La retraite, une vie hors du marché – Par François Ruffin

La retraite est aussi un temps de transmission entre les générations. © Nikoline Arms

Le gouvernement entend réduire le débat sur la réforme des retraites à une querelle d’experts comptables focalisés sur les pourcentages de PIB, le nombre de trimestres et le taux d’activité des seniors. Pour le député François Ruffin, la retraite est pourtant bien plus : il s’agit d’un autre morceau de vie, non soumis au « métro-boulot-chariot », où chacun peut s’épanouir en dehors du marché. Dans son livre Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, il plaide pour accroître ce temps libre afin de lutter contre le dérèglement climatique. Extraits.

Avec les retraites, à la Libération, Ambroise Croizat et ses camarades poursuivaient un idéal social. Nous y ajoutons aujourd’hui un autre impératif : écologique. Les deux sont-ils incompatibles ? Ou au contraire se renforcent-ils ? Protection sociale et protection de l’environnement vont-elles de pair ? Mouvement ouvrier et mouvement vert ?

« Produire plus, pour consommer plus, pour produire plus, pour consommer plus », comme le hamster dans sa roue, mène la planète droit dans le mur. Et les humains à l’usure. Le défi climatique réclame du travail : du travail dans les champs, du travail dans les bâtiments, du travail dans les ateliers de réparation, du travail de lien et de soin auprès des bébés, des malades, des aînés. Mais il réclame aussi du repos, de l’apaisement, moins de frénésie.

Ce week-end, je me suis replongé dans Prospérité sans croissance, le rapport qu’avait rendu Tim Jackson (économiste, ndlr) au gouvernement britannique. Il cite, page 140, une étude réalisée par l’économiste canadien Peter Victor : « Le chômage et la pauvreté sont tous deux réduits de moitié dans ce scénario grâce à des politiques sociales et de temps de travail actives. Et l’on obtient une baisse de 20% des émissions de gaz à effet de serre au Canada. Réduire la durée du temps de travail hebdomadaire est la solution la plus simple et la plus souvent citée au défi du maintien du plein emploi sans augmentation de la production. Mais cette réduction du temps de travail n’a tendance à réussir que dans certaines conditions. « La distribution stable et relativement équitable des revenus » écrit le sociologue Gerhard Bosch. »

Les recherches, là-dessus, ne manquent pas. Pour Larsson, Nässen et Lundberg, « une réduction de 1% du temps de travail conduirait à une baisse de 0,80% des émissions par ménage. » Miklos Antal a mené, lui, une « recherche exhaustive qui recense 2500 articles scientifiques » : « La plupart des études concluent que les réductions du temps de travail réduisent les pressions environnementales. » Pour Rosnick et Weisbrot, « si les Etats-Unis passaient au temps de travail moyen des pays européens, ils économiseraient 18% de leur consommation d’énergie. A l’inverse, si les Européens travaillaient autant que les Américains, nos émissions de gaz à effet de serre augmenteraient de 25%. » Et les auteurs d’y voir « une portée mondiale » : « Au cours des prochaines décennies, les pays en développement décideront de la manière d’utiliser leur productivité croissante. Si, d’ici 2050, le monde entier travaille comme les Américains, la consommation totale d’énergie pourrait être de 15 à 30% supérieure à ce qu’elle serait en suivant un modèle plus européen. Traduit directement en émissions de carbone plus élevées, cela pourrait signifier une augmentation de 1 à 2 degrés Celsius du réchauffement de la planète. »

Nous devons sortir nos vies, des parcelles de nos vies d’abord, de cette emprise de la marchandise. C’est un devoir écologique, mais aussi humaniste. Le dimanche chômé est un bout de cet enjeu. 24 hors de ça. Hors de la cage. Autre chose que le métro-boulot-chariot : le repas en famille, la buvette du club de foot, la balade en vélo, etc.

Par quel bout réduire encore ? Par la semaine de quatre jours ? Par la réduction de la durée hebdomadaire ? Par un véritable congé parental ? Par une semaine de vacances supplémentaires ? Par des années de césure, sabbatiques, pour bifurquer au mitan de son existence ? Par un temps de flou, admis, avant trente ans, à l’âge des possibles, un temps de rencontres, de voyages, de tentatives, d’échecs, où chacun cherche sa voie ? Voilà le choix qui réclame un débat. Plutôt que de se demander de quels droits acceptez-vous de vous amputer ?

Mais le gros morceau, ça reste la retraite. S’ils s’y attaquent avec entêtement, depuis des décennies, c’est pour gratter des économies, certes. Mais pour une autre raison également : symbolique, idéologique. La retraite, c’est une autre vie qui est déjà là. C’est un possible à étendre, qui nous tend les bras. C’est un temps de gratuité, de bénévolat, ma mère qui cuisine un cake avec mes enfants, un papi qui entoure les poussins sur un tournoi de foot, une ancienne prof qui alphabétise dans une asso, c’est tout un monde. Notre pays tient aussi debout par ces bonnes volontés, par ces journées librement données, partagées. Bref, c’est tout un pan de la vie hors marché. C’est, pour les maîtres des horloges, une menace.

François Ruffin, Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, Les Liens qui libèrent, 5€


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Capitaliser sur le divertissement en période de crise ?

Difficile en temps de confinement ou de couvre-feu d’accomplir pleinement notre nature sociale : les liens, qui manquaient déjà en temps normal, ont été largement amputés depuis près d’un an. L’ennui n’a jamais été aussi fréquent et les comportements ont considérablement évolué. On constate en effet une intensification du divertissement numérique. Gérald Bronner qui a publié récemment Apocalypse cognitive, souligne que le temps de cerveau n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, pourtant, nous utilisons la plupart de ce temps à nous distraire, notamment à travers les écrans. Quelle différence y a-t-il entre la culture et le divertissement ? Le temps passé devant les écrans, qui s’accroit en période de confinement, traduit-il une aliénation ? Le divertissement peut-il être la source d’une joie authentique ? À l’heure où ce dernier remplit les temps morts comme les temps libres, retour sur une tentation déjà ancienne, diagnostiquée depuis Pascal jusqu’à Guy Debord.

Divertissements sur tous les écrans

Depuis un an, on constate une évolution du rapport à l’art. Impossible désormais de se rendre dans des salles de spectacles ou d’aller découvrir galeries d’expositions et autres musées. La distanciation physique s’est également imposée avec les œuvres d’art et nul besoin de le répéter trop longuement, la culture est une industrie qui pâtit très fortement de la crise sanitaire. Privés de grands rassemblements, le divertissement, l’étude, l’apprentissage, se font de manière individuelle devant les écrans. Pièces de théâtre en ligne, Netflix, visites de musée virtuelles avec Google Arts… tous les moyens sont bons pour accéder au divertissement, à l’art, comme à la culture. Les réseaux sociaux voient fleurir de nouvelles offres adaptées à la situation. Néanmoins, cela suffit-il ? Quand on sait à quel point la culture, le monde de l’art, les concerts sont vecteurs de liens sociaux, de partage, de vivre-ensemble, il apparaît difficile, avec ce genre de médias, de répondre à un besoin devenu essentiel depuis les années 60 : celui de se divertir, de vibrer ensemble, de partager, de profiter de moments de loisirs en dehors de périodes de travail ou d’études.

La culture de l’écran est devenue la norme mais le partage de contenu en ligne ne suffit plus. La dépression, le stress, les burn-out et toutes ces maladies du siècle gagnent du terrain : l’étude CoviPrev menée par Santé publique France de mars à novembre 2020 souligne une augmentation significative des troubles dépressifs et anxieux dans l’ensemble de la population observée. Si l’on pouvait considérer auparavant que l’ennui n’était plus qu’un lointain souvenir avec l’abondance de distractions qu’annonçait l’ère des écrans, il n’en n’est rien. Nous réalisons finalement que le social, du latin socius, « compagnon », « associé », est plus que vital, et que l’ennui autant que les troubles anxieux, sont bien réels. Si les liens peuvent alors être favorisés par les réseaux sociaux, il est plus difficile de les formaliser en temps de confinement ou de couvre-feu. Le lien social évolue vers des formes « covido-compatibles » : apéro-Skype, conférences Zoom, dating en visio. La solitude n’a pourtant jamais été aussi répandue. C’est cette solitude même que nous fuyons paradoxalement encore à travers les écrans, comme le souligne l’auteur de The World Beyond Your Head, Matthew Crawford, pour qui l’homme, ne supportant pas cet isolement, est voué à garder les yeux rivés sur son smartphone en permanence, cherchant dans la technologie un bon remède au mal de notre temps.

L’inactivité qui a été imposée aux populations, depuis mars 2020, a engendré certains revirements dans nos comportements, et a augmenté les frustrations. Le divertissement, qui s’entend littéralement comme un besoin de « faire diversion » (du latin divertere), deviendrait alors une nouvelle dépendance. Cette quête insatiable pour la distraction, l’apprentissage, le jeu, l’échange, sur la toile ou ailleurs, trouve pleinement sa source dans une modernité où le loisir est de plus en plus associé au divertissement.

Philosophie du divertissement

L’enfermement est plus ou moins bien vécu selon les individus et le divertissement vient combler l’ennui qui peut s’installer dans les existences. Il est intéressant d’en revenir à l’idée de Guy Debord qui souligne que la société occidentale moderne est mue par un besoin de biens « spectaculaires ». Le philosophe Blaise Pascal, en son temps, se penchait déjà sur l’idée que, pour assumer sa propre misère, l’homme allait trouver des subterfuges pour se détourner de la vérité de sa finitude. Alors que le philosophe préconise davantage que l’homme fasse usage de sa capacité de discernement pour accepter sa propre faiblesse, le divertissement deviendrait un bon moyen de “fuir” cette condition. Chez Pascal, le divertissement renvoie aux activités humaines futiles, à la recherche d’une satisfaction des désirs, de la gloire ou des biens matériels : une échappatoire. « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Le divertissement prend alors la forme d’une recherche désespérée de consolation face à la difficulté, qui se transforme en catharsis, une “purgation des passions”, comme moyen de refoulement des indignations et des élans de révolte. Le divertissement est cette occupation qui permet d’oublier et, en partie, d’ignorer ce qui nous consterne. Il détourne les regards des difficultés concrètes de l’existence.

Autre usage plus pernicieux du divertissement : l’occupation du temps libre et l’illusion de l’activité. Face à la culpabilisation permanente de l’oisiveté, le divertissement en vient à remplir le vide, au détriment des moments véritablement “non-productifs” dont les bienfaits sont pourtant soulignés par des études scientifiques. Selon Guy Debord, la société est devenue un spectacle qui se consomme elle-même. La société est construite sur une accumulation de scènes théâtrales qui façonnent nos représentations et se substituent au réel, en bref, à la vie elle-même. Avec l’avènement de la société de consommation, on est alors passé de l’être à l’avoir. Puis de l’avoir au paraître, avec l’émergence de la société des écrans et des nouvelles façons de communiquer sur les réseaux sociaux. Le besoin de produire ou de consommer toujours plus, notamment des marchandises virtuelles, numériques, envahit le quotidien d’internautes devant les yeux desquels défilent des centaines de publicités au quotidien. Le spectacle est partout, envahit l’espace social de ses différents produits aussi variés que possibles, dissimulant l’unité de leur origine idéologique : le capitalisme. Le temps est marchandise et les faits sociaux, les actions des individus, deviennent alors inconsciemment des transactions. Si l’on reste alors dans cette vision utilitariste, la question qui se pose alors est toujours celle du profit ; en témoigne l’injonction toute contemporaine à « profiter » de chaque occupation.

Bonheur et divertissement : la grande illusion ?

Le don, la gratuité des actes tend à disparaître progressivement derrière cette idéologie, car le capitalisme a besoin d’objectifs clairs, bien qu’illusoires, notamment quand il s’agit de répondre à une quête insatiable du « bonheur ». Le temps de l’ennui, du loisir, fait-il le bonheur s’il s’agit d’un temps pour consommer et non pour partager ? Il est intéressant de rappeler que la navigation de site web en site web forge aussi en partie une certaine vision du réel des individus, et que la corrélation entre dépression et le temps passé sur les réseaux sociaux est maintenant avérée scientifiquement.    

D’ailleurs, dans le monde dématérialisé du numérique, on pointe aussi l’enjeu de l’économie de l’attention. Nommée ainsi depuis les années 1990, l’idée est de retenir les utilisateurs le plus longtemps possible, et souvent sur des sites ou applications profitant aux géants de la tech, Google, Facebook, Amazon… Mais surtout, il faut rester souriant, heureux, montrer que la vie, ce n’est pas si mal, et pour des descendants de générations qui ont connu une guerre, voire deux, cela pourrait être pire ! L’angoisse existentielle que génère alors cette crise pandémique sans précédent se retrouve mêlée à une surcharge d’informations sur ce même thème. Le décompte des morts est quotidien. L’évolution de la situation peut être suivie en temps réel comme une télé-réalité. Il devient alors impossible d’y échapper. Pourquoi alors vouloir rechercher le bonheur quand tout semble tendre vers le chaos ? Pourquoi vouloir absolument « se détourner » de nos propres affects et montrer une image positive de soi ?

Selon Eva Illouz, sociologue à l’origine des ouvrages Happycratie et Les marchandises émotionnelles, « une société qui a fait du bonheur sa valeur cardinale façonne les individus de telle sorte qu’ils en viennent à se détourner du collectif, du soin aux autres, et de l’intérêt commun ». Ainsi, à l’heure de cette « happycratie », la dictature du bonheur dont le réseau social Instagram en est l’une des illustrations les plus concrètes, fuir le réel ne s’est jamais fait autant nécessaire. Les écrans dévorent notre temps libre et, pis encore, conduisent chacun à devenir créateur de divertissement continu, qu’il ait ou non son audience, le portable est le moyen de se montrer quelques secondes et de faire perdre quelques seconde d’attention à ses proches. L’être humain, dans sa volonté de créer, offre alors à voir une poignée de spectacles, de quelques minutes. Le temps de l’ennui devient nécessairement temps de la consommation ou de la production de marchandise numérique. L’organisation de la société est alors pleine et entière d’une forme d’aliénation des masses par les masses elles-mêmes, où le désir de création est canalisé par une industrie grandissante du divertissement.

S’il apparaît alors nécessaire de repenser l’éthique de notre usage des écrans, ceux-ci ne peuvent suffire. L’homme est un animal social. Les êtres humains ont besoin de se voir, d’échanger, de partager des expériences, de s’instruire les uns les autres. Ils ont besoin de réel. Il s’agit alors de faire un choix entre une adhésion à l’happycratie en se laissant bercer des idées du développement personnel, faire diversion sur ce qui nous paraît négatif à travers la consommation de divertissements variés, ou d’accepter ses affects, en faire des ressources, et mieux faire usage de notre entendement pour finalement sortir d’un jeu capitaliste illusoire et énergivore. En bref, capitaliser sur une éthique qui se construirait à l’échelle collective pour éviter de donner raison aux prophéties d’apocalypse cognitive (Bronner). Accepter l’ennui, le ralentissement du temps comme facteurs nécessaires à l’évolution du social, seraient les premiers pas vers une authenticité individuelle ou collective naturelle, malléable, indépendante de toute idéologie productiviste. Récupérer du temps pour soi, pour autrui, faire valoir la gratuité, le désintéressement, afin de renouer avec une temporalité plus commensurable. La contemplation et l’émerveillement, enfin, comme nouvelles clés du progrès.

Pour aller plus loin :

Blaise Pascal, Pensées, 1670.
Guy Debord, La société du spectacle, 1967.
Eva Illouz, Happycratie, 2018.
Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, 2020.


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