Le Burkina Faso au bord de l’effondrement, la présence française en question

Photo du blocage du convoi militaire français à Kaya. Facebook : OR noir.

Depuis plusieurs mois la situation se dégrade au Burkina Faso : les attaques se multiplient, la population manifeste sa colère contre le gouvernement et l’intervention française n’a jamais été aussi impopulaire. Bruno Jaffré, spécialiste du Burkina Faso, biographe de Thomas Sankara et auteur de L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014 (Syllepse, 2019), analyse ici les conséquences politiques des attaques terroristes et des manifestations contre la présence de l’armée française au Burkina Faso. Ce texte a initialement été publié sur son blog, hébergé par le Club de Mediapart.

Jamais depuis l’indépendance une crise au Burkina Faso n’a été aussi grave. Le pays semble s’enfoncer dans une crise politico-militaire, sans qu’aucune perspective ne se dessine.

Dans un de nos récents articles [1], nous évoquions déjà l’électrochoc ressenti après l’attaque de la ville de Solhan, située dans la région Nord à proximité d’un site d’orpaillage. Cette attaque terroriste avait fait 132 victimes, sans que l’armée n’ait été capable d’intervenir à temps, alors qu’une garnison n’était distante que d’une quinzaine de kilomètres.

De nombreuses attaques se produisent très régulièrement, faisant de nombreuses victimes. Il y a peu, lesdits terroristes s’en prenaient aux civils et parfois aux religieux, avec pour objectif clair de faire fuir les personnels administratifs et les habitants s’ils ne respectaient pas leurs consignes. Les incursions menaçantes touchent désormais de nouvelles régions plus au sud, alors que, jusque-là, elles ne touchaient que le grand nord. Les terroristes semblent se déplacer à leur gré dans de nombreuses régions, souvent par groupe de dizaines ou centaines de motos. Ils se promettent même de revenir s’ils ne sont pas entendus, donnant l’impression d’être les maîtres de ces territoires. L’armée paraît dépassée et manquant de renseignements.

Progression des attaques terroristes depuis 2017 (Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)) © Free Afrik.

L’audio ci-dessous, datant de quelques jours, illustre le désarroi de la population. Il provient d’un habitant de la province de Nayala, située dans la région Nord à environ 150 km de Ouagadougou et est révélateur de leur progression et de leur avancée vers le sud.

Écouter ici le témoignage d’un habitant de la région de la Boucle du Mouhoun.

La population n’en peut plus. Si Ouagadougou semble vivre dans une certaine insouciance, de nombreuses villes voient affluer des déplacés fuyant l’insécurité. Depuis déjà plusieurs mois, de nombreuses manifestations se déroulent dans les grandes villes du Nord et de l’Est, les plus touchées par les attaques. Les manifestants dénoncent l’incompétence du gouvernement et l’incapacité de l’armée. Ils sont souvent sortis dans les rues à la suite d’appels de coalitions locales qui les encadraient ; d’autre fois, ils sont sortis avec un certain décalage avec les appels de l’opposition politique dirigée par le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014. La guerre frappe souvent aux portes de ces villes qui, dans un élan de solidarité sans faille, accueillent des dizaines de milliers de déplacés.

Inata, l’attaque de trop

L’attaque d’Inata du 14 novembre dernier fait l’effet d’un électrochoc. Cette localité du Nord du pays a subi l’assaut d’une dizaine de motos accompagnées de pickups munis de mitrailleuses. L’assaut est attribué au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Son bilan est lourd : 57 tués dont 53 gendarmes, sur 113 gendarmes et 5 civils présents dans le camp. Le carnage est doublé d’une grave défaite militaire. Le même jour, une autre garnison, située à Kelbo, dans la région du Sahel, était attaqué. Mais, selon un communiqué officiel de l’armée, les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont pu la repousser. Et le 21 novembre, l’attaque d’un détachement de gendarmerie de Foubé, dans la région du Centre-Nord, a tué une dizaine de civils et neuf gendarmes.

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire.

Une défaite militaire écrasante ! Chacune de ces défaites est ressentie comme une humiliation pour ce pays. Pays qui, hier encore, était fier de son insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, et de la victoire contre le putsch du général Diendéré, fomenté en 2015. Le général Diendéré, déjà condamné à vingt ans de réclusion pour sa tentative de putsch, est actuellement jugé pour l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Sept ans après, le Burkina Faso est méconnaissable.

Lire sur LVSL notre entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Il y a peu, on lisait encore régulièrement sur Facebook des sarcasmes de Burkinabè à l’encontre des militaires d’autres pays, notamment au Mali, qui a entamé des négociations avec les Russes de la milice Wagner pour affronter les terroristes.

Mais la colère grandit au fur et à mesure que les informations sur ce dernier drame se précisent. Informations dramatiques et révoltantes s’il en est ! LeFaso.net, média numérique de référence, est, fait rarissime, sorti de sa neutralité le 23 novembre. On peut lire, dans un éditorial intitulé « Inata ! : la grande honte de la grande muette ! », des extraits d’un message radio, daté du 12 novembre et issu de la garnison, dans laquelle elle se plaint « d’une rupture totale de provision alimentaire » obligeant les soldats à abattre les animaux alentours pour se nourrir, et ce depuis deux semaines. Et, plus loin, un groupe de gendarmes « qui se présente comme les “gendarmes de la mission Dablo/Foubé” révèlent qu’”avant le mois de mars 2021, tous ceux qui ont effectué des missions dans ces deux zones n’ont reçu que la moitié des primes. Aucune prise en charge sanitaire”. “Pourquoi ?” exclame le groupe qui dit n’avoir eu que des promesses de la part de ses supérieurs qui sont responsables de ces coupures ». Les gendarmes étaient donc abandonnés à eux-mêmes sans nourriture depuis près de deux semaines !

Nouvelles promesses du président Roch Marc Christian Kaboré

Une première réaction du président intervient d’abord le 17 novembre sous forme de condoléances. Et, après un très long silence gouvernemental, la réponse aux manifestations qui se multiplient dans le pays intervient dans un discours le 25 novembre, à 23h30 ! Il annonce le lancement d’une enquête administrative suivie de sanctions et de poursuites judiciaires contre les responsables, des changements dans la hiérarchie militaire, l’envoi sur le terrain des chefs militaires souvent accusés sur les réseaux sociaux de rester en sécurité à Ouagadougou et la constitution d’une nouvelle équipe gouvernementale plus resserrée. Mais aussi, ce qui est nouveau et était très attendu, c’est une opération mains propres et le traitement tous les dossiers pendants de corruption, afin de « mettre fin aux dysfonctionnements inacceptables qui sapent le moral de nos troupes combattantes et entravent leur efficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes. »

Quelle crédibilité accorder à ces déclarations ?

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire. Même le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) – méga-parti issu d’une scission interne au CDP, peu avant l’insurrection de 2014 – disposant pourtant de la majorité absolue, semble aphone devant la gravité des évènements. Il s’est contenté d’appeler à « fédérer des énergies contre le terrorisme ». Seul est monté au créneau l’Union pour la renaissance / Mouvement patriotique sankariste (UNIR/MPS), appartenant à la majorité présidentielle. Son président, maître Bénéwendé Sankara [2], a proposé, lors d’une conférence de presse, des changements dans l’armée, la mise en place de l’état d’urgence et de l’état de siège.

Pourtant, la majorité présidentielle est écrasante après le ralliement de nombreux partis au lendemain des dernières élections. Leurs militants, surtout formés pour mener des campagnes électorales, s’avèrent incapables d’affronter cette grave crise politique et de se mobiliser pour défendre la politique gouvernementale. En revanche, les journaux sont envahis de déclarations ou comptes-rendus de conférences de presse de petites organisations sans envergure, affirmant leur soutien ou demandant la démission du président.

Déjà, lors des nombreuses grèves des années 2016 et 2017 à l’appel des syndicats demandant des augmentations de salaire, des voix s’exprimaient dans le pays dénonçant la faiblesse du gouvernement qui satisfaisait à leurs revendications alors que la guerre s’amplifiait. En réalité, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée sont dénoncés depuis de nombreuses années sans que le gouvernement n’ait engagé d’action pour y remédier.

Des officiers corrompus, des moyens aériens déficients

Les FDS, qui affrontent les terroristes, subissent de très graves revers suivis parfois de quelques communiqués de victoire annonçant la mise hors d’état de nuire de dizaines de terroristes. Malheureusement le doute s’est installé depuis que, par le passé, de simples civils ont été qualifiés de terroristes. Des organisations de la société civile, comme le Mouvement burkinabè des droits humains (MBDHP) dénoncent régulièrement les exactions des militaires envers les populations.

Lire sur LVSL : « Sur quoi prospère le “djihadisme” au Burkina Faso », par Tangi Bihan.

La population, qui ne ménage pas ses déclarations de soutien aux FDS, ne cesse de déplorer les pertes militaires et civiles. Mais elle découvre, avec une stupeur mêlée d’une colère grandissante, les très graves dysfonctionnements de l’armée.

À Inata les gendarmes n’étaient plus approvisionnés en nourriture depuis plus de deux semaines, faute de disponibilité d’un hélicoptère. Ils en étaient réduits à abattre les animaux alentours, ce qui n’est pas la meilleure façon d’acquérir la sympathie et la collaboration des habitants de la ville. Et ils s’apprêtaient même à quitter leur position après avoir demandé, sans succès, à leur hiérarchie que l’évacuation se fasse par hélicoptère. Mais ce n’est pas tout. La relève devait être assurée depuis début novembre [3]. C’est un cantonnement isolé et abandonné par sa hiérarchie qui a été massacré : environ la moitié des gendarmes ont été tués et on ne sait pas ce que sont devenus les autres, s’ils ont été blessés, évacués ou enlevés.

Ra-Sablga Seydou Ouedraogo [4], directeur de l’institut de recherche indépendant Free Afrik, était interrogé sur 3TV le 25 novembre. Dès janvier 2017, a-t-il déclaré, l’institut Free Afrik a publié un rapport, intitulé Burkina Faso 2016/2017 : s’éloigner du précipice ; engager le renouveau, dans lequel les dysfonctionnements actuels étaient déjà signalés, et notamment la corruption des officiers. « Rien n’a été fait depuis » a-t-il lancé avec colère. Selon la presse, les militaires au front ne touchent plus leurs primes depuis plusieurs mois. Par ailleurs, il a fustigé les députés de l’actuelle Assemblée nationale dont beaucoup se sont fait élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire.

Concernant les moyens aériens de l’armée, questionné lors du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de la Défense, le général Aimé Barthélémy Simporé, a déclaré : « Vous avez parlé des capacités aériennes, nous les renforçonsBientôt, d’ailleurs, nous allons vous présenter de nouvelles acquisitions en matière d’outils aériens ».Ce débat a permis de rendre public les chiffres prouvant l’accroissement des moyens mis à la disposition de la défense. Ainsi, le portefeuille de la Défense et de la Sécurité est passé de 157,97 milliards de francs CFA en 2016 à 428,32 milliards de francs CFA en 2021 !

Récemment, des communiqués de l’armée rapportaient les différentes sorties aériennes pour soutenir l’armée ou le retour des civils dans leurs villages. Pourtant, lors de l’attaque de Sohlan, le ministre de la Sécurité, questionné sur l’absence d’hélicoptère, avait déclaré « L’hélicoptère ne vole pas à toute heure. Il faut un certain équipement pour pouvoir voler de nuit » [5]. Plus grave, un bruit récurrent court, et dont j’ai fait vérifier la véracité par deux sources sérieuses, selon lequel des hélicoptères achetés par l’armée ne sont pas opérationnels. Ce serait l’œuvre de circuits mafieux d’achat d’armes que dénoncent Ra-Sablga Seydou Ouedraogo à la télévision. D’ailleurs, 48 heures après l’attaque d’Inata, des troupes d’élite de la gendarmerie ont pu reprendre le contrôle de cette position. Et c’est un avion Transall C-160 de l’armée française qui les a transportés avec leur matériel, d’abord à Djibo, la ville la plus proche, puis un hélicoptère français a ensuite fait la navette à partir de Djibo pour les transporter sur place [6].

Un convoi militaire français bloqué à Kaya

Kaya, ville située à centaine de kilomètres au nord-est de Ouagadougou, accueille des milliers de déplacés. Elle se trouve sur la route du nord qu’empruntaient, jusqu’ici très régulièrement et sans incidents, les importants convois militaires composés de plusieurs dizaines d’engins espacés parfois de plusieurs kilomètres.

Les incidents ont en réalité commencé quelques jours avant, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays. Des activistes peu connus de la Coalition des patriotes du Burkina Faso (COPA/BF), avaient annoncé, lors d’une conférence de presse en juin 2021, vouloir organiser une manifestation pour demander le départ des troupes françaises. Pour assurer le succès de leur manifestation, ils ont invité Kemi Seba à Bobo-Dioulasso [7]. Celui-ci est finalement expulsé du pays avant de rejoindre la ville. Quelques centaines de manifestants se réunissent cependant, à l’appel du COPA/BF, du Mouvement panafricain de rejet du franc CFA et d’Urgences panafricanistes de Kemi Seba, rapidement dispersés par les forces de l’ordre [8].

Des manifestations et tentatives de blocage, rassemblant plusieurs centaines de jeunes et rapidement dispersés, ont émaillé le passage du convoi militaire à Bobo-Dioulasso le 16 novembre et à Ouagadougou le 17 novembre.

Mais c’est une manifestation d’une toute autre ampleur qui va se dérouler à Kaya à partir du 18 novembre. Les échos de ces précédentes tentatives de blocage et des appels à la radio locale ont rapidement fait sortir des centaines puis des milliers de personnes après que les organisateurs sur place, mal identifiés, aient fait le tour des différents établissements scolaires de la localité pour ramener des renforts. Les appels à manifester vont jusqu’à raconter que ce convoi, à destination de Gao, contient des armes à destination des « djihadistes » !

Alors que partout dans le pays les manifestations fustigent le gouvernement et ses insuffisances et exigent souvent la démission de président Roch Marc Christian Kaboré, à Kaya, seule l’armée française est visée. Cette fois, le convoi est bloqué et bien bloqué et les réseaux sociaux sont envahis de messages de soutien aux bloqueurs. Plusieurs leaders d’opinion tentent vainement d’expliquer que si ce convoi est là, c’est en raison des accords entre le gouvernement et l’armée française et qu’il convient plutôt de s’adresser au gouvernement. Un communiqué du Balai citoyen, publié le 20 novembre et silencieux sur le blocage de Kaya, remet les responsabilités gouvernementales au premier plan.

Les notables du pays – les autorités politiques et les chefs traditionnels et religieux – essayent de négocier pour que le convoi puisse repartir, sans succès. Les FDS burkinabè tentent de maintenir la foule avec beaucoup de retenue. Des vidéos ont montré des jeunes ayant réussi à ouvrir un container et à vider quelques caisses à la recherche d’armes. Deux des camions appartenant à l’armée burkinabè, remplis de nourriture à destination des garnisons du nord du pays, furent finalement autorisés à passer.

Par la suite, une militaire française va tirer, occasionnant plusieurs blessés, comme l’indique la journaliste Agnès Faivre dans un reportage publié dans Libération. Elle a pu interroger plusieurs manifestants et rapporter leur état d’esprit. « “Pendant que les attaques s’amplifient chez nous, on voit passer ces convois, tous les trois ou quatre mois. Si nos soldats avaient eu l’armement des Français à Inata, ils auraient pu combattre, [indique] Abdoulaye Ouedraogo, étudiant de 27 ans et secrétaire de l’association des élèves et étudiants de Kaya. Et puis nos soldats tombent. Leurs convois sont visés par des engins explosifs. Les Français passent sur les mêmes axes, mais on n’a jamais appris qu’un convoi français a été attaqué.” Et l’homme de s’interroger sur les “armes puissantes” des djihadistes. “Qui leur donne ?” On demande : dans quel but la France les armerait-elle ? “Nous, ce qu’on sait, c’est que la France n’a pas d’amis. Elle n’a que des intérêts”, balaie calmement Ouedraogo. »

En réalité, en raison d’une communication déficiente, les explications manquent sur les revers de l’armée. Est-ce le secret défense ? La colère et le désarroi laissent la population à la merci d’activistes peu scrupuleux qui diffusent des informations mensongères. Le Balai citoyen a été contraint de diffuser un communiqué démentant être à l’origine de collectes destinées à soutenir les manifestants. Ce n’est pas nouveau, à chaque nouvelle attaque d’envergure, les Burkinabè se demandent : avec tous ces satellites, les réseaux de renseignements occidentaux ne sont-ils pas informés des attaques ? Pourquoi ne préviennent-ils pas nos soldats ? Ce déficit de communication sur les accords entre l’armée française et les FDS burkinabè laissent la place à toute sorte de supputation. Selon nos informations, au Burkina Faso, l’armée française n’intervient que lorsque les autorités burkinabè la sollicitent. La coopération est-elle efficace ? N’y a-t-il pas de la part du Burkina Faso une volonté d’indépendance ? Autant de question sans réponse.

Pour éviter de nouvelles manifestations et éviter la communication entre les manifestants, le gouvernement a coupé l’Internet mobile, rajoutant un motif supplémentaire de mécontentement.

Le convoi va rester bloqué six jours avant de pouvoir reprendre la route vers le Niger, où il se trouvera de nouveau confronté à des manifestants dans la localité de Tera. Deux manifestants vont perdre la vie, après des tirs de l’armée française pour dégager la voie, tandis que 18 sont blessés dont 11 gravement, selon un communiqué de l’armée nigérienne [9].

Nouvelles manifestations antigouvernementales

Les attaques d’Inata et de Kelbo ont de nouveau fait descendre dans la rue des milliers de manifestants exprimant leur colère contre le gouvernement, avec parfois même des appels à un coup d’État. Ce qui est nouveau, ce sont les appels nombreux et récurrents à la démission du président. Un véritable ras-le-bol s’est emparé des Burkinabè. Si le blocage de Kaya a entraîné un véritable engouement parmi la jeunesse, de nombreuses voix moins juvéniles, notamment le très respecté maire de Dori, la grande ville du Nord, appellent à plus de retenue, expliquant qu’un coup d’État ne ferait qu’aggraver la situation.

Une coalition dite du 27 novembre appelait depuis plusieurs jours à manifester à cette date [10]. De nombreuses échauffourées ont éclatées à Ouagadougou, avec notamment des dégradations de bâtiments publics. Le nombre de manifestants est resté modeste au vu des photos publiées dans la presse. La manifestation étant interdite, les forces de l’ordre ont dispersé toute tentative de rassemblement. Et la presse a raillé les leaders ayant appelé à manifester, pour leur absence sur les lieux.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont aussi multipliées en France

Quant au Chef de file de l’opposition (CFOP), il a lancé un ultimatum au gouvernement pour le 9 décembre : « Si dans un délai d’un mois, rien de sérieux et de concret n’est entrepris pour maîtriser la situation sécuritaire, l’Opposition politique, en concertation avec des organisations soucieuses de l’avenir de la Nation, appellera à des manifestations fortes pour exiger purement et simplement la démission immédiate du chef de l’État et de son gouvernement » [11]. Selon maître Guy Hervé Kam, le CDP de Eddie Komboïgo n’aurait guère le rayonnement suffisant pour drainer des foules derrière lui.

Le pouvoir à bout de souffle, les potentialités internes existent encore pour éviter le pire

Les jours qui viennent seront déterminants. La réaction risque d’être vive si le président ne respecte pas ses dernières promesses. Mais la situation n’a rien à voir avec celle ayant précédé la fuite de Blaise Compaoré. Il n’y a pas de leaders capables de canaliser la jeunesse, alors qu’à l’époque, les Sams’K Le Jah ou Smockey, alors respectés et écoutés en tant que leaders du Balai citoyen, avaient de l’autorité et réussissaient à limiter la violence. Et les manifestations de rue massive étaient parfaitement encadrées. Par ailleurs, l’opposition, qui alors parlait d’une seule voix, paraissait en mesure d’assumer le pouvoir, même si ce sont finalement les leaders de la société civile, hors du Balai citoyen d’ailleurs, qui ont essentiellement œuvré à la mise en place de la transition. Les partis politiques semblaient laisser les choses se faire… avant de rejoindre le processus enclenché.

Comme nous l’avons dit, le Burkina Faso est fier de son histoire. Il regorge de personnalités compétentes et intègres aptes à affronter les problèmes d’aujourd’hui. Il existe cependant une vive compétition dans les excès verbaux, amplifiée par les réseaux sociaux, et sans qu’il soit tenu compte de la véracité des informations diffusées, entre des aspirants leaders souvent plus jeunes. Mais c’est aussi l’expression d’une prise de conscience des responsabilités du peuple Burkinabè et pas seulement les dirigeants, qui ont laissé le pays sombrer petit à petit en perdant toute la rigueur morale dont le pays était si fier par le passé. C’est en se ressourçant auprès de ses potentialités que ce pays pourra éventuellement sortir de cette grave crise, inédite dans l’histoire du pays. Mais rien n’est possible sans une lutte implacable contre la corruption, ce qu’avait entrepris rapidement Thomas Sankara et qui avait entraîné cette immense popularité.

La présence française en question

Les blocages, qui ont gravement perturbé le convoi de l’armée française en route pour Gao, ont démontré une impopularité jamais égalée de la présence militaire française. Même si ce convoi a représenté un exutoire à la colère des populations après l’attaque d’Inata, la désinformation affirmant que les armes étaient destinées aux terroristes ne peut à elle seule expliquer le développement de cette colère, qui, nous l’avons vu, a bien d’autres motifs. À ce propos, une communication conjointe plus efficace et plus transparente entre les militaires et les dirigeants politiques des deux pays, expliquant la réalité de la collaboration entre les militaires locaux et les militaires français, paraît nécessaire.

Lire sur LVSL : « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont multipliées aussi en France. Citée par Mediapart, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), explique : « Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le “double jeu” de la France au Mali. »

Et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, très proche de la France, n’était pas en reste. En mars 2018, nous écrivions : « C’est encore un hélicoptère burkinabè qui viendra sauver in extrémis les chefs du MNLA, qui avaient aussi les faveurs de la France, en déroute le 26 juin 2012 », et qu’« Iyad Ag Ghali fut lui-même un des protégés de Blaise Compaoré. »

Aujourd’hui, Iyad Ag Ghali est en quelque sorte devenu l’ennemi public numéro. Reste qu’il apparaît désormais difficile pour le gouvernement français de ne pas repenser sérieusement sa stratégie. Car chaque convoi risque dorénavant d’être perturbé. Coincée entre sa volonté de défendre sa place de grande puissance dans la lutte contre le terrorisme et les difficultés des régimes en place au Sahel – peu mobilisés pour résoudre les problèmes sociaux des populations éloignées des capitales et disposant d’armées affaiblies par de graves dysfonctionnements internes – la France n’a guère de véritable marge de manœuvre.

Se retirer en ordre ? Ce serait reconnaitre la défaite. Renégocier les interventions avec les gouvernements ? Est-il encore possible d’éviter un retrait ? Gardons-nous de nous poser en donneur de leçon, tant les questions sont complexes. Mais nous souhaitons par cet écrit alerter et exprimer notre forte inquiétude.

Mais on reste en droit de se poser la question : y a-t-il eu un acte terroriste en France ou en Europe commis à la suite d’un ordre donné depuis le Sahel ? Sans se détourner du drame qui se joue au Sahel, n’est-il pas temps de réfléchir à des nouvelles formes de solidarité à négocier avec les gouvernements en place ?

Notes :

[1] Bruno Jaffré, « Enfin le procès de l’assassinat de Sankara et de ses compagnons », Le Club de Mediapart, 10 octobre 2021. Voir notamment la dernière partie de l’article.

[2] Maître Bénéwendé Sankara a exprimé de nouvelles ambitions à l’issue de son récent congrès, affirmant : « l’objectif ultime c’est de conquérir le pouvoir d’État ». L’UNIR/MPS est issu d’un congrès de réunification de plusieurs organisations, partis et associations, dont surtout l’ancien Mouvement patriotique pour le salut (MPS). L’ancien MPS était dirigé par Augustin Lada, ancien chercheur et ancienne figure de la société civile et son président d’honneur n’était autre que le général Isaac Zida, ancien officier supérieur du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) de Blaise Compaoré et qui fut le Premier ministre lors de la transition.

[3] « Burkina Faso : problèmes de ravitaillement, absence de relève… Ce que l’on sait de l’attaque d’Inata », Jeune Afrique, 20 novembre 2021.

[4] C’est une des personnalités les plus en vue de la société civile, grâce à son intégrité, son engagement, ses qualités pédagogiques et ses compétences. Il multiplie les conférences dans son institut. Nous en avons déjà parlé dans notre blog. Il a joué un rôle important lors de la mise en place de la transition en 2014. (Voir Bruno Jaffré, L‘insurrection inachevéeBurkina Faso 2014, Syllepse, 2019). Son portrait y figure, ainsi que ceux de nombreux autres de personnalités du pays.

[5] « Sécurité : “L’hélicoptère ne vole pas à toute heure” le ministre Ousséni Compaoré explique les difficultés face à certaines attaques terroristes », Toute Info, 23 juin 2021.

[6] « Attaques terroristes : les Burkinabè reprennent le contrôle d’Inata », WakatSéra, 19 novembre 2021.

[7] Kemi Seba a d’abord côtoyé en France Alain Soral, proche des idées d’extrême droite et plusieurs fois condamnés pour racisme. À son tour condamné pour violence en France, il s’est installé en Afrique, d’abord au Sénégal puis au Bénin. Polémiste, « suprématiste noir » comme le surnomment les médias français, ses excès de langage relayés par une communication importante sur les réseaux sociaux l’ont rendu populaire en Afrique, notamment après son engagement contre le franc CFA et maintenant contre la présence française sur le continent.

[8] Romuald Dofini, « Marche-meeting contre le néocolonialisme : Les manifestants dispersés à coups de gaz lacrymogène à Bobo-Dioulasso », LeFaso.net, 31 octobre 2021.

[9] « Niger : le convoi de la mission Barkhane enfin arrivé à Gao après de nombreux heurts », France 24, 29 novembre 2021.

[10] Deux des personnalités à l’origine de la manifestation, Hervé Ouattara et Michel Tankoano, se sont fait connaître lors de l’insurrection et de la transition. Le premier a depuis un itinéraire sinueux, proche du MPP durant l’insurrection, il deviendra le responsable de la jeunesse du MPS (le parti qui a rejoint la coalition UNIR/MPS) tout en se rapprochant de Kemi Seba.

[11] « Ultimatum lancé par le CFOP au chef de l’État », Le Pays, 15 novembre 2021.

Veillée d’armes au Cachemire

Narendra Modi © India Times

14 février 2019, un camion rempli d’explosifs tue 49 paramilitaires indiens dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Très vite, l’attentat est revendiqué par Jaish-e-Mohammed, dont le chef, Masood Azhar, opère en toute quiétude depuis le Pakistan. L’Inde réagit coup pour coup. Le 26 février, un raid de 12 Mirage 2000 cible un centre d’entraînement djihadiste situé au-delà de la frontière indo-pakistanaise. 350 terroristes sont neutralisés. Dès lors, cet attentat agit comme un révélateur du jeu géopolitique qui met aux prises les grandes puissances mondiales dans la région. Récit. 


Rapidement, les premières mesures de rétorsion sont prises par l’Inde, qui assure détenir « des preuves irréfutables » de la complicité pakistanaise dans l’attentat. Le Pakistan perd son statut de nation la plus favorisée et les droits de douane indiens augmentent de 20% pour Islamabad. La machine diplomatique indienne se met en ordre de marche pour cibler la République islamique et l’isoler sur le plan international. Les Etats-Unis, quant à eux, demandent au Pakistan de « cesser immédiatement de soutenir et de prêter refuge à tous les mouvements terroristes actifs sur son sol ».

Puis viennent les représailles militaires. Comme en 2016, lorsqu’une attaque terroriste avait fait 18 morts dans un camp militaire indien, le Premier Ministre, Narendra Modi, envoie les Mirage 2000 cibler les camps d’entraînement des groupes terroristes qui opèrent depuis le Pakistan. L’Inde se prépare à la réponse du Pakistan. La surveillance à la frontière est renforcée. Médias et réseaux sociaux laissent paraître un soutien unanime des Indiens, à travers le mot-dièse #Indiastrikesback.

Pendant ce temps, la traque s’organise. Le 17 février, 23 hommes soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat sont arrêtés. Le lendemain, deux terroristes présumés sont abattus par l’armée indienne, dans un raid qui cause deux victimes civiles et 4 parmi les militaires indiens. Abdul Gazi, cerveau présumé de cette attaque, est éliminé par les forces de sécurité indienne. Ce dernier avait fait ses classes de terroriste islamiste auprès des Talibans en Afghanistan.

LE CACHEMIRE, ENJEU DE PUISSANCE POUR L’INDE ET LE PAKISTAN

Depuis 1947, attentats terroristes et guerres conventionnelles ont rythmé la vie des populations de la vallée du Cachemire. Toutes furent gagnées par l’Inde. Toutes donnent des frissons aux puissances de la région, eu égard au fait que les deux nations sont nucléarisées. Pourtant, depuis 1947, rien n’a changé, ou presque. L’Inde contrôle les deux tiers du Cachemire, tandis que le Pakistan administre le tiers restant. Dominé militairement, le Pakistan est régulièrement accusé de soutenir des groupes terroristes pour déstabiliser le seul état indien majoritairement musulman tandis que le gouvernement indien est accusé de remettre en cause les droits de l’homme et de laisser les mains libres aux forces armées indiennes pour maintenir l’ordre dans le Jammu et Cachemire.

En Inde, comme en Afghanistan, le Pakistan est accusé de financer des activités terroristes pour déstabiliser ses voisins. L’Inter-Services Intelligence, véritable État dans l’État, aurait pour rôle d’apporter un soutien logistique et financier aux groupes terroristes dans le Cachemire et en Afghanistan. Par ailleurs, le gouvernement pakistanais est accusé de tolérer l’existence de camps, ayant pour fonction d’assurer une base arrière et des centres d’entraînement pour les terroristes opérant ensuite en Afghanistan et dans la vallée du Cachemire.

Selon l’Inde, le Pakistan utilise donc les groupes terroristes qu’il protège et finance pour déstabiliser la partie du Cachemire administrée par l’Inde et remettre en cause la souveraineté indienne dans la région. A ce titre, le groupe djihadiste Jaish-e-Mohammad est particulièrement actif. En septembre 2016 déjà, il a revendiqué l’assaut contre la caserne d’Uri, au cours duquel 18 militaires indiens perdirent la vie. Le même groupe est responsable de l’attentat du 14 février dernier.

Le Pakistan se défend de telles accusations. On doit d’ailleurs à la vérité de reconnaître que le Pakistan a entrepris, depuis l’arrivée au pouvoir de Nawaz Sharif, une lutte plus affirmée contre les groupes terroristes qui opèrent sur son territoire. Ici encore, le nouveau Premier Ministre pakistanais, Imran Khan, a déclaré : « Si vous avez des preuves fermes de l’implication de Pakistanais dans cet attentat, je peux vous assurer que j’ordonnerai une enquête contre eux. Car ces terroristes sont aussi les ennemis du Pakistan, ils agissent contre nos intérêts ».

Le groupe Jaish-e-Mohammad est effectivement interdit au Pakistan depuis 2002. Pourtant, le chef de ce groupe terroriste, Masood Azhar, y vit sans être inquiété par les autorités. Par ailleurs, sous la pression du Pakistan, la Chine a empêché l’inscription du chef djihadiste sur la liste noire des terroristes reconnus par l’ONU en 2017.

L’Inde, elle, a mis en place une législation d’exception pour lutter contre le terrorisme. A cet égard, l’Armed Forces (Special Powers) Act donne de larges pouvoirs aux forces armées pour neutraliser les terroristes mais également pour perquisitionner et détenir qui que ce soit dans la région. Les associations de défense des droits de l’homme ciblent cette législation comme étant responsable de viols des droits humains dans la vallée du Cachemire.

La population du Jammu et Cachemire, seul Etat indien majoritairement musulman, est donc prise en tenaille entre un gouvernement pakistanais qui finance des groupes terroristes qui meurtrissent régulièrement l’Etat, et l’armée indienne qui recourt à une législation d’exception, lui donnant une grande liberté d’action pour maintenir l’ordre.

LE GRAND JEU DES PUISSANCES MONDIALES EN ASIE

L’avenir du monde se joue dans cette région stratégique, entre trois États-puissances : l’Inde, la Chine et les Etats-Unis.

D’un côté, le Pakistan, doté de l’arme nucléaire, joue de sa relation stratégique avec l’Arabie Saoudite et la Chine pour garantir sa sécurité et son développement économique. De l’autre l’Inde, nation nucléaire par ailleurs, jouit de sa supériorité militaire, du soutien de plus en plus affirmé des Etats-Unis et de sa position centrale dans la région pour dominer son dangereux voisin et contenir l’avancée de la Chine dans son pré carré, l’océan indien.

Islamabad noue donc des liens forts avec la Chine, qui prévoit d’investir 46 milliards de dollars dans la construction d’un corridor économique partant du Xinjiang chinois et allant jusqu’au port Pakistanais de Gwadar, de façon à garantir un accès au golfe persique, à la mer d’Arabie et à l’océan indien.

Le corridor économique sino-pakistanais.  ©Javedpk05

Cela lui permettrait d’ouvrir une route commerciale en direction de l’Asie centrale, du Moyen-orient et de l’Europe, sans passer par l’unique voie d’accès – jusqu’à présent -, le détroit de Malacca, aux abords duquel l’Inde a renforcé son contingent militaire par le biais de son implantation sur les îles Andaman et Nicobar.  En outre, une bretelle du corridor devrait rejoindre l’Afghanistan, dont les ressources minières intéressent la Chine.

Les deux pays ont également signé des programmes de coopération militaire notamment dans le domaine nucléaire, mais également pour ce qui concerne les avions de combat.

L’Afghanistan est une pièce centrale des enjeux d’influence dans la région : il donne accès aux ressources minières de l’Asie centrale. C’est la raison pour laquelle la Chine aimerait étendre le corridor sino-pakistanais en direction de l’Afghanistan. Or, un tel mouvement suppose une normalisation des relations afghano-pakistanaises, empêchée par le fait que le Pakistan constitue une base de repli et d’entraînement pour les Talibans. Les négociations entre Pakistanais et Afghans ont échoué sur un point : le Pakistan refuse que les factions djihadistes qui refusent de négocier avec Kaboul soient neutralisées. L’Inde, alliée historique de l’Afghanistan, continue de soutenir Kaboul. Elle compte s’appuyer sur le partenariat stratégique qu’elle a avec l’Iran, qui lui assure une partie de son approvisionnement en gaz et pétrole, pour moderniser le port de Chabahar. Ce dernier lui permettrait d’accéder à l’Afghanistan sans passer par le Pakistan, d’avoir un accès direct en Asie centrale et, par là même, de désenclaver son allié afghan. Par ailleurs, l’Inde a financé le nouveau parlement afghan. Elle livre également des hélicoptères de combat à l’armée afghane, ce qui lui permet de lutter plus efficacement contre les Talibans.

Avec l’Arabie Saoudite, la relation bât de l’aile. Le Pakistan a du mal à se positionner vis-à-vis de la politique d’affrontement frontal que l’Arabie Saoudite a engagé à l’égard de l’Iran. D’un côté, le Pakistan doit beaucoup à son allié sunnite : l’Arabie Saoudite fournit de larges liquidités pour permettre au Pakistan de financer son développement économique et ses écoles coraniques, la minorité pakistanaise qui sert de main d’oeuvre bon marché dans les pays du Golfe assure des transferts financiers importants vers le Pakistan, tandis que l’ancien Premier Ministre Pakistanais, Nawaz Sharif, a été libéré des geôles du général Musharraf grâce à l’aide saoudienne.

Cependant, le Pakistan se refuse à s’engager, de trop près, dans la politique anti-iranienne de l’Arabie Saoudite. Elle a refusé son soutien aux Saoudiens dans leur guerre anti-chiite au Yémen et exprime des réserves vis-à-vis de la coalition formée par Mohammed Ben Salman unissant 34 pays sunnites “contre le terrorisme”. Sharif avait même envisagé la finalisation du gazoduc Pakistan-Iran, avant que le gouvernement américain ne fasse preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis du régime des Mollahs et ne rétablisse les sanctions économiques.

Officiellement, cette réserve est liée à la volonté pakistanaise de ne pas diviser le monde musulman. Cependant, les fragilités intérieures de l’Etat pakistanais comptent, tout autant, dans cette position modérée.  En effet, les forces de sécurité pakistanaises ont fort à faire avec le groupe terroriste sunnite Lashkar-e-Jhangvi qui cible régulièrement la minorité chiite du pays.

De son côté, l’Inde cherche à se doter d’alliés et d’une puissance économique, géopolitique et militaire à même de contenir l’avancée de la Chine dans la région. En effet, la stratégie des nouvelles routes de la soie, mise en avant par la Chine, encourage l’Inde à s’affirmer comme une puissance régionale de premier plan. Les nouvelles routes de la soie, vaste projet d’établissement de routes commerciales alternatives, et contrôlées par la Chine, pour relier l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie du Sud-Est au géant asiatique passent par des territoires pakistanais revendiqués par l’Inde.

La stratégie du collier de perle, vaste réseau de bases militaires et de facilités portuaires mis en place par la Chine en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien, inquiète également l’Inde. L’énumération des facilités portuaires et militaires chinoises peut paraître inquiétante : base navale de Yulin (île d’Hainan); bases aériennes dans l’archipel des Parecels et Spratleys, annexés de fait par la Chine; construction d’un gazoduc et d’un oléoduc pour alimenter la Chine en gaz et pétrole birman; implantation dans le port de Gwadar (Pakistan), concession centenaire sur le port d’Hambantota (Sri Lanka), implantations dans le port bangladeshi de Chittagong et dans le port birman de Kyauk Phyu, ouverture de la première base militaire chinoise à l’étranger, au niveau de port de Djibouti. L’objectif de la Chine est assez clair : contrôler la Mer de Chine méridionale par laquelle passe la majorité de son approvisionnement en hydrocarbure, isoler l’Inde dans l’océan Indien et maîtriser les routes maritimes de la Mer de Chine méridionale jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb.

La Chine pousse également son avantage dans l’Himalaya, où elle a des contentieux avec l’Inde. Par conséquent, l’Inde renforce sa présence dans l’Himalaya à travers une modernisation de ses infrastructures et la création d’une force d’intervention de montagne armée de 40 000 soldats.

De son côté, l’Inde a renforcé ses capacités navales et d’aviation de combat à travers la commande de 36 rafales à la France et de 6 sous-marins de classe Scorpène à Naval Group. Malgré les mises en garde américaines, elle a également commandé les systèmes de défense sol-air S 400 au gouvernement russe. Elle tente par ailleurs de renforcer ses facilités portuaires à travers des accords avec les Seychelles et l’île Maurice, qui offrent des ports d’attache pour l’Indian Navy. L’Inde a enfin noué un partenariat stratégique avec la France, puissance asiatique qui s’ignore. L’Inde a désormais accès aux bases navales françaises dans l’océan Indien. La France bénéficie, en effet, d’une capacité de déploiement importante dans l’espace indo-pacifique à travers ses bases militaires à Djibouti, aux Emirats Arabes Unis, à Mayotte, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie Française. 25% de sa ZEE se situe dans l’Océan Indien et 67% de sa ZEE est située dans l’Océan Pacifique.

En outre, l’Inde bénéficie du soutien de plus en plus appuyé des Etats-Unis. Elle participe, notamment, au dialogue quadrilatéral de sécurité, réunissant les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, qui vient de commander 12 sous-marins de classe Barracuda à la France. Ces 4 nations souhaitent contenir l’avancée de la Chine en Mer de Chine méridionale et dans l’Océan Indien. Elles mettent en oeuvre des exercices militaires communs, tandis que l’OTAN met en place des opérations de promotion de la liberté de navigation. L’effet final recherché ? Le respect de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, régulièrement enfreinte par la Chine. Dans cette région, l’enjeu reste le contrôle des routes maritimes entre la Chine et ses alliés d’une part, et l’Inde, les Etats-Unis et leurs alliés d’autre part.

INDE – PAKISTAN : UNE COHABITATION IMPOSSIBLE ?

On ne peut considérer cette affrontement indo-pakistanais sans s’intéresser aux contextes politiques intérieurs de ces deux pays.

L’Inde, État laïc, est portée depuis quelques années par le souffle du nationalisme hindou. Le Premier Ministre Indien, Narendra Modi, en est l’expression.  Ce dernier est issu de la famille politique nationaliste hindoue, unie par l’idéologie Hindutva. Cette famille politique, à l’opposée des congressistes, considère que la Mata Bharat (Mère Inde) doit aboutir au Ram Rajya, société utopique hindoue, et voue aux gémonies les “anti-nationaux” qui considèrent que l’Inde est un creuset de civilisation, où l’Hindouisme a sa place au même titre que l’Islam. L’année 2019 est celle des élections générales pour l’Inde. Narendra Modi tente donc de s’affirmer comme un leader nationaliste, en opposition au Pakistan pour obtenir la faveur des électeurs indiens, comme en témoigne le soutien, presque unanime, qu’il a reçu après les frappes chirurgicales contre son voisin, matérialisé par le mot-dièse #IndiaStrikesBack.

De son côté, le gouvernement pakistanais est toujours prisonnier de l’influence des militaires et de l’idéologie constitutive de l’identité pakistanaise. La naissance du Pakistan provient de la volonté de la Ligue Musulmane de constituer un État musulman, par opposition au Parti du Congrès qui souhaitait une Inde rassemblée. La partition de l’Inde, en 1947, a donné lieu à la migration de 10 millions d’Indiens, les uns, musulmans, migrant vers le Pakistan, et les autres, hindous, se dirigeant vers l’Inde. Ces migrations ont donné lieu à de nombreuses émeutes communautaires et à des viols de masse.

Les militaires s’érigent en gardiens du temple. Jusqu’ici, ils refusent de céder quoi que ce soit sur la revendication d’un Cachemire pakistanais. Issu des milieux d’affaires, Nawaz Sharif avait tenté d’opérer un rapprochement, sans succès. Seule maigre consolation pour les partisans de la paix : l’accord de transport commercial entre l’Afghanistan et le Pakistan qui donne aux camions afghans le droit de rejoindre l’Inde, mais n’autorise pas le trajet retour, et, a fortiori, le trajet de camions indiens vers l’Afghanistan.

A l’heure où ces lignes sont écrites, la tension monte à la frontière indo-pakistanaise. La supériorité militaire indienne conduira probablement le Pakistan a éviter une guerre conventionnelle. Il n’en demeure pas moins que les deux pays sont embarqués dans des systèmes d’alliance et des intérêts géopolitiques radicalement opposés. A n’en pas douter, l’Asie constitue le champ où se jouera la bataille pour l’hégémonie mondiale.

Le procès en radicalisation pour discréditer les mouvements sociaux

Ces deux dernières années, le terme de « radicalisation » s’est imposé pour décrire toute frange violente d’un quelconque mouvement. Certains parlent alors d’une radicalisation des Gilets Jaunes, des écolos, des vegans, etc. Pourtant, l’expression tire principalement son origine du terrorisme. Pourquoi alors employer ce terme de « radicalisation » à propos de mouvements civiques et écologiques ? Toute violence devient-elle terroriste ? Peut-on mettre sur le même plan un Bataclan et une vitrine de boucher ? Qu’entend-on, finalement, par « radicalisation » ?


Définition : du terrorisme à la contestation civique

Avant d’aller plus loin, intéressons-nous à la définition de “radicalisation” donnée sur le site gouvernemental « Stop Djihadisme ». Elle « désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence. »

La définition étant presque tautologique (définir “radicalisation” par l’adverbe “radicalement”), précisons que « changer radicalement » doit vouloir dire ici changer à l’inverse de ce que la société est aujourd’hui. Le djihadisme propose indéniablement un renversement au profit d’un ordre uniquement inégalitaire et violent. L’écologie met quant à elle en avant un renversement au profit d’une économie respectueuse et sociale. Deux renversements incomparables. La fin de la définition précise que la radicalisation n’est pas nécessairement violente. Dès lors, la Désobéissance Civile telle qu’elle a été pensée par Thoreau – prônant un renversement systémique – constitue-elle en soi une radicalisation ? Édifiant.

 

Fascisme, terrorisme et civisme

La suite du site précise que « se radicaliser, ce n’est pas seulement contester ou refuser un ordre établi. La radicalisation djihadiste est portée par la volonté de remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la loi islamique (la charia) en utilisant la violence et les armes. »

Pour illustrer la radicalisation, le djihadisme est le premier et seul exemple – après tout, le site s’appelle Stop-Djihadisme, ne faisons pas de faux-procès. Le terme est donc intimement lié, dans sa racine, au terrorisme. Son application à d’autres réalités porte nécessairement la marque de ce terrorisme. C’est d’ailleurs, selon nous, pour cette connotation qu’il accompagne le qualificatif « extrême » lorsque les Gilets Jaunes sont analysés. Là où “extrême” renvoie au fascisme des années 30, “radicalisation” nous rapproche du djihadisme.

Les groupes désignés sont renvoyés à une lutte idéologique entre des systèmes de valeurs jugés irréconciliables. Ils sont ainsi discrédités et considérés comme les agents d’une guerre civile. Ce n’est alors pas un hasard si plusieurs médias et politiques évoquaient, à propos des Gilets Jaunes, des « scènes de guerre », élément de langage qui renvoie évidemment aux guerres mondiales mais qui a également été employé lors du 13 Novembre 2015.

 

En outre, comment repérer un citoyen qui se radicalise ? Une autre page du site nous fait comprendre qu’est radicale toute personne qui 1) remet en question les informations général(ist)es, notamment au profit de thèses complotistes 2) se satisfait de la dichotomie « bien/mal, eux/nous » 3) prône la violence pour des raisons purement « émotionnelles » avec des « motivations triviales : désirs matériels, déceptions, besoin de reconnaissance ou d’aventure ». En d’autres termes, la radicalisation désigne ce qui remet en question un ordre établi et interroge un discours politique et médiatique dominant. Enfin, elle emploie la violence en obéissant à des binarités simplistes.

Si vous souhaitez la fin d’une logique productiviste et consumériste et dénoncez une démocratie en berne ainsi qu’une homogénéité du langage médiatique, vous êtes un radicalisé. Si vous prétendez lutter contre l’injustice fiscale et environnementale, en réalité, vous faites sédition et défendez un “système de valeurs” inadéquat. Vous obéissez aux mêmes instincts qu’un terroriste. Or, nous sommes en état d’urgence : vous êtes un ennemi de nos valeurs. Ainsi, bien que le site s’intéresse principalement au djihadisme, nous pouvons voir que sa rhétorique parcourt celle employée à propos des Gilets Jaunes, écolos, vegans, etc.

Rhétorique : les ressorts passionnels

Enfin, revenons à l’aspect « émotionnel » évoqué sur le site. Ce dernier répertorie dans les « motivations triviales » le « besoin de reconnaissance » – qui est mis sur le même plan que le besoin d’aventure. Or, les Gilets Jaunes luttent pour une reconnaissance politique et sociale ; l’écologie se fonde sur la reconnaissance des intérêts naturels et humains ; le veganisme défend la reconnaissance de la vie animale. Donc, au cœur de la crise démocratique et économique actuelle : la reconnaissance. Une trivialité – selon un site gouvernemental.

 

Avec cette motivation émotionnelle triviale, nombre de commentateurs comme Boris Cyrulnik ou Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) parlent de « contagion émotionnelle » ou de « blues » des Gilets Jaunes. Par ces termes qui ramènent les revendications à des émotions, nous serions uniquement dans le régime du pathos et du non-rationnel, et donc dans l’infantilisation des manifestants.

Certes, il ne faut jamais se précipiter et acclamer les mouvements de masse et les violences qui en résultent. Cependant, les réduire simplement à du passionnel d’une part et les ancrer dans un discours anti-terroriste d’autre part, revient à un aveuglement volontaire. Au contraire, les quarante propositions diffusées il y a un mois ne font que témoigner d’une conscience politique forte et d’une rationalité dans l’organisation et la nature des revendications. Elles témoignent non pas d’une radicalisation mais d’une re-politisation.

 

Radicalisation ou re-politisation ?

Revenons alors au début de la définition de « Stop-Djihadisme ». Elle précise : « Le mot “radicalisation” vient du latin radix, qui signifie “aller à la racine” ». La radicalisation n’est donc pas nécessairement à entendre comme un renversement violent des valeurs. Elle peut désigner un retour au cœur des institutions et des valeurs. Ni plus, ni moins.

Or, précisément, ce mouvement consiste principalement en un retour aux valeurs démocratiques et humanistes. Il témoigne d’un besoin de reconnaissance exprimé par le citoyen se sentant dépossédé, ignoré. Un tel besoin ne peut passer que par une repolitisation des citoyens après des décennies de dépolitisation et de violence symbolique. Toujours est-il que ce retour aux institutions démocratiques et aux valeurs humaines semble manifestement s’inscrire dans la catégorie « radicalisation djihadiste ».

 

Le retour de Daesh

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Char_Etat_islamique_Raqqa.jpg
Char de l’Etat islamique à Raqqa ©Qasioun News Agency [CC BY 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/3.0)]

Proclamé vaincu après la chute de Raqqa en octobre 2017, le groupe État islamique (EI), loin d’être abattu, conserve une présence en zone irako-syrienne et se réorganise, en Afrique comme en Asie.


À bien des égards, la montée soudaine de l’EI en 2014 et sa défaite tout aussi spectaculaire en 2017 apparaît pour les experts et les médias comme une terreur nocturne dont le souvenir en est brisé au petit matin. À l’origine spécialiste reconnu d’Israël, l’historien Pierre Razoux, dans son entretien du 6 juillet 2018 pour Geostrategia, avance que l’État islamique est une organisation finie, que ses djihadistes attendent de ressortir sous un nouveau nom et qu’Al Qaïda, passée au second plan, retrouve ses forces et ne pourra, mécaniquement, que sortir vainqueur de ce schisme dans le monde djihadiste. En tout état de cause, il semblerait que Pierre Razoux et les autres experts sur la question qui soutiennent ces opinions oublient la phrase tirée du livre premier de De la Guerre de Clausewitz :

« Finalement, l’issue ultime d’une guerre tout entière ne peut jamais être conçue comme un absolu ; souvent l’État vaincu y voit plutôt un mal temporaire, auquel les circonstances politiques de l’avenir pourront remédier. »

On rétorquera qu’une organisation comme l’EI n’existait pas dans le monde du congrès de Vienne (1815) de Clausewitz ; qu’adapter une citation sise dans une époque à une autre est un acte peu scientifique ; ou encore que l’EI n’ait jamais créé véritablement d’État. C’est oublier que les djihadistes se sont inspirés des écrits de Clausewitz, notamment par des exemplaires annotés retrouvés dans un camp d’entraînement d’Al Qaïda à Tora Bora. C’est oublier également que la présence de l’EI en zone irako-syrienne s’est marquée par le développement d’une administration, par la levée de l’impôt, par la mise en place d’un service public, d’une économie et d’une armée, soit quasiment tous les attributs pouvant constituer un État. Seule ombre au tableau, l’échec du lancement de la monnaie, qui accaparait bien plus l’attention du calife autoproclamé de l’EI, Abou Bakr al-Bagdhadi, que le recul de son organisation au niveau militaire. Enfin, si la phrase de Clausewitz s’applique à l’origine pour des États déjà établis, elle peut aussi s’expliquer au travers de groupes sociaux, ethniques ou politiques bien particuliers. En somme, la phrase de Clausewitz est un avatar politique du vieil adage : « ce qui ne tue pas, rend plus fort ».

Si l’État islamique a été vaincu au niveau militaire, il reste présent sur les territoires qu’il contrôlait préalablement, son trésor de guerre a été mis à l’abri bien avant l’arrivée des Kurdes à Raqqa, son calife est toujours vivant, tandis que les éléments les plus redoutables de ses combattants, les Caucasiens et les Centrasiatiques, ont graduellement quittés la zone irako-syrienne fin 2016 et début 2017. De même, si l’administration de l’EI s’est effondrée, le fondement de sa montée en puissance reste toujours très forte en Irak. L’État irakien reste corrompu, le dialogue avec sa population sunnite est coupé par la campagne de violence que l’EI réinstaure depuis quelques mois au nord de Bagdad, dans la région de Diyala et de Salaheddin. Loin d’être abattu en Irak, l’EI réoriente sa stratégie sur une campagne de violence aveugle en s’en prenant aux symboles de l’État, selon le même processus qu’en 2014. La nouveauté, ici, est l’intérêt porté aux jeunes, qui sont particulièrement ciblés par une propagande encore très efficace. C’est donc bien sur le long terme que s’inscrit l’action de l’EI.

Malgré ces signes, que relaient les plus éminents spécialistes de la question, comme Pierre-Jean Luizard ou Myriam Benraad, la plupart des experts maintiennent donc cette idée qu’Al Qaïda va recouvrer sous peu ses « droits historiques » sur le djihadisme mondial. Cette volonté de diminuer l’action de l’EI jusqu’à la rendre anecdotique malgré la réalité du terrain revient à retourner à une configuration du début des années 2000 où Al Qaïda était quasiment seul dans la galaxie djihadiste. Les thuriféraires de la vision simplette du pouvoir macronien sur la question du terrorisme international entrent, finalement, dans la vieille expression irlandaise : « Better the devil you know, than the devil you don’t ». Mais se concentrer sur le premier diable (Al Qaïda) n’effacera en rien le second (l’EI), qui continuera à évoluer et à être sous-estimé.

Le chaos libyen, un terreau fertile pour Daesh

Depuis sa défaite à Syrte en décembre 2016, l’EI a pu gagner le désert libyen pour regagner des forces. Sa mobilité lui a permis de se placer au centre des grands trafics en provenance du Sahel, tels que la drogue, les cigarettes, les voitures ou encore les êtres humains. L’EI n’est ni le plus puissant, ni même le plus violent des groupes qui se partagent ces trafics. Comme les autres, il arrête les migrants pour les enrôler de force ou exploiter leur force de travail pendant deux ou trois semaines, avant de les relâcher, épuisés et mourants, à la discrétion du prochain groupe armé qui les trouvera. Le cycle infernal se reproduira pour les migrants jusqu’à ce qu’ils gagnent la côte. La position de l’EI dans ce trafic répond aussi à des nécessités purement matérielles, en recherchant constamment de nouvelles pièces détachées pour ses véhicules malmenés par les rigueurs du désert. Nous sommes ici dans quelque chose de fondamental pour l’existence des groupes armés dans la région : sans pièces détachées, pas de mobilité, et, sans mobilité, l’existence du groupe armé et compromis. Enfin, la volatilité de l’EI lui permet de sortir ponctuellement du désert libyen pour s’approprier d’autres trafics et établir des liens avec ses affidés hors du pays. Par exemple, l’EI pénètre régulièrement les frontières égyptiennes par l’Est de la Libye, où il massacre des Coptes. A cela, il faut ajouter la mainmise des terroristes sur le trafic d’antiquités égyptiennes. Ils y achètent le butin des pilleurs de tombes, armés depuis 2013-2014, le font passer en Libye via les réseaux du trafic d’armes, et l’écoule jusqu’en Espagne, où les biens volés côtoient les antiquités grecques auxquelles l’EI a aussi accès.

“Depuis l’annonce de son grand retour en septembre 2017, l’État Islamique, en particulier depuis l’hiver 2017-2018, maintient une pression importante sur les troupes de l’ANL (Armée Nationale Libyenne) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar dans la région de l’oasis de Jufrah comme dans la zone du terminal pétrolier de Ras Lanouf”.

Cette autonomie financière associée à une importante liberté de mouvement de la part du groupe djihadiste lui offre un rayon d’action recouvrant les grandes régions du pays, la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Depuis l’annonce de son grand retour en septembre 2017, l’EI, en particulier depuis l’hiver 2017-2018, maintient une pression importante sur les troupes de l’ANL (Armée Nationale Libyenne) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar dans la région de l’oasis de Jufrah comme dans la zone du terminal pétrolier de Ras Lanouf. La pression que maintient l’EI et l’impossibilité pour Haftar de vaincre l’organisation terroriste à ses portes témoigne de la faiblesse relative de son armée. De même, la santé du vieux maréchal, déclinante, ouvre la question de sa succession, et de la mainmise de sa tribu, les Furjani, à la tête de l’ANL.

En Tripolitaine, le retour de Daesh s’est déroulé de manière plus tardive, du fait de la présence des milices de Misrata, qui avaient vaincu l’EI à Syrte. D’autres groupes armés islamistes sont également présents et constituent un obstacle à la progression de Daesh. Ceux-ci sont souvent des groupes clients du gouvernement de Tripoli, qui représente l’entité politique légitime de la Libye face au gouvernement de Tobrouk, protégé par l’armée du maréchal Haftar. Néanmoins, l’EI n’avance pas ici en terrain étranger. Il ne fait que réinvestir ses anciennes positions, en particulier dans la zone de Béni Walid, au Sud de Tripoli et à l’Ouest de Misrata. On a pris la mesure de cette nouvelle position en mai dernier avec la mort d’un émir de l’EI dans la zone, mais ce retour est probablement antérieur à cette date, on peut même considérer que le groupe djihadiste y a toujours maintenu une présence minimale en dépit de ses déconvenues militaires. De fait, le renouveau de Daesh en Tripolitaine implique de nouvelles attaques au cœur même de la capitale libyenne, avec un attentat contre la commission électorale de Tripoli le 2 mai 2018.

Autonome financièrement, mobile et capable de frapper dans tout le pays, l’EI a finalement retenu la leçon infligée par les milices de Misrata à Syrte : lors de sa première existence en Libye, Daesh était un corps étranger tentant d’appliquer les mêmes recettes ayant abouti à la mise en place de son « califat » en zone irako-syrienne. Dorénavant, l’EI agit comme un acteur intégré au monde libyen. S’il ne se territorialisera pas ou, du moins, imparfaitement, il gagne en résilience et en adaptabilité. Il s’agit d’un acteur redoutable quasiment impossible à déloger au vu de la situation actuelle.

L’EI en Égypte, un parasite capable de dévorer son hôte

L’Égypte est le second théâtre africain d’importance pour le groupe terroriste. Depuis novembre 2014, l’EI a reçu l’allégeance du groupe Ansar Bait al-Maqdis, symbolisé par un cérémonial organisé en zone irako-syrienne par le groupe terroriste, avec l’envoyé du groupe égyptien faisant allégeance à al-Baghdadi en personne. Si Daesh est l’organisation en présence, ce sont en réalité les autorités d’Ansar Bait al-Maqdis qui continuent le combat et décident du destin de la wilaya. L’apport de l’EI y est plus technique et humain. On peut parler d’ouverture d’une route à destination de la Libye gangrenée par l’EI, comme l’atteste la présence de Libyens dans le conseil de la Shura du groupe égyptien. À cette interconnexion s’ajoute la violence et l’horreur des actions dont Daesh est coutumier. En novembre 2017, un attentat dans une mosquée dans le nord du Sinaï fait 300 victimes. Cette attaque n’est que l’apogée d’une longue suite d’attaques depuis le début de l’insurrection du Sinaï en 2011. L’EI, qui n’a fait qu’imprimer sa marque dans un conflit déjà profondément enraciné, provoque l’intervention de l’armée égyptienne en février 2018.

“Plus l’État Islamique tient au Sinaï, continue à se développer dans le sud de l’Égypte, et monte des incursions depuis l’Est de la Libye, plus le régime d’Al Sissi se sclérosera”.

L’offensive de l’armée égyptienne met à mal l’EI dans la région. Les tribus bédouines favorables à l’armée se rallient à l’État central, l’armée sécurise la frontière avec la bande de Gaza, ce qui diminue la contrebande et ralentit modérément la pénétration de Daesh dans la zone. De même, le groupe terroriste ne peut plus compter sur l’appui de la centralité irako-syrienne, vaincue à Raqqa en octobre 2017. Néanmoins il peut s’appuyer sur l’arrivée de quelques combattants issus de l’ancienne Union Soviétique. Mais ces combattants ne forment qu’une force d’appoint et ne menacent donc pas le pouvoir des tribus bédouines au sein du groupe. De même, l’armée égyptienne pêche par sa méfiance généralisée envers les tribus bédouines de la région. Incapable de reconnaître les différentes allégeances des tribus, et incapable de comprendre à quelles tribus appartiennent les individus, les militaires égyptiens ont traité tous les tribaux comme des ennemis potentiels. En découle un affaiblissement significatif du support tribal à l’armée, synonyme d’une neutralité vis-à-vis de l’EI, voire d’un renforcement de ses effectifs.

Cette incapacité d’adaptation de l’armée égyptienne, la destruction des infrastructures synonyme d’une détérioration du niveau de vie des bédouins, le peu d’intérêt du gouvernement central pour le sort de ceux-ci et l’indifférence vis-à-vis du développement de la région implique que l’EI apparaît de plus en plus comme le porte-flambeau du monde tribal face au gouvernement citadin et brutal du Caire. Engoncée dans un territoire qui lui est étranger, l’armée égyptienne se trouve embourbée dans une guerre d’attrition où le défenseur est nécessairement le gagnant politique de la confrontation. Pire encore, le régime d’Al Sissi tire sa légitimité à l’égard de la population en lui assurant une sécurité face au terrorisme. De fait, le calcul est simple : plus l’EI tient au Sinaï, plus il continue à se développer dans le sud de l’Égypte et mène des incursions depuis l’Est de la Libye, plus le régime d’Al Sissi se sclérosera. Si le régime égyptien se laisse emprisonner dans le cercle géographique et politique que lui dessine Daesh, alors les possibilités de déstabilisation du pays seront très fortes. Si, à ce jour, ces critères ne sont pas réunis, c’est toute la région qui est concernée par un tel risque.

L’Afghanistan, zone principale du repli des djihadistes de la zone irako-syrienne

L’Afghanistan connait déjà l’insurrection des Talibans qui contrôlent une grande partie du pays et n’ont jamais paru aussi fort depuis l’invasion américaine de 2001. Dès 2014, al-Baghdadi déclare vouloir étendre son « califat » en Afghanistan et en Asie centrale. En janvier 2015, le porte-parole de l’organisation, Abu Muhammad al-Adnani, déclare officiellement la création de la province du Khorassan, du nom de l’ancienne région médiévale regroupant l’Est de l’Iran, le Sud des anciennes républiques soviétiques, ainsi que l’Ouest de l’Afghanistan.

Cette région du Khorassan témoigne bien de la volonté des autorités de l’EI de briser les frontières issues de l’ancien grand jeu entre les anciennes puissances coloniales de la région, c’est-à-dire la Russie en Asie centrale et l’Empire britannique dans le sous-continent indien. L’Afghanistan est considéré alors par ces grandes puissances comme un « État tampon » qui était, de toute manière, impossible à vraiment contrôler du fait de la topographie et de la combativité des tribus. La fin de la domination britannique dans les Indes en 1947 comme l’effondrement de l’URSS en 1991 ne remettent pas en question ces frontières. De la même manière qu’en Irak, en Syrie et dans l’Afrique du Nord, l’EI se joue des frontières héritées de la colonisation. S’il est plus visible en Afghanistan, son action se situe aussi dans les anciennes républiques soviétiques, au Pakistan et jusqu’au Kashmir indien.

La réorganisation de Daesh en Afghanistan est devenue palpable entre 2016 et 2018. Bénéficiant de l’arrivée des vétérans de la zone irako-syrienne, l’État islamique compterait près de 10 000 combattants, selon les estimations du ministère des affaires étrangères russe. Les autorités afghanes annoncent un nombre de djihadistes avoisinant les 3000. Il n’empêche, les quelques centaines de membres que comptaient l’EI en 2015 en Afghanistan ne sont plus qu’un souvenir, alors que le groupe terroriste compte au moins plusieurs milliers de combattants dans la zone. Avec cette nouvelle force, l’État islamique est en mesure d’imposer son agenda aux autres acteurs, quitte à contester l’hégémonie des Talibans dans l’insurrection face à l’État central afghan. Dans sa volonté de se territorialiser, l’EI applique les mêmes recettes qu’en Irak et en Syrie. Il s’agit d’un processus tiré du manuel De l’administration de la sauvagerie, dont s’inspirent les terroristes depuis les premières violences qui ont été à l’origine de l’instauration du proto-État en zone irako-syrienne :

  • Les djihadistes s’en prennent aux minorités religieuses qui sont la cible d’attentats, de raids ou de massacres. En Afghanistan, les djihadistes perpétuent des massacres dans les villages chiites hazaras ou parmi la minorité sikhe à Jalalabad. Par ces tueries, ils montrent que l’État central est incapable de protéger sa population. De même, ils éliminent toutes les autres organisations djihadistes dans la région. Il faut que l’EI soit seul et monopolise la violence face à l’État qu’il cible. Il instaure une polarisation à tous les niveaux de la société.
  • Cela est renforcé par le fait que les bâtiments publics (commissariats, prisons, perceptions, écoles, etc.) sont une cible récurrente des terroristes. En frappant des cibles, qui n’ont parfois aucune valeur militaire, les djihadistes montrent que l’État est incapable de protéger les bâtiments qui lui donnent une assise symbolique et spatiale sur la population qu’il contrôle.
  • Une fois ce processus engagé, l’État central se délite et laisse la place à un chaos généralisé ; la criminalité se développe, les salaires ne sont plus versés et la violence croît. C’est à ce moment, qualifié de « critique » par les auteurs de l’ouvrage, que les terroristes s’approprient le rôle de l’État. Ils éradiquent la criminalité, organisent des soupes populaires, luttent contre la corruption, mettent en scène des exécutions publiques et versent les salaires des fonctionnaires. Une fois ce moment passé, les djihadistes peuvent installer leur État obscurantiste sur les structures de l’ancien État.

“En quelques mois, l’État Islamique s’en est pris aux chiites hazaras, aux sikhs, aux talibans, à l’armée régulière, aux bâtiments publics à l’intérieur de la capitale, et jusqu’aux services de renseignements afghans”.

Les derniers mois ont vu une explosion de la violence de la part des djihadistes de l’EI en Afghanistan sans commune mesure avec ce que l’on pouvait observer les années précédentes. En quelques mois, les terroristes s’en sont pris aux chiites hazaras, aux Sikhs, aux Talibans, à l’armée régulière, aux bâtiments publics à l’intérieur de la capitale et jusqu’aux services de renseignements afghans. Seul rempart face au renforcement de l’EI, les Talibans lui mènent la vie dure dans la région de Jalalabad : plus d’une centaine de djihadistes ont déjà été tués depuis que Daesh a démarré sa campagne de violence en mai dernier. Néanmoins, si les Talibans sont devenus très forts, ils sont affaiblis par la présence de l’EI lui-même. Ses membres n’ont pas tous la même attitude face à Daesh. Là ou certains combattent l’EI comme une infestation étrangère, d’autres coopèrent avec lui dans ses massacres de villages chiites, qui sont autant de points stratégiques dans les montagnes. Là où la direction des Talibans entretient un dialogue ténu avec les États-Unis et – ponctuellement – avec le gouvernement afghan, les plus radicaux d’entre eux sont séduits par l’EI, qui ne dialogue avec personne et cherche l’élimination du gouvernement central afghan. De même, les plus jeunes des Afghans souhaitant s’engager pour le djihad sont davantage attirés par le discours universel de l’EI  et par les histoires des revenants de la zone irako-syrienne. En face, la mouvance nationaliste des Talibans, très influente dans les territoires mais éreintée par une guerre qui dure depuis 17 ans, a du mal à attirer autant de recrues que Daesh. Il n’empêche, devant l’impotence de l’armée afghane et l’incompétence du gouvernement, les Talibans apparaissent comme le seul rempart à une nouvelle territorialisation de Daesh. Pareille territorialisation, même imparfaite, serait catastrophique. Les djihadistes bénéficieraient alors d’un nouveau centre permettant d’alimenter l’instabilité dans la région.

Mais une territorialisation, que ce soit en Libye, en Égypte ou en Afghanistan, ne sera que temporaire aux yeux des djihadistes. De la même manière que le prophète Mahomet est expulsé de la Mecque, acquiert à Médine des forces considérables et retourne en vainqueur dans la ville dont il a été chassé, les djihadistes ayant fui le Moyen-Orient appliquent ce processus à leur histoire propre : leur Mecque n’est autre que la zone irako-syrienne. Leur Médine, les points de chute qu’ils ont trouvés, même si l’Afghanistan fait figure de principal lieu de repli. Leur envie est donc de retourner en zone irako-syrienne, de la même façon que Mahomet est retourné à La Mecque : victorieux. Cette vision du monde inspirée de l’épisode de l’Hégire est d’une importance capitale pour comprendre leurs motivations. Et, enfin, pouvoir construire l’amorce d’une stratégie mondiale sur le long terme face aux djihadistes.

Par Louis-Abel Constant

Pour aller plus loin :

Benraad Myriam, L’État islamique pris aux mots, Malakoff, Armand Colin, « engagements », 2017.

Guidère Mathieu, le retour du Califat, Paris, Gallimard, « Le débat », 2016.

Jambu Jerôme, Daech, la monnaie comme arme, AFHE, 2016, https://afhe.hypotheses.org/8669

Korinmann Michel, Chaosland : Du Moyen-Orient à l’Asie (du centre ?), Bègles, L’esprit du temps, « Outre-terre », 2017.

Luizard Pierre-Jean, Le piège Daech, l’EI ou le retour de l’Histoire, Paris, La découverte, 2017.

Mouline Nabil, Le Califat, histoire politique de l’Islam, Paris, Flammarion, « Champs, Histoire », 2016.

Nasr Wassim, L’État islamique, le fait accompli, Paris, Plon « tribune du monde », 2016.

Martinez-Gros Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Éditions du seuil, « la couleur des idées », 2014.