Un programme Apollo pour sauver Airbus

Malgré un plan d’aide publique record, le géant Airbus annonce en ce début juillet la suppression d’environ 15 000 postes, dont 5 000 en France. L’effet en cascade sur les sous-traitants risque d’affaiblir encore plus sévèrement notre outil industriel. C’est donc un échec, en termes de sauvegarde de l’emploi et de compétences, qui montre qu’aligner des milliards ne suffit pas. Sans vision stratégique imposée par l’État, la main invisible du marché continue sa basse besogne. En parallèle, l’urgence climatique impose une sortie rapide de l’avion thermique. Dès lors, seul un grand programme national et européen, ambitieux comme le fut le programme Apollo, peut permettre de répondre à ce triple objectif de sauvegarde de l’emploi, de renforcement de nos capacités industrielles, et de développement accéléré de l’avion zéro carbone. Cette crise peut même être une opportunité, en ce sens que la concurrence américaine et chinoise devra tôt ou tard sortir à son tour des énergies fossiles. Comment, dès lors, restructurer la filière aéronautique franco-européenne ? Par Pierre Gilbert et Nicolas Vrignaud.


Les turbulences de la crise économique due au Covid-19 atteignent désormais de plein fer la filière aéronautique. Le trafic aérien stoppé et les avions cloués au sol (jusqu’à 90% du trafic mondial à l’arrêt, au pic du confinement) provoquent une crise sans précédent chez les compagnies aériennes, dont certaines pourraient mettre la clé sous la porte. Air-France a récemment annoncé un plan de départs volontaires de 8 000 postes et Lufthansa, le mois dernier, avait déjà informé de la suppression à venir de 22 000 emplois.

Cet arrêt brutal engendre logiquement dans la filière productive des suspensions et des annulations de commandes qui impactent l’ensemble de la chaîne de valeur, provoquant la plus grave crise de son histoire. Toute l’activité est en forte décélération et chaque entreprise réduit désormais la voilure. Le géant Airbus a annoncé, ce début de mois, la suppression d’environ 15 000 postes, dont 5 000 en France avant l’été 2021, grâce notamment à un plan de départ à la retraite anticipée. Il est certain que cette annonce va maintenant engendrer des plans similaires chez l’ensemble de la sous-traitance, fortement affectée car dépendante du donneur d’ordre, de ses commandes et de ses investissements. Il est clair, à la vue de la très bonne situation économique d’Airbus, que l’annonce du Groupe vise davantage à rassurer les marchés financiers qu’à préserver les outils de production. Des faillites et une véritable casse sociale sont à craindre car la masse salariale est souvent perçue comme le premier poste de dépense. Les entreprises Daher et Derichebourg n’avaient pas attendu Airbus pour signifier leur plan de restructuration pour la première (1300 CDI) et l’accord de performance collective (APC) pour la seconde (afin de « sauver » 700 emplois). Chez Safran les syndicats affirment une réduction des effectifs à venir par départ volontaire d’une ampleur de 3000 personnes. Le motoriste allemand MTU vient, quant à lui, d’annoncer un plan de suppression de 10 à 15% de ses effectifs. Pour donner un ordre de grandeur de la crise redoutable qui est devant nous, à Toulouse et en Occitanie par exemple, ce sont près de 200 000 emplois directs et indirects qui sont menacés de disparition. À chaque jour suffit sa peine, au cœur d’un choc historique pour la filière.

Alors qu’il se dit que le trafic aérien pourrait reprendre à son rythme antérieur à la crise d’ici deux ou trois ans, les États européens, au premier rang desquels la France et l’Allemagne, se sont individuellement mobilisés avec des plans de soutien à leur économie, dont un spécifique à l’aéronautique pour la France. Le gouvernement a promis de dégager 15 milliards d’euros d’aides, mais sans réelles conditions de sauvegarde des emplois. 1,5 milliard est ciblé vers la recherche de technologie de rupture pour l’avion neutre en carbone.

La filière aéronautique et Airbus : essentiels pour notre avenir

Entre les emplois directs que comptent les compagnies aériennes, les transports vers les aéroports, l’assistance aéroportuaire, l’industrie aéronautique, les services de douane, de sécurité, etc., mais également en prenant en compte les emplois indirects (relations de clients-fournisseurs notamment), le « pôle aérien » draine aujourd’hui quelques 3,5% du PIB mondial, 3,9% en France ; 1 actif sur 30 en dépend en France, soit près d’un million d’emplois. La filière aéronautique est hautement névralgique : plus que toute autre, elle crée des effets d’entraînement puissants sur de nombreuses autres filières industrielles (plasturgie, électronique, optique etc.), les savoir-faire étant fortement imbriqués. L’aéronautique constitue le principal et peut-être l’un des derniers grands atouts français en termes d’exportation (12% des exportations et 3,2% du PIB national, avec un excédent de 27,1 milliards d’euros en 2018); une filière qui était en croissance ces dernières années, alors que notre balance commerciale nationale est déficitaire depuis longtemps et que notre base productive décline.

Si on inclut tous les sous-traitants, l’ensemble de la filière aéronautique (civile, spatiale et défense) représente 350 000 emplois en France. Beaucoup de territoires français dépendent considérablement de cette filière qui s’ancre dans des écosystèmes productifs denses. On pense aux Pays de la Loire, à la Nouvelle-Aquitaine, à l’Île-de-France bien sûr, et à l’Occitanie bien entendu (40% de l’emploi industriel régional) avec une impressionnante présence autour de Toulouse, lieu d’implantation des usines d’assemblages d’Airbus. Cette filière est structurée par de grands groupes équipementiers comme Safran ou Thalès, de grands groupes ensembliers comme Dassault et évidemment le donneur d’ordre Airbus (leader mondial dans la construction d’avions civils), de grands sous-traitants (Latécoère, Derichebourg, Zodiac, Daher, Liebherr etc.), et des milliers de TPE et PME. Cette filière s’appuie sur des compétences techniques et technologiques de premier plan, qui sont ancrées dans les territoires et fortement intégrées dans le cadre de collaborations européennes.

Ces dernières années, les choix stratégiques d’Airbus, ainsi que le retrait et le laisser faire de la puissance publique doivent nous alerter. Airbus se financiarise de façon croissante et ses orientations industrielles s’en trouvent fortement influencées.

En effet, Airbus est le symbole et le résultat d’une réussite industrielle française et européenne, par coopération directe entre nations, sans que cette initiative n’eût été chapeautée par une quelconque organisation supranationale, à l’origine. La France contribue fortement à sa réussite en jouant un rôle pivot en Europe au niveau de l’assemblage, et ce même si l’Allemagne tend depuis un certain temps à rééquilibrer la donne grâce à une relocalisation progressive de l’assemblage de l’A320 à Hambourg. Sur le plan de la R&D également, l’Allemagne a inversé le rapport et investit désormais davantage que la France, quand les investissements  de cette dernière en la matière étaient  largement supérieurs à celui de notre voisin, il y a encore quinze ans.

Dans cette guerre économique, face au géant américain et à l’immense ambition chinoise, il est indispensable d’asseoir notre souveraineté, via un modèle de construction et de développement industriel européen qu’il revient de protéger. Boeing constitue et constituera toujours un concurrent de taille quasi équivalente, tandis que pour la Chine, l’aéronautique représente un enjeu industriel stratégique pour les années à venir. D’ailleurs en Chine, à Tianjin, des usines d’assemblage de l’A320 ont déjà été délocalisées, et on le sait, si ces avions sont jusqu’ici fabriqués pour des ventes régionales comme stipulé dans les contrats signés, l’émergence d’un concurrent asiatique est désormais loin d’être fantasmagorique (le constructeur COMAC est en forte croissance et jouit de grands investissements étatiques).

Ces dernières années, les choix stratégiques d’Airbus, ainsi que le retrait et le laisser-faire de la puissance publique doivent nous alerter. Airbus se financiarise de façon croissante (le capital flottant du groupe est désormais proche des 75%) et ses orientations industrielles s’en trouvent fortement influencées. L’externalisation à outrance, par des transferts de métiers à de puissants sous-traitants (qui eux-même sous-traitent), est un signe de cette quête de rentabilité puisqu’il s’agit pour l’entreprise de réfléchir en termes de diminution des coûts et de minimisation des risques. Airbus se contente presque uniquement d’assembler les pièces finales : sa part d’intégration a chuté à 20% par exemple pour l’A380. Cela a conduit l’ensemblier à perdre des compétences à haute qualification dans la conception et l’assemblage, ainsi que dans l’analyse des sous-traitants extérieurs les plus compétents. La pression sur les emplois a été renforcée et le management « rationalisé ». Les visions de court-terme et la gestion au fil de l’eau l’ont emporté sur les visions de long-terme et les défis industriels. Aussi, depuis l’A380 notamment, l’entreprise ne brigue plus de grands projets d’envergure et de grandes stratégies d’innovation, les investissements vers l’avion du futur n’étant pas aujourd’hui à la mesure des enjeux, puisque la norme de rentabilité n’est pas jugée suffisante. Pire, la financiarisation du Groupe l’a conduit ces dernières années à renoncer ou reporter des projets industriels existants (report du successeur de l’A320 à 2030, ou abandon de l’E-Fan), et à fermer des sites (ex : Suresnes) alors que l’entreprise se porte économiquement bien.

Continuer de voyager est un droit et une nécessité

Que cela soit bien clair, nous n’avons pas le choix : il faut sortir rapidement de l’avion thermique. Le trafique aérien thermique doit diminuer de moité en 10 ans et de 83% d’ici 2050 pour rester dans les cordes de l’Accord de Paris en termes d’émissions. L’urgence climatique nous l’impose, et l’avion neutre pourrait d’ailleurs permettre d’aller plus loin que cet objectif et plus rapidement. Cependant, vouloir sortir complètement de l’avion en temps que forme de mobilité, comme le suggèrent de manière aventureuse certains, pose plusieurs problèmes.

Premièrement, vouloir sortir de l’avion thermique pour motif environnemental ne doit pas couper les ailes de l’imagination : si l’avion zéro carbone existe, alors le jeu en devient acceptable sur le plan climatique et l’avion de nouveau permis. Il faudra, bien sûr, décarboner au maximum la chaîne de production, ce qui plaide par ailleurs pour une relocalisation de la sous-traitance au plus près des lieux d’assemblage. Il faut organiser un véritable circuit court de l’avion et concentrer la production de manière circulaire : le plus possible en Occitanie, puis en France et en Europe.

Deuxièmement, refuser l’avion par principe pose la question de la liberté de se déplacer. La démondialisation nécessaire ne concerne la liberté de circulation humaine qu’en dernier ressort, loin derrière les biens de production et les matières premières (en sus de la démondialisation financière).

Si l’hyper mobilité à caractère ludique est critiquable en raison de son poids carbone, les motifs de voyages légitimes sont très nombreux. La continuité territoriale républicaine vis-à-vis de nos territoires d’Outre-mer nécessite les déplacements en avion, et nombre de nos concitoyens ont de la famille à l’étranger. Il en va de même pour tout un ensemble d’activités économiques et de déplacements professionnels fondamentaux sur le plan international (par exemple diplomatiques), puisque la proximité virtuelle ne saura jamais remplacer les avantages de la proximité physique (voir les recherches psychosociologiques et socio-économiques).

Tout le monde ne peut pas se permettre le “slow voyage”, c’est à dire par exemple prendre deux semaines sur les trois de vacances l’été pour aller et revenir en bateau. Si dans une perspective de reconstruction écologique le tourisme de masse doit cesser, si le secteur doit se relocaliser en partie, l’ouverture sur le monde elle, n’est pas une option résiliable.

Les valeurs, l’entraide, les échanges culturels, la découverte, sont des droits inaliénables pour une citoyenneté libre, partageuse et heureuse, pour un internationalisme renouvelé. Le droit au bonheur et la liberté sont le socle d’un projet politique humaniste, universaliste et émancipateur. Ils ne sauraient souffrir d’une quelconque limitation, dans la mesure ou cela n’empiète sur la liberté des autres. La liberté, c’est aussi la liberté de se déplacer. Elle devient contradictoire avec la liberté d’autrui lorsqu’elle prend la forme d’un saut en avion thermique le temps d’un week-end, puisque, à l’avenir, la liberté de vivre sur une planète où la température n’aura pas cru de plus de +2°C sera nettement plus fondamentale. En revanche, quand elle est décarbonée, la mobilité est le sel de l’humanisme. Encore faudrait-il qu’elle ne soit pas un luxe, comme l’avion l’est encore aujourd’hui. Mais s’il est un luxe, c’est avant tout parce que la société est considérablement inégalitaire, ce n’est pas à cause de l’avion en tant que modalité de déplacement dont il revient évidemment à la fois de modérer et de démocratiser l’usage.

Inventer ici l’avion propre de demain

Nous devons ainsi, à la fois penser l’avenir d’Airbus et son ancrage durable sur le territoire français. Pour cela, il faut d’abord que la puissance publique française revienne au cœur du pilotage du projet industriel et ensuite que le Groupe renoue avec l’ambition de se consolider de manière incontestable en tant que leader mondial. Et tout cela est possible.

Se pose alors un défi immense pour notre champion, à la hauteur du génie français : inventer ici l’avion propre de demain. Cette crise doit être l’occasion de conditionner les aides publiques françaises à un programme de R&D ambitieux autour de ce défi, et participer au financement de la modification des chaînes de production : honorer les carnets de commandes, mais enchaîner sur de nouveaux sauts technologiques vers des avions propres, quitte à assumer une courte latence de transition.

Le défi technologique est donc colossal. Il doit nous faire renouer avec le concept de grand projet national, comme le fut le programme américain Apollo, lancé par Kennedy en 1961.

Seulement il ne sert à rien de le décréter. Un grand programme, structurant par Airbus et ses sous-traitants, induit de prendre des orientations technologiques. A ce stade, l’avion propre a besoin d’évolutions incrémentales (améliorations du fuselage, etc.), et surtout d’innovations de ruptures, pour la propulsion notamment. En effet, il faut comprendre que faire voler un avion nécessite un carburant très léger et délivrant beaucoup d’énergie. Le kérosène est ainsi ce qu’on obtient de plus énergétique, rapporté à sa masse. A ce stade, il est impossible d’envisager un avion électrique, car les batteries sont trop lourdes pour trop peu d’électricité contenue. Un Paris-New York en A320 nécessiterait, à technologie actuelle, 800 tonnes de batterie : cela nous donne une idée du saut technologique à opérer.

Le défi technologique est donc colossal. Il doit nous faire renouer avec le concept de grand projet national, comme le fut le programme américain Apollo, lancé par Kennedy en 1961. Ce programme, qui a permis aux États-Unis d’envoyer un homme dans l’espace en moins de 10 ans, aura drainé un budget considérable (153 milliards dollars US en valeur 2019 corrigée de l’inflation) et aura mobilisé jusqu’à 400 000 personnes. Il aura structuré une immense chaîne de chercheurs, universitaires et industriels, sous la houlette de l’État, via la NASA. Le système productif constitué autour d’Airbus a la taille critique et les compétences pour impulser et gagner la course à l’avion propre de demain. Et la France pourrait, en cas de succès, s’honorer d’une grande victoire technologique. Le marché à conquérir est immense, puisqu’il s’agit de remplacer la flotte carbonée mondiale avant les Américains et les Chinois.

Pour concrétiser un jour cette grande ambition, une rupture stratégique sur le plan du modèle économique du groupe et de ses entreprises est obligatoire. Celle-ci dépend en partie du volontarisme que saura impulser la puissance publique. Au-delà de la bataille qu’il devra continuer de mener avec l’Allemagne, d’une part, l’État français doit aujourd’hui se servir d’un plan d’aide ambitieux pour orienter, renforcer les investissements dans la R&D vers l’avion neutre et redéployer des emplois. D’autre part, les territoires français sur lesquels sont implantés les entreprises d’Airbus et leur sous-traitance ne doivent en aucun cas céder à des politiques d’attractivité territoriale dans leurs dimensions fiscales et foncières (zones d’activités par agglomération), mais, au contraire, agir stratégiquement à leur ancrage durable (un retour des services déconcentrés et de commissaires au plan aiderait assurément) .

Les territoires qui se développeraient en se fondant sur la fiscalité et le foncier, fragiliseraient leur résilience sociale et n’ancreraient aucunement les entreprises de manière durable. Cette forme de développement pour les territoires français constitue la meilleure des méthodes pour désindustrialiser le pays dans une économie mondialement dérégulée et concurrentielle où chaque région mène une bataille rude sur le développement et l’intégration industrialo-servicielle. À l’inverse donc, la puissance publique devrait profiter de la recomposition pyramidale de la chaîne de valeurs de la filière aéronautique et s’appuyer sur la dynamique d’externalisation d’Airbus, tendance qui l’a rendu fortement dépendante d’importants sous-traitants, qualifiés de systémiers ou de firmes pivot, qui coordonnent à leur tour des centaines de PME et TPE. C’est sur ces firmes pivots qu’il revient aujourd’hui de concentrer l’intérêt et l’accompagnement économique resserré de l’État, et dans une moindre mesure des collectivités territoriales au premier rang desquelles les Régions. C’est à partir de ces firmes qu’il convient d’identifier et façonner les ressources qui les tiennent, au regard d’un aménagement adéquate des espaces, de politiques de formations idoines, d’une intégration organisationnelle et réseautique efficace de l’entreprise, d’une coordination publique adaptée et suivie, tout ce qui va différencier et spécifier nos territoires. Dans ce sens, il faut aussi continuer de renforcer le fond AEROFUND qui vise à construire et ancrer des ETI, pour protéger les compétences et solidifier la structure financière les grands sous-traitants de l’aéronautique.

Les voies technologiques de l’avion propre

3 orientations sont possibles en matière de propulsion propre. Il faut les explorer sérieusement toutes les trois. Un vrai programme national peut miser sur plusieurs options, quitte à ce que certaines n’aient aucune utilité finalement pour l’objectif. Mais quand on parle de recherche, il faut comprendre que l’on fait aussi du poker : on ne sait pas forcément sur quoi on va tomber. Certaines innovations de ruptures sont « accidentelles », mieux vaut donc miser sur l’exploration du maximum de pistes, en y mettant les moyens. De plus, en recherche, une absence d’information est une information : si une piste se révèle une impasse, c’est une avancée scientifique.

Parmi ces trois pistes en matière de propulsion, une ne tient pas vraiment de l’innovation de rupture, puisqu’elle ne concerne que le carburant : le bio-kérosène. Pour l’aéronautique, la principale exigence est d’avoir un carburant très concentré et très léger. Or les biocarburants sont généralement constitués de molécules à forte teneur en carbone et faible teneur énergétique. L’hydrogène offre un potentiel certain pour produire du bio-kérosène à partir d’énergies renouvelables. L’hydrogène permet, pour le dire simplement, de remplacer une partie des chaînes carbonées d’un biocarburant par du contenu énergétique. On combine du CO2 (que l’on peut récupérer dans l’atmosphère ou en sortie de cheminées) avec de l’hydrogène, produit avec de l’eau et de l’électricité issue d’énergies renouvelables, pour faire un hydrocarbure qu’on transforme ensuite en hydrogène : c’est le procédé Fisher-Tropsch, déjà bien connu. À ce stade, c’est le coût de production qui est le principal blocage, puisqu’il est au mieux trois fois supérieur à celui du kérosène conventionnel.

De deux choses l’une : même si le prix du carburant augmente, le secteur aérien peut assumer une montée des tarifs de ses billets. Depuis 1995, le prix d’un trajet a été divisé par deux en moyenne, pour atteindre un plateau de nos jours. Depuis 10 ans, la facture de carburant représente environ 30% des charges opérationnelles totales des compagnies aériennes, et varie fortement en fonction des prix du brut. Ainsi, si le prix du carburant double, la facture augmente de 23%. Une hausse qui peut largement être assumée par le consommateur, puisque l’aérien est un mode de transport relativement inégalitaire. Sans parler du fait qu’une augmentation des prix, qui est de toute façon incontournable, si on aligne les fiscalités sur les carburants, ou si on instaure une taxe carbone, est censée accompagner une baisse souhaitable de la demande en transport aérien.

Deuxièmement, il est possible de faire baisser le coût du kérosène vert et augmentant les échelles de production. C’est une filière en soi, qui pourrait créer des milliers d’emplois sur le territoire, tout en nous rendant indépendant des importations d’hydrocarbures. En France, nous avons des leaders en la matière, comme Air Liquide, qui pourrait très bien organiser un tel pôle de production de biocarburants à forte valeur énergétique, si l’État était capable de piloter ce genre de coordination.

Les deux autres innovations en termes de propulsion, innovations de rupture cette fois, misent sur la propulsion électrique, qui a également l’avantage de ne pas produire de chaleur et de microparticules, donc de traînées de condensations. La première concerne la Pile à combustible (PAC). Une PAC est un dispositif électrochimique portable qui fait réagir un combustible avec l’oxygène de l’air pour produire directement de l’électricité. Les PAC assurent une combustion propre, n’émettant que de la vapeur d’eau, avec une très haute efficacité (presque 60 %), là où celle d’un moteur thermique de voiture n’est que de 40 %. Cette technologie est déjà opérationnelle, puisque la flotte des 600 taxis parisiens devrait en être équipée pour fin 2020. Le problème, pour l’aérien, étant pour l’instant le poids du dispositif, qui s’explique par la nature de l’hydrogène – extrêmement volatile – qui nécessite des réservoirs qui sont pour l’instant très lourds. Ainsi, pour une voiture à hydrogène d’une autonomie de 500 km, il faut seulement 5 kg d’hydrogène comprimé à 700 bars, mais un réservoir métallique composite de 87 kg. Il y a là des progrès à faire pour développer un savoir-faire hautement stratégique. Si l’on arrive à stocker l’hydrogène dans des réservoirs ultralégers, alors il serait possible d’en équiper des avions. La encore, une filière PAC et hydrogène française, qui fournirait également les autres moyens de transports, pourraient créer beaucoup d’emplois et compenser une partie des emplois de l’avion d’hier.

L’autre innovation de rupture, c’est le super accumulateur, la batterie électrostatique légère qui pourrait faire voler un avion sur des centaines de kilomètres. Le graphène est une piste particulièrement prometteuse, car cette matière faite de carbone dispose de propriété physique uniques. Le graphène étant fabriqué avec du carbone, il n’y aurait nul besoin de terres rares ou autres matériaux stratégiques. À noter qu’avec les technologies de batteries actuelles, le projet de Write Electric table sur la sortie d’un avion de 180 places et 400 km d’autonomie à horizon 2027[1].

Mais l’avion neutre, ce n’est pas seulement la propulsion. La légèreté et l’aérodynamisme des machines sont une priorité, et miser sur des biomatériaux semble prometteur. Ces derniers (plastiques végétaux, fibres végétales, chaînes de protéines, etc.) offrent grâce aux nouvelles avancées scientifiques des propriété de résistance, de légèreté et de disponibilité (pas besoin d’importer des métaux rares…). En termes de production, il faut aussi veiller à miser sur des matériaux à fort effet de levier sur la structuration de filières nationales. Les biomatériaux peuvent ainsi permettre de démarrer ou relancer des filières (algues, chanvre, etc) pourvoyeuses d’emplois ou de compléments de revenus pour le monde agricole.

Derrière l’essor des biomatériaux, qui offrent aussi l’avantage de ne pas nécessiter de transformation thermique – donc énergivore – comme le métal, le plastique ou le verre, il y a de multiples filières de recherche et de production à organiser. Sur la recherche d’abord, parce que l’urgence d’explorer de multiples pistes demande un dépassement du modèle startup. La R&D des entreprises est désormais déléguée pour partie à des startups, rachetées ou non par les grands groupes si elles obtiennent des résultats. Seulement, ce modèle n’est pas très efficace, car lesdites startups perdent un temps considérable en recherche de financements et sont vulnérables à l’intelligence économiques étrangère (l’espionnage industriel), quand elles ne sont pas directement rachetées par des entreprises étrangères. Ces startups ne sont donc pas encouragées à utiliser leurs maigres ressources pour explorer des pistes technologiques originales, ou contre-intuitives, qui peuvent pourtant offrir parfois de belles innovations de ruptures. Elles doivent miser sur un débouché économique sûr.

Renouer avec un grand plan national et européen

Dès lors, surtout en période de crise, pour voir loin et avec envie dans cette recherche de l’avion propre, on comprend la nécessité d’un rééquilibrage de son pilotage avec la puissance publique, elle seule capable, à l’image du regretté Commissariat général au Plan, de ne pas s’enfermer dans la “dictature de l’instant”, pour reprendre les mots de Pierre Massé. Le lancement d’un grand plan national autour de l’avion neutre induit donc une réforme de la recherche actuelle, pour renforcer son ambition et optimiser son efficacité. Dans la perspective d’une reconstruction écologique et d’une reconquête industrielle connexe, au regard des compétences qui fondent notre grande puissance technicienne, quid de la création, comme pendant le programme Apollo, d’un consortium public – national ou européen – à l’élaboration et l’approvisionnement des matières premières nouvelles pour l’industrie automobile, aérienne et navale ? Ce consortium appellerait des fonds colossaux qui pourraient émaner de la récolte de cotisations des constructeurs, en partenariat avec les entreprises du secteur, les chambres et coopératives agricoles, les collectivités, les partenaires sociaux, les universités, des réseaux peer to peer (recherche citoyenne) et bien sûr en lien étroit avec les départements R&D des constructeurs. Les brevets développés seraient mis librement à disposition des constructeurs cotisants et garantis par l’État. Le plan intégrerait aussi des investissements massifs dans la formation aux nouvelles compétences, que les nouveaux processus de conception et de production nécessiteraient. La puissance publique garantirait également la sécurité (informatique notamment) sur toutes les activités du consortium, de manière à se protéger des espions étrangers.

L’urgence écologique et sociale d’un avion propre, comme nous l’avons montré, impose de changer de focale en matière de concurrence, puisqu’il s’agit d’aboutir à une technologie de rupture le plus rapidement possible.

Bien sûr, il s’agit là d’une forme de coopération directe entre des entreprises parfois concurrentes, ce qui se révèle incompatible avec la vision ultralibérale bruxelloise, qui considérera cela comme relevant du trust. Cependant, l’urgence écologique et sociale d’un avion propre, comme nous l’avons montré, impose de changer de focale en matière de concurrence, puisqu’il s’agit d’aboutir à une technologie de rupture le plus rapidement possible. Mieux vaut donc unir les efforts et partager les risques pour les diminuer, sans quoi aucun acteur ici ne se lancera réellement dans le projet, et nous pourrions demain être à la merci des Américains et des Chinois qui eux investissent de façon colossale. C’est ce chemin politique et industriel de collaboration entre pays européens, entre acteurs publics et privés, qui avait d’ailleurs permis l’émergence progressive des projets aéronautiques et spatiaux, puis la constitution d’EADS qui deviendra Airbus Group. C’est cette approche politique et industrielle stratégique qu’il nous revient désormais de travailler et de réengager expressément pour triompher.

Envoyer un homme sur la Lune était une urgence pour l’administration Kennedy, puisque les soviétiques avaient pris une avance considérable dans la course spatiale. Moins réjouissant, le projet Manhattan fut un succès également, dans l’urgence de finir la guerre au plus vite grâce à la bombe atomique. L’urgence, quand elle est gérée par un gouvernement et des services compétents, des industriels motivés par des enjeux qui dépassent la simple satisfaction de leur conseil actionnarial, peut pousser les Hommes à surpasser leur frontière de connaissances. Les grands projets industriels qui emportent les imaginaires et la fierté construisent ainsi les communautés. Et si notre grand pays, la France, a besoin de se réengager collectivement dans les plus grands défis du 21ème siècle et annihiler le sentiment réel de déclassement de son peuple, il en est encore davantage le cas au sujet de la communauté politique du Vieux Continent. Le volontarisme peut ouvrir des conquêtes de liberté à jamais inconnues de la résignation, il s’agit à présent d’en faire preuve au regard du nouvel intérêt général humain : la préservation écologique. Face au plus grand défi de l’histoire de l’humanité, nous sommes désormais confrontés à de multiples enjeux visant à pérenniser une atmosphère vivable. Se déplacer n’est pas une option, mais un droit, à encadrer, et un besoin essentiel. Et l’avion propre représente une brique dans l’édification d’un monde résilient neutre en carbone.

[1] https://weflywright.com/

Pétrole : retirer notre avenir énergétique des marchés financiers et des pétro-États

Photo © Zbynek Burival, Unsplash

L’effondrement des prix du pétrole est souvent présenté comme une mauvaise nouvelle pour le climat. Ce n’est pourtant pas si évident. Cet effondrement illustre surtout l’incapacité des marchés financiers à supporter, et encore moins réguler, le trop plein de pétrole généré par une baisse subite de la consommation de pétrole. Or, d’un point de vue climatique, le pétrole est surabondant. Structurellement surabondant. Pourquoi ne pas se saisir de l’opportunité que constitue la baisse structurelle de la rentabilité des investissements dans les énergies fossiles pour tourner enfin la page des énergies fossiles et se diriger vers une nouvelle économie, juste et durable. Par Maxime Combes et Nicolas Haeringer.


 

Aux États-Unis, ce 20 avril, le prix du baril de WTI brut (West Texas intermediate crude) est passé sous la barre hautement symbolique du… zéro dollar. Il est même tombé à -37,63$ en fin de journée. Le “prix négatif” du baril a provoqué la stupéfaction et la sidération. Pourtant, à y regarder de plus près, l’anomalie n’est pas forcément là où on le croit. On pourrait même se demander si le baril de pétrole n’a pas atteint son juste prix. En effet, si nous voulons maintenir le réchauffement climatique “bien en-deçà” des 2°C de réchauffement, le trop-plein de pétrole est la réalité des jours, mois et années à venir, pas uniquement celle d’un lundi noir pour le pétrole à Wall Street. De manière purement conjoncturelle, le pétrole est aujourd’hui trop abondant aux États-Unis – mais d’un point de vue climatique, il est structurellement surabondant.

Pétrole de papier…

Le cours négatif du baril de WTI brut est contre-intuitif. Il ne signifie pas que le consommateur va être rémunéré pour recevoir les 159 litres que contient un baril de pétrole. Le cours du pétrole WTI brut n’est qu’une cotation d’un certain type de pétrole spécifique aux États-Unis sur un marché boursier. Le BRENT (du nom des principales plateformes pétrolières de l’Atlantique Nord) était au même moment autour des 20 dollars. Le cours qui s’est effondré est plus précisément celui du baril de pétrole qui doit être livré en mai. Depuis 1983 et la création de ces marchés à terme, des acteurs financiers prennent possession de tels contrats pour spéculer sur leurs prix : des milliards de barils de papier s’échangent chaque mois et fixent un prix indicatif du pétrole, celui qui est commenté dans l’espace public. Ceux qui possèdent ces barils de papier ne sont pas nécessairement des entreprises du secteur pétrolier : pour la plupart, ils n’ont pas la possibilité, encore moins la compétence, leur permettant de transporter, stocker et raffiner du brut. Charge à eux, donc, de se séparer de ces contrats avant leur terme.

On dit qu’ils débouclent leur position. C’est cela qu’ils n’ont pu faire en ce “lundi noir” – la veille du terme des contrats pour livraison en mai. Il n’y avait plus que des vendeurs et aucune des entités qui souhaitent normalement prendre physiquement livraison de pétrole supplémentaire, comme les raffineries, ne souhaitait en acheter. Que des vendeurs et pas d’acheteurs ? C’est un krach boursier et les prix s’effondrent. Ici, au point d’atteindre des prix négatifs, qui sont permis depuis peu sur ce marché spécifique. À force de spéculation, les détenteurs de ces contrats étaient prêts à payer pour se débarrasser d’un pétrole qu’ils n’avaient jamais eu l’intention d’acheter physiquement.

Symboliquement, le contenant coûtait d’ailleurs ce lundi bien plus cher que le contenu – un baril de pétrole (le contenant de 159 litres) neuf coûte ainsi plus de 100$ –  même si la plupart du pétrole n’est plus stockée dans un baril. Ce pétrole “de papier”, de barils à venir, qui se vendent et s’achètent sur ces marchés à terme des milliers de fois avant d’être physiquement produits, est devenu, l’espace d’un lundi noir, un actif sans valeur monétaire dont les propriétaires ont tous cherché à se défaire.

Ce qui s’est effondré c’est donc le prix d’un contrat, d’un titre financier. Ce prix a la prétention de “réguler” les marchés pétroliers – les guillemets sont ici évidemment de rigueur : la régulation dont il est question n’a en effet rien de délibéré ou de rationnel, a fortiori eu égard au réchauffement climatique. Mais ce cours du baril, et les autres, ainsi que les anticipations sur son évolution future sont diablement importants. Ils sont utilisés par l’industrie pétrolière pour déterminer ses investissements futurs, leur localisation et évaluer leur rentabilité théorique. Chaque baril ne coûte pas autant à produire : entre les hydrocarbures de schistes (aux États-Unis), les sables bitumineux de l’Alberta (Canada) et le brut vénézuélien ou saoudien, en passant par les forages en eaux-profondes à proximité du cercle polaire, le coût de revient d’un baril varie de quelques dollars à sans doute près d’une centaine de dollars. Les cours du baril et les prévisions pour les mois à venir guident donc les choix industriels à court, moyen et long terme.

…mais forages bien réels

Le prix du baril est une variable sur laquelle spéculent les traders mais sur laquelle essaient également de jouer les producteurs de pétrole, notamment les États pétroliers. En décidant d’ouvrir ou de fermer les vannes, certains États, comme l’Arabie Saoudite et la Russie, ont la capacité de jouer sur les quantités produites pour tenter de déprécier le prix du baril ou de le renchérir. Tous ne peuvent le faire, pour des raisons liées à l’organisation de la production ou à la nature du pétrole produit. Aux États-Unis, la production est ainsi assez rigide : la production d’hydrocarbures de schiste ne peut être aisément arrêtée et la Maison-Blanche ne dispose pas de moyen de piloter à court-terme la production du pays.

Ceux qui ont cette capacité peuvent le faire pour stimuler la production, pousser à investir dans des forages exploratoires, permettre la mise en production de gisements onéreux, ou encore pour des raisons géopolitiques dans le but de tenter de mettre certains acteurs sur la paille. À 20$, seule l’Arabie Saoudite est actuellement capable de produire du brut rentable – au détriment, toutefois, des investissements et politiques redistributives de l’État : la pétromonarchie ne perd pas d’argent mais elle n’en gagne pas suffisamment pour maintenir un train de vie élevé. Au-delà de 100$, les pétroliers investissent massivement dans les forages les plus onéreux et repoussent toujours plus loin les frontières de l’extractivisme.

Ces indicateurs sont fondamentaux : la valeur boursière d’une entreprise comme Total est bien entendu fondée sur ses résultats annuels mais aussi et surtout sur la taille des gisements dont elle détient les permis d’exploitation. Les acteurs du secteur sont donc poussés à continuer à explorer de nouveaux gisements, quand bien même nous devons réduire drastiquement nos émissions de CO2. Avant même d’être exploitées, ces réserves sont donc transformées en actifs financiers que les marchés se chargent de valoriser.

Le pétrole n’est pas un investissement sûr

C’est là l’une des grandes leçons de la situation actuelle. Elle a le mérite de mettre en évidence le fait qu’investir dans le pétrole n’est pas si raisonnable : ce lundi noir a montré que ce qui était perçu comme un actif physique avec une valeur monétaire, pouvait se transformer en un passif dont il faut se débarrasser à (presque) tout prix. Pourtant, les investisseurs institutionnels, privés comme publics, considèrent aujourd’hui encore le pétrole comme un placement fiable, parmi les plus rentables qui soit. Le prix du baril ne pourrait que croître à l’avenir, que ce soit sous l’effet de l’augmentation de la consommation ou de la raréfaction de la ressource. Sur ce point (et sur ce point seulement), les investisseurs rejoignent d’ailleurs une partie des écologistes, qui considèrent que la conséquence du pic pétrolier sera de faire grimper irrémédiablement le prix du pétrole. Ce serait une bonne nouvelle pour le climat : là où les premiers voient une source de profit sans limite – et les énormes liquidités engrangées par les majors lorsque les prix étaient hauts leur donnent raison –, les seconds considèrent qu’il y a là à la fois un levier pour encourager la baisse de la consommation et les prémisses d’une crise financière gigantesque.

Tous oublient toutefois plusieurs facteurs déterminants. Le pétrole est, tout d’abord, au cœur d’un jeu stratégique et politique exacerbé. Pour le dire trivialement : qui détient du pétrole détient du pouvoir. Et les principaux producteurs se mènent une guerre des prix et une guerre des quantités, qui peuvent les conduire à alternativement tenter de fermer ou d’ouvrir les vannes – les leurs comme celles de leurs concurrents. Le prix du baril n’est donc pas corrélé à la quantité de barils contenus dans les réserves exploitées mais à un jeu d’anticipations complexes mêlant de très nombreuses variables. Il est par ailleurs largement découplé du coût de production desdits barils. Bien sûr, ça ne signifie pas que le baril ne remontera jamais à ses niveaux les plus élevés, au-delà des 100$.

Mais comme chacun.e a désormais pu s’en rendre compte, le pétrole est un produit financier comme les autres, qui fait l’objet d’une intense spéculation. Celle-ci peut bien évidemment s’exercer à la hausse comme elle peut se jouer à la baisse. À la lumière de ce lundi noir, le pétrole n’est désormais plus ce fameux placement de “bon-père de famille” (expression complètement surannée, cependant elle est ici tout à sa place puisqu’elle permet de souligner le caractère masculin et viril de ces deux activités néfastes que sont la spéculation et l’extraction d’hydrocarbures).

Pourtant tous les plus grands investisseurs mondiaux sont fortement dépendants des revenus du pétrole. Les multinationales de l’énergie sont des poids lourds des indices boursiers : de Londres à Paris en passant par New-York, les entreprises liées à l’exploitation des énergies fossiles représentent environ 15% de la valorisation boursière. Les géants de la gestion d’actifs sont friands de la rentabilité financière du secteur et continuent à faire des investissements pétroliers un élément central de leur stratégie. Ainsi BlackRock, auquel le gouvernement s’apprêtait à ouvrir grand les portes de l’épargne retraite des salarié.e.s basé.e.s en France, détient par exemple 5,3 milliards d’actions Total (au cours de l’action à la mi-avril) Et les investisseurs publics ne sont pas en reste : en France, la Caisse des dépôts et consignations est un soutien majeur des entreprises pétrolières françaises.

De 2016 (soit juste après la signature de l’accord de Paris) à 2018, les 33 plus grandes banques ont ainsi injecté 1 900 milliards de dollars dans l’industrie fossile. Le charbon, le gaz et le pétrole sont subventionnés chaque années à hauteur de 370 milliards de dollars. Et le FMI avait même calculé qu’en tenant compte des coûts socialisés (les conséquences du réchauffement climatique, par exemple, qui ne sont pas payées par l’industrie fossile, mais par la collectivité) l’ensemble des subventions et des aides se monte à 10 millions de dollars… par minute (soit 5 300 milliards par an). Sans ces aides massives, le secteur pétrolier ne serait pas rentable.

Ces investissements apparaissent aujourd’hui pleinement pour ce qu’ils sont : des placements spéculatifs risqués. De nos jours, un baril de pétrole est échangé des milliers de fois sous forme de contrat avant même d’être extrait et livré physiquement à son acheteur final – qui seul pourra le transporter puis le raffiner (ou le revendre à un raffineur).

Fermer les vannes financières

Quiconque place de l’argent dans le secteur fossile joue à quitte ou double. Les alertes ont été lancées depuis plus de dix ans sur les fameux stranded assets, ou “actifs bloqués” : si on prend le climat au sérieux, la valorisation boursière des entreprises du secteur ne peut à terme qu’être réduite à peau de chagrin. À chaque fois qu’une major du pétrole a dû revoir à la baisse ses réserves exploitables, sa valorisation boursière a diminué de la moitié du chiffre annoncé : les spécialistes considèrent en effet qu’environ la moitié de la valorisation boursière d’une entreprise pétrolière ou gazière est basée sur les profits espérés tirés de l’exploitation des prochaines onze années en moyenne.

Or pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, nous devons organiser la sénescence de l’industrie pétrolière : planifier sa disparition progressive (quoique, compte tenu de l’urgence, de moins en moins progressive et lente). Comme la valeur boursière des entreprises du secteur est directement corrélée à la taille des gisements exploités (ou en passe de l’être), toute politique climatique ambitieuse signifie donc que cette valorisation tendra inexorablement vers zéro, générant au passage, si cette tendance n’est pas anticipée et contrôlée, un krach boursier conséquent. Les marchés et les acteurs financiers ne sont donc pas qualifiés pour organiser cette sénescence de l’industrie pétrolière.

Pour les investisseurs, la seule attitude raisonnable est donc à ce jour de désinvestir du secteur fossile. On peut en induire que chaque euro qui sera injecté dans le secteur des combustibles fossiles pour le soutenir dans le contexte de la pandémie du Covid-19 et de l’effondrement du prix du baril pourrait être un euro perdu. Renflouer l’industrie fossile est une gabegie immense. Parier sur un renchérissement du prix du baril est hautement risqué – rien n’indique que le futur du pétrole, en tant qu’objet de spéculation financière intense sur les marchés financiers, ne sera pas celui-ci : l’alternance rapide et brutale entre des pics et des crevasses, le prix du baril faisant le yoyo. Et ce serait renoncer définitivement à contenir le réchauffement “bien en-deçà” des 2°C.

La seule voie possible, qui permette de protéger les droits des salariés du secteur, est donc sa socialisation, assortie de conditions claires quant à sa reconversion vers les énergies renouvelables. Ce que racontent les dirigeants des majors du secteur est une fable : leurs entreprises ne sont pas d’ores et déjà engagées sur la voix de cette transition. Avant la crise, elles continuaient d’investir massivement dans l’extraction ou l’exploration (upstream), le transport (midstream) et le raffinage puis la distribution (downstream) de pétrole. Depuis 2015 et l’accord de Paris sur le climat, les investissements annuels dans le secteur des énergies fossiles n’ont guère évolué, autour des 700 ou 800 milliards de dollars annuels. À chaque dollar investi dans les énergies renouvelables, il y en avait toujours plus de deux et demi dans les énergies fossiles. Depuis 5 ans, les entreprises du secteur des énergies fossiles, profitant de cours du pétrole relativement profitables, continuaient donc à investir massivement dans le réchauffement climatique.

L’effondrement des prix que l’on constate depuis le début de la crise sanitaire pourrait, si le cours du baril ne remonte pas, les conduire à revoir leurs investissements drastiquement à la baisse. Sur ce plan, c’est une excellente nouvelle – et une opportunité bien plus prometteuse que de renflouer le secteur, en faisant le pari que la hausse des prix rendrait la transition plus intéressante financièrement. À ce prix du baril, plus aucune des exonérations fiscales portant sur les carburants, quelles que soient ces exonérations, quels que soient les carburants concernés (essence, fioul lourd, kérosène…), ne se justifie. Plus généralement, nous voyons là une occasion unique de mettre un terme à toute forme de soutien (subventions, exonérations, etc.) aux énergies fossiles. Les pouvoirs publics, s’ils s’en donnent les moyens, ont ici la possibilité unique de faire basculer les investissements initialement prévus dans le secteur vers la transition écologique : cela fait des années que l’on entend les institutions internationales et un certain nombre de promoteurs de la “finance verte” appeler à “shifting the trillions”, autrement dit à faire basculer des milliers de milliards de dollars. Puisque les investissements dans les énergies fossiles ne sont plus rentables à court terme, c’est l’occasion ou jamais de procéder, sous la contrainte et le contrôle des pouvoirs publics, à ce basculement essentiel.

Le pétrole est à son juste prix, laissons le à sa juste place : dans le sol

Au fond, le pétrole de papier est aujourd’hui échangé au plus près de ce qui devrait être son prix réel si l’on tenait compte l’impératif climatique : zéro euro.

Aux États-Unis, le prix du baril a chuté car la ressource est temporairement trop abondante. Le confinement et les conséquences de la pandémie sur l’économie ont fait baisser la demande et les capacités de stockage sont proches de la saturation. Il y a trop de pétrole produit pour une consommation mondiale qui a sans doute chuté de 30 à 40%.

La situation est un peu partout décrite comme une anomalie : une fois la pandémie passée, les choses reprendront leur cours normal, et le baril aussi. Selon certains économistes, ils pourrait même rapidement grimper au-delà des 100$, sous l’effet d’un boom de la demande.

Pour autant, nous voudrions ici prendre les choses à rebours : d’un strict point de vue climatique, le pétrole est une ressource surabondante. Nous avons trop, bien trop, beaucoup trop, démesurément trop, de pétrole.

De ce point de vue, le prix du pétrole, en tant que matière première surabondante régulée par les marchés, devrait donc être nul ou presque. Le juste prix du pétrole-matière au regard de la contrainte climatique, c’est donc le prix actuel du pétrole de papier. Ce qui tombe bien, à deux égards : 1) le moyen le moins onéreux (et coûteux pour le climat) de stocker le pétrole, c’est de le laisser là où il est, à savoir dans le sol ; 2) le meilleur moyen de ne plus investir dans l’exploration et l’exploitation de nouveaux gisements, à défaut d’une interdiction par les pouvoirs publics, est d’avoir un prix du pétrole complètement déprécié.

Et après ?

Est-ce le signe d’une crise économique plus forte encore ? Si le prix du baril se stabilise durablement à des niveaux aussi bas, l’ensemble du secteur sera soumis à rude épreuve – entraînant de probables faillites et destructions d’emplois – et déstabilisant de nombreux États dont le budget dépend de la manne pétrolière : la situation sera particulièrement compliquée pour l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Équateur, l’Irak, le Koweït ou encore la Russie ; tandis que la situation sociale se pourra se tendre plus encore en Algérie ou au Venezuela. Les politiques de redistribution de la Norvège, quoiqu’elle dispose d’un fonds souverain conséquent, pourraient également être affectées. Les destructions d’emplois seront massives au Canada, et plus encore aux États-Unis, dont le secteur est morcelé et peu résilient. Les plus pauvres des pays producteurs, en premier lieu les États africains, dont la manne est largement accaparée par les grandes entreprises et les élites les plus haut placées, verront leurs ressources fondre un peu plus encore.

Si le baril remonte au-dessus des 100$, les conséquences seront différentes, mais non moins préoccupantes. À l’encontre de certains de nos plus proches alliés, nous ne pensons pas que le renchérissement du prix du baril soit une bonne nouvelle pour le climat. La demande n’est que marginalement corrélée au prix du baril et plus les prix grimpent, plus l’industrie fossile investit. Des gisements jusqu’alors non exploités car peu rentables seront mis en production. La pression se renforcera pour augmenter les capacités de production, de transport et de raffinage, ramenant aux oubliettes les objectifs de réductions des émissions de CO2. Le prix du pétrole ne nous semble pas être un instrument déterminant – ce qui fera la transition écologique vers des sociétés justes et durables, ce n’est pas le montant auquel s’échange le baril de pétrole, a fortiori en tant que titre sujet à intense spéculation, mais la volonté politique.

À l’inverse, les milliards qui ne seraient pas injectés dans de nouveaux forages seraient alors disponibles pour venir financer la rénovation des bâtiments, organiser la relocalisation de la production – notamment agricole –, développer les énergies renouvelables et mettre en œuvre des politiques de sobriété, etc. Certes, certaines des entreprises du secteur sont tellement riches qu’elles devraient pouvoir résister à la contraction des prix. Mais elle permettrait enfin aux États d’engager un rapport de force avec des acteurs jusqu’alors perçus comme trop puissants. Du moins les masques tomberaient-ils : les États ne pourraient plus se réfugier aussi aisément que jusqu’alors derrière l’argument de la toute-puissance des majors du secteur. Les faillites des acteurs les plus fragiles pourraient permettre d’entamer la socialisation du secteur – ou de les renflouer sous conditions claires de reconversion. Les États peuvent par ailleurs prendre des mesures pour que le prix du pétrole reste bas, afin que détruire le climat cesse enfin d’être une activité économiquement rentable ; tout en faisant monter le prix final à la consommation, de sorte que les incitations – même minimes – par le prix à la transition demeurent. De tels choix sont toutefois complexes : il n’est pas souhaitable que de tels mécanismes reviennent à faire porter le coût de la transitions sur les ménages les plus modestes.

La période actuelle constitue à bien des égards une opportunité historique de définanciariser l’économie, de tourner enfin la page des énergies fossiles, pour entamer la reconstruction d’une nouvelle économie, juste et durable. Si l’on met dans la balance d’un côté des plans de relance hautement carbonés, et de l’autre des mesures permettant enfin d’engager la grande transition vers une économie libérée de l’extractivisme, il est difficile de surestimer l’importance de ce qui se joue actuellement. Les politiques qui sont en train d’être élaborées vont largement déterminer ce à quoi ressemblera notre devenir climatique pour des dizaines, sinon des centaines d’années. C’est donc un moment de vérité pour le mouvement pour la justice climatique. On a souvent glosé sur le fait qu’il était plus difficile d’imaginer l’après-capitalisme que la fin du monde – nous voici expressément invité.e.s à penser et à construire un avenir libéré du capitalisme fossile, sous peine de voir notre monde finir de tomber en ruine.

 

Maxime Combes est économiste, porte-parole de l’association ATTAC

Nicolas Haeringer est chargé de campagne pour 350.org

Bibliographie :

À propos des investissements, des subventions et financements accordés à l’industrie fossile :

  • Le rapport annuel Banking on climate change

https://www.ran.org/wp-content/uploads/2019/03/Banking_on_Climate_Change_2019_vFINAL1.pdf

Sur le désinvestissement :

Sur le budget carbone :

Quels modèles d’urbanisme pour la transition écologique ?

Urbanisme néoclassique de la Reconstruction, place Jeanne Hachette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Réhabiliter une vision concertée de l’urbanisme pour relever les défis de la conversion écologique en aménagement du territoire : au-delà de l’incantation actuelle à faire la transition par des villes en ordre dispersé, la planification par l’État d’un modèle progressiste permettrait de lutter contre l’étalement urbain et la congestion des centres. L’habitat concentré en banlieue proche et la cité-jardin pour aménager les transitions périurbaines apparaissent comme autant de systèmes d’urbanisme à réactiver. Un tel bouleversement suppose, à rebours des orientations de la loi Elan (2018), de redonner un pouvoir essentiel à un architecte renouant avec la figure moderniste de l’urbaniste-ingénieur.


L’urbanisme contemporain est plongé dans le désarroi. Il traverse une crise historique qui s’explique par son abyssale vacuité programmatique : il ne dispose plus de modèle cohérent, ne suit aucun projet-type ni n’opère selon les missions d’une planification nationale. Désaissis de leur pouvoir sur le projet urbain, les jeunes architectes en désertent les problématiques au profit des cultures visuelles (art vidéo, design graphique, etc). La spéculation immobilière défait le tissu urbain, les enseignes commerciales parasitent les paysages urbains, le secteur de la construction est indifférent à la valeur architecturale ; enfin, le discours académique sur l’urbanisme, enseigné aux étudiants de sciences sociales en dépit des architectes, s’est éloigné de son volet technique et artistique : une hégémonie situationniste règne sur une partie des sciences sociales abordant la ville sous l’angle quasi-unique de l’habitant et de son droit à la ville. Dans la France du XXIe siècle, peu de métiers forment encore à la réunion de la forme et de la fonction dans la conception du projet urbain pour concilier questions techniques et esthétiques, nécessité et culture. Le monde de l’urbanisme s’est fragmenté.

La loi Elan, votée par le gouvernement Philippe en 2018, consacre cette vision antimoderniste en opposant aux acteurs de la construction (promoteurs immobiliers, BTP), chargés de bâtir rapidement à moindre coût, le supposé temps long des architectes et du patrimoine dont le rôle est marginalisé. En filigrane, il y a l’idée qu’il n’existe pas de conciliation possible entre impératifs techniques et (belle) forme architecturale car n’y aurait plus d’argent dans les caisses et que le temps presse. En visant un choc de l’offre pour bâtir mieux, plus vite et moins cher, la loi Elan nivelle par le bas et abaisse les coûts pour les bailleurs sociaux dont le ralentissement de l’activité s’explique… par la baisse des APL et des dotations aux bailleurs sociaux sous la présidence Macron.

Nous entrons dans une nouvelle ère. Un double défi s’annonce : la transition écologique et la résolution de la crise sociale dans un pays qui souffre d’individualisme pavillonnaire. Mais la réponse est inadaptée depuis plusieurs décennies : l’instrumentalisation politique de la notion de droit à la ville par les élus locaux puis le marketing urbain néolibéral a progressivement formé une nébuleuse de pensée quasi-unique sur la pertinence d’une échelle locale impuissante à contrer la dynamique multinationale du capitalisme contemporain.

En creux, le mythe du retour des villes est anti-étatique car il soustrait l’action politique de l’échelle nationale fondée sur l’aménagement du territoire. Or depuis les premières lois de décentralisation (1981), l’État encourage la délégation de ses prérogatives aux échelons inférieurs de gouvernance territoriale, aujourd’hui jusqu’au niveau des métropoles sommées de se survivre ou de périr face à la mondialisation. Un contraste se joue entre l’impensé géo-darwinien d’une transition écologique opérée en ordre dispersé par les villes (déséquilibré par principe), acceptant en creux la fragmentation néolibérale de l’État social, et la planification centralisée à la française qui vise l’égalité de traitement des territoires en subvenant à ses besoins financiers quel que soit leur rang. Le droit à la ville n’est alors que le symptôme d’une impuissance à maîtriser l’urbanisme à la bonne échelle. Pour contrer cette dynamique, l’urbanisme pourrait redevenir une politique à l’échelle nationale grâce à la planification qui a connu son heure de gloire durant les premières années de la Seconde Reconstruction (1945-1953), cette fois-ci au service de la transition écologique des années 2020. Les milieux réactionnaires et libertaires communient dans l’erreur en attribuant la détérioration des paysages à l’industrie, alors qu’il faudrait l’imputer à l’individualisme pavillonnaire défendu de Giscard à Sarkozy et aux lois de décentralisation qui ont retiré l’implication de l’État au profit des municipalités. Le réquisitoire postmoderne contre l’industrie obscurcit les véritables enjeux ayant trait au rôle et à l’échelle de la maîtrise d’œuvre. Mais quels modèles d’urbanisme faut-il alors adopter ? Et quel rôle donner aux architectes ?

La transition écologique : l’histoire est la source de tout progrès

Les idolâtres des nouvelles technologies voient la « révolution » numérique comme le levier de la transition écologique. Dans le domaine de la construction, c’est la mode de l’imprimante 3D et du BIM (Building Information Modelling, technologie de modélisation numérique). Si la consommation d’énergie nécessaire à l’usage de ces machines dépend en amont de l’extraction de ressources fossiles, l’impact carbone sera négatif. Une étude du think tank The Shift Project montre que la transition numérique contribue déjà à hauteur de 3% aux émissions globales de CO2. La dématérialisation de l’économie est un mythe.

A l’inverse, les innovations modernes les plus profitables à la transition écologique comme le nucléaire peuvent être associés au retour de techniques pré-carbones historiques. En somme, la combinaison du high-tech et du low-tech constitue la solution la plus profitable, notamment dans le secteur de la construction où l’innovation semble inutile. Si l’accumulation exponentielle d’émissions de CO2 commence grosso modo avec la diffusion de la révolution industrielle en Europe occidentale autour de 1850, les européens n’ont pas pour autant commencé à construire leurs villes à partir de cette date-là. Cela signifie que les méthodes constructives proto-industrielles constituent une solution existante et éprouvée de bâtiments édifiés avec un bilan carbone nul ou insignifiant et des matériaux aussi divers que la pierre, la brique, le bois, le verre. Dans La fin de l’avenir, l’historien médiéviste Jean Gimpel analysait le déclin technologique de l’Occident durant la seconde moitié du XXe siècle comme une opportunité pour renouer avec des innovations techniques durables plus anciennes, notamment issues de révolutions industrielles antérieures comme celle qu’a connu… la France du XIIIe siècle. Ce projet était déjà porté à la fin du XIXe siècle par les socialistes anglais et le mouvement des Arts and Crafts, avec un résultat mitigé.

Immeubles reconstruits durant l’après-guerre, Saint-Malo, © Olga1969, Licence Creative Commons

Cette voie doit nous conduire à reconsidérer le bâti historique. Au lieu de démolir et reconstruire, il faut entretenir, rénover, préserver, car l’architecture qui produit le moins de CO2 est encore celle qu’on ne construit plus. Récemment, des projets de recherche se sont intéressés aux potentialités écologiques de l’architecture vernaculaire, dont les méthodes constructives se caractérisent par l’usage et la transformation de ressources naturelles locales. Leur viabilité écologique s’accompagne de grandes qualités esthétiques : le bâti vernaculaire se conforme au site et aux conditions physiques de leur environnement, tout en renforçant la cohérence des paysages culturels. Les stratégies contemporaines d’isolation thermique par l’intérieur permettraient alors d’optimiser les performances écologiques de ces bâtiments (le BTP entretient la confusion sur la notion de passoire thermique qui ne concerne que les constructions de 1948 à 1975). En s’inspirant de l’architecture vernaculaire, l’aménagement saisit la transition écologique comme un moyen d’améliorer le paysage. C’est là d’ailleurs le prérequis de tout principe d’ingénierie : saisir la contrainte pour faire mieux.

Renouer avec ces méthodes de la longue durée pose essentiellement deux problèmes. Le réemploi de matériaux et de techniques anciennes se heurte à leur coût élevé à cause de la concurrence étrangère permise par le libre-échange quasi-intégral. La réintroduction de barrières tarifaires et l’usage de la dévaluation sont des armes idéales pour relancer les industries locales et traditionnelles. Seule une politique économique de l’État peut y parvenir en compensant la chute d’activité du BTP, en relocalisant l’outil de production et son système d’acheminement pour rompre avec la dynamique multinationale du capitalisme.

Le milieu éducatif et professionnel de l’architecture ne dispose pas de connaissance du vernaculaire à l’inverse des métiers du patrimoine : conservateurs, archéologues du bâti,  historiens ou encore architectes du patrimoine, géographes et géo-scientifiques. La crise industrielle entamée durant la seconde moitié du XXe siècle et la délocalisation des outils de production provoquée par la mondialisation néolibérale ont fait disparaître presque complètement les savoir-faire traditionnels. Par conséquent, particuliers et entreprises en bâtiment sont incapables de reproduire par eux-mêmes des méthodes qu’ils doivent réapprendre de ces spécialistes, et nul artisanat 2.0 ni autoconstruction libertaire ne peuvent parvenir au niveau de qualité de leur travail.

Comme un serpent qui se mord la queue, nous avons vu que la loi Elan marginalise les métiers de l’architecture et du patrimoine et les éloigne du pouvoir technique…  C’est pour cela qu’il faut imputer la misère contemporaine de l’urbanisme aux responsables politiques et au pouvoir économique plutôt qu’aux architectes victimes de ce rapport de force. Cependant, l’enseignement de l’architecture s’est rendu impuissant à s’y opposer.

Changer l’enseignement de l’architecture

Si l’urbaniste qui conçoit la ville doit être l’architecte et non pas l’administrateur ni quelconque acteur privé, il faut au préalable que l’enseignement de l’architecture soit orienté vers une conception tout à la fois esthétique (faire une belle ville), sociale (faire habiter tout le monde) et fonctionnelle (travailler et se déplacer). C’était le compromis auquel les architectes reconstructeurs étaient parvenus.

Or, depuis les années 1970 et l’essor des critiques antimodernes, la figure de l’architecte-ingénieur s’est effritée. Pour qu’il redevienne le véritable auteur de la ville, l’architecte doit se penser comme un homme ou une femme de l’art qui se met au service d’une composition urbaine cohérente et globale, capable d’articuler les différentes échelles du projet (mobilière et décorative, constructive et architecturale, paysagère et infrastructurelle). Sur ce point, l’art ne peut pas être considérée comme une discipline autonome comme les pures performances de la starchitecture des années 1990-2000, ni s’identifier uniquement, comme lors de la Renaissance italienne, à l’enseignement des arts libéraux : il doit être reconduit à la notion grecque et médiévale plus ample de tekhnè qui associe art et technique et attribué à ce que le bas Moyen-Âge appelait les arts mécaniques. L’architecture doit être désindividualisée et subordonnée à un projet de société.

À partir des années 1960, l’enseignement de l’architecture se sépare des Beaux-Arts, s’ouvre aux sciences sociales et se dématérialise en s’intéressant aux thèses structuralistes et post-structuralistes. Durant les années 1970, l’architecture est un angle d’approche privilégié pour analyser le tournant culturel postmoderne des sociétés occidentales : elle est désormais appréhendée comme un objet signifiant et textuel. Délaissant la question du chantier, elle devient également plus abstraite, car ce n’est plus l’art ni le temps, mais l’espace qui devient son angle d’analyse, comme en témoigne l’influence d’Heidegger pour défendre la primauté anti-humaniste du site sur le programme.

Des concepts abstraits font leur apparition, comme la mémoire au sens phénoménologique qui remplace le patrimoine historique auquel se référaient les architectes de la Reconstruction, si bien que l’enseignement actuel de l’histoire dans les écoles d’architecture est devenu catastrophique : la connaissance de l’architecture française et européenne qu’ont les nouvelles générations demeure souvent de l’ordre de la culture générale. L’histoire, c’est-à-dire le temps, doit redevenir un angle d’approche aussi important que l’espace pour former les architectes. Au lieu de lire les écrits auto-référencés des architectes contemporains célèbres comme Rem Koolhaas et Bjarke Ingels, la nouvelle génération devrait accumuler les connaissances de terrain et connaître, à la manière des chercheurs de l’inventaire, le bâti existant. Il en résulte paradoxalement une approche très formaliste qui est incapable de se reconnecter avec les dimensions sociales et techniques plus larges de l’urbanisme.

De l’autre côté, avec l’apparition progressive des urban studies, l’enseignement de l’urbanisme s’est autonomisé pour appréhender la ville comme une réalité propre au lieu de l’intégrer de manière systématique à l’art et l’histoire. L’enseignement de sciences sociales (sociologie, géographie) dispensé dans les diplômes d’urbanisme aborde trop sommairement l’histoire de l’art qui constitue pourtant le domaine privilégié pour étudier la forme des villes. Sa lecture cohérente en modèle est fragilisée par la critique postmoderne des années 1970 et son ode à l’incompréhensibilité d’un monde complexe. A rebours de cette évolution, il faut se replonger dans les expériences historiques du projet urbain pour en reconstituer le caractère d’œuvre collective.

Les modèles historiques du projet architectural et urbain

Cathédrale Saint-Étienne et habitat collectif reconstruit par Jacques-Henri Labourdette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Il faut réhabiliter la figure rationnelle de l’architecte-ingénieur. Cette conception domina deux moments qui furent parmi les plus extraordinaires contributions de l’architecture française au progrès technique et humain : la cathédrale gothique et la Reconstruction d’après-guerre. Lorsque l’abbé Suger fait rebâtir le chœur de Saint-Denis entre 1140 et 1144, naît progressivement un système constructif révolutionnaire par lequel la stabilité de l’édifice ne repose plus sur sa masse comme dans le modèle gréco-romain, mais sur l’équilibre des forces que souligne l’esthétique constructive. Dès lors, les cathédrales gothiques du Bas Moyen-Âge feront disparaître l’épaisseur du mur grâce à un système de colonnes légères qu’inonde la lumière naturelle à travers le vitrail. Plus on s’élève, plus on évide, et avec moins de pierres : Less is more, on fait plus avec moins. Ce principe qu’un ingénieur contemporain ne saurait remettre en question a été inventé dans l’Île-de-France du XIIe siècle, et le mur rideau des gratte-ciels modernes n’en font que systématiser le principe. Loin du réquisitoire anti-technologique de certains écologistes, c’est ce genre de principe d’ingénierie qu’il faut retrouver pour maximiser la transition environnementale tout en faisant une ville plus belle qu’elle ne fût jamais.

Il n’existe pas de théorie que les architectes du gothique nous aient laissé de leurs églises, seuls de rares dessins qui nous sont parvenus témoignent que la construction a été pensée. La cathédrale s’élaborait sur le chantier, où l’on dût inventer le système moderne de la préfabrication pour accélérer la construction et réduire les coûts de production. Loin d’être anonymes, les architectes étaient à la fois des maîtres d’œuvre, des bâtisseurs et même des entrepreneurs auxquels s’adjoignaient verriers et tailleurs de pierre qu’on ne distinguait pas encore trop des sculpteurs. La cathédrale était une œuvre collective et non  individuelle. Jean Gimpel rappelle que l’artiste médiéval n’était, à la manière de la partie pour le tout, qu’un ouvrier au service d’un grand ouvrage.

Collégiale Saint-Wulfran et Immeuble collectif d’État reconstruit durant l’après-guerre, Abbeville (Somme), © Dorian Bianco

Dans la lignée de cette conception française et anti-individualiste de l’architecture, la Reconstruction des villes sinistrées par la Seconde Guerre mondiale n’a pas davantage eu le temps de recevoir quelconque théorie : il fallait refaire la ville dans l’urgence, c’est-à-dire imaginer une architecture nécessaire qui redresse les fonctions économiques et politiques essentielles tout en fournissant un logement à tous. Il en résulta, à l’exemple de Saint-Malo, un compromis entre modernité et tradition, et un style mêlant simplicité fonctionnelle (hygiène, lumière, béton armé, absence de système ornemental), une esthétique pittoresque pour rassurer les habitants (toitures à lucarnes, parements en matériaux traditionnels) et un urbanisme néoclassique (lisibilité de la voirie, perspectives, ordonnancement des façades). Par un système de planification étatique, les plans étaient réalisés par des urbanistes qui étaient des architectes modernes, régionalistes ou néoclassiques. Dans le sillage d’Auguste Perret, c’est le triomphe du classicisme structurel où, comme dans le gothique, l’esthétique constructive anime l’élévation des façades.

Il fallût industrialiser le chantier en préfabriquant par avance les modules constructifs. Ce fut l’œuvre de l’intérêt général et du travail collectif : pensons qu’Amiens fut rebâti par 200 architectes en l’espace de douze ans, et qu’en 1962 avait-on presque achevé la Reconstruction de 1600 villes françaises avec une architecture d’une grande inventivité stylistique. Les limites du génie humain étaient repoussées. Pour reconstituer le patrimoine mobilier détruit, des artistes sculpteurs, peintres et verriers furent commissionnés comme dans la Manche où l’on vit un renouveau de l’art sacré au cours des années 1950. Les bas-reliefs, comme ceux qui ornent la caisse d’assurance-maladie de Basse-Normandie à Caen, témoignent d’un art social, compréhensible et modeste au service d’un projet de redressement national. Cette réunion des arts dans un contexte de nécessité demeure dans la droite lignée de la cathédrale gothique. A la manière des artistes et bâtisseurs médiévaux, l’individualité esthétique de ses auteurs était reléguée au second plan, tout en étant reconnue par le droit du travail (qui, au XIIIe siècle, existait sous une forme associative libérale). Comme pour la cathédrale, l’architecture moderne se voulait un art total où les œuvres d’art ne sont pas autonomes, mais au service d’un grand projet. Cette conception se retrouve dans le projet urbain soviétique ainsi que dans le mobilier scandinave, conçus comme des œuvres du génie collectif au service de la société.

La transition écologique, par son caractère d’urgence absolue, n’a pas le temps de recevoir de théorie. Or aujourd’hui, la question est confiée à des administrateurs qui ne se soucient pas de la dimension culturelle et patrimoniale et qui ne posent aucunement la nécessité de redistribuer les richesses pour s’en donner les moyens, tandis qu’un milieu élitaire s’est éloigné du chantier et se perd dans des discussions byzantines sur le concept en architecture. Nous attendons la venue d’une nouvelle œuvre collective où les métiers se remettraient à coopérer dans une mentalité d’ingénieur, sans enrichissement personnel ni égoïsme local, à la manière de ce que furent le chantier médiéval et la Reconstruction. Maurice Thorez ne déclarait-il pas en 1937 à la Mutualité : « Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales animés de la foi ardente qui « soulève les montagnes », et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste ».

Quels aménagements planifier ?

Un zeitgeist antifrançais règne dans les manières contemporaines de faire la ville, façonnées d’impensés spencériens et anti-humanistes. La nouvelle architecture domestique, à l’exemple du nouveau quartier Rive Gauche à Paris, est anti-urbaine par son absence d’ordonnancement, de cohérence avec le tissu historique, et de lisibilité visuelle ensevelie dans d’interminables quinconces et angles décalés justifiés à renfort d’arguments psychologistes ou post-stucturalistes. L’architecture monumentale, comme la Philharmonie de Paris, est anti-sociale par son incapacité à accueillir la vie de la Cité en excluant les non-diplômés de son périmètre, à la différence de la cathédrale gothique dans laquelle tout le monde se rencontrait et des bâtiments de service publics reconstruits d’après-guerre.

L’architecture biomorphique des années 2010, cassant la cohérence des paysages urbains, n’est rien d’autre que du marketing urbain, car remplacer un angle droit par une ligne courbe n’a jamais fait réduire les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, l’écoconstruction contemporaine souffre d’une absence abyssale de conformité paysagère et ne semble être que la mauvaise version du puritanisme esthétique. Conception biologiste inconsciemment dirigée contre la tradition rationnelle à la française d’un côté, narcissisme d’architectes qui se considèrent comme des artistes en liberté de l’autre, et qu’on juge, à la manière d’œuvres d’art, par leur « geste ». Ce n’est plus un tribunal, c’est du Renzo Piano, ce n’est plus une salle de concert, mais du Jean Nouvel. Le programme disparaît derrière des figures qui se croient à la cour des Médicis.

Comment renverser ces modèles défaillants d’urbanisme ? L’entretien du patrimoine ne suffit pas, il faudrait mettre en place une économie de guerre contre le réchauffement climatique qui s’autorise le déficit en rompant avec l’austérité budgétaire… En somme, c’est un léninisme keynésien appliqué à l’urbanisme qui prend pour modèle les meilleures réalisations internationales (tout particulièrement d’Europe du Nord) et françaises. Les chantiers gothique et reconstructeur constituent les modèles à la fois symboliques et anthropologiques d’une nouvelle œuvre nationale.

Cité-jardin (1921-1939), Suresnes (Hauts-de-Seine), © Dorian Bianco

Que faire ? La planification des zones d’habitat dense (centre-ville, banlieue proche) consisterait à réduire et séparer les flux, améliorer la qualité du bâti et renforcer la place du logement social par l’achat de logements insalubres à rénover. Pour y parvenir, la suppression de la gouvernance métropolitaine permettrait de restaurer l’autorité financière et administrative de l’État et des communes (dissolution du Grand Paris et mise en place d’un arsenal juridique contre la spéculation immobilière). La recréation du commissariat au plan et de la planification quinquennale deviendraient les instances privilégiées d’aménagement du territoire et de l’urbanisme. Pour clore l’ère de la décentralisation (1981), l’État nommerait un architecte-urbaniste en chef pour chaque ville, ayant reçu une formation d’architecte du patrimoine et avec un rôle contraignant pour tous les projets d’urbanisme, qui traiterait directement avec une association syndicale représentant les municipalités et les habitants. Il éditerait des plans locaux d’urbanisme qui suivraient des directives nationales prescrivant la conformité écologique et paysagère des projets (plantations d’arbre, jardins à l’anglaise), la densification des espaces bâtis par l’habitat collectif, la conformité architecturale au bâti ancien et à la lisibilité urbaine (néoclassicisme structurel à la française, règlements d’alignement), l’usage de principes de construction vernaculaires et/ou écologiques pour les nouveaux bâtiments, l’obligation de l’isolation thermique par l’intérieur et les règles d’embellissement et de cohérence esthétique qui interdisent les matériaux et les enduits non vernaculaires pour soutenir la production des industries locales et traditionnelles. Cette restauration provisoire du compromis fordo-keynésien remettrait dans les mains de l’État la maîtrise d’ouvrage, préalable à quelconque transformation socialiste ultérieure de la maîtrise d’œuvre et de la construction : la planification fonctionne d’abord sur la base d’une politique économique de l’État qui soutiendrait fiscalement les commerces de proximité en soustrayant le CICE des grandes entreprises pour le diriger vers les petites entreprises. Leur socialisation ne se poserait qu’ensuite.

D’autres solutions existent pour éviter les démolitions inutiles. L’interdiction de la destruction de tout immeuble antérieur à 1962 (sauf dérogation ministérielle) et de tout ensemble bâti inventorié pour son caractère architectural ou écologique remarquable antérieur à 1995 suppose de donner un rôle contraignant à l’inventaire général du patrimoine culturel. Cette règle pourrait être assouplie pour les pavillons construits à partir de la loi Loucheur (1928), avec l’autorisation de détruire les pavillons non inventoriés. L’État pourrait ainsi montrer montrer ses volontés esthétiques. Le contrôle des loyers, notamment en centre-ville, est un mécanisme à employer en parallèle pour éviter la gentrification engendrée par la patrimonialisation et faire habiter les employés plus proche de leur lieu de travail. Enfin, le système de consultation-validation des projets d’urbanisme par l’architecte communiste André Lurçat lors de la Reconstruction de Maubeuge permettrait d’éviter la réalisation de projets trop impopulaires. Enfin, l’aménagement d’un réseau cyclable dans les villes petites et moyennes sur le modèle de Copenhague (chaussées séparées unidirectionnelle, séparation des flux, feux de circulation adaptés à la vitesse des vélos) accompagnerait la planification d’un nouveau système de circulation (sauf pour les villes trop denses comme Paris où l’offre en transport collectif prime sur le transport individuel). L’État pourrait encore légiférer dans les domaines suivants : la fin du parasitage commercial des paysages urbains par la suppression de la publicité des espaces publics, le démontage des enseignes lumineuses, la réduction de l’éclairage public…

L’aménagement des transitions périurbaines où l’habitat est relâché nécessite une planification différente. L’interdiction par décret ministériel l’artificialisation des sols apparaît comme une mesure urgente face à la crise environnementale. Pour les zones périurbaines, l’achèvement des enquêtes d’inventaire auxquelles est donné un rôle juridique contraignant permettrait d’empêcher la démolition inutile des lotissements présentant un caractère architectural, historique ou écologique remarquable. Sur la base de ce travail, une partie des installations commerciales de grande surface ne présentant pas d’intérêt serait démolie et remplacée par une ceinture de cultures maraichères à destination de nouveaux marchés périurbains qui s’installeraient dans des centres commerciaux réhabilités à cette fin. Les municipalités et l’État peuvent racheter les terrains des logements vacants parmi les lotissements périurbains non protégés de la destruction par l’inventaire (la plupart) afin de les détruire et de les remplacer par des cultures à destination des marchés périurbains. La construction en banlieue des résidences en habitat collectif et semi-collectif préfinancés sur le modèle des ISAI d’après-guerre permettrait de reloger les ménages endettés par l’achat de leur pavillon (et annuler leur dette), tout en évitant l’expropriation violente.

Parties communes du logement social périurbain en habitat semi-collectif d’Håndværkerparken (1984), Arkitektgruppen i Aarhus, aménagé en référence aux paysages culturels nationaux : un modèle environnemental et architectural, Aarhus (Danemark), © Dorian Bianco

Les circulations périurbaines évolueraient vers un système de pistes cyclables séparées du réseau viaire, sur le modèle des périphéries danoises et néerlandaises pour relier les logements aux infrastructures publiques et les cultures aux marchés. En parallèle, la reconstitution dans les grandes villes d’un réseau de transport relierait de manière satellitaire centres et périphéries et de manière réticulaire villes et arrière-pays productifs agricoles et industriels (chemin de fer et bus) en suivant des éléments de la Green Belt imaginée par Ebenezer Howard en 1898. Les Établissements publics comme la RATP parisienne ne sont-ils pas des exemples pour ces nouvelles transportations périurbaines ? Sur ce point, une planification soucieuse des strictes nécessités écarterait sans doute la création de villes nouvelles puisqu’une double contre-dynamique doit enrayer le néolibéralisme urbain : la déconcentration des villes métropolisées et la redensification des petites villes et moyennes sur la base d’une relocalisation économique de leurs emplois. Cette œuvre immense demande la collaboration des métiers par des programmes communs entre divers établissements publics (Université, Centre des monuments nationaux, Office national des forêts, Agence de l’énergie, etc) pour la préservation environnementale et la conformité aux paysages culturels français. De la même façon qu’en centre-ville, les plans d’aménagement locaux prescriraient des directives architecturales et paysagères comme l’interdiction des enduits non traditionnels et des parements en matériaux non locaux pour tous les nouveaux programmes de logement. Ne faudrait-il pas récréer un paysage de transition entre ville et campagne en se fondant sur l’histoire de chaque « pays traditionnel » tout en augmentant la surface des forêts dans les friches périurbaines ? Des exposition de modèles-types de lotissements périurbains et de typologies sur la base du travail entamé par les atlas paysagers des DREAL le permettrait.

Logement social d’Hesselbo (1984) en maisons individuelles groupées, Vandkunsten arkiteker, Værløse (Danemark) : un modèle-type ?, © Dorian Bianco

Les choix politiques doivent faire l’objet d’une délibération démocratique, mais le projet urbain qui les réalise doit revenir à la maitrise d’œuvre (l’architecte) qui a le pouvoir de faire la ville sans le concours clientéliste des acteurs locaux. La figure de l’architecte-ingénieur, qui caractérisa le maître d’œuvre du chantier gothique, fut ressuscité par le mouvement moderne et le rationalisme constructif français. Contre l’anarchie visuelle et le chaos postmoderne qui l’ont affaibli ces dernières années, il reviendrait sur le devant de la scène pour concevoir un urbanisme écologique par l’intérêt général et pour les gens, conçu comme un pilier de la reconstruction de l’État social.

« La séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains » – Entretien avec Damien Deville

Photo © Clément Molinier pour Le Vent Se Lève

Damien Deville est géographe et anthropologue de la nature. Il est l’auteur, avec Pierre Spelewoy, du récent Toutes les couleurs de la Terre – Ces liens qui peuvent sauver le monde paru aux éditions Tana. Il y développe plusieurs concepts, parmi lesquels celui “d’écologie relationnelle”, qui s’oppose notamment à l’uniformisation du monde par le néolibéralisme. Dans ce riche entretien, nous avons demandé à ce jeune héritier de Philippe Descola comment il analysait les processus de destruction écologique, sociale et culturelle que nous traversons, et comment construire concrètement une autre approche de la relation, compatible avec la préservation de nos biens communs, a fortiori environnementaux. Réalisé par Clément Molinier et Pierre Gilbert, retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : L’introduction de votre livre formule un paradoxe : les dernières générations du XXe siècle sont à la fois les générations les plus connectées à la diversité du monde, mais elles sont également celles qui vivent le plus intensément sa destruction en cours. Que voulez-vous dire par là ? Doit-on se battre pour préserver toutes les diversités, ou bien se battre pour conserver la possibilité d’en inventer de nouvelles ?

Damien Deville : Il y a effectivement une hypothèse forte qui m’habite et qui traverse l’intégralité du livre : et si les crises sociales et environnementales pouvaient s’expliquer par une crise de l’un ? Autrement dit, à force de mettre l’unité politique, mais aussi sociale, culturelle et historique au centre l’action, n’en a-t-on pas oublié toutes ces diversités territoriales qui sont pourtant sources de résilience et d’émancipation pour celles et ceux qui les pratiquent ? Uniformisation et précarité semblent alors les deux temps d’un même processus. Nous les avons observés dans l’intégralité des lieux que nous avons pu traverser, dans l’hémisphère Nord comme dans l’hémisphère Sud.

À ce titre, l’une des expériences les plus troublantes pour moi s’est passée en Australie, il y a quelques années déjà. J’étais parti 6 mois travailler pour le ministère de l’Environnement du Queensland, dans une équipe de rangers, sur la protection des populations de koalas.  Pour les protéger, les politiques publiques d’alors consistaient à les parquer dans des zones dédiées à la protection. Grillagées dans des forêts de protection, loin des activités humaines, le koala s’en porterait mieux. J’étais moi-même bercé par cette idéologie et la jugeais somme toute pertinente. Néanmoins au fil des semaines passées là-bas, j’ai remis en cause mes acquis, car ce système de protection se confrontait à plusieurs biais. Un biais écologique d’abord, au sens scientifique du terme, dans le sens où parquer des koalas dans des zones spécifiques participait, sur du long terme, à limiter l’expression de la diversité génétique de la population. Une diversité pourtant nécessaire au renouvellement de l’espèce. Deuxième biais : on observait que certains koalas préféraient s’établir en zone péri-urbaine. Il y a également un libre arbitre chez les animaux, et les individus choisissent de s’établir en arbitrant sur les intérêts et les inconvénients de chaque lieu. En zone périurbaine, les koalas ont notamment comme avantage d’avoir peu de concurrence territoriale avec d’autres espèces animales et un accès facile à certaines ressources alimentaires. Ils ont par contre des inconvénients de taille : les attaques de chiens domestiques, les accidents de voiture ou encore les pollutions sonores qui stressent l’animal et lui font développer une maladie mortelle : la chlamydiose. Mais alors que des réflexions pour changer les démarches d’aménagement du territoire pourraient rendre possible la coexistence, les populations humaines préféraient voir les koalas partir vers des zones lointaines, plutôt que de changer la pratique. Je voyais cela comme un refus de coexistence qui était légitimé au nom de la protection de la nature. Éthiquement ça me posait question. Enfin un dernier biais, davantage culturel, m’est apparu : les koalas sont énormément représentés dans les symboles australiens alors que la coexistence est refusée. C’était pour moi une instrumentalisation du vivant doublée d’une hypocrisie anthropologique. Cette expérience m’a dynamité l’esprit. D’ailleurs, je le découvrirai plus tard, la violence infligée aux koalas n’était que le miroir d’une pluralité de violences qui émergent des mondes occidentaux et qui fait de nombreuses victimes : les populations autochtones qui décident de vivre autrement, dont les aborigènes d’Australie – les violences faites aux koalas et les violences faites aux humains sont les deux faces d’une même médaille – mais aussi les territoires oubliés de l’économie monde, les violences faites aux femmes, aux Tsiganes, aux roms, les DOM-TOM marginalisés dans les démarches républicaines… Bref, par notre incapacité à penser la diversité, nous avons laissé sur le carreau nombre d’individus, de collectifs et de territoires.

De ce fait, contourner l’uniformisation des mondes demande, je crois, une réponse citoyenne et politique forte: remettre la diversité, qu’elle soit humaine ou non humaine, au cœur des modèles sociaux. Cette démarche peut offrir des dynamiques d’innovation majeures aux crises que nous connaissons tout en nous permettant de remettre de la poésie dans nos vies. En puisant dans la singularité de chaque être,  de chaque imaginaire, de chaque territoire, des voies citoyennes et politiques se dégagent pour emmener le social et l’environnement dans un seul et même horizon.

LVSL : Après Claude Lévi-Strauss, et plus récemment, Philippe Descola, vous dénoncez dans votre livre la pensée unique qui sépare nos deux catégories de nature et de culture pour composer des mondes. Ce mode de construction intellectuel, qui tend à triompher partout sur la planète, nous mène vers un phénomène processuel que vous appelez « l’uniformisation du monde ». Par ailleurs, vous écrivez également que les inégalités spatiales et sociales limitent grandement l’expression de la diversité. Pouvez-vous nous dire comment vous articulez la question des inégalités, spatiales et sociales, à celle de l’appauvrissement de la diversité, exprimé également par le phénomène d’uniformisation du monde ?

D. D. : Critiquer l’uniformisation demandait également d’essayer d’expliquer ce qui la sous-tend. Contrairement à ce qu’on pense c’est un processus. Si une pluralité de facteurs peuvent l’expliquer, nous avons choisi d’en mettre trois en exergue qui ont profondément et particulièrement modifié le vivre ensemble.

La guerre des territoires d’abord. Depuis la fin du 19e siècle, la compétitivité des territoires est devenue la norme des politiques de développement. Elle a pris plusieurs phases : le développement des avantages comparatifs d’abord, puis l’émergence des pôles de compétences ensuite, et enfin l’apogée de la métropolisation. Dans ce jeu de David contre Goliath,  nombre de territoires se retrouvent en difficulté : trop enclavés, trop loin d’une grande métropole, anciennement spécialisés dans un fleuron industriel aujourd’hui obsolète, ces territoires sont perforés par des taux de pauvreté et de chômage importants. De plus, le modèle métropolitain est loin d’être le plus performant. Dans les rues des grandes villes, les inégalités n’ont jamais été aussi prégnantes. Cette guerre spatiale se double d’une guerre également spirituelle ! Car si l’on parle beaucoup de l’urbanisation des espaces, une autre forme d’étalement urbain me semble bien plus performative : l’urbanisation des esprits. Aujourd’hui on a beau habiter à la campagne, on a le regard tourné vers la ville. C’est une dynamique ancienne, mais qui a été entérinée par l’ère du tout métropolitain. Cette hégémonie de l’urbain s’observe facilement dans la culture et dans les imaginaires : les métropoles sont souvent les centres dans lesquels on place le progrès et les horizons d’émancipation. Il suffit d’aller au cinéma pour s’en rendre compte : la plupart des films se passent en ville, et comme la France reste un pays très centralisé, le scénario prend pour théâtre Paris. Cette dynamique du tout urbain entraîne une privation des imaginaires pour ceux et celles qui veulent vivre ailleurs et autrement.

Deuxième facteur d’uniformisation, l’émergence du capitalisme qui est avant tout un impérialisme ! Il réincorpore chaque différence à sa solde au mieux quand cette dernière n’est pas tout simplement détruite. Bien des peuples, bien des communautés, bien des individus ont vu leurs valeurs être réinjectées dans les lois du marché. Or le marché fait perdre la relation symbolique aux choses. Goethe disait déjà en son temps que “les symboles sont des portes ouvertes vers des mondes innommables ». C’est-à-dire que les symboles structurent de bien des manières les solidarités, la projection dans un avenir voulu, l’émancipation. Le capitalisme a déterritorialisé les gens, mettant en invisibilité toutes les relations qu’ils avaient su construire avec l’autre et avec leurs milieux.

Enfin, troisième facteur, l’histoire de la protection de la nature. D’une certaine manière, elle a été elle-même un outil d’uniformisation et de mise en précarité. Elle s’est inventée autour d’une représentation duale du monde: la nature contre la culture. Pourtant ces dernières ont toujours été étroitement liées. Si les humains projettent sur leurs environnements leurs visions du monde, les éléments naturels demandent aux sociétés d’adapter leurs techniques et parfois même leurs croyances. Tout en se modifiant au contact de l’environnement, les paradigmes humains modifient ce dernier en retour. L’histoire de la protection de la nature a donc détruit des relations d’équilibre aux détriments bien souvent des humains autant que des non humains.

Ces trois facteurs se sont percutés au fil de l’histoire pour avancer ensemble. D’ailleurs c’est souvent leurs rencontres qui a accentué les processus d’uniformisation. Les métropoles sont l’apogée des lois du capitalisme à l’échelle des territoires au même titre que la séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains. L’un dans l’autre, ils ont participé à la déterritorialisation des individus. Or, lorsque les territoires voient leurs expériences partagées érodées, ils perdent également leurs capacités à porter politiquement cette expérience partagée. Ils deviennent donc des “territoires d’oublis” des services publics, de la culture dominante, des opportunités sociales et économiques, des imaginaires…  Les gilets jaunes l’ont bien montré et je crois que la crise sanitaire que l’on vit aujourd’hui en est également l’un des avatars. Les zoologues sont en train de démontrer que c’est parce que nous détruisons en masse l’habitat des non-humains que ces derniers deviennent porteurs d’une charge virale importante. Également, puisqu’on a déraciné les territoires d’un réseau social et économique diversifié, on se retrouve dans l’impossibilité d’apporter des solutions adaptées à la réalité de chaque lieu. Les solutions politiques deviennent donc des impasses et les populations se retrouvent à devoir accepter des réponses politiques qu’on pensait d’un autre temps : des mesures liberticides et le confinement pour tous. La crise du coronavirus cache, je crois, une véritable incapacité démocratique : la possibilité de s’adapter rapidement en fonction des réalités locales. Nous n’avons pas encore toutes les armes pour comprendre réellement ce qui se passe, mais j’ai dans l’hypothèse que si chaque territoire était résilient, le virus aurait pu être endigué beaucoup plus rapidement, sans confinement. Face aux enjeux contemporains, réapprendre à vivre en relation devient salutaire : j’ai la conviction que c’est le seul moyen qui permettra de protéger le vivre ensemble et de construire les sociétés écologiques de demain.

LVSL : Dans votre livre, vous nous donnez donc différents types d’exemples du phénomène d’uniformisation du monde. Notamment, ces phénomènes sont présents dans ce que vous appelez « l’écologie-monde », où les réponses apportées aux crises environnementales favorisent à leur tour l’uniformisation du monde et la colonisation des esprits. Pouvez-vous expliciter ce concept et nous donner des exemples ?

D. D. : La dualité entre nature et culture émerge d’un contexte particulier : celui de la pensée des Lumières. Descartes disait à l’époque « que toute l’essence de l’humain est de penser, et qu’il n’a besoin pour ça d’aucune chose matérielle ni immatérielle ». Cette pensée a plus de deux siècles, mais c’est pourtant celle qui conditionne toujours l’agencement du monde. Elle a infusé la représentation que l’on se fait des états d’une part et la presque totalité des politiques publiques d’autre part, y compris les politiques environnementales. De plus, cette pensée a été imposée à des sociétés qui ne pensent pas comme nous, les coupant complètement de leurs socles de valeurs.

Au  Congo, par exemple, les pygmées ont été chassés des grandes forêts dans lesquelles ils vivaient. Le tout, pour protéger le gorille des montagnes, qu’ils ne chassaient pas ou peu, et pour valoriser un milieu qu’ils avaient su préserver au fil du temps puisqu’on en reconnaissait la valeur. Exclus de leurs habitats, les populations pygmées se retrouvent maintenant dans les bidonvilles des grandes villes où elles sont marginalisées par la culture dominante, la culture bantoue. On les a coupés de leurs lieux de cultes, leurs lieux communautaires, de leurs savoirs. Autant de trésors qui auraient pu créer des trajectoires d’innovation pour le territoire. Comble du paradoxe, nombre de forêts du Congo sont aujourd’hui en danger face au braconnage massif, à l’orpaillage illégal et  à la corruption des autorités locales, ne venant pas tout le temps des peuples pygmées… L’histoire aurait pu être différente si les forêts étaient habitées par ceux et celles qui la connaissent le mieux, les communautés forestières dont les populations pygmées font partie.

L’Occident a vu également des précarités émerger de cette dualité entre nature et culture. En Cévennes, la biodiversité exceptionnelle du territoire était entretenue en grande partie par des pratiques culturelles et paysannes situées. Les montagnes cévenoles, confrontées à la fois aux politiques de protection de la nature et au capitalisme qui a rendu l’agriculture locale très peu rentable, ont vu cette diversité disparaître. Les chiffres font froid dans le dos : 95% des châtaigneraies sont aujourd’hui à l’abandon, et nombre d’espèces sont en péril.

Tous ces paradoxes demandent de changer de philosophie en proposant de répondre aux crises par la relation à l’autre et par le vivre ensemble à l’échelle des territoires.

LVSL : Vous en appelez donc à « une pensée systémique et globale », affrontant la dualité nature et culture, qui serait capable de barrer la route à l’uniformisation du monde. Cette nouvelle voie, vous la nommez « l’écologie relationnelle ». Vous écrivez que cette écologie relationnelle « mise » sur la différence des individus et des territoires pour répondre aux crises sociales et écologiques de notre temps. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?

D. D. : L’écologie relationnelle formule un horizon et invite à en emprunter les chemins. Elle positionne au premier plan de la pensée et de l’action politique la relation à l’autre, entre humains d’abord et avec le non humain ensuite. Il n’y a donc pas de recette miracle, car on ne fait pas relation de la même manière à Paris qu’en Cévennes. L’idée c’est de puiser dans la singularité de chaque expérience partagée pour répondre aux questions de notre temps. D’ailleurs à partir du moment où l’on pense par la relation, on inverse complètement la gymnique : « penser global, agir local ». La relation c’est tout le contraire ! L’écologie relationnelle fait de son de théâtre de réflexion le local ! Elle offre donc une pluralité de positionnements face aux crises, mais qui néanmoins peuvent traduire un nouvel agir commun ! J’aime le définir comme une fierté retrouvée : celle de la diversité !

Fort de ce constat, avec mon co-auteur Pierre Spielewoy, on s’est attaché dans le livre à ne pas développer une position normative. C’est une maladie que de dire aux gens quoi faire, surtout quand cela vient de très loin ou de très haut. Le livre offre plutôt des outils scientifiques, politiques et poétiques pour que chacun puisse répondre par lui-même aux grandes questions le traversant. Je pense que ce positionnement éthique est également l’une des clés de l’éducation de demain : ne plus dire aux gens quoi faire, mais les armer conceptuellement pour qu’ils puissent déployer une trajectoire de vie qui leur correspond.

Coexister dans la diversité demande également de porter un nouvel enjeu politique : celui de la rencontre ! En Cévennes par exemple, il y a beaucoup de conflits entre les néoruraux et les archéos cévenols. Chacun se balance son identité au visage : les archéos cévenols reprochent aux néoruraux d’avoir une autre manière de travailler et de déstabiliser les codes communautaires. De leur côté, les néoruraux reprochent aux archéos cévenols d’être trop attachés à leurs communautés protestantes, aux vieilles pierres, etc.  Pourtant il existe des voies de dialogue. Lorsqu’on discute avec ces deux catégories de la population, on réalise qu’il existe deux symboles communs. La culture de la résistance d’une part, et l’amour des montagnes d’autre part ! Deux symboles sur lesquels construire de l’inclusivité. Le lien au paysage comme projet territorial a également pour avantage de ne pas être anthropocentré. Il emmène anciens comme nouveaux, humains comme non humains dans un seul et même bateau. J’ai tendance à militer actuellement pour des politiques du symbole, au sens littéral du terme. Ça me fait penser à cette fameuse phrase de l’anthropologue Jean Malaurie : « sans symbole nous ne sommes rien, qu’un peuple de fourmis manipulées par le verbe, l’information et l’image ».

Photo © Clément Molinier pour LVSL

LVSL : Comment articulez-vous cette nécessité de cultiver une diversité capable de relever de défi climatique avec la notion d’universalisme ?

D. D. : C’est une question vraiment intéressante, sur laquelle j’avoue me sentir encore précaire. Je vois néanmoins deux pistes de réponses. La première, c’est qu’il y a une tension très forte dans les milieux écolos, entre l’urgence climatique et sociale et les manières de cultiver des réponses qui demandent nécessairement du temps. Ce conflit, nous y sommes tous confrontés. Néanmoins, il reste impératif de cultiver le sens ! Lorsque le sens est là, les actions suivent toujours. A contrario porter des actions en étant bancales sur le sens qu’on leur donne peut avoir un effet boomerang et nous revenir sous forme de précarités multiples. Un exemple concret : se développent à Paris des fermes verticales, sans eau, sans sol. Elles sont très subventionnées au nom de l’autonomie alimentaire des villes. Elles entrent alors en concurrence avec l’agriculture des campagnes où les paysans cultivent pourtant les valeurs de la terre et n’arrivent plus à vivre de leurs métiers. Autrement dit, au nom de l’écologie à Paris, on détruit ce dont l’écologie est censée être la gardienne : la diversité des mondes.

Une deuxième clé de réponse se situe dans le dialogue entre la valorisation de la diversité à l’échelle locale et le sentiment d’appartenance à l’humanité.  Il y a un imaginaire auquel j’aime me relier, même si en l’état il peut paraître de l’ordre de l’utopie. Le géographe Augustin Berque, qui a été très influent pour moi, propose dans ses travaux de penser la diversité via trois échelles à partir desquelles on pourrait déployer de nouvelles compétences politiques. La première est l’échelle de l’atmosphère, le matériau physico-chimique de la Terre. Cela correspondrait à des politiques internationales relevant d’un sens commun de l’humanité telle que la lutte contre le réchauffement climatique.  Ajouter la vie sur terre permet de déployer une deuxième échelle : l’échelle écosystémique. C’est une échelle biorégionale en somme à partir desquelles se pensent et se préservent les grands équilibres de la vie. Il y a enfin l’échelle de l’habité, celle des symboles et de l’expérience partagée. Augustin Berque l’appelle « l’écoumène ». C’est une échelle beaucoup plus fine qui construit pourtant le vivre ensemble au quotidien. Un universel par-delà l’humain, se situe peut être dans un dialogue pertinent entre ces trois nouvelles échelles politiques et citoyennes.

LVSL : Selon vous, l’État français centralisateur, dans sa forme actuelle du moins, est incompatible avec la société de la relation, car cette dernière ne peut se déployer « dans la diversité qu’à partir du moment où elle est mobilisée à l’échelle de l’expérience partagée ». Quelle est donc cette échelle qui permet de mobiliser l’expérience partagée? Doit-on donner plus de souveraineté aux régions qui clament une identité propre par exemple, admettons la Bretagne, la Corse ou le Pays basque?

D. D. : Je pense effectivement que les questions écologiques et sociales mettent en crise le fonctionnement des états nations, surtout quand ces derniers sont très centralisateurs. D’ailleurs, la construction historique des états a participé à cette même uniformisation des mondes. En inventant des ancêtres communs, en imposant une langue unitaire à des langues locales qui étaient pourtant vectrices de liens et de relations, en cultivant des symboles nationaux qui sont soit virtuels, soit non inclusifs comme ceux du calendrier chrétien, les récits nationaux mettent en invisibilité les diversités qui nous composent. Dans le Béarn, par exemple, l’ours se disait « Mosso », « Monsieur » en béarnais. C’était un animal très respecté et mis en valeur dans les codes locaux. Si cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de conflit, ça affirme néanmoins que la coexistence était acceptée et valorisée. Tout le contraire de ce qu’on vit aujourd’hui avec la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. De manière générale la centralisation des compétences, qu’elles soient à l’échelle nationale ou à l’échelle des grandes régions françaises, fait toujours beaucoup de perdants.

Porter la relation revient nécessairement à mettre les territoires au centre des propositions politiques et au centre des imaginaires. La crise du coronavirus montre à quel point nous avons besoin de relation et que l’expérience territoriale est tout ce qui compte face au présent. Y compris pour lutter contre la solitude qui est une bien grande maladie. Toute relation n’est pas physique, il y a également des espaces symboliques dans lesquels nous pouvons trouver des voies d’émancipation malgré le confinement qui a été mis en place. La crise sanitaire invite également à orienter des politiques décentralisées qui donnent les moyens à chaque lieu de faire face aux réalités qu’il traverse. Les relations entre individus laissent place ici à des relations de coopération entre territoires. Pendant des décennies nous les avons opposés. Peut-être arriverons-nous maintenant à les faire dialoguer ! Il y a une bataille culturelle à mener autour de cette égalité territoriale. Je crois même que cette bataille culturelle est mère de toutes les batailles, car, lorsque notre projection au monde change, tout change, à commencer par la vision politique d’une nation. Le coronavirus place l’humanité devant un tel choc qu’il permet ce pas de côté dans l’opinion.

LVSL : Ce que l’on pourrait répondre, c’est que cela peut être un horizon, mais, à court terme, nous avons également besoin de la puissance publique pour affronter le changement climatique. Un état fort permettrait de déployer rapidement un Green New Deal, conforter les services publics comme la santé et permettre la nationalisation de secteurs stratégiques. Par ailleurs, beaucoup de gens restent attacher à ce cadre national, notamment chez les classes populaires étant donné que c’est l’État qui protège avec la sécurité sociale et les prestations sociales. Cela ramène à un imaginaire protecteur, ce que l’on observe d’ailleurs avec le surcroît de participation aux élections présidentielles. Il y a déterritorialisation, mais aussi une reterritorialisation. En effet, la symbolique de l’État-nation ramène également à une symbolique sociale, qui a pu se voir notamment au moment des Gilets Jaunes, qui ont brandi certains symboles liés à la Nation et à la République.

D. D. : C’est une remarque très juste qui pose la question des appartenances multiples des individus. Le problème c’est que là encore, on demande souvent aux personnes de choisir une identité parmi d’autres, au lieu de leur laisser exprimer la totalité des diversités qu’elles incarnent. Porter les territoires néanmoins n’est pas contradictoire avec des compétences à l’échelle nationale. Cela demanderait néanmoins de réformer complètement le mille-feuille administratif. Un habile dialogue entre le régionalisme et le fédéralisme m’apparaît comme une porte de sortie intéressante. En France, la crise sanitaire a amené un retour puissant de l’état régulateur et providence, mais ce n’est pas sans risque. Il serait intéressant, après la crise, de voir comment des états fédéraux ou des régions autonomes ont fait face. On aurait alors un outil de comparaison pour voir quelles sont les formes de gouvernance qui permettent des adaptations pertinentes. Il faudra néanmoins garder en tête que le débat est biaisé dans tous les cas, puisque la crise sanitaire est en grande partie le résultat d’un monde régulé depuis de plusieurs décennies par l’autorité des états nations et du marché capitaliste.

Néanmoins, j’imaginerais bien une feuille de route gouvernementale en deux temps : une rapide transition vers une économie décarbonée sur du court terme, demandant des arbitrages politiques nationaux assez forts tout en amorçant un retour aux territoires sur du moyen terme. Pour qu’il soit pertinent, le vivre ensemble ne peut pas être du ressort des états nations : il demande de placer au cœur des décisions des échelles d’action facilement appropriable par le tout citoyen, c’est-à-dire des échelles plutôt locales. L’un dans l’autre, face à l’uniformisation des mondes et aux précarités qui en émerge, il me semble inévitable de questionner non pas simplement le rôle de l’état, mais bien la place qu’il occupe dans les régimes démocratiques. Sur du long terme, je pense qu’il devra nécessairement s’effacer en partie pour laisser place à de nouvelles modalités d’interventions citoyennes et politiques. Expérimentons.

LVSL : Selon vous, la relation requiert de nous que nous soyons perméables à la trajectoire individuelle des autres. Vous écrivez encore que la relation, pour « être réellement vécue », a besoin d’ « interfaces quotidiennes, de compréhension mutuelle, de termes et de codes nouveaux aptes à nous relier et à nous permettre de dialoguer pleinement avec la différence. » À quels types d’interfaces pensez-vous ?

D. D. : Dans le livre, nous proposons un logiciel conceptuel pour s’ouvrir à la diversité des humains comme des non humains. Cela demande un réapprentissage à travers trois étapes. La première, c’est réassumer notre propre vulnérabilité. Chaque être vivant a en commun d’être vulnérable, et pour s’adapter à cette condition, il a besoin des autres. Humains comme non humains sont interdépendants. Nous avons besoin des autres, et ce sont bien ces liens d’interdépendances qui doivent mobiliser l’action citoyenne. La deuxième, c’est la rencontre avec l’autre. La rencontre positionne les relations dans une dynamique créatrice. Un plus un, en géographie, ça n’a jamais fait deux. Lorsqu’on réussit à comprendre l’autre pour ce qu’il est vraiment, la rencontre ouvre des trajectoires d’innovations majeures.

Je me permets de préciser que rencontrer l’autre ce n’est pas nécessairement l’apprécier. Vivre la relation revient à accepter également les antagonismes, la différence, le refus. Enfin, puisque qu’on peut rencontrer l’autre en le dominant voir en le détruisant, il convient d’ajouter une troisième étape à cette société de la relation : la justice. Pour que les relations soient émancipatrices pour les deux parties prenantes, il est important d’exercer justice dans la coexistence. Ces trois thèmes sont suffisamment larges pour être mobilisés de manière extrêmement plurielle en fonction des réalités de chaque espace, de chaque communauté voir de chaque individu.

LVSL : En termes de politiques publiques, comme Philippe Descola dans un entretien vidéo qu’il a accordé précédemment au Vent Se Lève, vous semblez militer pour une éducation où la compréhension des raisons de la diversité du monde serait approfondie. Notamment, vous écrivez quelques pages où vous appelez, non seulement à vivre avec la diversité, mais plus encore à la percevoir dans ses manifestations les plus quotidiennes. Pour apprendre à percevoir la richesse de la diversité aussi loin et aussi proche de soi, que faudrait-il enseigner aux jeunes ?

D. D. : J’ai eu la chance de beaucoup voyager, et en revenant en France, une chose essentielle m’a sauté aux yeux : la diversité que je projetais ailleurs est également présente ici, dans les moindres recoins de l’espace. Nous n’arrivons néanmoins plus à la voir et encore moins à la mettre au cœur de nos vies. Je crois que c’est lié en grande partie à nos modèles éducatifs qui ne valorisent pas assez les territoires. À la lumière de la relation, l’éducation devient également un objet de réforme. Philippe Descola milite effectivement pour davantage d’anthropologie à l’école. J’ajouterais pour ma part davantage de géographie et d’éthologie ! L’éthologie est une discipline très peu valorisée dans les budgets de la recherche, alors qu’elle est pourtant une voie majeure dans la compréhension de l’altérité. Enfin je pense qu’il faut construire davantage de liens entre ce que l’on pense et ce que l’on fait de ses mains. Il n’y a presque plus d’activités manuelles dans les programmes pédagogiques et universitaires. Pourtant expérimenter un territoire passe également par le mouvement du corps et par les sens. Au fond, les modèles éducatifs sont à la lumière de ce qu’a été la politique pendant longtemps : la gauche autant que l’écologie politique n’a jamais réellement agi avec les territoires. Or je crois que, dans les moments de bonheurs comme de malheurs, tout ce qui compte au final, c’est le vivre ensemble. La crise du coronavirus le confirme. Remettre ce vivre ensemble, par-delà l’humain, par-delà l’Occident et par-delà le visible, au cœur de l’action me semble être un beau chemin à suivre.

 

Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique – Entretien avec Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne

Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne.

Dans le contexte de cette crise sanitaire et économique inédite, il semblerait finalement que l’argent magique soit une solution. Après 40 ans de « gestion monétaire », le grand public redécouvre petit à petit qu’il serait possible et souhaitable de mettre en œuvre une véritable politique monétaire. De fait, que ce soit pour financer un plan de relance économique à la hauteur de cette crise ou pour financer la reconstruction écologique – les deux pouvant et devant être synonymes – la création monétaire s’avère une solution incontournable. Nicolas Dufrêne est haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau. Alain Grandjean est cofondateur de Carbone 4 et président de la Fondation Nicolas Hulot. Ces deux économistes viennent de faire paraître un ouvrage pionnier en France sur la question du financement de la transition écologique grâce à une politique monétaire entièrement repensée, Une monnaie écologique (Ed. Odile Jacob, février 2020). Dans cet entretien, nous avons voulu comprendre un peu mieux ces mécanismes économiques, avoir leur avis sur des thèmes d’actualité, mais également évoquer leurs propositions. Entretien retranscrit par Dany Meyniel et réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous écrivez dans votre ouvrage : « Neutralité carbone et neutralité monétaire ne sont pas compatibles, il faut choisir ». Pouvez-vous nous expliquer cette phrase ?

Alain Grandjean – La planète atteindra la neutralité carbone quand nous émettrons aussi peu de gaz à effet de serre que la biosphère est capable d’absorber du CO2. Cela suppose un changement radical – une reconstruction écologique – de notre mode de consommation et de production. Ce changement ne peut pas être opéré par la seule logique de marché. Dans cette logique, il y a ce que font les acteurs de marché, mais aussi ce que fait la puissance publique, notamment via la politique monétaire. La neutralité monétaire est un dogme selon lequel la politique monétaire serait « neutre », c’est-à-dire sans effet sur l’économie. Ce qu’on cherche à démontrer dans le livre, c’est que cela n’est pas vrai, de la même que le marché tout seul ne peut pas conduire à la neutralité carbone. Les acteurs de marché ne peuvent pas réduire spontanément leurs émissions de gaz à effet de serre, car ils n’ont pas intérêt à le faire. Une politique monétaire soi-disant neutre ne l’est pas, car elle favorise implicitement le modèle actuel qui est un modèle fossile.

Nicolas Dufrêne – Je rajouterais le fait qu’on peut aussi définir la neutralité comme étant une paresse de l’intelligence : Jean Jaurès disait, à propos de l’éducation, que la neutralité était « un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit ». Cette formule est tout à fait adaptée à la politique monétaire suivie depuis plus de trente ans, qui consiste précisément à ne pas faire de « politique » monétaire, mais de la « gestion » monétaire. Celle-ci est toute entière tournée vers la lutte contre l’inflation et vers la préservation de la neutralité de marché, ce qui signifie que la politique monétaire cherche à ne surtout pas influencer les formes existantes du marché. Cette neutralité découle elle-même des principes généraux de l’Union européenne et notamment du principe de concurrence libre et non faussée, qui fait qu’on se refuse la possibilité de faire des choix, d’orienter l’économie. Nous avons donc une politique monétaire qui tend à reproduire la structure économique existante et non pas à en modifier les formes ; et cela est totalement incompatible avec la transition écologique.

LVSL – Selon vous, pourquoi la monnaie doit être un bien commun et pas un bien public ? Quelle est la différence ? Est-ce que vous pouvez nous raconter l’histoire du Conseil national du crédit (CNC) issu du programme du CNR (Conseil national de la Résistance) et fondé en 1946 ?

A.G – La monnaie est devenue un commun pour une raison extrêmement simple : depuis la fin de Bretton Woods, la création monétaire est entièrement déconnectée de toute matérialité. Très concrètement, la monnaie est créée ex nihilo par un simple jeu d’écritures. Or cette monnaie, quand elle est dans votre main, a un pouvoir d’achat : créer de la monnaie, c’est donc créer du pouvoir d’achat. De fait, ce pouvoir d’achat est un droit sur un bien : si j’ai un euro, je vais acheter quelque chose qui vaut un euro. La monnaie n’est donc pas le bien, mais ce dit droit d’acheter le bien : c’est un droit fongible. Si c’est un bien privé, cela veut dire qu’on est en train de donner ce droit à des acteurs privés. Dans la grande histoire monétaire, il y avait des périodes où ce n’était ni des biens privés ni des biens publics ou communs, c’étaient des biens tribaux : au Moyen Âge, les seigneurs avaient le droit de seigneuriage et détenaient, de ce fait, un pouvoir considérable. Notre revendication est de dire que le vrai statut politique de la monnaie, c’est le statut de commun.

N.D – Pour compléter sur le Conseil national du crédit, c’est une idée directement issue du programme du CNR qui se matérialisa en 1946 avec pour ambition de faire de ce conseil un véritable « Parlement du crédit et de la monnaie », c’est-à-dire de se donner les moyens de gérer le crédit et la monnaie comme un bien commun. Nous citons dans le livre une belle formule de l’écrivain et poète Jorge Luis Borges qui dit que : « la monnaie est un répertoire de futures possibilités ». Si cela est vrai, alors il n’est pas anormal que la société, les partenaires sociaux, le gouvernement, les syndicats, mais aussi les citoyens soient associés à sa gestion. En conséquence, nous ne devons pas avoir, comme Alain l’a expliqué, uniquement une décision privée qui oriente le crédit en fonction d’un but uniquement lucratif, mais que le crédit et la monnaie puissent aussi être orientés par des décisions communes au profit de l’intérêt général. Ainsi, ce Parlement du crédit et de la monnaie avait cette ambition d’être un outil au service de l’intérêt général par une gouvernance commune associant différents partenaires sociaux et étatiques. Malheureusement, il est rapidement tombé sous la coupe de la Banque de France et a progressivement disparu des radars. Toute la politique monétaire a été confiée à la Banque de France et au Trésor, puis seulement à la Banque de France après la disparition du circuit du Trésor. Pour rappel, le circuit du Trésor permettait à l’État de décider non seulement du montant des emprunts qu’il faisait auprès des banques privées, mais aussi de leurs taux. Il a persisté jusque dans les années 70 avant d’être démantelé. Je renvoie sur tous ces points à l’excellent livre de Benjamin Lemoine L’Ordre de la dette.

Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Pour opérer une reconstruction écologique à hauteur de nos objectifs climatiques, il faudrait chaque année, selon la Cour des comptes européenne, quelques 1 115 milliards d’euros d’investissement pour l’Europe et environ 75 milliards d’euros pour la France. Vous estimez l’effort plus proche de 100 milliards d’euros, en l’élargissant d’autres secteurs comme l’agroécologie et les efforts de circularisation de l’économie. D’un autre côté, entre 2014 et 2019, la BCE a fourni pour plus de 2 600 milliards d’euros de liquidité aux banques à travers sa politique de quantitative easing. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une politique d’extension monétaire alors qu’en fait cet argent ne va pas à l’économie réelle et encore moins dans la transition écologique. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce malentendu ?

A.G. – Le système monétaire est un système à deux étages : au premier étage, banque centrale vers banques secondaires et au deuxième étage, banques secondaires vers ménages et entreprises. La monnaie dont on se sert dans l’économie est la monnaie du deuxième étage, celle qui est créée par les banques secondaires, par exemple, à l’occasion d’un prêt qu’elle nous accorde. Contrairement à la doctrine erronée du multiplicateur monétaire (à ne pas confondre avec le multiplicateur budgétaire), la quantité de monnaie créée dans l’économie n’est pas mécaniquement le multiple de la monnaie centrale créée par la banque centrale en faveur des grands acteurs financiers. Or, quand on parle des milliers de milliards de dollars créés par la Fed ou la BCE, on parle du premier étage. De fait, cette monnaie non seulement ne va pas dans l’économie réelle de manière automatique, mais en outre, elle ne se multiplie pas par miracle dans l’économie réelle. En fait, elle irrigue le bilan des banques et des acteurs financiers. Elle peut même tourner en rond, quand les banques remettent de l’argent sur leur compte à la banque centrale. Ainsi, il y a une distinction extrêmement claire à faire entre cette circulation monétaire-là et la circulation dans l’économie.

Ce que nous proposons et recommandons, c’est le fait qu’on ait de la « vraie » monnaie, celle qui fait de l’échange dans la vie économique, qui soit créée de manière volontariste en contrepartie d’actions qui sont « décarbonantes », plus exactement favorables à la reconstruction écologique. Comme nous venons de le voir, cela ne se fait pas du tout automatiquement par le quantitative easing, c’est-à-dire l’opération qui consiste à abreuver de liquidités le monde bancaire et financier. Cela ne va pas forcément irriguer l’économie réelle, sauf une partie de cette économie réelle qu’on appelle économie immobilière. Lorsque les banques centrales abreuvent de liquidités les banques, celles-ci se refinancent à « pas cher du tout » et ont donc une capacité à prêter de l’argent à très bas taux, soit pour l’immobilier – ce qui a conduit à des hausses de prix –, soit, dans le monde capitaliste qui repose sur la possibilité de pouvoir emprunter à un taux très bas, pour d’autres opérations comme les opérations à effet de levier. Tout ceci n’irrigue pas directement l’économie réelle et ne favorise pas le développement des projets dont on a besoin dans la vie quotidienne.

N.D – Par construction, la banque centrale ne peut interagir qu’avec les banques commerciales et le Trésor public qui sont les seuls à posséder un compte dans ses livres. Elle ne peut pas agir ni avec les entreprises ni avec les particuliers qui ne possèdent pas de compte à la banque centrale. Mais pour des raisons juridiques – et par conséquent idéologiques –, on a interdit à la banque centrale de financer le Trésor même si celui-ci peut toujours lui verser de l’argent, spécialement en période de quantitative easing, pour rembourser les emprunts rachetés par la BCE auprès des marchés financiers (l’interdiction est donc à sens unique : de la banque centrale vers le Trésor).

Par conséquent, ce système emprisonne la capacité d’action de la banque centrale en la dirigeant uniquement vers les banques et donc vers les marchés financiers. En effet, les grandes banques universelles ont désormais plus de la moitié de leur bilan qui est constituée d’opérations financières et d’actifs financiers. Cela veut dire que leur nouveau champ de jeu est désormais bien plus les opérations financières que le crédit à l’économie. C’est beaucoup moins le cas des banques mutualistes, par exemple, qui continuent d’avoir une majeure partie de leur bilan qui est constituée de crédits.

Ce que nous recommandons, c’est donc un canal qui permettrait de faire en sorte que la monnaie créée par la banque centrale vienne directement financer l’économie. Pierre Larrouturou et Jean Jouzel avaient porté, avec le Pacte Finance-Climat, cette idée en disant qu’il fallait orienter les 2 600 milliards d’euros du quantitative easing vers la transition écologique. Malheureusement le mécanisme proposé n’était pas pertinent : ils souhaitent créer une « banque du climat » qui était une banque publique d’investissement un peu comme BPIFrance ou comme la Banque européenne d’investissement. Or, les banques publiques d’investissement n’ont pas le pouvoir de créer des liquidités, car ce pouvoir extraordinaire est réservé à la banque centrale. Donc si on veut vraiment un effort monétaire à la hauteur, il faut qu’on puisse brancher directement la création monétaire de la banque centrale vers les banques publiques d’investissement, vers des agences d’État ou vers des fonds spécialisés, ce que nous interdit, au moins en partie, les règles juridiques qui encadrent la politique monétaire et restreignent son champ.

A.G – Si je peux me permettre d’insister sur un point qui lie cette question à celle des communs. Il y a une chose très paradoxale : on a interdit aux États le bénéfice de ce qu’on appelle couramment la planche à billets – même si ce ne sont plus des billets, mais de la monnaie scripturale – pour des raisons un peu douteuses selon lesquelles les États en feraient nécessairement mauvais usage. En faisant cela, on a déplacé la décision politique d’un gouvernement élu à une technocratie certes très sérieuse, compétente intellectuellement, qui utilise des modèles mathématiques très développés. Il n’empêche que l’idée selon laquelle un gouvernement élu démocratiquement fait un mauvais usage de la monnaie dont il aurait le bénéfice interdit à ce gouvernement d’avoir des marges de manœuvre qu’il aurait s’il avait le bénéfice de la création monétaire et ce pourrait être pour le plus grand bien commun. Évidemment, il faut des contre-feux et des règles pour éviter le clientélisme et les abus, mais est-ce si difficile à faire ? On a institutionnalisé cette interdiction au sein de la construction européenne dans les traités qui sont difficiles à faire bouger. L’un des enjeux clefs, c’est de faire bouger ces lignes.

LVSL – Par ailleurs, la BCE pratique des taux très bas censés favoriser l’investissement au détriment de l’épargne. Pourtant, on observe que plutôt d’investir dans l’économie réelle, les banques utilisent cet argent « peu cher » pour réaliser des opérations plus risquées et donc compenser le fait que les taux soient bas. Selon vous, sans réforme du secteur bancaire, peut-il y avoir une politique monétaire efficace pour financer la transition écologique ?

N.D – La réforme du système bancaire est en route, mais pas dans le sens que l’on pourrait souhaiter. L’union bancaire, l’idée d’unir effectivement les marchés de capitaux et les grandes banques pour avoir des mastodontes qui seraient théoriquement plus résilients par rapport aux chocs financiers sont des principes contestables. En réalité, plus on a de mastodontes et plus le fameux adage « Too big to fail » va devenir une réalité. Cela rend la monnaie, qui est un bien commun pour tous, dépendante de la bonne fortune des banques privées. On a donc une manière de faire qui consiste à associer l’intérêt général de la société sur le plan monétaire à l’intérêt privé des grandes banques.

Maintenant, est-ce qu’on peut développer des mécanismes de financement qui ne dépendent pas directement d’une réforme des banques privées ? La réponse est oui même s’il est préférable d’agir sur les deux volets. Il faudrait en effet renforcer les fonds propres des banques et les exigences de fonds propres pour toutes leurs activités de marché, afin qu’elles prennent moins de risques. Il serait même souhaitable, à terme, de séparer les activités de crédit des activités de marché. Mais même si on ne fait pas cela, on a des leviers pour agir directement, car la politique monétaire ne se résume pas uniquement à la réglementation prudentielle ou aux actions de la banque centrale. On peut, par exemple, augmenter les dotations et les capacités à investir des banques publiques d’investissement, de BPIFrance au niveau national, de la Banque européenne d’investissement (BEI) en Europe. La France semble d’ailleurs plaider pour une augmentation du capital de la BEI même si, au vu de ses statuts, elle pourrait d’ores et déjà investir près de 150 milliards d’euros supplémentaires et immédiatement par rapport à ce qu’elle fait actuellement. Si l’on met en œuvre la solution que nous recommandons dans le livre qui est de créer un mécanisme de création monétaire ciblé qui partirait de la BCE pour abonder des fonds particuliers ou la BEI, c’est-à-dire un mécanisme qui est totalement indépendant de la réforme des banques privées, on pourrait donc avoir des marges de manœuvre gigantesques ! Mais cela nécessite d’assumer une action de l’État, une action des banques centrales. Or, dans le contexte d’indépendance de ces dernières, c’est plus difficile à faire.

LVSL – La décarbonation du PIB fait débat chez les économistes. Le rapport Canfin-Grandjean dit qu’il faut réduire d’un facteur dix l’intensité carbone du PIB pour rester dans les cordes de l’Accord de Paris ; et vous expliquez qu’en 1980, il fallait 122 tonnes équivalent pétrole d’énergie pour un million d’euros de PIB produit et qu’en 2012, il n’en fallait plus que 85 soit une amélioration de 30 %. On est loin du compte, mais vous parlez du taux d’émission de gaz à effet de serre par million d’euros produit et non pas par point de PIB. Or, on produit aujourd’hui beaucoup plus de millions par point de PIB qu’avant puisqu’entre-temps, on a eu de la croissance. N’est-ce pas là une sorte d’effet rebond qui invalide vos dires sur la décarbonation du PIB ?

A.G – C’est le débat sur ce qu’on appelle le découplage. On a besoin d’une baisse en absolu des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial (car l’atmosphère ne réagit qu’à ces émissions et pas au PIB !). Une partie des analystes disent qu’on n’y arrivera pas sans une baisse du PIB parce que celui-ci est grosso modo approximé par la quantité d’énergie consommée, elle-même proportionnelle à la « matérialité » de notre économie. Comme l’énergie est à 80 % d’origine fossile, il est clair, selon ce point de vue, que, si on veut baisser les émissions de gaz à effet de serre, il faut baisser cette « matérialité ».

C’est un point de vue que je ne partage pas complètement, même si je suis d’accord sur la vision suivante : nous ne sommes pas du tout sur la route qui nous permettrait d’avoir le découplage absolu, c’est-à-dire la baisse des émissions de gaz à effet de serre avec un PIB croissant. Mais cela ne veut pas dire que ce soit si évident que cela qu’on ne puisse pas y arriver dans les décennies qui viennent. De fait, je suis un petit peu plus optimiste que la vision « décroissantiste ». Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le PIB, c’est la satisfaction des uns et des autres ; et je ne suis pas très sûr que, dans les pays développés, nous soyons plus heureux parce qu’on a quinze pulls plutôt que quatorze. À un moment donné, le monde sera sur un mode décroissant matériellement, ce qui ne veut pas nécessairement dire un PIB décroissant. Par ailleurs, le PIB n’est en aucun cas un bon indicateur sur l’idée qu’il faudrait être matériellement plus riche pour être plus heureux.

Le premier vrai débat est celui des inégalités sociales et la question de savoir si on peut les réduire sans que cela se traduise par une augmentation totale de la consommation matérielle, car il y a des gens très pauvres, même dans notre pays, qui ont faim et qui ont froid. Le deuxième vrai débat, c’est le contenu en carbone et en énergie des services et des biens qui sont vendus. Je ne vois pas pourquoi ce serait une fatalité absolue que leur contenu en carbone et en énergie ne baisse pas rapidement. Du point de vue d’un industriel dans notre système économique, si l’énergie et le carbone ne coûtent rien, il ne va pas faire d’effort pour en réduire l’usage. Sauf si l’on est dans un plan Marshall, dans un Green Deal et que des dispositions publiques sont prises concrètement, telles que des interdictions programmées ou une fiscalité très incitative comme, par exemple, l’interdiction de fabriquer des voitures à moteur thermique dans quelques années, de faire des chaudières et ainsi de suite. Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’innovation est toujours fille de la contrainte.

Faire des raisonnements prospectifs, par rapport à l’analyse historique qui, elle-même, s’appuie sur une histoire dans laquelle c’était « la fête » et où on pouvait se gaver d’énergie sans que cela ne coûte rien, est erroné. C’est une induction qui est fausse sur le plan logique et théorique. Pour passer d’un monde dans lequel l’énergie, les contraintes d’environnement, l’aspect poubelle, l’aspect pollution ne sont pas des problèmes à un monde dans lequel ce sont des problèmes, il faut que les signaux élémentaires, les signaux-prix, soient beaucoup plus élevés qu’aujourd’hui. On peut donc décarboner l’économie, on peut la rendre beaucoup plus propre si nos machines deviennent plus propres et cessent de se gaver d’énergies fossiles. Mais tout cela est quand même une révolution industrielle et économique assez forte.

N.D – L’I4CE a montré qu’on avait 73 milliards d’euros par an d’investissement dans les activités polluantes au sens large en France. Si nous recommandons quelque chose de l’ordre – il n’y a pas de chiffre absolu en la matière – de 100 milliards d’euros, on voit bien que même d’un strict point de vue comptable, si on enlève l’investissement par rapport au désinvestissement qui est nécessaire, cela peut être positif. Nous ne croyons pas à cette idée que l’on fera plus d’écologie dans un appauvrissement généralisé où les ménages n’auront pas les moyens de changer leur voiture pour une voiture plus propre, de se loger dans des appartements ou maisons mieux isolés, et dans lequel l’État n’aura pas assez investi dans des transports en commun. Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il n’y a pas d’autres activités comme le transport aérien et le routier qui doivent décroître en parallèle.

LVSL – Pour vous, le PIB est un outil qui in fine est utilisé comme boussole : vous évoquez les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU et les 98 indicateurs qui servent à les évaluer en France. Pourrait-on, selon vous, imaginer que les ODD deviennent une nouvelle boussole ? Comment fait-on pour faire basculer sur autre chose que le PIB ? L’indicateur n’est-il pas finalement – comme la monnaie – une construction sociale qui n’a de valeur que dans la confiance qu’on lui confère ?

A.G – Sur la question des indicateurs, ceux des ODD sont trop nombreux : on ne dirige pas avec des centaines d’indicateurs. Il y a la loi Eva Sas en France qui a produit une dizaine d’indicateurs de synthèse qui sont documentés chaque année par un rapport du gouvernement. Ce n’est pas si mal, mais cela ne sert à rien aujourd’hui, non pas que les indicateurs soient mauvais ou que cette loi soit mauvaise, c’est juste que ce n’est pas incarné politiquement. Par conséquent, la priorité est que le gouvernement rende compte de son action avec ces indicateurs qui sont de l’ordre de ceux qui concernent les inégalités, la pauvreté et la précarité, de ceux qui concernent l’écologie, le taux d’emploi puis la manière dont les entreprises réussissent à se débrouiller dans le monde. Je ne crois pas du tout qu’il faille un consensus international pour arriver à faire cela – des pays ont décidé de travailler avec d’autres indicateurs, à l’instar de la Nouvelle-Zélande. Il y a donc besoin qu’on soit élu sur un programme matérialisé par des objectifs. Le PIB sert à quelque chose, il a une fonctionnalité instrumentale, l’INSEE fait son travail de manière convenable, on a besoin de statisticiens. Mais le PIB n’est pas un indicateur de progrès social, ni même d’emplois.

N.D – Il est vrai que le PIB ne mesure pas toute une série de choses, il ne mesure pas le capital naturel, les dommages faits à l’environnement, le progrès social, l’espérance de vie, etc. Robert Kennedy disait que « le PIB mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Mais le PIB est une mesure monétaire ; et on constate qu’il y a une corrélation étroite de tout temps et en tout lieu entre l’évolution de la masse monétaire et l’évolution du PIB. Cela est tout à fait normal parce que la quantité de monnaie qui est disponible dans une société permet la réalisation des plus-values et des échanges. C’est pour cela que les économistes suivent très étroitement l’évolution du crédit : si le crédit s’effondre, cela veut dire qu’il y a moins de création monétaire et que la récession n’est pas loin. Il faut donc garder le PIB juste pour cet aspect-là. Néanmoins, cela ne suffit absolument pas et il faut le croiser avec d’autres indicateurs, surtout dans une optique de développement durable.

Alain Grandjean, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Vous plaidez pour que l’État se finance par la création monétaire plutôt que la dette, du moins en grande partie. Si nous avions fait cela, notre dette aurait été de seulement 30 % et non pas de plus de 90 % du PIB comme c’est la cas aujourd’hui. Vous montrez également que notre taux d’endettement explose alors que la croissance stagne. Est-ce là, selon vous, un syndrome de la baisse tendancielle du taux de profit pour cause de surproduction comme le théorisait Marx ?

A.G. – Je ne crois pas. Je l’avais déjà dit dans un livre écrit avec Gabriel Galand en 1997, il y a deux grands mécanismes de création monétaire : ce que nous avions appelé à l’époque « la monnaie d’endettement », celle massivement créée en contrepartie de l’endettement et dont l’augmentation de l’endettement est une conséquence mécanique de cette logique-là. La deuxième grande méthode pour créer de la monnaie, c’est ce qu’on a appelé « la monnaie libre » : elle peut être créée directement et sans contrepartie d’endettement. Le raisonnement qui permet de démontrer que la dette publique pourrait être à 30 % du PIB au lieu de 90 % résulte du fait que, si l’on avait créé de la monnaie sans intérêt, il n’y aurait pas eu à payer des intérêts. Or, comme les taux d’intérêt font boule de neige, à la fin de l’histoire, la dette s’accroît. L’effet boule de neige fait que le stock de dettes et les intérêts augmentent en permanence quand le taux d’intérêt est supérieur au taux d’inflation et de croissance. Dans cette situation, le besoin financier « réel » s’accroît sans arrêt. Pour ma part, je crois beaucoup plus à cette théorie qu’à la théorie de Karl Marx, car elle explique de manière extrêmement simple l’augmentation de l’endettement. Précisons que nous ne sommes pas en train de parler des dettes et créances entre particuliers ou entre une institution financière non bancaire et une entreprise. Nous parlons des mécanismes de création monétaire qui sont une partie de l’endettement qui pourrait être résorbée de cette manière-là. Cela explique extrêmement bien la problématique de l’endettement dans lequel on est.

N.D – On a déjà des cas de monnaie libre, c’est-à-dire sans endettement associé, par exemple lorsqu’une entreprise ou un ménage fait faillite, cela signifie qu’ils ne remboursent pas leurs dettes et que la monnaie qui a été créée au moment du crédit n’est pas remboursée. Elle continue alors de circuler dans la sphère économique. La création monétaire est prise entre deux flux : un flux de création, lors du crédit, que vient annuler un flux de destruction, lors du remboursement, et c’est cela qui nous pose problème. Dans toutes les explications sur le niveau des dettes publiques, on parle des diminutions d’impôts des plus riches, on parle du financement des services publics, on parle de toute une série de choses, mais on ne parle pas du mécanisme premier qui est la création monétaire qui entraîne la dette. C’est donc pour cela que nous proposons cette idée de la monnaie libre. Cela dit, si on tient vraiment à respecter les formes actuelles, à savoir le fait qu’une création monétaire entraîne une dette, il y a un moyen de faire qui est tout à fait indolore : permettre à la banque centrale d’accorder des crédits sur des durées tellement longues et à des taux tellement bas que cela s’apparenterait quasiment à un don d’argent. Dans ce cas-là, on ne recourt pas techniquement à de la création monétaire libre, mais bien à un prêt « préférentiel ». Or, ce type de prêts est malheureusement impossible pour l’instant parce que la BCE ou les banques publiques d’investissement doivent intervenir à des « conditions de marché ». Toutefois, le marché ne voit pas au-delà d’une certaine durée : il est aveugle à nos besoins et investissements de long terme. Ainsi, ce que nous proposons de faire, c’est de créer des mécanismes qui remédient radicalement à la fois à cette augmentation tendancielle de la dette et à la myopie du marché sur les enjeux de long terme, au premier rang desquels on retrouve la reconstruction écologique. Non seulement il y a une incertitude radicale sur le long terme, mais il y a, en outre, un besoin de financer un grand nombre de choses qui ne sont pas directement rentables et pour lesquelles le marché ne peut pas faire efficacement le job sans soutien public. Ensuite, il existe plusieurs techniques pour le faire.

LVSL – Pour les partisans de la Modern Monetary Theory que vous êtes, un État ne peut jamais faire faillite tant qu’il dispose de sa planche à billets : il peut toujours se financer par création monétaire. Vous dites néanmoins qu’il existe une limite à cette réflexion : avoir une partie de sa dette dans une monnaie étrangère. Mais en Europe, avec l’euro, la question ne se pose pas, la plupart de nos dettes sont en euros et, pour le reste, on peut très bien imaginer que l’on rachète des titres de dette en dollars avec nos euros… Comment vous appréhendez ce problème ? Est-ce que ça peut être en deux temps, c’est-à-dire d’abord une monétisation ou un effacement des titres de dette en euros puis une politique monétaire expansionniste ?

A.G – Je n’ai jamais dit, à titre personnel, que j’étais à 100 % d’accord avec la MMT. Il y a une partie de la question de la MMT avec laquelle on est assez à l’aise et une partie dont on n’a pas envie de discuter. C’est un point de doctrine notamment sur la garantie de l’emploi et sur l’histoire qu’un État ne peut pas faire faillite, c’est aussi un débat (le Liban fait faillite aujourd’hui). En tout cas, ce qui est essentiel, c’est qu’il ne faut pas confondre deux situations dans lesquelles la « planche à billets » a des possibilités très différentes. Par exemple, l’Europe est une zone assez autonome. Ce n’est pas la même histoire quand vous êtes dans un pays qui a une très forte dépendance extérieure, où vous faites les achats en devises, vous ne les faites pas avec votre monnaie (sauf si celle-ci est acceptée de manière inconditionnelle par le tiers, mais il n’y a que le dollar qui a cette position). Il y a une contrainte extérieure qui existe, qui est réelle et qui tempère le pouvoir de l’arme monétaire dans un pays qui dépend fortement de l’extérieur. Ce lien très fort entre la réduction des consommations d’énergies fossiles, le Green Deal et la politique monétaire est vraiment important à souligner parce que, si on réduit fortement la consommation d’énergies fossiles, on réduit fortement nos importations. Ces importations sont faites de plusieurs acteurs, mais la part énergétique dans la balance commerciale (européenne, mais aussi française) est extrêmement importante.

LVSL – Quarante milliards de déficits commerciaux liés au pétrole.

A.G – En France. Mais en Europe, le montant est beaucoup plus élevé. On souligne juste le point que, selon le degré d’ouverture et de contrainte au sens très strict du terme, l’outil monétaire ne fonctionne pas de la même manière ; et pour nuancer la question de l’inflation, je ne crois pas à l’idée selon laquelle on va pouvoir à tour de bras acheter des biens et des services hors zone euro. Je suis beaucoup plus à l’aise avec l’idée – très naïve – que l’Europe est une très grande zone économique qui laisse son marché s’ouvrir aux quatre vents des intérêts et des appétits des compétiteurs. On ferait bien de réindustrialiser la zone euro et, sans vouloir être autarciques à 100 %, devenir beaucoup plus indépendants de notre destin. Dans ce cas-là, si on associe un programme d’investissement intelligent avec une réindustrialisation « verte » et une baisse de notre dépendance aux énergies fossiles, les marges de manœuvre de l’outil monétaire sont exceptionnelles.

N.D – Il y a plusieurs dimensions dans la MMT et il est vrai que la question de la garantie de l’emploi n’est pas si simple, on préfère ne pas en parler dans le livre. Sur l’aspect monétaire, il y a des choses plus intéressantes et dans lesquelles on se retrouve plus, notamment l’idée de base de la MMT qui est d’affirmer que ce que va dépenser le secteur public – entendu au sens large (État et Banque Centrale) –, c’est ce qui crée, par un jeu de vase communicant, une partie substantielle des excédents du secteur privé. C’est mécanique. La MMT ne fait que rappeler cette évidence-là que beaucoup de gens contestent : d’où l’échec hier, aujourd’hui et demain de toutes les politiques d’austérité qui conduisent à comprimer toujours plus la part de dépenses du secteur public et qui réduisent donc les excédents du secteur privé dans un cercle vicieux infernal. C’est la première chose. La deuxième, c’est qu’il est clair que, pour des pays qui ont une monnaie très internationalisée et puissante comme les États-Unis, il n’y a pas vraiment de contrainte extérieure, mais pour des pays comme le Liban, le Venezuela, l’Algérie, etc. qui sont très endettés en devises étrangères, en dollars ou en euros, la contrainte n’est pas la même. S’ils se mettent à faire tourner la planche à billets excessivement, ils risquent des attaques spéculatives sur leur monnaie. En outre, ils risquent une inflation importée massive, car si la valeur de leur monnaie s’effondre, cela veut dire que tout ce qu’ils vont acheter à l’extérieur va leur coûter beaucoup plus cher. Une des réponses monétaires qu’on peut avoir est de mettre en œuvre des mécanismes de création monétaire ciblés pour diminuer notre dépendance aux importations. L’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, avec qui on partage un même constat sur la nécessité de créer de la monnaie libre, a récemment proposé dans une note de l’Institut Veblen d’installer un « drone monétaire » qui distribuerait de la monnaie aux citoyens. Une des limites de cette idée est justement que cela pourrait nous conduire à importer encore plus et que ça ne contribuerait pas à modifier les formes de l’activité économique. D’où notre insistance sur des mécanismes de création monétaire qui soient ciblés pour la réindustrialisation verte, pour diminuer la dépendance aux exportations et pour financer ce qui n’est pas délocalisable.

A.G – J’ai toujours poussé le « Green QE » plutôt que le « QE for people » parce que, quand ce dernier considère qu’on doit financer un revenu universel payé par la Banque Centrale, je trouve cela dangereux pour les raisons que vient d’exposer Nicolas. Mais on peut proposer des solutions mixtes si les montants sont raisonnables et que cela permette de donner aux citoyens un coussin de sécurité, sous réserve qu’on arrive à régler les problèmes d’intendance (chacun d’entre nous n’a pas son compte à la Banque Centrale). Mais s’il s’agissait de montants importants et réguliers, je suis persuadé que cela ne marchera pas pour toutes les raisons que nous vous avons expliquées.

LVSL – Vous dites que la création monétaire n’est pas forcément inflationniste quand elle est canalisée dans des secteurs précis. Par ailleurs, vous citez Gaël Giraud qui dit : « si la planche à billets était toujours et partout inflationniste, il faudrait fermer toutes les banques privées du monde demain matin. ». De fait, les banques privées créent indirectement de la monnaie lorsqu’elles prêtent des sommes qu’elles n’ont pas en dépôt et qu’elles récupèrent dessus un intérêt. Pouvez-vous nous expliquer une bonne fois pour toutes qu’il n’y a pas forcément de lien entre inflation et relance économique et monétaire ?

A.G – Les banques créent de la monnaie directement. C’est très précis : au moment où l’un de nous va à la banque pour bénéficier d’un prêt, la banque crée de l’argent ex nihilo et, quand on le rembourse, elle le détruit. Elle le fait aussi quand elle achète des actifs et quand elle paye ses propres salariés. Ce n’est donc pas de l’ordre de l’idéologie, c’est factuel, empirique. En revanche, l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait de l’inflation que par augmentation de la masse monétaire n’est pas empirique. Elle ne repose sur rien sauf qu’elle a été plaidée par des économistes reconnus. Mais en dehors de cela, il n’y a pas de preuve de ce lien-là. Au contraire, les banques privées n’ont cessé de créer de la monnaie, sans limitation réelle, mais on a une période extrêmement longue d’une inflation très basse depuis vingt ans. La cause principale de la hausse des prix à partir de 1973, c’était l’inflation importée par l’augmentation du prix du pétrole, c’est très simple. Ce n’est en rien un phénomène monétaire.

N.D – Il faut d’abord dire que l’inflation a des définitions et des paramètres variables, ce qui ne facilite pas les choses, qu’a priori le prix des actifs financiers n’est pas inclus dans l’inflation et les prix de l’immobilier y sont en partie, mais pas totalement. Ensuite, tout dépend de la destination de la masse monétaire, et il est extrêmement important de le comprendre. On peut avoir, et c’est ce qu’on a eu ces dernières années, une très forte création monétaire qui est orientée sur les marchés financiers et, dans ce cas-là, on aura une explosion du prix des actifs financiers, mais aucune inflation dans le reste de l’économie. En revanche, si l’on établit, comme on le recommande, un mécanisme de création monétaire ciblé pour financer la transition écologique, on peut très bien obtenir à l’inverse des baisses de prix. Un afflux de monnaie dans un secteur précis peut entraîner des baisses considérables de prix contrairement à ce que la théorie de l’offre et de la demande nous dit : c’est ce qui s’est passé dans le domaine des nouvelles technologies. Plus l’argent a afflué dans le secteur des nouvelles technologies à partir des années 2000 – et même à partir de la bulle et bien que celle-ci ait explosé –, plus il y a eu d’argent investi dans ce domaine, plus les process de fabrication étaient efficaces et plus les prix de l’informatique ou de la téléphonie se sont effondrés. En réalité, le lien entre augmentation de la masse monétaire et des prix est extrêmement complexe : il ne dépend pas que du volume mais aussi et surtout de l’allocation de la monnaie créée.

Il y a aussi un autre point sur lequel la MMT nous dit quelque chose d’intéressant, à savoir que la fiscalité peut de toute façon nous permettre de réguler l’inflation. La politique monétaire et la politique budgétaire doivent être pensées ensemble, mais aussi avec la politique fiscale. En effet, si l’on créait trop de monnaie, l’État aurait toujours la capacité de le retirer du système économique à travers la fiscalité. C’est une autre conception de la fiscalité qui est de dire qu’elle ne sert pas prioritairement comme moyen de financement de l’État, mais aussi comme un moyen de régulation de la masse monétaire dans l’économie. Aujourd’hui, toutes les Banques Centrales ont fondé leur doctrine de lutte contre l’inflation, notamment sur la fameuse courbe de Phillips qui nous oblige à faire le choix entre le développement de l’activité économique et de l’emploi et l’inflation. De fait, nous refusons ce choix et nous disons qu’il n’est ni raisonnable ni pertinent. On peut fort bien développer des moyens de stimuler l’emploi, la production et le développement de l’industrialisation verte et en même temps contenir l’inflation par toute une série de dispositifs budgétaires, fiscaux ou tout simplement de régulation des prix.

A.G – Je rajoute qu’il y a une caricature de l’usage de la création monétaire qui est toujours la même : regardez le Zimbabwe, regardez l’Allemagne des années 20, le Venezuela, etc. Nous n’avons donc jamais évidemment recommandé de faire tout et n’importe quoi. Nous plaidons cet usage pour des pays bien organisés et structurés. Quand on parle de parlement, ce n’est pas pour rien, c’est pour insister sur le fait que les mécanismes doivent être transparents, discutés, contrôlés. Concernant la crise majeure de Weimar, la réparation de guerre était impayable, la République était toute jeune et s’est retrouvée dans une situation économiquement impossible. Dans un pays qui est structuré et démocratique avec un droit de vote établi, les citoyens n’ont aucune envie d’une hyperinflation. Ce n’est pas du tout un souhait démocratique ; ce qui est l’est, c’est peut-être avoir 3 ou 4 % d’inflation, et ce ne serait certainement pas un problème. On pourrait même le faire voter. Mais dès qu’on commencerait à avoir une inflation plus élevée, les épargnants se mettraient à considérer que l’on est en train de détruire leur épargne et, immanquablement, les rapports de force s’installeraient.

LVSL – Vous pointez dans votre ouvrage ce moment mal connu de l’histoire allemande où le pays résorbe ses dettes de la Seconde Guerre mondiale, en quelques années seulement (cinq ans), grâce à l’inflation. La dette passe alors de 200 % à 30 % du PIB. Un comble puisque aujourd’hui l’Allemagne est un facteur majeur de blocage quant au projet d’une politique d’expansion monétaire européenne. On le voit d’ailleurs actuellement dans la gestion de la crise du coronavirus où la CDU, la CSU, mais aussi le SPD bloquent systématiquement toute proposition de relance économique ambitieuse. Les tenants des retraites par capitalisation ont peur de voir leur valeur chuter et, par ailleurs, le régime allemand est bâti sur un système de coalition stable qui ne semble pas près de changer. Comment est-ce que vous appréhendez ce problème majeur ?

A.G – L’histoire de l’Allemagne est compliquée avec des périodes très différentes les unes des autres. Il y a la période Weimar, période hyperinflationniste qui est résolue par le changement de monnaie organisé par Hjalmar Schacht. Il y a un épisode monétaire particulier qui est le début des années 30, après la période de récession – au départ issue de la crise de 1929 née aux États-Unis, mais aggravée en Allemagne par la politique de rigueur d’Heinrich Brüning. Après la prise de pouvoir par Hitler, le même Hjalmar Schacht crée une monnaie complémentaire, le MEFO, qui permet précisément à l’Allemagne de se passer d’un financement extérieur. Pour Schacht, le reichsmark n’était pas une monnaie très forte, très demandée et il aurait échoué à financer le programme de reconstruction qui avait été lancé. C’est avec des Mefos, monnaie quasi fiscale, que les entrepreneurs sont payés quand ils répondent à une commande publique. Ça, c’est le deuxième épisode. Le troisième épisode est celui de l’après-guerre avec le plan Marshall. Il a alors été décidé de solder une partie de la dette de guerre allemande pour faciliter la reconstruction allemande et pour apurer le passé et sortir de cette période atroce. Quelques années plus tard, il y a la naissance du Deutsche Mark et ses nouvelles bases sont fondées sur cette histoire très complexe. Les Allemands ont vécu un excès de concentration du pouvoir monétaire avec la période nazie, ils ont aussi connu aussi la période de Weimar (les brouettes de billets) qui n’est en rien à l’origine de la dépression et de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, laquelle est vraiment due à la crise de 1929 et à la cure d’austérité profondément stupide de Brüning. Rationnellement, ce sont des épisodes distincts, mais dans l’inconscient et la mémoire allemande tout se mélange et cela rend ce peuple très attaché à la séparation du pouvoir politique et du pouvoir monétaire.

C’est pour cela qu’ils ont souhaité institutionnaliser l’indépendance entre les États et la Banque centrale. Dans les locaux de la Bundesbank est écrit en grand un extrait de l’acte II de Faust ! L’ordolibéralisme allemand s’appuie sur cette doctrine monétaire, et pense que des règles peuvent permettre d’organiser une vie économique et efficace. Cela marche bien pour l’Allemagne quand elle est puissante, mais depuis quelques années, cela marche moins bien. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec l’idée selon laquelle l’Allemagne est bloquée définitivement sur son programme idéologique. Dans les années qui viennent, la récession avec les difficultés de l’industrie automobile, la sortie du charbon, cela ne va pas être si facile que ça. Cette forme d’arrogance qui consisterait à dire, « vous voyez, on a tout réussi, notre économie marche et vous devriez suivre notre modèle », ne va pas durer éternellement. Ensuite, comme on l’a dit, il y a des actions que l’État français peut faire tout seul notamment sur ses banques publiques, on a parlé de la BPI mais on peut également parler des banques publiques, la Banque Postale étant une banque publique jusqu’à preuve du contraire. L’État a donc une certaine marge de manœuvre. Enfin, on a bien vu que la BCE, quand Mario Draghi était à la manœuvre, n’a pas obéi à la thèse du banquier central allemand. Dans le rapport de force au sein du gouvernement du groupe des gouverneurs de la banque centrale, c’est plus compliqué. Il y a des marges de manœuvre qui peuvent se discuter.

N.D – Il y a deux choses sur l’Allemagne qui me semblent importantes. La première, c’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a bénéficié d’un haircut, c’est-à-dire d’une annulation pure et simple de près de 60 % de son immense dette. Ce qu’ils refusent donc de faire pour la Grèce, et pour tous les pays endettés actuellement, c’est ce qui leur a permis, après la guerre, de rebâtir une puissance industrielle de premier plan. Le deuxième point est qu’ils ont aussi bénéficié de ce contre quoi ils luttent aujourd’hui : l’inflation. C’est grâce à l’inflation qu’ils se sont débarrassés d’un montant de dette publique astronomique, bien plus élevé en pourcentage de la richesse nationale que ce que l’on connaît aujourd’hui. Les monétaristes ne comprennent pas et ne prennent jamais en compte que l’inflation a toujours un effet positif sur les dettes publiques en raison d’un mécanisme tout simple : les prix augmentent donc les taxes proportionnelles à ces prix augmentent alors que la valeur nominale des dettes, elle, reste stable. Ainsi, l’inflation est toujours positive pour les dettes publiques parce qu’elle s’accompagne d’une augmentation du revenu public. Ça peut aussi être positif pour les agents privés, notamment dans certaines situations où ceux-ci sont, par exemple, très endettés. Il ne faut pas oublier qu’à la fin des années 20, la période de Weimar a coïncidé avec une période où les grands groupes allemands pouvaient emprunter de l’argent et le rembourser deux mois après dans une monnaie complètement dévaluée pour financer leurs investissements. L’inflation a permis aux entreprises allemandes des années 20 de s’endetter quasiment gratuitement et donc de financer leurs investissements plus facilement. Cela a en revanche été évidemment désastreux pour les fonctionnaires, les retraités, pour les petits épargnants qui eux, n’avaient pas des revenus qui évoluaient avec les prix.

C’est pour cette raison qu’il faut trouver un mix, un niveau d’inflation qui soit acceptable pour tout le monde, mais il ne faut surtout pas garder en tête que l’inflation est toujours un phénomène désastreux. C’est un phénomène qui peut être extrêmement positif sur le niveau des dettes privées et publiques et dont l’impact doit être équitablement réparti entre les citoyens. En ce qui concerne l’Allemagne contemporaine, toute l’économie allemande a été basée sur la modération salariale et sur l’export. Ces deux modèles-là sont aujourd’hui battus en brèche de plein fouet. L’export s’effondre encore plus actuellement avec la crise du coronavirus et, puisque les autres pays ne pouvaient plus augmenter leurs salaires et donc continuer à importer, sans compter ce qui annulait une partie des gains de compétitivité allemande, la modération salariale ne marchait déjà plus avant.

Le modèle allemand n’est donc pas durable et il est très vulnérable aux chocs mondiaux et externes. C’est un modèle qui va être mis en échec par les soubresauts de la mondialisation. Ainsi, il n’y a pas d’autre solution pour l’Allemagne que de redévelopper de l’investissement public, de remettre des gens à l’emploi, de diversifier son industrie pour retrouver un peu plus de compétitivité sur d’autres domaines que l’automobile, les machines-outils et la chimie. On ne comprend pas pourquoi l’Allemagne ne décide pas d’investir aujourd’hui dans un contexte où les taux d’intérêt sont inférieurs aux taux de croissance, ce qui signifie mécaniquement un endettement gratuit. Il faut attendre le coronavirus pour voir qu’Angela Merkel est prête à renoncer à un certain nombre de dogmes, notamment au dogme zéro déficit, et lancer un grand plan de relance.

Nicolas Dufrêne, photo © Anthony Jacques pour LVSL

LVSL – Pour les élections municipales, il a été beaucoup question de mise en place de monnaies locales. Pourtant, il y a très peu d’exemples probants. Selon vous, est-ce une bonne piste ?

N.D – Il faut comprendre comment les monnaies locales fonctionnent car beaucoup de gens se trompent sur ce sujet. Les monnaies locales ne sont pas une autre forme de monnaie puisque, comme cela a été confirmé par la loi consommation de 2014 dite « loi Hamon », il est écrit dans la loi qu’une unité de monnaie locale ne peut être obtenue qu’en échange d’une unité de monnaie officielle, c’est-à-dire l’euro. Donc, si à Toulouse, on veut obtenir cent unités de la monnaie locale, le Sol Violette, il faut avant tout déposer cent euros dans le compte bancaire de la collectivité ou de l’association qui propose cette monnaie locale. Quels sont les avantages ? Premièrement, un point très important qui est que, quand on obtient cent unités de monnaie locale, cela veut dire qu’on retire cent unités en euros de la circulation monétaire immédiate même si, par la suite, cette somme peut être investie dans un fonds qui, par exemple, investit dans des entreprises locales. L’autre avantage, c’est d’avoir une sphère de circulation locale qu’on maîtrise, qui permet de faire des achats dans un certain périmètre territorial et, ce faisant, tout cela accélère théoriquement la circulation monétaire. Cela veut dire qu’une unité monétaire va être utilisée plus de fois sur le territoire en question ; et une unité monétaire qui circule plus vite, c’est comme si on avait plus d’unités monétaires et qu’on augmentait la masse monétaire temporairement sur un territoire donné. Cela permet de stimuler l’activité d’une manière qui peut être écologique et responsable, parce qu’on peut aussi cibler les emplois, les entreprises ou les commerces qui peuvent recevoir cette monnaie. On peut, par exemple, interdire que cette monnaie serve à financer des énergies fossiles, à financer de l’agriculture intensive non respectueuse de l’environnement et donc cela peut avoir un sens citoyen. Pour toutes ces raisons, les monnaies locales peuvent avoir un grand intérêt : elles peuvent accélérer la circulation monétaire sur un territoire et redonner du sens à l’utilisation collective de la monnaie. Mais il ne faut surtout pas se tromper et attendre d’elles ce qu’elles ne peuvent pas donner comme un grand plan de relance économique, un plan de réindustrialisation vert ou de décarbonation. Pour ce type-là de grands projets de reconstruction écologique, il faut faire intervenir des mécanismes nationaux et internationaux de création monétaire et d’investissement. Les monnaies locales ne peuvent pas faire augmenter la masse monétaire, et encore moins sans endettement. Or c’est cela que nous prônons pour la reconstruction écologique.

LVSL – Le coronavirus est une sorte de catalyseur pour le fameux moment Minsky où on se rend compte que les dettes des acteurs privés ne sont pas solvables, car la situation économique est atone. Les PME, les auto-entrepreneurs, les grandes entreprises sont en difficulté. Le virus a déclenché une crise financière et il précipite plusieurs pays européens dans la récession. On imagine la suite : les États sont contraints de faire de la relance budgétaire et de s’endetter, et il en découlera une cure de rigueur qui provoquera potentiellement une autre crise, à moins que des changements politiques institutionnels aient entretemps eu lieu. Êtes-vous d’accord avec ce constat et pensez-vous qu’il s’ensuivra un moment propice pour le thème de la création monétaire et pourquoi ?

N.D – D’une manière ou d’une autre, aujourd’hui ou demain, et le plus tôt sera le mieux, ma conviction personnelle est qu’on en viendra à un moment où des mécanismes de création monétaire libre et d’injections monétaires directement dans l’économie deviendront absolument incontournables. Ce sera le seul moyen de surmonter le piège intrinsèque au système monétaire actuel qui associe la création monétaire à la dette privée ou publique. À un moment, il faudra rompre ce cercle vicieux parce que les niveaux de dette seront trop importants et que cela étouffera l’économie. On se retrouve d’ores et déjà dans cette situation avec le Covid-19 où les chaînes de création de valeurs internationales se brisent, ce qui va entraîner des difficultés d’approvisionnement, des hausses de coût, et de nombreuses restructurations d’entreprises. On est aussi dans une séquence où il y a moins de fréquentations des lieux commerciaux, des lieux publics et des commerces ce qui va restreindre la marge financière d’un grand nombre d’entreprises ; et tout cela intervient dans une situation où la dette des entreprises au niveau mondial n’a jamais été aussi élevée, soit plus de 70 000 milliards de dollars de dette des entreprises privées uniquement (hors secteur financier).

Quand on fait intervenir un grave choc d’offre et de demande dans un tel contexte, cela entraînera inévitablement un grand nombre de faillites, des licenciements et donc des baisses de revenu. Est-ce qu’on va se diriger vers le chaos décrit dans votre question ? Je ne l’espère pas. Les États se montrent prêts à venir en aide aux entreprises et aux salariés. L’Italie a mis en place un dispositif pour suspendre temporairement le remboursement des dettes privées et notamment des crédits immobiliers. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup de choses à faire pour éviter la catastrophe. Au niveau budgétaire, au niveau monétaire, il y a des réponses possibles : des baisses d’impôt, des crédits d’impôt, des mécanismes de soutien aux entreprises, des mécanismes d’extension, de chômage partiel qui consistent à dire qu’au lieu de licencier les gens, la collectivité subventionne pendant un temps la baisse de la durée travaillée en échange du maintien du salaire et donc du maintien de la consommation et de l’emploi. On a aussi ce type de dispositifs en France, mais ils ne sont pas assez développés par rapport à l’Allemagne. Plusieurs économistes ont alerté sur ce point depuis des années. Ainsi, ce qu’on peut souhaiter, c’est que les États mettront en place l’ensemble de ces mécanismes sans regarder à la dépense. Peut-être même que, si on en arrive à ce type de mesures exceptionnelles pour lutter contre le coronavirus à une grande échelle, on acceptera ensuite de conserver des outils similaires pour financer la transition écologique et pour tout simplement développer un nouveau paradigme de politique économique, écologique et sociale, sur les plans budgétaire et monétaire notamment. En particulier, on devrait saisir l’opportunité des investissements nécessaires à faire pour la lutte contre le coronavirus, et pour la relance écologique de l’économie qui devrait ensuite intervenir pour annuler les dettes publiques détenues par les banques centrales de l’eurosystème, au moins à même hauteur que ces investissements.

 

 

Pour une Sécurité sociale de l’alimentation

La crise du COVID-19 et les réponses apportées par de nombreux gouvernements de la planète à cette dernière ouvrent des perspectives politiques importantes, notamment pour imaginer l’après-crise. « Penser l’après-COVID » suppose de proposer des projets de société mobilisateurs. La mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation en est un. L’idée est simple : il s’agit de verser, chaque mois, à chaque personne, une somme – 100€ dans notre scénario – exclusivement dédiée à l’alimentation. Ce projet permettrait de lutter efficacement contre la précarité alimentaire tout en dynamisant la transition écologique de notre agriculture, renforcerait notre souveraineté alimentaire tout en confortant la place de la France comme une grande nation de la gastronomie. Par Clara Souvy et Clément Coulet


« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »[1] Dans son adresse à la nation prononcée le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron, à rebours de la politique qu’il défend depuis le début de son mandat, semble soudainement se rappeler que notre modèle social est précieux, et ce, particulièrement en période de crise.

Imaginée lors d’une autre crise majeure – en pleine Seconde Guerre mondiale – la Sécurité sociale se révèle être aujourd’hui l’un des meilleurs remparts dans cette « guerre sanitaire ».  En effet, nos concitoyens victimes du virus bénéficient, grâce au système mis en place en sortie de guerre notamment par Ambroise Croizat, d’un accès gratuit aux soins. La situation est très différente dans d’autres pays où les logiques néolibérales se sont emparées d’un bien commun : la santé. C’est le cas des États-Unis où une femme, non-assurée – comme plus de 27 millions d’Américains – a reçu une facture des urgences d’un montant de 35 000 dollars après avoir été testée positive au Covid-19[2]. Plus globalement, c’est l’ensemble de notre modèle universel de protection sociale qui a été salué, début mars, par le New York Times comme le meilleur vaccin contre le Covid-19[3].

Un modèle imaginé lors d’une crise précédente se révèle donc être aujourd’hui un atout précieux que même Emmanuel Macron se met à défendre. Il poursuit ainsi son adresse : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle ». Ainsi, plus étonnant, le président de la République ne limite pas simplement son plaidoyer à la santé mais l’élargit également à « l’alimentation », dont nous devrions « reprendre le contrôle » et la « placer en dehors des lois du marché ». La Sécurité sociale a été pensée par le Conseil national de la Résistance (CNR) alors que la guerre n’était pas encore terminée. Aujourd’hui, la « guerre contre le coronavirus » est loin d’être achevée, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser les grands projets qui feront la société de demain. Ce projet solidaire sera une arme pour mener la plus importante des batailles : celle contre le réchauffement climatique et la pauvreté.

“En 1946, on a décrété la santé comme bien commun, en 2020, faisons de même pour l’alimentation.”

La proposition faite dans cet article est donc de reproduire le système de la Sécurité sociale de santé existant en créant « une Sécurité sociale alimentaire ». Cette proposition nous semble d’autant plus d’actualité que la crise sanitaire actuelle risque de déboucher sur une crise économique très violente, paupérisant encore davantage les populations et les rendant incapables de se nourrir convenablement. En 1946, on a décrété la santé comme bien commun ; en 2020, faisons de même pour l’alimentation.

La Sécurité sociale de l’alimentation : 100€ par mois et par personne pour se nourrir décemment.

Plusieurs collectifs défendent l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Le groupe Agricultures et Souveraineté Alimentaire (AgriSTA) de l’association Ingénieurs sans frontières propose ainsi un scénario de SSA à 150€ par mois et financé par cotisations. [4]. Le réseau Salariat animé notamment par l’économiste Bernard Friot travaille sur une proposition proche. [5] Cet article ne vise pas à critiquer les travaux de SSA proposés par ces collectifs mais bien d’enrichir le débat autour de cette idée ambitieuse. Il s’agit ici de proposer un scénario alternatif, davantage orienté vers une extension de l’Etat-Providence par l’alimentation, là où les projets cités précédemment vont au-delà en cherchant à construire un cadre permettant l’épanouissement d’une démocratie alimentaire.

Par ailleurs, de la même manière que la Sécurité sociale n’a pas empêché une certaine forme de privatisation de la santé et n’a pas permis de faire totalement disparaître les inégalités d’accès aux soins, une Sécurité sociale de l’alimentation ne résoudra pas toutes les difficultés et les enjeux qui se posent aujourd’hui au monde agricole. Il ne s’agit pas d’idéaliser la SSA comme une solution magique – d’autant plus que notre proposition demeure largement perfectible – et encore moins de mettre au placard toutes les autres propositions qui pourraient accélérer la transition écologique et sociale de notre modèle agricole et garantir un droit à l’alimentation à tous et toutes : revalorisation des métiers de l’agriculture, encadrement réglementaire de la filière pour une meilleure redistribution de la valeur ajoutée en faveur des producteurs, reconstruction de système alimentaires locaux, protectionnisme, soutien aux productions et à l’achat de produits bio, cantines gratuites…

Notre proposition de Sécurité sociale alimentaire consisterait en un versement mensuel – sur une « carte de sécurité sociale alimentaire » – de 100€. Ces derniers ne pourraient être dépensés qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Ces derniers  seraient sélectionnés à l’échelle nationale via des critères de conventionnement environnementaux et éthiques (production locale, bio, de saison, bien-être animal …). Universel, tous les citoyens bénéficieraient de cette allocation alimentaire. Néanmoins, dans une logique d’équité, il peut être envisageable de la moduler en fonction du lieu de vie. Ainsi, le prix moyen du panier sur les produits de consommation courante est 66 % plus élevé en outre-mer que dans l’Hexagone[6].

Exemple d’une « carte alimentaire » dans le cadre d’une Sécurité sociale alimentaire. © Anna Béaime

En outre, un bras de fer sera peut-être nécessaire avec l’Union européenne qui peut voir, à travers une telle mesure, une forme de distorsion de la concurrence. Si tel est le cas, il s’agira de désobéir à l’Union, la santé et l’environnement passant avant le respect de traités et de règlements au service d’une concurrence toujours plus accrue entre les peuples et les territoires.

Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards d’euros[7] – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale[8]. A l’image de la Sécurité sociale aujourd’hui, son financement serait multiple. Une part d’abord proviendrait d’une « cotisation sociale alimentaire » prélevée et redistribuée de façon similaire à celle de l’assurance maladie. Une cotisation de 5% sur les revenus mixtes et salaires constants pourrait financer plus de la moitié du dispositif. Il peut aussi être envisagé, à partir de 2024, de rediriger les recettes de la CRDS vers le financement de la SSA. En effet, à cette date, la CADES aura terminé de rembourser sa dette et ce seront ainsi 9 milliards d’euros par an qui seront disponibles, soit environ 11% du budget prévu de la SSA[9].

“Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale.”

Le reste serait financé par l’État qui augmenterait la fiscalité de ceux qui peuvent payer, c’est-à-dire les plus riches en taxant davantage les revenus du capital. Rappelons, sur la base des travaux de Thomas Piketty, que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était, aux États-Unis et au Royaume-Uni, en sortie de Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, à plus de 90%[11]. Le taux marginal de l’impôt sur les successions atteignait, lui, près de 80% dans ces deux pays[12].  En sortie de guerre, les plus riches de ces pays payaient ainsi beaucoup plus d’impôts. Aujourd’hui, face à la crise sanitaire que traverse notre pays, Emmanuel Macron a appelé à l’union et à la solidarité nationale. Ainsi, en sortie de crise sanitaire, un acte fort serait de faire contribuer les « premiers de cordée » en revenant – a minima – sur les mesures accordées depuis le début du quinquennat aux 1% les plus riches. Plus largement, il s’agit de taxer davantage le capital à l’heure où la France est le pays européen qui verse le plus de dividendes : 51 milliards d’euros en 2018 soit une augmentation de 2% par rapport à l’année précédente.[13]

Enfin, une lutte accrue devra être menée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, notamment celles organisées par des multinationales de la restauration rapide comme McDonald’s. Ces firmes se soustraient en effet à l’impôt en bénéficiant d’un droit européen très accommodant. Ainsi, le géant américain du big mac est accusé d’avoir échappé à plus de 700 millions d’euros d’impôts en France entre 2009 et 2013[14].

La Sécurité sociale alimentaire : une idée simple au service du droit à l’alimentation

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Le Déjeuner des canotiers – Pierre-Auguste Renoir – 1880-1881

L’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation viserait à garantir un « droit à l’alimentation ». Le droit à l’alimentation est issu du droit international et notamment de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 pour qui tout individu a le droit à « un niveau de vie suffisant […] notamment pour l’alimentation ». Mais c’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 qui le consacre à travers son article 11[15]. Néanmoins, comme le souligne Dominique Paturel de l’INRA Montpellier, malgré le fait que la France soit signataire de ce pacte, elle ne garantit pas le droit à l’alimentation. En effet, selon elle, la France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part »[16]. Ainsi, le projet de SSA vise bel et bien à instaurer un droit à l’alimentation puisqu’il s’inscrit dans cette démarche d’accès autonome et non pas simplement d’assistance. La FAO a d’ailleurs classé la France dans la catégorie des pays « moyens » en ce qui concerne le degré de protection constitutionnelle du droit à l’alimentation[17]. Actuellement, le droit à l’alimentation n’est pas cité dans la constitution française. Ainsi, une reconnaissance constitutionnelle de ce droit serait un acte symbolique fort accompagnant la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

“La France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part » D. Paturel.”

Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que la politique publique d’aide alimentaire en France repose essentiellement sur des associations et des bénévoles. L’État fuit sa responsabilité dans ce domaine dont dépend une part croissante de la population. La déclaration du secrétaire d’État Gabriel Attal en octobre 2019 lors d’une commission parlementaire où il se félicite que l’action des Restos du Cœur soit « des coûts évités pour l’État »[18] illustre parfaitement cela.

La Sécurité sociale de l’alimentation : une mesure d’écologie populaire « pour les champs et pour les gens »

Chute dramatique de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution des eaux, importantes émissions de gaz à effets de serre… Notre système agricole doit, de toute urgence, mener sa transition écologique. Le projet de sécurité sociale de l’alimentation serait un puissant outil y contribuant. En effet, la somme distribuée ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de la restauration conventionnées. Ces derniers pourront donc être choisis en fonction de critères écologiques : faible utilisation de pesticides, gestion économe de l’eau, bien-être animal… Ainsi, c’est l’ensemble de notre agriculture qui serait très fortement incitée à rompre avec un modèle intensif et productiviste.

Par ailleurs, une telle mesure permettrait de soulager un monde agricole en grande difficulté : 1 agriculteur sur 4 vivait en 2017 sous le seuil de pauvreté[19] et le risque de se suicider y était de 12% plus élevé que dans le reste de la population[20].

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Vélo de course Peugeot devant une botte de foin. ©JPC24M

Ce système de SSA favoriserait de plus une relocalisation de notre agriculture. Depuis 2000, dopées notamment par la signature d’accords de libre-échange, les importations de produits agricoles et alimentaires ont augmenté en France de 87%[21]. Aujourd’hui, un fruit et légume sur deux consommé dans notre pays est d’origine étrangère contre 44% en 2000. Par ailleurs, entre 10% et 25% des produits importés en France ne respecteraient pas les normes minimales imposées, exerçant donc une concurrence déloyale vis-à-vis des agriculteurs français et mettant en danger la sécurité sanitaire de nos concitoyens[22]. Or, la proximité entre lieux de production et bassins de consommation pourrait être un critère de conventionnement. Il est à noter que, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, les enseignes de grande distribution se sont engagées, à se fournir, pour les fruits et légumes, seulement auprès de producteurs français[23]. Outre l’importance écologique, la relocalisation de notre agriculture s’avère aussi être vitale afin de renforcer la souveraineté alimentaire de notre pays et accroître la résilience de nos territoires face aux crises.

Si la SSA dynamiserait la transition écologique de notre agriculture, elle n’en demeure pas moins avant tout une mesure de justice sociale et de santé publique, les deux étant fortement liées. La SSA constituerait un moyen de lutte contre la malbouffe et les produits ultra-transformés issus de l’agro-industrie et vecteurs de nombreuses pathologies. Comme le rappelle Mathieu Dalmais, « actuellement la majorité de la population sait ce que bien manger veut dire. Manger sainement, de manière équilibrée. » Ce qui fait défaut, c’est le choix laissé aux populations pour manger. Il met en avant le fait que « ce projet n’a pas de visée hygiéniste. Aujourd’hui environ 40% de la population française n’a pas le choix de son alimentation, 20% des ménages est en situation d’alimentation de contrainte, ils sont dépendants d’un point de vue budgétaire de produits de basse qualité ». Il existe en France ce que AgriSTA appelle « un apartheid alimentaire » avec d’un côté, ceux qui peuvent se permettre d’acheter des produits de qualité, et ceux qui ne le peuvent pas.

“Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.”

L’alimentation représente en effet une variable d’ajustement dans le budget des ménages les plus pauvres. Pour faire face aux dépenses contraintes comme l’énergie ou le logement, les Français se voient dans l’obligation de rogner de plus en plus sur le budget consacré à l’alimentation tant quantitativement (portions réduites, saut de repas…) que qualitativement (moins de produits frais, moins de diversité…). Ainsi, en 2018, 21% des Français déclarent avoir eu des difficultés à se procurer une alimentation saine pour assurer trois repas par jour[24]. Entre 2009 et 2017, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a ainsi plus que doublé passant de 2,6 millions de bénéficiaires à 5,5 millions. Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.[25]

Cette précarité alimentaire se traduit par l’incapacité pour des millions de Français de se nourrir avec des produits de qualité tant gustativement que sanitairement. L’obésité est ainsi très marquée socialement. En France, les obèses sont quatre fois plus nombreux chez les enfants d’ouvriers que de cadres[26].  Avec un faible pouvoir d’achat, les ménages les plus modestes ont tendance à se tourner vers des aliments à haute teneur calorique. L’alimentation est perçue comme un des rares moyens de se faire plaisir et de faire plaisir à ses enfants, le choix de la junk food est alors favorisé car moins cher et apportant une satisfaction directe. « Une personne accaparée par les difficultés du quotidien aurait peu de place pour gérer ses choix alimentaires et un accès plus difficile à une alimentation saine et variée », explique Anne-Juliette Serry, responsable de l’unité nutrition à Santé Publique France[27]. Les régions les plus touchées par l’obésité sont celles qui sont aussi les plus meurtries économiquement : avec 25,4% de la population en surpoids dans le département du Nord contre 10,7% à Paris. Par ailleurs la Direction Générale du Trésor, chiffrait, en 2012, le coût de la surcharge pondérale à 20 milliards d’euros.[28]

La Sécurité sociale alimentaire : pour faire de la France une grande Nation de gastronomie

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bourguignon_-_Carte_gastronomique_de_la_France_1929.png?uselang=fr
Carte gastronomique de la France – Alain Bourguignon – 1929 – BNF

Enfin, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation serait aussi une mesure culturelle forte de promotion de notre patrimoine alimentaire. Du cassoulet à la bouillabaisse, des bouchons lyonnais à la fondue savoyarde, des galettes bretonnes à la choucroute, notre pays bénéficie d’une cuisine extrêmement diversifiée et qui s’enrichit par l’influence de cuisines étrangères. Nous comptons en France plus de 100 AOP, preuve du savoir-faire et de l’excellence de notre terroir. Néanmoins, acheter de tels produits est de plus en plus inaccessible pour une majorité de Français. Manger à des tables étoilées l’est davantage. Une SSA permettrait donc de démocratiser notre patrimoine alimentaire et le rendre accessible à tous. Pour que la France soit à la hauteur de sa réputation, il ne faut pas que sa gastronomie soit réservée à une élite, aux plus riches, mais bel et bien à la population tout entière.

“Ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français ».”

En 2010 l’Unesco a d’ailleurs inscrit le repas gastronomique français sur la liste du patrimoine culturel immatériel. Néanmoins, ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français »[29]. Avec 2 heures et 11 minutes par jour, nous sommes le pays qui passe le plus de temps à table selon l’OCDE[30]. Nous possédons une culture du repas qui est chez nous un véritable rituel social institutionnalisé et partagé en famille, entre amis et entre collègues. Ainsi, une enquête de 2019 montre que pour 65% des Français le repas partagé à table est « essentiel » et 97% des Français pensent que notre cuisine est un facteur de rayonnement de notre pays[31]. Une autre enquête affirme que pour 98,7% des Français le repas est un élément de notre patrimoine culturel et de notre identité qu’il faut sauvegarder et transmettre aux générations futures.[32]

Ces dernières années, la question de la sécurité était surtout considérée sous le prisme de la délinquance et du terrorisme. L’actualité est venue nous rappeler brutalement que la sécurité est aussi et surtout une question de santé. Ainsi, l’état d’urgence est devenu sanitaire. Néanmoins, cela ne doit pas nous faire oublier un autre élément essentiel de la sécurité, si ce n’est le plus important. Un élément situé à la base de la pyramide de Maslow : la sécurité alimentaire. Puisqu’elle est essentielle, rendons là alors sociale, faisons une sécurité sociale alimentaire.

 

[1] Emmanuel Macron, Adresse aux Français, 12 mars 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[2] The Time, “Total Cost of Her COVID-19 Treatment : $34 927.43”, Abigail Abrams, 19 mars 2020, https://time.com/5806312/coronavirus-treatment-cost/

[3] The New York Times, “Paid to Stay Home: Europe’s Safety Net Could Ease Toll of Coronavirus”, Liz Alderman, 6 mars 2020, https://www.nytimes.com/2020/03/06/business/europe-coronavirus-labor-help.html

[4] Ingénieur Sans Frontière – Agrista, « Pour une sécurité sociale alimentaire », 24/06/2019, https://www.isf-france.org/sites/default/files/2019.06.25_pour_une_securite_sociale_alimentaire_0.pdf

[5] Là-bas si j’y suis, « Bernard Friot : Pour une Sécurité Sociale de l’alimentation », 15 avril 2019, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/bernard-friot-pour-une-securite-sociale-de-l-alimentation

[6] France info – Outre-mer, « Faire ses courses en Outre-mer coûte en moyenne 66% plus cher », 22 février 2019, https://la1ere.francetvinfo.fr/faire-ses-courses-outre-mer-coute-moyenne-66-plus-cher-682927.html

[7] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[8] Direction de la Sécurité sociale, « Les chiffres clef de la sécurité sociale 2018 », édition 2019, page 12, https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/DSS/2019/CHIFFRES%20CLES%202019.pdf

[9] La contribution sociale pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est un impôt créé en 1996 dans le but de résorber l’endettement de la Sécurité sociale qui a été transféré au sein de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). En 2018, Jean-Louis Rey, alors président de la CADES, estimait que la dette qui a été transférée dans cette caisse aura été totalement remboursée en 2024.

[10] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[11] Le Monde, « De l’inégalité en Amérique », Le blog de Thomas Piketty, 18 février 2016, https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2016/02/18/de-linegalite-en-amerique/

[12] Ibid.

[13] Le Figaro, « En 2018, les dividendes versées par les sociétés du CAC40 ont atteint un record », 20 juin 2019, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-2018-les-dividendes-verses-par-les-societes-du-cac-40-ont-atteint-un-record-20190620

[14] Le Figaro, « McDonald’s accusé de grande évasion fiscale en Europe », Mathilde Golla, 26 février 2015, https://www.lefigaro.fr/societes/2015/02/26/20005-20150226ARTFIG00041-mcdonald-s-accuse-d-avoir-prive-l-europe-d-un-milliard-d-euros-de-recettes-fiscales.php

[15] HCDH, « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », 3 janvier 1976, article 11, https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx

[16] Dominique Paturel, « Le droit à l’alimentation, un droit en friche », Chaire UNESCO, Alimentations du monde, juin 2019, https://www.chaireunesco-adm.com/Le-droit-a-l-alimentation-un-droit-en-friche

[17] Flore Del Corso, Dominique Paturel, « Droit à l’alimentation », 2013, http://www1.montpellier.inra.fr/aide-alimentaire/images/Droit_a_lalimentation/Le_droit_a_l_alimentation_notions_generales.pdf

[18] HuffingtonPost.fr « Gabriel Attal voit dans les Restos du cœur des « coûts évités » à l’État », Pierre Tremblay, 31 octobre 2019, https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gabriel-attal-les-restos-du-coeur-sont-des-couts-evites-par-letat_fr_5dbae014e4b0bb1ea375e918

[19] INSEE, « Les niveaux de vie en 2015 », n°1665, septembre 2017, http://www.lafranceagricole.fr/r/Publie/FA/p1/Infographies/Web/2017-09-14/insee%202015.pdf

[20] Le Figaro, « Agriculture, élevage : les chiffres d’une « surmortalité par suicide », 18 septembre 2019, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/agriculture-elevage-les-chiffres-d-une-surmortalite-par-suicide-20190918

[21] Sénat, « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps ? », rapport d’information n°528 de M. Laurent Duplomb, 28 mai 2019,  http://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-528_mono.html#toc43

[22] Ibid.

[23] Les Echos, « Les supermarchés basculent vers 100% de fruits et légumes français », Philippe Bertrand, 24 mars 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/les-supermarches-basculent-vers-100-de-fruits-et-legumes-francais-1188359

[24] « Baromètre Ipsos – SPF 2018, une intensification de la pauvreté », Fabienne Chiche, 11 septembre 2018, https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[25] Sénat, « Aide alimentaire : un dispositif vital, un financement menacé ? un modèle associatif fondé sur le bénévolat à préserver », rapport d’information n°34 de MM Arnaud Bazin et Eric Bocquet, déposé le 10 octobre 2018, http://www.senat.fr/rap/r18-034/r18-034_mono.html#toc59

[26] Le Monde, « L’obésité, maladie de pauvres », Pascale Santi, 13 juin 2017, https://www.lemonde.fr/sante/article/2017/06/13/la-pauvrete-un-facteur-aggravant-de-l-obesite_5143425_1651302.html

[27] Ibid.

[28] Direction Générale du Trésor, « Trésor-Eco n°179 – Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter », 6 septembre 2016, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2016/09/06/tresor-eco-n-179-obesite-quelles-consequences-pour-l-economie-et-comment-les-limiter

[29] Site officiel dédié au repas gastronomique français à l’UNESCO https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/quest-ce-que-le-rgf/le-repas-gastronomique-des-francais-au-pci/le-rgf-a-lunesco/

[30] OCDE, « Time spent eating & drinking », 2015,  http://www.oecd.org/gender/balancing-paid-work-unpaid-work-and-leisure.htm

[31] CSA Research pour La Table Française, « Intérêt porté par les Français à la gastronomie française », Emilie Chignier, Marion Dubois, https://www.gni-hcr.fr/IMG/pdf/sondage_-_table_franc_aise_janvier_2019_compressed_compressed.pdf

[32] UNESCO, « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel », Dossier de candidature n°00437 pour l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel, https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/wp-content/uploads/2017/12/RGDFNairobi.pdf

Frédéric Keck : « Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau »

@Jérôme Bonnet/Modds

Si les événements de ces dernières semaines ont surpris beaucoup de nos concitoyens, Frédéric Keck est peut-être l’une des rares personnes qui s’y attendaient ou qui s’y préparaient. Philosophe et anthropologue, spécialiste de l’étude des crises sanitaires liées aux maladies animales, le directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale devait sortir ce printemps chez Zones Sensibles son nouveau livre Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine. En attendant que la levée du confinement nous permette de nous procurer son livre, il fait le point dans cet entretien sur ce que dix ans d’observation ethnographique des « sentinelles » asiatiques – Hong-Kong, Singapour et Taïwan – lui ont appris de la préparation des pandémies. Surtout, il s’attarde sur l’échec de l’anticipation européenne, sur ses causes profondes dans l’histoire des guerres mondiales et, de l’Affaire Dreyfus au socialisme jaurésien, sur les ressources insoupçonnées qu’il nous faudra investir pour anticiper les prochaines crises, qui ne manqueront pas d’arriver du fait des transformations écologiques signalées par les émergences virales. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : L’OMS annonce depuis des décennies l’advenue imminente d’une pandémie mondiale meurtrière, nous y sommes. L’ampleur des désordres est inédite tout comme le sont les mesures prises pour y faire face. Peut-on dire que nous sommes en guerre ?

Frédéric Keck : Je crois qu’il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre à un virus pandémique. Les discours du président de la République les 12 et 16 mars ont eu de l’efficacité pour imposer des mesures de confinement inédites parce qu’ils déclaraient la guerre sans désigner un ennemi derrière une frontière. La « drôle de guerre » dans laquelle nous sommes entrés alterne entre l’attente pour le plus grand nombre et la Blitzkrieg pour ceux qui en sont les victimes. Surtout, nous ne savons pas qui est l’ennemi, parce qu’il est invisible et qu’il circule parmi nous depuis des semaines. En ce sens, la guerre aux pandémies ressemble à la guerre globale contre le terrorisme, parce qu’elle pousse jusqu’à ses conséquences ultimes son dispositif.

MLB : La guerre dont parle le président de la République récapitule donc tout l’imaginaire guerrier français depuis la Première guerre mondiale ?

FK : Il faut comprendre ce que signifie déclarer la guerre avant d’analyser à qui on la déclare, car la déclaration de guerre mobilise un imaginaire très puissant et très archaïque. Bergson analyse dans Les deux sources de la morale et de la religion l’effet qu’a eu sur lui la déclaration de guerre de 1914, en la comparant au récit de William James sur le tremblement de terre de San Francisco, qu’il disait ressentir comme une personnalité familière, et aux rituels par lesquels les chasseurs des sociétés sauvages invoquent l’esprit de leurs proies pour qu’elles consentent à être tuées. Lorsque j’analyse les technologies par lesquelles nous nous préparons à des catastrophes comme des pandémies, des tremblements de terre, des ouragans, des attaques terroristes, je note la même utilisation des compétences qui étaient celles des sociétés de chasseurs. Dans les sociétés de chasseurs, en effet, la guerre est un état permanent, toute relation sociale est potentiellement une relation guerrière entre proie et prédateur.

Plus largement, je suis frappé par les analogies entre la situation que nous vivons et celle de 1914, peut-être sous l’influence des virologues qui parlent du caractère cyclique des pandémies venues de Chine : 1918, 1957, 1968. De même, la période 1871-1945 était un cycle de guerres mondiales qui partaient de l’Allemagne – et peut-être même faut-il remonter à la Révolution Française qui a rendu manifeste la tension entre la « civilisation » française et la « culture » allemande.  En 1914 la France déclarait la guerre à l’Allemagne pour prendre sa revanche sur la nation industrialisée qui l’avait défiée et humiliée en 1871, parce que l’Allemagne était alors la seule nation à s’être construite non sur l’universalité du discours ou l’efficacité de l’échange mais sur la puissance technologique. Alors que les scientifiques travaillaient jusque là des deux côtés du Rhin dans une simple atmosphère normale de rivalité, comme Pasteur et Koch par exemple, il fallait, pour déclarer l’Allemand ennemi, le naturaliser comme Boche, un peu comme lorsque Trump parle du « virus chinois ». Surtout, les nations européennes sont entrées dans la guerre comme des « somnambules », pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Clark [1], en sachant qu’elles mettaient fin à la « Belle Epoque » où les grandes capitales européennes pouvaient rivaliser dans le luxe capitaliste et la conquête du monde. Elles ne savaient pas combien de temps la guerre allait durer parce que les armes qui servaient au début de la guerre devaient sans cesse être améliorées et remplacées. De même, nous entrons dans une nouvelle période avec ces techniques de confinement, de surveillance, de dépistage, de réanimation dont nous ne savons pas comment elles vont mettre fin à la pandémie, mais dont nous savons déjà qu’elles ont modifié en profondeur nos existences. Nous savons aussi que nous ne retrouverons plus l’innocence du temps où nous pouvions prendre l’avion avec un billet acheté d’un clic pour aller au bout du monde.

MLB : En quel sens vivons-nous à notre tour la fin d’une « Belle Époque » ?

FK : La période qui s’achève peut être repérée par les bornes 1976-2019 pour continuer le parallèle avec la période 1871-1914. 1976, c’est l’apparition d’Ebola en Afrique centrale et le prix Nobel de médecine donné à Carlton Gajdusek pour ses recherches sur le kuru qui serviront à comprendre la transmission zoonotique du prion causant la « maladie de la vache folle ». Il s’agit d’un des rares prix Nobel attribués à des recherches sur les maladies infectieuses émergentes, car la communauté scientifique pensait alors que les maladies infectieuses appartenaient au passé après l’éradication de la variole. 1976, c’est aussi la fin de la guerre du Vietnam, marquée par le fiasco de la grippe porcine : désireux de reprendre le contrôle sur leur territoire, les gouvernement américain vaccine 10% de la population contre un virus H1N1 proche de la grippe espagnole de 1918, qui s’était probablement échappé d’un laboratoire soviétique, mais doit arrêter parce qu’un grand nombre de syndromes de Guillain-Barré se déclarent après la vaccination. 1976, c’est aussi la mort de Mao Zedong et l’avènement de Deng Xiaoping, qui comprend que l’accomplissement du projet maoïste de mettre fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par l’Occident ne peut se faire qu’en adoptant les technologies occidentales de développement. Il est étonnant de noter que 1976, c’est aussi l’année où Michel Foucault fait un cours sur la biopolitique qui marque une rupture dans son œuvre en lançant des formules prémonitoires, mais qui manque ce qui se passe en Asie et en Afrique parce qu’il reste focalisé sur les transformations de la sécurité sociale en Europe et aux États-Unis.

Pendant toute cette période qui va de 1976 à 2019, les virologues ont construit un scénario selon lequel les transformations que l’espèce humaine impose à son environnement (élevage industriel, urbanisation, construction d’infrastructures de transport, déforestation, changement climatique…) multiplient les chances de contacts entre les humains et les animaux sauvages porteurs de nouveaux pathogènes, et la transmission très rapide de ces pathogènes sur toute la planète. Ce scénario, dont les deux grands penseurs sont l’Australien d’origine britannique Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos [2], est actualisé par la construction de laboratoires permettant de surveiller les mutations des virus à travers le monde, comme ceux que Kennedy Shortridge et Robert Webster, deux élèves de Burnet, construisent à Hong Kong et Memphis. Il est confirmé par une série d’émergences virales : la grippe aviaire H5N1 en 1997, le SRAS-Cov en 2003, la grippe porcine H1N1 en 2009, le MERS-Cov en Arabie Saoudite en 2012, enfin le SRAS-Cov2 en 2019. L’analogie avec 1914 fonctionne là aussi : il y a eu de multiples événements entre 1871 et 1914 qui annonçaient la conflagration européenne puis mondiale, mais seule la déclaration de guerre montrait qu’on basculait vraiment dans une nouvelle réalité. La différence majeure entre 1914 et aujourd’hui, finalement, c’est que l’Europe n’est plus le centre du monde mais la périphérie, et que la conflagration se joue surtout entre la Chine et les États-Unis qui sont les deux puissances mondiales depuis la fin de la guerre froide – dont 1976 pourrait être une des dates.

« Nous menons une guerre avec des armes venues d’un autre temps. »

MLB : Peut-on dire que la Chine et les États-Unis ont davantage anticipé et préparé la pandémie que l’Europe ?

FK : Je crois en effet que notre difficulté à comprendre la guerre qui est devant nous vient du fait que nous la faisons avec des technologies et des armes qui viennent d’un autre temps. Pendant un siècle, les gouvernements de l’Europe ont pacifié le continent et conquis le reste du monde en s’appuyant sur des techniques de prévention des maladies qui leur permettaient de calculer les risques sur leur territoire par des savoirs statistiques et de mutualiser ces risques dans leurs populations par des techniques d’assurance. C’est le fondement de la sécurité sociale, qui est formalisée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale mais qui est construite dès les premières techniques juridiques de compensation pour les accidents industriels un siècle plus tôt. C’est ce que François Ewald [3] a décrit comme l’histoire « l’État-providence », qui s’interrompait selon lui dans les années 1970 du fait de la privatisation des assurances, et Jean-Baptiste Fressoz [4] comme l’histoire de « l’apocalypse joyeuse », où les sociétés européennes entraient dans la catastrophe écologique avec le coussin amortisseur du calcul des risques.

Or je soutiens que d’autres techniques d’anticipation du futur se sont construites en parallèle, qui sont des techniques de préparation aux catastrophes consistant à imaginer l’événement catastrophique peu probable comme s’il était déjà réalisé de façon à en limiter les dégâts. Mes collègues américains – Paul Rabinow, Andrew Lakoff, Stephen Collier [5] – datent ces techniques de la fin de la Seconde Guerre Mondiale avec l’anticipation par le gouvernement américain d’une attaque nucléaire par les Soviétiques. Je fais l’hypothèse que ces techniques étaient déjà disponibles à la fin du dix-neuvième siècle en Europe à travers la préparation à la guerre mondiale et à la grève générale. Ce qui est certain, c’est que ces techniques sont transférées après la guerre froide à la gestion des épidémies et des catastrophes naturelles. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer trois techniques de préparation aux catastrophes – ce que j’appelle les trois S, qui sont en fait redoublés : les Sentinelles, qui envoient des Signaux d’alerte précoce, les Simulations, qui mettent en scène des Scénarios du pire cas, et le Stockage de biens prioritaires, qui se distingue du Stockage ordinaire (en anglais : stockpiling et storage). Toutes les discussions sur la préparation portent sur le bon usage de ces techniques, c’est-à-dire leur bonne distribution dans la société de façon à préparer les populations aux catastrophes à venir.

MLB : Pourtant l’Europe a semblé aller plus loin que la prévention avec le fameux principe de précaution…

FK : Le principe de précaution, qui a émergé en Allemagne dans les années 1970 pour justifier l’opposition à l’industrie nucléaire, a servi aux sociétés européennes – et notamment la France, qui l’a inscrit dans sa Constitution en 2005 – à passer graduellement de la prévention à la préparation, un peu comme un coussin amortisseur lui permettant d’éviter un basculement intellectuel et technologique trop violent. Le principe de précaution implique en effet, face à une menace diffuse et nouvelle, de maximiser les risques pour justifier une intervention massive qui, rétrospectivement, fera apparaître le risque comme faible. D’où les controverses infinies et indécidables sur le principe de précaution : en fait-on trop ou pas assez ? Le principe de précaution est infalsifiable puisque de toutes façons les gouvernements préfèrent en faire trop pour annuler la possibilité même de montrer qu’ils auraient pu faire autrement. C’est ce qui a été fait avec l’abattage massif des bovins soupçonnés de porter la maladie de la vache folle en 1996, avec l’abattage des volailles contre la grippe aviaire en 2005, avec la commande massive de vaccins contre la grippe porcine en 2009. Quand il a dû justifier le confinement face aux nouvelles menaces du Covid-19, le président de la République a créé un comité d’experts ad hoc pour justifier, sur la base de modèles épidémiologiques construits à l’Imperial College de Londres, que cette mesure éviterait des centaines de milliers de morts. Contrairement à ce qu’espéraient les sociologues des sciences [6], le principe de précaution n’est pas devenu le moteur d’une participation de la société civile à l’expertise scientifique, mais d’une instrumentalisation de l’expertise scientifique par le pouvoir politique pour justifier une nouvelle forme de souveraineté dans les sociétés néo-libérales.

MLB : À l’inverse, les pays asiatiques ont considérablement investi dans les techniques de préparation, notamment à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003.

FK : En effet la préparation a été mieux comprise en Asie qu’en Europe et aux États-Unis, et les sociétés asiatiques ont même retourné les technologies conçues en Occident pour mettre fin à l’humiliation occidentale qu’elles perçoivent depuis deux siècles. C’est peut-être conjoncturel, puisque la crise du SRAS en 2003 a permis à ces sociétés de se préparer à l’émergence d’une nouvelle souche virale venue des animaux, comme l’a fait la Chine en inaugurant en 2017 un laboratoire de biosécurité P4 construit avec le soutien des Français, le seul laboratoire de ce type en Asie, qui fait de Wuhan une sentinelle des pandémies au centre de la Chine en rivalité avec Hong Kong sur ses frontières. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé ayant joué un rôle central depuis 2003 dans la mise en concurrence des sentinelles des pandémies, la Chine a compris dès le Règlement Sanitaire International de 2005 qu’il fallait qu’elle contrôle ce jeu. Elle a donc fait élire Margaret Chan directrice de l’OMS en 2006, après qu’elle ait géré les crises de grippe aviaire et de SRAS à Hong Kong entre 1997 et 2003, puis Tedros Adhanom Ghebreyesus en 2017, du fait des bonnes relations entre la Chine et l’Ethiopie. Résultat, la Chine a aussi poussé l’OMS à donner à la nouvelle maladie le nom le plus neutre possible – Covid-19 – de façon à faire oublier son origine chinoise, alors que les scientifiques du Centre for Disease Control aux États-Unis ont imposé de parler de SRAS-Cov2 pour rappeler les ressemblances entre cette maladie et celle qui a fait trembler l’Asie en 2003 en se diffusant également à Toronto. J’ai parlé de « classement de Wuhan » pour décrire la façon dont l’OMS compare les performances des Etats européens face au Covid-19 en m’inspirant du « classement de Shanghai » par lequel les autorités européennes notent les performances de leurs universités à partir d’indicateurs fictifs construits par la bureaucratie chinoise.

« Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation. »

MLB : Vos travaux montrent aussi que la tendance à la préparation à l’émergence de pathogènes d’origine animale, comme les virus de grippe aviaire et les coronavirus de chauve-souris, n’est pas seulement conjoncturelle mais aussi structurelle.

FK : Le principe de précaution est profondément enraciné dans ce que Philippe Descola appelle l’ontologie naturaliste, qu’on trouve dans l’Occident moderne et qui repose sur une coupure entre les humains, dotés d’âmes et d’intentions, et les non-humains, conçus comme des étendues de matière inanimée. C’est ce qui justifie que l’on puisse abattre des millions de bovins ou de volailles pour éviter la transmission d’un pathogène qui infecterait les humains : les bovins et les volailles malades sont considérées comme des marchandises défectueuses bonnes pour la casse ou l’équarrissage. La préparation implique davantage une ontologie que Descola qualifie d’animiste : il faut prêter une intention aux virus pour pouvoir suivre leurs mutations à travers le réservoir animal, ce qui conduit à donner un sens aux discours apparemment new age selon lesquels « la nature se venge ». Chaque transformation que l’espèce humaine impose à son environnement est suivie d’une maladie animale qui signale cette transformation, et il faut que les humains entendent ces signaux d’alerte envoyés par les animaux. J’ai été très frappé, dans les entretiens que j’ai mené avec des citoyens chinois ordinaires, de voir que ce discours de la vengeance de la nature était parfaitement compris et qu’il n’était nullement incompatible avec une compréhension scientifique des mécanismes de mutation et de sélection des virus, ce qui vient peut-être de l’introduction importante de la biologie darwinienne dans la Chine républicaine des années 1920, mais aussi de ses affinités avec une conception cyclique de la nature que l’on trouve dans le Classique des mutations (Yi jing).

J’ai voulu tester cette hypothèse d’une meilleure prise de la préparation dans la cosmologie chinoise en regardant comment une pratique occidentale, le birdwatching ou l’ornithologie, était appropriée en Chine. Cela commence avec les premiers observateurs européens comme Robert Swinhoe ou Armand David au XIXe siècle, puis les sociétés d’ornithologues souvent pilotées dans les années 1950 par des militaires anglais ou américains à Hong Kong et Taïwan, puis des sociétés beaucoup plus sinisées dans les années 1990 avec un idéal de « science citoyenne » mais aussi une aspiration à la rencontre avec un oiseau dans son environnement naturel qui permet de le regarder « les yeux dans les yeux », et enfin l’enrôlement de ces sociétés dans la préparation à la grippe aviaire par la collecte d’échantillons pour les analyses en laboratoires. On pourrait faire le même type d’analyse pour les sociétés d’observateurs des chauves-souris, qui sont de plus en plus nombreuses en Europe et en Asie. Comme les ornithologues se présentent souvent comme des chasseurs repentants (sinon eux-mêmes, du moins la filiation intellectuelle dans laquelle ils s’inscrivent), on retrouve chez eux cette passion des « chasseurs de virus » pour la possibilité de suivre les animaux dans leur environnement sauvage, et à la limite de s’identifier à eux par les pathogènes que nous partageons en commun.

MLB : In fine, la Chine a réussi à gérer son épidémie et, écrivez-vous, elle met désormais au défi le reste du monde. Les économies occidentales sont à l’arrêt et reproduisent le confinement de Wuhan, qui est lui-même, bien que la plupart des commentateurs en Europe l’ignorent, inspiré de celui du Vietnam en 2003. L’Italie et la Slovénie se tournent vers la Chine plutôt que vers l’Union Européenne et la France instaure avec elle un pont aérien pour obtenir le matériel dont elle manque cruellement… La Chine s’impose sous nos yeux comme la première puissance mondiale.

FK : Nous entrons en effet dans une nouvelle ère du capitalisme marquée par la prééminence chinoise, qui était décrite depuis trente ans comme une « puissance émergente » mais qui apparaît à présent comme un leader mondial, capable de maîtriser une épidémie sur son territoire – l’ironie étant que depuis trente ans, ce discours s’accompagne du discours inverse sur la Chine comme réservoir de maladies infectieuses émergentes, comme la face obscure ou la part maudite de la puissance économique –  mais aussi d’aider le reste du monde à la contrôler par l’envoi massif de masques, de produits pharmaceutiques, de réactifs pour les tests de dépistage fabriqués sur son territoire. A ce titre, la Chine de Deng Xiaoping a réussi son pari de faire de la rétrocession de Hong Kong en 1997 le signe d’une nouvelle ère mettant fin à deux siècles d’humiliation coloniale qui ont permis aux Britanniques, par les guerres de l’opium en 1840, et aux Français, lors du sac du palais d’Été en 1860, de contrôler l’économie chinoise. Selon ce récit traumatique, qui justifie les pires errements de l’ère maoïste, il a fallu trente ans d’isolement de la Chine du reste du monde pour construire une population forte et unifiée capable d’absorber les outils technologiques de l’Occident, alors que ceux-ci avaient divisé la population entre la majorité paysanne et les élites urbaines pendant la période républicaine. La Chine moderne s’est toujours définie par sa capacité à maîtriser les épidémies, pour répondre aux défaillances de la Chine impériale qui n’avait pas su le faire, ce qui, dans la conception chinoise du « mandat céleste » (geming, qui signifie aussi « révolution »), est le signe de la nécessité de changer de régime. Sun Yat-Sen, le premier président de la Chine républicaine en 1911, avait fait des études de médecine à l’Université de Hong Kong et Mao Zedong, fondateur de la République Populaire de Chine en 1949, utilisait régulièrement la rhétorique de la guerre contre les virus pour mobiliser sa population, notamment depuis la guerre de Corée en 1950 au cours de laquelle il avait accusé les Américains d’utiliser les armes bactériologiques fabriquées par les Japonais. Xi Jinping, qui se conçoit comme l’héritier de cette histoire millénaire et est le premier empereur chinois nommé à vie dans la Chine moderne (même Mao Zedong n’avait pas eu cet honneur), en est parfaitement conscient. Le rapport publié par l’OMS le 28 février, qui décrit les mesures adoptées en Chine contre le Covid-19 comme un modèle pour le reste du monde, marque une victoire symbolique de Xi Jinping – même si les contestations montent sur la sincérité du nombre de victimes déclarées par la Chine à l’OMS. 

« La préparation aux épidémies oscille entre techniques cynégétiques et techniques pastorales. »

MLB : Une ombre au tableau, les semaines de retard des autorités chinoises dans l’identification de l’épidémie qui ont attisé les critiques de la population.

FK : La figure de Li Wenliang, ce jeune ophtalmologue de 33 ans décédé du Covid le 7 février en laissant sa femme enceinte infectée et après avoir alerté en vain les autorités de Wuhan dès le 30 décembre sur la dangerosité du coronavirus causant des pneumonies atypiques près d’un marché aux animaux, est en effet une épine majeure dans le récit que Xi Jinping fait de la maîtrise de l’épidémie de Covid-19 par la Chine, car elle a suscité un élan compassionnel inédit sur les réseaux sociaux chinois. On peut concevoir en effet que cette épidémie aurait pu être arrêtée à ce stade si l’alerte de Li Wenliang avait été entendue. Ce fait me conduit à une distinction importante, que je n’avais pas pu établir dans mon travail sur la grippe aviaire [7], entre sentinelle et lanceur d’alerte, car les virologues de Hong Kong avaient joué ces deux rôles depuis 1997. On peut dire rétrospectivement que Wuhan a bien joué son rôle de sentinelle en identifiant très rapidement les ressemblances génétiques entre le SARS-Cov2 et un virus prélevé sur une chauve-souris en 2018. Mais elle n’a pas joué le rôle de lanceur d’alerte parce que les autorités locales et provinciales à Wuhan ont eu peur d’envoyer de mauvaises nouvelles à Pékin. Elles ont été sanctionnées pour cela, puisqu’elles ont été remplacées par de nouvelles autorités plus fidèles au pouvoir central. Mais le remplacement des fonctionnaires corrompus ou incompétents ne met pas fin au manque le plus criant en Chine : celui d’une opinion publique dans laquelle les lanceurs d’alerte peuvent s’exprimer librement [8].

Il ne faut cependant pas en conclure que la Chine ou l’Asie ne pourraient pas gérer les pandémies à venir du fait d’une tradition disciplinaire séculaire, d’un totalitarisme autoritaire ou d’un despotisme oriental. Je vois plutôt les tensions actuelles autour de la gestion des épidémies en Chine comme un gradient entre les techniques cynégétiques (relatives à la chasse) et les techniques pastorales qui est très différent du nôtre mais qui ne résulte pas d’une culture incommensurable, plutôt de tournants ontologiques différents pris au cours de l’histoire humaine. On peut dire que les sociétés européennes et les sociétés chinoises partagent le même fond analogiste, au sens que Philippe Descola a donné à ce terme pour décrire le culte des correspondances cosmologiques dans des sociétés impériales, mais que les Chinois l’orientent davantage vers l’animisme alors que les sociétés européennes l’orientent davantage vers le naturalisme. Les sociétés européennes ont bâti le pouvoir pastoral autour d’un sacrifice – c’est-à-dire la destruction rituelle d’un animal ou d’un humain –  offert à un Dieu transcendant qui garantit l’unité du peuple par une loi. Les sociétés chinoises le conçoivent plutôt comme un système de correspondances ou d’analogies dans lequel le sacrifice permet de réinstaurer un ordre immanent après une crise, sans qu’il soit pour cela nécessaire d’invoquer un Dieu ou une Loi. La mort de Li Wenliang peut ainsi être comprise par le pouvoir chinois comme un sacrifice nécessaire à la construction d’une nation chinoise plus forte après la pandémie, et non comme l’instauration d’une justice transcendante à cette nation, ce qui est le fondement de l’espace public en Europe depuis les Lumières. Heureusement, d’autres territoires chinois comme Hong Kong, Taïwan ou même Singapour ont intégré cette conception européenne de l’espace public comme arène démocratique dans laquelle la décision souveraine est soumise au jugement du peuple et non seulement aux signes de changement de mandat céleste. C’est pourquoi il faut regarder attentivement ce qui se passe dans ces trois territoires que je décris comme les sentinelles de la pandémie, car le propre de la sentinelle est justement qu’elle refuse de se laisser sacrifier pour pouvoir porter ses signaux d’alerte le plus loin possible et qu’une nouvelle forme de justice en émerge.  En cela, la sentinelle est une technique cynégétique qui résiste à la forme pastorale du biopouvoir sacrificateur, aussi bien européenne (sacrifice de l’immanence à la transcendance) que chinoise (sacrifice comme rétablissement de l’immanence). Je crois que ce qui doit être répliqué pour nous préparer aux pandémies, ce sont les sentinelles, pas le sacrifice.

MLB : Si notre tradition est pastorale, où trouverons-nous des ressources pour mettre en place des sentinelles sans les sacrifier ?

FK : C’est tout l’enjeu de la réflexion que j’ai menée sur l’Affaire Dreyfus à travers un livre que j’ai rédigé récemment sur la famille Lévy-Bruhl [9]. Je fais en effet l’hypothèse selon laquelle Dreyfus a été perçu par le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, son cousin par alliance, comme une sentinelle qui envoie des signaux d’alerte sur les catastrophes qui menacent les Juifs et, à travers eux, l’idéal des Lumières dont les juifs de France ont été au dix-neuvième siècle l’incarnation. Je fais aussi l’hypothèse selon laquelle Lévy-Bruhl n’a compris cette leçon de l’Affaire Dreyfus que rétrospectivement à travers des figures de « justes » qu’il rencontre dans d’autres sociétés, comme Rizal aux Philippines, Rondon au Brésil, Nguyen au Vietnam. Et j’éclaire ainsi sa fameuse analyse de la « mentalité primitive » comme un ensemble de techniques de vigilance qui permettent aux sociétés de se préparer à des menaces à venir sans recourir à la forme étatique du sacrifice. Cela ne signifie donc pas que Lévy-Bruhl projette sur les « sociétés primitives » une expérience du Juif antérieur à l’émancipation, car alors on pourrait dire que la coupure qu’il établit entre « mentalité primitive » et « mentalité civilisée » passe à l’intérieur du juif moderne, mais plutôt qu’il éclaire par l’analyse des données ethnographiques sur les sociétés coloniales une expérience qui est celle du juif moderne confronté à l’injustice et ne pouvant s’appuyer sur l’État pastoral pour la réparer ; ceci explique à mes yeux la résistance de Lévy-Bruhl à la sociologie durkheimienne du sacré et du sacrifice.

J’ai retrouvé une conception similaire des sentinelles chez Claude Lévi-Strauss tout d’abord, dont toute l’opposition à la sociologie durkheimienne vient de son refus de la compréhension de la Seconde Guerre Mondiale comme un sacrifice, et qui fait une lecture non-sacrificielle de la crise des vaches folles en 1996, et chez Amotz Zahavi, un ornithologue israélien qui publie en 1997 une « théorie du handicap » selon laquelle les vivants peuvent envoyer des « signaux coûteux » qui ont une valeur non utilitaire mais esthétique, car ils leur donnent un avantage comparatif dans des relations concurrentielles entre proie et prédateur mais aussi entre mâles et femelles, comme la fameuse « queue du paon » qui était déjà une énigme pour Darwin [10]. Or Zahavi a conçu cette théorie, qui est aujourd’hui unanimement acceptée mais qui apparaissait alors comme absurde, en observant des oiseaux, les babblers ou cratéropes écaillés, qui avaient des comportements de sentinelles dans le désert du Néguev. La force de son observation et de son interprétation était de dire que les sentinelles, en communiquant avec les prédateurs au lieu de les agresser, ne se sacrifiaient pas pour le collectif mais augmentaient leur capital de prestige – un argument qui avait du poids dans la lutte entre les « colombes » et les « faucons » dans l’Etat d’Israël.

Le point commun à Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss et Zahavi, c’est de mettre en valeur des techniques cynégétiques – des formes de communication entre prédateur et proie permettant de pallier les incertitudes de leurs interactions – alors que la tradition juive s’est plutôt construite à partir de techniques pastorales. C’est un point dont j’ai discuté avec le directeur du zoo de Jérusalem en 2015, qui était aussi le président de l’Association des zoos européens : il n’y a pas de tradition cynégétique en Israël, ce sont toujours les peuples voisins qui chassent, et le rôle d’Israël est de civiliser les chasseurs en les soumettant à la Loi. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de dissidence interne à la tradition juive à travers cette ethnologie et cette ornithologie des sentinelles ? Si oui, les Juifs européens ont peut-être des ressources de préparation dans leurs rapports avec leurs « tribus » voisines.

« Le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir.»

MLB :  Théodore Herzl a en effet conçu le projet sioniste comme une réponse au signal d’alerte que fut la condamnation de Dreyfus, mais il a entraîné une grande partie des Juifs hors l’Europe dans une sorte de nouveau projet pastoral. Que reste-t-il alors à l’intérieur de l’Europe comme ressources pour mieux nous préparer aux catastrophes à venir ?

FK : Je crois que le socialisme jaurésien nous permettrait de nous préparer aux catastrophes à venir de façon plus juste que le socialisme chinois, parce qu’il intègre l’idéal moderne de la liberté. C’est ce que dit très clairement Lucien Lévy-Bruhl au lendemain de la Première Guerre Mondiale en distinguant le socialisme européen du socialisme asiatique dans un article que j’ai récemment réédité [11]. Jaurès avait en effet pour vocation d’adapter le socialisme allemand au peuple français, c’est-à-dire un peuple à la fois passionné par l’universalisme de l’idéal et enraciné dans le goût du sensible – c’est pourquoi il passait tant de temps et d’énergie dans les banquets républicains où l’on faisait de beaux discours et où l’on mangeait de grands repas. Jaurès, issu d’une famille d’officiers, formé dans la philosophie kantienne qui régnait alors à l’École Normale, a converti dans la défense des mineurs de Carmaux l’engagement militaire de ses ancêtres et la rhétorique de ses condisciples. D’où son obsession, en tant que philosophe et militant, pour la préparation de la grève générale : si la grève arrive, les prolétaires seront-ils assez forts pour la faire tenir et gagner des droits sur le patronat ? C’est aussi le sens de l’Armée Nouvelle, le livre qu’il publie en 1911 après avoir lu les plans de préparation de l’état-major à une guerre contre l’Allemagne, dans lequel il reprend l’idéal de l’armée révolutionnaire de Valmy pour l’organiser concrètement et faire de l’engagement du prolétariat dans le conflit avec l’Allemagne la condition d’une attribution de droits sociaux au sortir de la guerre. C’est enfin et surtout le sens de son engagement dans l’Affaire Dreyfus : si l’état-major français est capable de commettre une erreur de raisonnement comme celle qui a conduit Dreyfus à Cayenne, il sera incapable de faire face à un état-major allemand mieux équipé et organisé. Jaurès inscrit donc toute sa réflexion sur le socialisme international dans la nécessité de préparer la France à une grève générale d’abord, à une guerre mondiale ensuite, en intégrant la tradition juridique et politique française.

MLB : Constatant que l’Allemagne était mieux préparée, les proches de Jaurès intégrèrent le ministère de l’armement derrière Albert Thomas. Y a-t-il des leçons à tirer pour notre présent immédiat de leur gestion de la crise de la Première Guerre Mondiale ?

FK : Après l’assassinat de Jean Jaurès mais aussi la mort au combat de leur ami Robert Hertz, Lucien Lévy-Bruhl entre avec Maurice Halbwachs et François Simiand au ministère de l’armement où Albert Thomas, député proche de Jaurès, était sous-secrétaire d’État en charge de l’équipement militaire sous la tutelle d’Alexandre Millerand. Il s’agissait pour eux de contribuer par un travail de statistique et de propagande à ce qu’on appelait « l’effort industriel de la France », en convertissant des usines d’automobiles comme Renault en usines de guerre. C’était une forme de nationalisation qui ne disait pas son nom, anticipant les grandes nationalisations qui eurent lieu après 1945. L’industrie, qui s’était développée en France de manière autoritaire puis libérale sous le Second Empire et la Troisième République, était ainsi reprise en main par un pouvoir socialiste au service de l’effort militaire. Cela a conduit à un ensemble de nouveaux droits sociaux au sortir de la guerre comme la journée de huit heures pour rendre justice aux travailleurs et travailleuses qui avaient servi dans les usines de guerre. On pourrait imaginer aujourd’hui des formes de nationalisation comparables, non seulement des banques pour éviter leur faillite comme lors de la crise financière de 2008, mais aussi des grandes entreprises de distribution comme Amazon et Leclerc, pour organiser leurs conditions de travail et éviter qu’elles n’entrent en concurrence déloyale avec les petites librairies ou les marchés de village. Emmanuel Macron a beaucoup fait référence à Clémenceau dans sa communication depuis la début de la pandémie, pour justifier l’effort du personnel hospitalier sur la première ligne de front et le soutien que devait lui apporter le reste de la population sur l’arrière-front, mais il n’a pas assez parlé des travailleurs qui continuent de faire fonctionner la nation en temps de confinement, comme les caissières, les employés des entreprises de livraison, les ouvriers du clic qui font tourner les sites d’achat en ligne…Il y avait pourtant ces éléments dans ses discours de déclaration de guerre qui parlaient de la solidarité. Nous sommes en 1914 et Jaurès nous manque à nouveau.

« Je vois des signes de solidarité internationale dans l’échange de signes d’information entre les sentinelles des pandémies. »

MLB : Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, la déclaration de guerre signifiait aussi l’échec de l’Internationale socialiste et de l’idéal de solidarité qu’il portait. Voyez-vous des signes de cette solidarité aujourd’hui ? Au contraire, le monde qui sortira de la crise du coronavirus n’est-il pas davantage susceptible de se replier sur lui-même ?

FK : Le risque de repli est fort, en particulier si la pandémie s’installe durablement en Afrique et en Amérique, justifiant de nouvelles périodes de confinement lorsque l’Europe aura levé les premières mesures. On voit mal comment le confinement peut être compatible avec un exercice plein et entier de la solidarité, même si l’on peut s’émerveiller des nouvelles formes de communication en ligne et applaudir le personnel hospitalier sur son balcon. Pour que la solidarité s’exerce, il faut qu’il y ait une forme d’activité commerciale, puisque la solidarité consiste justement à se prémunir des maladies qui peuvent émerger de cette activité commerciale elle-même. En cela, le solidarisme est une tentative de rendre compatible le socialisme et le libéralisme : c’est un remède par le socialisme – c’est-à-dire la formulation d’un idéal social commun à tous les membres d’un collectif – aux maux du libéralisme – c’est-à-dire un excès de liberté de circuler, échanger, discuter…  Et c’est pourquoi il est incompatible à mes yeux avec le protectionnisme, qui consiste à replier le collectif sur des frontières, dont la pire version est celle de l’Amérique de Trump qui utilise la souveraineté économique comme une forme hyper-agressive de concurrence libérale.

Je vois des signes de solidarité aujourd’hui dans l’échange de signes d’information entre ce que j’appelle les sentinelles des pandémies. Hong Kong, Taïwan et Singapour ne doivent pas être conçus comme des modèles de surveillance des pandémies qu’il faudrait appliquer en Europe avec des technologies informatiques sophistiquées. Ce sont plutôt des tentatives d’inventer des formes de détection précoce des pandémies compatibles avec les libertés publiques auxquelles nous sommes attachés. Ce sont des scientifiques connectés à des ordinateurs pour suivre les mutations des virus, mais aussi des corps exposés à des maladies respiratoires qui signalent les maux que nous avons imposés à notre environnement. C’est la base d’une solidarité non seulement entre les scientifiques – car le mélange de concurrence et de collaboration qui est au fondement de la science moderne est au principe de la solidarité – mais aussi entre les générations – entre les plus jeunes et les plus âgés, car c’est la base de la transmission de savoirs -, entre les nations et entre les espèces animales ; j’avoue avoir du mal à concevoir une solidarité avec les plantes et les arbres, mais je peux essayer d’aller jusque-là si je pars de crises mettant en jeu ensemble la santé des animaux et des plantes.

MLB : Vinciane Despret souligne dans la préface qu’elle donne à votre livre que vous réhabilitez un vieux slogan de Mai 68. Face aux épidémies la voie du salut c’est « l’imagination au pouvoir » ?

FK : C’est à Vinciane Despret que je dois la découverte de la théorie d’Amotz Zahavi, qu’elle est allée observer sur le terrain en Israël avant 1997 [12], et qui m’a permis de comprendre les sentinelles des pandémies en Asie. Pour elle, la force de la démonstration de Zahavi est justement cette dimension esthétique des « signaux coûteux », le fait que les oiseaux sentinelles se perchent sur la branche dans une sorte de danse où chacun se distingue par un cri différent, au lieu qu’un seul oiseau se sacrifie en poussant un cri agressif qui fasse fuir à la fois le prédateur et les autres oiseaux. De nombreux microbiologistes soulignent aujourd’hui que les virus ne sont pas des ennemis mais qu’ils cherchent seulement à se répliquer dans nos cellules, et que les conditions dans lesquelles nous interagissons avec le vivant, c’est-à-dire les barrières que nous instaurons entre les espèces, ont rendu ces virus franchissant ces barrières plus dangereux, notamment parce qu’ils produisent des paniques du système immunitaire. On peut donc concevoir une sorte de danse des humains avec les animaux et les microbes (et peut-être les plantes) dans une célébration de la diversité de la nature plutôt qu’un repli derrière des frontières spécifiques et nationales. Cela apparaitra comme une utopie new age mais c’est ce qui découle logiquement des techniques de préparation aux pandémies si on les prend au sérieux comme des technologies de l’imagination analogues à celles des chamanes dans les sociétés amazoniennes ou sibériennes : il faut imaginer que le virus est déjà là parmi les animaux qui vivent avec nous, simuler des formes d’interaction non agressives avec lui, et stocker des marchandises qui nous permettent de fabriquer de la valeur en fonction des traces qu’il y dépose. C’est le monde dans lequel nous sommes entrés avec la déclaration de guerre contre un virus pandémique qui n’est pas un ennemi mais avec lequel il va falloir apprendre à vivre autrement, et peut-être mieux.

 

[1] Christopher Clarck, Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

[2] René Dubos, Man, Medicine and Environment. Londres, Pall Mall Press, 1968, et Frank M. Burnet Natural History of Infectious Diseases. Cambridge, Cambridge University Press, 1972. Que ces deux ouvrages scientifiques soient parus entre le mouvement global de mai 1968 et la publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance en 1972 dit beaucoup de leur signification politique.

[3] François Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[4] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012

[5] Stephen J. Collier, Andrew Lakoff et Paul Rabinow, « Biosecurity: Towards an Anthropology of the Contemporary », Anthropology Today 20, n°5, 2004, p. 3-7.

[6] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

[7] Frédéric Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[8] Cf. Francis Chateauraynaud & Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l´alerte et du risque, Paris, EHESS, 1999.

[9] Ce livre en cours d’édition est annoncé dans mon article « Lévy-Bruhl, Jaurès et la guerre », Cahiers Jaurès, n°204, 2012, p. 37-53.

[10] Amotz et Avishag Zahavi, The Handicap Principle: a Missing Piece of Darwin’s Puzzle, Oxford, Oxford University Press, 1997.

[11] Cf. Lucien Lévy-Bruhl, « L’ébranlement du monde jaune », et Frédéric Keck, « Lucien Lévy-Bruhl et l’imaginaire anti-colonial en Asie », Revue d’histoire des sciences humaines, n°33, 2018, p. 243-262.

[12] Vinciane Despret, Naissance d’une théorie éthologique. La danse du cratérope écaillé, Le Plessis Robin, Synthélabo, 1996.

Pierre Charbonnier : « Mon principal espoir est que le zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent »

© Pascal Guittet – L’Usine Nouvelle

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche au CNRS et membre du laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER-FYT) de l’EHESS. Il publie Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées, ouvrage qui bénéficie d’un écho médiatique inaccoutumé et circule des milieux écologiques les plus militants jusqu’aux directions des partis politiques de gauche. La facilité avec laquelle s’impose sa thèse principale y est pour beaucoup : dans ce couplage entre abondance et liberté, nous reconnaissons à la fois le moteur de nos sociétés politiques et, puisqu’il s’agit de le dénouer, le défi inédit auquel elles sont confrontées. Mais au-delà, la méthode de Pierre Charbonnier permet une relecture extrêmement stimulante de notre modernité et notamment de la pensée politique qui s’y développe depuis trois siècles. Avant d’échanger avec lui sur les enjeux actuels, c’est sur cet éclaircissement rétrospectif que nous avons d’abord voulu revenir. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl : Abondance et liberté propose une histoire de la pensée politique profondément novatrice. Plutôt qu’à la généalogie des concepts ou aux controverses métaphysiques sur l’idée de nature, vous vous intéressez aux traces des « affordances politiques de la terre » qu’elle contient. Vous montrez à quel point les théories des philosophes, des sociologues, des économistes sont intrinsèquement marquées par la matérialité.

Pierre Charbonnier : Lorsqu’on étudie la philosophie, on apprend à focaliser notre attention sur les notions qui organisent en apparence le pacte politique, comme la souveraineté, la légitimité, le droit, et on gomme l’univers matériel dans lequel ces notions sont élaborées, car il est considéré comme secondaire, peu conceptuel. C’est pourquoi, quand je me suis intéressé à la question environnementale, j’ai rétrospectivement été frappé par l’absence totale de prise en compte des discontinuités matérielles dans l’historiographie dominante de la philosophie politique. J’ai donc voulu réorganiser l’histoire des idées politiques en référence à des ruptures survenues dans l’histoire des supports matériels de l’existence collective, en référence à des transformations hétérogènes aux idées elles-mêmes : par exemple les changements dans les modes d’appropriation de la terre ou dans les régimes énergétiques ; d’où le sous-titre « Une histoire environnementale des idées politiques ». L’enjeu était de montrer que la pensée politique porte l’empreinte d’une pensée sur les usages du sol, les ressources, les territoires, que la pensée des normes renvoie à des manières de subsister, d’habiter et de connaître. C’est ce que j’appelle les « affordances politiques de la terre ».

MLB : C’est limpide chez Hugo Grotius, le premier auteur que vous relisez…

PC : C’est sans doute l’exemple le plus frappant du délire herméneutique dans lequel l’enseignement de la philosophie s’est enfermé. Un étudiant de philosophie qui étudie Grotius entend parler de tout sauf de ses obsessions : la mer, la terre, les cours d’eau, les montagnes, les bêtes, comment les prendre en compte dans le tracé des frontières, etc. Il ne s’agit pas de dire que Le droit de la guerre et de la paix est un texte d’écologie politique, mais que c’est un texte qui nous dit que l’ordre politique local et international qui se mettait en place au XVIIe siècle, et dont Grotius est l’un des principaux maîtres d’œuvre (il a conçu le droit international qui accompagnait l’entreprise impériale hollandaise) est entièrement dépendant de la façon dont on se répartit des espaces et des ressources. Qu’en deçà des références à Cicéron et aux textes religieux, il y a la question de la gestion politique du territoire tel qu’il est. Autrement dit, la question des rapports entre un collectif et son milieu n’est pas ma petite lubie personnelle, ce n’est pas une question latérale qui apparaîtrait de temps en temps, c’est au cœur des textes, sous nos yeux. Mettre en ordre la société et construire un rapport au monde physique, c’est la même opération, en permanence. C’est une idée que je dois à Philippe Descola, et qui méritait d’être transposée comme principe méthodologique en philosophie. En y étant attentif et en s’émancipant des lectures canoniques, l’histoire des idées peut donc devenir une histoire environnementale des idées : non pas une généalogie de la pensée écologique, mais une généalogie de la pensée politique moderne à l’intérieur de laquelle figure déjà la question des rapports collectifs au monde physique, au territoire.

MLB : Pour autant, il ne s’agit pas de dire que la pensée politique ne ferait que répercuter la dynamique du milieu.

PC : Oui, si j’utilise l’expression des « affordances politiques de la terre » c’est parce qu’à l’inverse j’ai parfois trouvé dans la pensée environnementale un surdéterminisme matériel. Or, « affordances », qu’on pourrait traduire par « possibilités », signifie que le substrat matériel ne détermine pas de manière automatique ou nécessaire des modes d’organisation économique et sociologique, mais qu’il fournit des prises à l’action. Cette fois, c’est l’influence de Bruno Latour qui se fait sentir : considérons le non-humain comme un partenaire à part entière des controverses socio-politiques pour ouvrir la boîte noire de l’imaginaire politique moderne. On peut illustrer ça en s’intéressant à la période préindustrielle. Quand on sait que l’essentiel du capital économique et symbolique vient des structures foncières, on relit John Locke et on y trouve une théorie de l’amélioration de la terre que j’essaie de restituer. Pour John Locke, il faut améliorer la terre pour en être propriétaire, c’est ce qui justifie une certaine relation géopolitique avec les Amérindiens – auxquels il dénie cette capacité d’amélioration – et une conception du sujet politique et des formes de gouvernement moderne. La liberté du citoyen et les limites du pouvoir républicain à son égard sont liées à ce rapport d’appropriation de la terre. Il y a un substrat écologique au développement du républicanisme et des formes de liberté politique modernes. Mais il y a aussi des controverses liées à ce substrat, des demandes de justice concurrentes au républicanisme propriétaire lockéen qui s’élaborent elles aussi en référence au monde agraire, comme par exemple La Justice agraire de Thomas Paine, publié en 1797. Des manières différentes d’envisager l’ordre foncier qui conduisent à des manières différentes d’organiser l’ordre social. Autrement dit, il y a toujours des conflits sociaux qui reposent sur des manières concurrentes d’utiliser, de partager et de transformer des espaces et des ressources.

«  Hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde. »

D’ailleurs, le dernier livre de Thomas Piketty est assez curieux à cet égard. Il fait de la propriété le centre de gravité idéologique qui permet la reproduction des inégalités économiques modernes. Il a raison, sans doute, mais il omet de dire que c’est d’abord la propriété de la terre, puis des machines, et donc que le nerf de la guerre se situe dans l’articulation du social à son monde. J’aime beaucoup son travail, mais s’il avait intégré cette dimension du problème dans l’histoire qu’il raconte, il serait en mesure de mieux articuler les questions de justice fiscale avec l’impasse climatique : hier comme aujourd’hui, les systèmes de justification des inégalités sont enchâssés dans des formes d’usage du monde.

MLB : L’une de ces controverses concerne le libéralisme dont vous permettez de complexifier la compréhension.

PC : Il existe en effet plusieurs versions du libéralisme. D’abord, au XVIIIe siècle, plusieurs versions contemporaines, les Lumières françaises qu’on appelle les physiocrates et les libéraux britanniques, Adam Smith et David Hume, puis Ricardo et Malthus. Pour les libéraux britanniques, la modernisation des structures productives et agraires va de pair avec une modernisation des structures sociales, avec la genèse d’une société civile émancipée des vieilles hiérarchies statutaires, mais pas pour les physiocrates chez qui le féodalisme résiste à la poussée marchande. Les Anglais, Smith en particulier, ont tourné en ridicule l’archaïsme des économistes français qui restaient prisonniers de l’aristocratie et qui se méfiaient du pouvoir transformateur de la bourgeoisie proto-capitaliste. Mais d’une certaine manière c’est une vision intéressante parce qu’elle correspond davantage à ce qu’on observe encore aujourd’hui, en particulier dans bon nombre de pays du Sud. Très souvent, l’investissement en capital vient se poser sur des formes d’échange traditionnelles, si bien que des formes de vie communautaire, qui tiennent à des solidarités non marchandes, cohabitent avec une modernisation parcellaire, incomplète, et bien sûr très inégalitaire. C’est ce patchwork de développement et de sous-développement que l’on trouve un peu partout dans le monde, et dont Rosa Luxemburg avait déjà parlé au début du XXe siècle. À l’exception du monde atlantique, le « développement économique » ressemble davantage à ce que décrivent les physiocrates qu’à ce que défend Smith à travers le pacte libéral, cette utopie de l’émancipation par l’abondance. Mais évidemment, le pacte libéral importe parce qu’il s’est imposé au cœur de la modernité politique. On le retrouve par exemple quelques années plus tard chez Condorcet puis dans l’industrialisme.

MLB : D’autant qu’il a fait montre d’une belle capacité d’exaptation. C’est une idée centrale de l’ouvrage qui vous permet de complexifier encore la compréhension du libéralisme en tenant compte des modifications dans les rapports avec la matérialité.

PC : L’exaptation est un terme inventé par le biologiste Stephen J. Gould pour décrire l’évolution de certaines fonctions dans une structure identique. L’exemple type est celui de l’aile qui a d’abord une fonction de thermorégulation et qui, sans modification de sa structure, va permettre de voler. Je pense qu’il peut arriver la même chose avec les idées et, en l’occurrence avec les idées libérales. La structure théorique reste la même, mais la fonction d’une idée, c’est-à-dire l’objectif politique qu’elle sert, change. Je prends l’exemple de l’idée libérale de propriété. Chez Locke, la propriété sert à définir un sujet politique, un cultivateur libre qui est propriétaire d’une terre qu’il améliore, ce qui le protège contre d’éventuelles dépossessions et violations de son droit naturel. Donc on comprend bien comment la propriété pouvait être pensée comme un instrument de protection. Mais, progressivement, les rapports sociaux de production évoluant avec l’industrie, la propriété n’est plus la simple propriété individuelle, mais la propriété lucrative du grand propriétaire foncier absent et la propriété des moyens de production industriels. Dès lors l’attachement à la propriété n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait dans les coordonnées matérielles du monde agraire. Défendre la propriété ce n’est plus défendre l’individu propriétaire, mais c’est défendre la grande propriété, donc les inégalités, sur la base d’un héritage noble, celui des Lumières et des grandes déclarations de la Révolution française qui tournaient autour d’une articulation entre liberté, égalité, propriété et sécurité. Il y a donc une équivoque permanente que Proudhon avait mise en évidence. Quoi qu’en ait dit Marx, Proudhon a parfaitement montré dans Qu’est-ce que la propriété ? qu’à l’âge industriel, on s’est servi de cette équivoque pour justifier la concentration de la propriété capitaliste au nom d’une défense de la petite propriété individuelle. De la Propriété, que publie Adolphe Thiers en 1848 et qui sera augmenté et réédité tout au long du siècle, en est l’exemple le plus probant : la fanatisation du propriétarisme change de sens quand une même notion en vient à servir de bouclier contre des demandes de justice populaires, après avoir servi de véhicule à ces mêmes demandes.

« D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente. »

MLB : Cette propriété industrielle correspond à un monde dans lequel les coordonnées matérielles ont été totalement bouleversées par ce que vous appelez la deuxième naissance de la modernité. Le pacte libéral y prend un sens nouveau et c’est là que se nouent véritablement abondance et liberté.

PC : En réalité, on codait déjà, depuis Locke, le processus d’émancipation politique en termes d’accroissement des moyens matériels d’existence. Le fait d’enclore, de défricher, d’amender la terre, en un mot d’améliorer, permet les gains de productivité qui vont assurer l’émancipation politique. Mais il est alors clair pour tout le monde que la conquête des gains de productivité est limitée par un plafond matériel, c’est ce que pense Malthus et c’est ce que Ricardo traduit par sa loi des rendements décroissants. Or, comme l’ont montré les travaux d’Antonin Pottier [1], aux gains de productivité intensifs liés à la division du travail, vont venir s’ajouter des gains de productivité extensifs : l’accès quantitatif à de nouveaux espaces productifs, à de nouvelles terres, et surtout l’accès à des équivalents d’espaces productifs compactés dans le sous-sol, le charbon, puis le pétrole [2]. Dès lors, la conquête des biens matériels et, puisque le pacte libéral les noue ensemble, celle du bien symbolique qu’est la liberté, n’a plus de limites apparentes. Le pacte libéral change de sens, quand le nouage ne se fait plus entre autonomie et amélioration de la terre, mais entre autonomie et illimitation de la sphère économique. Le libéralisme change totalement, entre l’univers des contraintes organiques qui forme l’horizon matériel de Smith à Malthus, et l’univers des nouvelles possibilités de croissance liées aux énergies fossiles et à l’empire qui apparaissent à l’époque victorienne. D’une époque à l’autre, le « libéralisme », qui conserve à peu près le même contenu théorique, revêt une fonction idéologique qui me semble très différente.

MLB : Vous montrez pourtant que ce nouage entre liberté et abondance n’a pas été sans susciter des embarras chez certains auteurs.

PC : Oui, il y a eu des alertes très précoces au sujet de ce couplage entre abondance et liberté. En 1865, dans The Coal Question [3], un livre au moins aussi important que Le Capital au XIXe siècle, Jevons présente le paradoxe suivant : si l’Angleterre est une entité politique qui doit sa liberté au charbon, que deviendra la liberté quand il n’y aura plus de charbon ? La proposition est suivie d’une série de calculs qui lui permettent d’affirmer premièrement que bientôt les États-Unis, qui ont davantage de charbon, seront plus puissants que l’Angleterre, et ensuite qu’il reste du charbon pour à peu près un siècle – or les premières fermetures de mines de charbon anglaises datent des années soixante. En plus d’être un prospectiviste hors-pair, Jevons pose surtout la question qui fâche : comment conserve-t-on la liberté sans l’abondance ? Évidemment, Jevons n’anticipe ni le pétrole ni le nucléaire, mais il prouve qu’il n’y a pas d’innocence productiviste totale au XIXe. Surtout, ce qui est intéressant, ce sont les réactions que le livre a suscitées. Immédiatement, des gens ont répondu à Jevons en disant qu’il exagérait, qu’on allait trouver des convertisseurs plus économes, de nouvelles ressources, etc. Exactement le discours qu’on nous tient aujourd’hui sur le pétrole. Les analogies avec certains débats que l’on connaît sont nombreuses et ont récemment été travaillées par mon collègue Antoine Missemer [4].

« A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir. »

MLB : Malgré Jevons, malgré des critiques similaires que formulera après la Ière guerre mondiale aux États-Unis le mouvement du conservationnisme sur lequel vous revenez, la réflexivité sur le nouage entre abondance et liberté n’a pas donné lieu à des luttes sociales.

PC : Oui, et pour une raison qu’il est important de rappeler : le modèle de développement économique qui repose sur le socle fossile a suscité des loyautés très profondes chez les classes populaires, parce que c’est un modèle qui pouvait se prévaloir d’une projection positive dans l’avenir. Or, une projection positive dans l’avenir, c’est ce que recherchent ceux qui n’ont rien, ou qui ont très peu, et qui renvoient une partie de leurs aspirations vers les générations ultérieures. C’était ça le progrès, l’idée que ça ira mieux pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants, même quand on n’a rien, même quand on est exploités, et que les sacrifices consentis vont finir par payer. C’est pour ça que toute injuste structurellement que soit évidemment l’exploitation économique, elle entraîne une loyauté assez large des classes populaires par cooptation de l’avenir ; c’est le grand pouvoir du charbon, du développement en général. A posteriori, on peut dire « le productivisme c’est mal », mais il produisait aussi de l’espoir dans l’avenir, et les immenses luttes pour le partage des bénéfices, qui forment le substrat des démocraties sociales atlantiques, n’ont aucun sens en dehors de ce rapport à l’avenir enchâssé dans la relation productive.

Nous héritons donc des impasses écologiques de cette relation productive, mais nous héritons en même temps – et là se trouve toute la difficulté – des formes de justice sociale construites dans ce nouage : nous avons pris l’habitude d’obtenir des droits sur une base productive.

MLB : C’est la raison pour laquelle le socialisme, c’est-à-dire le mouvement qui canalise les attentes de justice et les luttes depuis le XIXe siècle, se conjugue à l’intérieur du pacte entre abondance et liberté. Pour autant, c’est ce que vous montrez de manière très convaincante, on aurait tort de le négliger aujourd’hui.

PC : Le fonds de commerce intellectuel et idéologique de l’écologie politique jusqu’à présent c’est la critique du productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Or, une telle prémisse conduit soit à rompre totalement avec le socialisme, qui serait entaché de productivisme, soit à fantasmer l’amorce chez Marx d’une considération non-instrumentale de la nature qui n’existe pas – pour se rassurer en affirmant que l’anticapitalisme et l’écologie vont main dans la main. Je propose autre chose. Non pas chercher à savoir si la tradition socialiste est proto-écolo ou si c’est d’elle que vient le problème, mais s’intéresser à la manière dont les socialistes ont fait muter les conceptions politiques du rapport aux ressources, à l’habitat et à la connaissance. Ce qu’ils ont fait ! Quand les libéraux suivaient la voie de l’exaptation et affirmaient que rien n’avait changé, qu’il fallait continuer de défendre le pacte entre liberté et propriété, les socialistes s’y sont opposés. Certes, ils sont partis du socle « abondance-liberté » qui correspondait à une orientation historique, au progrès, mais ils ont exigé que de la conquête des gains de productivité – de l’abondance – découle un réarrangement des structures politiques à même de réaliser non plus la liberté individuelle, mais la liberté sociale. À ce titre, le socialisme porte une thèse extrêmement forte sur les rapports entre organisation politique et rapports collectifs au monde, à la matérialité. Une thèse d’actualité, mais qui doit intégrer les nouveaux rapports collectifs au monde. Le socialisme a toujours été une intervention dans de grands agencements d’humain et de matière. Je reviens d’ailleurs sur ses différentes variantes : le socialisme standard de la démocratie industrielle de Proudhon ou Durkheim, le socialisme technocratique de Saint-Simon ou Veblen, le socialisme marxiste. Il y a d’autres versions que je ne discute pas comme le socialisme ruraliste anglais de William Morris ou John Ruskin sur lequel Serge Audier revient dans ses livres. Pierre Leroux, un autre socialiste méconnu, a très bien vu que la structuration des inégalités sociales ne s’adossait plus à des questions statutaires, mais à des questions de possessions matérielles, l’important ce n’est pas ce que tu as, mais dans quelle quantité tu as quelque chose. Tu peux être, dit-il, le roi du monde avec un gros tas de fumier. On pense évidemment au charbon qui n’a rien de noble, mais qui, lorsqu’on en a beaucoup, génère du capital. Après l’analyse, comme tout bon socialiste, il propose sa propre théorie d’organisation de la société. Et c’est une théorie du métabolisme social cyclique dans laquelle tout doit être réutilisé y compris, donc, la matière fécale, qui conditionne la fertilité de la terre. C’est pour lui une condition du socialisme, ce qu’on pourrait appeler un « socialisme fécal ». Mais qu’importe la variante, le socialisme a toujours tenté de ré-ouvrir la question matérielle que le libéralisme voulait laisser fermée parce qu’elle cache plein de sales petits secrets : le rapport entre propriété et exploitation, le colonialisme, etc.

MLB : Le socialisme de Polanyi va même jusqu’à interroger la dimension paysanne de la question matérielle.  

PC : Ça n’a l’air de rien aujourd’hui mais entre les deux guerres, presque la moitié de la population est liée aux activités paysannes. Or, le marxisme a réduit la question agraire au conflit entre travailleur et propriétaire. L’attachement du paysan pour la terre, l’attachement non économique mais mémoriel, moral, religieux, et la dépossession de l’identité paysanne qui suit la marchandisation de cette terre a été ignorée par le socialisme marxiste. A l’inverse, il a été confisqué et instrumentalisé par le conservatisme et, Polanyi ne s’encombre pas de nuances, par le fascisme et les totalitarismes, qui pouvaient se présenter comme les protecteurs de ce rapport mémoriel à la terre. Dans les années 20 et 30, la sanctification du rapport authentique à la terre est le thème central de la révolution conservatrice, chez Heidegger, chez Carl Schmitt sous une autre forme, chez Barrès bien sûr, et il ne reste pas beaucoup d’espace au camp de l’émancipation pour penser une relation au territoire qui ne soit ni nationaliste ni engoncée dans une vague idée de l’enracinement. Polanyi n’est pas le seul à sentir ce problème. En 1935, Canguilhem écrit un très beau texte Le fascisme et les paysans dans lequel il pointe la nécessité de s’adresser aux paysans qui sont séduits par l’idée que les gardiens de la terre ne sont pas socialistes mais nationalistes. Ernst Bloch en Allemagne s’intéresse aux millénarismes paysans pour la même raison, Marc Bloch en France à l’individualisme paysan également. Dans un contexte où la révolution soviétique a eu lieu non pas sur une base industrielle mais sur une base agraire qui est aussi une base nationaliste, panslavique, les marxistes d’Europe de l’Ouest sont doublement tétanisés. D’abord parce que les paysans de l’Ouest regardent davantage vers les nationalistes et les fascistes que vers le socialisme, mais aussi parce que les narodistes russes du début XXe ressemblent peut-être à des marxistes qui aiment la terre, mais ce sont surtout des ultranationalistes, avec comme souvent de fortes tendances antisémites. Donc cette question de savoir « qui sont les gardiens de quels types d’attachements ? » est au cœur du gigantesque débat de l’entre-deux guerres sur les classes sociales vulnérables aux discours nationalistes et fascistes et sur la façon de les réintégrer à la critique marxiste. Même Simone Weil s’inscrit dans ce débat. Lorsqu’elle est à Londres avec de Gaulle, elle écrit L’enracinement dans lequel elle affirme que si on veut reconstruire la France sans devenir des vassaux de l’empire américain, il va falloir le faire sur une base paysanne, ce qui implique un certain nombre de concessions du socialisme à l’égard de ces affects qui semblent un peu conservateurs de l’attachement, l’enracinement, etc. C’est extrêmement fin et profond, mais évidemment, même si l’intention n’est pas mauvaise, le niveau de prise de risque idéologique est énorme. Et, de fait, parce qu’ils n’ont plus le contexte en arrière-plan, elle est aujourd’hui récupérée par certains éco-conservateurs. La réception américaine de Simone Weil qui intègre l’histoire transatlantique qu’il y a derrière est beaucoup plus intéressante.

« Les Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens, mais aujourd’hui ce sont précisément des idéologies anti-démocratiques qui renaissent pour prolonger cette utopie de la croissance infinie. »

MLB : Puisqu’on est arrivé à la Seconde Guerre mondiale, reprenons notre pérégrination historique d’ici. Après la guerre, un nouveau régime énergétique, basé sur le pétrole et l’atome, se met en place qui coïncide avec une période de latence des questions écologiques ; c’est ce qu’on appelle la grande accélération.

PC : Je crois en effet qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a eu comme une éclipse de la réflexivité environnementale au niveau de la pensée sociale et politique dominante. Elle a plusieurs causes : d’abord le traumatisme d’une idéologie politique qui faisait de la conquête territoriale et de ses ressources – le Lebensraum – son objectif explicite, mais aussi les affordances spécifiques, on pourrait dire les affordances négatives, du pétrole et de l’atome. Contrairement à ce qui se passe avec le charbon, le pétrole et l’atome sont presque invisibles dans l’espace qui nous entoure, parce qu’ils viennent de loin et sont très concentrés, et parce qu’ils ne donnent pas lieu aux mêmes rapports de forces sociaux [5]. Les coordonnés matérielles sont donc moins incorporées à la réflexion politique soit parce qu’elles sont invisibles, soit parce qu’elles sont considérées comme tabou : on veut toujours étendre les bases matérielles de l’économie, mais en prétendant le faire de façon pacifique et coordonnée.

Les grands planificateurs des Trente Glorieuses sont symptomatiques de cette éclipse. Chez Jean Fourastié par exemple, on trouve des chapitres extrêmement détaillés sur l’isolation des maisons, des fenêtres, sur le réfrigérateur, sur le véhicule individuel : il s’agit de créer un cocon domestique dans lequel le travailleur peut penser à tout sauf aux idéologies. Dans ce cadre, l’énergie ne peut pas être limitée car elle est l’éponge qui va absorber les idéologies, ce sale truc qui a mis l’Europe en guerre. On retrouve le même traumatisme chez les grands penseurs politiques de l’après-guerre : Aron, Arendt, et bien sûr Rawls. Qu’est-ce qu’il y a derrière son fameux « voile d’ignorance » ? Des quantités gigantesques de pétrole bien sûr, et l’assurance que l’on peut fonder un contrat social stable sur le pur jeu des intérêts individuels, sans considération pour ses appuis matériels. La conjonction contingente entre l’impératif de désidéologisation et la société de consommation apparaît nécessaire. Tellement nécessaire que même les critiques sociales les plus virulentes de ce capitalisme-là ne peuvent s’empêcher de radicaliser l’abondance. Marcuse, mais aussi les Situationnistes, rêvent d’une société de l’art, du jeu, une société d’ultra-abondance qui émancipe de tous les besoins, le même idéal qu’un Elon Musk aujourd’hui. Pour autant, il ne s’agit pas de faire une contre-histoire des Trente Glorieuses. Évidemment que c’est là qu’on a appris à polluer, mais moi ce qui m’intéresse c’est quand on pollue pour de « bonnes raisons ». D’une certaine manière, polluer pour mettre fin aux idéologies fascistes, je suis pour. À condition que ça marche. Ça a marché à l’époque, ça ne marche plus aujourd’hui et c’est précisément ce qui m’intéresse. Les arrangements techno-politiques des Trente Glorieuses ont permis une amélioration de la condition sociale pour beaucoup de gens mais aujourd’hui, outre le fait qu’à l’échelle globale ils ont été très injustes, ce sont précisément les idéologies anti-démocratiques voire proto-fascistes qui renaissent pour prolonger l’utopie de la croissance infinie. On peut difficilement trouver un paradoxe historique plus parlant : ce qui a été mis en place pour nous protéger des grandes explosions politiques est en train d’en provoquer une nouvelle.

« La pensée des risques et des limites c’est ce qu’on appelle l’environnementalisme, mais à mon sens il ne permet pas de résoudre le problème, il l’aggrave. »

MLB : Les années soixante-dix marquent la fin de l’éclipse. La double fin d’ailleurs. Les crises économiques consécutives aux décisions prises par l’OPEP, une organisation d’anciens pays colonisés, de relever le prix du pétrole mettent en lumière le facteur colonial de l’abondance. Parallèlement, la matérialité ressurgit à travers la question des limites et des risques environnementaux.

PC : La pensée des risques et des limites c’est ce qu’habituellement on appelle la naissance de l’environnementalisme. Dans le répertoire des catégories politiques modernes, ces notions apparaissent pour prendre en compte la nature, non pas seulement comme un champ de bataille pour le développement, mais comme quelque chose qui mérite une considération propre parce que vulnérable, parce que limitée et parce que génératrice de contrecoups négatifs. Mais, c’est ce que j’essaie de montrer, à mon sens l’environnementalisme ne permet pas de résoudre le problème. Au contraire, il l’aggrave parce que dans un cas il s’expose à une espèce de ré-enchantement du risque, ce que Jean-Baptiste Fressoz a appelé « l’apocalypse joyeuse [6] ». Le problème n’étant pas tant alors de limiter l’exposition au risque que de s’y préparer en se dotant des dispositifs assurantiels pour réagir. Je ne le dis pas dans le livre mais cela coïncide exactement avec la naissance du néolibéralisme et les travaux de Dominique Pestre ont bien montré comment cet environnementalisme-là était tout à fait disposé à travailler avec les institutions de gouvernance économique supranationales, notamment la Banque Mondiale, parce qu’ils avaient le même imaginaire intellectuel et idéologique. Du risque comme nouvelle forme de réflexivité moderne, c’est l’idée d’Ulrich Beck, on passe alors au ré-enchantement du risque, puis à l’adaptation et à la résilience. D’autre part, du côté des limites, l’environnementalisme s’expose à la réactivation d’un vieux fonds qui existe aussi dans l’imaginaire politique moderne, celui de la fin du monde, qui donne aujourd’hui la collapsologie.

« La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. »

MLB : Vous proposez plutôt de partir des efforts théoriques qui, eux, optent pour ce que Bruno Latour appelle la symétrisation : l’anthropologie, l’historiographie postcoloniale et l’histoire environnementale.

PC : C’est le moment douloureux du livre parce que j’affirme que le coût d’entrée dans le nouveau paradigme politique qu’il faut mettre en place est très élevé. Ça ne peut pas être juste, comme avec le risque ou les limites, un remaniement à la marge d’un aspect du pacte libéral : faire la même chose dans un milieu fini ou en pilotant les externalités. La révision politique qui est nécessaire implique une révision idéologique qui ne l’est pas moins. On ne peut pas, pour le dire comme Philippe Descola, être révolutionnaire politiquement et conservateur ontologiquement ; ce qui implique de remanier le socle épistémologique propre aux sociétés modernes. Cela s’est fait de différentes manières, dans des traditions disciplinaires qui ne se connaissent pas et ne s’estiment pas nécessairement les unes les autres, mais qui toutes contribuent à la mise à distance de ce que j’ai appelé la double exception moderne : cette idée d’un peuple distinct des non-modernes et distinct du monde dans lequel il a décidé de s’installer. À l’époque où ces efforts épistémologiques ont commencé beaucoup de gens ont pris peur en disant qu’ils allaient détruire tout l’héritage des Lumières, qu’il ne resterait rien qu’un champ de ruines idéologiques, qu’une anomie intellectuelle qui ouvrirait la route au pire ; l’argument est d’ailleurs revenu après la victoire de Donald Trump. De fait, il y a de l’anomie épistémologique dans cet univers, comme toujours, mais si on essaye d’y mettre de l’ordre, on voit bien qu’en fait il s’agit toujours de revenir sur des ruptures de symétrie dans notre histoire : l’asymétrie de genre dont je ne parle pas, l’asymétrie entre nature/société et l’asymétrie Nord/Sud. Or, le point de recoupement entre les deux dernières c’est la question écologique. Donc il faut lire Claude Lévi-Strauss, Bruno Latour, Philippe Descola, Joan Martinez Alier, Dipesh Chakrabarty, entre autres, pour bien comprendre quelle est la nature de la menace à laquelle on fait face et quel genre de sujet politique va ou doit se constituer en conséquence. Les évidences ou les quasi-évidences qui nous viennent du XIXe siècle, du type, la menace c’est le marché et la réponse c’est la mobilisation du prolétariat, ne vont pas suffire, parce que trop dualiste, parce que trop occidentaliste, parce que trop ancré dans les coordonnées productionnistes modernes. Ce paradigme était très bien le temps qu’il a duré, dans les circonstances matérielles qui étaient les siennes, et je m’en déclare fièrement héritier, mais, disons, héritier inquiet. Les circonstances matérielles ayant changé, il faut que change aussi la forme du conflit social. Il y a une discontinuité matérielle qui produit une discontinuité dans les formes de conflictualité sociale. Si on ne l’accepte pas on va s’enfermer dans un paléo-socialisme inadéquat par rapport au type de monde dans lequel il se trouve.

MLB : Le socialisme est guetté par le risque du paléo-socialisme et l’environnementalisme a mené aux impasses de la résilience et de la collapsologie…

PC : Et j’ajoute : l’écologie c’est fini. L’attachement environnementaliste, la valeur verte, est une composante des alliances sociales qui peuvent aujourd’hui se prévaloir du statut de gardien, mais elle ne peut pas être la seule. D’autant plus que la construction intellectuelle et idéologique de l’écologie politique s’est faite dans une opposition aux classes populaires, dans une critique de la loyauté des classes populaires à l’égard du paradigme productif qui s’apparente à un mépris de classe qui la met en porte-à-faux dans son hypothétique statut de gardien.

« Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent. »

MLB : Quelles alliances sociales sont alors susceptibles d’assumer ce rôle de gardien du sujet politique de la crise climatique ?

PC : Je pense à une alliance de différents groupes. Un groupe plus radical des autonomistes, des zadistes, des gens pour lesquels le problème se pose en termes de transformation des modes de vie. Un autre groupe qui concentre les gens qui militent pour un nouvel État-social qui protège des risques sociaux et écologiques et qui mette en place des politiques publiques type Green new deal ; une sorte de jacobinisme vert plus facile à articuler aux demandes de justice industrialistes et qui fasse le trait d’union entre l’écologisme et la gauche anticapitaliste classique. Et un troisième groupe, en apparence beaucoup moins radical et surtout beaucoup moins nombreux mais beaucoup plus puissant, qui est celui des technocrates : une poignée de personnes à l’échelle de la population mondiale, mais capable de réorienter d’énormes flux de capitaux, de concevoir des infrastructures sobres, de mener la vraie lutte dans les banques, dans les cours de justice, etc. C’est ce que demandent les socialistes depuis Louis Blanc : de l’organisation ! Il faut que chacun de ces groupes apprenne à ne pas mépriser les deux autres parce que jusqu’à maintenant c’est grâce à ça que les libéraux dominent. La question des ZAD, par exemple, est très importante, et certaines sont allées très loin dans la mise en forme de nouvelles structures de propriétés. Et parallèlement, je rencontre de hauts fonctionnaires radicalisés, dont l’objectif de vie est de faire la peau au capital fossile et à certaines boîtes agroalimentaires. Des gens qui peuvent appliquer des modifications assez vites avec tout ce que ça implique de réadaptation : des nouvelles villes, de nouveaux systèmes de transports, etc. Pour l’instant, mon principal espoir est que le Zadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent.

MLB : On bute sur la question de l’échelle. Même si l’alliance entre ces groupes se fait, l’Europe est un nain économique et énergétique.

PC : C’est vrai, mais on sait aussi que l’économie est une chose très mimétique. Ce qui commence à se faire quelque part peut être répliqué ailleurs. Si ce sont les Américains qui commencent et que le mimétisme se fait chez nous et ailleurs, tant mieux. Mais ça peut aussi être nous, peu importe. Dans ma dérive centriste, j’irais même jusqu’à dire que le Green deal de Von der Leyen est bon à prendre. Évidemment, c’est sous-dimensionné, sous-financé, ce n’est pas ambitieux socialement, en gros c’est du capitalisme vert opportuniste, mais ça va faire naître des filières technologiques bas carbone, et puis cela peut avoir pour effet de donner envie au public d’en vouloir plus. Quand on aura constaté collectivement les premières évolutions, quand on aura démontré qu’il y a une voie, on pourra y aller vraiment en resocialisant massivement l’économie. Si on veut redessiner les villes, limiter la pression du marché de l’emploi sur la façon dont les gens se déplacent, on ne peut pas le faire sans resocialiser au sens classique du terme. Ça ne se fera peut-être pas sous la forme de la concrétisation d’un idéal mais en suivant un chemin technologique qui fait que la place du commun va grandir, presque par inertie. Si on veut limiter, absorber, contourner le choc climatique et, c’est encore plus urgent, préserver la biodiversité, il va falloir resocialiser. Si tu es centriste, tu commences par un capitalisme vert, si tu es de gauche, tu préfères faire les choses méthodiquement, en socialisant d’emblée, c’est plus rapide et plus efficace.

MLB : Mais est-ce que ça permet de répondre aux demandes de justice en préservant la démocratie ?

PC : C’est tout l’enjeu. Prenons l’exemple de la géo-ingénierie. Pour l’instant ça ne marche pas bien, on ne sait pas encore absorber du carbone efficacement à grande échelle, mais dans quelques années les technologies seront peut-être prêtes, et on ne parlera que de ça. Entre les mains de qui est-ce qu’on les place ? Celles d’Elon Musk, d’une agence d’État, ou d’une agence supra-étatique, et dans ce dernier cas avec quelle voix pour les pays du Sud ? Si c’est dans celles d’Elon Musk, il y a de grandes chances pour qu’il fasse de la géo-ingénierie au-dessus de son quartier de San Francisco et qu’il en fasse payer l’entrée. Pour l’instant c’est comme ça que les solutions sont conçues, comme des canots de sauvetage privés. À gauche, on est plutôt opposés à la géo-ingénierie puisqu’on se dit que c’est une solution technique qui escamote le problème politique de la pollution au carbone et on a raison. Mais quand la technologie existera elle sera mise en œuvre et si elle l’est autant qu’elle le soit dans des conditions socialement justes. Souvent, le bilan social des grandes innovations technologiques n’est pas terrible, elles ne font que consolider les inégalités ; si on essayait de viser mieux ? Ce sont des débats et des luttes qui vont arriver très vite, auxquels il faut se préparer parce qu’ils vont rebattre les cartes. Pour l’instant, on fait des COP avec les ONG, mais bientôt ce sera un Yalta du climat qu’il va falloir organiser – ce sera tout autre chose. L’écologie, c’est la vie bonne et de nouvelles habitudes de consommation, mais c’est aussi la guerre et la paix, l’ordre global. Ce sont des questions d’étatisation, de reconstruction, de planification sous contrainte : c’est de la grande politique.

 

[1] Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent le climat et https://www.cairn.info/publications-de-Antonin-Pottier–100119.htm

[2] Voir les travaux de l’historien Kenneth POMERANZ et notamment, Une grande divergence – La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2010.  

[3] William Stanley JEVONS, The Coal Question: An Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, 1865

[4] Antoine MISSEMER, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier, 2017

[5] Voir, Timothy MITCHELL, Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013.

[6] Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Seuil, 2012.

Les deux faces de l’inaction climatique

Brune Poirson, secrétaire d’État à la transition écologique en séance au Sénat, et Emmanuel Macron lors de son allocution au G7 à Biarritz

Le président Macron annonce le « virage écologique » de son quinquennat. Pourtant les politiques gouvernementales restent dans la lignée de l’inaction climatique de l’État français depuis des années. Une interview récente de la secrétaire d’État à la Transition écologique Brune Poirson dans laquelle elle fustige le « populisme vert » donne l’occasion de décrypter les ressorts de l’impasse dans laquelle se trouvent les politiques écologiques françaises. Structurée par deux figures antagonistes, les annonces magiques et les compromis dérisoires, elle ne pourra être dépassée qu’en promouvant, à la fois, une transition déclinée opérationnellement et un changement de paradigme économique. Retour sur les derniers paradoxes macroniens en matière d’écologie. Par Damien Mehl.


Le président Macron était en février dernier au chevet du Mont Blanc pour mettre en scène son engagement pour le climat. Mais la montagne a, à nouveau, accouché d’une souris : on met la biodiversité à l’honneur, mais il manque plus de 200 millions d’euros de budget à l’Office national qui doit la défendre ; on crée 4 nouveaux parc naturels régionaux, mais les grands projets inutiles continuent de fleurir comme le terminal T4 de Roissy ; on bannit l’avion pour les déplacements professionnels des 2,4 millions d’agents publics, mais on s’oppose à l’amendement visant à interdire certains vols intérieurs quand des alternatives en train existent.

En fait de « virage écologique du quinquennat », on reste malheureusement dans la lignée de la politique conduite jusqu’à présent. À ce titre, les propos tenus le 21 janvier par Brune Poirson dans le Figaro donnent un éclairage pertinent pour décrypter les codes d’une inaction climatique persistante.

Dans cet entretien, la secrétaire d’État à la Transition écologique s’en est prise à ce qu’elle a appelé du « populisme vert […], des responsables politique prêts à faire croire n’importe quoi en suggérant que tout est faisable en un claquement de doigts », prêts à « faire passer le réalisme pour un manque d’ambition ». Ce faisant, elle cherche à écarter les critiques récurrentes qui accueillent chacune des mesures écologiques du gouvernement : « Pas assez vite, pas assez ambitieux, pas assez fort » reprennent en canon oppositions et ONG…. Brune Poirson, dans la même interview, convoque, comme figure repoussoir, l’ancienne ministre socialiste de l’Environnement, Ségolène Royal, accusée de n’avoir pas géré ses dossiers et de n’en être restée qu’à des déclarations velléitaires, là où le gouvernement, lui, passe aux actes. On retrouve à travers ces propos le débat qui structure les politiques écologiques actuelles : le pragmatisme efficace ou l’ambition volontariste, les petits pas contre les grands objectifs.

Pourtant, au-delà de cette polémique, Mesdames Royal et Poirson sont en réalité les deux faces d’une même médaille, celle de l’inaction climatique.

D’un côté, l’annonce magique : il suffirait de viser un objectif ambitieux, si possible à grand renfort de trompettes médiatiques pour apporter des réponses aux défis environnementaux. Ségolène Royal a excellé dans cet exercice. Il suffit de se rappeler ses déclarations tonitruantes pour déployer plus de 1 000km de routes solaires alors même que le premier et seul kilomètre expérimental s’est avéré un fiasco. Ou l’absence totale d’anticipation de la baisse de la part du nucléaire qui a obligé N. Hulot, alors ministre, à en repousser la date. Mais elle n’est pas la seule dans le domaine… On peut citer le Grenelle de l’environnement de 2007 qui annonçait la baisse de 50% de l’usage de pesticides en 10 ans : faute des mesures concrètes quant à notre système agricole, on a constaté au final… une augmentation de +25% sur la période.

On voit actuellement se multiplier les annonces de changements radicaux à des échéances variées : ici une déclaration d’urgence climatique, là un territoire à énergie positive, ailleurs des neutralités carbones prochaines… On peut légitimement craindre que cela relève du même registre de postures incantatoires, tant elles sont rarement adossées à des programmes concrets de transition écologique dont le triptyque opérationnel est trop souvent absent : prévisibilité, irréversibilité, progressivité. Se fixer des objectifs ambitieux à la hauteur du défi environnemental est louable ; c’est inopérant si on ne se pose pas dans le même temps les questions comment et à quel rythme. Il faudrait exiger de tout politicien qui annonce un plan pour les décennies à venir de préciser par quelles mesures proportionnées à l’objectif il/elle commence le lendemain matin.

De l’autre côté, le compromis dérisoire : portée par une croyance libérale, cette autre face de la médaille reflète la conviction que rien ne se fera sans les acteurs économiques et la prise de conscience progressive de leur responsabilité dans la transition. Cela débouche sur des négociations pied à pied, mais dont les parties prenantes restent toutes deux embourbées dans les schémas de pensée productivistes qui sont justement à l’origine de la destruction du vivant et du dérèglement climatique. Et l’on est ainsi sommé de s’enthousiasmer pour la fin des plastiques à usages uniques pour 2040, la fin de la vente, mais pas de leur circulation, des véhicules thermiques pour la même date ou encore la fin du glyphosate pour une échéance… qui recule au même rythme que le temps passe.

C’est qu’au fond, ces compromis tellement éloignés des enjeux réels auxquels nous sommes confrontés sont extorqués à des opérateurs économiques qui n’en veulent tout simplement pas et qui luttent pour que rien ne bouge. Exagéré ? Qu’on en juge : P. Pouyanné, patron de Total, l’une des 20 entreprises contribuant le plus au changement climatique a ainsi déclaré le 14 janvier dernier que « les actionnaires… ce qu’ils veulent surtout [assurer], c’est la durabilité de nos dividendes » ; une note interne de BusinessEurope (le MEDEF européen) du 13 septembre 2018 explique la stratégie de communication pour s’opposer à toute hausse des ambitions climatiques de l’UE ; depuis l’accord de Paris, les cinq plus grosses entreprises pétrolières et gazières cotées en Bourse ont dépensé plus d’un milliard de dollars de lobbying pour retarder voire bloquer les politiques de lutte contre le changement climatique ; les géants de l’agrochimie manœuvrent pour faire annuler des lois limitant la production de produits dangereux pour la biodiversité et la santé ; 77% des entreprises de l’alimentaire se sont vues demander des baisses de tarifs lors des dernières négociations commerciales avec les mastodontes de la distribution ; l’industrie automobile déploie des fraudes massives pour contourner la réglementation anti-pollution des véhicules, etc.

On ne fera pas une transition écologique à la hauteur des enjeux en la négociant avec ces acteurs économiques-là, mais au contraire en leur ôtant tout pouvoir de nuisance : investissements publics démocratiquement décidés, isolation massive des logements, déploiement d’un système énergétique déconcentré basé sur les renouvelables, invention d’un nouveau modèle de mobilité libéré de la voiture, soutien inconditionnel à la conversion agroécologique de notre système alimentaire, fin des subventions aux énergies fossiles, arrêt de l’élevage industriel et de ses importations cause de déforestation… Autant d’actions concrètes indispensables qui vont directement à l’encontre des intérêts des grandes entreprises issus du modèle thermo-industriel : elles ont trop à y perdre pour en être des partenaires sincères.

Faute de transition écologique planifiée et de changement de paradigme économique, le gouvernement se condamne ainsi à l’inaction climatique, nourrissant un décalage grandissant entre les objectifs annoncés et la réalité des actions effectivement mises en œuvre. Le président Macron et son gouvernement, acculés dans leurs propres contradictions, s’en trouvent obligés, pour ne pas perdre la face, d’énoncer des « alternative facts » qu’on croyait réservés à l’administration Trump : on fanfaronne sur fond de Mer de glace sur le « combat du siècle », mais, en même temps, on recule devant la bataille à engager en retardant les objectifs de notre stratégie bas carbone. Cette distance entre les paroles et les actes vient raviver la méfiance grandissante envers les élites, déjà alimentée par l’accroissement des inégalités et la décrépitude du processus démocratique.

Lorsque de nombreux citoyens manifestent dans les rues en exhortant à « changer le système, pas le climat », quand des ONG attaquent l’État français en justice pour inaction climatique, ils ne réclament rien d’autre que de mettre fin aux annonces magiques et aux compromis dérisoires, de mettre enfin en cohérence les politiques avec les enjeux scientifiquement avérés. Mme Poirson, dans son interview au Figaro, accusait les populistes verts « [d’] utiliser l’écologie comme excuse pour casser le système actuel ». C’est parce que le gouvernement s’évertue à promouvoir une économie qui détruit la nature et le vivant que les collectifs et les citoyens engagés pour le climat veulent faire l’inverse : reconstruire un système solide car cohérent, celui-là, avec les écosystèmes.

Municipales : le Pacte pour la Transition prépare-t-il l’union des gauches écologistes ?

Quoiqu’on en pense du localisme et a fortiori dans le climat de décomposition politique actuel, les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Mais alors que la bataille fait rage dans la capitale, les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition, ses trois principes et 32 mesures définis nationalement et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment parisien est-il le signal d’un glissement politique ?


Les élections municipales à Paris ont toujours un parfum de national. Bien entendu, cette majorité comme toutes les autres affirmera qu’il s’agit d’un scrutin local qui ne vient pas sanctionner une politique nationale et/ou que de toute façon, la majorité en place est toujours sanctionnée aux élections locales, ce qui n’est effectivement pas loin d’être vrai : l’effondrement du Parti Socialiste entre 2012 et 2017 à toutes les échelles et élections territoriales en est l’exemple le plus spectaculaire et significatif. Pour autant, les oppositions n’auront pas totalement tort de clamer que la politique nationale est effectivement dans le viseur : selon un sondage Odoxa-CGI diffusé mardi 28 janvier, 30% des Français souhaiteraient sanctionner l’exécutif macronien à l’occasion des élections municipales.

Le scrutin de la capitale est d’autant plus national que Paris a été l’un des principaux bastions d’Emmanuel Macron durant les élections présidentielles. Il y avait récolté près de 35% des suffrages au premier tour : une défaite y serait doublement amère. Paris reflète également l’état instable des oppositions, et de la gauche et des écologistes en particulier, qui continuent leurs chevauchées solitaires. Pour encore longtemps ? Les principales listes écologistes et de gauche viennent de s’engager peu ou prou sur un texte d’engagements communs, le Pacte pour la Transition. Ses 3 principes et 32 mesures ont été conçus à l’échelle nationale, et portés localement par un collectif d’habitants et d’associations. Ce moment de convergence parisienne est-il le signal faible d’un glissement politique de plus grande ampleur ?

(source : https://www.pacte-transition.org/#pacte)
Les soixante ONG porteuses du Pacte pour la Transition.

Qu’est-ce que le Pacte pour la Transition ?

L’histoire commence fin 2019 lorsque le Collectif pour une Transition Citoyenne (CTC), composé d’une soixantaine d’ONG, lançait le Pacte pour la Transition, applicable dans les communes.. Le principe d’application est simple : des collectifs locaux et apartisans vont à la rencontre des listes candidates et leur demandent, quelle que soit leur couleur politique, de s’engager sur au moins 10 de ces 32 mesures. La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif : c’est du côté du Pays basque qu’il faut aller chercher pour en comprendre la préhistoire. C’est en effet sur la terre natale du désormais bien connu mouvement citoyen de mobilisation contre le dérèglement climatique, Alternatiba, que dès 2014 des habitants appelaient leurs futurs élus à s’engager sur des mesures écologiques.

La démarche fait penser au principe de la Charte de Nicolas Hulot aux élections présidentielles de 2007, en plus participatif

On retrouve Alternatiba, qui a bien grandi depuis, au coeur du CTC qui porte aujourd’hui la démarche du Pacte pour la Transition sur l’ensemble du territoire. Et c’est de manière très révélatrice que la conférence de Presse du 4 mars 2020 qui réunissait le collectif parisien du Pacte et un certain nombre de listes candidates a également été l’occasion de tirer un premier bilan national : des collectifs citoyens se sont déclarés sur près de 2400 communes et ont annoncé officiellement la signature d’environ 300 pactes locaux pour la transition.

Car l’idée sous-jacente est bien de faire de la transition écologique, sociale et démocratique, un horizon politique commun et structurant tant pour les partis que pour l’électorat. Ainsi, lorsque quatre listes parisiennes affichent chacune leur engagement sur au moins 29 des 32 mesures, sur la même scène et lors d’une conférence de presse commune, on peut s’interroger : le Pacte serait-il l’ingrédient tant attendu d’une convergence politique des luttes ?

(source : http://www.enbata.info/articles/municipales-2014-lheure-du-bilan/
Photo officielle des maires du Pays Basque français engagés lors des élections 2014 dans le Pacte porté alors par Alternatiba.

A Paris, quel impact pour le Pacte ?

La première chose que l’on remarque, ce sont bien entendu les absents. C’est avec beaucoup de sobriété que Stéphanie Boniface, membre du collectif de citoyens parisiens porteurs du Pacte, explique que les listes de Serge Federbush (Rassemblement National) et de Marcel Campion “n’ont pas donné suite”, de même pour Rachida Dati (Les Républicains) qui a plus ancré sa campagne sur la sécurité et le déploiement d’une police municipale armée que sur ses ambitions écologiques.

Au sujet d’Agnès Buzyn (La République en Marche), la porte-parole se veut plus précise, annonçant que la candidate de la majorité présidentielle a indiqué son intérêt pour le Pacte, mais qu’à quelques jours du scrutin, ses propositions programmatiques sont encore loin de satisfaire les ambitions des 32 mesures. Le fait est révélateur de la difficile installation de la désormais ex-ministre de la Santé, grippée dans les sondages à la troisième position malgré son éloignement du dossier “coronavirus” : l’opération désespérée de sauvetage de son bastion parisien par le gouvernement semble d’autant plus tourner au désastre qu’il y a investi (ou sacrifié) l’un de ses rares éléments réputés fiables. Elle n’a en tous cas pas convaincu davantage que son prédécesseur sur la question de la transition.

Présentation listes
Les différentes listes signataires du Pacte pour la Transition introduites par Stéphanie Boniface (à droite), membre du collectif parisien du Pacte. De gauche à droite : Isabelle Saporta, Danielle Simonnet, Vikash Dhorasoo, Antoinette Gulh, Célia Blauel.

Si le député européen Yannick Jadot (Europe Ecologie Les Verts) affirme régulièrement que l’écologie n’est ni de droite, ni de gauche, force est de constater que la droite parisienne s’est donc, par échec ou conviction, inscrite très clairement en dehors du Pacte. A l’inverse, la question de la transition a laissé paraître un vivier important d’idées communes entre les listes candidates plus à gauche menées par Anne Hidalgo (Paris en Commun – Parti Socialiste), David Belliard  (L’écologie pour Paris – EELV), Danielle Simonnet et Vikash Dhorasoo (Décidons Paris – France Insoumise), mais aussi Cédric Villani.

Le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées

Si les Insoumis et les Écologistes ont signé les 32 mesures proposées (avec des niveaux d’ambition variables, comme le propose le Pacte) contrairement aux listes conduites par la maire sortante et le député mutin de la majorité qui en ont signé 29, le Pacte se veut révélateur d’une certaine communauté d’idées. Une convergence qui était déjà apparue lors d’un débat qui avait pris place le 25 février à la Base où les représentants des listes avaient donné l’impression d’avoir sur ces sujets de politique locale bien moins de divergences que de convergences, certes avec des nuances importantes dans la méthode et les ambitions, mais tout de même : qualité de l’alimentation dans les cantines, lutte contre le dérèglement climatique, amélioration des mobilités, rénovation thermique des bâtiments, ou encore, gestion plus ambitieuse des déchets sont apparues comme des objectifs communs, y compris du côté d’Isabelle Saporta qui représentait Cédric Villani. Alors, l’heure est-elle au grand rassemblement de l’écologie politique ?

La gauche parisienne et l’enjeu de la recomposition : mission impossible ou impasse politique ?

La question du rassemblement se pose d’autant plus que ce 4 mars 2020, le jour même de la présentation officielle du Pacte parisien et de ses signataires, François Ruffin déclarait au micro de France Info désirer une candidature unique à gauche pour les élections présidentielles de 2022 : “Il faudra éviter les logiques partidaires et suicidaires, si chacun y va dans son couloir, on est cuits.” Pour autant, alors même que les listes candidates concernées dans la capitale affirmaient un horizon politique commun à travers le Pacte pour la Transition, cette vitrine nationale parisienne offrait une image très peu unitaire ce 4 mars, les représentants profitant de l’événement pour affirmer leurs différences et divergences.

Premier indice de la désunion et principale cible des échanges lors de la conférence de presse, la liste d’Anne Hidalgo a essuyé les tirs les plus nourris. La plus virulente dans cet exercice a été Isabelle Saporta qui a attaqué la politique de la majorité socialiste, représentée par Célia Blauel, tant pour sa politique “debétonisation” que pour ses “conflits et frictions” avec le Conseil Régional dirigé par Valérie Pécresse, et les conséquences sur le manque de cohérence dans les politiques de transport et mobilités. Danielle Simonnet n’a pas non plus épargné la maire de Paris, critiquant la cherté des loyers pour les revenus les plus modestes et ses implications écologiques du fait de l’accroissement de la distance domicile-travail. Des critiques reprises en partie par Antoinette Gulh (L’écologie pour Paris – EELV), faisant apparaître une étonnante confluence de points de vue entre insoumis, écologistes et villanistes.

Jusqu’à ce que Danielle Simonnet réponde aux appels du pied d’Isabelle Saporta en affirmant clairement que les Insoumis ne “s’allieront jamais à des macronistes”. Propos appuyés par Vikash Dhorasoo qui a rappelé le soutien du député Cédric Villani au CETA, à la réforme des retraites ou encore à la loi Asile Immigration, l’ancien meneur de jeu des Bleus désormais candidat à la mairie du 18e arrondissement affirmant l’attachement de sa liste à “une écologie radicale et populaire”. Ce rejet des Villanistes par les Insoumis a fini d’enterrer le projet de grande coalition climat rêvée par David Belliard, ambition déjà fragilisée du fait de la participation des écologistes à la politique des précédentes mandatures.

Ainsi, quand Danielle Simonnet déclare préférer une “Ville écologique aux Jeux Olympiques”, elle ne fait pas qu’affirmer la spécificité de sa candidature à Paris par rapport aux autres listes : les propos de la candidate insoumise révèle que pour elle et son camp politique, la transition se situe en claire opposition à l’économie de marché et les grands projets qui l’incarnent, rendant improbable le scénario d’une convergence au second tour des élections municipales. Or à en croire les pronostics de François Ruffin pour la Présidentielle, c’est bien avant le premier tour que les forces politiques en faveur de la transition devront converger si elles espèrent pouvoir arriver au pouvoir. C’est peut-être en cela que transparaissent les limites actuelles d’un Pacte pour la Transition qui ne parvient toujours pas à réconcilier les gauches historiques.

La démarche de l’avenir, et l’avenir de la démarche

Mais n’est-ce pas trop en attendre d’un projet si neuf ? Certes le péril écologique est grandissant et rend plus urgente que jamais la convergence politique invoquée par François Ruffin : sans réaction politique forte au dérèglement climatique, le territoire français sera devenu littéralement invivable avant 2100. (source : https://www.pacte-transition.org/#welcome)

Carte représentant la répartition des communes signataires du Pacte sur l’ensemble du territoire métropolitain.La démarche du CTC est d’autant plus intéressante qu’elle conjugue plusieurs dimensions : l’alliance des expériences et savoir-faire d’associations non-marchandes et d’acteurs de l’économie sociale et solidaire marchande pour accompagner les territoires et collectivités en désir de transition ; l’affirmation progressive d’un imaginaire nouveau et commun, notamment à travers le développement de la Fête des Possibles (la prochaine édition aura lieu fin septembre 2020) ; le développement d’un municipalisme dans lequel la démocratie représentative est enrichie d’outils de démocratie directe. En l’espace de quelques mois, ce sont plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte et l’avenir de ce dernier dépendra, comme pour beaucoup de mouvements sociaux et écologiques actuels, de l’élargissement de son socle populaire et territorial.

Ce sont aujourd’hui plus de 6500 citoyens et citoyennes dans près de 2500 communes qui sont engagés dans la démarche du Pacte

Si le Pacte pour la Transition n’a pas rebattu les cartes des élections municipales à Paris, il aura réussi son entrée dans le jeu politique en un moment et un lieu déterminant de l’espace politique, notamment à gauche. Peut-être aidera-t-il dans les prochaines années et d’ici les élections présidentielles à répondre à la question suivante : l’impératif d’une transition écologique, sociale et démocratique dans le réel débouchera-t-il d’ici 2022 à une convergence politique autour d’un programme (ou pacte) commun porté par une candidature commune ? Inversement on pourra se demander quelles sont les barrières qui empêchent aujourd’hui l’avènement de cette union sacrée qui a manqué à la gauche en 2017.