Le totalitarisme : de catégorie scientifique à outil de disqualification politique

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Staline / Wikimedia commons

On ne compte plus les fois où, lors d’un quelconque débat, un participant accuse son contradicteur d’adhérer à une idéologie totalitaire, afin de le disqualifier et ainsi empêcher ledit débat d’avoir lieu. Cependant, si l’usage politique de la notion est bien assuré, une étude un peu moins superficielle permet de soulever de nombreuses questions sur sa pertinence et sa capacité à rendre compte des phénomènes qu’elle prétend décrire.


Le concept a tellement pénétré le langage politique et médiatique qu’il est régulièrement asséné comme argument massue sur les plateaux des chaînes d’info en continu, ou dans les colonnes de la presse mainstream. Cet usage des plus assurés en matière politique n’est cependant pas sans soulever de nombreuses difficultés d’un point de vue scientifique. Ces difficultés ne sont pas nouvelles et le débat sur la consistance de la notion était déjà vieux de plusieurs décennies quand Hannah Arendt publia Les Origines du totalitarisme en 1951 1. Qui dit débats, dit définitions différentes de la notion 2, ainsi, on distingue des définitions du “totalitarisme de gauche” ou “de droite”. Ces définitions sont à rapprocher de l’orientation politique de leur auteur, ainsi, le terme a été employé par des auteurs d’obédience libérale 3 autant que marxiste 4 et même par des nazis 5. Dans une définition a minima, un “régime totalitaire” se caractérise par sa volonté de contrôler non seulement les activités, mais aussi les pensées des individus, en imposant l’adhésion à l’idéologie qu’il promeut.

Il serait en effet vain de chercher, pour le moment, à proposer une définition plus poussée, tant celles-ci sont nombreuses, quand bien même on retrouve un noyau dur de propositions. Cette indétermination, si elle pose problème au niveau scientifique, est précisément ce qui en fait un fabuleux outil politique en tant que signifiant vide 6. Pis, en créant de fausses oppositions, le concept permet d’un point de vue politique d’empêcher une réflexion sur la nature de celui qui l’emploie, de le soustraire au champ de la critique. Enfin, le contexte historique de développement du concept (la guerre froide) a mené un certain nombre de scientifiques et intellectuels libéraux, d’Hannah Arendt à Edgar Morin, en passant par Raymond Aron, à tenter de mettre en conformité la définition scientifique de la catégorie avec les intérêts politiques du bloc de l’Ouest 7.

Une notion politique évolutive, forgée au cœur de la guerre froide

Le concept de totalitarisme peut être abordé de deux façons : soit par une approche matérialiste, visant à mettre au jour les conditions objectives menant à la mise en place d’un “régime totalitaire” et une approche déductiviste, consistant à définir un certain nombre de critères comme révélateurs de l’existence d’un totalitarisme. La seconde approche, principalement mobilisée par les auteurs d’obédience libérale, s’est largement imposée dans le champ politique, malgré d’incessantes modifications des critères élaborés, au gré des nécessités de la guerre froide.

Ainsi, l’application du qualificatif totalitaire a suivi les évolutions du jeu des blocs : l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Italie post-mussolinienne ne relèvent pas de la catégorie selon Arendt 8, pas plus que la Yougoslavie titiste où les fidèles de l’URSS sont exterminés dans des camps de concentration. A l’inverse, la Chine et l’Inde présenteraient, a minima, un terrain favorable pour le développement d’un tel régime 9. Le fait que Tito ait alors rompu avec Staline, que le Portugal, l’Espagne et l’Italie fassent partie de l’OTAN et que l’Inde soit alliée à l’URSS ne sont bien évidemment que des coïncidences. On ne saurait soupçonner les “démocraties libérales” de transiger avec les droits humains pour accroître leur puissance ou conclure de juteux contrats (d’armement par exemple)… On le voit : l’emploi de la catégorie ne répond pas uniquement à des impératifs scientifiques et possède un véritable potentiel performatif politiquement. A partir de ce moment, le terme, s’il ne soulève guère de débats quant au régime nazi, va servir à y assimiler l’URSS puis, avec la disparition de cette dernière, tout ce qui se rapproche d’un mouvement de gauche. Il s’agit alors de lier ontologiquement marxisme et totalitarisme, afin de faire du premier le repoussoir idéal pour les régimes capitalistes, ou, pour reprendre les mots de Zizek : “dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite 10“.

C’est ce qu’entreprend Arendt dans la deuxième édition de son ouvrage, tout en considérant que le qualificatif “totalitaire” ne peut s’appliquer qu’à l’URSS de Staline 11, après que ce dernier avait fait liquider toutes les structures d’organisation collective mises en place par Lénine. Mais alors, si la mise en place d’un “régime totalitaire” en URSS répond à des circonstances précises (analyse matérialiste), comment l’idéologie marxiste pourrait-elle en être la cause directe et unique (approche déductiviste) ? Arendt avance piteusement que ceci s’expliquerait par le fait que “Lénine aurait été davantage guidé par son instinct de grand homme d’Etat que par le programme marxiste proprement dit 12“… Outre que cette explication méconnaît (volontairement) toute l’histoire des jeunes années de l’URSS, elle procède par une personnalisation et une naturalisation bien peu scientifique, qui est la marque de l’approche libérale du phénomène.

En effet, la conception déductiviste pose tous les problèmes inhérents à une approche typologique, recourant à des idéal-types et des critères plus ou moins arbitrairement choisis. D’une part, appliquer des critères identiques à des situations différentes (l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne) a peu de chances de permettre une analyse fine de chacun de ces cas. D’autre part, nombre des critères mobilisés par les tenants de cette approche peuvent s’appliquer indistinctement à des régimes qualifiés de “démocratiques” et de “totalitaires”. Ainsi quand Hannah Arendt considère que le totalitarisme “présuppose un rapport direct et immédiat entre chef charismatique d’un côté, et masse amorphe et atomisée de l’autre 13“, le lecteur de 2019 ne peut s’empêcher de sourire (jaune) en pensant à la méthode et au storytelling élyséen déployé par Macron. Le président qui dort peu parce qu’il se donne corps et âme à sa mission ? Staline l’avait déjà fait. Réduire la liberté de manifestation et procéder à des arrestations “préventives” ? Idem. Et ne parlons surtout pas de cette ultra-personnalisation du pouvoir et des rodomontades de cours de récré (“qu’ils viennent me chercher”… derrière mon parlement godillot et mes CRS…). Probablement que le stalinisme, comme l’enfer et le totalitarisme, “c’est les autres”…

Une qualification à géométrie variable pour mettre à bas le “péril idéologique”

Si la notion est historiquement variable, alors sur quoi se fonde cette approche déductiviste et quels sont les critères généralement mobilisés pour définir un “régime totalitaire” ? Ces indices sont : l’existence “[d’]une idéologie [d’État], […] un parti unique, généralement dirigé par un seul individu, […] une conduite terroriste, […] le monopole des moyens de communication, […] le monopole de la violence et […] une économie directement gouvernée par un pouvoir central 14“. Tous ces critères, sans exception, sont ou ont été remplis par des États régulièrement qualifiés de démocratiques. Des bombes atomiques larguées sur le Japon aux lois raciales aux États-Unis, de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958, à la présence de l’État français au capital de nombreuses entreprises, en passant par les noyades de manifestants algériens sur ordre du préfet Papon en 1961…

C’est le caractère arbitraire de ces critères qui permet justement de faire entrer dans la catégorie “totalitarisme(s)” à peu près tout régime politique et l’État qui le matérialise. En réalité, un critère reste cependant fondamental, c’est celui de l’idéologie. Il est fondamental parce que c’est sur ce point précis qu’a porté, depuis Arendt et la guerre froide, le fond de l’accusation en totalitarisme. Il s’agit de faire de la revendication d’une idéologie le germe du totalitarisme, pour disqualifier immédiatement toute contestation de l’ordre dominant qui, par un effet de miroir, ne peut qu’être “désidéologisé 15“, pragmatique…

L’avantage est double : toute contestation de l’ordre dominant se fondant sur un conflit idéologique (par exemple l’exigence d’une redistribution équitable des richesses contre l’accaparement de ces dernières par une minorité) est totalitaire, car il est animé par une motivation… idéologique. Si tout mouvement contestant l’ordre dominant est idéologique, alors tout mouvement de ce type est totalitaire et l’ordre dominant ne peut être que démocratique. Pour peu que l’on pousse un peu plus le raisonnement, on en conclura que si l’ordre dominant est attaqué par un adversaire idéologique/totalitaire, il peut alors, afin de défendre la démocratie qu’il représente et incarne, employer “tous les moyens nécessaires”.

L’idéologie est le seul critère véritablement opérant dans la conception libérale du totalitarisme. Car il permet de désigner comme tel tout ce qui ne relève pas de lui ou, a minima, n’est pas compatible (ou inoffensif) avec lui et donc de ne pas remettre en cause ses propres fondements et pratiques. Cette conception n’est rendue possible qu’à la condition d’une cécité volontaire sur soi-même et sur la nature de l’État, envisagé comme une entité neutre, contrôlée par les citoyens. Mais l’État ne saurait être neutre. L’État est, par définition, politique, il est la cristallisation du rapport de force entre les différentes classes sociales et représente donc les intérêts, les modes de pensée et d’explication du monde de la classe dominante, bref, de son idéologie. Selon François Furet, (qu’on soupçonnera de tout sauf de gauchisme), les idéologies sont “des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité 16“. Il faut se donner la peine de le lire plusieurs fois et lentement pour bien se figurer l’aveuglement volontaire des auteurs et politiques libéraux, qui jurent leurs grands dieux à longueur de plateaux télés qu’ils ne sont que pur pragmatisme dénué de toute vilaine idéologie.

Le fait est que tout régime politique, tout Etat qui l’incarne, ne peut être fondé que sur une idéologie, c’est à dire un cadre rationnel (vis-à-vis de lui-même) fournissant des explications à des phénomènes observés, sur la base duquel sont construites les réponses apportées à ces phénomènes par le pouvoir politique. En témoigne l’utilisation d’éléments de langage et de logiques (circulaires) identiques par les classes dominantes mondiales, qui manient une novlangue 17 masquant ses présupposés idéologiques sous le masque (bien peu convaincant) du pragmatisme. Ainsi, si la mondialisation est un fait irréfutable, peut-on dire qu’il n’est pas possible de la contrôler, de l’orienter, qu’aucune autre forme de mondialisation n’est possible ? C’est bien là, d’ailleurs, qu’apparaît de la manière la plus flagrante la contradiction des “ennemis de l’idéologie” : si le politique ne peut qu’accompagner les marchés, sans contrôle sur eux, alors à quoi pourrait bien servir le politique ? C’est donc que, malgré les apparences qu’il tente de donner, le politique agit sur la base d’un choix : celui de tout mettre en œuvre pour satisfaire et faire croître les marchés – et donc les bénéfices de la classe dominante – au nom de la théorie, qu’il sait fausse, du ruissellement. “Des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité”… A moins de considérer le marché comme un Dieu, on voit mal comment un tel raisonnement ne serait pas idéologique.

Distinguer entre “régimes totalitaires” et “non totalitaires” ne permet pas de saisir la nature propre d’un quelconque régime politique, car la notion ne recoupe aucune réalité propre à un système particulier. Si aucun régime particulier ne possède les caractéristiques distinctives du régime totalitaire, c’est donc que tous les partagent, à des degrés plus ou moins prononcés.

État total, poudre de perlimpinpin et tendance totalitaire

Un “État totalitaire” est, par définition, total. C’est à dire qu’il “englobe toutes les activités d’un individu du berceau à la tombe 19“, en imposant une Weltanschauung 20, découlant de son idéologie. Serait-ce à dire qu’il existe, a contrario, des régimes partiels, des régimes politiques ne s’étendant pas à l’ensemble de la société dans laquelle ils sont dominants ? La réponse est bien évidemment négative pour deux raisons évidentes : tout d’abord un tel système ne pourrait fonctionner une fois ses limites atteintes. Un peu à la manière d’un “super droit d’asile médiéval” (lointain ancêtre du jeu du chat perché, consistant à déclarer insaisissable par la Justice un individu s’étant réfugié dans une enceinte religieuse). En effet, comment un système politique, qui a donc vocation à gérer la vie sociale dans sa globalité, pourrait-il se perpétuer si ses sujets peuvent s’en extraire sans contraintes ni difficultés ? Ensuite – et ce point répond directement au premier – un régime politique a, par définition, vocation à emplir l’espace disponible, afin de réguler la vie de la société. Il le fait par la voie de la contrainte, qu’elle soit normative (les lois et règlements) ou purement répressive (l’emploi de la force publique).

Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Dans cette conception, nul besoin de mobiliser la catégorie du totalitarisme pour expliquer le phénomène : l’État impose sa volonté (ou plus précisément celle de ses acteurs), qui s’étend à la mesure du territoire sur lequel il exerce son autorité. Le fait qu’il emploie ou non la violence ne change rien au fait que l’État exerce son contrôle et étend perpétuellement sa capacité de contrôle. Autrement dit : “si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté des individus rend la terreur superflue. Le “vrai” totalitarisme, c’est la servitude volontaire 21“.

On arguera que le contrôle de l’État – disons français – et de ses émanations, n’est pas total, n’englobe pas toute la vie privée des individus relevant de sa compétence. Pourtant, qu’on veuille bien se rappeler qu’en France, il existe un état-civil, c’est à dire un registre créé et entretenu par l’État, par lequel il impose un recensement de tous les citoyens et qu’il est pénalement répréhensible de ne pas déclarer une naissance 22. On notera pourtant qu’il se garde bien d’intervenir dans certains secteurs, comme la finance, mais c’est là considérer que l’État est un outil neutre, qu’il représente “l’intérêt général”. C’est là oublier que l’État est le moyen de mise en œuvre d’un système politique, c’est à dire la cristallisation d’un rapport de forces entre les différentes classes sociales et qu’il est, avant tout, un outil de domination, pour assurer le maintien de l’ordre établi. Dit plus simplement, l’État n’a pas besoin d’une action positive pour s’étendre, si la classe dont il est l’outil de domination agit pour lui. L’État ne recule pas, mais se repositionne, en créant les conditions permettant à ses créanciers d’investir directement l’espace public. C’est là tout le sens du New Public Management et des thèses sur “l’État stratège 23“, qui ont trouvé un aboutissement dans la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée par Nicolas Sarkozy : étendre le contrôle de l’État en s’appuyant sur des “partenariats” avec la classe dominante.

L’opposition entre États ou régimes politiques “totalitaires” et “non totalitaires” a pour unique but de masquer que tout État vise à la totalité et que la seule distinction valable en la matière réside dans son caractère dictatorial ou démocratique. Preuve de l’incohérence de la notion, on peut considérer que le totalitarisme “pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social“. Autrement dit, la seule justification que peuvent avancer les tenants de la conception libérale du totalitarisme est que c’est parce que “les autres” ont une idéologie qu’ils sont mauvais et c’est parce qu’ils sont mauvais qu’ils ont une idéologie. Que ce genre de tautologie tienne lieu de pensée complexe pour éditorialistes ne devrait plus surprendre : perroquets du pouvoir, ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils répètent.

Si on souhaite absolument sauver le terme (plus que la notion), on peut considérer que tout État est tendanciellement totalitaire. C’est à dire que, confronté à des situations mettant directement en jeu ses intérêts ou sa survie, tout État va mettre en œuvre des moyens plus ou moins exceptionnels, plus ou moins répressifs et violents pour le conserver. Le degré de violence et de “totalitarisation” de l’État étant fonction de facteurs spécifiques, dont l’étude permet de comprendre le processus en marche, et non de critères arbitraires appliqués de manière indifférenciée. Cependant, pour cela, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la nature de la démocratie et donc remettre en cause l’ordre dominant. Car encore faut-il voir ce qu’on nomme démocratie et à quel point ce concept a, lui aussi, été vidé de son sens dans le discours politique grand public. La preuve par Macron et son opération de communication maquillée en “grand débat”, ou les innombrables “petites phrases” méprisantes et insultantes des membres du gouvernement envers les Gilets Jaunes.

Il y a fort à craindre que ce pouvoir aux abois 24, puisqu’il n’a toujours pas compris que ses catégories toutes faites, ses éléments de langage périmés et ses violences policières ne lui permettraient plus d’éviter de se remettre en question, s’obstine et radicalise le conflit. Il est impossible de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point, jusqu’où, la “tendance totalitaire” de l’État ira. A vrai dire, la question est de peu d’intérêt à l’heure actuelle. En revanche, il est urgent de se demander par quels moyens on pourra l’empêcher de se déployer et d’accroître la répression. En frappant un grand coup ? Avec une grève générale ? Ce point devra être abordé dans les Assemblées Générales et partout où on souhaitera en parler, car à la défiance dont de nombreux Gilets Jaunes font preuve face à tout ce qui relève du politique, par dégoût des magouilles partisanes, il faut répondre par l’honnêteté. C’est ainsi et seulement ainsi qu’il sera possible de rendre aux concepts de “politique” et “d’idéologie” leur noblesse et leur sens.

1 Domenico Losurdo, “Pour une critique de la catégorie de totalitarisme”, Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 115-147.
2 Pour une présentation approfondie de ces différentes conceptions, se reporter à Domenico Losurdo, ibid, §2 – 11.
3 Hanna Arendt, “Les origines du totalitarisme”, Harcourt Brace & co, 1951. Enzo Traverso, “Le totalitarisme : le XXe siècle en débat”, Seuil, 2001, 928 p.
4 Slavoj Žižek, “Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion”, Éditions Amsterdam, 2013, 312 p.
5 Voir en ce sens : Wolfgang Ruge et Wolfgang Schumann, “Dokumente zur Deutschen Geschichte 1917 – 1919”, Röderberg, 1977, 146 p.
6 Ernesto Laclau, “La Raison populiste”, Seuil, 2008, 304 p. Voir en particulier p. 120.
7 Hanna Arendt, op-cit. Edgar Morin, “De la nature de l’URSS. Complexe totalitaire et nouvel Empire”, Fayard, 1983, 275 p. Raymond Aron, “Démocratie et totalitarisme”, Gallimard, 1965, 374 p.
8 Hanna Ardent, “Les origines du totalitarisme”, 2e édition augmentée, 1958, pp. 308 – 309.
9 Idem, p. 311.
10 Slavoj Žižek, op-cit.
11 Idem, pp. 318 – 319.
12 Domenico Losurdo, op-cit.
13 Domenico Losurdo, op-cit.
14 Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski, “Totalitarian Dictatorship and Autocracy”, Harvard University Press, 1956, p. 9.
15 Ainsi, face aux mouvement des Gilets Jaunes qui, produit de décennies de dénigrement des notions mêmes d’idéologie et de politique, le pouvoir ne sachant comment s’adapter puisqu’il refuse d’écouter le peuple, multiplie les tentatives pour le replacer dans sa grille de lecture : en tentant de faire passer ses membres pour des abrutis d’extrême droite…
16 François Furet, “Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle”, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
17 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, “La Nouvelle vulgate planétaire”, Le Monde Diplomatique, mai 2000, pp. 6 – 7.
18 Slavoj Žižek, op-cit.
19 Friedrich Hayek, “The Road to Serfdom”, Ark Paperbacks, 1944, rééd. 1986, p 85.
20 Traduisible par “vision du monde”, c’est à dire, sommairement, la représentation que la société se fait d’elle même et du monde qui l’entoure, en un lieu et une époque donnée.
21 Nestor Capdevila, “Totalitarisme, idéologie et démocratie”, Actuel Marx, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 167-187.
22 Arts 433-18-1 à 433-21-1 Code pénal.
23 Philippe Bezes, “La genèse de l’ « État stratège » ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997)”, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), dir. Philippe Bezes, Presses Universitaires de France, 2009, pp. 341-420.Pour une exemplification de ces politiques : Jérôme Aust et Benoit Cret, “L’État entre retrait et réinvestissement des territoires. Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie face aux recompositions de l’action publique “, Revue française de sociologie, vol. 53, no. 1, 2012, pp. 3-33.
24 Frédéric Lordon, “Il est allé trop loin, il doit partir”, La Pompe à Phynance, 28.01.2019 : https://blog.mondediplo.net/il-est-alle-trop-loin-il-doit-partir

La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?

Historien, spécialiste de la Grèce et des Balkans, auteur d’une oeuvre historique en trois tomes intitulée La Grèce et les Balkans (Folio Histoire), Olivier Delorme revient sur l’épineuse question macédonienne et son influence sur la politique intérieure grecque. A l’aune des manifestations de masse qui ont eu lieu à Thessalonique et à Athènes contre l’ouverture de négociations avec Skopje, on peut envisager que le nationalisme hellénique arrive à faire coaguler les mécontentements contre le gouvernement Tsipras. A moins que Tsipras n’ait l’intention de se servir de la question macédonienne pour fracturer la droite et se maintenir au pouvoir… 

Si l’on veut comprendre quelque chose à la « question macédonienne » et ne pas s’arrêter aux poncifs véhiculés par les médias dominants d’Europe occidentale, il faut commencer par prendre en compte les trois réalités que recouvre l’appellation de Macédoine :

– un royaume antique de langue et de culture helléniques dont les centres de pouvoir se trouvaient sur le territoire de la Grèce d’aujourd’hui : Pella, Verghina (Aigéai antique), Philippes sont des sites archéologiques remarquables dont les musées[1] présentent un matériel attestant le large usage d’un soleil à seize branches, que l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM[2]) adopta, lors de son indépendance consécutive aux guerres de sécession yougoslaves, en septembre 1991, comme symbole figurant sur son drapeau ;

– une région géographique appartenant aux États impériaux byzantin puis ottoman, où les Slaves et les Turcs, arrivés aux VIe-VIIe siècles de notre ère pour les premiers, au XIVe pour les seconds, se sont imbriqués aux populations plus anciennement installées – grecques, albanaises, aroumaines ;

– un territoire partagé à l’issue des guerres balkaniques de 1912-1913, entre les États nationaux nés au XIXe siècle – Grèce (Macédoine égéenne), Bulgarie (Macédoine du Pirin), Serbie (Macédoine du Vardar) –, lesquels ont procédé à des échanges de population, volontaires ou non, afin d’assurer à chacune de ces trois Macédoines une relative homogénéité « ethnique ».

Pris dans la tourmente des guerres balkaniques, le nationalisme macédonien se retrouve coincé entre les antagonismes helléno-bulgares 

A la fin du XIXe siècle, se développe en outre un mouvement national macédonien, revendiquant une identité slave distincte des identités bulgare et serbe, dont les membres (komitadjis) utilisent le terrorisme contre l’Empire ottoman et contre la population grecque, puis contre les États nationaux serbe et bulgare durant l’entre-deux-guerres. Ce sont des komitadjis, agissant pour le compte des oustachis croates, qui assassinent le roi de Yougoslavie Alexandre et le ministre des Affaires étrangères français Barthou, à Marseille en octobre 1934. Cette revendication nationale s’appuie sur l’existence d’une langue propre dont beaucoup considèrent qu’elle est en réalité un dialecte très proche du bulgare (du bulgare écrit sur une machine à écrire serbe si l’on veut faire un peu de mauvais esprit ; les délégations de l’ARYM en Bulgarie comprennent toujours un interprète dont la seule utilité est d’affirmer l’existence d’une langue différente du bulgare alors que Bulgares et Macédoniens de l’ARYM se comprennent parfaitement).

La question se complique encore après la première guerre mondiale, du fait de la position du Komintern[3] qui, dans les années 1920, considère que les Balkans devraient être réorganisés dans une fédération dont une Macédoine unifiée serait l’une des composantes – position qui, en Grèce, marginalisera durablement le Parti communiste (KKE) comme traître aux intérêts nationaux. Elle prend un tour d’autant plus passionnel en Grèce que nombre des 1,5 million de Grecs chassés d’Asie Mineure en 1922-1923 sont installés en Macédoine égéenne. Or, ces réfugiés qui ont subi, soit un génocide comparable à celui des Arméniens pour les Pontiques installés au bord de la mer Noire (le Pont Euxin des Anciens), soit une brutale purification ethnique pratiquée par la Turquie kémaliste naissante, ne peuvent supporter de voir mise en cause l’appartenance à la Grèce du refuge où ils reprennent racine.

Et ce qui reste inconcevable aujourd’hui pour beaucoup de leurs descendants, héritiers d’une mémoire toujours vive et douloureuse.

“Tout auréolé de son rôle à la tête du plus puissant mouvement de résistance d’Europe, Tito se voit alors un destin dépassant les frontières yougoslaves. Avec celui qui fut son supérieur au Komintern, le Bulgare Dimitrov, il négocie la forme que pourrait prendre la fédération balkanique mise en sourdine durant les années 1930. Pour Tito, il ne pourrait s’agir que d’un élargissement de la Yougoslavie dont il serait le leader naturel : aux six républiques s’ajouteraient l’Albanie, la Bulgarie et la Grèce.”

La question et la mémoire se compliquent d’autant plus que, de 1941 à 1944, une partie de la Macédoine égéenne et de la Thrace est annexée à la Bulgarie, alliée de l’Axe, qui y mène une politique de slavisation forcée, si cruelle et implacable que nombre de Grecs choisissent de fuir la zone bulgare pour la zone d’occupation allemande où l’on meurt pourtant de faim durant l’hiver 1941-1942.

Mais la situation n’est guère plus simple au nord. Car une fois la Yougoslavie occupée et démantelée par les États de l’Axe au printemps 1941, la Macédoine du Vardar, échue à la Serbie en 1912-1913, est elle aussi annexée à la Bulgarie et bulgarisée de force, tandis que le parti communiste de la région choisit de s’affilier à celui de Sofia – à la grande fureur d’un Tito, qui obtient de Moscou le retour de ce parti dans son giron… et l’épuration des cadres macédoniens pro-bulgares.

La fédération balkanique titiste bute sur la question macédonienne  

Aussi, parmi les six entités fédérées et les cinq peuples constitutifs de la Yougoslavie titiste d’après guerre, figurent une République de Macédoine (Macédoine du Vardar détachée de la Serbie) et un peuple macédonien. Mais tout auréolé de son rôle à la tête du plus puissant mouvement de résistance d’Europe, Tito se voit alors un destin dépassant les frontières yougoslaves. Avec celui qui fut son supérieur au Komintern, le Bulgare Dimitrov, il négocie la forme que pourrait prendre la fédération balkanique mise en sourdine durant les années 1930. Pour Tito, il ne pourrait s’agir que d’un élargissement de la Yougoslavie dont il serait le leader naturel : aux six républiques s’ajouteraient l’Albanie (qui se trouve alors très largement sous contrôle yougoslave), la Bulgarie et la Grèce. Quant à la République fédérée de Macédoine, elle se verrait annexées les Macédoines égéenne et du Pirin auxquelles la Grèce et la Bulgarie auraient dû renoncer. Pour Dimitrov au contraire, il s’agirait d’une fédération des États existants, dans laquelle la Yougoslavie disposerait d’une voix (et non de six comme dans le projet titiste) à égalité avec la Bulgarie, l’Albanie et la Grèce. C’est Staline qui, sans d’abord avoir manifesté d’opposition à ce que la Yougoslavie « avale l’Albanie[4] », sifflera brutalement la fin de la partie, jugeant inacceptable qu’à travers ce projet, largement ébauché dans son dos, Tito vise une hégémonie régionale qui ne pourrait qu’affaiblir le rôle dirigeant de l’URSS dans un bloc soviétique en cours de consolidation. Cela constituera même une des raisons majeures de l’excommunication de la direction yougoslave.

Le Maréchal Tito, ici avec Koča Popović, Chef d’état-major de l’Armée populaire yougoslave de 1948 à 1953.
Stevan Kragujević. ©Stevan Kragujević

Enfin la question macédonienne contribue largement à la défaite du KKE entré en guerre civile en 1946, et dont les approvisionnements dépendent de Tito bien plus que de Staline (lequel n’a jamais envisagé sérieusement de remettre en cause le partage d’influence dans la région négocié avec Churchill en octobre 1944). Contraint à se rallier au projet titiste de Macédoine unifiée en échange de l’aide yougoslave, le KKE perd nombre de ses soutiens en Grèce. Car si beaucoup pouvaient partager ses objectifs politiques intérieurs, beaucoup considèrent ce ralliement comme une trahison des intérêts nationaux fondamentaux de la Grèce.

“Au dernier acte de la tragédie de la guerre civile grecque, sommé par Moscou de condamner la dissidence yougoslave, le KKE se condamne à l’asphyxie en choisissant la fidélité à Staline contre Tito – lequel lui coupe les vivres.”

Le KKE voit dès lors sa base se réduire progressivement aux Grecs de langue slave qui hypothèquent un peu plus leur place dans la Grèce des lendemains de la guerre civile : on les considérait déjà comme ayant profité de l’occupation bulgare ou y ayant collaboré, ils apparaissent désormais comme faisant le jeu des communistes et du démantèlement de l’État grec. Nombre d’entre eux seront contraints au départ vers la Bulgarie, la Yougoslavie ou l’Albanie. Les autres resteront durablement suspects au pouvoir réactionnaire qui s’installe en Grèce, sous tutelle américaine, à la faveur de la guerre civile. Quant à l’électorat de Macédoine égéenne, il bascule massivement, en partie à cause de cet enjeu macédonien, de la gauche ou du progressisme incarné par Vénizélos, le grand homme d’État grec de la première moitié du siècle, vers la droite conservatrice.

Au dernier acte de la tragédie de la guerre civile grecque, sommé par Moscou de condamner la dissidence yougoslave, le KKE se condamne à l’asphyxie en choisissant la fidélité à Staline contre Tito – lequel lui coupe les vivres.

La question macédonienne est donc à la fois multiforme et éminemment passionnelle. De sorte que, face aux guerres de sécession yougoslaves des années 1990, les dirigeants titistes de la République fédérée de Macédoine ne se résolurent à l’indépendance que par défaut, une fois épuisés les espoirs de rénovation de la fédération. D’autant qu’ils redoutaient d’avoir à gérer une république qui était la plus pauvre de Yougoslavie, totalement enclavée – sans débouché maritime, ressources naturelles notables, ni économie viable. D’ailleurs, où qu’on se situe dans la région, l’indépendance de cet État soulève d’épineuses questions. Sofia a reconnu l’État macédonien, mais non le peuple macédonien qu’elle considère comme une partie du peuple bulgare. Et si Tirana reconnaît un peuple macédonien – slave –, nombre des dirigeants albanais professent que l’est de l’ARYM a vocation à rejoindre la Bulgarie et l’ouest, majoritairement albanophone, à devenir un troisième État albanais, après l’Albanie et le Kosovo, voire à rejoindre une Grande Albanie telle qu’elle exista sous protection de l’Italie fasciste puis de l’Allemagne nazie entre 1941 et 1944.

Dès les années 90, la question macédonienne fait chavirer les gouvernements à Athènes

Mais c’est à Athènes que cette indépendance suscita la plus grande inquiétude. D’abord parce qu’elle réveillait trop de spectres : guerres balkaniques et guerre mondiale de 1912 à 1918, Grande Catastrophe d’Asie Mineure de 1922-1923, bulgarisation forcée de 1941 à 1944, guerre civile de 1946 à 1949. Ensuite parce que, dans le contexte des guerres de sécession yougoslaves où s’exaltaient les passions nationales et les irrédentismes, s’approprier le nom de Macédoine, celui d’une région divisée entre trois États et qui ne peut donc être la propriété d’un seul, ainsi que du soleil de Verghina, emblème associé à une dynastie de culture hellénique dont les capitales se trouvaient sur le territoire actuel de la Grèce, faisaient redouter aux Grecs un irrédentisme latent, crainte renforcée par plusieurs articles fort ambigus de la Constitution du nouvel État. En outre, jamais les komitadjis n’avaient renoncé à revendiquer Thessalonique pour capitale de la Macédoine et, lors de l’indépendance de 1991, le principal parti d’opposition, à Skopje, se revendiquait de cet héritage en reprenant le nom du parti historique de ces terroristes macédoniens, la VMRO, ou Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne, fondée un siècle plus tôt en 1893.

Konstantinos Mitsotakis. ©Konstantinos Mitsotakis.

Les partenaires européens de la Grèce ignorant ou voulant ignorer ce contexte passionnel, les pressions et chantages financiers de l’UE se font dès lors de plus en plus appuyés afin de pousser le Premier ministre grec conservateur, Konstantinos Mitsotakis, arrivé au pouvoir laborieusement (après trois élections législatives en un an et avec deux sièges de majorité), à reconnaître sans condition le nouvel État. Et ses concessions conduisent le jeune ministre des Affaires étrangères, Antonis Samaras, à démissionner en avril 1992, à quitter le parti conservateur Nouvelle Démocratie (ND) et à fonder un nouveau mouvement « Printemps politique », sur une ligne d’intransigeance à l’égard de Skopje. Dès lors, le gouvernement Mitsotakis est en sursis – jusqu’à ce que, acceptant en avril 1993, l’admission à l’ONU (donc au FMI et à la Banque mondiale) du nouvel État sous le nom d’Ancienne République yougoslave de Macédoine et sans que son drapeau litigieux soit hissé, il se trouve obligé de provoquer de nouvelles élections lorsque les députés qui ont suivi Samaras lui retirent leur soutien.

Le PASOK fait son beurre en récupérant le nationalisme hellénique, accentuant les tensions avec Skopje 

La question macédonienne a donc fait tomber le gouvernement d’Athènes et Mitsotakis perd les élections d’octobre 1993 (Samaras obtient 4,88 % des voix et 10 députés). Face à lui, le Parti socialiste panhellénique (PASOK) a compris que se placer sur le terrain patriotique de l’intransigeance envers Skopje était son meilleur atout pour revenir au pouvoir, perdu en 1989 à la suite de retentissants scandales. Participant activement, aux côtés de l’Église, à la mobilisation de la société qui aboutit à des manifestations de masse à Thessalonique, Athènes et un peu partout dans le pays, il réalise à ces élections le deuxième meilleur score de toute son histoire (46,88 % et 170 sièges sur 300). Andréas Papandréou redevient alors Premier ministre et, dès novembre, la Grèce quitte les négociations patronnées par l’ONU, puis décide de fermer sa frontière le 16 février 1994, alors que Thessalonique est un poumon économique essentiel pour l’ARYM.

Parallèlement, à Skopje, la VMRO accuse le gouvernement social-démocrate de trahir les intérêts fondamentaux de la nation lorsque celui-ci reprend les négociations avec Athènes sous l’égide de l’ONU, sous forte pression américaine et sous la contrainte de la nécessité. Car le blocus grec aggrave encore une situation économique rendue catastrophique par l’embargo international contre la Serbie et le Monténégro (1992) et par l’afflux de réfugiés venus du Kosovo et de Bosnie. En 1995, le revenu par habitant, qui s’élevait à 2 200 dollars en 1990, n’est plus que de 700 dollars, et 40 % de la population active se trouve au chômage en 1996.

“Dans les années qui suivent, l’ARYM voit en outre monter les tensions entre majorité slave et minorité albanophone (faute de recensement, l’enjeu politique étant trop fort, les estimations de l’importance respective des deux communautés font l’objet d’interminables controverses).”

Le compromis auquel Athènes et Skopje parviennent en novembre 1994 prévoit l’établissement de relations diplomatiques entre les deux capitales, la réaffirmation solennelle de l’intangibilité des frontières, la libre circulation des biens et des personnes (donc la levée du blocus grec), l’abandon du soleil de Verghina comme drapeau de l’ARYM, l’engagement de la Grèce à ne pas s’opposer à son admission dans les organisations internationales dont elle est membre. En outre, il est précisé que les passages litigieux de la Constitution ne pourront être interprétés comme constituant « la base d’une revendication quelconque » de la part de Skopje « à l’égard de tout territoire qui ne se trouve pas à l’intérieur de ses frontières » et qu’ils ne pourront jamais être allégués comme « une raison d’intervenir dans les affaires intérieures d’un autre État en vue de protéger le statut et les droits de toutes personnes se trouvant dans d’autres États. »

Enfin, Athènes et Skopje s’engagent à négocier sur un nom du nouvel État qui soit acceptable par tous, négociation toujours au point mort vingt-trois ans plus tard alors que, dans l’intervalle, la Grèce s’est installée au rang de troisième partenaire commercial de l’ARYM et de premier investisseur dans ce pays.

La montée des tensions albano-slaves mène la Macédoine à multiplier les provocations à l’égard d’Athènes

Dans les années qui suivent, l’ARYM voit en outre monter les tensions entre majorité slave et minorité albanophone (faute de recensement, l’enjeu politique étant trop fort, les estimations de l’importance respective des deux communautés font l’objet d’interminables controverses). Au tournant des années 2000, ces tensions conduisent même le pays au bord de l’explosion sous la pression militaire d’une Armée de libération nationale de Macédoine[5], désireuse de réitérer le coup réussi par l’UÇK au Kosovo. Mais l’intervention des États-Unis et de plusieurs États européens pour garantir l’unité de l’ARYM transforme celle-ci en un État sous tutelle, un quasi-protectorat. Tandis que l’économie, largement mafieuse, ne décolle pas, et que le système politique est gangrené par un clientélisme généralisé qui prive l’État de toute efficacité. En outre, chaque alternance entre la VMRO et l’Alliance sociale-démocrate de Macédoine (SDSM), partis dominants de la communauté slave dont le dynamisme démographique des albanophones menace à terme la situation majoritaire, se traduit par un marchandage avec le parti albanophone choisi comme partenaire (indispensable) de coalition, ce qui conduit à une ethnicisation croissante de la vie politique, de l’enseignement, de l’administration, de sorte que l’ARYM ressemble de plus en plus à un État bicommunautaire dont l’unité est de plus en plus virtuelle.

En outre, si les gouvernements SDSM restent prudents face aux comportements pouvant donner lieu aux accusations d’irrédentisme, ceux de la VMRO (1998-2002 et 2006-2016) adoptent une attitude bien différente. C’est notamment le cas de Nikola Gruevski, Premier ministre de 2006 à 2016, né dans une famille originaire de Grèce et partie pour la Yougoslavie durant la guerre civile, qui en plus d’une pratique du pouvoir passablement tyrannique (mainmise sur les médias et la justice, atteinte aux droits de l’opposition, pressions sur les ONG, modification de la loi électorale…) se fait le champion d’une absurde volonté d’accaparement par un pays slavo-albanais de la « mémoire » du royaume macédonien antique de culture grecque, véritable chiffon rouge pour la plupart des Grecs. La statue équestre et monumentale d’Alexandre le Grand érigée au sommet d’une colonne de béton dans le cadre du kitschissime et mégalomaniaque plan « Skopje 2014 », au coût exorbitant pour ce pays pauvre, est particulièrement symptomatique de cette provocation permanente. Le nouvel aéroport de Skopje est baptisé « Alexandre-le-Grand », comme l’autoroute Skopje-Thessalonique, tandis que le stade rénové de la capitale reçoit le nom d’Arena Philippe II. Ne reculant devant aucun ridicule, Gruevski reçoit en grande pompe le prince Ghazanfar Ali Khan, chef de la tribu pakistanaise des Hunzas qui prétend descendre des soldats d’Alexandre et, cette même année 2008, Gruevski dépose une gerbe au monument à Goce Delčev, un des pères de la VMRO, monument agrémenté pour l’occasion d’une carte de la Macédoine comprenant Thessalonique et les Macédoines grecque et bulgare.

Aéroport Alexandre Le Grand ©Hristina Dojcinova

Ces innombrables provocations, contraires au moins à l’esprit de l’accord de 1994, conduisent Athènes, en avril 2008 et malgré les engagements pris dans cet accord, à bloquer l’intégration de l’ARYM à l’OTAN. En réponse, Gruevski adresse, en juillet, au président de la Commission européenne, une lettre lui demandant de faire respecter les droits linguistiques et d’expression d’une prétendue « minorité macédonienne » vivant en Grèce. Il s’attire une fin de non-recevoir (l’UE n’a pas de compétence en la matière) agrémentée d’un rappel que les relations de bon voisinage figurent parmi les conditions à une éventuelle adhésion. Skopje saisit également la Cour internationale de Justice de la question du veto grec. Dans sa décision (5 décembre 2011), la Cour écartera l’argument de la lettre à la Commission, puisque celle-ci était postérieure au veto. De manière nettement plus contestable, elle considérera que les manuels scolaires en usage dans l’ARYM, et qui véhiculent pourtant un irrédentisme flagrant, ne constituent pas un acte d’hostilité ou de propagande de nature à justifier le veto. Et elle conclura que la Grèce « a méconnu son obligation de ne pas s’opposer à l’admission » de l’ARYM à l’OTAN, tout en écartant les demandes de réparation de Skopje.

“Dans ces conditions, la position du Premier ministre grec Alexis Tsipras, qui profite de cette fenêtre d’opportunité pour engager des discussions sur une solution définitive à la question du nom (et de la révision de la Constitution de l’ARYM ?), peut paraître justifiée – sans que cela implique une complaisance envers sa politique de soumission aux injonctions euro-allemandes.”

Au demeurant, les provocations de Gruevski n’indisposent pas que les Grecs. Elles conduisent aussi Sofia à préciser que son soutien à l’intégration européenne n’est pas inconditionnel et que la Bulgarie pourrait même… rallier la position d’Athènes dans la querelle du nom. Ce que la Serbie a fait en 2009, après que Skopje, sous la pression de sa propre minorité albanaise, eut reconnu l’indépendance du Kosovo.

Marquée par les tensions, la décennie Gruevski s’achève dans une grave crise intérieure émaillée de violences puisque la VMRO, si elle est arrivée légèrement en tête aux élections législatives de décembre 2016, s’avère incapable de former une coalition majoritaire tout en refusant de céder le pouvoir. Il faudra plus de cinq mois et d’intenses pressions américaines et européennes pour que le leader du SDSM, Zoran Zaev, puisse constituer un gouvernement investi le 31 mai 2017 par 62 députés sur 120.

Ce nouveau gouvernement semble prêt à rompre avec la ligne du précédent : on évoque désormais à Skopje la possibilité de débaptiser les monuments, routes ou édifices, de remiser les statues, tous symboles qui font obstacle à une détente et à un dialogue enfin constructif. S’il mettait fin également à la circulation de cartes ou de manuels scolaires véhiculant un irrédentisme plus ou moins manifeste, on ne pourrait que se féliciter de cette évolution. Et dans ces conditions, la position du Premier ministre grec Alexis Tsipras, qui profite de cette fenêtre d’opportunité pour engager des discussions sur une solution définitive à la question du nom (et de la révision de la Constitution de l’ARYM ?), peut paraître justifiée – sans que cela implique une complaisance envers sa politique de soumission aux injonctions euro-allemandes, le Parlement grec ayant dû adopter au début de 2018, en quelques jours, un énième « mémorandum » intérimaire de 1531 pages, selon un rituel régulier depuis 2010 qui constitue une négation des principes fondamentaux de la démocratie parlementaire, puisque les députés n’ont pu ni prendre connaissance sérieusement des centaines de mesures contenues dans ce document, ni les amender.

La question macédonienne élude le véritable défi géopolitique de la Grèce assiégée par l’euro-germanisme : l’hydre turque

En effet, l’intérêt géostratégique d’Athènes n’est-il pas aujourd’hui d’avoir les meilleures relations possibles avec Skopje ? Plutôt que l’irrédentisme éventuel d’un pays pauvre de 2,1 millions d’habitants, le défi géostratégique majeur de la Grèce, 10,75 millions d’habitants, n’est-il pas celui que lui impose une Turquie de 79,5 millions d’habitants, dotée d’une armée quatre à cinq fois plus puissante que la sienne, et dont le gouvernement islamiste (largement financé par l’UE au titre de la préadhésion comme du chantage aux migrants) s’est engagé dans une dérive autoritaire et un aventurisme de plus en plus imprévisible, incontrôlable et agressif, comme le montrent les récents incidents dans les eaux territoriales du Dodécanèse, près des îlots d’Imia et l’invasion du territoire syrien ? Qui, sinon Erdoğan, remet en cause les frontières de la région en évoquant régulièrement depuis un an la caducité du traité de Lausanne (1923) qui les a fixées ? Quel État, sinon la Turquie, en plus de l’Arabie saoudite et du Qatar, s’emploie, depuis les années 1990, à convertir à un Islam rigoriste des communautés musulmanes des Balkans (Bosnie, Kosovo, Albanie, ARYM, Bulgarie, Grèce) traditionnellement acquises à un Islam tolérant, syncrétique et peu observant ? La même Turquie qui ne cesse de renforcer sa coopération militaire avec l’Albanie ainsi que sa présence économique dans ce pays comme au Kosovo, et dont l’éclatement de l’ARYM favoriserait plus encore une politique néo-ottomane de plus en plus problématique.

Recep Tayyip Erdogan, le président turque en visite à Moscou. ©Kremlin

En outre, si la dénomination « République de Macédoine » paraît légitimement inacceptable pour la Grèce, dans la mesure où elle peut impliquer que la Macédoine est tout entière dans cette République ou que toutes les parties de la Macédoine géographique ont vocation à y entrer, il n’en va pas de même des noms qui, depuis longtemps déjà, sont sur la table – Haute-Macédoine, qui semble aujourd’hui avoir l’avantage, Macédoine du Nord, Macédoine du Vardar, Macédoine-Skopje… (les albanophones, qui viennent d’obtenir la reconnaissance de l’albanais comme deuxième langue officielle de l’ARYM, ne pourraient bien sûr accepter Macédoine slave) – lesquels indiquent que le mot Macédoine est employé dans son sens de région géographique et que cette République ne prétend pas à être la seule Macédoine.

“En effet, l’intérêt géostratégique d’Athènes n’est-il pas aujourd’hui d’avoir les meilleures relations possibles avec Skopje ? Plutôt que l’irrédentisme éventuel d’un pays pauvre de 2,1 millions d’habitants, le défi géostratégique majeur de la Grèce, 10,75 millions d’habitants, n’est-il pas celui que lui impose une Turquie de 79,5 millions d’habitants, dotée d’une armée quatre à cinq fois plus puissante que la sienne, et dont le gouvernement islamiste s’est engagé dans une dérive autoritaire ?”

Bien sûr, un accord qui lèverait le veto grec à l’adhésion de l’ARYM à l’OTAN et à l’UE priverait à l’avenir la Grèce de ce moyen de pression sur Skopje. Or, la coalition gouvernementale de Skopje est si faible et fragile (49 sièges pour le SDSM et les partis slaves avec lesquels il a fait liste commune, 10 et 3 pour ses deux partis albanophones partenaires, sur 120 députés, alors que la VMRO en a 51, les 7 autres sièges allant à une formation slave et une albanophone) que toute révision des articles litigieux de la Constitution semble bien improbable. Quant à l’opinion, d’après les sondages, elle est très majoritairement hostile à un autre nom que celui de République de Macédoine. Et l’on peut donc craindre que, la VMRO revenant au pouvoir à plus ou moins brève échéance, elle profite de la levée des vetos grecs tout en ne respectant pas l’accord qu’aurait conclu son prédécesseur. C’est un risque. La question pour tout gouvernement est de choisir entre des risques.

Reste la question intérieure grecque et elle est loin d’être simple.

La question macédonienne pourrait conduire à la coagulation des mécontentements contre Tsipras 

Dans les années 1990, la mobilisation populaire était progressivement montée en puissance – jusqu’à rassembler un million de manifestants (10 % de la population grecque d’alors). Suivant les sources, ce seraient de cent mille à quatre cent mille personnes qui auraient manifesté le dimanche 21 janvier 2018 à Thessalonique, et de cent quarante mille à un million et demi qui se sont rassemblés au centre d’Athènes le dimanche 4 février, alors qu’il ne s’agit que de l’amorce d’un processus et d’une mobilisation contre une entrée en négociation, non contre le résultat de celle-ci.

Dans un pays martyrisé depuis bientôt dix ans par les politiques euro-allemandes, les mouvements sociaux n’ont jamais cessé, mais ils ne convergent pas, ils ne coagulent pas. Partout en Grèce, le mécontentement contre le gouvernement est palpable, mélange d’amertume d’avoir été trompé, d’humiliation née de la manière dont la Grèce a été traitée par l’UE et par les médias occidentaux, de colère à voir bradés à des acheteurs étrangers infrastructures et patrimoine publics. En fait, après les grands mouvements sociaux de 2010-2011, la trahison par Tsipras du résultat du référendum qu’il avait convoqué à l’été 2015 et la conviction que, dans le cadre européen, aucune alternance des forces politiques ne peut déboucher sur une politique alternative, l’opinion a sombré dans une profonde dépression où se conjuguent rage sourde, apathie et sentiment d’impuissance.

“À moins que, du fait d’une mise en œuvre graduelle des mesures imposées à la Grèce par la tutelle euro-allemande, Tsipras ne préfère tomber avant. Il pourrait faire le calcul qu’en anticipant ce scrutin plutôt que d’attendre la dégradation de la situation qui lui vaudra quelques points de moins, Syriza pourrait sauver assez de sièges pour s’imposer comme l’une des composantes obligées d’un gouvernement « d’union nationale » – une « Grosse Koalition » qui, dans le cadre européen, devient le modèle dominant et dont il a appelé de ses vœux la reconduction en Allemagne.”

Aussi la question aujourd’hui n’est-elle pas tant celle du bien-fondé de la position de Tsipras à l’égard de l’ARYM que celle de la coagulation sur un mode patriotique, à travers la question macédonienne et les passions qu’elle véhicule, de toutes les rancœurs que le gouvernement a accumulées contre lui du fait de sa politique depuis l’été 2015 (selon les sondages, Syriza peinerait à rassembler plus d’un électeur sur cinq ayant l’intention de voter). Et c’est là qu’on peut tenter un parallèle avec le destin du gouvernement Mitsotakis en 1992-1993 : si, depuis 1990, sa politique libérale dure n’avait pas brutalisé de larges secteurs de la société, on peut penser que la mobilisation sur la question macédonienne, alors exploitée par le PASOK, n’aurait pas pris l’ampleur qu’elle avait prise alors.

L’autre ressemblance entre ce moment de crise et le temps présent, c’est la majorité très étroite du gouvernement : 2 sièges à l’époque ; sur 300 députés, les élections de septembre 2015 en ont donné 145 à Syriza et 10 à son allié de droite dite souverainiste « Les Grecs indépendants » (ANEL). En 1993, Mitsotakis tomba, sur la question macédonienne, du fait de la défection de son ancien ministre des Affaires étrangères, Samaras. Et Tsipras ne peut se maintenir au pouvoir sans l’appoint de l’ANEL. Or ce petit mouvement revendique une identité orthodoxe et une résolution farouche à défendre l’hellénisme – d’où son intransigeance sur la question macédonienne. Pour l’instant, le chef de l’ANEL et ministre de la Défense, Panos Kammenos, a multiplié les déclarations contradictoires, suggérant pour l’ARYM le nom « Vardarska » (du nom du fleuve Vardar, Axios en grec) qu’on sait inacceptable par Skopje, tout en assurant son collègue des Affaires étrangères de sa confiance. Mais le 21 janvier dernier, trois députés et le vice-président de l’ANEL ont participé au rassemblement de Thessalonique dont le mot d’ordre était le refus de tout emploi du mot Macédoine dans le nom définitif de l’ARYM. Pour autant, les sondages créditant aujourd’hui l’ANEL d’un score insuffisant pour obtenir une représentation parlementaire, ses députés peuvent être tentés de conserver leurs sièges jusqu’au terme de la législature (2019). De même que, ayant quitté la ND par refus des mémorandums euro-allemands, ils les ont acceptés une fois parvenus au pouvoir avec Syriza. Mais ce serait à coup sûr se couper de ce qui reste à ce parti d’une base électorale qui l’a rallié sur la défense de l’hellénisme.

La tentation de Tsipras pourrait être de fracturer la droite et de s’imposer comme la plaque tournante d’une nouvelle grande coalition

À moins que, du fait d’une mise en œuvre graduelle des mesures imposées à la Grèce par la tutelle euro-allemande, les effets austéritaires de celles-ci devant s’aggraver notablement à partir du 1er janvier 2019, Tsipras ne préfère tomber avant. Il pourrait faire le calcul qu’en anticipant ce scrutin (le terme de la législature est en septembre 2019) plutôt que d’attendre la dégradation de la situation qui lui vaudra quelques points de moins, Syriza pourrait sauver assez de sièges pour s’imposer comme l’une des composantes obligées d’un gouvernement « d’union nationale » – une « Grosse Koalition » qui, dans le cadre européen, devient le modèle dominant et dont il a appelé de ses vœux la reconduction en Allemagne. Car l’abstention, qui atteindra sans doute des sommets inégalés en Grèce, s’ajoutant à l’effet mécanique du scrutin proportionnel et à la faible adhésion suscitée par la droite, dont le principal argument est qu’elle serait mieux en cour à Berlin, risque bien de priver la ND, créditée par les sondages d’un maigre score autour de 30 %, de majorité absolue.

Dans ces conditions, Tsipras pourrait donc s’être avancé sur le terrain macédonien pour pousser l’ANEL à prendre la responsabilité d’élections anticipées tout en affaiblissant, à droite, le leadership déjà contesté de Kyriakos Mitsotakis.

Car la question macédonienne est sans doute un excellent moyen d’activer les fractures qui traversent le parti conservateur. Samaras, qui a fait tomber le père de l’actuel chef du parti en 1993, incarne toujours la droite dure, proche de l’extrême droite, d’une ND qu’il a réintégrée et dont il a pris la présidence en 2009, avant de devenir Premier ministre de 2012 à 2015, présidence qu’il a dû abandonner après la victoire du Non au référendum de l’été 2015. Quant aux modérés, il restent profondément divisés par la haine qui « lie » les deux clans Karamanlis et Mitsotakis, à la manière des Montaigu et des Capulet : à la fin 2015, Kyriakos Mitsotakis est devenu chef de la ND à l’issue  d’un scrutin interne, à la transparence contestée, dans lequel il a battu le candidat des Karamanlis.

Or si Kyriakos Mitsotakis ne peut guère engager aujourd’hui le combat contre le gouvernement sur la question macédonienne, la position de Tsipras étant à peu près celle du père de Kyriakos en 1993, il ne peut non plus approuver Tsipras sans risquer d’être mis en cause, comme son père vingt-cinq ans plus tôt, par nombre de députés et d’électeurs de son parti. Ainsi, lors de la manifestation de Thessalonique de ce 21 janvier, a-t-on vu tous les députés ND de la région, au premier rang desquels les représentants du clan Karamanlis dont le berceau est à Serrès (une des sept préfectures de la région grecque de Macédoine centrale). Premier ministre de 1955 à 1963 puis de 1974 à 1980, période où il gère la transition démocratique qui suit l’effondrement de la dictature militaire, Konstantinos Karamanlis racontait que, né sujet ottoman, il avait le souvenir, dans son enfance, des armes cachées par son père pour les combattants grecs contre les Turcs et les komitadjis. Président de la République de 1980 à 1985 puis de 1990 à 1995, il se garda alors d’apporter le moindre soutien à Mitsotakis père en 1992-1993. Ce 21 janvier, Achilléas, le frère et ministre de ce « Grand » Karamanlis, et Konstantinos, son neveu qui fut aussi Premier ministre de 2004 à 2009, sont donc allés fleurir la statue du frère et de l’oncle, située à deux pas de celle… d’Alexandre le Grand. Quant à Samaras, il s’interroge désormais, en off sans beaucoup de ménagement, sur les convictions d’un Kyriakos Mitsotakis dont la déclaration, au soir du 21 janvier, assurant de son respect la sensibilité qui a conduit à une mobilisation qualifiée d’impressionnante, traduisait surtout un profond embarras.

Le 4 février, à Athènes, a donné de surcroît une nouvelle dimension au mouvement. Par son ampleur (entre un demi-million et un million de personnes, semble une estimation plausible)  et par le lieu symbolique où il s’est déroulé : la place Syntagma (de la Constitution), devant le bâtiment d’un Parlement réduit au rôle de chambre d’enregistrement des mémorandums euro-allemands (on notera d’ailleurs l’absence du moindre drapeau européen dans la foule, alors que foisonnaient drapeaux grecs, étoiles de Verghina, drapeaux byzantins frappés de l’aigle à deux têtes, ou drapeaux de la République de Chypre, symbole d’un hellénisme menacé, puisqu’elle est en partie occupée et colonisée par la Turquie depuis 1974), est l’endroit où se sont déroulées la plupart des manifestations populaires qui ont marqué l’histoire contemporaine du pays. Le rassemblement athénien s’est distingué aussi par son caractère national, avec des prises de parole de délégations et d’organisations venant de tout le pays – et des diasporas – et par son caractère transpartisan – depuis le musicien Mikis Théodorakis, icône historique de la gauche et de la résistance à la dictature militaire des années 1967-1974, mais aussi une des figures de proue des manifestations populaires du début des années 2010, qui a vertement condamné la soumission du gouvernement Syriza-ANEL aux Diktats euro-allemands, et qui a réclamé, ce 4 février, un référendum sur la question macédonienne, jusqu’à Samaras, bien sûr, et aux franges les plus réactionnaires de l’Église.  Zoé Konstantopoulou, présidente du Parlement grec pendant les premiers mois du mandat d’Alexis Tsipras qui a démissionné après que celui-ci ait ratifié le mémorandum, a salué ce rassemblement : “Aujourd’hui, les citoyens ont parlé. Avec leur présence massive, pacifique, grandiose et unique. Aujourd’hui, les citoyens ont fait ressembler les fascistes à des fourmis tristes. Au lieu de meneurs, comme s’efforcent de les présenter certains qui se disent « hommes de gauche » et qui finissent eux-mêmes en fascistes. Aujourd’hui, Mikis [Theodorakis] a parlé en patriote et en internationaliste. En véritable homme de gauche. Il aime sa patrie et reconnaît aux autres peuples le droit d’aimer leur propre patrie. Aujourd’hui, Georges Kasimatis a parlé, en défenseur constant de la Constitution, de la démocratie et de la souveraineté populaire. Il a combattu les Mémorandums pendant 8 ans. Je suis fière des combats que nous avons menés ensemble. Le peuple l’a écrit. Ce peuple fier et insoumis. Qui ne se laisse pas confondre. Aujourd’hui, seul compte le respect pour ce peuple. Qui est petit et tellement grand“.

En effet, le clergé orthodoxe était très présent lors du rassemblement d’Athènes ce 4 févier, tandis que celui du 21 janvier à Thessalonique a bénéficié du soutien très actif (et un peu plus…) du métropolite Anthime de Thessalonique, porte-drapeau de la fraction la plus réactionnaire du clergé et depuis longtemps farouchement opposé à toute concession à l’égard de Skopje, dans la lignée des archevêques d’Athènes Sérapheim (1974-1998) et Christodoulos (1998-2008). Leur successeur, élu en 2008, Iéronymos II, un intellectuel plein de pondération, a voulu rompre avec la ligne d’implication dans le champ politique de ses prédécesseurs et s’était gardé depuis 2015 de toute déclaration hostile au gouvernement. Mais il a en quelque sorte été obligé de suivre ses troupes, et de montrer, lui aussi, son intransigeance. Car du fait des quatre siècles de domination ottomane et des conditions de construction de l’identité et de l’État nationaux, l’Église orthodoxe de Grèce, autocéphale[6], est indissociable de cette identité et se considère comme gardienne des intérêts de l’hellénisme –singulièrement en Macédoine.

Les rassemblements des 21 janvier et 4 février ne constitueront-ils qu’un feu de paille ? Ou bien la résurgence de la question macédonienne peut-elle servir de catalyseur, sur le terrain national, à une réaction en chaîne qui n’a pu se produire sur le terrain social ? Va-t-elle déboucher sur une redistribution des cartes politiques ? Il est trop tôt pour se prononcer, mais lorsqu’une situation est aussi bloquée et délétère que celle qu’ont créée en Grèce les politiques euro-allemandes, c’est souvent par des voies et sur un terrain inattendus que se produisent les bouleversements.

[1] Notamment celui de Verghina, installé à l’intérieur du tumulus de la nécropole des rois de Macédoine, où est exposé le trésor funéraire de Philippe II, père d’Alexandre le Grand.

[2] Former Yougoslav Republic of Macedonia (FYROM) en anglais.

[3] Internationale communiste, ou IIIe Internationale.

[4] Conversation de Staline avec le Premier ministre yougoslave Milovan Đilas en janvier 1948 : « Nous ne nous intéressons pas à l’Albanie. Nous sommes d’accord pour que la Yougoslavie avale l’Albanie[4] », in Milovan Djilas, Conversations avec Staline, Gallimard, Paris, 1962, p. 157.

[5] UÇKM, Ushtria Çlirimtare Kombëtare e Maqedonise, Armée de libération nationale de Macédoine, émanation du courant le plus extrémiste de l’UÇK, Ushtria Çlirimtare e Kosovës, Armée de libération du Kosovo.

[6] L’autocéphalie est le droit pour une Église orthodoxe d’être « sa propre tête », c’est-à-dire de se gouverner elle-même, nonobstant la primauté d’honneur du siège patriarcal de Constantinople.

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