La France périphérique : une obsession urbaine ?

Quand on parle de « villes moyennes », les images de la « France périphérique », de centres-villes aux commerces fermés, d’un dépeuplement et d’un appauvrissement ne sont jamais loin. Certes, de nombreuses villes secondaires ont durement subi la mondialisation et la disparition progressive des services publics. Mais ces clichés médiatiques empêchent de prendre conscience du rôle essentiel que remplissent ces petites villes, qui accueillent les exclus et les individus à la recherche d’un mode de vie moins urbain. À travers le cas de Lodève (Hérault), Sébastien Rome, ancien élu local, invite à sortir du regard méprisant et trompeur sur cette France des sous-préfectures tant caricaturée.

Après deux ans de crise sanitaire, les métropoles n’ont plus vraiment le vent en poupe. Plus tôt, le mouvement des gilets jaunes avait quant à lui stoppé net tout discours sur les bienfaits de la métropolisation, abondamment repris sous la présidence Hollande et dans les premières années du quinquennat Macron. Ce coup de frein a rendu d’autant plus audibles les contestations grandissantes des élus locaux à l’égard de la politique nationale, tout comme les analyses – contredites, en particulier au sein de la profession – du géographe Christophe Guilluy, sur la « France périphérique » où les classes populaires seraient « reléguées » et « sacrifiées » hors des métropoles. Sur l’ensemble de l’échiquier politique, la plupart des analyses sur le rapport entre grandes villes et périphéries semblent s’être ralliées à cette thèse selon laquelle « la catégorie périphérique se fonde peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes ». Si les difficultés dans ces territoires sont indéniables, la réalité observée dans ces petites villes est souvent plus nuancée qu’il n’y paraît, comme en témoigne le cas de Lodève.

Les dynamiques paradoxales d’espaces « relégués »

Lodève, 7426 habitants, sous-préfecture de l’Hérault, se situe à 45 kilomètres de la métropole de Montpellier, entre 40 minutes et 1 h 30 en voiture selon les moments de la journée. Siège de la communauté de communes Lodévois et Larzac (14 000 habitants), c’est une de ces nombreuses petites villes avec un passé industriel déjà ancien qui gagne peu d’habitants, aux nombreux commerces fermés et dont le centre-ville au bâti vide et dégradé s’est paupérisé. Cependant, la ville est un véritable « centre », concentrant l’activité économique, culturelle et démographique du territoire. Un paradoxe.

La situation géographique de la ville au sein du réseau urbain héraultais la place en marge, « à la périphérie » du fort développement économique et démographique que connaît le territoire plus au sud à une vingtaine de kilomètres, plus près de la métropole. Alors que ce caractère périphérique semble sauter aux yeux, Lodève reste un lieu de centralité où la volonté politique de l’État maintient l’activité de la ville. Peut-on vraiment parler, à l’instar des villes hors influence métropolitaine, de territoire oublié ? 

Lodève bénéficie encore d’un « surclassement administratif » dont la conséquence première s’observe sur l’emploi. Il y a plus d’emplois à Lodève que de personnes en âge de travailler, dans un contexte où le centre-ville concentre environ 20 % de chômage. Ce sont donc les personnes qui viennent travailler chaque jour et qui vivent pour les trois quarts à moins de 30 minutes qui occupent ces emplois. Ces personnes vivent dans une maison pavillonnaire dans les villages aux alentours, où le foncier (et/ou la taxe foncière) est moins cher.

Ces emplois se concentrent logiquement autour du secteur public (55 %), sur l’artisanat, dans certains secteurs qualifiés du tertiaire et d’autres, moins qualifiés du service à la personne (32 %). 71 % des entreprises n’ont pas de salarié et 95 % ont moins de 9 salariés. On ne sera pas surpris d’apprendre que la sphère présentielle, définie par l’INSEE comme « l’ensemble des activités économiques au service de la population locale », s’élève à 92 % de l’activité économique. Il ne reste rien pour la sphère productive. On peut littéralement dire que le territoire ne contribue pas – ou peu – au PIB français.

C’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte d’un service public s’identifie à une délocalisation.

Comme le montre le géographe Laurent Davezies, alors que le territoire se sent délaissé par l’État du fait des restrictions budgétaires, il est extrêmement soutenu par celui-ci et les autres collectivités sur l’investissement, l’emploi public et par les revenus de redistribution (retraite, allocations et RSA). Loin d’aspirer les richesses à soi, les Métropoles qui produisent la richesse, la transfèrent en partie aux autres territoires via les budgets de l’État et ceux de la Sécurité Sociale (Davezies, 2012). On pourrait inverser d’ailleurs la proposition du sentiment d’être un territoire oublié : c’est parce que le territoire est « ultra-dépendant » de la redistribution publique via les emplois implantés que la sensibilité à la perte du service public est plus forte, car chaque perte s’identifie à une délocalisation. Chaque emploi qui s’ouvre dans un service de la municipalité va donc susciter une forte concurrence, des jalousies et des accusations plus ou moins fondées de « piston ». Finalement, ce n’est pas « l’insécurité culturelle » face à l’étranger qui mine les rapports sociaux dans ces territoires, mais l’incertitude liée à un emploi qui institue un principe de dépendance. Est-ce pour autant une ville sous perfusion ?

Bien que la ville concentre l’activité économique, comme l’atteste la saturation en journée des parkings malgré leur surnombre par rapport au nombre d’habitants, un tiers des commerces sont vides et près de 16 % des logements (contre 7,4 % pour l’Hérault dont le taux est déjà haut). Pourtant, on retrouve dans la ville l’essentiel des loisirs, de la culture (cinéma, musée, médiathèque, clubs sportifs, associations…) et de l’ensemble des services publics et privés (poste, pharmacies, boulangeries, bars, marchés, primeurs, librairies, bureau de tabac…). Mais comme ailleurs en France, la consommation des ménages, équipées d’au moins une voiture, se fait dans les supermarchés ou plus loin, jusqu’à Montpellier.

Lieu d’invention d’une contre-société

Ce centre-ville vide remplit pourtant une fonction que l’État n’assume plus. Il permet à une population pauvre, composée d’une part importante de familles monoparentales et de personnes seules plus âgées, d’avoir un logement abordable. Ce parc de logement est essentiellement privé et dégradé. Ce sont de mauvais « logements sociaux de fait », conséquence de l’incurie de la politique du logement des 40 dernières années. Comme les conditions de logements sont mauvaises, les personnes partent vers d’autres logements, souvent du même type, et sont remplacées par des personnes aux mêmes parcours de vie. Le phénomène s’auto-entretient et permet aux propriétaires de tirer des revenus de la paupérisation. Le vide, continuellement en mouvement, est une opportunité ; la pauvreté rapporte.

Avec les éléments donnés ci-dessus, cette sous-préfecture déclassée reste un centre, un bassin d’emplois et de services avec une dynamique particulière de population. Reste à savoir si ces populations qui viennent loger en centre-ville, dont beaucoup vont repartir, sont contraintes et assignées à ce territoire. Sont-elles exclues de la métropole ?

Une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ».

L’ensemble des éléments décrits plus haut sont en fait un avantage pour celles et ceux qui déploient un imaginaire de « contre-culture » à la mondialisation. Contre les métropoles, une partie de la France mise sur une forme de « mise en retrait ». Pour les populations aux faibles revenus, ces petites villes permettent un accès direct aux nombreux services publics et privés, sans avoir besoin d’une voiture. Cette possibilité est offerte par l’accès à un logement abordable et immédiatement accessible (souvent dégradé), proche de grands espaces naturels, avec une sociabilité facilitée par la taille humaine de la ville, un tissu associatif dans lequel on peut s’insérer facilement, un réseau d’aide sociale structuré, une offre culturelle gratuite… C’est donc un choix que l’on peut qualifier de rationnel pour des personnes à faible revenu.

C’est aussi un choix rationnel pour les retraités ou encore pour des personnes exerçant des métiers de la création (artistes, chercheurs, architectes…) ayant une vie très active, souvent dans les grandes métropoles françaises, trouvant à Lodève un havre de paix tout en gardant une partie de leur activité professionnelle à distance, permettant le maintien de revenus. La presse se fait d’ailleurs l’écho de cette tendance qui existait avant le Covid. C’est l’occasion pour ces nouvelles populations de mettre à profit leurs compétences ou leur temps libre au service de projets innovants, d’expérimenter là où « tout est à faire », dans la galaxie de l’économie sociale et solidaire, de la transition écologique, de l’art (multiplications de tiers lieux, d’espaces de travail ou de vie collaboratifs…).

Reste une dernière partie de la population présente sur la ville et installée depuis plus longtemps qui se qualifie elle-même comme Lodévoise « de souche ». Ville de leur enfance et ville de leur cœur, ils regardent parfois avec circonspection les nouvelles populations précaires ou créatives qui changent l’image de « leur » ville, mais à laquelle ils resteront pour toujours attachés et qu’ils ne quitteront pas.

Tous ces groupes disparates ont en commun de choisir de faire contre-société, de délibérément gagner leur autonomie contre un système économico-politique (« les gens de la ville ») favorisant la concurrence internationale et volontairement en se mettant en retrait. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir que les diverses formes d’oppositions politiques sont toutes traversées par une urgence dégagiste où l’abstention, cet autre nom du retrait, est première. Ces territoires ont leurs centralités, leurs caractéristiques économiques et culturelles propres, leurs systèmes de sociabilités solidaires et leurs avantages comparés aux métropoles qu’aucun habitant ne souhaiterait perdre.

Stop au misérabilisme

Quand Coralie Mantion, vice-présidente EELV à l’aménagement durable du territoire, urbanisme et maîtrise foncière à la métropole de Montpellier affirme que « concentrer les logements et les emplois sur Montpellier n’est pas bon pour l’équilibre du territoire. Ça appauvrit des villes moyennes comme Lodève. Ça oblige les habitants à utiliser la voiture pour aller travailler à des dizaines de kilomètres de là où ils habitent. Ça provoque donc l’asphyxie de Montpellier », elle fait un double contresens.

Premièrement, les villes ayant exclu totalement les classes populaires de leurs centres sont plutôt les exceptions que la règle en France. Paris et Lyon ne sont pas Marseille, Montpellier et les centaines de petites-moyennes villes qui y concentrent aussi la pauvreté. En réalité, la métropole de Montpellier rencontre les mêmes problématiques que ses sous-préfectures, mais à une tout autre échelle. L’INSEE l’a mis en exergue dans son étude sur le « paradoxe Occitan ». La création d’emplois privés au sein de la métropole ne vient pas briser ce paradoxe où le dynamisme côtoie l’extrême pauvreté. On pourrait décliner exactement les mêmes analyses, dans les « périphéries », sur le poids de l’emploi public, la déprise du commerce en centre-ville… L’explication donnée à ce paradoxe par l’institut est « le développement du tourisme en Languedoc-Roussillon [qui] est apparu comme un remède au déclin de l’emploi agricole, notamment avec la Mission Racine de 1963 à 1983. Mais la création ex nihilo de cette nouvelle spécialisation a généré une fragilité économique. » Marseille avec sa grande périphérie est certainement la première ville, en taille et dans l’histoire, à donner à voir ce modèle fait d’autoroutes gratuites, d’étalement urbain, de zones commerciales et d’un centre paupérisé dont les conséquences sociales et écologiques sont lourdes.

Mais l’illusion de la réussite des métropoles a une conséquence sur les logiques de développement des petites villes dont les dirigeants se pensent plus souvent avec les lunettes de ces métropoles, rêvant des mêmes traits de développement. Ainsi, l’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes. Ce discours fait écho à celui de la question sociale qui oscille entre anathèmes et soutien paternaliste des personnes en situation de pauvreté. Pour les uns, il y aurait trop d’aides et de complaisances pour ces « cas sociaux » quand pour d’autres les accompagnements ne seraient pas suffisants. Les petites et moyennes villes sont à l’image du piège de ce dualisme.

L’un des freins les plus sérieux face à la lutte contre la dévitalisation des centres-villes est le discours condescendant posé sur ces villes.

Quand de nombreux indicateurs deviennent défavorables sur un territoire et que l’on constate que des personnes et des collectivités font face à des difficultés importantes (logements indécents, difficultés d’accès aux services, à l’emploi…), l’État intervient pour compenser ces inégalités. Toutefois, il fait ce constat de « sous-développement » au regard d’une certaine norme de développement fondée sur la capacité d’un territoire à s’insérer ou pas dans l’économie mondiale et non sur les logiques déjà à l’œuvre sur le territoire. On peut parler de « ville-objet » comme Pierre Bourdieu parle de « classe-objet ». La « classe-objet » est la partie de la population qui forme une classe sociale « qui ne parle pas, mais qui est parlé ». L’objectivation de ces territoires de seconde zone face aux métropoles passe par une déprise de la production de discours, et donc de politique publique. Doit-on apprécier l’efficacité économique des territoires français au regard du seul modèle métropolitain ? Pourquoi ne pas voir les motivations qui conduisent des habitants à choisir et à rester vivre à la campagne  ? « Celles et ceux qui restent dans ces campagnes y trouvent […] un cadre d’autonomie où les normes de comportement et les logiques de concurrence qui valent ailleurs – et rendraient leur style de vie désuet – ne pèsent pas lourd ». Ce que le sociologue Benoît Coquard décrit, la ringardisation des territoires et de leurs habitants, n’est qu’un effet de points de vues.

Inventer un nouveau modèle, non-métropolitain

Si l’on veut être fidèle à « ceux qui vivent ces territoires », il faut chercher des pistes de développement plus endogènes, fondées sur la volonté des acteurs locaux de créer cette contre-société. Loin des clichés doloristes se trame une volonté de mettre le territoire en projet sur d’autres objectifs que de le raccrocher à l’économie mondiale. Ce type de développement économique du territoire serait alors guidé par une idée d’une certaine forme d’autonomie et d’une reconnaissance du pouvoir d’agir de ces habitants.

Selon Valérie Jousseaume, dans son livre Plouc Pride, nos ruralités pourraient être le lieu d’une nouvelle économie redéfinissant la notion même de progrès. Après l’ère paysanne (Moyen-Âge) et l’ère de la modernité (productivisme, individualisme, justice sociale), serait en germe l’ère de la « noosphère » qui s’accompagnerait d’un « droit au village » (même en ville) par l’authenticité des lieux de vies et des rapports humains, par une sobriété choisie et heureuse, par l’élargissement des « communs » et de la coopération. La créativité y serait permise par proximité, la qualité de vie, le brassage de populations non homogènes, le haut débit et des transports non polluants seraient le fermant des initiatives locales. Dans cette configuration, la valorisation de l’identité d’un territoire, qui ne doit ressembler à aucun autre voisin, est la première pierre d’un renouveau des campagnes, où les métiers écologiques constitueraient le socle d’une nouvelle économie (agriculture, énergie, recyclage, rénovation, réparation, métiers du lien…). Cela sonnerait « l’impasse de la métropolisation » pour reprendre le livre de Pierre Vermeren, qui montre que l’ensemble des mécanismes qui ont conduit les métropoles californiennes à être des zones invivables sont aujourd’hui à l’œuvre en France. Ainsi, les classes supérieures vivant dans les métropoles hypertrophiées militent pour une écologie des villes entre confort de vie et activités professionnelles tournées vers la mondialisation, ce qui est loin d’être écologique. Dans le même temps, l’ensemble des activités de consommations de masse, gaspillant énergie et espaces, sont exportées en dehors de la ville déroulant aux portes des villes, le tapis d’une « France moche ».

Pierre Vermeren estime que 30 à 35 millions sont déconnectés de cette économie mondialisée qui produit l’essentiel des richesses. Ne faut-il donc pas prendre acte de ces deux France plutôt que de le déplorer et laisser croire que la France dite « périphérique » veut se raccrocher aux métropoles ? La réalité des territoires, pas si périphériques, frappés par le chômage, la déprise économique, commerciale et démographique est bien plus nuancée que le simple constat d’une France reléguée et oubliée. Comme pour la « banlieue », avec qui elle partage de nombreux traits sociologiques et de nombreuses problématiques, elle n’échappe pas aux discours la surplombant avec une urbaine condescendance.

Ainsi, plutôt que de singer le développement métropolitain, nous aurions tout à gagner à permettre aux citoyens, aux élus et aux acteurs économiques, sociaux et de l’écologie d’avoir le champ libre pour déployer ce qu’ils sont déjà en train d’inventer ; une autre France que celle que l’on nous a vendue depuis 1983. Une France dont les habitants perçoivent tout l’intérêt d’y vivre et qui recherche une capacité à être autonome par sa production agricole, énergétique et économique, mais rattachée à la nation et trouvant la voie de la maîtrise de son destin. Une France si peu périphérique qui est devenue centrale dans le débat politique.

Faciliter la transition écologique en anticipant ses potentiels effets indésirables

Faciliter la transition écologique, c’est aussi anticiper ses conséquences socio-économiques et sa manière d’affecter différemment et inégalement les acteurs. Alors même que la transition est nécessaire, inévitable et peut apporter un grand nombre de bienfaits, certains travailleurs, ménages et territoires risquent de concentrer les quelques effets indésirables et nécessitent donc une attention particulière de la part de la société.

Face au changement climatique, la transition écologique est inévitable. La société s’accorde presque à l’unanimité sur ce constat. Les modalités de cette transition sont quant à elles sujettes à des débats emportés. L’insuffisance et l’inconséquence du projet de loi gouvernemental ont fait l’objet de nombreuses critiques détaillées dans la presse et diverses organisations engagées pour le climat.

La transition écologique, qui représente un vaste chantier, impliquera des efforts qui seront inégalement répartis entre les acteurs de notre société. Ne pas prendre en compte cette réalité serait dangereux. Ainsi, l’un des événements déclencheurs du mouvement des Gilets Jaunes était la hausse de la taxe carbone et plus précisément de sa composante dans la taxe sur les carburants. Faciliter la transition c’est aussi anticiper les effets humains et socio-économiques indésirables qui existeraient si elle était pilotée d’une main peu habile. Cet objectif se rapporte à la réflexion autour de la notion de transition juste, née des mouvements syndicaux qui voulaient allier questions environnementales et sociales depuis les années 80 [1]. Bien que cette terminologie soit reprise régulièrement par un ensemble d’organisations qui ne sont pas toujours en première ligne des combats climatiques et sociaux (Commission Européenne, ONU), elle repose sur un enjeu qui, lui, est bien réel : celui de répartir équitablement les efforts entre les différents acteurs. Pour reprendre un slogan que l’on voit fleurir régulièrement au sein des marches pour le climat : « fin du monde, fin du mois, même combat ».

Pour cela, dresser un tableau des effets potentiellement négatifs de la transition permettrait d’appréhender l’une des meilleures gestions possibles. Le but de ce travail n’est pas de remettre en question les effets bénéfiques de la transition écologique — qui sont nombreux — ni le caractère indispensable de celle-ci, mais d’identifier avec précision et clarté celles et ceux qui risqueraient d’en être fragilisés. Quels sont les acteurs touchés ? Green & Gambhir [2] propose une classification distinguant 5 types d’acteurs au sein desquels des différences d’impact de la transition peuvent potentiellement survenir ou sont déjà visibles : les travailleurs, les ménages/consommateurs, les entreprises, les territoires et les pays. Une analyse fine des effets sur chaque catégorie d’acteurs de la transition à l’échelle française est nécessaire. À l’échelle interétatique, des différences d’effets, de pouvoir de changement et de responsabilités existent et sont parfaitement documentées.

Les possibles effets inégalitaires de la transition sur les ménages

Les effets inégalitaires les plus documentés et visibles dans l’espace public sont ceux sur les ménages et consommateurs. Nombreux sont les instruments de politiques climatiques qui impactent de manière inégalitaire mais l’un d’entre eux a tout particulièrement focalisé l’attention : la taxe carbone. Celle-ci fonctionne de manière assez simple. Il s’agit d’une taxe sur les émissions de Co2, appliquée en amont, c’est-à-dire directement sur les produits énergétiques carbonés — à la pompe à essence, au moment où la taxation est la plus facile à mettre en place. Bien que l’efficacité et l’optimalité de cet outil créent en général le consensus parmi les économistes, cette taxe est particulièrement régressive, touchant de manière plus importante les plus démunis. C’est ce que l’on observe dans la première figure, qui montre que la taxe carbone peut représenter un poids presque trois fois plus important pour les 10% les plus pauvres que pour les 10% les plus riches (cf. Figure 1). L’augmentation de la valeur du Co2 ne fait qu’amplifier ce phénomène. La taxe carbone, si elle n’est pas compensée par des politiques redistributives, est donc un outil profondément inégalitaire et régressif. Par ailleurs, au sein d’un même décile, il existe des disparités selon la localisation géographique du ménage (ville/périurbain/campagne), son équipement (diesel/essence, chauffage au fioul, isolement) ou encore sa composition [3][4][5]. Un certain nombre d’outils existent déjà pour contrecarrer ces effets inégalitaires, à l’image du chèque énergie attribué à près de 6 millions de foyers (jusqu’à 270 €/mois), mis en place en 2018 et élargi à la suite du mouvement des Gilets Jaunes.

Figure 1 – Part de la taxe carbone au sein du revenu disponible des ménages, par décile de revenu
(30,50 €/tCo2), d’après Berry [a]
Lecture : en abscisse, les déciles de revenu correspondent pour le décile 1 aux 10% les plus pauvres, le décile 2 aux 10% suivants, etc. En ordonnée, la part du revenu consacrée à la taxe carbone sous l’hypothèse d’une valeur du Co2 à 30,5 €/tCo2. Ainsi, un ménage du premier décile consacre en moyenne 0,81% de son revenu disponible à payer la taxe carbone dont 0,44% pour les dépenses énergétiques du logement (chauffage, cuisine) et 0,37% pour les transports (carburants).

Les ménages peuvent par ailleurs être touchés de manière très inégalitaire par de nouvelles normes et des interdictions. Ainsi en est-il par exemple des nouvelles zones à faible émission (ZFE) qui limitent puis interdisent certains lieux à des voitures trop polluantes. Là encore, on oublie régulièrement la composition du parc automobile des plus pauvres, possédant généralement des véhicules plus anciens et n’ayant pas les moyens de les renouveler régulièrement. Les primes à la casse et à l’achat de véhicules « propres » sont rarement suffisantes.

Des travailleurs qui ne font pas tous face aux mêmes enjeux

Analysons maintenant une dimension où le constat est déjà moins clairement établi. Celui de l’impact de la transition sur les travailleurs. En effet, même si nous pouvons nous accorder sur le fait que la transition écologique peut et va créer de l’emploi, que ce soit dans l’agroécologie, le bâtiment ou la gestion des déchets, certaines filières et emplois vont être amenés à disparaître ou à évoluer fortement (métallurgie, automobile, production & distribution de gaz, centrales thermiques & nucléaires). Vona et al (2017) [6] estiment à environ 3,4% ces emplois à risque en France (soit à peu près 750 000 emplois), susceptibles d’être détruits ou de profondément muter. Face à ces destructions d’emplois, plusieurs constats sont à dresser. Tout d’abord, les spécialistes de l’emploi et des compétences soulignent qu’il n’y a pas d’effet de vases communicants entre les emplois détruits et ceux créés dans les nouvelles activités vertes. En effet, il existe en moyenne des différences notables en matière de compétences. Le plan de programmation des emplois et compétences (PPEC), dit rapport Parisot (du nom de l’ancienne secrétaire générale du MEDEF), tente d’identifier les nouveaux emplois émergents au cours de la transition écologique. En moyenne, les nouveaux emplois créés requièrent un niveau de compétence plus élevé que ceux détruits. L’effort de reconversion risque donc d’être important et n’aura rien d’automatique. Parallèlement, la formation, initiale et continue, devra suivre pour fournir les compétences de demain.

Parmi les travailleurs susceptibles de voir leur emploi détruit, environ les 2/3 (soit 500 000) possèdent un niveau de qualification bas ou moyen [7]. La reconversion de ces 500 000 travailleurs sera particulièrement difficile. Les solutions du passé, notamment celles liées à la gestion de l’après-mines (Pacte charbonnier 1994) [8], ne sont probablement plus souhaitables et envisageables de nos jours. Elles consistaient en des mises en pré-retraite très tôt (à partir de 40 ans) à la fois financièrement chères et socialement destructrices (addiction, exclusion, dépression). Il faut aussi s’assurer que les reconversions se fassent sur des emplois attractifs et utiles à la société. La reconversion de ces travailleurs se fait en général à des niveaux de rémunération plus bas, dans des secteurs où les syndicats sont moins présents et possèdent un pouvoir de négociation moindre. En Allemagne, les mineurs de lignite reconvertis ont vu en moyenne leur paie baisser de 20% dans leur nouvel emploi [9].  La proposition d’une garantie d’emploi vert formulée par l’Institut Rousseau offre probablement une voie de sortie intéressante, avec la création d’emplois à faible niveau de qualification.

Une transition écologique susceptible de toucher particulièrement certains territoires

L’analyse des effets sur les travailleurs mène naturellement vers l’analyse des impacts territoriaux de la transition écologique. L’effort consenti pour la réaliser est très inégalement réparti au sein des territoires français. Certains vont probablement fortement en bénéficier tandis que d’autres seront peut-être fortement affectés. En effet, plusieurs conséquences délétères de la transition peuvent se concentrer sur des territoires réduits. Les filières sujettes à d’importantes mutations (métallurgie, automobile, centrales) correspondent souvent à des gros sites avec un grand nombre d’emplois concentrés sur un territoire restreint. Par exemple, la fermeture d’une centrale nucléaire (qui n’est bien entendu pas directement liée à la transition écologique mais à la stratégie énergétique du pays) représente un enjeu local crucial — comme la fermeture de Fessenheim qui a touché près de 5 000 emplois (directs ou indirects). Dans ce cas-là, EDF a été en mesure de reconvertir en interne une bonne partie des salariés. Tout de même, les effets négatifs de la transition écologique risquent de se faire particulièrement ressentir dans un très faible nombre de zones d’emploi. Pour donner quelques chiffres, près de 50% des émissions industrielles en France sont concentrées dans 10% des zones d’emploi (voir Figure 2). De même, 25% des emplois potentiellement touchés par la transition se concentrent dans 8% des zones d’emploi [11].

Figure 2 – Émissions de Co2 des principaux pollueurs en France, cartographie de Cédric Rossi [b]

Or l’enjeu territorial est vital. Pour en revenir à l’après-mines et à la désindustrialisation de régions entières, les territoires sinistrés ont pris des décennies à s’en remettre, avec des stigmates toujours visibles. L’identification et l’accompagnement de ces territoires devraient donc être au cœur de la démarche de transition, demandant une attention particulière portée par les pouvoirs publics.

Des effets sectoriels difficiles à déterminer

Enfin, un autre canal d’hétérogénéité des impacts de la transition est celui des secteurs d’activité. Même si la certitude que certains secteurs vont connaître de profondes mutations est bien ancrée dans nos consciences, il est plus difficile de nommer les secteurs qui vont être touchés. L’effet spécifique de la transition sur chaque secteur n’est pas aisément quantifiable et il existe très peu d’études exhaustives des effets sectoriels — à l’exception de gros modèles économiques, souvent peu précis. En effet, la déliquescence ou le rebond de secteurs dépendent de nombreux paramètres incertains : innovations technologiques (avion vert, voiture électrique), choix politiques (nucléaire, production et distribution de gaz), changements de consommation (agriculture). Par ailleurs, la dynamique sectorielle peut fortement dépendre de paramètres tout à fait extérieurs à la transition écologique, liés par exemple à la concurrence internationale — à l’image de la destruction méthodique de la filière pneumatique en France, aux choix de délocalisation de grands groupes, etc. Cette problématique entre en résonance avec celles de la souveraineté industrielle et de la réindustrialisation, prenant de plus en plus de place dans le débat public. D’importants exemples tel que le projet de restructuration d’EDF (projet Hercule) ou du maintien d’activités industrielles en France (filière automobile, Alstom, ou encore tout récemment avec la société aveyronnaise de métallurgie) l’illustrent parfaitement.

La transition écologique sera grandement facilitée par un réel état des lieux exhaustif de ses effets, positifs comme négatifs. Pour certains secteurs, territoires et travailleurs, les effets positifs ne compenseront pas les effets négatifs si rien n’est fait pour les accompagner. Une transition écologique juste ne pourra pas faire l’économie de la réflexion sociale et de l’égale répartition des efforts entre les acteurs de la société. Des emplois devront être créés, et des plans de reconversion massifs proposés aux industries et secteurs touchés.

Bibliographie

[1] Stevis, D., Felli, R. Global labour unions and just transition to a green economy. Int Environ Agreements 15, 29–43 (2015). https://doi.org/10.1007/s10784-014-9266-1

[2] Fergus Green & Ajay Gambhir (2019): Transitional assistance policies for just, equitable and smooth low-carbon transitions: who, what and how?, Climate Policy, DOI: 10.1080/14693062.2019.1657379

[3] CGDD, L’impact, pour les ménages, d’une composante carbone dans le prix des énergies fossiles, Mars 2016.

[4] OFCE, 2016, Impact distributif de la taxe carbone, P. Malliet et A. Aussay,

[5] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019, Pages 81-94, ISSN 0301-4215, https://doi.org/10.1016/j.enpol.2018.09.021.

[6] [7] VONA, F., Job losses and the political acceptability of climate policies: an amplified collective action problem? , 2018

[8] Sénat, Pacte charbonnier https://www.senat.fr/rap/l03-147/l03-1471.html

[9] Cour des comptes, La fin de l’exploitation minière, Décembre 2000, https://dpsm.brgm.fr/sites/default/files/documents/rapport-fin-exploitation-charbonniere.pdf

[10] Haywood et al.

[11] Propres calculs sur données INSEE à l’échelle de la zone d’emploi

[a] Audrey Berry, The distributional effects of a carbon tax and its impact on fuel poverty: A microsimulation study in the French context, Energy Policy, Volume 124, 2019,

[b] Cartographie de Cédric Rossi, sous licence CC BY-SA 4.0

Campagnes : comment stopper le déclin ?

Campagne - Mouhet (Indre)
Retrouver le chemin de nos villages © Damien Barré

À l’issue du confinement, le regain d’intérêt pour les territoires ruraux, et pour un mode de vie différent, semble se confirmer. Celui-ci, fragile, nécessitera l’action volontaire des nouveaux élus des communes rurales. Pour inverser une tendance lourde, la conjoncture ne suffira pas. Il faut accepter de rompre avec les modèles du passé, épuisés, pour créer les conditions d’un développement durable. En se concentrant sur leurs ressources propres et leurs avantages comparatifs, les territoires ruraux tiennent leur destin entre leurs mains.


La circulaire Castaner devait les faire disparaître des résultats aux élections municipales. Pourtant les communes de moins de 9 000 habitants résistent encore. Celles-ci regroupent 52 % du corps électoral, mais 96 % de communes qui ne figurent pas parmi les grosses agglomérationsi. Derrière la polémique, les chiffres sont cruels. Sous l’effet d’un développement économique libéral et l’abandon d’une politique d’aménagement du territoire, la concentration de la population dans les grands centres urbains semble inéxorable.

Si la raréfaction des services publics est un phénomène national, celui-ci est plus violent à la campagne. En effet, il s’y traduit par une disparition complète qui alimente le sentiment d’abandon et ses conséquences politiques. Cette politique fait l’impasse sur les enjeux à moyens et longs termes que représente cette partie de notre territoire et sur les ressources qu’il porte en particulier dans le contexte de la transition environnementale. Quels sont les leviers à disposition des nouveaux élus et des citoyens pour conjurer le sort et préparer l’avenir ?

L’aboutissement d’un long déclin

En préambule, il convient de rappeler que le phénomène de « dévitalisation rural » est ancien et continu. En effet, l’exode rural, c’est à dire la baisse de la population dans des communes moins denses, n’est pas une tendance récente. La France a résisté longtemps à un phénomène qui fut plus brutal au Royaume-Uni par exemple et l’essentiel des villages que nous connaissons actuellement a atteint son apogée démographique à la fin du XIXe siècle. La base des populations de l’Insee nous renseigne : sur un total de 34 612 communesi fin 2017, plus de la moitié avait vu sa population diminuer par rapport à 1900. Dans le même temps, la population nationale n’a cessé de croître. La population cumulée de ces communes ne représentait plus que 16 % de la population nationale contre 43 % au début du siècle dernier. Ce déclin démographique n’est pas parfaitement linéaire et s’est sérieusement accéléré après la seconde guerre mondiale. Ce mouvement fut porté notamment par la mécanisation agricole et les besoins induits par la reconstruction.

Pour témoigner de l’ampleur de ce phénomène, il faut souligner que ces villages ont perdu en moyenne 333 habitants sur un siècle et 20% des communes ont vu leur population baisser de moitié. Pourtant, ce qui fait la sensibilité de ce phénomène, c’est qu’il n’est pas exclusivement statistique. Jean-Pierre Le Goff ou Raymond Depardon l’ont montré chacun avec leurs outils, c’est aussi la fin d’un monde relativement clos. Traversé par les traditions, il y règne un fort esprit de communauté. Cette disparition suscite un fort sentiment de vulnérabilité et de perte. Alimentée par le développement de la consommation de masse et l’uniformisation des modes de vie, elle est accélérée par l’introduction des outils numériques qui favorisent le repli sur soi, y compris auprès des personnes âgées. Dès lors, une vision pessimiste de la disparition inéluctable d’un monde semble s’imposer, en particulier chez les anciens, ce qui rend aujourd’hui plus difficile l’invention d’un nouveau modèle propre.

Pourtant, il convient de replacer les difficultés rencontrées par les territoires ruraux dans une perspective plus large. Ce phénomène de déclin démographique et culturel du monde rural, engagé de longue date, arrive à son terme. En témoignent les 10% de communes comptant moins de 150 habitants, qui vivent sous la menace permanente de la disparition. Géographiquement ensuite, car il convient de penser la problématique de la désertification rurale à l’aune des déséquilibres des territoires. L’analyse qui consiste à opposer les villes « gagnantes de la mondialisation » aux campagnes «perdantes » jouit d’un certain succès. Pourtant il s’agit d’une impasse intellectuelle. Elle néglige ce fait élémentaire : une grande partie des citadins présentent des attaches rurales, plus ou moins anciennes. En réalité, tout le territoire subit les conséquences d’une politique libérale, qui consiste à laisser faire le marché. Cette logique participe à concentrer les richesses, les emplois et les hommes et laisse croître les inégalités, y compris entre les territoires.

Les grandes agglomérations ont concentré la croissance démographique de la décennie passée. Elles ont capté 87,6 % des 5,4 millions d’habitants supplémentaires en France entre 1999 et 2013, tandis que les campagnes se dépeuplent. Pourtant, cette politique impacte ces deux types de territoires quoique sous des formes différentes. Aussi, la lutte pour le maintien des services publics prend des formes radicales dans les zones rurales car la fermeture d’un service signifie sa disparition complète pour tout un « bassin de vie » ii. Pour autant, les villes ne sont pas épargnées par les fermetures de maternité par exemple et les urbains doivent affronter des services hospitaliers sous-dotés et congestionnés. De la même façon, l’allongement des durées de trajet domicile-travail ou l’accroissement du nombre de déplacements contraints s’expliquent d’un côté par l’éloignement des services et des emplois et l’autre par l’étalement urbain, mais avec les mêmes effets sur le quotidien des habitantsiii.

Déplacements contraints

Enfin, la pollution des villes était jadis opposée à l’air pur de la campagne. L’ampleur des atteintes à l’environnement nous oblige à réviser ce constat. Deux illustrations : lors de la canicule de 2018, la vague de pollution de l’air a touché indifféremment villes et campagnes et les populations des campagnes sont également plus exposées à l’usage de produits chimiques. L’accumulation de ces constats conduit donc à dépasser le clivage zones rurales/zones urbaines. Nos problématiques communes obligent à faire front pour trouver des remèdes structurels. Une seule politique de saupoudrage ou de péréquation se révélera insuffisante. Il devient dès lors nécessaire pour les territoires ruraux d’emprunter leur propre voie pour aborder ces nécessaires transformations.

Première impasse : le ruissellement territorial

Pour dépasser le clivage entre territoires urbains et territoires ruraux, la tentation de nombre d’élus est de s’arrimer aux dynamiques urbaines. C’est cette vision d’un « ruissellement » territorial qui préside aux destinées des politiques de l’aménagement. Elle s’est vue consacrée de manière caricaturale dans le cadre de la loi NOTRE, au travers du renforcement des métropoles. Cette vision a également un impact concret pour les départements ruraux. En cherchant à concentrer ressources et services dans la ville-centre, afin de créer des locomotives territoriales qui dynamisent le territoire environnant, le résultat immédiat et visible se limite à la dévitalisation des campagnes. Un exemple parmi d’autres, la création de maisons de services publics, censées remédier à leur éloignement, risque de se traduire à court terme par leur concentration dans des chefs lieux retenus au détriment des services existants encore dans les petites communes. En effet, l’ouverture de ces maisons va de pair avec la fermeture des plus petites unités comme l’illustre le tableau suivant. Sans compter que la gamme de services accessibles n’est pas totalement identique et que ces données globales ne disent rien de la répartition géographique des ouvertures et fermetures de sites :

Services

Evolution

Maison France Services

+ 300 en 2020, + 2 000 d’ici 2022

La Poste

– 404 bureaux en 2016, + 541 agences communales avec un service limité (pas d’opération bancaire)

– 5000 agences entre 2015 et 2017

Pôle Emploi

915 agences en 2017 → 905 agences

CAF

De 123 agences à 101 agences entre 2012 et 2019iv

CPAM

Données non disponibles, mais des fermetures sont effectivesiv v

Mutualité Sociale Agricole

Données non disponibles

 

Cette orientation a pourtant produit des effets. Mais ceux-ci sont limités aux communes périurbaines, qui rassemblent selon l’INSEE une majorité de la population vivant en milieu rural . Cette catégorie qui forme la notion de « France périphérique » dans l’imaginaire collectif est constituée de banlieues qui tirent parti des prix immobilier trop élevés en cœur de ville ou de la recherche d’espace par des familles. Attractives, elles voient s’installer des actifs qui travaillent en ville et sont soumis à de fortes contraintes de transports. À titre d’illustration, pour la seule région Auvergne-Rhône Alpes, ces nouvelles installations représentaient sur un an 4,5 % de la population totale de ces campagnesi. L’absence d’activité économique liée à une population croissante créent des contraintes fortes dans certaines communes, qui deviennent de plus en plus dépendantes des villes, qui s’expriment aussi politiquement pour répondre aux besoins de services et d’équipements. En raison d’allers-retours en ville, ce mode de vie favorise enfin la consommation dans les centres-commerciaux installés à cet effet en bordure des villes.

Seconde impasse : des territoires récréatifs

Cette stratégie est très dépendante de la géographie, et est pour l’essentiel d’avantage subie que choisie. Pour les territoires plus éloignés, une stratégie consciente consiste à développer le tourisme, qui s’appuierait sur les bénéfices de l’attractivité de la France. Malgré une activité dynamique dans toutes les régionsvi, Paris et l’Île de France continuent de concentrer la croissance du nombre de touristesvii autour du triptyque Disneyland, musée du Louvre, Tour Eiffel. Or, le rayonnement de Paris peine à bénéficier à l’ensemble du territoire. Au contraire, il contribue à alimenter ces déséquilibres. Pourtant, cette stratégie a été très profitable jusqu’à présent à un département comme la Vienne. Sous l’impulsion de René Monoury et du Conseil général de la Vienne est engagée la construction du Futuroscope en 1984. Un parc d’attraction au milieu des champs qui sera inauguré en 1987. Le caractère novateur de cette démarche, accompagné d’une véritable stratégie, a permis de développer tout un écosystème d’attractions et d’hébergements. Jusqu’à l’obtention d’une liaison TGV avec Paris et récemment l’ouverture d’un Center Parcs au Nord du département. Toutefois cette histoire ne fut pas linéaire et le parc d’attraction a frôlé la faillite. Le Conseil général avait cédé sa gestion à un partenaire privé, et dut le reprendre. Au-delà, cette stratégie risque de finir par s’essouffler. Tout d’abord, le parc a atteint sa vitesse de croisière. Sa fréquentation annuelle peine à dépasser les 2 millions de visiteurs depuis 2009. Qui plus est, la concurrence entre les territoires s’est accrue sur ce secteur, comme en témoigne les régulières campagnes de publicité.

En outre, le tourisme reste un secteur peu générateur d’emplois, en particulier d’emplois qualifiés. Ainsi, si le département est moins touché que la moyenne par le chômage, il est significatif que Châtellerault soit la ville la plus frappée par le manque d’emplois. Il s’agit pourtant de la ville la plus proche du Futuroscope et de sa zone d’activité, signe des limites de ce type de développement. Enfin, cette stratégie encourage les décideurs à séduire les touristes. Ces politiques finissent par négliger les populations résidant sur place. Le littoral et la montagne sont particulièrement frappés par ces phénomènes d’afflux ponctuels et démesurés de visiteurs. Avec un impact psychologique fort, lié à la transformation d’un pays vivant en une vitrine pour touristes, dont Houellebecq a pu montrer les effets.

 

Carte touristique de la ViennePlan de développement touristique 2018-2021 – Département de la Vienne

 

Enfin, de nouvelles logiques à l’œuvre ne permettent pas davantage d’assurer sérieusement les conditions d’un développement durable pour les campagnes. Les projets de contractualisation sont pourtant séduisants à première vue. La démarche louable de développement durable incite certaines villes à contractualiser avec les territoires ruraux. Qualité de l’environnement, approvisionnement agricole… cette logique présente l’avantage de rappeler les interdépendances entre centres urbains et campagne et de les organiser. Si cette démarche n’en est qu’à ses prémisses, elle présente déjà plusieurs risques. Tout d’abord, la dimension des villes et les règles d’attribution des marchés publics risquent de conduire à favoriser des grandes exploitations, seules capables de répondre aux besoins d’une agglomération ou à un cahier des charges restrictif et d’encourager ainsi le phénomène de disparition de la paysannerie. Par ailleurs, le rapport de force est tellement déséquilibré qu’il sera aisé pour une métropole de mettre en concurrence les collectivités rurales ou bien de leur imposer ses règles et ses vues de façon unilatérale.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation –, une même logique de vassalisation des campagnes s’impose.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation – une même logique de vassalisation des campagnes s’impose. Cette vision, bien que produisant des résultats à court terme et en accord avec la politique nationale, finit par rendre complètement dépendants les territoires ruraux, contribuant si ce n’est à leur effacement du moins à leur fragilisation. Enfin, ce mouvement arrive à son terme en raison des impératifs environnementaux : nombreux ou longs déplacements, artificialisation des sols… Mais il est également sources de tensions sociales en diffusant un mode de vie urbain au détriment de la spécificité des campagnes entraînant notamment l’anonymisation des relations et le repli sur le cadre privé de la maison et du jardin.

Troisième impasse : tout miser sur un gros investisseur

Pour déjouer ces impasses, les élus ont engagé depuis les années 2000 une nouvelle démarche. S’inscrivant dans une logique de compétitivité des territoires qui a envahi le discours public ces dernières décennies, l’idée consiste à élever les territoires ruraux aux standards modernes à grands coups de projets futuristes ou de grande envergure. Cette posture, si elle permet de se dégager de la tutelle des grandes villes, contribue à soumettre les campagnes au bon vouloir d’investisseurs ou de chefs d’entreprises. Or leurs ambitions ne sont pas toujours alignées avec celles de la collectivité. En outre, les élus confrontés à une forme de détresse économique sont facilement sensibles aux perspectives radieuses des investisseurs.Les résultats de ces démarches audacieuses n’ont pas toujours été à la hauteur des moyens engagés. Tout d’abord, l’attente de l’implantation d’une entreprise providentielle, venue de l’extérieur reste une perspective précaire. Elles sont attirées par un foncier bon marché et par l’opportunité d’un soutien public. Ces projets alléchants génèrent de rapides évolutions de la population. Censés servir de locomotives territoriales, ils finissent par concentrer en un centre unique un nombre important d’emplois. C’est pour ce motif que le maire de Chartres a refusé l’implantation d’un centre logistique sur sa ville, censé créer 2000 emplois, une décision ensuite suivie par d’autres élus locaux face à des projets similaires d’Amazon. En effet, la ville aurait dû attirer des travailleurs pour satisfaire à ce besoin, s’engager sur la construction de logements et d’infrastructures, sans garantie sur la durabilité de l’entreprise. Au-delà, les emplois crées sont souvent précaires. L’aspiration soudaine de salariés peut en outre nuire au tissu économique existant en le privant de main d’œuvre. Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble donc révolu.

Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble révolu.

Un autre exemple, à échelle plus modeste, est donné par la multiplication des projets éoliens. Les entreprises engagées dans cette industrie ne manquent pas de faire valoir l’intérêt financier de cette activité. Au-delà du débat passionné sur le bien fondé de ce mode de production d’énergie, la décision de poursuivre ce type de projet reste encore trop peu transparente. Elle représente trop souvent une opportunité financière plutôt que l’amorce d’un réel projet de développement territorial. Avec à la clef des retombées directes limitées pour les communes qui ne bénéficient pas de l’essentiel des recettes induites. Comme 75 % des communautés de communes sont à fiscalité unique, les bénéfices sont en fait partagés avec les communes voisines.

Une autre voie consiste à équiper le territoire d’infrastructures capables de rivaliser avec les centres urbains. Pour cela, le déploiement de la fibre a fait l’objet d’un engagement de la part du gouvernement Hollande pour encourager ces réseaux à hauteur de 3,3 Md€ dans les territoires moins densesiii. En parallèle, les conseils départementaux ont accompagné ce mouvement avec la constitution de Réseaux d’Initiative publique (RIP), financés pour plus de 10 Md€, en particulier pour les territoires non-couverts par les opérateurs privés. Ces investissements massifs reposent sur la promesse de redistribution des richesses offertes par les réseaux, mais qui se révèlent historiquement décevantes car ces derniers tendent à favoriser les nœuds de réseaux. Ces investissements reposent sur une hypothèse de ré-allocation géographique du travail, qui justifie également la création de tiers lieux à la campagne. En revanche, le souhait des collectivités de rester dans la course peut conduire à des décisions plus risquées ou inadaptées. En témoignent les différents projets d’Hyperloop menés en parallèle sur le territoire. Ainsi, la région Nouvelle Aquitaine a décidé d’accompagner le développement d’un tel projet aux abords de Limoges à hauteur de 2 M€. Non seulement ce type de projets promus comme innovants est peu pertinent mais ce type d’investissement peut vite devenir la proie de comportements opportunistes par les porteurs de projets sur un territoire rural. En outre, la légitimité d’une collectivité à s’engager dans un domaine où il existe déjà des expérimentations portées par des privés n’est pas probante. En réalité, ce ce type d’infrastructures et de projets à risque devrait être développé par l’État, ne serait ce que dans un soucis de rationalisation des investissements. L’implication des collectivités locales dans le capital-développement ne doit pas pour autant être exclu, mais la logique voudrait qu’elle soit limitée à des projets plus modestes, en nombre suffisant, qui permettent de diluer le risque.

Il arrive même que les investissements providentiels provenant de l’extérieur se révèlent être une véritable malédiction. Châteauroux, et le reste de son département, l’Indre, font office de cas d’école. Historiquement très agricole et doté d’une industrie très modeste, le département est bousculé par l’installation d’une base de l’OTAN en 1951. L’afflux de soldats américains et de leurs familles, on en comptera jusqu’à 7000 en 1958, constitue un choc sur le plan moral comme économique. Châteauroux devient soudain la ville la plus américaine de France. En parallèle, ils faisaient du modeste aéroport existant l’un des plus grands d’Europe. Toutefois, une économie de rente entoure très vite cette installation. Ainsi on voit se multiplier des bars, des lieux de sorties pour les G.I. ou encore des garagistes pour voitures américaines. Si bien que le départ des américains, en 1966, se révèle tout aussi brutal, mettant en cause près de 2400 emplois directs. C’est également tout une part de l’activité périphérique à la base militaire qui décline, sans que le département ne s’en remette complètement. Signe d’un basculement du monde, un projet de développement chinois est présenté en 2007 autour de ce même aéroport. Il doit comporter une plateforme logistique d’ampleur et réunir des activités d’import-export. Des garanties sont prises par la collectivité sur l’embauche de salariés locaux et des milliers d’emplois doivent naître. Hélas, le temps d’investissement des partenaires chinois ne correspond pas aux impératifs d’un département rural en déclin. Depuis le projet a dû être fortement révisé, faute d’investissements effectifs. Cet exemple constitue néanmoins une illustration significative. Un afflux soudain et exogène d’activité peut présenter des effets pervers pour un territoire Et même constituer une véritable menace pour la collectivité en matière d’investissement ou de souveraineté.

Après le Covid-19, la revanche des campagnes ?

Dans ce sombre contexte, le temps des campagnes est pourtant venu. Non pas les campagnes dépendantes des villes, ni celles qui tentent de leur ressembler, mais celles qui se sont retrouvées. Certes, la logique de concentration urbaine est une tendance ancienne et lourde comme illustré précédemment. Mais il ne faut pas sous-estimer la vitesse à laquelle ces tendances peuvent s’inverser. Quelques hypothèses fortes plaident en faveur de cette argumentation.Tout d’abord, les possibilités offertes par le télétravail, qui concerne désormais 25 % des salariés. Ce phénomène provient d’un véritable désir des salariés et soulève de moins en moins de réticence de la part des employeurs, hormis en cas d’incompatibilité avec la fonction. Ce phénomène présente encore peu d’impact sur la répartition des populations actives. Le télétravail occasionnel, qui considère le bureau comme la norme et le domicile comme l’exception, reste à ce jour la règle, mais ce modèle peut rapidement s’inverser. En effet, les coûts immobiliers des entreprises ont été victimes d’une forte inflation ces dernières années. Au gré de la crise, ce poste apparaît comme une source d’économies forte, alternative à une baisse des salaires. Après avoir éloigné de Paris les principaux sièges sociaux, il reste peu de marges de manœuvre. Si cette pratique permettrait à nombre de franciliens de satisfaire leur envie de retour en province, celle-ci présente également un coût social. En effet, le télétravail peut rapidement devenir source d’isolement et d’effacement des séparations entre vie personnelle et professionnelle. L’engagement de ces néo-ruraux dans leur nouveau cadre de vie, alors qu’ils sont soumis aux ordres venus des grands centres, risque d’être limité. En outre, cette logique de réduction des coûts s’accommoderait allègrement de l’uberisation menaçante d’une partie du salariat. Le « salarié-auto-entrepreneur » travaillerait, en toute logique, depuis son domicile à partir de ses propres moyens et serait rémunéré à la tâche.

Le télétravail se révèle également conditionné à la qualité et à la régularité des moyens de transports avec les villes. L’accessibilité au bureau devient un facteur déterminant d’installation. Or beaucoup de territoires ruraux ont subi la politique de rationalisation des transports. Ainsi, à court terme, ce phénomène devrait bénéficier davantage aux banlieues périphériques qu’au rural éloigné. Ce dernier reste victime de carences en infrastructures de transport et en déficit de service public. La politique comptable de fermeture obéissant uniquement à des objectifs de court-terme. Au-delà des aspects liés à l’organisation du travail, ce renversement de tendance peut aussi rapidement intervenir sous l’effet des crises frappant la vie urbaine.

La crise liée au coronavirus en a apporté une illustration saisissante. Elle a fait naître la possibilité d’un regain d’intérêt des populations pour la campagne et a montré que le travail à distance était possible. Pour autant, il faut bien relever que, comme pour les villes, les campagnes sont très vulnérables vis-à-vis du virus. En effet, une contamination peut fortement impacter ces territoires du fait d’une population structurellement âgée y vit. Le recul des services publics s’y est par ailleurs révélé criant, avec des départements ruraux classés longtemps en orange en raison de la seule faiblesse des structures hospitalières. En outre, les conséquences du confinement affectent d’abord les petites entreprises, soit l’essentiel du tissu économique rural. Ce moment est également bon pour rappeler que les campagnes ne pourront tirer parti que de leurs différences avec les villes. La faible densité de population des campagnes, qui devait signifier leur disparition, présente un avantage certain lorsqu’il est question de contamination. Les mécanismes de solidarité fondée sur le voisinage se sont révélés indispensables.

Créer les conditions d’un développement vraiment durable

Dès lors, il est temps pour les campagnes de faire de leur faiblesse leur force. Cela implique d’abord qu’elles arrêtent de vouloir ressembler aux villes. Au contraire, il leur faut assumer leurs propres spécificités. De la même façon, le désintérêt des pouvoirs publics offre, notamment en période de crise, un formidable et nécessaire espace de liberté et d’expérimentation sociale. Sur ce modèle, les personnes qui quittent Paris ne souhaiteront pas s’installer dans une petite métropole dépourvue des principaux services. Ils sont en recherche d’un ailleurs. D’autant que la petite taille de nos villages constitue une échelle idéale pour recréer du lien. La population, structurellement âgée, offre l’occasion fragile de rattacher un territoire à son histoire. Ainsi, la tâche des futurs élus consiste en premier lieu à maintenir et encourager les conditions d’un lien social. Lien social et physique, à l’heure où les réseaux sociaux s’imposent entre voisins. Ce travail est nécessaire pour maintenir une condition humaine dans notre société, mais également prévoir les possibilités de résilience face aux défis qui nous attendent. En effet, le dérèglement climatique en particulier imposera de manière certaine des actions collectives et probablement de solidarité pour lesquelles nos société tournées vers l’urbain sont sans doute peu armées.

Une politique d’attractivité des touristes ou des entreprises tournée vers l’extérieur s’avère coûteuse et incertaine. Les responsables gagneraient à privilégier un recensement des compétences et des initiatives pour faire se rencontrer les personnes ayant des intérêts communs, créant ainsi les conditions d’un développement durable en soutenant la croissance d’entreprises ou d’activités déjà implantées, ou la création d’entreprise à échelle locale. En un mot faire du bistrot du village un lieu d’accueil, de « sérendipité ». À partir de cela, les élus ont le pouvoir de définir les projets qui peuvent être menés en autonomie, sans recours extérieur : entretien des lieux publics et des chemins, replantation de haies aux abords des chemins communaux, construction légères… À titre d’exemple, les personnes ayant quitté la commune pour poursuivre leurs études ou pour le travail sont encore peu souvent mobilisées. Or, elles peuvent apporter des ressources financières et des compétences, y compris à distance. Par ailleurs, il est plus que nécessaire qu’ils aient recours à l’intelligence collective pour créer une communauté de décision. En effet, toutes les possibilités offertes par la campagne reposent sur la connaissance interpersonnelle. Cette particularité permet d’envisager une gestion des dossiers qui prend en compte les individus. Elle offre également la possibilité de pouvoir les impliquer dans les processus de décision locaux. Ce positionnement peut également passer par des modes d’action simples et ponctuels, tel que le regroupement d’achats pour certaines fournitures. Enfin, face à l’abandon de l’État, les élus gardent la possibilité d’assurer eux-mêmes des services. Au travers de modèle économiques innovants, certaines mairies ont pu garantir la continuité de leur école sous statut privé. Un tel mouvement de la part des municipalités serait peut-être en mesure de marquer l’administration, jalouse de ses prérogatives, au moins davantage que les mouvements de protestation localisés qui émergent à chaque rentrée.

Ce mouvement d’autonomisation doit également inciter les populations à se réapproprier leur territoire. En participant à la mise en valeur du patrimoine culturel et environnemental par exemple sous forme associative. L’enjeu de reconstruction écologique s’est transformé sous certains aspects entre l’affrontement d’une « génération fossile » contre une « génération verte ». Or vu depuis un village, cette vision est une pure aporie. En effet, ces enjeux peuvent enfin permettre de réunir les aspirations des jeunes et l’expérience des plus anciens, et le souvenir d’une société pré-industrielle. Par exemple en rappelant les modes de cultures les mieux adaptés au sol. De la même façon, le mouvement des coquelicots, qui a rencontré un certain écho dans les campagnes, a l’opportunité de passer d’un mouvement de protestation sympathique à un mouvement de transformation pratique : marche de ramassage des déchets dans la nature, expériences concrètes de culture durable autour d’un potager partagé, accompagnement des agriculteurs dans la transition… De cette façon, l’écologie par la preuve aura sans doute plus de prise que la signature d’arrêts anti-pesticides qui se révèlent en outre peu solides juridiquement. L’attention aux autres et l’engagement pour le commun relève certes de la responsabilité de chacun. En revanche, cette démarche peut devenir le point de départ d’une dynamique collective.

Cette approche a également une dimension politique forte. Elle contrecarre un discours décliniste et individualiste, fond de commerce du RN depuis quelques années. Fondé le mythe d’une communauté fantasmée, le fait est qu’il a rencontré un large écho dans les campagnes. Pour le combattre, il devient nécessaire de créer une communauté réelle, autour de la res publica. La mise en valeur du territoire permet de redonner une âme à des bourgs qui finissent par tous se ressembler. Ainsi qu’une identité et une fierté pour leurs habitants, vrai fondement d’un retour gagnant des campagnes.

Et si les campagnes n’avaient pas un train de retard, mais un temps d’avance face aux évolutions de long terme ? La présence de zones blanches tant décriées est susceptible de constituer un refuge. Il est éloquent également que les scientifiques nous indiquent que le Limousin et la Corse formeraient les régions les moins impactées par le réchauffement climatique en matière agricole, en raison d’une agriculture demeurée peu intensive. Enfin, l’autonomisation des territoires et la réappropriation des communs, forment une base de résistance face à un système qui a atteint ses limites. Ces sombres perspectives ne doivent pas dissimuler l’enthousiasmante tâche qui attend les jeunes générations. La reconquête des campagnes s’assimile à une nouvelle conquête de l’Ouest, soit les contours d’un mouvement de réappropriation de notre territoire national.

1 Hors Corse en raison d’un manque de données

3 Malheureusement, la DARES n’a pas actualisé son étude de 2015 pour pouvoir effectuer une comparaison dans le temps. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015-081.pdf

4 Par exemple : http://www.ville-saintouenlaumone.fr/fermeture-de-la-cpam

5 Ici également https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/epinay-sur-seine-la-fermeture-de-l-accueil-sans-rendez-vous-a-la-caisse-d-assurance-maladie-passe-1553023207

6 Le nombre de nuitées augmente dans toutes les régions en 2018, avec une croissance moyenne de 6,6 %.

7 Bien qu’en diminution, en 2018 les touristes supplémentaires que la France a accueilli en 2018 se sont rendus à 59 % en Île-de-France.

« Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne le pensent » Entretien avec Ulysse Blau

Ulysse Blau, jeune ingénieur en bioressources, a sillonné le département du Calvados à vélo pendant trois mois, à la rencontre de 64 maires de communes de toutes tailles. Son objectif : les interroger sur leur exercice en matière de démocratie locale et de transition écologique, sur leurs ressentis, leurs préoccupations et leurs aspirations. Il en a produit une synthèse et nous en parle ici. Retranscrit par Dany Meyniel. Réalisé par Cécile Marchand et Rebecca Wangler.


LVSL – Pourquoi avez-vous choisi le Calvados comme terrain d’étude ?

Ulysse Blau – J’ai choisi le Calvados pour sa grande diversité de communes : au bord de la mer, dans les terres, touristiques et d’autres pas du tout, des communes immenses comme Caen, des toutes petites comme Périgny (58 habitants). C’est cette diversité-là que je recherchais en allant dans le Calvados parce que cela me permettait de la voir dans un seul département et donc de minimiser les distances à parcourir, l’objectif n’étant pas de faire du vélo, mais plutôt de passer du temps avec les gens. Je pensais aussi que c’était un département qui était « plat », mais ça, c’était avant de partir.

LVSL – Votre expérience se concentre sur le regroupement des Intercommunalités et des petites communes rurales qui ont perdu des compétences à la suite de la loi NOTRe comme vous l’expliquez dans votre document. Selon vous, pourquoi ces petites communes restent-elles un échelon intéressant pour la transition écologique ?

U.B – Je n’ai pas choisi d’aller voir des petites communes : j’ai tiré au hasard 64 communes parmi les 536 que compte le Calvados et il se trouve que parmi toutes ces communes, une immense majorité sont toutes petites (en France, 90% des communes ont moins de 3000 habitants). D’ailleurs, j’ai même rajouté les communes de Caen, de Honfleur, et de Deauville parce que je souhaitais également avoir l’avis de métropoles et de stations balnéaires.

Pour répondre à la question de l’échelon intéressant, c’est effectivement la raison pour laquelle je suis allé voir toutes ces communes : lorsque l’on a peu d’habitants et beaucoup d’accès à la terre, il y a un potentiel de transition écologique. Ce terme est assez large, mais ce que j’entends par transition écologique, c’est la gestion des ressources, de l’eau, de l’énergie, de l’agriculture et l’implication des citoyens. Ainsi, quand on a une petite commune, on a plus facilement accès aux élus parce que le maire est un habitant comme les autres… Moi qui suis parisien, j’ai cette vision du maire de Paris comme d’une personne inaccessible : jamais je ne pourrai la voir pour lui poser des questions. A contrario, dans les communes où j’ai rencontré le maire, celui-ci vit avec les autres habitants, il boit la même eau que tout le monde, il respire le même air, il fait ses courses au même endroit, il met ses enfants dans la même école que tout le monde, il est un habitant comme les autres. Dans ces communes, il est possible d’aller le voir, lui parler, le questionner et d’aller même faire pression sur lui.

LVSL –En revanche, il peut aussi y avoir des freins à la transition dans ces mêmes territoires notamment à cause d’éléments dont vous parlez dans votre étude, comme le manque de moyens ou la perte de compétences des communes qui peuvent peut-être créer un mal-être chez les maires. Est-ce que cela peut les empêcher d’une certaine manière de mettre en œuvre la transition ?

U.B – Des freins, il y en a toujours partout, de tous types, que ce soit dans les grandes ou petites communes. Le manque de moyens est un frein et le fait que beaucoup de compétences soient transférées à l’Intercommunalité l’est aussi. Mais quand je suis allé interviewer ces maires, ces derniers m’expliquaient qu’effectivement, ils avaient de moins en moins de pouvoirs pour acter des projets et que de plus en plus de choses étaient impossibles.

En prenant un peu de recul, j’ai découvert que tout ce qui m’avait été listé comme étant impossible avait été réalisé au moins une fois par un maire. Les maires pensent impossibles des choses que d’autres maires ont réalisées et ça c’est un peu l’essence, l’élément hyper important de cette étude : les maires ont le pouvoir qu’ils se donnent. C’est en fonction des conditions de la situation, de leur sensibilité, de leur personnalité, de plein de choses, mais ce n’est pas lié au pouvoir du maire en tant que tel. Le pouvoir des maires est bien plus grand qu’ils ne pensent et qu’on ne le pense en tant qu’habitants.

LVSL – Est-ce que les maires que vous avez rencontrés sont vraiment conscients de l’ampleur du défi climatique, de l’urgence à laquelle nous faisons face et aussi de la radicalité des mesures qu’il faudrait mettre en place pour y remédier ? Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, permettre d’améliorer leur compréhension de la crise écologique de manière générale ?

U.B. – La première chose que j’ai réalisée c’est que les maires que j’ai rencontrés sont des habitants et donc la question qu’il faudrait se poser est : Quelle est la sensibilité écologique des habitants, la sensibilité écologique des Français, au moins des Calvadosiens ? Concrètement, de ce que j’ai vu, elle est assez faible. Comme j’étais hébergé tous les soirs par des gens que je ne connaissais pas le matin même, que je rencontrais sur la route et qui me proposaient volontairement de m’accueillir chez eux, j’ai pu rencontrer une grande diversité de personnes que ce soit le fonctionnaire, l’ouvrier, l’agriculteur, le cadre, le PDG d’une boîte pharmaceutique, etc. J’ai pu parler avec eux tous, il n’y avait pas de questionnaire et nous discutions comme des amis. De fait, beaucoup de sujets ont été abordés, mais très peu étaient liés à la crise écologique, à l’urgence… Ils parlaient de leurs vies, de leur travail, de leurs problèmes, de leurs histoires, de leurs aventures, c’était fascinant et formidable. En relisant à la fin de mon périple toutes les notes que j’avais prises, je me suis rendu compte que la présence de l’urgence écologique était très peu pointée. Les gens m’ont parlé de ce qu’ils voulaient, de ce qui les préoccupait et ce sujet-là était très peu présent. Il est donc normal que j’aie également peu trouvé ce sujet chez les maires puisqu’ils sont des habitants comme les autres.

LVSL – À la fin de l’étude, vous parlez de la commune de « rêve », est-ce une question que vous avez posée directement aux maires et si oui, qu’ont-ils répondu ?

U.B. – C’était ma question préférée, la dernière et celle qui les a le plus surpris : à quoi ressemble la commune de vos rêves dans un monde où tout est possible ? Les questions précédentes étaient des questions très ancrées, très simples comme : « D’où vient l’eau qui sort du robinet ? », « D’où vient la nourriture ? », « Comment gérez-vous votre énergie ? », etc. Pour la première fois, je leur demandais de se projeter, d’avoir des visions… Mais les maires que j’ai rencontrés ne sont pas des maires visionnaires, ce sont des maires gestionnaires. Leur objectif est que tout se passe pour le mieux dans la commune, qu’il n’y ait pas de problème d’argent, que les bâtiments soient entretenus, que les gens soient heureux et donc, beaucoup ont été surpris par cette question. La réponse qu’ils ont donnée en majorité est que la première image qu’ils voient de la commune soit des gens dans les rues qui discutent, qui sympathisent, qui rient.

En fait, c’était tellement évident que je l’avais presque oublié : la priorité d’un maire est qu’il y ait des gens qui soient heureux et présents dans sa commune. C’était beau parce qu’on revenait à la base, ce que les maires veulent ce ne sont pas des choses folles, ce sont juste des habitants heureux. Le deuxième sujet le plus abordé par les maires lorsque je leur ai demandé cette vision de leur commune idéale était la présence du végétal : pour eux, il est très important qu’il y ait des plantes, des fleurs, des arbres, etc. Le troisième élément était la place de la voiture dans le bourg de la commune : plus de voitures, moins de voitures. Ainsi, c’étaient les trois sujets les plus importants. C’était fascinant parce que j’aurais imaginé qu’ils parlent plus de la présence de services, de commerces, etc. Ils en parlent aussi dans cette commune de rêve, ils y voient des bars, des pharmacies et des médecins, mais le premier souhait, c’était la présence de gens, des gens qui sourient et qui marchent dans la rue. Revenir autant aux fondamentaux, c’est une très belle image.

LVSL – En définitive, qu’il y ait des gens dans la rue qui puissent marcher, rire, parler, c’est un peu une vision qui correspond à celle d’une commune apaisée où les centres-villes seraient revitalisés avec des bars, des endroits où les gens peuvent se retrouver, avec potentiellement moins de place laissée à la voiture et plus de végétalisation. Est-ce que, pour vous, ces réponses à cette question-là peuvent signifier qu’une bonne partie des maires de petites communes, la plupart sans étiquette, sont un peu écologistes à leur insu et même s’ils ne se visualisent pas comme tels, la vision qu’ils ont de leur commune pourrait correspondre à une commune qui, in fine, est plus résiliente face à la crise écologique ?

U.B. – Par rapport à la place de la voiture, il n’était pas question de moins de voitures, mais de la voiture. C’est un élément important à préciser, parce que certains voulaient réfléchir à la place de la voiture sans la supprimer parce qu’elle est aujourd’hui très importante dans la vie de la commune. Est-ce que les maires de France sont des écolos qui s’ignorent ? Pour moi, l’écologie ne veut plus rien dire dans le sens où nous avons tellement utilisé et sur-utilisé ce mot qu’aujourd’hui, de fait, il est vidé de son sens. Le terme de « transition écologique » est en train d’en perdre beaucoup, c’est pour cela que je suis revenu à des questions très concrètes comme la gestion des ressources et l’implication des citoyens.

Je ne pense pas qu’ils soient écologistes. En fait, ils sont juste humanistes. Il se trouve qu’il y a beaucoup de choses en commun entre l’écologie et l’humanisme – en tout cas, c’est ma façon de voir – mais définir les maires comme écologistes, non, car ce qui leur importe, ce n’est pas que le climat ou que la planète aillent mieux, mais que les gens dans leurs communes soient heureux. Pour rendre les gens heureux, il y a des techniques qui sont intéressantes comme de les faire parler, de créer des espaces de discussion, d’avoir des commerces locaux, etc. Ce sont des choses qui peuvent être connectées à la réflexion écologiste, mais il y a plein de mouvements d’extrême droite qui donnent aussi à voir cette sensation-là de l’aspect très rural, des commerces pour nous.

LVSL – Dans moins de deux mois, en mars, vont avoir lieu les élections municipales, les maires qui seront élus devront assurer un mandat sur une période qui va être vraiment décisive en termes de transition écologique et sur la question du climat, est-ce cela va avoir un impact sur les élections en tant que telles ? Est-ce que l’écologie, la transition vont être des sujets importants et décisifs sur les élections ? Est-ce que les électeurs et les gens qui se présentent ont en tête cet enjeu ?

U.B. – Je suis biaisé parce que je le souhaite ardemment, mais oui, je pense que c’est un thème important, on en parle beaucoup. Ce que j’ai voulu faire en parlant de la transition écologique sous l’angle de la gestion des ressources et l’implication des citoyens, c’était de faire comprendre que la transition écologique est partout : quand on demande à un agriculteur de rester en vie et de produire des fruits et légumes pour la commune, quand on réfléchit à la production locale d’énergie ou qu’on réduit notre consommation, on participe sans le savoir à la transition écologique. Donc, les candidats parlent d’écologie, c’est une partie de leur programme, il y a le social, une écologie où on va faire du recyclage et des éléments que l’on attribue habituellement à l’écologie, etc. L’objectif de cette étude n’est pas qu’on aborde l’écologie, mais plutôt la gestion des ressources. L’important est que tous les habitants d’un village se posent les questions de comment sont gérées l’énergie, l’eau, la nourriture, ce que veulent les gens, les élus, ce qu’il est possible de mettre en place.

Si on cale cela sous le terme de transition écologique, d’écologie, d’humanisme, d’extrême droite, d’extrême gauche ou de ce que vous voulez, tant mieux ou tant pis, mais ce qui compte, c’est que les faits soient là et que l’on travaille sur des sujets concrets. Avec les maires, quand on abordait ces sujets-là en off, ils pensaient que l’écologie allait être un élément important de la campagne, je pense aussi que ça va l’être et les candidats vont devoir s’engager dans les communes où il y a au moins deux listes. Il y a des communes où il n’y a qu’une seule liste qui est même parfois difficile à monter parce qu’il y a un nombre de personnes obligatoires et qu’il faut trouver ces personnes qui vont s’investir et donner de leur temps pendant six ans gratuitement, les conseillers municipaux ne sont pas rémunérés et les maires sont juste défrayés.

L’objectif de cette étude est de participer au fait de mettre sur la table le sujet de la gestion des ressources et de l’implication des habitants de telle sorte qu’on ne puisse pas éviter ce sujet, que le candidat soit forcément obligé d’utiliser ce mot à un moment ou un autre dans sa campagne pour que ce soit un sujet inévitable.

LVSL – Quelle place ont, selon vous, les listes citoyennes dans les élections à venir ? Compte tenu de ce que vous avez vu, est-ce une pratique cantonnée aux grandes villes ?

U.B. – J’ai un problème avec la formule « listes citoyennes » parce qu’elle sous-entend que les autres ne le sont pas. « Listes participatives » c’est éventuellement plus approprié, mais je n’ai pas rencontré de listes participatives, car je n’ai parlé qu’aux maires et il semble normal qu’ils ne m’aient pas parlé de la liste d’opposition qui allait se présenter. De plus, ce n’était pas non plus le temps des élections quand je les ai rencontrés de mi-avril à mi-juillet 2019 et donc à ce moment-là, c’était encore calme. J’ai pu rencontrer des gens qui faisaient partie de listes, mais est-ce que c’étaient des listes participatives, des listes normales qui parlaient d’écologie ? Il est très difficile de qualifier une liste en tant que telle. L’association « La belle démocratie » travaille justement sur une sorte de label pour savoir si une liste est participative ou pas. Mais, en réalité, les listes sont constituées d’habitants qui se rassemblent. Bien sûr, dans chaque commune, il y a plein de listes, et il est difficile de savoir si elles sont participatives ou pas. De l’image mentale que je m’en fais, a priori, j’aurais envie de dire que c’est quelque chose de cantonné aux grandes villes, les petites communes n’ayant le plus souvent qu’une liste ou deux.

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel

« Les communes n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces » – Entretien avec Géraud Guibert

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

Géraud Guibert, conseiller maître à la Cour des comptes, a notamment été directeur de cabinet de la ministre de l’Écologie à partir de 2012 et est actuellement le président de La Fabrique Écologique, un think tank pluraliste et transpartisan dédié à la transition écologique et partenaire de LVSL à l’occasion du séminaire « Construire une écologie populaire » à la Sorbonne, le 23 novembre 2019. Dans cet entretien, nous revenons sur une de leurs dernières notes, consacrée au rôle des communes dans la réduction des émissions de carbone. L’occasion de constater les faiblesses de l’accompagnement des acteurs locaux, à quelques semaines des élections municipales. Entretien retranscrit par Dany Meyniel, réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez récemment présidé un groupe de travail de La Fabrique Écologique ayant rédigé une note intitulée Les communes, les intercommunalités et l’action climatique : comment accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Vous tirez plusieurs constats, notamment que les outils de mesure de gaz à effet de serre sont souvent inefficaces et mal utilisés à l’échelle locale. Pourriez-vous revenir sur ce constat et sur ce que vous voulez dire par là ?

Géraud Guibert – Pourquoi ce travail, de La Fabrique Écologique, sur les collectivités locales et le climat ? Les différents pays, la France en particulier, sont en retard par rapport aux objectifs des Accords de Paris, eux-mêmes insuffisants pour stabiliser le climat à l’horizon 2050. Ce retard concerne d’abord l’État, mais il est légitime de se demander si les différents acteurs de la société comme les entreprises, les collectivités locales voire les citoyens sont dans la même situation. Notre conviction est que le sujet du climat concerne tout le monde et qu’il est important que chacun, dans son domaine, suive la bonne trajectoire.

Les collectivités locales jouent un rôle de plus en plus grand dans les négociations climatiques, y compris aux États-Unis par exemple, où malgré Donald Trump, toute une série d’entre elles agissent vigoureusement pour le climat. Dans notre pays, 70% des investissements pour la transition écologique et énergétique doivent être mis en œuvre par les collectivités locales, principalement les communes et les intercommunalités. Il est donc important de savoir précisément où elles en sont, en particulier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

L’enquête menée montre malheureusement qu’elles utilisent très peu les outils de mesure et de suivi à leur disposition, que ce soit pour les émissions de gaz à effet de serre ou, tout simplement, leur consommation énergétique. Du coup, les citoyens n’ont pas une vision précise des résultats globaux de l’action climatique de leurs élus et du chemin restant à parcourir. Or, pour que chacun agisse vraiment, il est important qu’ils aient confiance dans l’action menée, et donc une visibilité sur elle. Tous les outils existent pour mesurer les gaz à effet de serre, mais peu de communes (voire aucune) ne mesure tous les ans celles de leurs services municipaux (c’est-à-dire de leurs patrimoines, bâtiments ou activités directes, par exemple les véhicules qu’ils utilisent). Peu dispose d’un dispositif de suivi permettant de mesurer la cohérence entre le chemin parcouru et la trajectoire souhaitable de réduction dans les années qui viennent.

Il y a deux catégorie d’émissions de gaz à effet de serre pouvant être mesurées, celles des services municipaux (cf. supra) et celles du territoire. Ces dernières comprennent les émissions de l’ensemble des acteurs publics ou privés y étant implantés. Il y a ainsi une confusion générale entre ces deux notions. Chacune a son importance, mais c’est de la première que les collectivités ont une responsabilité directe.

LVSL – Si on prend l’exemple d’une usine implantée sur le territoire d’une commune, les émissions de gaz à effet de serre que produit l’usine sont comptabilisées au niveau du territoire mais la commune n’a pas d’impact dessus.

G.G  C’est tout à fait juste. Mesurer les émissions territoriales de gaz à effet de serre est plus compliqué et l’interprétation des résultats est nécessairement ambigüe : il suffit qu’une nouvelle usine vienne sur le territoire et vous augmentez fortement vos émissions, ce qui est évidemment un peu paradoxal et entraîne une vraie difficulté pour faire comprendre cet outil. En tous cas, il est très important d’avoir dans ces domaines des messages clairs et fiables, en particulier vis-à-vis des citoyens.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – photo © Clément Tissot

LVSL – Si les élus ne font pas ces expertises-là, pourquoi ? N’y a-t-il pas assez d’experts disponibles ? Les collectivités territoriales supérieures types régions, départements ne détachent pas des gens pour calculer ces émissions, ce qui évidemment a un coût ?

G.G – En fait, les raisons sont multiples. De nombreux élus continuent à considérer que ce n’est pas un sujet dont ils ont à traiter, et il faut espérer que ce type de réaction disparaîtra après les prochaines élections municipales.

Un certain nombre de communes manque en outre de moyens humains pour mener ces expertises dans de bonnes conditions. Ce n’est pourtant pas très compliqué, mais l’assistance proposée dans ce domaine par d’autres collectivités ou établissements mériterait d’être développée.

Les élus préfèrent enfin, le plus souvent, communiquer sur leurs projets, par exemple en matière de rénovation thermique ou d’énergies renouvelables, plutôt que d’afficher un suivi précis moins maîtrisable de leurs émissions. Celui-ci pourrait avoir l’inconvénient pour eux de montrer que leurs projets ne sont pas à l’échelle suffisante ou que cela ne permet pas d’avancer suffisamment vite.

Il peut donc y avoir le sentiment, chez un certain nombre d’élus, qu’après tout afficher ce type de résultats n’est pas forcément nécessaire et qu’il est plus intéressant de faire connaître l’ensemble des initiatives prises. Par exemple, il y a dans les grandes collectivités une obligation de produire tous les ans un rapport développement durable qui oblige à faire le point sur la politique dans ce domaine. Dans la quasi-totalité de ces rapports, il y a une énumération de toutes les actions sur les espaces verts, les transports etc. mais sans vision synthétique des émissions de gaz à effet de serre directes que la collectivité génère. C’est un manque évident qui mériterait d’être corrigé.

LVSL – On va s’attarder un peu sur l’exemple de la commune de Langouët en Bretagne qui est une des premières à avoir systématiquement associé la rénovation du bâtiment et les énergies renouvelables. Comment faire pour que l’expérience de cette commune fasse tache d’huile ?

G.G – Un des mots clés est la transversalité. Deux logiques séparées ont tendance à coexister dans les collectivités sur l’énergie dans les bâtiments, d’un côté des logements à rénover et à mieux isoler, de l’autre le développement des énergies renouvelables. La plupart du temps, il y a très peu de jonctions entre les deux. De fait, le développement des réseaux de chaleur et par exemple de la géothermie reste très mesuré. C’est aussi le cas pour le solaire, où ce qui se fait par exemple sur les bâtiments publics est encore très marginal. Certes, cela coûte encore un peu plus cher qu’une source d’énergie classique mais les prix ont beaucoup baissé y compris pour les installations sur les toits.

D’où l’idée – qui correspond exactement à ce qui se fait à Langouët –  que pour des rénovations de bâtiments publics, qui ont des toits souvent assez grands, ou de logements sociaux, une étude soit systématiquement faite sur la possibilité, par exemple, de panneaux solaires pour le solaire thermique ou photovoltaïque. La mise à l’étude systématique de telles opérations combinées ne veut pas dire que ce sera possible à chaque fois. Il y a des bâtiments où ce serait techniquement trop compliqué du fait d’une structure trop faible. Mais au moins on se pose à chaque fois la question.

LVSL – Vous avez évoqué le peu de marge de manœuvre énergétique que l’on a dans les métropoles et qui se résume aux panneaux solaires sur les toits et les réseaux de chaleur mais comment expliquez-vous qu’en Allemagne, les villes vont beaucoup plus vite pour installer ces panneaux ? Qu’est-ce-qui bloque en France ?

G.G – Une des explications est la relation dans notre pays des agglomérations avec les territoires limitrophes et les communes voisines. En Allemagne, les citoyens sont très largement à l’initiative des projets d’énergie renouvelable. Celles-ci se développent aussi car il existe des mécanismes de solidarité territoriale plus puissants. Un parc éolien à dix kilomètres d’une ville, avantageux pour elle parce qu’il l’approvisionne, générera des contreparties pour les gens du territoire, permettant qu’ils soient justement rémunérés y compris si le nouvel équipement génère quelques nuisances ou difficultés. Ce type de mécanismes n’existe pas suffisamment dans les métropoles françaises, qui ont souvent peu de terrains disponibles. Par rapport à l’Allemagne, l’intervention citoyenne n’est pas assez accompagnée.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

LVSL – Évidemment le modèle coopératif allemand, pour ce qui est de la décentralisation des énergies, fonctionne et les citoyens investissent dans des machines qui leur rapportent, pourquoi en France avons-nous tant de mal à le faire ? Est-ce parce qu’EDF est complètement centralisée et qu’elle a intérêt à ce que les mégawatts passent par elle ?

G.G –Le système énergétique français, décentralisé en droit, chacun pouvant en pratique faire à peu près ce qu’il veut, reste en fait très centralisé dans les flux financiers et humains, comme l’ont montré plusieurs notes de la Fabrique Écologique. La quasi-totalité des flux liés au système énergétique vont à l’État ou à des grandes entreprises et finalement très peu, en tous cas moins qu’ailleurs, aux territoires et aux citoyens.

Aujourd’hui les moyens humains et les compétences, très importants pour développer des actions concrètes, sont dans les grandes entreprises et dans une moindre mesure l’État. Ce sont les entreprises qui, dans des intercommunalités, ont les moyens de faire des choses intéressantes. Beaucoup d’intercommunalités, sans parler des communes, n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces. Imaginez, vous êtes un élu (il y a des élus très courageux qui y arrivent, nous en citons dans la note) et vous ne savez pas vraiment à qui vous adresser pour avoir simplement les compétences techniques pour faire des opérations ou organiser des choses. C’est un frein considérable pour avancer par exemple dans ces politiques d’énergie renouvelable.

LVSL – Selon vous, quelles sont les villes les plus intéressantes en France sur cette voie de la transition, celles qui peuvent inspirer ? Avez-vous des éléments qui pourraient être intéressants, notamment au niveau de la gouvernance ?

G.G – Nous n’avons surtout pas voulu faire un palmarès des villes dans cette période de préparation des municipales. Il est très intéressant de voir qu’il y a différentes pratiques et expériences intéressantes. Plusieurs agglomérations françaises ont des mécanismes intéressants mais imparfaits de gouvernance, par exemple Grenoble, Lyon, Toulouse, ou encore Paris. Plusieurs métropoles sont en revanche nettement en retard.

Notre objectif n’est pas de donner des bons ou mauvais points, il est de faire prendre conscience de la nécessité d’une cohérence de la démarche. Il est très positif que beaucoup d’élus ou aspirants-élus veulent faire de l’action climatique une priorité et votent l’urgence climatique. Nous leur disons : pour montrer que votre engagement est sincère (et il n’y a aucune raison de croire qu’il ne le soit pas), faites en sorte d’avoir les outils adaptés pour avancer sur ce sujet.

LVSL – Pour vous, les municipales 2020 sont-elles le dernier grand moment, la dernière grande bataille climatique ? Si on loupe le coche en 2020, est-ce qu’il sera trop tard pour les territoires ?

G.G – C’est en effet une échéance majeure. On le voit bien, tout le démontre, les scientifiques y compris, le temps s’accélère et les problèmes s’aggravent. S’il n’y a pas de prise de conscience générale et d’actions très fortes à tous les niveaux, nous serons vite dans une impasse. Il y a déjà des choses faites mais reconnaissons qu’aujourd’hui, dans la plupart des collectivités locales, le rythme et l’ampleur des actions ne sont pas suffisants pour être en ligne des Accords de Paris. L’exigence, c’est que tout le monde s’y mette… Bien entendu, chacun a une responsabilité différente, l’État en a plus que les collectivités locales, qui elles-mêmes en ont plus que les citoyens, parce qu’elles ont plus de moyens, mais chacun, à son niveau, doit participer.

LVSL – Cette note a évidemment une portée opérationnelle pour inspirer les potentiels candidats et même ceux qui sont déjà en place, comment la transmettez-vous à ces différents acteurs ?

G.G – L’objectif de la Fabrique Écologique, je le rappelle, ce n’est pas seulement de réfléchir mais de faire passer toute une série d’idées dans le concret. Nous organisons des ateliers éco-écologiques, de co-construction de cette note, dans différents territoires comme Paris, Dijon, Bordeaux. Ce sera ensuite suivi de la publication définitive de la note. Nous avons d’ailleurs énormément de retour de citoyens et de collectivités locales tout à fait intéressés.

La publication définitive interviendra juste après les municipales à un moment où les nouveaux élus réfléchiront et s’interrogeront sur la manière de mettre en œuvre concrètement les priorités de leur programme. Nous avons prévu également des initiatives, un colloque etc., une série d’opérations dans les médias pour en en parler. L’objectif est bien que chacun prenne en compte ces propositions et que les citoyens, nous y croyons très fortement, demandent à leurs élus de s’y impliquer fortement.

David Djaiz : « La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale »

©Guillaume Caignaert

David Djaiz est haut-fonctionnaire. Il vient de publier Slow Démocratie, un essai dans lequel il essaie de réhabiliter le cadre national comme cadre essentiel de la démocratie et levier fondamental pour maîtriser la mondialisation. Il y décrit avec minutie les effets de la mondialisation sur la cohésion territoriale, l’urgence climatique et les processus démocratiques. Entretien par Lenny Benbara. Retranscription par Brigitte Ago et Dany Meyniel.


LVSL – Votre ouvrage explique comment la mondialisation a fracturé les nations et mis en péril le fondement des démocraties. Pouvez-vous revenir sur les logiques qui conduisent à l’affaiblissement du cadre national ?

David Djaiz – Ce que l’on appelle un peu improprement mondialisation est en réalité un mot-valise qui sert à désigner tout un faisceau de transformations économiques et sociales qui depuis 40 ans ont fracturé les nations en plusieurs étapes. Cela a été un processus continu, que les nations elles-mêmes ont enclenché.

La première phase débute dès les années 70, et consiste en une augmentation très forte des échanges économiques transnationaux, notamment des échanges de biens, et dans un second temps des flux financiers. J’appelle cette première phase la mondialisation réglementaire. Mondialisation réglementaire, parce qu’elle a pour acteurs principaux les États-nations qui se sont en quelque sorte mis d’accord pour accélérer les flux et les échanges entre eux, parce que l’économie keynésienne auto-centrée qui avait prévalu durant les Trente Glorieuses commençait à montrer des signes d’essoufflement.

Il faut se départir de cette idée selon laquelle la mondialisation serait le produit d’hydres transnationales ou de complots oligarchiques. Ce sont des décisions politiques qui en sont à l’origine, prises par les gouvernements nationaux, et qui sont favorisées par un certain nombre de succès politiques. C’est le cas de l’élection de Margaret Thatcher en 1979, par exemple ; elle survient après ce que l’on a nommé « l’hiver du mécontentement », c’est-à-dire une grève déclenchée dans un certain nombre de secteurs de la société britannique dirigée contre les mesures d’austérité imposées par le FMI au gouvernement Callaghan, qui avait vu sa politique de relance keynésienne – dans un seul pays – échouer.

Les socialistes français en 1983 sont confrontés au même problème ; ils arrivent au pouvoir en 1981 avec un programme keynésien qui ne fonctionne pas dans cet environnement d’économie internationale, puisque les mesures de relance prises entre 1981 et 1983 dopent les marchés étrangers. Les socialistes sont donc condamnés soit à la défaite, ce qui est le cas au Royaume-Uni, soit à épouser ce que l’on appelle à l’époque le tournant de la rigueur, qui consiste en réalité dans une politique de désinflation compétitive.

On a donc là une première étape et durant ces années 1980, on assiste à un précipité de mondialisation réglementaire en Europe. On va mettre en place à partir de 1986, sous l’égide de Jacques Delors, ce que l’on appelle l’Acte unique, qui consiste en une intégration au niveau européen des différents marchés (biens, services, capitaux). Les Tables de la Loi de cet Acte unique sont les quatre libertés fondamentales : la liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux, et des personnes.

Cette politique d’approfondissement continu du marché intérieur est garantie et même accélérée par un organe administratif : la Commission Européenne, et par un organe judiciaire : la Cour de Justice de l’Union Européenne dont le siège est à Luxembourg. Le point commun entre l’organe administratif et l’organe juridictionnel, c’est qu’ils ont assez peu de comptes démocratiques à rendre. Ils sont en relative autonomie normative par rapport au principe démocratique du gouvernement représentatif qui est en vigueur dans les différents États-nations.

On assiste donc à une sorte de décollement entre le gouvernement représentatif, clef de voûte de la démocratie depuis la fin du XVIIIème siècle, et tout un ordre politique et normatif foisonnant que j’appellerais, à la suite de Yascha Mounk un ordre libéral non démocratique, dans lequel on retrouve des autorités administratives indépendantes et des juridictions qui ont un véritable pouvoir constitutionnel – puisque les traités européens prennent la valeur d’une Constitution de fait, et que le juge de Luxembourg, en tant que gardien des traités, a un pouvoir quasi-constitutionnel. Celui-ci peut donner des interprétations parfois extensives des libertés qui sont affirmées dans ces traités ; en ce sens, il surpasse le législateur national.

Petit à petit, on prend goût à cet ordre politique et normatif sensiblement décorrélé du principe du gouvernement représentatif, ce qui entraîne un désenchantement démocratique dans la société qui n’est pas étranger à ce qui nous arrive aujourd’hui. On avait à l’époque coutume de dire que l’on fabriquait le cadre normatif d’un marché unique, pensant que cela permettrait d’accélérer la réalisation effective d’une Europe sociale et d’une véritable démocratie transnationale. Dans la réalité, ces deux idées sont un peu comme Godot ou comme l’Arlésienne : elles ne sont jamais venues.

On peut dater le début d’une seconde phase de la mondialisation quelque part autour de 1989. Cette date est intéressante, car d’une part elle marque la chute du mur de Berlin, et donc l’effondrement de ce projet politique qu’était le communisme (en réalité une forme de capitalisme d’État) ; elle crée les conditions de l’entrée dans le monde capitaliste de centaines de millions de travailleurs à bas salaires : en Europe de l’Est, en ex-Russie soviétique, en Chine, où cela avait déjà commencé dans de petites enclaves comme Shenzen dès 1978… À côté de la chute du communisme mondial, on assiste à une révolution technologique avec le développement des technologies de l’information et de la communication. Conjuguée à la révolution de la conteneurisation dans le transport maritime, cette rupture technologique va faire drastiquement baisser les coûts de coordination entre entreprises.

Des chaînes de valeur globalisées se mettent en place, avec des centres de conception, de décision et de R&D qui restent dans les pays occidentaux ou au Japon, et des lignes de production ou d’assemblage qui sont délocalisées dans des pays à bas salaires.

L’iPhone est l’exemple le plus significatif de ces chaînes de valeur éparpillées aux quatre coins du monde : la direction générale d’Apple se trouve dans la Silicon Valley, la gigantesque usine d’assemblage des iPhones exploitée par Foxconn se situe à Shenzhen.  Les composants de l’iPhone sont indifféremment japonais, coréens, et même français (la caméra de reconnaissance faciale est fabriquée en France par l’entreprise STMicroelectronics.)

La coordination de l’ensemble et donc la logistique, au sens très large – au sens du transport, de la coordination ainsi que du commerce des symboles – deviennent primordiales dans le fonctionnement optimal des chaînes de valeur. Rappelons à ce titre que Tim Cook, l’actuel PDG d’Apple, est un logisticien ; ce n’est pas un hasard…

Il faut bien comprendre que ce que l’on appelle mondialisation, au sens étroit, c’est-à-dire une simple augmentation du volume des échanges économiques internationaux, accélère l’automatisation, qui elle-même accélère en retour la mondialisation.

LVSL – Pourquoi ? 

DD – Prenons l’exemple d’une entreprise américaine, en concurrence avec des entreprises localisées dans des pays à bas salaires qui fabriquent le même produit. Elle a besoin, pour rester compétitive, de faire des gains de productivité ; elle a donc tendance à remplacer ses travailleurs par des automates. Ces automates, souvent, sont à un prix accessible pour elle, parce qu’ils ont été fabriqués dans des pays à bas salaires. La mondialisation fragilise le travail intermédiaire, et donc la classe moyenne dans les pays industrialisés, mais en même temps elle offre des machines peu chères qui permettent aux industriels de remplacer les travailleurs par des machines.

“La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur.”

Il y a là tout un faisceau de facteurs difficiles à désenchevêtrer, dont la conjonction provoque la compression de la classe moyenne dans les sociétés occidentales – sauf dans les pays qui ont réussi à garder une industrie extrêmement compétitive, comme l’Allemagne. Quand on observe les chiffres de Branko Milanovic, on constate que les classes moyennes ont été assez sévèrement affectées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et beaucoup moins en Allemagne par exemple. Ce résultat est dû à des différences de politique de compétitivité assez évidentes.

LVSL – À l’euro, aussi…

DD – Ce n’est pas, à mon sens, le facteur le plus significatif. On assiste à une compression de la classe moyenne et à une montée des inégalités qui est d’autant plus forte dans les pays qui mettent en place des politiques fiscales résolument inégalitaires – comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis depuis les années 1980. Récemment, les chiffres de Zucman et Saez ont montré que le taux d’imposition marginal des 1% des foyers américains les plus riches avait considérablement chuté depuis les années 80 et qu’il est aujourd’hui presque inférieur ou égal au taux marginal des 50% des foyers les moins riches.

La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur. L’économie de la connaissance, les manipulateurs de symboles, les centres de conception se concentrent dans les grandes métropoles, profitant au maximum des effets de rente d’agglomération. De puissants effets d’aménagement du territoire étaient possibles dans la société industrielle grâce au maillage territorial de sous-traitance des grands champions industriels. La régie Renault est un bon exemple de ce maillage ; en 1975, Renault avait 1 800 sous-traitants dont les ¾ étaient sur le territoire français, et pas seulement en banlieue parisienne (Michelin à Clermont Ferrand, GM&S à La Souterraine, d’autres étaient en Normandie, ou dans l’Est de la France…). Maintenant, on trouve plutôt des centres de création et de manipulation de symboles concentrés dans les grandes métropoles, connectés entre eux en un réseau mondial, mais assez peu reliés au reste du territoire national.

Les fractures territoriales se creusent, parce que dans les zones métropolitaines, que ce soit New-York, Paris, Londres, Tokyo… les salaires sont toujours plus élevés. L’économie de la connaissance est moins pourvoyeuse d’emplois mais rémunère bien, et même très bien : les gens qu’on embauche sur ces métiers sont de plus en plus diplômés, et la rareté est récompensée. Les prix de l’immobilier suivent ce schéma et explosent. Des phénomènes de rente d’agglomération se constituent. Les propriétaires de biens immobiliers acquis dans les années 70 à Londres, Paris ou New-York sont aujourd’hui millionnaires. Ils profitent de ces rentes d’agglomération.

Ces fractures territoriales sont gérables tant que les richesses sont redistribuées de manière silencieuse entre toutes les parties du territoire : durant les Trente Glorieuses une zone très productive sur le plan industriel payait beaucoup d’impôts et contribuait ainsi à la solidarité interterritoriale. Cette solidarité invisible dont a parlé Laurent Davezies redistribue les richesses dans des zones où il y a moins de nœuds de production parce que les administrations publiques, les services publics, les salaires des fonctionnaires, les pensions de retraite, et même les visiteurs (les touristes qui viennent dépenser de l’argent dans l’économie locale) assurent à des territoires parfois peu productifs un réel niveau de développement et de convergence. Cependant la crise des finances publiques de 2010, qui arrive après la crise de 2008, a mis à mal cette solidarité invisible : les ressources publiques étant désormais sous contrainte, la solidarité naguère invisible devient de plus en plus visible et de moins en moins acceptée.

“Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990.”

Comprenons-nous bien. Je ne cherche pas à jeter le bébé avec l’eau du bain. Si l’on reparcourt ces quarante dernières années, il est possible de dire que la mondialisation a eu un effet positif dans l’absolu, au sens où elle a fait sortir de la pauvreté absolue des centaines de millions voire des milliards de personnes et qu’elle a réduit les inégalités entre nations. Elle a notamment permis un rattrapage spectaculaire des Indiens, des Chinois, et d’un certain nombre de pays émergents. Mais il y a un énorme caillou dans la chaussure qu’on a un peu trop négligé : elle a eu tendance, surtout dans les pays occidentaux, à creuser les inégalités domestiques. On ne s’en rend compte que tardivement.

Les clivages internes (sociaux, territoriaux…) sont donc de plus en plus importants. À terme, si une politique courageuse n’est pas mise en place pour les traiter, ces sociétés deviendront ingouvernables. L’incompréhension, la violence et la défiance remplaceront l’amitié civique au fondement du projet républicain.

LVSL – Certains considèrent que la nation est une forme politique obsolète et qu’elle ne constitue pas l’échelle pertinente pour agir sur la mondialisation. D’autres formes d’États, régionaux ou continentaux, pourraient-ils être envisagées ?

DD – On a beaucoup parlé dans les années 1980 d’un gouvernement mondial ou d’une fédération européenne ; on constate aujourd’hui que ces projets sont à l’arrêt. Aujourd’hui, moins de 20% des Européens se disent en accord avec le moindre transfert de souveraineté nationale au profit d’un échelon supra-national. C’est pour une raison très simple : le processus de socialisation et de constitution d’une nation est beaucoup plus lent que celui d’un État. Aujourd’hui, il est possible de dire que nous sommes en possession des prodromes d’un État européen : la Banque Centrale, qui possède la prérogative régalienne de battre monnaie ; la Commission européenne, qui décide de politiques cruciales dans le domaine du commerce, de la concurrence et de la lutte contre les concentrations ; une Cour de justice européenne – la justice est une prérogative régalienne, c’est le roi qui rendait la justice dans l’Ancien Régime. Simplement, nous n’avons pas de nation européenne car il y a une persistance de l’attachement des gens aux matrices nationales habituelles. J’ai été surpris en regardant les enquêtes « World Values Survey », de constater que cet attachement était uniformément partagé partout dans le monde : 90 % des sondés dans soixante pays du monde environ se disent attachés à l’idée nationale – ce qui n’est pas surprenant en soi. La vraie surprise pour moi fut de découvrir qu’ils étaient plus attachés à leur identité nationale qu’à leur identité locale, y compris dans des pays fortement décentralisés voir fédéraux comme l’Inde… Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990. Il faut donc que les progressistes prennent en charge ce sentiment national ; s’ils ne le font pas, il sera récupéré – c’est déjà le cas – par les nationaux populistes qui, eux, n’ont pas le même projet que ceux qui sont attachés à la République ou à l’État-nation démocratique. Leur projet est xénophobe, identitaire, ethniciste, régressif, anti-démocratique, inégalitaire ; ce n’est absolument pas le projet d’un État-nation démocratique, c’est un projet d’exaltation de l’identité, dans lequel la nation devient en quelque sorte le prétexte, le véhicule pour affirmer un projet étroitement ethniciste. Une des faillites de tout le camp progressiste – des écologistes aux centristes humanistes ou aux républicains, en passant par les socialistes, les sociaux-démocrates etc. – réside dans cette incapacité à voir que le sentiment national est une socialisation qui se construit sur plusieurs siècles, fondée sur un substrat structurel : une langue, une culture, des valeurs partagées. Ce n’est qu’ensuite qu’il se donne un projet politique – en l’espèce le projet républicain. Tout cela ne peut pas être effacé en un clic de souris ou en un coup de baguette magique en décidant que l’on va mettre en place un certain nombre d’institutions ou de fonctions économiques à un niveau fédéral. On assiste donc à un désajustement entre l’échelle politique et l’échelle économique.

On trouve deux discours qui dominent aujourd’hui pour traiter ce désajustement : le discours libéral habituel qui consiste à dire qu’au fond, la mondialisation est un phénomène inéluctable et uniment positif, et qu’il faut ce faisant remettre l’échelon de la démocratie en phase avec l’échelon du marché et donc fabriquer une démocratie fédérale, transnationale, mondiale. Le paradoxe est que nous avons fait cette tentative en Europe dès les années 1980, mais loin d’avoir la convergence heureuse des peuples vers une « fédération européenne », nous avons à l’arrivée une montée sans précédent du nationalisme autoritaire… Cette montée du nationalisme autoritaire a bien sûr été provoquée par des politiques qui n’ont pas su prendre en charge la montée des inégalités, des fractures dans les sociétés, bref des politiques néolibérales qui ont généré contre elles du ressentiment. Mais je crois également qu’il ne faut pas sous-estimer cet attachement en quelque sorte viscéral des populations à l’échelon national, en particulier parmi les classes populaires.

Face à ce discours, on trouve un discours consistant à dire que ce désajustement entre l’échelle économique et l’échelle démocratique doit être résorbé, mais par le bas, par une annulation de la mondialisation ou un retour à une économie étroitement nationale, du protectionnisme etc. La plupart du temps, cela demeure un discours de façade pour les nationaux-populistes, qui participent allègrement aux chaînes de valeur mondiales – il suffit de regarder en direction de la Hongrie de Viktor Orban, qui est un sous-traitant de l’industrie automobile allemande ; Orban déclare publiquement que la libre concurrence et la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et des services est bénéfique, et que ce qui lui pose problème est simplement la liberté de circulation des êtres humains.

Cette tentation protectionniste s’exprime aujourd’hui partout dans le monde. Trump, par exemple, est en train de raviver des guerres commerciales avec la Chine en mettant en place des mesures protectionnistes maladroites, qui vont surtout frapper les producteurs américains, mais qui font plaisir à ses électeurs parce qu’ils ont le sentiment qu’ils reprennent le contrôle (Take back control).

Il est urgent de construire un discours beaucoup plus raisonnable qui ne serait pas basé sur l’antagonisme entre la mondialisation et la démocratie, qui accepterait le fait national mais inventerait une nouvelle phase de la mondialisation en accord avec les enjeux du présent que sont la montée des inégalités domestiques (sociales et territoriales) ainsi que la crise environnementale. Les États deviendraient les écluses de la mondialisation, seraient capables de décider démocratiquement dans quelles circonstances une intégration économique plus approfondie est bonne, dans quelles circonstances elle ne l’est pas, etc. Ils seraient également capables de mettre en balance l’intégration des marchés avec d’autres intérêts : la santé, la solidarité sociale, la lutte contre le réchauffement climatique ; cela impliquerait qu’une nation ou qu’un groupe de nations puisse décider de mettre des barrières au commerce international sous la forme d’un ajustement carbone aux frontières par exemple, ou en renégociant assez durement les traités de libre-échange quand ils considèrent que la circulation des marchandises peut mettre à mal des équilibres sociaux ou territoriaux.

On peut se réjouir qu’aujourd’hui il y ait une prise de conscience assez large de la nécessité de re-politiser l’Europe, y compris sur ces questions de commerce international ; c’est la crise climatique qui nous en offre l’opportunité, mais il n’y a pas que la question climatique derrière le défi du libre-échange, il y a aussi la question sociale – celle de la moins-disance en tout genre – et également la question sanitaire : a-t-on envie d’avoir dans nos assiettes du bœuf dopé aux hormones de croissance ou aux antibiotiques qui a traversé toutes les mers et tous les océans, par exemple ?

LVSL – Dans l’ouvrage, vous mettez en lumière le séparatisme social et fiscal des régions riches, que ce soit le nord de l’Italie, le cas de Londres, la Catalogne, et vous évoquez la perspective d’un meilleur partage des tâches entre l’Etat-nation qui assumerait les politiques de solidarité et les collectivités territoriales qui monteraient en puissance sur l’aménagement local et la transition écologique. Pouvez-vous détailler ?

DD – La fracture territoriale est un des effets de cette polarisation générale des activités qui est induite à la fois par la mondialisation et par le changement technologique – les services à haute valeur ajoutée, comme l’audiovisuel ou la publicité, se concentrant dans les régions métropolitaines.

On assiste donc à un déséquilibre territorial qui est beaucoup plus important qu’à l’époque des Trente Glorieuses. Il suffit de voir l’évolution différentielle des prix de l’immobilier ces dernières années selon les territoires pour s’en convaincre. La société « Meilleurs Agents », qui possède une base de données de grande qualité sur l’immobilier, a produit un graphique que je trouve très parlant ; on peut y voir que si l’on fixe l’ensemble des prix des ventes immobilières dans toutes les zones du territoire français à un indice 100 en 2007, c’est-à-dire l’année avant la crise, douze ans plus tard, en 2019, on est à 149 pour Paris, 117 pour les dix plus grandes métropoles françaises (hors Paris)… et 86 pour ce que « Meilleurs Agents » appelle les zones rurales, en réalité toutes les zones en dehors des cinquante plus grandes villes françaises. On voit là qu’il y a une sorte de grande divergence qui est attestée par les prix de l’immobilier, lesquels suivent la dynamique des salaires ; on voit donc que dans les grandes métropoles où il y a des rémunérations toujours plus élevées, il y a une sorte de course-poursuite qui s’instaure entre le niveau des rémunérations et les prix de l’immobilier. Cette course est potentiellement sans fin parce que les grandes entreprises qui ont besoin d’attirer des cadres sur-qualifiés qui sont rares sur le marché du travail, sont obligées de les payer toujours plus pour qu’ils puissent faire face aux charges immobilières, les prix de l’immobilier augmentent à leur tour en conséquence, et ainsi de suite.

Dans les zones plus déprimées, c’est en quelque sorte l’inverse : on assiste à une stagnation des salaires et à une déflation de l’immobilier. J’effectue ce détour immobilier pour en venir au fait suivant : les libéraux avancent qu’il faut faire du fédéralisme fiscal pour traiter les problèmes, au motif que cela permettrait de responsabiliser les acteurs de premier niveau, les plus proches du terrain, et qu’il faut leur permettre de fixer librement le niveau de toutes leurs recettes et dépenses – c’est la théorie de Charles Tiebout, « les électeurs votent avec leurs pieds ». En réalité, cela ne fonctionne pas ; regardez ce qui s’est passé au Royaume-Uni en 2016. Une des explications les plus convaincantes, à mon sens, du vote en faveur du Brexit, réside dans le fait que David Cameron a pris en 2010 deux décisions concomitantes dont la conjonction a été catastrophique et a provoqué l’engrenage du Brexit. La première fut le choix de la rigueur budgétaire ; comme dans la plupart des pays européens, il engage le Royaume-Uni dans une consolidation budgétaire qui implique la réduction des dépenses, notamment dans le domaine de la santé et dans l’éducation. En parallèle, il renforce l’autonomie fiscale à la fois de Londres et de l’Écosse ; il le fait pour des raisons différentes : il satisfait une revendication autonomiste de l’Écosse, et il fait droit aux demandes d’amélioration de la compétitivité de la place londonienne. La conjugaison de ces deux décisions a fait que les régions déjà désindustrialisées et en crise du Nord de l’Angleterre se sont retrouvées en plus grave difficulté encore. Le ressentiment a augmenté à la fois contre Londres – accusée d’être la nouvelle Babylone, la ville qui aspire à elle tous les talents et toutes les richesses sans les redistribuer – et contre l’Union européenne, cette espèce de technocratie invisible complice sinon responsable de ces fractures, contre la mondialisation en général, contre les migrants, etc. Je pense que cette question territoriale, liée à l’austérité, a été l’un des facteurs explicatifs du Brexit et qu’on la sous-estime énormément. Je suis donc pour le moins étonné en lisant, sous la plume d’économistes respectables par exemple, que la résolution, en France, de la crise des Gilets jaunes, passerait par un fédéralisme fiscal total.

“Plutôt que d’un « Green new deal » surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de « New deal territorial ».”

Je ne suis pas en faveur d’une centralisation jacobine en revanche ; je pense simplement qu’il faut prendre acte du fait que les défis territoriaux et immobiliers rendent nécessaire une instance qui fasse prévaloir un intérêt général au-dessus des situations locales, qui soit capable de redistribuer des richesses entre des territoires qui ont tendance à les concentrer et des territoires plus en difficulté. Cette instance, c’est l’Etat-nation, parce qu’elle est la plus légitime aujourd’hui pour mener à bien cette tâche ; cela peut être également l’Europe, dans une certaine mesure, mais alors qu’on y parle beaucoup de cohésion territoriale, le budget alloué à ces questions n’est que de 50 milliards d’euros par an, c’est-à-dire 0,3% du PIB européen. En France, 56 % du PIB est alloué à des dépenses publiques ; tout ne concerne pas la cohésion territoriale, mais beaucoup y concourt.

LVSL – À quel point est-ce que l’on recentralise, et selon quels découpages ?

DD – Ce qui doit rester dans la main de l’État-nation, ce sont toutes les dépenses de redistribution et de solidarité à la fois entre les individus et entre les territoires. On entre dans l’âge des polarisations, et il n’y a pas de raison que ces fractures sociales et territoriales ne continuent pas de se creuser. Une décentralisation trop forte de la politique de solidarité conduirait les régions qui ont le plus besoin de dépenses de solidarité, parce qu’elles sont les plus sinistrées, à se retrouver avec les recettes les plus faibles…

En revanche, je suis favorable à l’idée de donner davantage d’autonomie aux autorités locales et aux territoires sur le plan des projets d’aménagement, sur le plan de ce que l’on appelle en économie des dépenses d’allocation (par opposition aux dépenses de solidarité qui relèvent de la redistribution) : un pouvoir local sait mieux que l’État central ce qui est bon en termes de projets locaux d’aménagement parce qu’il y a une proximité avec les problèmes des habitants qui est réelle.

Plutôt que d’un Green new deal surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de New deal territorial, qui consisterait à inviter les pouvoirs locaux à investir davantage dans ce que Pierre-Noël Giraud appelle l’économie sédentaire, à savoir l’ensemble des acteurs économiques – majoritaires dans l’économie – qui ne sont pas concernés par les chaînes de valeur globalisées et qui pourtant rendent des services éminents aux territoires. Les agriculteurs, par exemple, non seulement produisent des aliments frais qui peuvent être consommés sur le territoire, mais en plus rendent des services environnementaux à la population locale : ils peuvent replanter des haies, sont responsables de la beauté des paysages, de leur diversité, font de l’agroforesterie, etc. Autre exemple : l’artisanat. On dit aujourd’hui que des dizaines de millions de logements sont des passoires thermiques en Europe : la rénovation thermique ne peut être faite que par l’artisanat. Il faut des plombiers, des zingueurs, des menuisiers, toutes sortes d’artisans bien formés pour rénover les logements – autant d’acteurs qui appartiennent à l’économie sédentaire, c’est-à-dire un tissu d’emplois non délocalisables, qui ne sont pas en concurrence internationale.

LVSL – Quid de l’entité communale, centrale en France ?

DD – Mon livre n’est pas centré sur la France, il porte sur tout le « monde industrialisé », mais je crois personnellement beaucoup au fait communal et inter-communal. Les communes ont un rôle majeur à jouer parce qu’elles sont le maillon essentiel de la démocratie de proximité et parce qu’elles peuvent encourager des politiques de territoire vertueuses, comme les circuits courts qui rapprochent producteurs et consommateurs.

Il y a de nombreux domaines dans lesquels on peut arriver à re-dynamiser un tissu économique sédentaire tout en favorisant la compétitivité des firmes qui sont positionnées sur le marché mondial. L’économie politique qu’il faut inventer est un système dans lequel l’État et les collectivités locales prennent leurs responsabilités en matière de dynamisation de l’économie sédentaire avec le concours des acteurs privés aussi, créent des synergies public-privé pour favoriser et vivifier l’artisanat, l’agriculture, les services à la personne tout en se battant pour la compétitivité des secteurs économiques nomades, dans un environnement très concurrentiel.

LVSL – Dans votre ouvrage, il est assez difficile de distinguer votre vision de l’Union européenne et des modalités de l’intégration française dans le projet continental. Vous semblez à la fois plaider pour une Europe des nations et dans le même temps vous n’écartez pas l’hypothèse fédéraliste. Concrètement que faut-il garder et que faut-il démanteler s’il faut démanteler des choses ?

DD – Je suis satisfait de votre perplexité, parce que j’essaie de tenir sur l’Union européenne un discours qui sorte des caricatures faciles et des alternatives simplistes auxquelles le débat public s’est habitué. Je pense que l’Union européenne ne gagnera rien en continuant à fonctionner de manière hors-sol par rapport au fonctionnement de la démocratie nationale. Il faut donc re-politiser l’Europe, mieux connecter toutes ces institutions européennes à la vie démocratique qui, aujourd’hui, se fait largement sur une base nationale dans les différents pays européens ; dans le même temps, il faut être capable de comprendre que la production d’un certain nombre de biens publics suppose un passage à l’échelle : on ne luttera pas efficacement contre le réchauffement climatique tout seul dans son coin. On ne réalisera pas des investissements publics dans la recherche, l’enseignement supérieur, l’intelligence artificielle, les bio-technologies, les batteries électriques tout seul dans son coin.

“La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu.”

Je ne peux me contenter d’un système où l’on devrait choisir entre la vitalité démocratique et l’efficacité économique. Aujourd’hui en Europe, on a plutôt favorisé l’efficacité économique ; l’économiste Thomas Philippon fait remarquer qu’au fond la politique européenne anti-concentration, par exemple, a beaucoup mieux marché ces vingt ou trente dernières années que la politique américaine de concurrence. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle a été éloignée du chaudron des intérêts gouvernementaux et industriels nationaux grâce à l’indépendance farouche de la Commission européenne et de toutes ces autorités administratives de régulation. Aux États-Unis, l’anti-trust a été capturé par des lobbys et des intérêts industriels divers, qui ont petit à petit affaibli toutes ses défenses immunitaires et ont mené à la constitution de gigantesques oligopoles dans tous les domaines : les télécoms, le secteur aérien, les fournisseurs d’accès à internet, les entreprises pharmaceutiques etc. Je suis tout à fait d’accord avec Thomas Philippon : la politique anti-concentration européenne ne mérite pas l’excès d’indignité qu’on lui oppose parfois, en revanche je n’arrive pas à me satisfaire d’un système où le citoyen n’a pas son mot à dire et où il n’y a presque pas de fonctionnement démocratique. Il faut donc arriver à inventer un système doublement efficace, tant sur le plan économique que démocratique…

LVSL – Ce dilemme peut-il être résolu dans un contexte d’intégration économique ?

DD – C’est exactement le dilemme qu’il faut arriver à résoudre. Mon but est de parvenir à concevoir un système constitué par plusieurs niveaux de régulation : un niveau de régulation territoriale qui s’occupe du New Deal territorial – plutôt qu’un Green New Deal surplombant – au-plus près des habitudes et des comportements ; le niveau central de l’État-nation, central car il contient une forme politique – la nation démocratique – qui selon moi mérite une place spécifique. En réalité, la nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu. L’empire peut permettre une liberté minimale par les marchés, au prix d’un pur pouvoir vertical, et d’une absence de solidarité car trop de kilomètres et trop d’hétérogénéité séparent les populations qui l’habitent. La tribu entretient des liens « chauds » de solidarité, qui unissent ses membres mais ne permettent pas pour autant l’épanouissement de la démocratie et des libertés civiles : tout est soumis au glaive du chef de la tribu. La nation est donc la forme politique la plus moderne qui soit. La seule qui puisse concurrencer la nation, c’est la Cité – je le précise car nombre d’intellectuels progressistes ont rêvé d’un monde de Cités à l’orée des années 2000 –, mais le problème de la Cité réside dans son étroitesse territoriale, en conséquence de quoi le ticket d’entrée pour vivre dans la Cité est élevé, et celle-ci finit par connaître un processus de « singapourisation », où une petite caste de travailleurs nomades règne sur la cité et un arrière-ban de travailleurs sédentaires, souvent immigrés (c’est le paradoxe : les travailleurs sédentaires sont souvent des individus nomades et vice-versa !) œuvrent dans les services à la personne et toutes sortes d’activités économiques mises au service de ces nomades hyper-qualifiés. Cela fonctionne à peu près dans de petits territoires comme Singapour ou le Qatar, alors que dans de grands pays comme la France, c’est impossible. La nation reste donc un échelon et une forme politique incontournables. Je n’ai en revanche aucune hostilité à ce que l’on construise une Europe-puissance, une Europe des biens publics, etc. car il est nécessaire de passer à l’échelle dans un certain nombre de domaines. Il faut simplement qu’elle soit mieux connectée au fait national.

LVSL – Est-il réellement possible de faire de l’Europe une nation ? L’hypothèse fédéraliste réside dans la possibilité de déplacer la démocratie à l’échelle européenne ; est-ce réellement possible ?

DD – Je vais répondre par étapes à cette question. Il n’est pas possible de faire une Europe fédérale autrement que sous la forme d’une nation européenne. En revanche, les processus de socialisation d’une nation sont pluriséculaires, donc on ne fera pas l’Europe fédérale en quelques années, ni même en quelques décennies.

“Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens.”

Nous avons impérativement besoin d’une Europe-puissance dans un monde multipolaire dangereux où l’on voit bien qu’émergent tout de même un pôle chinois et un pôle américain qui sont en choc frontal ; à ces deux pôles correspondent des modèles de société qui ne sont pas exactement celui de l’Europe. Le modèle de société ouest-européen est articulé autour de la liberté civile, de la démocratie mais aussi de l’État-providence, ce qui est beaucoup moins le cas aux États-Unis. Il faut donc arriver à mieux articuler le fait national au fait européen, et cela passe par la co-production des biens publics.

Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens. Pour éviter la montée du nationalisme autoritaire et la dislocation de toute l’idée européenne, il faut donc permettre à l’Europe de produire des biens publics. L’idée d’une assemblée européenne qui serait composée essentiellement de députés issus des parlements nationaux et qui voteraient sur une ressource fiscale pour financer une politique publique comme l’investissement dans les filières vertes ou dans la recherche en intelligence artificielle, est une façon de ne pas couper le cordon ombilical entre le principe représentatif-démocratique qui existe dans les nations et cette Europe-puissance qui a vocation à produire des biens publics. En tout cas, on ne pourra pas faire l’économie à moyen terme d’une réflexion très profonde sur l’architecture institutionnelle de l’Union européenne.

LVSL – On peut tout à fait repenser l’architecture de l’Union européenne, mais que fait-on des projets existants ici et maintenant, comme l’intention de développer une Europe de la défense – autre prérogative régalienne ?

DD – Je ne suis pas favorable à une armée européenne parce que les options géo-stratégiques sont très différentes d’un État à l’autre. La France est très soucieuse de son indépendance, alors que nombre de pays d’Europe centrale ou orientale sont beaucoup plus alignés sur les États-Unis. Si l’on voulait construire une armée européenne, il faudrait aligner les intérêts géo-stratégiques des différents pays et s’assurer qu’il n’y a pas de passager clandestin, ce qui est aujourd’hui le cas des « petits pays ».

LVSL – Un paradoxe parcourt votre livre. D’une part vous décrivez la manière dont les sociétés se sont fracturées : la crise de 2008, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la réactivation de logiques protectionnistes, le défi écologique. Cependant, quand il s’agit d’en venir à la partie propositionnelle, vous vous contentez de parler de « maîtrise de la mondialisation », rengaine que l’on entend depuis trente ans. Pourquoi ne pas parler de démondialisation, quand toute la logique de l’ouvrage semble y conduire ?

DD – C’est pour les raisons que j’indiquais tout à l’heure : qu’est-ce qu’on entend par démondialisation ? Je préfère parler de décélération sélective. Un certain nombre de filières économiques ont vocation à se soustraire totalement aux chaînes de valeur globalisées… Les circuits courts alimentaires par exemple ou encore la rénovation thermique des logements. En revanche, si démondialiser ça veut dire re-nationaliser intégralement les économies, nous sommes face à une impossibilité, qui découle de l’incompatibilité de cette proposition avec une économie de la connaissance hyper-liquide, hyper-fluide, et en même temps hyper-industrielle avec des chaînes de valeur éclatées.

Cela dit, il y a un ralentissement assez net de la croissance du commerce international depuis quelques années (autour de 3% annuels désormais, contre 8% dans les années d’avant-crise) qui me fait penser que l’on se dirige en réalité vers une régionalisation des chaînes de valeur, parce que les coûts de l’énergie et donc les coûts de transport vont fatalement augmenter à un moment, parce qu’il y a une prise de conscience écologique de la part des opinions publiques qui va obliger les États à taxer le transport maritime ou à ralentir sa vitesse, parce que le libre-échange à tout crin, dans son fonctionnement classique, est de plus en plus contesté par les peuples. Les tensions protectionnistes ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Cette régionalisation des chaînes de valeur fait que les nations et l’Union européenne devront être moins naïves aussi dans les relations avec leurs partenaires économiques que sont la Chine et les États-Unis. Il y a une perspective que je trouve intéressante dans les textes de Pierre-Noël Giraud, selon laquelle il faudrait passer des accords de réciprocité : on peut très bien accepter que des produits chinois soient commercialisés sur le marché européen à condition qu’une partie, à déterminer, de la valeur ajoutée de ces produits ait été produite localement en Europe. C’est plus ou moins ce que font les Chinois vis-à-vis de l’Europe et c’est beaucoup plus intelligent que des barrières tarifaires indiscriminées qui frappent tout le monde et qui pénalisent d’abord les producteurs locaux qui dépendent pour leur produit fini de l’importation d’un certain nombre de composants fabriqués à l’étranger.

LVSL – Dans l’ouvrage, un des risques mentionnés en cas de non prise en compte de l’importance du fait national dans la réflexion politique est qualifié de  national-populiste. Le populisme est assimilé dans l’ouvrage à un courant de droite radicale, alors que ce phénomène peut prendre différents aspects. Il traduit justement ce désajustement entre les lieux de la prise de décision et les lieux d’élaboration démocratique avec cette volonté de Take back control. Est-ce-que la solution ne résiderait justement pas dans une forme de populisme républicain ?

DD – C’est une excellente question : le populisme n’est pas une idéologie, c’est un style caractérisé par la valorisation du bon peuple face à des élites corrompues, un recours assumé à la violence verbale, une exaltation de la force physique, une méfiance vis-à-vis de toutes les médiations comme les partis politiques, une désintermédiation entre le leader « hyperincarné » et la masse, etc.

“La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire.”

C’est un style transversal, et il existe un populisme de gauche comme un populisme d’extrême-droite et un populisme du centre… Ce que je pointe comme un danger, c’est le national-populisme, à savoir le style populiste adossé à une plateforme d’extrême-droite identitaire qui elle, en revanche, constitue une idéologie. Steve Bannon, dans le Figaro Magazine en avril dernier résume ses principaux traits : la remise du fait national au cœur de l’équation politique, non pas pour défendre la nation civique ou la nation démocratique telle que l’avaient thématisée les révolutionnaires français ou américains à la fin du XVIIIème siècle, mais pour exalter les desiderata d’une majorité sociale homogène souvent de couleur blanche et de foi chrétienne. On le voit en Hongrie ou avec le Tea Party aux États-Unis qui n’était pas seulement une révolte contre le renflouement des grandes banques de Wall Street, mais aussi une révolte raciale, le cri de colère de l’homme blanc… On le voit avec la Lega en Italie – Salvini est un pur opportuniste, qui vient d’un parti régionaliste demandant l’autonomie de la Padanie qui ne supportait plus de payer pour le Mezzogiorno ; il a compris qu’il avait un plus grand électorat à capturer, en invoquant l’identité nationale face à toutes les inquiétudes qui sont générées par la mondialisation. Il a donc transformé la Ligue du Nord en Lega, et on voit bien ici que la nation n’est pas la nation démocratique de la république italienne, c’est un moyen d’exalter une majorité sociale dans le meilleur des cas, ethnique dans le pire, et de légitimer un gouvernement autoritaire qui n’a rien du gouvernement représentatif-démocratique. Les premières victimes en sont les minorités, ceux qui ne peuvent pas se défendre, qui ont le moins voix au chapitre : les migrants, les minorités ethniques, etc. C’est ce que l’on a vu en Hongrie par exemple, où l’on assiste à ce processus de régression générale des libertés civiles. Ce n’est pas le modèle de la nation démocratique, c’est le modèle de la nation tribale qui est ici appliqué.

Le national-populisme est donc extrêmement dangereux parce qu’il a compris la force de mobilisation de la rhétorique nationale du fait de l’attachement très fort à l’idée nationale, à l’idée d’une nation civique – qui est détournée, d’où le fait que je parle de piraterie sémantique, dans un sens étroitement ethniciste et identitaire… La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire ; l’identité c’est la tautologie du « A = A », ou pour le dire plus poétiquement à la manière de Hegel, c’est « la nuit où toutes les vaches sont noires » ; il n’y a ni progrès ni émancipation dans l’identité puisque, au fond, tout est toujours égal à soi-même… L’affinité, en revanche, c’est l’idée selon laquelle on trouve des personnes d’horizons divers, de cultures diverses, de religions diverses, d’appartenances diverses mais qui se rassemblent en un projet commun et dont le ciment réside dans l’État-providence et un sentiment d’obligation réciproque.

Je ne suis pas vraiment favorable à la mobilisation du style populiste dans la vie politique. On a vu en France à quel point il pouvait générer de la violence verbale, de l’hystérie, de la tension ; je suis inquiet du délitement du débat public, du climat d’intolérance qui règne et dont les réseaux sociaux ne sont pas la cause mais une simple caisse de résonance. Il n’y a plus de possibilité de trouver des compromis : aujourd’hui, les débats publics sont polarisés autour de positions absolues et irréconciliables. Le vivere civile républicain évoqué par Machiavel reposait au contraire sur l’existence de contradictions dans la société mais cette conflictualité pouvait toujours être surmontée et canalisée par les lois, des institutions, l’action politique, etc.

LVSL – Ne trouve-t-on pas dans votre essai la tentation de nier cette conflictualité?

DD – Je ne nie pas la contradiction ; je pense qu’elle est inhérente et bonne en démocratie, mais aujourd’hui nous ne sommes pas face à des contradictions mais à des oppositions de principes insurmontables et absolues. Si le populisme, comme on a pu le voir avec certaines dérives extrémistes, mène à des contradictions insurmontables, à de la violence verbale, je n’y suis pas favorable. En revanche, à la question « certains éléments du populisme sont-ils parfois positifs pour re-dynamiser un peuple politique ou re-politiser une action ? », je réponds pourquoi pas. Mais encore faut-il être très prudent vis-à-vis de ces catégories et à cette pensée binaire d’opposition du peuple forcément bon face aux élites forcément corrompues.

“Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels.”

La pensée républicaine, en ce sens, ne peut pas être populiste au sens de l’opposition du peuple et des élites parce que la pensée républicaine réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; celle-ci repose sur la circulation des charges entre tous les citoyens : il n’y a donc pas d’élite de sang ou de caste par nature. Il y a simplement une élite du mérite et cette élite du mérite il faut qu’elle circule le plus largement possible par les mérites des individus. Le procès que l’on pourrait faire à l’élitisme républicain aujourd’hui c’est effectivement une insuffisante circulation des charges, une absence de mobilité sociale ou intergénérationnelle qui est évidente. Mais plutôt que de condamner les élites et les stigmatiser, je préfère imaginer un système dans lequel tout le monde peut accéder par ses mérites propres à l’élite.

LVSL – La République s’est affirmée dans un moment de conflictualité aiguë contre les monarchistes et le parti de l’étranger. C’est ce qui a permis l’affirmation des principes républicains contre ce qui leur était extérieur…

DD – Oui, mais cette lecture me semble oblitérer ce qui constitue l’essentiel de la dynamique républicaine : sa capacité à convertir la dynamique des conflits sociaux en une énergie positive qui prend chair dans des lois, dans des institutions. La question sociale est, à ce titre, instructive. Juste après avoir accompli la Révolution de 1789, et proclamé aux frontispices de tous les édifices publics « Liberté-Egalité-Fraternité », on accouche dans les trente premières années du XIXème siècle d’une France de propriétaires très bien documentée par Thomas Piketty. L’idéologie propriétariste bat son plein, le droit civil qui est particulièrement bien décrit par Balzac dans Le Colonel Chabert, fait que ce qui jadis constituait les biens de l’Église est accaparé par une nouvelle classe émergente, que Marx appelle l’aristocratie financière dans son livre sur les luttes de classe en France. Les inégalités de patrimoine se creusent au XIXème siècle et la révolution industrielle accouche d’un sous-prolétariat des usines qui vit dans une misère absolue. On a fait la révolution pour proclamer la liberté et l’égalité et on se retrouve dans une situation où la moitié de l’humanité vit dans des conditions de misère qu’on n’aurait même pas imaginées sous l’Ancien Régime ! La dynamique républicaine consiste, petit à petit, dans l’institutionnalisation des conflits sociaux, dans la proclamation de libertés, comme le droit de grève ou les libertés syndicales, dans le façonnage d’un État-providence – qui d’ailleurs emprunte beaucoup aux caractères nationaux de chaque peuple ; je vous renvoie aux travaux d’Esping-Andersen sur les trois mondes de l’État-providence, selon lequel la France est caractérisée par un monde conservateur-corporatiste parce que l’État-providence qui se consolide après 1945 est un État-providence qui reprend des caisses d’assurance ouvrière pré-existantes. Le conflit est intéressant en République, mais il n’est pas pure violence ou force de destruction ; il accouche d’une dynamique positive d’institutionnalisation, de législation et de construction d’un cadre de vie commun, d’une société plus vivable et plus habitable.

Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels. J’éprouve une certaine méfiance à l’égard du style populiste qui s’apparente pour moi à du verbalisme incantatoire, et je m’attriste déjà suffisamment chaque jour de voir à quel point l’esprit public s’est dégradé et du fait que l’on ne puisse avoir aucun débat politique, échanger des arguments sans tomber dans la violence et des oppositions irréconciliables. Cette dégradation de l’esprit public est terrible à l’heure où justement nous avons profondément besoin de réhabiliter cette idée autour de la question écologique, du défi des inégalités, mais aussi de la menace terroriste, etc. On a besoin de puissance publique, on a besoin de biens communs, en conséquence de quoi on a besoin de débats publics parce qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que seule une petite minorité est détentrice de la définition du bien commun. Le bien commun est le résultat d’une délibération, mais qu’elle puisse se faire sereinement exclut un style politique empreint d’une trop grande violence.

Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

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Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »