cachée : celle d’un nouveau rapport au travail, à l’information et aux marchés, mais surtout, celle d’un nouveau rapport entre nos représentations démocratiques et ces multinationales.

La question de la taxation de ces acteurs est évidemment essentielle, mais elle ne doit pas éluder celle de leur contrôle. Nous le savons, ces entreprises américaines n’ont que peu d’estime à l’égard des systèmes fiscaux des pays dans lesquels elles travaillent. Google et Apple sont domiciliés en Irlande, Facebook n’a payé que 1,6 millions d’euros d’impôts en France en 2016, Amazon s’arrange avec le Luxembourg, et toutes sont engagées dans un semblant de bras de fer fiscal avec l’UE, sur fond de désaccord franco-allemand. La centralité de cette problématique n’est pas à remettre en cause puisqu’elle montre avant tout l’opportunisme de ces géants, bien contents de profiter d’un marché européen de plus de 500 millions de consommateurs éduqués et en bonne santé, de profiter des infrastructures maritimes et routières, toutes ces choses qu’ils semblent considérer comme gratuites, ou du moins, dont ils ne souhaitent pas aider à l’entretien, à travers l’impôt.

« Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez»

Le constat de l’inefficacité des mesures fiscales engagées doit nous permettre de dépasser cette problématique première pour nous concentrer sur celle de la relation qu’entretiennent les GAFA avec nos représentations démocratiques. Ces géants redoublent d’imagination lorsqu’il s’agit d’orienter ces dernières dans le sens de leurs intérêts. « Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez» C’est de cette manière que commence la page sobrement intitulé #SaveYourInternet, que Youtube a dédiée à la lutte contre l’Article 13 de la directive sur les droits d’auteur votée par le Parlement européen. Google mobilise directement sa communauté contre cette loi européenne, qu’il considère contraire à ses intérêts. D’une autre manière, le schéma est le même lorsque les GAFA mettent en concurrence les territoires pour faire monter les enchères en termes de cadeaux fiscaux accordés lors de leurs implantations. Ils se jouent de nos juridictions dont ils exploitent les moindres failles, grâce à des armées d’avocats d’affaires sur-rémunérés, contre des systèmes juridiques et fiscaux obsolètes.

Comment donc ne pas faire le constat de l’inefficacité de la quasi-totalité des forces mobilisées pour recadrer ces puissances grandissantes ? Les sermons du congrès américain lors de l’audition de Mark Zuckerberg sont loin d’avoir ébranlé la puissance de Facebook. Tout juste ont-ils ralenti la croissance de son action en bourse.

L’HYDRE DES GAFA

Le constat premier est celui d’une stratégie monopolistique et dominatrice. La stratégie des GAFA est bien souvent complexe sur certains aspects spécifiques, mais semble globalement simple : capturer le marché, et s’étendre.

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Mèches noires (Grand vent) 2015 © Laurent Gagnon

Amazon, connu pour sa plate-forme de vente en ligne, fait bien plus de bénéfices grâce à AWS, son service d’hébergement de données. Il investit massivement dans la production de contenus audiovisuels, dans la grande distribution alimentaire, dans les assurances santé américaines. Facebook est en première ligne de l’innovation sur l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale et la publicité. Google domine le marché des OS smartphone avec Android, développe la voiture autonome, investit massivement dans le cloud…

La diversification, permise par une accumulation de capitaux sans précédent, construit leur puissance économique et leur mainmise sur un vaste ensemble de marchés. Parallèlement, cette diversification permet la consolidation de leur position dominante sur leur marché d’origine respectif. Google favorise ses propres innovations en les mettant en avant sur son moteur de recherche, utilisé par 90% des internautes. Amazon n’hésite pas à utiliser massivement la vente à perte par ses capacités techniques et financières pour réduire la concurrence, comme il l’a fait en 2009 avec Zappos. Ce très rentable marchand de chaussures en ligne avait doublé ses ventes entre 2004 et 2007 et refusait une offre de rachat d’Amazon. Quelques mois plus tard, Amazon lança un site concurrent (Endless.com), qui vend des chaussures à perte et livre gratuitement sous 24 heures. Zappos dû s’aligner sur son nouveau concurrent pour ne pas perdre ses parts de marché et a commencé à livrer aussi rapidement. Mais il perdait alors de l’argent sur chaque paire vendue. Amazon perdit plus de 150 millions de dollars dans cette affaire mais finit par gagner en 2009. Le conseil d’administration de Zappos accepte de vendre.

La réussite des GAFA, et sa consécration par les marchés financiers, permet le développement de mastodontes, qui s’infiltrent progressivement dans tous les secteurs de l’économie. Toutes ces tentacules numériques deviennent très concrètes lorsque, par exemple, Facebook s’associe avec Microsoft pour investir massivement dans les câbles sous-marins qui transportent des données à travers l’Océan. Loin d’être cantonnés au monde immatériel de l’internet, les GAFA s’arment pour s’implanter et se développer partout. Avec un objectif évident de rentabilité, mais aussi avec cette vision claire d’expansion et cette représentation d’eux-mêmes comme marqueurs de l’Histoire.

L’IDÉOLOGIE LIBERTARIENNE

« Nous sommes si inventifs que, quelque soit la réglementation promulguée, cela ne nous empêchera pas de servir nos clients », affirme Jeff Bezos, PDG fondateur d’Amazon. C’est avec M. Bezos que « l’idéologie GAFA » est la plus claire. Rien, même pas une quelconque législation démocratiquement imposée, ne pourra faire plier son entreprise. L’homme le plus riche du monde se revendique volontiers adepte de certaines idées libertariennes. Le développement de la liberté comme principe fondamental, le refus de toute forme de violence légale ou d’expropriation, le respect le plus total des volontés individuelles. Toutes ces idées qui impliquent le recul, l’adaptation, voire la disparition pour certains, du principale obstructeur de liberté : l’État.

“Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales.”

Si la promulgation de cette idéologie est moins nettement affichée chez les autres GAFA, le dénominateur commun de ces entités reste celui du bras de fer constant avec les autorités publiques. Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales. Leur existence même dépend de leurs capacités à optimiser. Les barrières imposées par telle ou telle juridiction ne sont que des obstacles temporaires sur le chemin de leur hégémonie. Tel est le danger et la nouveauté de cette situation. Au moment de la libéralisation du secteur financier, les banques privées ont imposé progressivement leur influence sur le fonctionnement des marchés financiers. Notamment sur la fixation des taux, au détriment des Banques Centrales qui ont, par la même occasion, perdu progressivement leur rôle de régulateur. De la même manière, les GAFA, qui ont profité de l’absence de régulations dans le monde en ligne originel, savourent le recul du rôle régulateur des seules entités capables de les contrôler : les États. Ils souhaitent s’imposer sur leur marché d’origine, e-commerce, réseau social, moteur de recherche ou informatique, pour y dicter leurs règles. Mais en développant leurs tentacules dans tous les secteurs de l’économie, ils augmentent du même coup leur capacité à dicter les règles du jeu bien plus largement.

Amazon n’a pas pour but de devenir un acteur du marché du e-commerce, il souhaite incarner ce marché. Au vu de la concurrence, notamment en provenance de la Chine, il n’est pas évident que cette stratégie fonctionne, pourtant tous les mécanismes sont étudiés en ce sens par la marque au sourire. Fidéliser le consommateur et l’enfermer dans un écosystème commercial à travers ses dispositifs phares comme Alexa, son assistante vocale présente dans de plus en plus de dispositifs (enceintes, voitures ou box internet ; il n’a jamais été aussi facile de consommer sur internet). Ou Prime, son cercle de clients les plus fidèles… et les plus coûteux puisqu’une étude a démontré que le coût réel d’un abonnement Prime (au vu de tous les services proposés) serait de près de 800 dollars.

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Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres-villes © ILSR

Mais qu’importe, perdre de l’argent n’est pas un problème pour Amazon dont l’objectif n’est pas la rentabilité de court terme. Devenir le marché, voilà l’objectif. Pour cela il faut d’abord éliminer tous les concurrents, en passant donc par un enfermement des consommateurs et une pressurisation des prix. Et tant pis si les intérimaires se tuent à la tâche dans les entrepôts du monde entier. En imaginant Amazon réussir à s’imposer réellement sur le marché du e-commerce, certains voient déjà son influence comme celui d’une nouvelle forme de régulateur de ce marché. Les commentaires et avis seraient une forme de contrôle qualité ; pourquoi s’encombrer de règles sanitaires européennes ? Les comptes vendeurs sur la Marketplace seraient une forme de registraire commerciale ; pourquoi s’encombrer de l’INSEE ou de numéro SIRET ? Les commissions du groupe seraient finalement une nouvelle sorte d’impôts sur la consommation, lorsque les services de stockage de données qu’elle facture aux entreprises seraient un impôt sur les sociétés. Pourquoi continuer de faire confiance à un État si Amazon, cette belle entreprise philanthrope qui construit des forêts artificielles et veut explorer l’espace, peut nous en libérer ? Un système d’assurance-santé est même en cours d’expérimentation aux États-Unis. Sur sa Marketplace régneront bien les règles concurrentielles du libéralisme, mais pas pour Amazon qui, à l’image d’un État, se verrait volontiers chapeauter la situation, depuis sa position d’intermédiaire global.

“les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne.”

Évidemment cette perspective est pour le moment loin de la réalité, mais il est important de noter que M. Bezos aurait bien du mal à désapprouver cette vision d’avenir. Et que les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne. À l’inverse, ce serait ces nouvelles entités supra-étatique qui détermineraient, directement ou non, nos manières de consommer. Le plus terrifiant réside dans le fait que ce basculement est de plus en plus imaginable à mesure de la montée d’une forme de défiance envers les États, que leur rôle historique de régulateurs est attaqué par l’idéologie libérale et que l’image altruiste des GAFA se développe.

FACE À UNE ASYMÉTRIE DES POUVOIRS

L’idée n’est pas celle d’une grande conspiration mondiale des GAFA, qui auraient prévu depuis des années de contrôler le monde, mais bien celle d’un basculement progressif des pouvoirs. Ce n’est pas non plus celle d’une disparition des États, mais plutôt celle d’un renversement hiérarchique partiel entre multinationales, devenues par endroit capables de dicter leurs lois à des représentations démocratiques souveraines, et autorités publiques en recherche aveugle de croissance et d’emplois.

Lorsque M. Macron reçoit Mark Zuckerberg, les deux hommes parlent à l’unisson d’un “nouveau schéma de régulation” pour le plus grand réseau social du monde. Tout cela semble en bonne voie puisque de l’avis de Nick Clegg, vice-président des affaires globales de Facebook, c’est de régulation dont son entreprise a besoin ! « Nous croyons qu’avec l’importance croissante prise par Internet dans la vie des gens, il y aura besoin d’une régulation. La meilleure façon de s’assurer qu’une régulation soit intelligente et efficace pour les gens est d’amener les gouvernements, les régulateurs et les entreprises à travailler ensemble, en apprenant les uns des autres et en explorant de nouvelles idées. Nous sommes reconnaissants envers le gouvernement français pour son leadership dans cette approche de corégulation. » Outre l’idée saugrenue que l’on puisse construire une régulation efficace main dans la main avec le régulé, ne nous méprenons pas : la régulation évoquée ici est celle des utilisateurs et non celle de la plateforme. Les accords passés entre la France et Facebook portent sur la création d’une entité commune de modération des « contenus haineux ». En arguant qu’il est « complexe » de réguler les contenus partagés par plus de 2 milliards de personnes, Facebook, en plus d’éviter l’impôt national, « sous-traitera » donc en partie cette régulation à un groupe qui sera payé directement par les deniers publics. Cette question reste complexe et pose d’autres problèmes, notamment celui de la manière dont Facebook modère ses contenus. Il n’en reste pas moins qu’ici, le groupe américain, sous couvert de co-construction responsable, parvient à imposer la gestion des dommages collatéraux de sa plateforme à la collectivité.

Les GAFA jouent du pouvoir que leur confère leur gigantisme, parfois de manière moins subtile. Lorsqu’en 2014 l’Espagne tente d’imposer à Google une rétribution pour les auteurs d’articles de presse que son service « News » reproduit et diffuse, le géant décide tout simplement de suspendre Google News dans le pays. Fort de la centralité de sa plateforme et de l’obligation d’être référencé sur Google pour exister sur internet, il menace aujourd’hui de faire de même à l’échelle européenne. Dans le combat (déjà évoqué précédemment) que mène l’entreprise américaine contre la loi européenne sur les droits d’auteur, l’argument du retrait pur et simple est de vigueur pour faire plier l’UE. Si le lobbying n’est évidemment pas chose nouvelle, cette confrontation directe et assumée avec les représentations démocratiques nous renseigne sur la manière dont les GAFA voient leur place dans la société. Ce ne sont plus de simples entreprises, mais bien de « nouvelles formes de nations » comme le disait Samuelsen. Des nations d’actionnaires avec pour seul but l’expansion et la rentabilité.

Que penser alors du manque de contrôle, voire de la soumission, de nos démocraties face à ces entités ? Le dernier exemple sera à nouveau celui d’Amazon. L’affaire “HQ2” démontre avec brio l’absurdité de la situation dans laquelle nous conduit l’absence de régulation des GAFA. Fin 2017, le géant du commerce en ligne annonce sa volonté d’ouvrir un second siège social nord-américain, un « Headquarter 2 », sans préciser la localisation de ce projet. À travers une forme « d’appel d’offres », l’entreprise propose très officiellement aux villes et territoires de « candidater » pour l’obtention de cet investissement faramineux de plus de 5 milliards de dollars. Subventions et aides publiques sont expressément demandées dans ce court document. Amazon profitera de la mise en concurrence territoriale engendrée pour faire monter les enchères, jusqu’à des propositions incroyables comme celle de Stonecrest, petite ville américaine proche d’Atlanta, qui souhaitait donner un vaste terrain à l’entreprise, et créer une nouvelle ville nommée « Amazon City » dont Jeff Bezos serait Maire à vie. D’autres propositions plus sérieuses des 200 villes candidates sont tout aussi inquiétantes, du remodelage urbain autour d’Amazon à la promesse d’un crédit d’impôt de plus de 8 milliards de dollars par le Maryland.

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Amazon’s front door © Robert Scoble

Le fin mot de l’histoire surprendra les commentateurs. Amazon a choisi de diviser son investissement et de créer non pas un, mais deux nouveaux sièges sociaux. L’un à Long Island à New York et l’autre à Arlington en Virginie, pour un total de 5,5 milliards de dollars cumulés en subventions et avantages fiscaux. Si la recherche d’incitations financières n’est pas nouvelle, particulièrement aux États-Unis, elle est particulièrement indécente lorsqu’elle est ainsi massivement utilisée par une entreprise redoublant par ailleurs d’imagination pour éviter l’impôt.

“Les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon.”

Mais plus que cela, cette affaire démontre à nouveau la forme de retournement des pouvoirs dont profitent les GAFA. Les pouvoirs publics, avides de croissance et d’emplois se soumettent aux exigences de ces nouveaux géants qui, soutenus par les marchés financiers, sont source d’un dynamisme économique certain. Mais que cache ce dynamisme ? Souhaitons nous réellement participer à la construction de ces géants tentaculaires qui semblent chaque jour plus aptes à imposer leurs idéaux à nos sociétés ? Doit-on aveuglément favoriser la croissance sans questionner ses conséquences politiques ? Avec ces nouveaux Headquarters, les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon ; et des centaines d’experts juridiques feront de même pour positionner l’entreprise là où elle participera le moins à la compensation financière des désastres écologiques dont elle est la cause.

LA CONSTRUCTION D’UNE SITUATION PARTICULIÈRE

Monsanto et McDonald’s influent eux aussi très largement sur nos sociétés, l’un pousse vers l’utilisation intensive de pesticides qui détruisent notre biodiversité, l’autre pousse vers la malbouffe qui détruit nos estomacs. Mais la différence des GAFA se résume en trois points.

D’abord la rapidité de leur expansion qui, loin d’être le fruit du hasard, a été construite par les choix politiques de la libéralisation d’internet. Cette rapidité empêche largement les instances régulatrices de développer les actions nécessaires. La rapidité du développement de Facebook en Birmanie, ou du moins son manque de régulation, a rendu impossible le contrôle des publications haineuses à l’encontre des Rohingya, population opprimée du pays. Jusqu’à ce que l’ONU accuse officiellement le réseau social d’avoir accentué cette crise.

“Les GAFA prennent la place des États qui reculent.”

Ensuite la centralité tentaculaire de ces nouveaux acteurs, qui développent les moyens financiers et techniques de s’imposer sur un ensemble inédit de marchés. Enfin l’orientation idéologique de leur expansion. Les GAFA sont le fruit d’un capitalisme libéralisé et résilient. Ils s’adaptent, se ré-adaptent, contournent et ne se soumettent aux règles qu’en cas d’extrême obligation. Ils se passeraient avec plaisir d’un État outrepassant ses fonctions régaliennes, imposent leurs propres règles à leurs concurrents, aux consommateurs et aux marchés. Et, en profitant d’une période d’idéologie libérale qui prône partout le libre marché, commencent par endroits à prendre la place des États qui reculent.

N’est-il pas temps de réfléchir collectivement à de véritables règles ou instances réglementaires, capables d’encadrer le comportement de ces acteurs, pour ne pas s’enfoncer aveuglément dans l’idéologie libertarienne qu’ils nous proposent ? Car c’est bien de cela dont nous devons nous rendre compte, les GAFA changent le monde socio-économique en y apposant leur vision. Une vision qui, loin d’être démocratiquement construite, s’élabore dans le petit monde fermé de la Silicon Valley. Taxer quelques pourcents de leurs chiffres d’affaires sera alors loin, très loin, d’être suffisant.

“Moins de taxes”, “plus d’État” : deux revendications complémentaires

Une émeute à Londres en 1990 contre la “poll tax” de Margaret Thatcher. © James Bourne

Né spontanément et toujours largement soutenu, le mouvement des gilets jaunes a révélé au grand jour un sentiment d’exaspération fiscale d’une large partie du pays qui couvait depuis longtemps. Les radars, les péages autoroutiers, les banques … Tous ces symboles d’un racket institutionnalisé ont été attaqués par les gilets jaunes. La sociologie de ce mouvement confirme que les gilets jaunes sont avant tout des précaires, chez qui la contestation de l’impôt est la plus forte et non seulement des petits patrons ou routiers comme c’était le cas des bonnets rouges. Cette révolte fiscale légitime, qui s’apparente à celles du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, doit nous interroger sur la structure de plus en plus inégalitaire de notre fiscalité. Faute de quoi, le civisme fiscal pourrait bien être sérieusement remis en question.


Dans un ouvrage prémonitoire – Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français publié en septembre 2018, le sociologue Alexis Spire explique le « ras-le-bol fiscal » des classes populaires par trois types de raisons : la difficulté accrue à frauder le fisc, la montée en puissance des impôts proportionnels comme la TVA et la taxe sur les carburants et l’incapacité à bénéficier de la grande majorité des crédits d’impôts. Selon lui, « Pour ces contribuables, ce sont essentiellement la TVA, la CSG, la redevance télévisuelle et les taxes sur les carburants qui constituent l’essentiel de leurs prélèvements et, dans ces cas-là, il n’y a guère d’accommodements ou de dispositifs dérogatoires ».

Certes, les plus défavorisés échappent à certains impôts – dont celui sur le revenu qui  touche moins d’un Français sur deux – mais ils subissent de plein fouet les hausses de ces taxes. Dans le même temps, ils constatent la fraude en col blanc rendue célèbre par les affaires Cahuzac, Luxleaks, Panama Papers, etc., et réalisent le deux-poids-deux-mesures de l’administration fiscale. Le système fiscal et social français est également peu redistributif, comparé à d’autres pays européens, en particulier pour les ménages au niveau de vie situé entre 1200 et 1600 euros par mois et par personne  – c’est-à-dire globalement entre le SMIC et le salaire médian, selon une étude du CREDOC de 2013. Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que les employés, ouvriers et autres populations plutôt précaires se soient mobilisées en premier parmi les gilets jaunes.

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En ce qui concerne les classes moyennes, elles subissent certes les hausses de taxes, mais les nombreuses niches fiscales – rénovation thermique, emplois à domicile, dons etc. – leur permettent de réduire leur imposition, ce qui rend la critique de la fiscalité beaucoup moins importante auprès de cette population. Selon Spire, « les contribuables bénéficiant d’au moins une niche fiscale ont 1,4 fois moins de chances que ceux qui n’en bénéficient pas d’estimer que « la France est un pays où l’on paie trop d’impôts ».

Pourtant, la critique de l’impôt est également présente dans la classe moyenne, notamment pour décrier que tous les foyers en dessous de 9807 euros par part ne paient pas l’impôt sur le revenu. Contre cette sempiternelle critique, il faut pourtant rappeler que pour les plus démunis, chaque euro compte et que la machinerie bureaucratique à mettre en place pour récupérer quelques euros de plus chez ces millions de Français exemptés de l’impôt sur le revenu rapporterait bien moins qu’elle ne risque de coûter.

En réalité, l’impôt sur le revenu, qui ne compte que quatre tranches d’imposition, ne représente qu’environ un quart des recettes de l’État, soit 72 milliards d’euros. La TVA, impôt indirect car acquittée tout au long de la revente de biens et de services, fournit à elle seule la moitié du budget de l’État ! Cet impôt dégressif, établi à différents taux fixes proportionnels au prix de vente, a connu plusieurs hausses majeures depuis sa création en 1954 et son taux normal évolue autour des 20% depuis déjà une vingtaine d’années.

Pour des dirigeants politiques néolibéraux à la recherche de nouvelles recettes fiscales, il risque d’être tentant d’augmenter la TVA tant la consommation est immobile dans nombre de domaines et ce d’autant que le taux normal de 20% demeure en dessous de la plupart de ceux de nos « partenaires européens ». L’Autriche et l’Italie envisagent par exemple des hausses de taux de TVA. Et en Hongrie, où il n’existe qu’une seule tranche d’impôt sur le revenu, à 15%, et où l’impôt sur les sociétés est un des plus bas de l’Union européenne, le taux de TVA atteint le record de 27% !

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Sur le long terme et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte – c’est-à-dire perçue par l’État au travers d’un tiers – et forfaitaire – c’est-à-dire des sommes fixes pour tous les individus, comme les timbres fiscaux, le coût du permis de conduire ou de certaines vignettes obligatoires – et à la baisse de l’imposition directe. L’explication est simple : la suppression ou la baisse d’impôts directs, comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu est une mesure aisément perceptible par les électeurs désireux de davantage de pouvoir d’achat. L’autre objectif souvent mis en avant est celui de la compétitivité via l’abaissement du coût du travail et l’encouragement à l’investissement, à travers la baisse de l’impôt sur les sociétés et la suppression de l’ISF.

Sur le long terme, et notamment depuis le tournant néolibéral des années 1980, la tendance est incontestablement à la hausse de l’imposition indirecte et forfaitaire et à la baisse de l’imposition directe.

La suppression d’impôts progressifs et l’instauration d’impôts proportionnels se retrouvent, sans surprise, dans la politique d’Emmanuel Macron. C’est le cas avec la suppression de la taxe d’habitation qui n’était d’ores-et-déjà pas appliquée à bon nombre de ménages et bénéficiera donc excessivement aux ménages les plus aisés. Selon l’enquête d’Alexis Spire, c’est avant tout la taxe foncière qui est décriée pour son caractère injuste puisqu’elle s’applique à tous de la même manière, peu importe les revenus et l’endettement, souvent nécessaire pour devenir propriétaire.

En outre, le barème sur lequel se fondent la taxe d’habitation et la taxe foncière n’a pas été mis à jour depuis 1970, donnant lieu à des inégalités aberrantes : certains immeubles décrépis des centres-villes – depuis rénovés en appartements cossus – sont couramment assujettis à une taxe foncière plus faible que des immeubles type « grands ensembles » qui bénéficiaient à l’époque de tout le confort moderne. Guère étonnant que les enquêtés interrogés par Spire jugent cette dernière bien plus durement que la taxe d’habitation.

De même, Macron a choisi d’introduire une flat tax au taux unique de 30% sur les revenus du capital dès sa première année au pouvoir. Une mesure qui risque de coûter jusqu’à dix fois ce qui était initialement annoncé et qui taxe moins les revenus du capital que ceux issus du travail. Un comble pour un gouvernement qui dit se battre « pour que le travail paie », une vraie inégalité pour les Français les plus pauvres qui n’ont aucune épargne et placements. Ce nouvel impôt proportionnel, sous couvert d’égalité de traitement, impose jusqu’à moitié moins les plus gros patrimoines, alors que ceux qui ont souscrit à des plans d’épargne-logement (PEL) et ou à de l’assurance-vie sont davantage imposés.

Ces fortes inégalités entre petits et gros se retrouvent aussi entre entreprises : il est de notoriété commune que les grandes entreprises, grâce à des montages fiscaux très élaborés, échappent à presque tout impôt sur les sociétés. D’ailleurs, lorsque des grands groupes grossissent via des fusions ou des rachats de concurrents, ils prennent souvent soin de déménager le siège social de l’entreprise là où l’imposition est la plus faible, tel le cimentier Lafarge, qui, lors de sa fusion avec Holcim en 2015, a déplacé son siège en Suisse. Sans volonté politique réelle de combattre l’évasion fiscale, l’État a tenté différentes approches toutes aussi vaines les unes que les autres : pointer du doigt les fraudeurs dans le discours public, négocier des accords creux au niveau international, ou cette année la création d’une police fiscale de… 50 agents, alors même que le nombre de contrôles fiscaux est en chute libre depuis des années.

Par ailleurs, les retards de paiement constituent, loin devant le coût du travail ou la baisse des ventes, la première cause des problèmes de trésorerie des PME, venant remettre en cause le discours anti-fiscalité. Désormais, le gouvernement ne souhaite plus s’embarrasser avec des contrôles rigoureux des montages financiers des multinationales, mais préfèrent négocier à l’amiable avec les fraudeurs, qui n’ont même plus à faire face à un procès public et à reconnaître leur culpabilité. Dans la pratique, tous les enquêtes instruites ne donnent même pas lieu à des perquisitions et l’amende négociée est systématiquement plus faible que l’impayé dû à l’État.

Cette fiscalité à deux vitesses entre TPE-PME et grandes entreprises se retrouve aussi au niveau de la capacité à bénéficier des avantages fiscaux, de manière similaire au phénomène d’injustice fiscale décrit par Alexis Spire pour les ménages. Ainsi, le Crédit Impôt Recherche, dont le coût a explosé depuis sa réforme par Nicolas Sarkozy, bénéficie outrageusement plus aux grandes entreprises qu’aux plus petites et finance des innovations dont l’usage réel a lieu à l’étranger. Cette niche fiscale unique au monde par son laxisme encourage également la fraude, qui représenterait environ 15% des montants reversés par l’État et ne parvient même pas à stopper des destructions d’emplois dans la recherche comme chez Intel ou chez Sanofi. Pourtant, alors que ce soutien financier massif et inégalitaire aux entreprises n’est pas du tout efficace, aucune réforme n’aboutit depuis des années.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme.

Pour la France en déclassement ou proche de l’être, la pression fiscale est donc devenue une préoccupation clef. Du point de vue de la droite, cette réticence à l’impôt des classes populaire est une aubaine, car elle permet de mettre en avant son agenda de baisses d’impôts et donc de la supposée hausse du pouvoir d’achat qui en découle. Comme le note le sociologue Alexis Spire « En 2007, le slogan de M. Nicolas Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus » et son projet de défiscalisation des heures supplémentaires ont séduit de nombreux employés et ouvriers ». Une stratégie électorale payante, imitée par Emmanuel Macron en 2017 par la promesse de la suppression de la taxe d’habitation, puis dans ses réponses aux gilets jaunes, via la défiscalisation des primes exceptionnelles versées par les rares entreprises prêtes à consentir ce geste.

Des gilets jaunes bloquant un McDonalds pour protester contre l’évasion fiscale à Grenoble le 15 décembre 2018.

Si la baisse de la fiscalité a permis de séduire une partie de l’électorat populaire, notamment dans le cas de Nicolas Sarkozy en 2007, rien n’assure que cette stratégie perdurera sur le long terme. En effet, le mouvement des gilets jaunes, s’il émerge autour d’une revendication fiscale, fait souvent le lien entre fiscalité élevée et évasion fiscale ou suppression de l’ISF ou de l’exit tax. Pas sûr que la stratégie sarkozyste soit encore efficace après les innombrables scandales d’évasion et de fraude : Panama Papers, Luxleaks, Paradise Papers, Football Leaks…

L’une des mesures fiscales marquantes de Nicolas Sarkozy, le bouclier fiscal – qui plafonne le taux d’imposition des contribuables – aura certes aidé quelques contribuables modestes mais propriétaires soumis à une forte taxe foncière et d’habitation, mais ceux-ci n’auront récupéré que 1% du montant de ce bouclier conçu pour les super-riches.

Les opérations de péage autoroutier gratuit, les blocages de certaines banques ou de lieux appartenant à des entreprises ne payant pas ou très peu d’impôts un peu partout en France témoignent de la prise de conscience du racket des contribuables par une partie du secteur privé qui se soustrait à l’impôt. De même, la méfiance, puis le sentiment d’être « pris pour des imbéciles » de nombreux gilets jaunes suite aux annonces du Président, semble indiquer que l’anti-fiscalisme le plus primaire ne suffira pas à éteindre l’incendie. Au-delà du dégagisme et des rumeurs de listes électorales de gilets jaunes pour s’opposer au bloc bourgeois réuni autour d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, première grande révolte fiscale du XXIème siècle, est donc surtout l’expression d’une exigence de justice fiscale et sociale.