« Avoir de la pub est une décision politique » – Entretien avec Eric Piolle

Eric Piolle, maire de Grenoble. © Ville de Grenoble

Depuis 2014, Grenoble, jusqu’alors bastion du Parti socialiste, est dirigée par une majorité EELV-PG qui compte plusieurs militants des mouvements sociaux. Malgré cette victoire, la ville fait toujours face à une situation budgétaire difficile et les leviers du pouvoir municipal ont de nombreuses limites. Alors qu’arrivent bientôt les prochaines élections municipales, nous avons interrogé Eric Piolle, le maire de Grenoble, sur certains enjeux marquants de son mandat afin de mieux comprendre le potentiel d’une gestion municipale progressiste.


LVSL – Commençons par les élections municipales de 2014 : qu’une liste du courant municipaliste portée par les citoyens qui se revendique de la gauche et de l’écologie politique, parvienne à gouverner une des plus grandes villes de France, c’était exceptionnel. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque et pourquoi n’était-ce pas le cas ailleurs?

Eric Piolle – Je pense qu’à Grenoble, comme ailleurs, l’écologie politique est ancrée dans la citoyenneté locale et avait démontré sa capacité à porter l’intérêt général, sa capacité de travail, d’ouverture et d’exigence. D’abord, cela était porté par des listes d’une écologie politique locale, « Ecologie et solidarité » de manière autonome depuis 1977, sauf en 1983, qui reste un mauvais souvenir pour la gauche et les écologistes à Grenoble avec l’élection du maire corrompu [Alain Carignon devient maire RPR de Grenoble, jusqu’alors bastion de la gauche, et sera condamné à de la prison ferme en 1996, il prépare son retour pour 2020, ndlr]. La reconquête de la remunicipalisation de l’eau à la fin des années 1990 est devenue emblématique, après sa privatisation liée à la corruption de Carignon et de ses équipes, puis l’atermoiement du PS lors de la victoire de 1995. Une eau pure et non traitée, des investissements triplés, une baisse du prix pour l’usager, un comité d’usagers… cette vraie exigence de bonne gestion du bien commun a marqué le territoire. Évidemment, il y a eu la rupture de 2008 quand les sociaux-démocrates ont préféré s’allier avec des anciens adjoints de Carignon, avec le président des amis de Nicolas Sarkozy pour l’Isère en 2007, tout ça pour ensuite se débarrasser de ces partenaires exigeants en 2008. On avait également le succès de la caserne de Bonne, premier écoquartier de France qui avait été porté par l’adjoint de l’urbanisme qui était la tête de liste de 2001. Des succès concrets qui parlent au quotidien, une exigence autour de l’intérêt général qui parlent aux gens donc. Ça existe ici, mais aussi sans doute dans bien d’autres endroits , parce que ces mouvements écologistes et citoyens ont cette caractéristique d’un travail des dossiers, d’un engagement etc.

Là où nous avons porté une vision politique nouvelle, c’est qu’au lieu de voir ces différents contre-pouvoirs comme des victoires particulières ou une corde de rappel sur un pouvoir social-démocrate déviant, notre parti pris a été le suivant : nous étions potentiellement en capacité de proposer un projet qui corresponde à une majorité culturelle et nous permettant, nous, de devenir les leaders de cette majorité pour la mettre en acte. Je crois que c’est ça le gros travail qui a été fait. Bien sûr, nous étions beaucoup à faire depuis longtemps le diagnostic d’un effondrement du bipartisme. Avec Macron, il s’est trouvé un avatar supplémentaire, mais qui est la fusion d’un bipartisme qui s’effondre parce qu’il n’y a plus de différences idéologiques et de capacité à apporter un progrès sur à peu près tout… Ce sont devenus des syndicats d’élus, de simples gestionnaires, incapables de saisir les défis de la société d’aujourd’hui. On a aussi un pôle de repli sur soi autour de l’extrême-droite qui a une stratégie de prise du pouvoir par les élections et qui l’a déjà fait dans l’histoire, et de l’autre côté un champ potentiellement important mais qui n’arrivait pas à accéder au pouvoir parce qu’il se vivait comme contre-pouvoir, comme une constellation de petits contre-pouvoirs et n’était pas capable de se mettre au service d’un projet qui dépasse les formations politiques.

C’est ça notre aventure. De fait, ce pari a été couronné de succès. Ça a changé notre structure mentale de devoir proposer un projet de majorité et non pas un projet de négociations à la marge entre les deux tours. Nous avons pensé une façon d’aborder l’exercice du mandat, de rassembler en amont et ça a rencontré un souffle parmi les citoyennes et les citoyens, d’abord pendant la campagne, puis après les élections. Pour moi ce n’est pas une surprise, j’ai travaillé à cela pendant trois ans quand même. Le plus compliqué, le plus long, c’est ce changement culturel au préalable, mais on s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire elle existe différemment ailleurs. Ceux qui me disent « Oui, mais à Grenoble c’est très spécifique… », je leur rappelle que les écolos ont fait 15% à l’élection de 2008. Or, il y a d’autres grandes villes où les écolos font autour de 15% et où il y a eu des grandes victoires symboliques. Donc il y avait ces conditions ici mais elles existent aussi ailleurs.

L’écoquartier de la Caserne de Bonne © Alain FISCHER 2013, Ville de Grenoble.

LVSL – Au moment où vous récupérez la gestion de la ville, Grenoble est confronté à des difficultés financières graves. La dette de la ville la met sous la menace de la tutelle de l’État, les impôts locaux sont d’ores-et-déjà assez élevés, et en plus les dotations de l’État diminuent. Comment maintenir une gestion budgétaire correcte dans cette situation ? Quels arbitrages avez-vous fait ?

EP – D’abord on peut se battre politiquement contre le choix qui a été fait par les présidents successifs, et encore plus par l’actuel, de se soumettre à l’emprise de la finance. Il faut rappeler qu’en l’espace de moins de 5 ans, 3 000 milliards d’euros ont été créés dans la zone euro et que personne n’a vu la couleur de cet argent, ni les États pour leurs politiques publiques, ni l’Europe pour la transition énergétique et sociale, ni les collectivités qui ont vu leurs ressources baisser. Cet argent est parti dans la spéculation et prépare une bulle qui va finir par éclater. Il y aura une nouvelle crise financière, sauf que celle de 2008 a été contenue par les pouvoirs publics via une hausse de 20 points de l’endettement dans tous les États, cette fois-ci ils auront moins d’outils pour lutter contre. Donc on est plus exposé et c’est plus dangereux.

Après, une fois que ce choix-là est fait au niveau national, nous, en tant que collectivité, on a des règles d’or à respecter. Or, il était clair qu’il y avait un ressentiment face à notre succès de 2014, comme si c’était un jeu de ping-pong entre la droite et la gauche et qu’on leur avait piqué la balle. Il y avait vraiment une union sacrée pour venir nous taper dessus et pour nous faire rendre la balle. Dans ce cadre-là, il était clair de notre point de vue qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous avons donc fait le choix délibéré de garder le contrôle politique de la situation. Dans les derniers comptes administratifs disponibles, ceux de 2012, on découvre une épargne nette négative et deux éléments qu’on connaissait : nous avons les impôts les locaux les plus hauts des villes de plus de 5000 habitants et nous sommes dans le top 5 de la dette par habitant des villes de plus de 5000 habitants, plus de 50% au-dessus de la moyenne.

« Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! »

Nous nous sommes fixés le prérequis suivant : « On garde le contrôle de la situation, on ne s’expose pas à une mise sous tutelle ou un pilotage de l’extérieur ». Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! Donc il nous faut à la fois retrouver une épargne nette positive pour respecter les deux règles des collectivités locales qui empêchent la mise sous tutelle et absorber cette baisse de 20 millions.

Les premières mesures sont des mesures de sobriété dans le train de vie de la mairie, qui conviennent finalement à tout le monde ou presque, ça allait très bien avec le fait qu’on voulait casser le mur entre les citoyens et les élus, donc on baisse nos indemnités. Il faut rappeler qu’en 2008, la réaction du PS face à la crise, c’était de se voter une hausse d’indemnité de 25% en 2008 et d’augmenter les impôts de 9% ! Nous, on baisse les indemnités, on rend les voitures de fonction, de toute façon on se déplace à vélo, à pied ou en transports en communs et on applique aussi une sobriété dans les notes de restaurants, qui ont été divisé par trois c’est quand même notable. D’ailleurs les restaurateurs ont senti passer la pilule, mais ces genres de restaurant ont retrouvé une clientèle.

Sobriété et efficacité aussi dans les modes de gestion : on peut souligner la régie du téléphérique qui perdait de l’argent et qui, sous l’impulsion de son président Pierre Mériaux, en regagne. On peut citer Alpexpo qui était un gouffre financier à plusieurs millions d’euros par an et qui est revenu à l’équilibre sous l’impulsion de son président Claus Habfast. On peut citer le palais des sports qui coûtait 1,7 millions d’euros d’argent public pour une gestion par une association privée qui organisait à peu près 10 événements publics par an. Maintenant, ils nous coûtent 700 000 €, on a économisé 1 million d’euros, et on l’a ouvert en termes de nombre et de diversité d’évènements, ce lieu emblématique des Jeux olympiques de 1968 est redevenu un endroit fréquenté par toute sorte de Grenoblois et de Grenobloises. Pour les 50 ans des JO, on a mis en place une patinoire gratuite pendant plusieurs semaines, on a fait des galas, des entreprises privés le loue, il y a des concerts de 7000-8000 spectateurs, il y a de tout.

Tout ça nous a permis de survivre, de passer le cap des premières baisses de dotations. Et puis derrière, nous avons lancé une réflexion autour du périmètre de l’action publique pour avaler les deux autres tiers de baisses des dotations. On l’a fait dans un format original, pas dans un pouvoir hiérarchique concentré au niveau du maire et ensuite descendant dans les services via le directeur général des services, mais dans un système de réseau où les élus et les directeurs travaillent ensemble pour questionner le périmètre d’action de la ville au regard de trois axes :

D’abord, un axe d’efficacité de bonne gestion autour du patrimoine, des tarifs, etc. Ensuite un axe autour des compétences, sur ce qu’on fait alors que ce ne sont pas nos compétences ou comme opérateur des autres, mais avec des écarts de financement colossaux entre ce qu’on nous donne et ce qu’on dépense. Enfin, un troisième axe autour de la culture urbaine est de repenser la ville. On est la troisième ville-centre la plus dense de France, il faut repenser les questions de coutures urbaines pour éviter cette fermeture latente qui s’est fait avec les années. Autour de chaque quartier, il doit y avoir tout, comme c’est un petit monde. Il faut une école primaire tout près de chez soi où l’on va à pied, avec les enfants, mais un collège ou une piscine ça peut être un peu plus loin. Par exemple, quand vous faites votre passeport une fois tous les cinq ans, si c’est dans trois lieux au lieu de sept, c’est possible. C’est un plan qui se déploie depuis mai 2016 et qui est train de se terminer. Ça ne nous permet pas de retrouver une situation financière très réjouissante, mais de rester à flot, de garder le contrôle politique et d’avoir quand même des moyens d’action.

LVSL – Grenoble est parfois dépeint comme le « Chicago français » en raison de l’insécurité. Récemment, des violences urbaines ont eu lieu suite à la mort tragique de deux jeunes sur un scooter volé. Cette question de la sécurité en pose beaucoup d’autres : la légalisation du cannabis que vous portez mais qui n’avance pas dans le débat politique en France, la question de la Police de sécurité du quotidien dont l’expérimentation vous a été refusée par Gérard Collomb, la vidéo-surveillance… Comment répondez-vous à cette demande de sécurité légitime qu’ont les citoyens, même si elle est parfois utilisée à mauvais escient à des fins politiques ?

EP – Dans ce débat sur la sécurité, il me semble d’abord important de ne pas se faire enfermer uniquement sur la question de la sécurité physique qui s’est tendanciellement quand même largement améliorée en France et partout en Europe : les homicides ont fortement baissé et désormais la catégorie majeure dans les chiffres de la criminalité, ce sont les vols de voitures et les vols d’objets dans les voitures, qui ont aussi fortement baissé. Même les cambriolages de commerces sont en forte chute, parce qu’il y a moins d’argent liquide qui circule. Et en parallèle, on a une montée générale de la violence dans la société, on le voit évidemment dans les mouvements sociaux: la parole disparaît et on se retrouve coincé entre une violence d’État et une violence sociale pour s’exprimer. La sécurité, c’est donc un champ assez large. Nous, notre objectif est de garantir des sécurités en matière de biens communs, de liberté de contribuer, de garantir la sécurité du logement, de l’alimentation, de l’accès à la mobilité… Si l’on oublie cela, on masque des enjeux relatifs à la sécurité. Nous avons donc une vue globale sur la sécurité.

« Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal. »

Maintenant, évidemment la sécurité physique à Grenoble est une question latente et réelle depuis des décennies. Nous sommes à la fois là pour assurer la tranquillité des publics via notre police municipale, l’une des plus importantes de France numériquement, et en coopérant avec l’État dans ses missions régaliennes. Dans le cadre de cette coopération, nous disons : notre politique de lutte contre la drogue est en échec total, en matière de santé publique, en matière de sécurité avec la violence entre trafiquants et de violence de ceux qui sont sous l’emprise de la drogue. Mais c’est aussi un échec dans la capacité de la République à avoir des pouvoirs régaliens en situation acceptable : il y a une violence pour les policiers dans leur travail à être exposés à des trafiquants au vu et au su des habitants sans pouvoir y répondre. C’est extrêmement violent pour les policiers de passer devant des dealers qui sont assis dans des canapés à 100 mètres du commissariat et ne pas avoir, objectivement, les moyens humains et techniques, les outils législatifs pour lutter contre cela. Donc ils sont interpellés par les habitants qui leur disent: « Regardez, vous voyez bien ! Et vous ne faîtes rien ? ». Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal.

Face à cet échec, la légalisation du cannabis est une solution, on le voit maintenant : plus de dix États américains l’ont légalisé, le Canada depuis l’automne, le Portugal il y a fort longtemps. Je suis convaincu qu’on le fera, parce que tous ceux qui ont mené des politiques ultra-répressives se sont cassé les dents sur leur propres échecs. Au-delà de la drogue, notre volonté est d’avoir une police municipale qui est connue et reconnue des habitants, qui connaît le territoire et qui coopère avec d’autres acteurs en matière de sécurité. C’est ce travail que l’on fait tous les mois lorsque l’on fait des conseils de quartiers, des conseils de prévention de la délinquance dans chaque secteur de la ville. On étudie des cas très concrets de jeunes qui sont en train de basculer et on voit comment on peut les récupérer. C’est un travail de vigilance de terrain qui est porté par des élus tous les mois, avec différents acteurs, un travail de fond sur l’éducation. C’est aussi un travail sur la parole : dans le cadre de la Biennale des villes en transition, il y avait pour la deuxième fois un concours d’éloquence avec des entraînements pour des jeunes issus de quartiers populaires qui n’ont pas forcément les codes de la parole publique ou en tout cas pas de celle qui est acceptée par les institutions. Pour nous, faire émerger la parole c’est lutter contre les inégalités sociales, c’est aller chercher des compétences, des talents qui ne peuvent pas s’exprimer, mais aussi une forme de lutte contre la violence. C’est dans la disparition de la parole que naît la violence.

Après, on a pris des mesures très concrètes: on a rajouté une équipe de nuit au printemps dernier, on a équipé nos équipes de nuits de pistolet à impulsion électrique, adaptés à réguler la vie nocturne et à répondre au développement de cette violence au couteau. C’était important pour les conditions de travail des policiers et l’exercice de leurs missions. Nous avons acheté des caméras piétons pour clarifier l’interface entre notre police municipale et les citoyens. Là encore, c’est amusant : l’État nous dit : « Vous ne faîtes rien », alors qu’en fait on attendait le décret d’application depuis presque un an, il vient de sortir. On a aussi donné des moyens d’entraînement solides avec un nouveau dojo.

Nous faisons donc ce travail là, mais sans oublier les dimensions de prévention, d’une police au milieu des citoyens. Maintenant, c’est frappant mais c’est symptomatique, la présence policière ne rassure pas : aujourd’hui, quand vous voyez des policiers, vous vous dites « Je suis au mauvais endroit, c’est dangereux ! Il se passe un truc grave, il faut que je me cache ». C’est sidérant. Je le vois même avec les enfants : les parents avec des poussettes, s’ils voient un camion de police, ils pourraient se dire « Je suis en sécurité, il y a la police », or c’est l’inverse. On a totalement retourné la logique d’avoir une police parmi les habitants, qui est là pour la protéger, on a seulement une police d’intervention. Evidemment, ça amène des limites au dialogue.

C’est aussi ce qu’on voit dans les quartiers à la suite du drame de la mort de Fathi et Adam, il y a une colère qui s’exprime. Ce qui ressurgit à ce moment-là, c’est la discrimination reçue, réelle et perçue. Pourtant, l’ensemble des acteurs de terrains, des salariés, des associations, des bénévoles ont été à l’écoute. Les parents ont été extrêmement forts et dignes, ils sont sortis de leur deuil pour faire un appel au calme et demander à ce qu’il n’y ait pas de drame rajouté au drame. Nous avons été, moi y compris, à l’écoute et déterminés à continuer de tisser des liens dans ce quartier et dans les autres quartiers pour éviter cette propagation fondée sur le sentiment de l’injustice. Le procureur de la République a lancé une enquête pour connaître exactement les faits, c’est important parce que l’aspiration à la justice est grande. En définitive, je crois qu’il faut donc élargir cette thématique de la violence, on le voit avec le mouvement des gilets jaunes, c’est du jamais vu, une telle violence dans les manifestations. C’est important de le dire, ce n’est pas cantonné à des jeunes de quartiers relégués, loin de là. Il y a une sur-angoisse dans la société et peu d’espace de dialogue.

LVSL – Pour rebondir là-dessus justement : À la mairie, pour développer la démocratie participative, vous avez mis en place un budget participatif comme d’autres villes en France, mais aussi essayé quelque chose qui s’apparente au Référendum d’initiative citoyenne revendiqué par les gilets jaunes, mais celui-ci a été retoqué il y a quelque temps. Que mettez-vous en place au niveau de la démocratie directe ou participative à Grenoble et plus précisément via ce Référendum d’initiative citoyenne ?

EP – Pour nous, il faut s’entraîner à la démocratie, ça s’apprend. Pour les budgets participatifs, plus de 1000 personnes ont participé au dépôt des projets, donc ça mobilise, et c’est le cas dans tous les quartiers de la ville, à tous les âges. On l’a ouvert à l’ensemble des résidents, mais également aux mineurs et on voit que ça se diversifie. C’est réjouissant comme exercice de la démocratie, mais ça transforme aussi complètement notre ville, ça évite d’avoir des villes aseptisées où tout est partout pareil. Par définition, ce sont des projets spécifiques qui sont portés par les habitants, jamais vous retrouverez la Dragonne de la place Saint Bruno dans une autre ville. Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public: on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. Sur l’idée d’Antoine Back, un des élus de secteurs, on a lancé il y a un an des chantiers « ouverts au public », comme pendant des chantiers interdits au public, ça marche extrêmement bien, beaucoup de gens viennent, portent des idées d’aménagement d’espaces publics délaissés ou en friche, et les transforment avec des agents à nous qui ont plaisir à transmettre et partager leurs savoirs. C’est un entraînement qui passe évidemment par les phases d’aménagement urbain que nous avons lancées nous, avec des diagnostics partagés et de la co-construction en amont, des phases d’informations, de concertation sur des projets déjà très cadrés. Nous avons cette volonté d’expliciter quel est l’enjeu. On a lancé des conseils citoyens indépendants qui reçoivent aussi une formation certifiée par Sciences Po. Les conseils citoyens sont indépendants, ils sont en capacité de poser des questions orales, des questions d’actualités au début des conseils municipaux, ce qu’ils font assez largement. On a aussi lancé des formations pour les citoyens sur le budget municipal organisées par nos services financiers, qui ont attiré beaucoup de monde initialement. C’est la première fois qu’un service finance va au contact des citoyens, c’est très intéressant pour eux : ils mettent en valeur leur métier, se questionnent sur le sens de leur métier, sur comment on l’explique à l’extérieur, aux citoyens. Maîtriser comment fonctionne un budget municipal, c’est de l’éducation populaire.

« Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public : on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. »

Sur le référendum, dans notre cas c’était une votation citoyenne, on avait deux objectifs : d’abord pouvoir, par un droit de pétition, amener un sujet de débat au conseil municipal qui n’est pas dans le radar des élus et ou qui est connu mais remis à plus tard alors que l’enjeu est en fait immédiat. La deuxième chose, c’était la votation citoyenne comme droit de veto par rapport à une équipe : durant les élections, les citoyens choisissent un maire et une équipe avec un projet, un style, une méthode mais il se peut que sur telle ou telle propositions, les citoyens ne soient pas d’accord. Nous, on avait 120 propositions et si les citoyens veulent faire différemment, on se plie à cette décision. Effectivement, ça a été attaqué en première instance, où nous avons perdu, nous sommes maintenant en appel… On a été attaqué à la fois parce que l’État gouvernant, Macron en l’occurrence, continue les attaques lancées par Valls, à qui cela posait problème de déléguer la décision aux habitants et parce que c’était interdit de faire voter les mineurs et les résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. C’est totalement anachronique quand on voit maintenant les thèmes du Grand débat et le besoin d’expression dans le mouvement des gilets jaunes… Il y a une surdité. C’est assez marrant parce que pleins de gens sont venus nous voir pour ces expériences, pour mener des missions parlementaires, et dans le même temps on se fait attaquer, casser par le gouvernement Macron. Mais je pense que le débat va forcément revenir sur la table grâce à la mobilisation des gilets jaunes.

LVSL – Sur votre politique de transport : vous avez limité la place de l’automobile en ville en limitant la vitesse, en instaurant la piétonisation dans certaines rues et avec une politique différente sur les parkings. Se pose alors la question du niveau de développement des transports en communs, parce qu’il faut bien proposer des alternatives. Parmi les 120 propositions sur lesquelles vous avez été élu, l’une était la gratuité des transports publics pour les jeunes de moins de 25 ans. Aujourd’hui la gratuité des services publics progresse comme idée, en France on a l’exemple de Dunkerque pour les transports en commun. Quel regard avez-vous sur cette question de la gratuité des transports public ? Rappelons qu’il y a une enquête préliminaire sur le sujet lancée par le SMTC.

Avec Strasbourg, Grenoble est la ville où la part du vélo dans les déplacements est la plus forte en France: plus de 15% en 2017 © Sylvain Frappat – Ville de Grenoble 2017

EP – Il y a effectivement une étude lancée par le SMTC. Tout à l’heure, nous parlions de garantir des sécurités : nous, ce qui nous intéressait dans la gratuité pour les 18-25 ans, c’est que les dépenses de la mobilité sont une des contraintes de revenu les plus importantes pour cette catégorie d’âge, donc c’était pertinent. Deuxièmement, c’est le moment où le jeune on prend son indépendance, donc il ne faut pas que son imaginaire par rapport à la mobilité soit « J’ai besoin d’une voiture », mais plutôt « J’ai des solutions de mobilités qui s’offrent à moi : les transports en commun et l’autopartage par exemple, donc mon objectif premier n’est pas d’avoir une voiture ». On a donc divisé par deux les tarifs, puis on s’est retrouvé coincés parce que c’est un vote administratif des transports en communs, où il y a 17 membres, et il n’y a plus eu de majorité pour aller plus loin. Bien qu’une étude du SMTC ait montré que c’est bien sur cette catégorie-là que porte la dépense contrainte en matière de mobilité. Sur la mobilité en générale, cette étude est lancée : la question c’est le financement et le développement de l’offre.

Par rapport à Dunkerque, je connais bien Patrice Vergriete, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, les ressources usagers c’était 4 millions d’euros, et en pratique il n’y avait presque pas de réseau de transports et il était peu utilisé. Les enjeux sont différents dans une métropole où on a 90 millions de voyages, donc plus de 200 voyages par habitants par an, et un réseau qui est problématique. Aujourd’hui il faut rajouter des transports urbains et essayer de désengorger les lignes actuelles en proposant des alternatives de cheminement. Il y a toute une section, dans le centre-ville notamment, où les trams sont blindés, ils sont à la queue leu leu. Donc la question de la gratuité est aussi celle de l’impact du report modal : quand c’est voiture versus transport en commun c’est super, si c’est piéton versus transports en communs, il faut faire attention. A Dunkerque, ça a coûté 4 millions, la gratuité des 18-25 c’était 3 millions et quelques, mais toutes les recettes passagers c’est plus de 30 millions. Dont une partie très significative est financée par les entreprises parce que les abonnements de ces passagers sont pris en charge, au moins à moitié, par les entreprises. Donc en pratique, avant de faire une croix sur cette recette de plus de 30 millions financée en partie par les entreprises, il faut identifier quel est l’autre modèle économique que l’on propose. Donc les études, et notamment celles sur la gratuité ciblée et ce qu’elle permettrait comme bascule, nous donneront des éléments d’indication.

LVSL – Pour l’instant vous préférez donc continuer à avancer vers une gratuité ciblée pour des question de faisabilité ?

EP – Oui.

LVSL – Un projet est problématique pour de nombreux Grenoblois : celui de l’élargissement de l’A480 [autoroute périphérique de Grenoble, qui va être élargie de 2 à 3 voies dans chaque sens, ndlr]. Bien que la mairie ne soit pas entièrement compétente et entièrement responsable de cet aménagement, comment voyez-vous les choses par rapport à ce genre de projet ?

EP – D’abord, ce projet fait partie du plan de relance des autoroutes de Valls, qu’il faut combattre, et qui est d’ailleurs combattu au tribunal sur sa légalité…

LVSL – Oui, c’est un cadeau aux sociétés d’autoroute qui augmentent les prix des péages…

EP – Exactement. C’est une gabegie totale en terme d’argent public et en termes de vision. Ce plan, nous continuons donc de le combattre au plan national. Nous disons que ce projet ne peut se faire qu’à condition qu’il soit un pas vers la mobilité de demain, qu’il soit connecté à notre plan de déplacement urbain et c’est pour ça que nous demandons une voie de covoiturage qui serait une première en France. Nous avons demandé et obtenu le passage à 70km/h. On demande aussi une voie réservée aux transports en commun depuis l’axe Sud, on avait été le premier territoire à le faire il y a une dizaine d’année pour l’axe Nord-Ouest. Deuxièmement, il faut que cela améliore les conditions des riverains, d’où le 70km/h pour le bruit, des murs anti-bruit, des mesures autour de la pollution sur la nature des revêtements pour agir sur le bruit etc. Et puis il y a un troisième volet autour de la préservation de la nature, donc on coupe des arbres parce que c’est nécessaire, mais on en replante deux pour un sur site etc. Enfin, je pense qu’il y a une demande tout à fait légitime qui monte pour évaluer l’impact en matière de circulation puisqu’on a gardé les verrous Nord et Sud, parce que nous avons aussi demandé à abandonner le projet de l’A51, ce qui a été fait. Le département a clairement énoncé qu’il ne soutenait plus l’A51 [autoroute non-terminée devant relier Grenoble à Marseille en passant par Gap, ndlr]. Sinon on était en train de faire une deuxième vallée du Rhône en fait, c’est une victoire. Et le fait de garder les verrous Nord et Sud évite d’aspirer plus de voiture depuis l’extérieur et de continuer cette folie humaine dans laquelle nous sommes engagés depuis des décennies.

Il faut garder cette exigence pour que le projet amène quelque chose. De même, nous avions affirmé la nécessité de faire des travaux autour du Rondeau et de passer ce contournement à 2 fois 2 voies contre 2 fois 1 voie aujourd’hui, où les deux autoroutes se connectent dans un entonnoir, un goulot d’étranglement géant, et cela également fait partie du projet. Il faut garder une exigence extrêmement forte pour que ce projet à 300 millions, s’il doit se faire, se fasse pour améliorer les choses dans ces trois domaines, surtout qu’on ne va pas y revenir avant longtemps. C’est pour ça qu’on bataille beaucoup, on a obtenu les 70km/h mais on continue de se battre pour le covoiturage et la voie réservée parce que c’est un impératif.

LVSL – Donc si le projet se fait, autant qu’il soit fait correctement ?

EP – Il faut retourner la question: il ne peut pas se faire si toutes ces conditions ne sont pas remplies, sinon c’est vraiment de la gabegie, un non-sens de la part de l’État, et pour le territoire ça n’a aucun intérêt non plus.

LVSL – Quelque chose de très différent dont on entend jamais parler dans le débat public en France c’est la question de la publicité. Aujourd’hui, à Grenoble, à l’exception des vitrines de magasins et des abris-bus, il n’y a plus de publicité. Pourquoi avoir pris cette décision ?

EP – D’abord réduire la place de la publicité, c’était dans nos engagements. Il y a eu l’opportunité pour faire très vite puisque la concession de JCDecaux arrivait à son terme en 2014 et on ne l’a pas renouvelée. On a leur quand même laissé 6 mois pour enlever leurs panneaux, ce qui n’est pas prévu dans le contrat, normalement ils devraient les enlever dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Ça montre à quel point ces contrats sont faits pour ne jamais être rompus. C’est intéressant à pleins de titres. D’abord parce que le premier retour qu’on a eu c’est « Ah mais c’est possible ! », parce que c’est une décision politique d’avoir de la pub. Je trouve que c’est important parce que ça redonne du pouvoir et de la légitimité au politique, qui n’est pas seulement là pour organiser la disposition des chaises sur le pont du Titanic en quelque sorte. En réalité, nous sommes une communauté, nous avons des moyens de décider comment nous voulons vivre, même s’il y a des contraintes et qu’on ne peut pas tout faire. Donc cette symbolique autour de la décision politique était très forte.

« Ça satisfait l’imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… »

Ensuite c’est intéressant parce que c’est le genre de mesures qui appartiennent à pleins d’imaginaires différents : ça satisfait aussi bien l’imaginaire de grands-parents qui amènent leurs petits enfants à l’école et que ça ulcère de passer devant des panneaux de pub pour des bagnoles, de la lingerie féminine et de l’alcool. L’image de la femme véhiculée est d’ailleurs assez marquée. Ça satisfait donc cet imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… Si on avait dû se mettre d’accord avant sur les raisons pour lesquelles on prend chaque décision, jamais on y arrive. On s’engueule sur les raisons, que ne partageons pas tous, alors que l’action nous réunit tous.

On a quand même enlevé plus de 320 panneaux, plus de 2 000 mètres carrés de publicité ! Nous sommes maintenant en train de revoir le règlement local des publicités, qui est intercommunal désormais. Il y a également le renouvellement de la concession pour les transports en commun qui arrive, où je pense que nous allons enlever à nouveau à peu près le même nombre de panneaux [depuis l’interview, une forte réduction de la pub a été prévue sur ces deux terrains, voir ici et ici, ndlr]. Il n’y aura pas de suppression totale mais on va continuer la trajectoire de forte baisse de la pub. C’est important, puisqu’on dit avec raison qu’on est une société de la surconsommation, que notre espace public soit un espace public de projets, où l’on fait de l’agriculture, où l’on plante des arbres… L’espace public peut amener des conflits d’usage mais c’est aussi un espace de rencontre, un espace social. Pour une ville qui n’a été construite qu’avec des rues, qui ne sont pas des rues mais des routes, des axes de circulation, avec de la surexcitation de consommation un peu partout, c’est un enjeu majeur. Ce changement de pied est donc central.

LVSL – Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de 2020 et des enjeux de l’élection municipale à venir.

EP – Je pense que la dernière fois, l’enjeu finalement c’était : il y a des propriétaires du système, est-ce qu’on a une alternance à proposer à cela ? Pour 2020, est-ce que tout cet appétit de transition sociale et environnementale, par exemple le fait qu’on ait mis tous nos tarifs en tarifications solidaire, même pour l’eau etc., sera encore là ? Notre démarche a été de dire : « Non, on n’est pas obligé de faire comme d’habitude juste parce que c’est comme ça, nous sommes une majorité à avoir des aspirations qui sont autres ». Et cette majorité, si elle change de stratégie, peut gagner et conduire les affaires publiques.

Je pense que les électeurs ont confirmé leur vote en faveur de cette expérience, on l’a vu aux cantonales, aux régionales, aux législatives, aux présidentielles, même s’il n’y a pas eu de scrutin depuis maintenant deux ans. Nous exerçons le pouvoir dans l’intérêt commun autour d’un projet de démocratie, de boucliers sociaux, environnementaux, d’une ville à taille humaine. Plein de décisions que nous prenons viennent heurter des changements, sont mal comprises, ou sont parfois des erreurs, évidemment on en fait aussi. Ça peut donc créer un petit questionnement, « Oh oui, mais ça va m’embêter en bas de chez moi ça, c’est plus compliqué ainsi » ou « Telle décision je ne la comprends pas » etc. Donc est-ce qu’on tient ce cap déterminé, exigeant, cohérent, courageux, plutôt que d’être face au mur du dérèglement climatique et des enjeux sociaux et de se dire en permanence: « Bon, c’est pire que l’année dernière, ça veut dire qu’il faudra qu’on fasse plus dans l’avenir » ?

Nous, on a changé de pied, on agit partout, on va s’entraîner pour cette transition et on y prend plaisir : en termes de déplacements, en fait c’est agréable, un centre-ville plus piéton, avec plus de vélos. Aller au boulot en vélo, même sous la pluie, c’est agréable. Le plan que nous avons mis en place pour couvrir les besoins en électricité des Grenoblois en 2022 avec une énergie 100% verte, c’est-à-dire ni nucléaire ni fossile, n’est possible que parce qu’on a une entreprise publique locale, GEG, qui est en capacité d’investir pour cela. Nous allons réaliser la transition énergétique, qui est aussi une transition sociale : il y avait 1000 personnes qui bénéficiaient des tarifs sociaux quand on est arrivé, il y en a maintenant 7000, parce qu’on a poussé l’accès au droits. On a lutté contre la précarité énergétique, mais on travaille aussi sur la santé, sur l’alimentation etc.

Au final, on gagne en confiance dans notre capacité à être collectivement à la hauteur des enjeux qui nous font face plutôt que de se dire qu’on va dans le mur et qu’on y va de plus en plus vite. Même s’il y a des choses qui ne plaisent pas à tel ou tel et qu’il y a des problèmes de communication, la question est : est-ce que l’on fait le pari de continuer ce changement-là ? Pour nous, ce cap là est pertinent, on veut continuer à porter cette cogestion. Sinon il y aura En marche !, voilà. Et on voit la traduction concrète des politiques En marche ! sur le terrain, que ce soit sur les contrats aidés, sur le logement et le logement social, sur la politique de la ville, sur le prix de l’énergie, sur l’accès au soin, énormément de choses…

 

11. L’agronome : Marc Dufumier | Les Armes de la Transition

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi ça sert un agronome dans le cadre de la transition écologique et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Marc Dufumier : J’avais fait des études d’agronomie avec comme idée de mettre fin à la faim. J’étais un peu ambitieux quand j’étais jeune. J’ai eu comme professeur René Dumont, un agronome tiers-mondiste et écologique. J’avais cette idée de travailler dans les pays du Sud, à l’époque appelés les pays du tiers-monde, de pouvoir défendre l’agriculture pour permettre aux personnes de se nourrir correctement. On a rajouté ultérieurement : durablement. C’est-à-dire sans préjudice pour les générations futures : sans érosion des sols, sans un déséquilibre écologique majeur. Cependant l’agronomie a un petit défaut : c’est la norme. J’ai vite découvert que les scientifiques qui s’intitulent agronomes étaient devenus normatifs : à dicter des leçons comme la variété améliorée et la mauvaise herbe. Ils mettaient des jugements de valeur dans leur propos. Quand on pense aujourd’hui transition écologique, il faut surtout oublier l’idée qu’avoir des connaissances scientifiques on deviendrait scientocrate : prendre le pouvoir en disant le bien et le mal en dictant aux agriculteurs ce qu’ils doivent faire.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous définir la journée type pour un agronome de votre calibre ? Et quelle est votre méthodologie de travail ?

MD. : Il n’y a pas vraiment de journée type. Le travail d’un agronome c’est d’abord reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ce n’est pas le sol, la plante, le troupeau, mais c’est un agroécosystème d’une incroyable complexité. Le travail d’un agroécologue vient en appui aux paysanneries, en particulier à de la paysannerie pauvre. Essayer de comprendre, de faire un diagnostic sur pourquoi les personnes opèrent-elles ainsi ? Pour quelles raisons, d’un point de vue écologique, socio-économique ? C’est donc un diagnostic qui est comme celui du scientifique extérieur, seulement les paysans ont leur propre diagnostic. Le métier c’est d’arriver à un dialogue entre ces deux types de diagnostics. L’un qui vit au quotidien cette situation, souvent d’une extrême précarité. Et l’autre, celui qui vient de l’extérieur, un peu le martien, qui parce qu’il a quelques concepts scientifiques, dit comment lui comprend et croit avoir compris les choses. On essaie après cela, d’élaborer des solutions. Cette élaboration est un vrai dialogue. Ce n’est pas le scientifique qui dicte.

J’ai longtemps été avec la FAO, parfois l’Agence française de développement, de plus en plus avec des ONG. Tout récemment, j’étais au Pérou à la demande d’une ONG Belge : Iles de Paix. Je travaillais à Wanoko, 2 200 mètres d’altitude, une paysannerie très pauvre avec des personnes qui s’interrogent : comment survivre ? Comment mieux vivre ? Comment bien vivre ? Le bien-être et le pouvoir de mettre en place une agriculture qui soit à la fois productive de ce dont ils ont besoin, productif de bien-être et durable : sans préjudice pour les générations futures donc sans détériorer l’écosystème et l’agroécosystème.

Une fois arrivé sur le terrain, il y a plusieurs étapes. D’abord un apprentissage à la lecture de paysage. C’est bien l’écosystème qui est aménagé par les agriculteurs et ce n’est pas un seul agriculteur, mais une communauté qui gèrent un bassin versant, un finage villageois, un terroir. Donc de la lecture de paysage, des entretiens sur l’histoire, sur comment nous en sommes arrivés là ? Comment cette société en est-elle arrivée là ? Pourquoi certains sont appauvris et d’autres enrichis ? Pourquoi certains pratiquent-ils des agricultures diversifiées et d’autres très spécialisées ? C’est l’histoire de toutes ces relations de cause à effet qui permettent d’expliquer en quoi la situation sociale de ces paysanneries et l’éventuelle détérioration des écosystèmes en sont là actuellement pour ensuite essayer de trouver des solutions. On appelle ça l’agriculture comparée : c’est une discipline à l’AgroParisTech. Elle nous est inspirée par d’autres agricultures dans le monde. L’arbre fourrager au Burundi par exemple, pourquoi ne serait-il pas utile en Haïti ? Au Burundi, plus c’est densément peuplé, plus c’est boisé. À Haïti, plus c’est densément peuplé plus c’est déboisé. Ce sont deux histoires différentes. Mais peut-être que dans l’histoire burundaise on peut trouver des éléments qui peuvent être utiles à des Haïtiens. Mais à la condition de comprendre pourquoi ça s’est imposé au Burundi et à quelles conditions, ça pourrait s’imposer et être utile en Haïti ? Et même savoir au Burundi au profit de qui et aux dépens de qui cette technique a fini par s’imposer ? Et également en Haïti, si possible pas au dépens des pauvres. L’agriculture comparée, c’est aussi s’inspirer de situation ayant existé dans l’Histoire ou existant aujourd’hui. Non pas pour dire : on transfert des technologies, c’est absurde, mais dire « On peut s’inspirer de là et vu vos conditions, voilà comment ça pourrait être utile pour les plus grands nombres ».

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

MD. : La première certitude, c’est qu’à l’échelle mondiale on ne parviendra pas à promouvoir des formes d’agricultures qui permettent au plus grand nombre de vivre correctement et durablement si les peuples du Sud ne peuvent pas se protéger via des droits de douane, se protéger de l’exportation de nos excédents. Il faut savoir que nos excédents de poulets bas de gamme, de nos céréales, de poudre de lait, etc. ruinent les agricultures dans les pays du Sud, notamment pour les personnes qui travaillent à la main. Il faut savoir que quand deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial : il y a deux cents fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas ou d’ailleurs. Quand elle doit acheter des produits de première nécessité, elle vend son riz au même prix que le sac d’à côté et accepte une rémunération deux cents fois inférieure. Si on veut éviter la pauvreté, la faim, la malnutrition, l’exode rural prématuré dans les bidonvilles, l’insécurité en ville, les mouvements migratoires, la première chose c’est effectivement que les peuples du Sud aient le droit de se protéger de l’excédent. Nous on produira peut-être moins, mais on produira mieux.

Deuxième certitude : en France ce n’est pas tant des rendements à l’hectare qu’il faudrait accroître, mais de la valeur ajoutée en terme monétaire et si possible sans les externalités négatives, sans ces coûts cachés. Quand on produit du lait en Bretagne, les animaux urinent, ça fait du lisier, ça fertilise les algues vertes sur le littoral breton. Peut-être que notre lait n‘est pas cher, les personnes sous-rémunérés, mais ça nous coûte cher parce qu’on paye des impôts pour retirer les algues vertes. On veut un pain pas cher, mais on veut qu’il n’y ait pas d’atrazine, ni du désherbant dans l’eau du robinet… Oui, ma deuxième certitude c’est qu’en France on pourrait s’autoriser à produire moins, mais mieux. On ferait moins de dégâts dans d’autres pays du Sud.

Une troisième certitude, en France on aurait le droit d’importer moins de soja transgénique et ce n’est pas faire du tort aux Brésilienx. Quand je dis aux Brésiliens qu’on devrait se protéger, ils me disent qu’ils ne sont pas fiers de nourrir nos cochons, nos volailles, nos ruminants avec du soja. Eux ils préféreraient que leurs légumineuses nourrissent des Brésiliens.

La quatrième certitude, parce qu’on a oublié peut-être qu’au Brésil, les gens qui désherbaient à la main ont été remplacés par du glyphosate. Ces gens ont été au chômage et vivent dans des bidonvilles et ceux-là n’ont même pas le pouvoir d’achat pour acheter du maïs, du soja, de la viande qui est produite au Brésil, mais qui sont exportés vers l’Europe parce que nos cochons, nos usines des bétails eux sont solvables. Donc le libre-échange, il faut y mettre fin. C’est plutôt un échange dans des conditions d’extrême inégalité dans des rapports inégaux d’ailleurs.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

MD. : Si j’avais effectivement à définir un programme agricole pour la France et l’Europe : qu’est-ce que je proposerais en douze propositions ? C’est ce que j’ai essayé d’exposer dans un petit ouvrage qui s’appelle Alter gouvernement. Il y a quand même l’idée de mettre des quotas et de ne pas exporter nos produits bas de gamme, il y a l’idée de se protéger à l’égard des productions transgéniques en provenance de l’étranger. Il faut peut-être accroitre les rendements, mais en faisant un usage intensif de l’énergie solaire puisque l’énergie alimentaire nous vient du soleil. Il n’y a pas de pénurie annoncée avant 1,5 milliards d’années.

Je vous propose donc la couverture végétale la plus totale possible, tous les rayons du soleil tombent sur des feuilles qui vont nous transformer l’énergie solaire en énergie alimentaire. Les protéines c’est riche en azote, mais dans l’air il y a 79% d’azote et il y a des légumineuses qui savent intercepter ça grâce à des microbes qui les aident y compris pour la betterave et pour le blé qui suivra après la légumineuse. Couverture permanente la plus totale possible et la plus permanente possible donc. Ces plantes de couverture vont de plus séquestrer le carbone dans l’humus des sols, ce qui est très utile à la fois pour l’agriculteur – le sol sera moins facilement érodable – et on contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Il y a des méthodes biologiques à travers les champignons mycorhiziens qui parviennent à aider les arbres qui vont chercher avec leurs racines profondes les éléments minéraux qui sont libérés par la roche mère. Ensuite, ça va dans la feuille, qui elles retombent à terre, ce qui fertilise à nouveau. Peut-être qu’en France on va remettre des pommiers dans la prairie. Je connais des endroits où on pratique des cultures de blés sous des cultures de noyers. Il y a une agriculture savante inspirée de l’agroécologie scientifique qui peut nous être très utile. Et ça, ça fait partie des propositions.

LVSL : Et par rapport à ce que vous disiez sur les pays du Sud, comment est-ce qu’on pourrait concrètement limiter l’impact de nos excédents productif sur leur agriculture à eux ?

MD. : La première chose : ne pas les produire. Et donc je pense que l’idée qu’il y avait des quotas laitiers sur le sucre était une excellente idée. Je pense qu’il nous faut réguler, même si on reste sur une économie de marché : les agricultures planifiées, centralisées n’ont pas montré une efficacité redoutable. Mais il faut savoir qu’en économie de marcher on peut très bien réguler les productions. Avec d’abord des rapports de prix : on rémunère mieux les légumineuses, on rémunère moins nos produits bas de gamme. On peut aussi, si vous taxez, les engrais de synthèses, vous verrez que beaucoup d’agriculteurs vont remettre des légumineuses pour ne pas avoir à acheter ces engrais de synthèses coûteux en énergie fossile et très émettrice de protoxyde d’azote donc très contributeur au réchauffement climatique. Avec une politique des prix conforme à l’intérêt général, on pourrait très vite permettre à nos agriculteurs, tout en étant correctement rémunéré, de pratiquer une agriculture conforme à l’intérêt général.

LVSL : Et quel devrait être le rôle de votre discipline, l’agronomie, dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau est-ce que votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

MD. : En tant que scientifique, l’agroécologie se doit d’expliquer la complexité et le fonctionnement de ces agroécosystèmes. Désormais on n’étudie pas la plante, le sol, le troupeau, mais l’ensemble de l’agroécosystème à différente échelle : la parcelle, la ferme, le terroir, le bassin versant, la région, le pays. Il faut rendre intelligible pour le plus grand nombre, cette complexité-là, éveiller le grand public. Il va falloir que l’on prenne des décisions. Elles peuvent être individuelles, chaque consommateur, chaque citoyen par son propre comportement peut avoir un impact macro-économique et macro-écologique. On voit bien la demande de produit bio, elle est à deux chiffres.

Donc il y a bien une prise de conscience de certains consommateurs. Mais ce n’est pas suffisant. Démontrer par l’action que l’on peut promouvoir des formes d’agricultures correctes ça permet y compris dans le discours politique de ne pas être seulement dénonciateurs, mais de démontrer qu’il y a déjà des personnes qui mettent en pratique, donc une diffusion plus large des succès des agricultures qui s’inspirent de l’agroécologie scientifique.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donneriez carte blanche pour contribuer à son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui soumettre concrètement comme idée ?

MD. : Réformer la politique agricole commune, parce qu’au fond c’est quand même à l’échelle européenne que ça se décide. Dans les propositions phare que je proposerais volontiers aujourd’hui, en dehors de mettre des quotas, serait que nos agriculteurs soient rémunérés pour des services environnementaux quand ils rendent un service d’intérêt général. C’est-à-dire que les agriculteurs ne seraient plus que des personnes que l’on subventionne parce qu’ils auraient besoin des aides. On négocierait avec eux : « Vous séquestrez du carbone à tel endroit par des pratiques de zéro labour, sans glyphosate et ceci… à quel prix êtes-vous prêt à mettre en place cette technique ? On vous rémunère. », « Vous mettez des légumineuses dans votre rotation, vous évitez des importations de gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse qui eux-mêmes sont très émetteur de protoxyde d’azote, et la présence des légumineuses sauves des abeilles : c’est un service d’intérêt général. À quel prix êtes-vous prêt à les mettre ? Je vous paie. », « Vous mettez des infrastructures écologiques, ça va héberger des abeilles pour la fécondation des pommiers, des tournesols et du colza, les coccinelles vont neutraliser les pucerons, les carabes de la bande enherbée vont neutraliser les limaces, les mésanges bleues vont s’attaquer aux larves du carpocapse, c’est infrastructure écologique nous évitent tous ces produits chimiques, c’est préserver pour la prochaine génération d’avoir une espérance de vie de 10 ans inférieurs aux gens de ma génération qui ont les cheveux blancs qui n’y étaient pas exposés quand nous étions jeunes. Bah écoutez c’est un service d’intérêt général : je rémunère. ». Que mes impôts servent effectivement à rémunérer des agriculteurs droits dans leurs bottes, fiers de faire un bon produit, accessibles aussi aux couches modestes parce que vendus pas trop cher et sans préjudice pour le revenu des agriculteurs.

LVSL : Quel est votre but ?

MD. : Je ne renonce pas à l’idée qu’il faut mettre fin à la faim au plus vite et durablement, ça, c’est un but. Et il peut être partagé par le plus grand nombre.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, concrètement comment vous travaillez ensemble ?

MD. : La réponse est très clairement oui. Y compris quand je disais qu’il faut faire des entretiens historiques avec les paysanneries sur comment leurs ancêtres procédaient, comment aujourd’hui on procède, etc. La démarche même de ces entretiens s’inspire beaucoup de l’anthropologie, de l’ethnologie, la sociologie. Je ne dis pas qu’on n’emploie jamais des outils statistiques, mais je dirais que ces outils viennent assez tardivement dans nos procédures. Avant, nous cherchons les relations de cause à effet, puis ensuite nous les vérifions statistiquement. Généralement, on est à l’opposé de ces rapports d’expertises : on envoie l’agronome, le sociologue, le zootechnicien, etc, chacun fait sa discipline et après on essaie de faire une synthèse. Et tout de suite le statisticien cherche à savoir combien il y a de pauvres, de riches, de surface, etc. Alors là, si on n’a pas avant ça une compréhension de comment évolue conjointement la société et son écosystème, son agroécosystème dans les régions rurales : on est dans l’erreur. On ne peut pas s’en sortir sans fréquenter les autres disciplines. L’idée c’est d’avoir une vision systémique et essayer de voir les liens qu’il y a entre les résultats des recherches scientifiques faites dans les différentes disciplines. Le côté systématique est indispensable.

LVSL : Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’Humanité à relever le défi climatique ?

MD. : Je n’aime pas beaucoup que l’on réponde à cette question. Je ne parviens pas à y répondre. Ce que je peux vous dire seulement, c’est que je n’attends pas de le savoir pour rester mobilisé.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

Le vote Vert peut-il aller au-delà des gagnants de la mondialisation ?

Les élections européennes de 2019 se sont traduites par une très forte dynamique des partis écologistes en Europe de l’Ouest, souvent plus forte que la dynamique des forces populistes de droite, elle-même importante. Il est dès lors légitime de s’interroger sur les causes de ce vote et sur la composition de l’électorat vert. Quelles leçons politiques en tirer et quelles pistes les dynamiques politiques actuelles laissent entrevoir pour faire de l’écologie sociale une force majoritaire dans un contexte d’urgence écologique totale ? Une analyse proposée par Valentin Pautonnier et Pierre Gilbert.


 

Difficile d’y échapper : le succès des partis verts se conjugue avec un recul des partis de gauche radicale affiliés à la GUE/NGL tant au niveau national qu’au niveau européen. L’exemple de la France est frappant : annoncés en concurrence sur le même profil d’électeur, les Verts ont finalement obtenu le double de suffrages de la France Insoumise. Ils les devancent notamment chez les 18-24 ans. Ailleurs, le recul des partis de gauche radicale est lié à la progression du parti social-démocrate concurrent lorsqu’aucun parti vert n’est réellement disponible sur le marché de l’offre politique, comme en Espagne ou au Portugal.

En Allemagne, où les Verts ont obtenu un score supérieur à 20%, dans la continuité d’excellents résultats aux scrutins locaux, le SPD et Die Linke obtiennent tous deux des résultats particulièrement décevants. Les Verts sont clairement affiliés à la gauche, tant au niveau des thématiques que de l’idéologie des électeurs, comme l’explique le sociologue Simon Persico, ce qui explique cette concurrence apparente.

La cartographie du vote EELV : les métropoles urbaines dynamiques surreprésentées

Le constat est sans appel : en France, EELV obtient ses meilleurs résultats dans les métropoles urbaines dynamiques, et notamment dans les centres-villes. Ce constat rejoint l’analyse faite en 2015 par Fabien Escalona et Mathieu Vieira de l’existence d’idéopôles, villes dynamiques bien intégrées dans la mondialisation qui tiennent lieu de laboratoires pour les partis de gauche écologistes ou contestataires, où les idées progressistes, cosmopolites et post matérialistes foisonnent, mais aussi où la gauche sociale-démocrate surperforme[1]. Parmi ces villes, on peut notamment citer Grenoble, Nantes, Rennes, Toulouse, Montpellier et même Lyon et Paris. Ce constat peut être étendu de façon générale étendu à l’ensemble de l’Europe occidentale, sous réserve de spécificités trop importantes dans l’offre politique comme en Italie.

Globalement, la cartographie du vote EELV est assez semblable à celle de la gauche au sens large depuis les années 1980, et donc de fait assez compatible avec la carte de la FI en 2017. Les Verts sont puissants donc les zones dynamiques hors Sud-Est, notamment dans l’Ouest et dans les centres urbains. Ils ont atteint des scores supérieurs à 20% à Grenoble, Toulouse, Lille, Rennes, Bordeaux ou dans les arrondissements de l’Est parisien. De fait, il est rare que leur bon score cohabite avec un score élevé du Rassemblement national, qui reste dominateur dans l’est désindustrialisé et dans le Sud commerçant.

Dans le contexte de polarisation RN-LREM, il est alors inévitable que le succès écologiste soit corrélé à l’échelle communale au succès de la République en marche. Pour autant, cela ne signifie pas que leur sociologie est la même : la cohabitation géographique entre deux partis rivaux n’implique pas nécessairement qu’ils soient perméables. Elle laisse en revanche supposer de possibles affinités idéologiques plus ou moins liées à leurs trajectoires et à leur environnement, notamment dans le caractère pro-européen, anti-souverainiste et post matérialiste totalement détaché de l’analyse de la société en classes, présent dans l’aile gauche de l’électorat LREM[2]. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas dans les zones périurbaines en difficulté que les verts sont performants, et leurs scores sont parfois mitigés en banlieue. Cette dernière zone concentre la pauvreté urbaine, le précariat et l’abstention, mais c’est aussi là où la FI était prégnante en 2017 et continue d’obtenir d’excellents scores comme en Seine Saint-Denis, parfois de concert avec le RN dont le score explose au fur et à mesure de l’éloignement de l’hypercentre[3] de la métropole malgré la diversité de ses zones de force.

La sociologie du vote EELV : un élargissement hors de la sphère bobo citadin traditionnelle

Résumer le vote EELV à un vote de bobo citadin CSP+ serait tout de même réducteur. De plus, la cartographie doit être utilisée avec prudence et de concert avec des analyses électorales centrées sur l’individu pour éviter l’erreur écologique, c’est-à-dire tirer des conclusions erronées au niveau individuel de données agrégées. Néanmoins, une approche précautionneuse de la cartographie du succès des Verts permet de lancer des pistes de réflexion et de dresser une typologie des environnements favorables à leur succès.

Sur le plan individuel, l’électorat des Verts se distingue certes par sa jeunesse (26% chez les 18-34 ans), mais surtout par son taux de diplômés et par son succès chez les cadres et les professions intermédiaires (respectivement 20 et 21% d’entre eux). Ajoutons à cela que les Verts ne réalisent pas un mauvais score parmi les revenus les plus modestes. Mais ils obtiennent de très bons suffrages chez les revenus supérieurs à 3000 euros par mois[4].

Si l’électorat de la FI était aussi plus diplômé en moyenne que celui du FN tout en le concurrençant sérieusement chez les classes populaires et les bas revenus en 2017, celui des Verts aux européennes semble davantage coller avec le stéréotype de l’électeur diplômé urbain relativement aisé et donc rejoindre dans les grandes lignes l’analyse géographique. Si 20% des Bac +3 ont voté pour EELV (contre 21% pour LREM), seulement 6% des non-titulaires du Bac pour ont voté pour la liste emmenée par Yannick Jadot. Ce fait est bien sûr aggravé par l’abstention massive chez les autres jeunes (61% des 18-34 ans) et les catégories populaires (58% des revenus inférieurs à 1200 euros/mois), qui a par ailleurs plombé le score de la France insoumise, mais probablement majoré celui des Verts et du Parti socialiste.

De manière générale, la composition de l’électorat des Verts corrobore des études menées sur la transformation du vote de classe, par Daniel Oesch notamment, qui a identifié un clivage fondé sur le diplôme, le type d’emploi et l’exposition à la concurrence internationale pour expliquer le succès des partis de droite radicale et de la Nouvelle Gauche incarnée par les partis écologistes[5].

Du reste, cette observation vaut également pour l’Allemagne : les Grünen allemands sont particulièrement forts dans les centres urbains dynamiques, leur score étant largement corrélé avec la richesse moyenne dans la circonscription lors des élections nationales de 2017. Leur participation à des coalitions régionales – parfois avec la droite – les a notamment crédibilisés et renforce leur probable suprématie sur la gauche allemande, ce qui participe de la longue agonie du SPD. Précisons toutefois que cette prise de pouvoir sur la gauche a peu de chances d’aboutir à une conversion massive des Allemands à une politique moins rigoureuse sur le plan économique. Les Verts français restent bien plus marqués à gauche sur le plan économique que leurs camarades d’Outre-Rhin, mais les similarités sociologiques et cartographiques sautent néanmoins aux yeux et questionnent l’importance du contexte et de l’historicité des idéologies nationales et locales. Les enjeux climatiques seraient donc plus forts que les divergences culturelles nationales ?

Un score écologiste plafonné dans un contexte favorable ?

Enfin, cette analyse est réalisée dans un cadre politique particulier : à savoir une élection européenne dans un contexte d’urgence écologique, de référendum anti-parti de gouvernement et de questionnements identitaires pendant que les grandes problématiques économiques se voyaient reléguées au second plan. Voter pour un parti écologique sanctionnerait donc un vote peu risqué dans une logique de représentation proportionnelle et d’enjeux difficiles à percevoir à l’échelle nationale, le plus souvent au détriment des autres partis de gauche. Les Verts ont en effet bénéficié de reports de voix assez larges vis-à-vis des électorats de Hamon, Mélenchon et dans une moindre mesure de Macron, mais ont aussi et surtout profité de l’abstention massive des électeurs insoumis de 2017 pour distancier la FI.

Ce constat n’écarte pas une possible portée contestataire dans le vote écologiste ; mais il permet d’identifier un éventuel ralliement majoritaire vers les Verts depuis la gauche et ne permet ni d’infirmer ni de confirmer que l’écologie est devenue un thème central dans l’ensemble de l’électorat. Difficile également de déterminer si les partis écologistes sont devenus suffisamment attrape-tout pour rassembler au-delà du clivage gauche/droite sur des thématiques consensuelles ou si leur succès immédiat est dû à un simple transfert des voix de la gauche diplômée et urbaine en provenance de leurs rivaux. D’ailleurs, davantage d’électeurs EELV se sont déclarés en opposition aux gilets jaunes plutôt qu’en leur faveur (au contraire des électeurs RN et FI), signe que la vague verte n’a pas encore vêtu les atours de la contestation telle qu’incarnée par ce mouvement inédit.

Le vote EELV peut dans certains cas avoir été un vote pacificateur, un vote de refus du clivage social. La sociologie CSP+ qui vote traditionnellement EELV rejette profondément la conflictualité. Les gilets jaunes ont fait monter la tension entre France urbaine et France périphérique. Le vote EELV est un des seuls votes d’apaisement social, car LREM est la cause de la montée des tensions, le PS est culturellement trop proche de LREM pour jouer ce rôle d’arbitre et la FI et le RN soutiennent les gilets jaunes. Cependant, les préoccupations environnementales sont certainement largement déterminantes pour le vote EELV.

Ce qu’il faut retenir de cette leçon politique

Les Verts ont de fait largement bénéficié de la mise à l’agenda de l’écologie par les forces de gauche, LREM et le mouvement climat. EELV, par la force de l’étiquette, a de fait une hégémonie autour du thème de l’écologie. C’est une sorte de rente puisque la campagne de EELV était largement transparente.

De plus, les partis écologistes tendent logiquement à croitre au détriment de leurs adversaires à gauche et au centre-gauche, ne concurrençant pas les partis conservateurs. Cet état de fait est un motif d’espoir, puisque l’ancrage de l’écologie à gauche et chez les jeunes devrait permettre d’élargir la thématique écologique à la dimension sociale. En revanche, l’incarnation de la cause écologiste par des partis affiliés à une gauche à la fois molle et stigmatisée par la plupart des électeurs peut paradoxalement laisser craindre une déconnexion dans les esprits de l’écologie avec des volontés de profonds changements socio-économiques difficilement compatibles avec la structure actuelle de l’économie de marché et de la démocratie telles que limitées par les traités européens.

Cette structure économique n’étant pas compatible avec une politique climatique réaliste, il peut être dangereux pour le climat qu’EELV se positionne comme caution sociale et écologique du néolibéralisme, et ce serait une trahison pour une partie de ses électeurs qui soutiennent que sauvetage du climat et sauvetage de la croissance sont difficilement conciliables. Dans la famille de l’écologie politique, c’est d’ailleurs la critique que porte la liste Urgence écologie menée par Dominique Bourg à l’égard d’EELV.

Enfin la gauche radicale porte une grande part de responsabilité dans la fuite de ses électeurs vers les écologistes, car elle accumule les erreurs stratégiques et communicationnelles partout en Europe de l’Ouest.

Concurrencer la dynamique populiste réactionnaire par un populisme écologiste et social ?

La délatéralisation de EELV n’a rien à voir avec une mue populiste. Au contraire, Yannick Jadot se place souvent sur le même champ rhétorique que LREM quant au RN par exemple. « Progressistes contre populistes », or cette rhétorique a tendance à pousser la France périphérique dans les bras du populisme en assimilant le progressisme aux politiques antisociales du gouvernement.

Pour qu’une force écologique et sociale retrouve une dynamique qui la rende capable d’être majoritaire, et donc de relever le défi climatique à hauteur de l’urgence, il faudra sans doute qu’elle incorpore les moteurs de la dynamique populiste réactionnaire, à savoir la demande de sécurité, la demande de retour de l’État protecteur, la peur du changement et la demande de souveraineté. Sans occuper ce terrain-là, il ne sera vraisemblablement pas possible de devenir majoritaire en France.

Sur chacun des éléments sur lesquels l’extrême droite tend à l’hégémonie, l’écologie radicale est pourtant la seule à pouvoir proposer quelque chose de plus pertinent, à condition de réussir à bien l’amener. L’aggravation rapide des conséquences du réchauffement climatique devrait d’ailleurs largement favoriser un changement de posture. Ainsi, la demande de sécurité peut être satisfaite par une protection vis-à-vis des risques environnementaux et une prévention des dégradations sociales et migratoires dues au changement climatique. Le retour de l’État, largement demandé par les gilets jaunes, est inséparable du fait que seule la puissance publique peut conduire rapidement la transition et qu’un retour des services publics est la seule façon d’opérer une transition juste. La peur du changement c’est aussi la peur du changement climatique, et à ce titre la transition peut être appréciée comme conservatrice. La demande de souveraineté peut être traduite en termes de protectionnisme écologique, de relocalisation d’une industrie verte, de recouvrement d’une souveraineté alimentaire et énergétique, etc.

Est-ce que cela est suffisant pour résignifier les demandes hégémonisées par les populistes de droite dans un contexte où l’urgence sociale est une priorité pour plus de français que l’urgence écologique ? La réponse est évidement non, mais de telles évolutions couplées de manière cohérente à des réponses d’ordre social sont envisageables. Est-ce qu’EELV pourrait incarner une telle « écologie sociale populiste » ? Cela semble difficile compte tenu notamment de son rapport aux traités européens et donc au rôle de l’État et à la notion de frontière. La gauche radicale et traditionnelle ne le peut pas non plus, à cause des erreurs qu’elle a cumulée sur les dernières années.

Si le potentiel majoritaire d’une écologie radicale sociale et populiste est certain, le problème reste celui de l’incarnation par des leaders adaptés, une autre dimension fondamentale du succès du populisme. Peut-être que de telles figures émergeront de la société civile, par exemple de ce mouvement pour le climat dont la dynamique passe sous les radars de la gauche. Dans le moment populiste que l’Occident traverse depuis quelques années, les leaders les plus prometteurs émergent souvent depuis l’extérieur du champ politique traditionnel.

 

 

[1] Escalona, F, Vieira, M (2015.” Les idéopôles, laboratoires de la recomposition de l’électorat socialiste”. Notes de la Fondation Jean Jaurès du 6/02/2015.

[2] Voir notamment les travaux d’Inglehart sur le post matérialisme et la « Révolution silencieuse ».

[3] Référence aux « gradients d’urbanité » chers au géographe Jacques Lévy qui montrent qu’en isolant les critères sociodémographiques le Front National superforme à mesure que l’on s’éloigne du centre urbain, au contraire des Verts. Ces études sont toutefois controversées puisqu’elles essentialisent des comportements locaux à un modèle national en faisant fi de la composition sociologique des zones étudiées.

[4] Valable pour toutes les données socio-démographiques : Ipsos.fr. Européennes 2019 : Sociologie des électorats. Publié le 26/05/2019. https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2019

[5] Oesch, D. (2012). “The class basis of the cleavage between the New Left and the radical right An analysis for Austria, Denmark, Norway and Switzerland.” Publié dans:  Rydgren, J. (2012). Class Politics and the Radical Right. London: Routledge. 2012, p. 31-52

 

Image à la Une : évolution du score des partis Verts aux élections européennes de 2019 par rapport à la précédente élection de 2014. Plus le vert est foncé, plus l’évolution est forte.

10. Le romancier : Jean-Marc Ligny | Les Armes de la Transition

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un romancier dans le cadre du changement climatique ?

Jean-Marc Ligny : Un romancier sert à mettre en scène les rapports un peu secs et ardus du GIEC et tous les ouvrages scientifiques ou sociologiques qui sont parus sur la question. Il sert à donner du sens, à apporter de l’émotion, à montrer ce que ça peut donner concrètement, les chiffres, les statistiques, les tableaux qui sont un peu froids et ardus des climatologues sur la question. Dans le sens où un écrivain est un raconteur d’histoires, un écrivain d’anticipation est un raconteur du réel. L’anticipation, la science-fiction, c’est précisément la littérature du réel. À mon avis c’est la littérature qui va prédominer au 21e siècle parce qu’elle interroge le monde présent.

Un auteur de science-fiction doit analyser le présent pour en tirer les germes du futur. Ce n’est pas un voyageur temporel qui vient de l’avenir et qui va écrire comment ça se passe dans l’avenir : il le tire du présent. En l’occurrence, l’avenir climatique étant inéluctable, moi en tant qu’auteur de science-fiction j’ai été interpellé, je dirais même que ça m’a un peu estomaqué, parce que c’est la première fois que ça arrive dans l’histoire de l’humanité.

Jusqu’à présent, le futur de l’humanité était toujours incertain même quand il y a eu des catastrophes, de grandes épidémies, la grande peste, la grippe espagnole, les guerres mondiales, etc. ça impliquait l’avenir d’un certain nombre de millions de personnes, mais pas de l’humanité entière. Le problème du climat touche tout le monde sur toute la planète, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest et il est inéluctable. Pour la première fois dans l’histoire, on se retrouve face à un futur qui est certain. Donc le climat va changer, donc forcément la biodiversité et l’humanité. On est toujours dépendant de la nature, même si on vit en ville et que la nature, on ne la voit qu’en pot ou en vitrine.

Tout ça va impacter l’humanité assez gravement, même très gravement à mon avis, donc on se retrouve face à ce futur inéluctable et ce n’est pas un astéroïde qui tombe sur la terre avec Bruce Willis qui va sauver le monde. Là on se retrouve, on est tous concernés complètement de près. Et donc moi en tant qu’auteur de science-fiction, j’ai trouvé essentiel, indispensable de mettre en scène ce changement qui nous attend. Et donc de tirer de ces rapports un peu arides, d’en tirer la substance et là je dirais de traduire en images, en émotions, en actions aussi, tous ces chiffres et toutes ces données. On dit que le changement climatique à 2°C va impliquer tel changement de la faune, de la flore, la montée des océans, etc. Tant qu’on reste dans l’abstrait, ça donne une toile aux couleurs changeantes, mais on n’en perçoit pas vraiment le sens et il m’appartient à moi de donner à ces couleurs changeantes le paysage, la lecture, le film…

Bon, je ne prétends pas être prophète et dire que ce que j’ai écrit dans mes bouquins va se passer comme ça. Non, je raconte une histoire, je suis quand même un romancier. Donc l’objectif est toujours de raconter une histoire : d’avoir des personnages forts, de faire vibrer le lecteur, de lui faire peur, lui faire plaisir, etc. Je suis un conteur quelque part. Je raconte, je narre les contes du changement climatique.

LVSL : Et en quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous décrire une journée type et surtout votre méthodologie quand vous vous attelez à un ouvrage comme ça ?

J.-M. L.: La journée type d’un écrivain, elle n’est pas vraiment sexy : c’est passer beaucoup de temps sur son ordinateur et à son bureau, parfois debout quand même parce que j’en ai besoin. Ça va être pas mal de recherche. Je ne fais pas qu’écrire des romans, il faut que je gagne ma vie aussi donc parfois le matin, je vais le consacrer plutôt à des activités alimentaires. J’ai tendance à travailler l’après-midi et le soir. Je fais des recherches, je peaufine mes scénarios, parce que je fais toujours des scénarios.

Mes romans sont assez préparés en général. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent au fil de leur plume, qui ont une vague idée de départ et puis hop ils déroulent. Moi j’ai besoin d’un synopsis, j’ai besoin d’un scénario, surtout pour des romans comme ça, basé sur des réalités scientifiques, sur des faits. J’ai besoin de mettre en forme et de traduire ces chiffres en images, en actions, en scènes…

Ma méthodologie, c’est essentiellement avoir l’idée au départ. Pour Aqua TM, par exemple, j’ai choisi une voie pas très facile parce que quand j’ai pris conscience du réchauffement, du changement climatique, parce que ce n’est pas toujours un réchauffement … du changement climatique, de l’urgence d’en parler et l’incontournabilité du sujet, j’ai cherché par quel biais l’apporter. Est-ce que je vais parler de tempête géante ? Est-ce que je vais parler d’îles englouties par la montée des eaux ? Et puis, d’une façon que je ne m’explique pas trop, j’ai choisi de traiter le sujet par le biais de l’eau et de sa rareté. Ce qui paraît paradoxal dans un pays comme la France où il pleut beaucoup. Au cours de mes études sur le climat, je suis tombé sur cette donnée qu’effectivement l’eau potable est un bien précieux, qu’il est rare, qu’il est actuellement surexploité et que ça va devenir un enjeu majeur, de lutte peut-être pour cette ressource précieuse, bien plus précieuse que le pétrole parce que l’eau est absolument vitale et qu’il y a des pays, des régions qui sont en grave pénurie d’eau : les nappes phréatiques s’épuisent, etc. Il n’y a que 1% de toute l’eau sur la planète qui est récupérable pour la consommation et ces 1% d’eau sont utilisés massivement par l’agriculture et l’industrie. Il en reste assez peu pour la vie humaine et animale. Donc j’ai choisi ce biais : la guerre pour l’eau, les futures guerres pour l’eau, la lutte pour l’eau en tout cas. Ça m’a fait faire beaucoup d’études, j’ai passé 2 ans rien qu’en études.

Pour ces études, lire des bouquins, faire des recherches sur internet, voir des interviews, enregistrer des émissions, prendre des montagnes de notes, etc. Après, ça s’est enrichi, après l’apparition d’Aqua TM, dont il y a eu un certain retentissement. J’ai rencontré des spécialistes du climat, dont Valérie Masson-Delmotte (présidente du GIEC). Et s’en est suivi un intérêt bienveillant, qui a débouché finalement sur une collaboration, assez ponctuelle mais néanmoins précieuse, avec des scientifiques du CEA, du GIEC, etc. par l’intermédiaire de Valérie Masson-Delmotte. Ça s’est traduit par une espèce de mini-séminaire dans un laboratoire de Gif-sur-Yvette, un laboratoire sur le climat, et c’était juste génial ! À la fois pour moi et pour les scientifiques en question. Elle avait organisé ça, avec sa secrétaire. Elle escomptait la venue d’au mieux 3 ou 4 personnes, parce que ce sont tous des gens très occupés, quand même. Ils sont venus à plus d’une vingtaine, ils ont carrément passé la journée ou une grosse partie de la journée à élucubrer joyeusement sur ce qu’allait devenir la Terre à l’horizon 2100, 2300, ce qu’ils ne font pas d’habitude. Ils sont chacun très pointus dans leur domaine et puis on leur demande des preuves, on leur demande des chiffres, on leur demande des rapports précis. Ils n’ont pas le droit de spéculer, enfin d’anticiper, d’élucubrer, de se livrer à de la prospective ; enfin, s’ils ont droit de se livrer à de la prospective, c’est à court terme et avec beaucoup de prudence, beaucoup de guillemets, beaucoup de conditionnel. Alors qu’ils ont de l’imagination, ils ont une idée de ce que ça peut donner, quand même : la montée du niveau de la mer, l’acidification des océans, la modification des circulations atmosphériques, océaniques, etc. chacun dans son domaine. Je pense peut-être que pour la première fois, tous ces chercheurs pointus dans la discipline se mélangeaient et se confrontaient dans leur vision. Et ils avaient carte blanche, moi je leur avais dit : « Mais allez-y, lâchez-vous ! Moi j’écoute, je prends des notes fébrilement et puis je verrai ce que j’en tirerai, mais lâchez-vous. Moi je ne veux pas de chiffres, je ne veux pas de conditionnel, je ne veux pas de « si les conditions machin sont réunies ». Non, non, je veux que vous imaginiez comment ça pourrait être. » Au départ, ils étaient un peu rétifs, tout du moins dubitatifs, parce que c’est quelque chose qu’on ne leur demande jamais : se lâcher, se livrer, se laisser aller à l’imagination. Après, la parole s’est libérée, et on aurait dit une bande d’adolescents imaginant un jeu de rôle géant : c’était juste génial ! Pour moi ç’a été le summum de la collaboration que j’ai pu avoir avec des scientifiques. Ça, ça a donné Semences qui est mon dernier ouvrage, dont je suis en train de faire une suite actuellement.

Semences décrit la Terre en 2300. Là pour le coup je manque de données. Le GIEC et les scientifiques vont se hasarder au grand maximum à l’horizon 2100 pour établir les scénarios qu’ils vont estimer crédibles. Au-delà, le climat étant par essence un système chaotique, aucune prédiction sérieuse n’est possible. On ne peut qu’imaginer. Donc c’est ce qu’on a fait : on a imaginé. Effectivement pour Alliance et Semences, la suite à horizon 2300, je suis totalement dans l’imaginaire. Enfin, pas totalement, parce que ça découle quand même des changements précédents. Pour le coup, je pars beaucoup plus dans le rapport Homme/Nature/Animaux/Biodiversité que les changements climatiques qui auront eu lieu, qui seront toujours en cours, mais je ne vais pas non plus sur des pages et des pages et à longueur de volume décrire des tempêtes, des ouragans, des catastrophes climatiques. Au bout d’un moment il faut passer à autre chose. Et dans Exode, il y en a suffisamment, je pense.

LVSL : Quel est votre but, Jean-Marc Ligny ?

J.-M. L. : Mon but serait déjà d’un point de vue personnel de mieux comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer, à quoi tout ça va aboutir. Donc de le mettre en scène, d’écrire dessus m’a énormément appris. Grâce à toute la documentation que j’ai ingurgitée. Et aussi de faire prendre conscience aux gens, aux lecteurs de ce qui les attend de façon concrète, de ce qui risque d’arriver. Encore une fois, je ne fais pas de la prophétie, je fais que raconter des histoires, mettre en scène un avenir possible. Mais j’ai remarqué par les divers retours que j’ai eus qu’il y a des gens qu’Exode a complètement bouleversés. Ils n’avaient pas pris conscience de la réalité du phénomène. Ils pensaient « bon, il va faire plus chaud, bah tant mieux on mettra moins de chauffage, je pourrai planter un olivier dans mon jardin ». « Bon, il faut trier ses déchets, d’accord ce n’est pas trop un souci, ce n’est pas trop contraignant, mais on va y arriver ». « Bon l’été il y a de la sécheresse, on rationne l’eau, bon d’accord, mais bon les pluies vont revenir ». Jusqu’à présent, le changement climatique, jusqu’à tout récemment, c’était un peu une espèce de menace nébuleuse, comme pouvait l’être la guerre nucléaire dans les années 60. Les gens savaient que c’était une possibilité, que l’un des dirigeants de la planète pouvait un jour être assez fou pour appuyer sur le bouton rouge et puis déclencher l’holocauste, mais ça restait une menace nébuleuse, qui finalement ne s’est pas concrétisée.

Je pense que dans les années 2000, le changement climatique restait une éventualité et même dans l’esprit de beaucoup de gens, ça reste quelque chose qui va arriver plus tard. Ils ne seront peut-être plus là pour le voir, peut-être que les enfants vont le vivre, mais ça ne les empêche pas de faire des enfants pour le moment. Donc, une vague menace qui peut éventuellement influencer sur leur mode de vie, mais ça n’arrive pas d’un coup. Ce n’est pas d’un coup une catastrophe, une tornade qui va détruire leur maison. Ils n’en prennent pas vraiment conscience,  c’est la fameuse question de la grenouille mise dans une casserole, qu’on chauffe doucement. Si on met tout de suite la grenouille dans l’eau bouillante elle va rebondir. Si on la met dans de l’eau froide et puis qu’on chauffe l’eau doucement, elle va doucement se laisser mourir sans s’en rendre compte. J’ai l’impression que c’était un peu la réaction de la population, face à ce problème, les gens ont bien d’autres soucis : assurer leur fin du mois, avoir du boulot, les études des gamins. Ils ont leurs soucis quotidiens, le climat ils n’ont pas envie de le rajouter en plus. Déjà ils trient leurs déchets, c’est déjà bien. Voilà, et puis qu’on ne nous embête pas plus. Et moi j’ai eu envie, quand j’ai pris conscience de l’ampleur du phénomène et de son inéluctabilité, de leur dire « mais attendez la vie va changer, voilà ce que ça peut donner, ça va être grave ». Ça risque d’être le chaos, et puis ça risque de devenir Exode, et puis Exode c’est un peu « sauve qui peut ! Et que le plus fort gagne ! ». Il y a d’autres choses à faire, il y a une prise de conscience à avoir, immédiate, urgente. Et je pense tant Aqua TM qu’Exode et Semences dans une moindre mesure, ont contribué un peu à faire prendre conscience à certains, ou les ont confortés dans leur prise de conscience… et en même temps, ont donné du sens au changement climatique. Pour moi, voilà c’est porteur de sens.

LVSL : Est-ce que vous pourriez me livrer trois concepts, ou trois certitudes que vous avez développés le long de votre carrière ?

J.-M. L. : Pour moi la première certitude c’est que la science-fiction est véritablement la littérature qui décrit le mieux notre société industrielle, informatique, d’aujourd’hui. Aucune autre littérature à mon sens n’est mieux à même de décrire le monde tel qu’il est, parce que c’est véritablement une littérature du présent et du réel. Je ne parle pas de la science-fiction à la Star Wars, ça, c’est de l’espace opéra, c’est de l’aventure, je parle de l’anticipation précisément, sur la planète Terre, sur l’avenir des sociétés. Parce que l’auteur de science-fiction s’oblige à avoir une vision globale du monde. Le polar par exemple, on peut dire que c’est aussi une littérature du réel, parce qu’elle est vraiment ancrée dans le monde réel. Mais, elle va s’intéresser à une frange de la société ou à un certain milieu, etc. Elle va regarder un bout de la société, ça va être la mafia, le monde des truands, les serials killers, la police, etc. La science-fiction, c’est comme poser une loupe sur le monde présent, ça donne juste le recul nécessaire pour appréhender cette globalité.

Ma deuxième certitude c’est que tout en étant observateur du monde réel, je dois absolument me garder d’être donneur de leçon ou délivreur de slogans ou de messages. Il y a eu à une époque une branche de la science-fiction qui était très politisée, ça donnait des messages du type : « il faut agir maintenant camarades, sinon les forces du mal capitalistes vont nous broyer ». Moi ça ne m’intéresse pas, je préfère décrire une situation et laisser le lecteur juger. Dans Aqua TM, il y a aucun avertissement comme « vous voyez, si vous n’agissez pas maintenant… ». Non, c’est une description, une histoire. Un écrivain est un raconteur d’histoire. Je n’ai pas de message à délivrer, le message doit découler de l’histoire et des personnages, si message il y a.

Ma troisième certitude, je vais revenir au climat, c’est donc évidemment ce côté inéluctable du changement climatique. Néanmoins, je perçois quand même les germes du futur, de la nouvelle société en devenir qui est en train de germer sur les cendres de notre monde actuel. À un moment, surtout à l’époque où j’ai écrit Exode, j’ai pensé que l’humanité elle-même était condamnée, qu’on allait disparaitre comme les dinosaures. À mesure que la menace climatique se fait plus prégnante, que les réactions de cette menace ont de plus en plus d’ampleur, je vois aussi que les solutions alternatives émergent de plus en plus et indépendamment des institutions, des gouvernements, etc., que les citoyens qui ont pris conscience, peut-être certains grâce à Aqua TM, imaginent des solutions alternatives de vie, d’agriculture, des solutions de vie autre, non polluante, non énergivore, que ces solutions existent et commencent déjà à être appliquées. Donc j’ai la certitude que l’humanité survivrait, pas toute l’humanité malheureusement. Le changement va être douloureux de toute manière. Mais un autre monde est possible et il est en train de se créer maintenant. Ça pour moi c’est une vraie certitude, et je pense que quand j’aurai fini Alliances, qui est en voie d’achèvement, je pense travailler là-dessus : apporter du positif et étudier de plus près la nature de ces changements et vers quoi ils peuvent mener. Parce qu’on a besoin d’une pensée positive. Là, j’ai fait du négatif, de l’avertissement si on peut dire, ou de l’alarme, j’ai tiré l’alarme jusqu’à ce que le cordon me reste dans les mains. Donc maintenant il est temps de penser à l’après, à l’après-capitalisme, à l’après mondialisation, qui sont en train de s’effondrer là maintenant.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

J.-M. L. : Je pense que les gouvernements, les institutions actuelles sont complètement à la masse, totalement à côté du problème. Et qu’ils n’en ont à mon avis rien à faire, parce que les gouvernements sont les marionnettes des grands lobbies et des grosses multinationales qui visent le profit à court terme avant tout. Le changement climatique, c’est quelque chose qui survient à long terme et tant qu’il est encore possible de faire du profit, ils vont faire du profit.

Dans Aqua TM, je décris un dirigeant de multinationale qui est persuadé d’œuvrer pour l’écologie et le climat, mais qui ne fait que du greenwashing. Je pense que toutes les mesures prises en faveur de la réduction des énergies, renouvelables, meilleure gestion de l’eau, etc. peuvent être détournées à des fins capitalistes et que ça va être aussi une énorme source de profit pour certaines sociétés, y compris les sociétés pétrolières. Donc pour moi, la solution ne viendra pas de là, non plus des gouvernements sauf si comme dans certains pays, quelques frémissements peuvent laisser supposer que ces gouvernements se mettent à l’écoute de leurs citoyens et se rappellent qu’ils sont des élus chargés de mettre en application la volonté du peuple et pas la volonté des GAFA. Je pense notamment à l’Islande, par exemple, qui a renationalisé sa banque privée suite à des malversations, qui est très avancée d’un point de vue écologique, etc. Je pense aussi à la Finlande qui a décidé d’attribuer un revenu universel, encore au stade expérimental, mais c’est en bonne voie.

Un gouvernement à l’écoute de ses citoyens aurait parfaitement les moyens d’accompagner, de favoriser, voire de susciter ou générer ce changement politique et social profond qui est absolument nécessaire. Mais paradoxalement, on voit arriver au pouvoir des populistes rétrogrades qui seront très vite dans les poubelles de l’histoire, les Trump, les Bolsonaro… ces gens-là. Ils sont portés par le fait qu’ils savent raconter des histoires, qu’ils ont un discours populiste auquel les gens vont adhérer parce que plus personne maintenant ne fait confiance aux États, aux gouvernements pour apporter une quelconque solution à quelque problème que ce soit, d’ailleurs. On sent tous que ce sont des marionnettes qui sont complètement assujetties aux lobbies et au multinationales. Donc moi

je dirais qu’en termes de politique publique, évidemment, l’idéal serait que les institutions, les gouvernements financent, accompagnent tous les changements qui sont à l’œuvre. Que ce soit en termes d’énergie, d’habitat, de nourriture, d’agriculture, de distribution, etc. Les solutions, on les connaît, elles sont évidentes : il faut revenir à la relocalisation, au village global. Même la notion de nation, d’État, n’est pas très compatible avec cette menace qui est mondiale et qui touche toute la planète. Un état ne peut pas prendre des mesures écologiques et sociales sérieuses s’il n’est pas accompagné par les autres États. Sinon, il va courir à la ruine. Maintenant, on est dans une société globalisée et le changement doit être global. La meilleure des politiques actuellement serait la révolution mondiale, déjà, et qui permettrait de mettre à des postes à responsabilité, pas de pouvoir ni de commandement, des gens compétents et soucieux du bien-être de l’humanité, et de la planète aussi, de la biodiversité, de la faune, de la flore parce que l’on fait, ne l’oublions pas, partie intégrante de la nature, on ne vit pas dans des cages dorées. Si la nature meurt, l’être humain aussi. Pas forcément physiquement, parce qu’on peut vivre d’une façon artificielle, mais on deviendrait quoi ? Des homoncules grisâtres et dégénérés. On ne serait plus des humains, des êtres vivants.

LVSL : Que devrait-être la place de votre discipline, la littérature, dans l’élaboration de la transition écologique ? Comment devrait être considérée votre discipline par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà pensé à une structure qui permettrait à nos gouvernants de considérer la littérature d’anticipation ?

J.-M. L. : Je pense que l’écrivain est un raconteur d’histoires, un metteur en scène des rapports et des connaissances que l’on peut avoir. Il peut avoir un rôle de conseil peut-être, ou pas nécessairement de conseil, ça serait plutôt les experts, mais un rôle de metteur en scène. J’ai été sollicité par des institutions, y compris par le ministère de la Défense, pour imaginer quels pourraient être les conflits à venir suite au changement climatique, aux migrations, etc. J’ai été sollicité par Eau de Paris par exemple, imaginez quelle pourrait être la distribution de l’eau à l’avenir et que faire en cas de pénuries d’eau à Paris. J’ai été sollicité par La Poste pour imaginer les moyens de transport du futur. Alors pourquoi La Poste s’intéresse aux moyens de transport du futur ? Ça reste un mystère. Des organismes sérieux, institutionnels comme ça, commencent à se dire que pour imaginer l’avenir il n’y a peut-être rien de mieux qu’un spécialiste de l’imaginaire et pas forcément des experts, des projectivistes et des futurologues qui vont juste se baser sur des statistiques présentes. Les statistiques ne restent que des courbes et des schémas, ça ne véhicule aucune image, sauf pour un écrivain qui va de cela tirer l’image, le paysage, la vision globale.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui proposer ?

J.-M. L. : Je serais bien en peine. Je lui proposerais de s’entourer de personnes compétentes dans leur domaine. Mais bon, il n’aurait pas forcément besoin de mon avis. Si un gouvernement quelconque me disait : « on est sérieusement ancré dans la transition écologique, énergétique, climatique, etc. Vous qui avez écrit des bouquins là-dessus, qu’est-ce que vous envisageriez de faire ? », tout ce que je pourrais faire c’est imaginer une utopie. Imaginer comment les choses pourraient aller mieux, ce que j’envisage de faire au niveau littéraire dans un proche avenir. Voilà, donner à voir. Imaginer les résultats que ça pourrait donner, si on agit de telle et telle façon, à mon sens. L’avantage c’est que je ne suis pas scientifique, je n’ai pas de spécialisation, je m’intéresse à tout. J’ai écrit en science-fiction sur plein de sujets, dans plein de domaines, que ce soit sur l’informatique, les mutations, l’exploration spatiale, etc. Je suis un peu un chercheur autodidacte et quelque un peu superficiel peut-être. Je m’intéresse à ce qui va faire sens dans les histoires que j’ai écrites. Peut-être que si j’étais embauché par un gouvernement pour traiter de la transition écologique, énergétique, climatique, etc., je ne serais pas tout seul, je serais au sein d’une équipe certainement. Et mon rôle serait de raconter l’histoire de ce changement. L’histoire, c’est ça dont on se souvient. Si on analyse le passé, qu’est-ce qu’on retient le mieux ? Les histoires, les légendes. De la Grèce Antique, par exemple, tout le monde connaît l’Iliade et l’Odyssée. Beaucoup moins de personnes connaissent l’organisation politique de la cité d’Athènes, à part les spécialistes. La quintessence d’une civilisation, ce sont les récits et les histoires qu’elle génère, et c’est là que j’interviens modestement.

LVSL : Êtes plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

J.-M. L.: Je suis passé d’un pessimisme angoissé à un optimisme prudent. Comme j’ai dit à un moment, je pensais que l’humanité était condamnée, que l’ampleur des catastrophes annoncées allait nous balayer comme les dinosaures ont été balayés. Les dinosaures qui ont duré beaucoup plus longtemps que nous d’ailleurs. Mais au vu de tout ce qui se passe actuellement, du réveil des jeunes pour le climat, qui manifestent en masse, de toutes les solutions alternatives qui fleurissent à droite à gauche, dans les Alpes par exemple, où même au niveau citoyen. Je vois de plus en plus de gens qui vont privilégier le bio, qui vont devenir végétariens, qui vont manger moins de viande, qui vont faire plus attention à leur mode de transport ou à leur consommation énergétique, toutes ces solutions alternatives au point de vue agricole, construction, architecture, mode de vie, etc. C’est un terreau fertile pour l’instant, les plantes sont petites, elles peuvent mourir aussi. Mais elles peuvent aussi germer et donner de belles forêts. La solution existe, la façon de vivre autrement existe. C’est sûr qu’on ne va pas échapper à des températures de 50°C la journée qui vont nous obliger à vivre autrement, qu’il y a des îles qui vont être englouties, qu’il va y avoir des migrations massives qui vont générer des conflits massifs. Il va y avoir du malheur et de la violence, ça, c’est clair parce qu’en plus, les ressources s’épuisent. On se battra pour les derniers litres de pétroles, etc. Il y aura un changement dans la douleur, mais un changement, pas une extinction, c’est là que réside mon optimisme.

 

Retranscription : Claire Soleille

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

« Le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres » – Entretien avec Delphine Batho

Delphine Batho © Clément Tissot

Delphine Batho est députée indépendante, présidente du parti Génération Écologie et ancienne ministre de l’Environnement. En janvier dernier, elle a publié “Ecologie intégrale, le manifeste” et a récemment lancé la liste “Urgence Écologie” pour les Européennes, avec le philosophe Dominique Bourg. Cette liste ambitionne de proposer une réponse à la hauteur de l’urgence climatique, sans pour autant se positionner en fonction du traditionnel clivage droite/gauche. Au cours de cet entretien, nous revenons à la fois sur des questions de constat et de stratégie politique, mais aussi sur ce que sous-entend l’écologie intégrale en termes de changements dans notre rapport à la politique, et à des questions telles que le droit des femmes. 


 

LVSL : Vous avez écrit le manifeste de l’écologie intégrale, paru en janvier dernier. Pourquoi le choix de ce terme « intégrale » plutôt que « radicale », par exemple, ou un autre terme ?

Delphine Batho : Ce n’est pas la même chose. L’écologie intégrale signifie qu’on intègre l’écologie dans tous les choix. À partir du moment où ce qui est en cause aujourd’hui c’est l’effondrement du vivant, la destruction accélérée de tout ce qui rend la planète habitable et vivable pour l’espèce humaine, l’écologie est l’enjeu qui prime sur tout. La vie, le vivant, est la valeur première avant l’argent, avant tout le reste. Tous les choix politiques dans tous les domaines, en matière de politique économique, de politique étrangère, de choix culturels, éducatifs etc. doivent procéder de cet impératif écologique : c’est ça le propos de l’écologie intégrale.

Elle a une dimension de radicalité parce qu’elle entraîne une rupture avec la civilisation thermo-industrielle actuelle. L’écologie intégrale implique la rupture avec le paysage politique tel qu’il est installé et avec les anciens clivages entre la Gauche et la Droite. Mais si on disait simplement « écologie radicale » et non pas « écologie intégrale », on entretiendrait l’idée fausse qu’il ne s’agit que d’un problème de degré, qu’il faut avoir un programme écolo qui ne serait pas « mou » – parce qu’il y a une écologie molle, des faux semblant, il y a du greenwashing politique. Mais notre propos ne consiste pas à dire qu’il faut faire plus fort, qu’il faut aller plus vite, c’est de dire qu’il faut faire complètement différemment. Et différemment veut dire qu’il faut en finir avec une vision qui considère l’écologie comme un sujet parmi d’autre. Non, ce n’est pas un sujet parmi d’autres : c’est la cause du siècle.

LVSL : Dans votre manifeste, vous parlez de la fin du clivage Gauche/Droite, transcendé par l’urgence écologique : pouvez-vous nous expliquer en quoi l’écologie intégrale n’est pas de Gauche ?

DB : Ce n’est pas seulement que l’ancien clivage serait transcendé par l’urgence écologique, c’est le fait que ET la Gauche ET la Droite nient les limites planétaires. L’une comme l’autre sont dans une forme de déni de l’anthropocène et des limites planétaires, parce qu’en fait la Gauche et la Droite conditionnent leur projet de société à la croissance économique.

L’idée libérale c’est qu’il faut produire plus pour s’enrichir plus et par ruissellement tout le monde finira par en bénéficier. Le propos classique de la social-démocratie c’est de dire il faut produire plus pour qu’il y ait de la croissance économique afin qu’on puisse redistribuer les richesses. Mais dans les deux cas, on conditionne un projet de société à la croissance économique, or cette croissance économique est assise sur la destruction de la nature : elle est la cause du problème aujourd’hui. Donc voilà pourquoi nous sommes en rupture avec les deux, c’est-à-dire avec le libéralisme comme avec le socialisme. Le nouveau clivage oppose ce que nous appelons les Destructeurs et les Terriens, c’est-à-dire ceux qui savent que nos conditions d’existences dépendent de la nature, et du fait de préserver une planète habitable pour le vivant et pour l’humanité.

LVSL : Pourtant il semble que l’idéologie productiviste et le dogme de la croissance du PIB soient dépassés dans le logiciel politique d’au moins 4 listes aux européennes : la France Insoumise, Génération.s, Place Publique et Europe écologie les verts. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux ?

DB : Hélas non, au-delà des apparences ce logiciel inspire encore ceux que vous venez de citer, je vais les prendre un par un.

Concernant la France Insoumise, il y a mention dans leur programme du l’idée qu’il y aurait un nouvel espace d’expansion de l’humanité : les océans. Ils proposent d’aller chercher ce qu’ils appellent « l’or bleu » des océans. Donc en fait, c’est une nouvelle manière de contourner les limites planétaires, d’imaginer qu’il y aurait un nouveau relais de croissance dans l’exploitation des océans.

Génération.s  se situe comme une liste traditionnelle de la gauche de la gauche, donc ils ne sont pas dans la compréhension de la nouvelle période politique qui s’ouvre et du nouveau clivage qu’elle implique. Ils ne sont pas en rupture avec ce que je disais sur le socialisme et les grilles d’analyses marxisantes.

Place Publique ? Ils prétendaient faire du neuf mais ils sont sur une liste avec le Parti Socialiste qui soutient Europa City, le Center Parc de Roybon, le Lyon-Turin, le grand contournement Ouest de Strasbourg… J’ai pris la décision définitive de quitter le PS le jour où ce parti a refusé de signer mon amendement à l’Assemblée nationale pour l’interdiction du glyphosate. Donc en fait on est très loin de la conscience de l’urgence écologique. On est dans la superficialité, voire la publicité mensongère. La vérité d’une orientation politique, on la voit dans les actes concrets : refuser de signer un amendement pour l’interdiction du glyphosate, c’est un acte concret. Soutenir le Lyon-Turin, ou le grand contournement Ouest de Strasbourg, sont des actes concrets. C’est là qu’on voit la vérité en politique.

Quant à Europe Écologie les Verts, leur programme est essentiellement daté et obsolète. Il est grosso modo le même qu’il y a 10 ou 5 ans, mais on n’est plus il y a 10 ans ou il y a 5 ans. Aujourd’hui, le GIEC dit qu’il reste 12 ans. L’IPBES dont le rapport vient d’être publié atteste d’un effondrement violent du vivant. Je vais prendre un exemple : dans ses propositions pour les élections européennes, EELV préconise la sortie des pesticides en 15 ans. On ne peut pas attendre 15 ans avant d’arrêter la pollution chimique de l’agriculture et de la santé humaine, parce qu’il y a des enjeux de santé considérables derrière les enjeux liés aux pesticides. Nous n’adhérons pas à l’idée que l’écologie est un enjeu de long terme, qu’on aurait encore du temps devant nous. Nous considérons que le concept de « transition » lui-même entretient l’ambiguïté de reporter l’écologie à plus tard. Non, si on s’appelle Urgence Écologie ce n’est pas un hasard, c’est qu’il y a la nécessité absolue de prendre des décisions maintenant et d’organiser des changements rapides et radicaux.

LVSL : Pourquoi est-ce que vous avez choisi de lancer une liste aux Européennes, est-ce que c’est dans un objectif de témoignage, une tribune pour l’écologie ? Pourquoi n’avez-vous pas fait cela depuis l’intérieur de mouvement déjà existant ?

DB : Nous présentons cette liste pour agir, tout de suite. Effectivement, nous tirons toutes les leçons des périodes passées. Pour ma part, j’ai essayé pendant 20 ans et j’ai cru, comme d’autres, que l’on pouvait faire évoluer les formations politiques traditionnelles pour les amener à s’emparer des enjeux écologiques ou féministes qui me tiennent particulièrement à cœur. D’autres qui sont sur la liste Urgence Écologie ont fait le même type de parcours, mais dans d’autres formations politiques. Moi, c’était au Parti Socialiste, vous avez des gens qui sont passés par Europe Ecologie les Verts, ou par le Modem, par En Marche, par le PC, par l’UDI, qui ont eu des parcours politiques divers. Tous, on arrive au même constat : les organisations du système politique en place s’avèrent incapables de porter cet enjeu à la hauteur de ce qu’exige la nouvelle période qui commence avec la publication du dernier rapport spécial du GIEC, qui dit qu’il reste 10 ans.

Notre liste rassemble surtout plein de gens dont c’est le premier engagement politique, à l’image de Dominique Bourg, qui franchit le pas de l’engagement politique pour la première fois. Jusqu’à présent il a été un philosophe qui a pensé la cause de l’écologie. Qu’il s’engage aujourd’hui sur le plan politique est significatif. Il ne le fait pas pour lui, mais parce que cette cause en a besoin et qu’un nouveau projet politique doit être articulé à la connaissance scientifique. S’il y va, c’est parce qu’il y a un vide terrible. Les orientations de l’écologie intégrale n’existent pas dans le paysage politique actuel.

Le sens de notre démarche c’est de vouloir construire pas à pas une nouvelle force, donc de faire entendre ce propos sur le plan démocratique à l’occasion des élections européennes, mais aussi des suivantes. Ce qui commence aux élections européennes n’est pour nous que le début.

LVSL : N’y a-t-il pas un paradoxe entre dire que l’écologie intégrale doit être portée par un maximum d’acteurs politiques et le fait de vouloir l’incarner seuls ?

DB : On ne prétend pas l’incarner seuls ! Mais qui défend une politique d’écologie intégrale pour l’instant à part nous ? A travers les propositions que nous portons notamment dans le document « Fondations », nous sommes les seuls à être dans une volonté de cohérence par rapport à l’état des connaissances scientifiques sur l’accélération du changement climatique et de la destruction de la biodiversité. Je peux prendre une multitude d’exemples, notamment sur tout ce qui implique un changement des comportements individuels : le fait de supprimer les liaisons aériennes entre Paris et Marseille à partir du moment où existe le train, d’introduire des quotas carbone individuels, de réduire la vitesse etc.

LVSL : Est-ce que vous considérez être un recours institutionnel pour la jeunesse qui se mobilise pour le climat dans les rues ?

DB : Je dirais un débouché, plutôt qu’un recours. Ces mobilisations signifient l’émergence d’une nouvelle génération politique, qui attend du neuf, qui est en révolte et à juste titre. Et moi je partage cette révolte contre le système politique en place, où règnent tant d’incapables. Que ce soient des jeunes de 14 ou 16 ans, qui manifestement ont davantage lu le rapport du GIEC que les gouvernements actuels, qui sont obligés de faire une grève scolaire pour faire entendre l’urgence dans laquelle on est, voilà qui en dit long sur le monde des adultes. Et ce sont les jeunes qui ont raison. Nous souhaitons favoriser l’émergence de cette nouvelle génération et l’aider : pas lui dire ce qu’elle doit penser, mais l’aider à s’organiser, s’exprimer et à trouver dans la démocratie un relais à son combat.

LVSL : Quelle est votre stratégie pour capter la demande électorale écologiste ? Quelle est votre stratégie pour rendre hégémonique l’écologie intégrale au-delà de la sociologie du vote écologiste habituel, c’est-à-dire grosso modo classe moyenne urbaine éduquée. Comment est-ce que vous chercheriez par exemple à convaincre un gilet jaune ?

DB: Ce que laissent entendre les médias, ou votre question telle qu’elle est posée, c’est qu’un ouvrier ou une personne aux conditions de vie modestes ne seraient pas capable de comprendre la gravité des enjeux sur le climat, ni le fait que la nature est en train de mourir. C’est profondément insultant et derrière il y a une forme de mépris social.

La deuxième chose, c’est qu’en fait, les inégalités environnementales sont une inégalité sociale supplémentaire. L’autre jour, j’étais dans les Bouches du Rhône, à l’Etang de Berre. Autour de celui-ci, les hommes ont 34% de cancers de plus que la moyenne nationale, et ces victimes de la pollution ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Quand vous allez à Paris, dans les logements sociaux qui sont le long du périphérique et où vous avez un nombre considérable d’enfants asthmatiques, ce ne sont pas des catégories sociales privilégiées. Donc en fait, le mépris des enjeux écologiques est un mépris des pauvres. C’est ne pas comprendre qu’il y a des gens qui subissent le fait d’être dépendants de la bagnole pour aller bosser tous les jours, ou d’avoir des transports en commun complètement pourris alors qu’on va mettre des milliards d’euros dans le Grand Paris express pour les touristes, ou dans le Lyon-Turin : c’est une inégalité et une injustice sociale supplémentaire.

J’ai passé du temps sur les ronds-points avec des personnes qui étaient mobilisées pour les gilets jaunes, que je ne confonds pas du tout avec la dérive violente, xénophobe, antisémite, de plusieurs composantes de ces mobilisations. Et je considère que le mouvement des gilets jaunes est en fait un mouvement politique contre les lobbies, et contre la technostructure qui confisque la décision démocratique depuis des décennies en France. Ceux qui bloquent un changement pour l’écologie sont les mêmes que ceux qui confisquent les décisions dans tous les domaines depuis des décennies. Les gouvernements passent et les problèmes restent, quelles que soient les promesses de campagne électorale, parce que ce sont les mêmes intérêts qui influencent les décisions en coulisses. Il y a quelque chose aujourd’hui de pourri dans la très haute fonction publique en France, qui sert les intérêts d’un certain nombre de très grandes compagnies.

LVSL : Votre liste aux Européennes, « Urgence Ecologique », conduite par le philosophe Dominique Bourg, est supportée par trois partis : le vôtre, Génération Écologie, mais aussi celui de Robert Hue, le Mouvement des Progressistes, et celui d’Antoine Waechter, le Mouvement écologiste Indépendant. Allez-vous former un nouveau mouvement à terme ou bien fonctionner en cartel de partis ? Où vous voyez vous dans un an ?

DB : Ce à quoi j’aspire, c’est faire émerger une nouvelle génération politique et une nouvelle forme d’organisation politique. Qui du coup ne peut pas se résumer à une sorte de cartel à l’ancienne. Je suis très heureuse du rassemblement qui s’opère pour les Européennes, mais ce rassemblement est au service d’une cause. Cette cause, c’est le fait de soutenir une liste citoyenne conduite par quelqu’un qui n’est pas issu d’un de nos partis politiques. Et de la même façon, sur cette liste, on trouve plein de personnes dont c’est le premier engagement et qui ne sont membres d’aucun des partis politiques que vous venez de citer.

Notre rôle à Génération écologie c’est justement de favoriser cela. Je suis convaincue que cette démarche se prolongera au-delà des élections européennes. Non comme une addition de partis, mais vraiment comme un processus nouveau appelant beaucoup de personnes qui ne sont pas membres de nos formations politiques à s’engager. Je souhaite qu’il y ait une nouvelle dynamique et une nouvelle force politique pour l’écologie intégrale en France. C’est cela notre projet. Et la question des organisations en tant que telle est secondaire par rapport à cet objectif. Donc quelle que soit la forme que cela prendra, que ce soit un collectif citoyen, une fédération des organisations existantes, peu importe. Ce qui compte c’est le fond, c’est la sincérité de la démarche et le fait qu’elle implique plein de gens pour qui c’est la première fois.

LVSL : Vous parlez dans votre manifeste d’écoféminisme. Pourquoi le droit des femmes est-il si important pour la transition écologique, que ce soit dans les pays du Sud ou en Occident ?

DB : Premièrement, il y a quelque chose de commun dans le mécanisme de domination des femmes par les hommes et la domination de la nature par l’humanité. Une humanité qui s’est crue supérieure à la nature, de la même façon que la masculinité s’est prétendue supérieure à la féminité. Ce n’est pas un hasard si le mot « nature » est féminin. Du coup, il n’est pas concevable que l’on puisse être écologiste sans être féministe. Il n’est pas concevable d’envisager une nouvelle relation entre l’humanité et la nature, beaucoup plus harmonieuse, tout en persévérant dans l’oppression des femmes. Il n’est pas possible de lutter contre ce pouvoir de destruction sans la complète égalité entre les hommes et les femmes. Les deux vont ensemble.

La deuxième chose c’est qu’à l’échelle mondiale, l’émancipation des femmes, leur accès à l’éducation, au travail, à l’égalité sociale complète avec les hommes, à la contraception, est un des leviers majeurs de la transformation écologique des sociétés. Elle entraîne la transition démographique. Ce n’est pas par des solutions autoritaires que l’on va maîtriser la croissance démographique, c’est par l’émancipation des femmes. C’est la seule voie démocratique pour y parvenir.

La notion d’écoféminisme a une histoire. C’est un concept imaginé en France dans les années 70, mais qui s’est surtout développé dans les pays anglo-saxons, notamment dans les luttes contre le nucléaire. L’oppression des femmes a conduit à leur marginalisation, les cantonnant aux sphères domestiques dont la gestion de la nourriture, de la maison… et le lien avec la nature dans beaucoup de pays à travers l’agriculture. De ce fait, les femmes ont développé un ensemble de savoirs et de compétences – pas pour une raison génétique, mais parce qu’elles ont été cantonnés dans ces sphères des activités humaines qui leur donnent des compétences qu’il faut désormais partager avec tout le monde.

On pourrait faire l’analogie avec ce qu’il s’est passé en politique quand on a commencé à avoir en France des femmes politiques, on leur a demandé en gros de s’occuper de la santé, de l’environnement, de l’éducation : des sujets qui n’étaient pas très importants pour ces Messieurs, donc ce n’était pas très grave pour le système dominant de les confier à des femmes. Sauf qu’en fait aujourd’hui, l’environnement est fondamental, tout comme la politique énergétique, qui est stratégique sur le plan économique. Et donc les compétences politiques que les femmes ont développées sur des sujets, qui étaient considérés comme de second ordre, leur donnent aujourd’hui une place au premier plan, au cœur du débat politique. En somme, un mécanisme d’oppression se retourne en une capacité pour les femmes de jouer un rôle majeur. Et ce n’est pas un hasard si Greta Thunberg est une femme. Ce n’est pas un hasard si partout dans le monde, dans les luttes, on voit souvent des femmes. Pas que des femmes, ce n’est pas le sens de ce que je dis. Mais on voit souvent des femmes au premier plan parce que les deux, écologie et féminisme, fonctionnent ensemble.

 

Photo à la Une : Delphine Batho, photo © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

Biodiversité : synthèse et analyse exclusive du 7e rapport mondial de l’IPBES

L’IPBES est l’équivalent du GIEC pour la biodiversité. Il publie ce 6 mai 2019 un rapport inédit sur l’état de la biodiversité dans le monde, fruit de 3 ans de travail. Si les chiffres du déclin de la biodiversité sont alarmants, la communauté scientifique mondiale maintient qu’il est possible d’enrayer cette perte si les États prennent des mesures de protection ambitieuses. Par Pierre Gilbert et Ambre Guillaume.


La France accueille à Paris du 29 avril au 4 mai la 7e séance plénière de l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (l’équivalent du GIEC, mais pour la biodiversité). Sous l’égide de l’ONU, 150 scientifiques de 50 pays, épaulés par plus de 300 experts, travaillent depuis trois ans à la réalisation d’un rapport sur l’état mondial de la biodiversité. Ils ont ainsi synthétisé quelques 15 000 références scientifiques et sources gouvernementales. Le rapport s’appuie aussi sur les savoirs autochtones et locaux, ce qui est inédit en termes de méthodologie à ce niveau.

C’est le premier travail de ce type à l’échelle mondiale en 15 ans. Ce rapport, rendu public le 6 mai, est extrêmement important, car il servira de document de référence pour l’élaboration du futur cadre mondial pour la biodiversité post-2020. Celui-ci sera défini par l’ensemble des États à l’occasion de la COP15 biodiversité qui aura lieu en Chine l’année prochaine. Cet évènement sera au moins aussi important pour la biodiversité que la COP21 pour le climat, car il donnera une orientation pour les 10 années à venir.

Le rapport montre globalement les relations entre les trajectoires de développement économique et leurs impacts sur la nature. Il propose aussi un éventail de scénarios possibles pour les décennies à venir, dont la radicalité politique est inédite à ce niveau, ce qui témoigne de l’urgence de la situation.

Dans cette synthèse, nous allons présenter les principaux résultats chiffrés que contient la version longue du rapport aux décideurs, puis un résumé des principales orientations proposées par le rapport ainsi qu’une première critique qui porte sur leur caractère parfois paradoxal.

Les principaux résultats chiffrés : la faune et la flore traversent une crise inédite, et les impacts sur l’humanité se font déjà fortement sentir

La disparition de la biodiversité est 1000 fois supérieure au taux naturel d’extinction des animaux. Nous traversons donc la sixième extinction de masse des espèces, la dernière en date étant celle des dinosaures, il y a 65 millions d’années. Mais la crise actuelle est 100 fois plus rapide que la dernière, et exclusivement liée aux activités humaines.

Globalement :

– Un quart des 100.000 espèces évaluées est déjà menacé d’extinction, sous pression de l’agriculture, de la pêche, de la chasse, ou encore du changement climatique. C’est une portion minime des 8 millions d’espèces estimées sur Terre (dont 5,5 millions d’insectes), mais nous pouvons néanmoins logiquement extrapoler ces chiffres à partir de ceux dont nous disposons déjà. Une accélération rapide imminente du taux d’extinction des espèces, animales et végétales, est attendue par les scientifiques : un million supplémentaire sera menacé, dont la plupart durant les prochaines décennies.

– 75 % du milieu terrestre est sévèrement altéré à ce jour par les activités humaines, et 40% du milieu marin.

– Depuis 1900, l’abondance moyenne des espèces locales dans la plupart des grands habitats terrestres a diminué d’au moins 20 %, avec évidemment de fortes disparités régionales.

– On estime que 10 % des espèces d’insectes sont menacées, mais leur biomasse totale chute beaucoup plus rapidement.

– Au moins 680 espèces de vertébrés ont disparu depuis le 16e siècle.

Le rapport souligne que si les tendances actuelles en termes de biodiversité se poursuivent, cela va également freiner les progrès en vue d’atteindre les objectifs de développement durable des Nations unies pour 2030 dans 80% des cas où les cibles ont été évaluées. Nous parlons là des objectifs de réduction de la pauvreté, d’accès à la santé, à l’eau, l’urbanisation, le changement climatique, etc. La perte de biodiversité est donc non seulement un problème environnemental, mais aussi un enjeu lié au développement social, et à la lutte contre le changement climatique.

Le changement climatique, catalyseur de la perte de biodiversité

– Le changement climatique pourrait être à l’origine des menaces de disparition sur près de la moitié des mammifères terrestres et sur près d’un quart des oiseaux.

– Le nombre d’espèces exotiques envahissantes a augmenté d’environ 70 % depuis 1970 en moyenne, tant à cause de la multiplication des échanges commerciaux (multipliés par 10 sur la période) que du réchauffement climatique.

– Même avec un réchauffement de la planète de 1,5 à 2 degrés, la majorité des aires de répartition des espèces terrestres devraient se contracter de manière importante.

– Nous avons réchauffé la planète de 1,1°C depuis l’ère préindustrielle. Le niveau des océans s’est élevé de 21 cm depuis 1900 (3 mm par an désormais). Or, les milieux naturels que sont les océans, sols et forêts, absorbent environ 60 % des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique.

– Les émissions ont doublé depuis 1980, ce qui a fait augmenter la température moyenne de la planète d’au moins 0,7 degré.

– 8 % des émissions totales proviennent du tourisme (transport et alimentation), en très rapide augmentation.

L’agriculture, souvent synonyme de désastre environnemental

– Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75% des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage. 12% des terres émergées non couvertes par les glaces sont utilisées dans le monde pour la production agricole et 25% pour les pâturages.

– La valeur de la production agricole a augmenté d’environ 300 % depuis 1970, mais la dégradation des sols a réduit de 23 % la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale. De plus, 75% des plantes cultivées sont confrontées au risque de disparition des pollinisateurs.

– En agriculture, environ 10 % de toutes les races de mammifères domestiquées avaient disparu en 2016 en raison de la standardisation des élevages, de l’abandon de variétés moins productives. C’est une perte de diversité génétique qui rend l’élevage moins résilient aux maladies, et généralement moins adaptée aux conditions locales. Ce rythme connaît une accélération.

– 100 millions d’hectares de forêts tropicales ont été perdus entre 1980 et 2000, principalement en raison de l’augmentation de l’élevage du bétail en Amérique latine (environ 42 millions d’hectares) et des plantations en Asie du Sud-Est (environ 7,5 millions d’hectares, dont 80 % destinés à l’huile de palme). Environ 25% des émissions de gaz à effet de serre sont causées par ce défrichement.

– 68% des capitaux étrangers qui vont aux secteurs du soja et de la viande bovine amazonienne transitent par des paradis fiscaux.

– 29% des agriculteurs pratiquent une agriculture durable dans le monde, ce qui représente 9% de toutes les terres agricoles.

– Le soutien financier fourni par les pays de l’OCDE à un type d’agriculture potentiellement nocif pour l’environnement monte à 100 milliards de dollars par an (base 2015).

L’urbanisation et l’artificialisation des terres, cause de perte de biodiversité rapide

– Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992. Elles augmentent plus vite que la population mondiale.

– Plus de 500 000 espèces terrestres ont désormais un habitat insuffisant pour leur survie à long terme, sauf si leur habitat est restauré.

– On compte plus de 2 500 conflits dans le monde pour les combustibles fossiles, l’eau, la nourriture et la terre.

L’extraction de ressources forestières et minières, un phénomène qui s’accélère.

– 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont maintenant extraites chaque année dans le monde. Une quantité qui a presque doublé depuis 1980.

– La consommation mondiale de ressources par habitant a augmenté de 15% depuis 1980, et la population a plus que doublé depuis 1970.

– La pollution par les plastiques a été multipliée par dix depuis 1980 et environ 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants, boues toxiques et autres déchets issus des sites industriels sont déversés chaque année dans les eaux du monde.

– La récolte de bois brut a augmenté de 45 % et 2 milliards de personnes l’utilisent comme combustible pour répondre à leurs besoins en énergie primaire.

– 50% de l’expansion agricole a eu lieu au détriment des forêts, dont la superficie n’est plus que de 68% de celle qu’elle était à l’époque préindustrielle.

– 110 millions d’hectares de forêts ont été plantés en plus de 1990 à 2015, soit presque deux fois la superficie de la France. Une cadence qui s’accélère notamment grâce aux efforts de l’Inde et de la Chine.

– Les subventions mondiales pour les combustibles fossiles représentent quelque 345 milliards de dollars par an et entraînent des coûts globaux de 5 000 milliards de dollars (santé, détérioration des habitats…).

Les cours d’eau et les océans, des milieux particulièrement vulnérables

– 55% des océans sont exploités par la pêche industrielle et on estime qu’un tiers des stocks de poissons marins sont surexploités, 60% le sont au maximum du niveau durable et seulement 7 % à un niveau très durable.

– Plus d’un tiers des prises de poissons dans le monde sont illicites ou non déclarées (2011) et 70% des bateaux impliqués dans cette fraude sont financés à travers des paradis fiscaux.

– La diminution des herbiers marins, essentiels pour les animaux marins et pour séquestrer du carbone, est de 10% par décennie depuis les années 1970. De leur côté, les récifs coralliens ont reculé de moitié depuis 1900 et les mangroves de 75%. Ces milieux sont pourtant de vraies pouponnières pour les poissons.

– Plus d’un tiers de tous les mammifères marins et plus de 40% des oiseaux marins sont menacés.

– À cause du changement climatique, la biomasse de poisson pourrait diminuer de 3 à 25% en fonction des scénarios, et ce indépendamment de la pêche.

– À cause des engrais, 400 zones mortes se sont développées dans les océans, ce qui représente environ 245.000 km2, soit une superficie totale supérieure à celle du Royaume-Uni, en expansion rapide.

– Plus de 40 % des espèces d’amphibiens sont menacées d’extinction, ils ont pourtant un rôle essentiel dans la régulation des insectes comme les moustiques. De fait, les zones humides disparaissent actuellement trois fois plus vite que les forêts et près de 90% d’entre elles ont été perdues depuis le 18ème siècle.

– 80% des eaux usées mondiales rejetées dans l’environnement ne sont pas traitées, surtout en Asie et en Afrique.

Des mesures de protection potentiellement efficaces : quelques exemples

– Grâce aux investissements pour la conservation réalisés de 1996 à 2008, on a réduit le risque d’extinction pour les mammifères et les oiseaux de d’environ 29 % dans 109 pays.

– Plus de 107 espèces d’oiseaux, de mammifères et de reptiles très menacées sont de nouveau en croissance grâce à l’éradication des espèces mammifères envahissantes comme les rats ou les opossums dans les îles.

– Grâce à des programmes spéciaux, au moins 6 espèces d’ongulés (mammifères à sabots) qui risquaient de disparaître ont survécu en captivité et peuvent désormais recoloniser leurs milieux.

Réalité de la crise contre vœux pieux : des préconisations ambivalentes

L’IPBES recommande de mettre en place une planification intégrative en faveur de la biodiversité, de diminuer nos sources de pollution et les conséquences environnementales de la pêche, de coordonner les législations locales, nationales et internationales, et par conséquent, de réduire notre consommation. Il nous faudrait également « employer des régulations et des politiques publiques » et « internaliser les impacts environnementaux », c’est-à-dire prendre acte de ceux-ci et agir en conséquence sur le plan économique.

Ce nouveau rapport souligne la nécessité de changer les de modes de production et de développer des chaînes alimentaires moins nocives pour la nature. Il suggère également qu’il nous faudrait adopter un autre modèle politique et économique, enjoignant à des « changements transformateurs dans les domaines de l’économie, de la société, de la politique et de la technologie » – en d’autres termes, à un changement systémique. Cependant, on remarquera que le vocabulaire même de l’IPBES demeure fondamentalement tributaire de la pensée capitaliste néolibérale, intrinsèquement écocide et biocide. Ce rapport ne se prive pas d’employer les termes de management de la nature, de conservation et de restauration. Nous ne pourrons cependant pas répondre aux impératifs de la sixième extinction de masse en promouvant la vision d’une nature-musée, dans la droite lignée d’une taxonimie taxidermique qui nie au vivant ses caractéristiques intrinsèques. Tout véritable changement doit s’appuyer sur un constat qui prend en considération les origines politiques, économiques et culturelles de la crise écologique. Parmi les recommandations figurent des « modèles économiques alternatifs » qu’il faudrait expliciter, en particulier dans leur faisabilité pratique.

On y lit également qu’il serait nécessaire de reconnaître « l’expression de différents systèmes de valeurs », et de « différents types de savoirs ». Ceux des communautés autochtones figurent au premier plan. L’IPBES consacre plusieurs paragraphes au rapport qui lie les communautés indigènes à la nature, enjoignant les États à les prendre davantage en considération dans « la gouvernance de l’environnement », sans toutefois mettre en lumière les raisons idéologiques et culturelles qui permettent à ces peuples d’échapper à l’attitude destructrice occidentale moderne. Lynn White, dans un article intitulé « The historical roots of our ecological crisis » publié dans Science en 1967, soulignait la responsabilité des religions abrahamiques dans la situation actuelle, du fait de leur vision désastreuse de la nature comme propriété humaine instrumentalisable, par opposition aux cultes païens pré-chrétiens antiques dont l’éthique et l’axiologie étaient similaires aux approches indigènes contemporaines. Les peuples autochtones partagent un point commun qui leur a valu le mépris des évolutionnistes ethnocentrés : ils contestent la notion même de propriété vis-à-vis de la nature, qu’ils considèrent comme un tout indivisible, un écosystème global dans lequel l’homme doit s’intégrer, et non l’inverse. Ce faisant, la domination technique de la nature jusque dans ses excès, critère d’avancement d’une civilisation en Occident, est à leurs yeux un symptôme de retard culturel. Reconnaître la capacité supérieure des peuples autochtones à entretenir un rapport harmonieux plutôt que conflictuel à la nature revient nécessairement à questionner le nôtre.

Pour Robert Watson, président de l’IPBES et ancien président du GIEC : « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier. […] Qu’il s’agisse des jeunes à l’origine du mouvement #VoiceforthePlanet ou des grèves scolaires pour le climat, il y a une vague de prise de conscience qu’une action urgente est nécessaire si nous voulons assurer un avenir à peu près soutenable. » Un témoignage de soutien à des mouvements sociaux pour le climat qui se placent de plus en plus clairement en dissidence par rapport à leurs gouvernements respectifs en dit également long sur le degré d’urgence qui pousse le milieu scientifique vers le politique.

Conclusion

Aucun des 20 objectifs précédemment définis en 2010 par l’ONU lors de la convention d’Aichi, au Japon, qui visaient à réduire au moins de moitié le rythme d’appauvrissement biologique en 2020, ne sera atteint d’après les rédacteurs du rapport. Il nous faudra donc relever fortement l’ambition des objectifs de la prochaine décennie, qui seront décidés sur la base du rapport de l’IPBES l’année prochaine en Chine. Au-delà des grandes déclarations, le problème reste le même que pour les objectifs climatiques : le caractère contraignant, sur le plan juridique, politique et économique, des recommandations. Or, dans un contexte global de crise du multilatéralisme, le cynisme est plutôt de mise. Aucun ministre français ne s’est déplacé pour la cérémonie d’inauguration de cette importante plénière internationale, préférant, comme Monsieur Le Drian, faire lire son discours ou comme Monsieur De Rugy de différer le sien. Des discours politiques largement fondés sur la promotion de l’image de la France qui « soutient la démarche » de l’IPBES, sans piper mot sur la nécessaire régulation de l’activité économique pourtant prônée directement par les rédacteurs du rapport.

La perte de la biodiversité peut être appréhendée de manière morale, mais aussi de façon pragmatique : c’est cette biodiversité qui nous procure de la nourriture, de l’eau potable, de l’air, des médicaments et une grande part de notre énergie. Son déclin, en lien avec le changement climatique, a des conséquences directes sur chacun, qui se font déjà sentir et s’accentueront de manière drastique dans les prochaines années, où de nombreuses populations, notamment asiatiques, se verront déplacées à cause de la montée des mers.

Lorsque l’une d’elles disparaît, du point de vue humain, c’est aussi un potentiel modèle scientifique qui est perdu : le vivant a été perfectionné depuis 3,5 milliards d’années, ses formes et les substances qu’il produit dans un objectif précis sont parfaitement adaptées à un milieu donné. L’adaptation est aussi la faculté des êtres vivants à être le plus efficace possible avec le moins d’énergie possible, et c’est exactement ce dont l’humanité a besoin pour relever le défi climatique. Le biomimétisme est ainsi le futur de la technologie humaine, encore faut-il que l’humanité n’ait pas détruit ses modèles avant. Chaque espèce a un rôle à jouer dans l’équilibre global perturbé par l’activité humaine. Cet équilibre se fonde sur une loi d’interdépendance et de coopération à toutes les échelles. Les réactions en chaîne sont donc la règle au niveau écosystémique, le meilleur exemple en est la disparition des abeilles et des oiseaux, absolument fondamentaux dans la reproduction des plantes. Tant que nous ne comprendrons pas que notre survie dépend de celle de la nature qui nous nourrit, rien ne changera.

 

Ci-dessous une vidéo réalisée à l’occasion de la sortie du rapport, avec les images de Yann Arthus-Bertrand et la voix de Juliette Binoche, publiée par un ensemble de collectifs et d’ONG engagés pour la biodiversité et le climat.

Photo à la Une : Hawksbill Turtles floats underwater, Indian Ocean coral reef, Maldives, © Andrey Armyagov

9. Le journaliste : Hervé Kempf | Les Armes de la Transition

Hervé Kempf est essayiste et un des pionniers du journalisme environnemental en France. Il est désormais rédacteur en chef du média Reporterre, spécialisé dans le reportage et le traitement de l’actualité de l’écologie. Hervé Kempf nous éclaire donc sur le rôle du journalisme dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

Le Vent se Lève – À quoi sert le journalisme dans le cadre de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Hervé Kempf : Le journalisme sert toujours à nourrir la délibération et l’intelligence collectives. Dans la société dans laquelle on veut vivre, qui aspire à être démocratique, il faut veiller à comment l’assemblée des citoyens s’informe, délibère, discute, etc. Pour ça, il est absolument indispensable d’avoir des fournisseurs d’information qui permettent de raconter ce qui se passe avec un souci de l’exactitude et de la pertinence, qui permet que la discussion collective se mène, y compris que la conflictualité des débats s’opère. On a besoin de cette base d’information, de reflet de la réalité, qui définisse une réalité commune.

Pourquoi ai-je décidé d’être journaliste ? Comme tout le monde, dans les hasards de l’existence et de la jeunesse, simplement, je ne savais pas quoi faire d’autre… C’était il y a très longtemps, à la grande époque des radios libres. J’ai donc découvert avec des amis, et presque par hasard, la radio, le goût du reportage radio, et je me suis dit « C’est ça que je veux faire, c’est du journalisme ! ».

C’est un journalisme en tant que tel, avec ses plaisirs, sa curiosité qui est devenu, ensuite, un journalisme sur l’écologie. Qu’est-ce qui m’a amené, après quelques années, à aller vraiment dans le journaliste – à l’époque, on disait plus environnemental que écologique ? Très concrètement, j’ai eu le choc de Tchernobyl en 1986. À ce moment-là, avec la gravité de cet accident, je me suis dit : « Mais quelques années auparavant, quand tu étais adolescent, très investi dans la politique, etc. Tu étais totalement investi dans la question écologique ». D’ailleurs, l’influence de journalistes a beaucoup joué, en l’occurrence Pierre Fournier, qui à l’époque écrivait dans Charlie Hebdo (qui était tout autre que ce que Charlie Hebdo est devenu, qui était vraiment un grand et beau journal à l’époque)… Après, Pierre Fournier a fait La Gueule ouverte. Quand j’étais adolescent, on entrait dans la politique par l’écologie. Après la fin des années 70, le début des années 80 m’a fait un peu oublier ça, la vie a continué, et donc 1986 a joué comme un rappel vraiment très fort, en disant : « Il se passe des choses énormes, et personne n’en parle ! ». Personne, à l’époque, ne racontait vraiment l’environnement – ou très peu – sinon des magazines, des feuilles de chou très militantes et sans texture journalistique, et je me suis dit que j’allais m’investir là-dedans. Et finalement, depuis, je n’ai plus jamais quitté l’écologie.

LVSL – Concrètement, en quoi consiste votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, définir la journée type d’un rédacteur en chef de Reporterre, et quelle est votre méthodologie de travail ?

HK : C’est la journée type de tout journaliste, en fait. De ce point de vue là, et de toute façon, un reporter dont le quotidien est de faire de l’écologie, ne se défend pas de faire un journalisme différent. On a la rigueur, l’exigence, le savoir-faire du bon journalisme. Simplement, on affiche une ligne rédactionnelle très claire. On dit : « La question politique essentielle du XXIe siècle, c’est la question écologique, c’est autour de ça que tout doit se ré-harmoniser, d’une certaine manière, et à partir de cette grille de lecture, on va pratiquer le journalisme avec son exigence d’exactitude, de vérification des faits, de contradictions, de reportages, d’enquêtes, etc. Beaucoup de journaux, à l’heure actuelle, ont une ligne rédactionnelle sans vraiment le dire. La majorité des journaux dominants ont, en fait, une ligne néo-libérale, mais ne le disent pas franchement, à quelques exceptions près, comme Les Échos en France, The Financial Times, qui disent très clairement : « Nous on est des journaux du libéralisme, de la défense du capitalisme, etc. ». C’est clair, et on peut juger après de leur journalisme – qui est souvent, d’ailleurs, du bon journalisme – nous, on est dans la même optique. Mais sur le plan de la pratique quotidienne, on a cette exigence d’une technique : je considère que le journalisme, c’est un peu comme la plomberie, l’agriculture, l’orthopédie… C’est un métier qui a ses techniques, son savoir-faire.

Un rédacteur en chef, c’est un peu un chef de gare. Ce n’est pas tellement une fonction d’autorité, même si à un moment donné il va devoir faire des choix, mais c’est un peu faire en sorte que tous les wagons, tous les trains, dans une gare de triage, arrivent et partent au bon moment, que tel papier arrive… C’est, quand même, un enjeu de coordination générale.

Puisqu’on est quotidien, on va éditer Reporterre le matin. On va donc avoir une équipe d’édition le matin. Ce n’est pas toujours moi qui le fait, d’ailleurs, parce qu’on fait tourner, en gros, la fonction de rédacteur en chef. On boucle vers 10 heures, c’est-à-dire que tous les papiers sont en ligne, on les re-twitte, on les diffuse sur Facebook, etc. Après un tout petit temps de repos à la machine à café pour souffler un peu, se donner des nouvelles, regarder un peu les courriels, etc, on va avoir la conférence de rédaction. C’est le point des rédactions du matin, où on va discuter de « Qu’est-ce qu’on a demain ? Comment ça s’est passé ce matin ? Y a-t-il du nouveau par rapport à ce qu’on avait prévu ? » ; on discute un peu tous de ce qu’on à faire, de quels sont les sujets du jour. Éventuellement il peut y avoir une discussion plus approfondie. Et après, chacun se met à sa tâche, ceux qui sont en reportage ce jour-là vont en reportage, le secrétaire de rédaction prépare les papiers… Il n’y a rien de plus ennuyeux que de voir une salle de rédaction, parce que ce sont des gens devant leurs ordinateurs, qui lisent, éventuellement passent des coups de fil. C’est une partie du journalisme, mais le journalisme intéressant se fait en reportage, se fait dehors.

Je pense qu’il faut assumer la subjectivité du journaliste. Je pense qu’il faut faire ce qu’on a envie de faire. J’ai quasiment toujours fait ça dans ma vie de journaliste, sauf quand l’actualité vous impose quelque chose. Mais autrement, il faut suivre son feeling par rapport à la compréhension qu’on a du monde, par rapport à ses envies. Il faut suivre sa propre curiosité. En fait, il faut faire confiance à sa curiosité. Il faut faire confiance à son choix, parce que le travail d’un journaliste, c’est essentiellement de filtrer une masse considérable d’informations : lire des dizaines, des centaines de courriels, regarder les sites internet, regarder ce que racontent les confrères, en fait on est une éponge. Dans un roman amusant d’une autre époque, Nestor Burma est un détective privé qui a un ami journaliste, et qu’il définit comme l’éponge. On est comme les moules, les huîtres, on filtre énormément d’informations pour en retenir, en quelque sorte, la substantifique moelle, et on assume ce choix de curiosité.

Comment choisit-on ses reportages ? Eh bien sur ses critères, on les confronte en conférence de rédaction, c’est vraiment un travail d’intelligence collective, on en discute un peu : « Je pense qu’il faut faire ça… J’ai envie de faire ça … Oui… Non… » selon l’effort disponible, selon l’intérêt, selon les discussions. Il va y avoir l’actualité, qui est quand même notre grand guide. Et puis aussi, on reçoit énormément de propositions d’enquêtes, de reportages, et là on a une discussion collective aussi, sachant que Reporterre, comme tout journal, ne peut prendre qu’un nombre très limité de piges. On publie peu de choses par rapport à tout ce dont on entend parler, on fait une discussion collective pour savoir quelles enquêtes ou quels reportages on va lancer de l’extérieur, puisque l’équipe interne ne peut pas tout faire.

LVSL – Quel est votre but, Hervé Kempf ?

HK : Faire en sorte que la société humaine au XXIe siècle reste en paix. Le but fondamental de la politique c’est d’assumer la conflictualité : l’espèce humaine a cette caractéristique d’entrer en conflit avec elle-même, et faire en sorte que ces conflits ne dégénèrent pas en un affrontement physique, en guerre, c’est ça la politique, fondamentalement. L’humanité est devenue un agent géologique, est devenue en capacité de transformer à ce point son milieu que ce milieu peut lui répondre de manière négative et donc, entraîner – je ne pense pas une destruction de l’humanité – mais en tout cas une dégradation considérable de ses conditions d’existence. Ce qui conduirait, à mon sens, à des affrontements violents, face à des ressources qui deviennent extrêmement rares et dans une humanité qui compte aujourd’hui 7, 8 ou 9 milliards d’habitants, ou qui va les compter.

Au petit niveau, à l’échelle microscopique, nanométrique même, qui est la mienne, comme celle de chaque individu, que cette force nanométrique aille dans un certain sens, et aille dans le sens de :

1- Faire comprendre à nos contemporains de la petite société française que la question écologique est fondamentale ;

2 – Que ça implique des transformations des modes de vie, de la culture, de la politique, de l’économie, tout aussi fondamentaux ;

3 – Que ça ne va pas être facile ;

4 – Que l’enjeu fondamental, c’est d’arriver à être en paix. Je ne sais pas s’il existe une harmonie possible ; en tout cas d’essayer d’éviter que notre destin passe, dans les décennies à venir, dans la gravité d’affrontements qu’on a déjà connu à d’autres époques de l’Histoire et moi, je voudrais éviter ce passage.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, tout au long de votre carrière ?

HK : La première idée qui m’est venue, c’est ne jamais se décourager. Je pense que dans toute existence, dans toute expérience humaine on se prend des coups, il y a des batailles à mener, des obstacles, des moments durs, et il ne faut pas se décourager, il ne faut pas lâcher.

La deuxième chose, et c’est directement lié à mon travail de journaliste, c’est de savoir dire non quand on juge que quelque chose est inacceptable. Pour moi, ça a été de refuser de rentrer en conflit très dur – ce qui m’a conduit au chômage au moins deux fois – et c’est refuser ce qui n’est pas cohérent avec mes principes, avec l’honnêteté, avec ce que je pense du journalisme. Ce n’est pas facile, mais si vous êtes dans le même moment au stade du « ne pas se décourager », ça va, on tient bon.

Et le troisième message, que j’ai appris assez récemment, parce que le journalisme est un métier très individualiste, c’est un métier bizarre qui met à la fois l’ego très en avant, mais qui se joue dans un collectif, toujours. Un bon journaliste est rarement un journaliste tout seul, même quasiment jamais. Il y a quelques exceptions, et on se demande même… Un bon journaliste est toujours dans le cadre d’un journal, d’une équipe. Il y a toujours cet équilibre difficile à trouver entre l’ego et le travail collectif. J’ai travaillé treize ans dans un journal très intéressant, mais qui survalorisait les egos des gens, et là, depuis que je suis à Reporterre avec – et j’ai eu du mal, au début ! – un raisonnement beaucoup plus collectif, je découvre l’intelligence collective et le fait de se faire confiance. « Tout seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin ». Apprendre cette intelligence collective, se faire confiance les uns les autres, trouver cet équilibre où il faut, à la fois, que les qualités de chacun s’expriment au mieux, c’est quelque chose de très précieux.

Donc, en résumé, je dirais : ne pas se décourager, savoir dire non, et chercher l’intelligence collective. On n’avance vraiment que si on le fait ensemble.

LVSL – Ces certitudes que vous vous êtes forgées, ou d’autres, comment en traduiriez-vous certaines en politique publique ?

HK : Il faudrait savoir dire aux gens « Écoutez, il faut réduire la consommation matérielle et la consommation énergétique. On ne s’en sortira pas si on ne va pas dans ce sens-là ».

Collectivement, parce que dans un pays comme la France, on est un pays riche, et il faut qu’on sache faire ça. Et ça, d’une certaine manière, c’est savoir dire non à une certaine facilité de l’époque, aux lobbies, à la publicité, à beaucoup de choses.

Travailler ensemble, c’est redonner le vrai sens du collectif, mais je ne sais pas si ça vient d’en-haut ou si ça vient plutôt d’en-bas… L’entreprise néo-libérale à partir des années 80 n’a pas été seulement de développer la politique néo-libérale, de casser le Code du travail, de faire la mondialisation, de faire une réforme fiscale au profit des riches, de libérer les marchés financiers, etc. , même si tout ça a joué. C’est plus profond, c’est une vraie dimension culturelle, il y a une vision du monde qui s’est exprimée dans le capitalisme nouveau, et la formule de Margaret Thatcher « Il n’y a pas de société » est très révélatrice. Il n’y a pas de société dans l’esprit de ces capitalistes, parce qu’en fait, le lien social n’existe pas, il doit se faire à travers le lien du marché, donc le lien de l’échange. Et donc, ça a eu un effet très concret, et très difficile, presque plus pour – j’allais dire – les  jeunes générations, puisque j’arrive à un certain âge, comme on dit. C’est que des liens ou des habitudes de solidarité collective, même dans des sociétés qui pouvaient être très conflictuelles, se sont dissipés, très affaiblis, voire évanouis.

Il y a donc une culture de l’individualisme qui imprègne totalement la société. En termes de politique publique, maintenant, il y a des enjeux très profonds qui consistent à savoir retisser ce vivre-ensemble, cette intelligence collective, dont je parlais tout à l’heure.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline, le journalisme, dans la planification de la transition ? À quel niveau votre discipline intervient-elle par rapport à la décision ? Avez-vous déjà imaginé une structure qui permettrait de faciliter cela ?

HK : J’aurais aussi du mal à dire que le journalisme est une discipline, mais je l’ai défini plutôt comme un métier, un savoir-faire, donc on peut considérer que dans tout métier, dans tout savoir-faire, il y a une discipline interne. Dans ce cas-là, on peut accepter le mot… Mais malgré tout, le journalisme restera toujours d’informer. On n’a pas à jouer un rôle dans la planification, puisque le journalisme est aussi, toujours, l’expression de la liberté. Je le vis totalement comme ça, c’est ma valeur cardinale.

On pourrait, au regard de ce que j’ai dit tout à l’heure, et de la ligne directionnelle qu’a un journal comme Reporterre, – et j’aimerais beaucoup que d’autres médias aient ce type de ligne rédactionnelle, dire par exemple, pour faire simple, entre le choix des néo-libéraux qui vont nous dire : « On continue comme avant et c’est la technologie qui va nous sauver », et d’autres qui diraient, même si le mot heurte : « Il faut une planification, une organisation collective des efforts communs pour savoir comment on réduit la consommation matérielle et énergétique, pour permettre une meilleure distribution des richesses et un meilleur bien-être généralisé ». On pourrait être plutôt en empathie avec ce point de vue, mais on garderait toujours un regard de journaliste, c’est-à-dire qu’en aucun cas on ne pourrait être instrumentalisé, même par des gens avec qui on est plutôt en accord. Donc, on ferait notre travail d’information le mieux possible, mais en donnant aussi – parce qu’il y a toujours des choses qui ne vont pas tout à fait bien – le regard de ceux qui ne vont pas, etc.

Donc, je ne sais pas quelle place on aurait, parce que, en tout cas personnellement, je refuserai toujours d’être instrumentalisé.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, quelles propositions concrètes lui feriez-vous ?

HK : Puisqu’on est en France, surtout dans le cadre d’une Vème République qui donne un rôle totalement absurde au président de la République, je dirais au candidat – ou la candidate, parce que j’aimerais bien que ce soit une femme – qu’il ou qu’elle aurait pour premier objectif de sortir de ce système. Il faut sortir de ce présidentialisme qui est maintenant destructeur et il faut d’abord (ou en même temps, je ne sais pas), déconnecter l’élection législative de l’élection présidentielle.

Ce serait vraiment la première chose que j’aimerais dire, mais je pense que je n’aurais pas à le faire, parce qu’une fois de plus, des candidats et candidates, des politiques vont arriver, des partis le disent déjà, ils ont bien raison.

On ne peut pas faire une transition écologique si on ne refonde pas les instruments de la délibération collective et de l’effort commun. Quand on va dire qu’il faut diminuer la consommation matérielle et énergétique pour vivre mieux, il va falloir y réfléchir et le décider en commun, par une redistribution des richesses, parce qu’évidemment, on ne va pas demander le même effort, ou le même engagement aux classes moyennes, aux gens qui sont pauvres, et à ceux qui sont tout en haut… Ceux qui sont tout en haut, il faut vraiment les faire descendre de leur échelle et redistribuer la richesse pour aller collectivement dans cet effort. Cela, ça passe entre autres par des instruments politiques, qui s’appellent les institutions, et donc la question institutionnelle est tout à fait liée aux formes de transactions écologiques que l’on veut engager.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

HK : Pour nous, ce sont des sources d’information, en fait. Nous travaillons ensemble. Quel est le rôle d’un média ? C’est de donner la parole, de faire connaître, de mettre la lumière sur des gens qui ne sont pas assez connus, ou qui font quelque chose de très utile.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

HK : Je ne me pose absolument pas cette question. Le dernier bouquin que j’ai écrit s’appelle Tout est prêt pour que tout empire, sous-titré 12 leçons pour éviter la catastrophe.

La question de l’optimisme ou du pessimisme n’est pas, pour moi, une question très intéressante.

Si on regarde en tant qu’écologiste, du moins en tant que personne qui prête une attention constante à ce que nous apprennent les scientifiques, les naturalistes, et par les observations que chacun peut faire maintenant, on ne peut qu’être catastrophé… Si on voit les informations sur le climat, sur la disparition des insectes, sur la biodiversité, sur l’évolution des paysages, qui, dans un pays comme la France, est surprenante, on ne peut qu’être absolument pessimiste.

Et puis après, on est vivant, on est jeune, ou moins jeune, peu importe… On a de l’énergie, il y a tellement de belles choses qui se font, tellement de belles alternatives, tellement de gens en ce moment qui se bagarrent, il vaut mieux se dire qu’on est ensemble. L’énergie collective, et les bons moments passés ensemble, et les victoires que parfois on remporte, même si elles sont ponctuelles ou parcellaires, ça donne de l’énergie, ça donne le moyen d’être ensemble. Et, quelque part, cette joie collective va irradier, elle va se transmettre.

L’époque est au fatalisme, elle est de dire que l’idée d’effondrement est très largement partagée. Maintenant, il n’y a plus que les riches, les Bolloré, les Arnault, les Macron qui n’y croient pas, mais le corps social a vraiment intégré ça. Mais les gens pensent qu’on ne peut pas changer. Il y a une formule de Žižek qui dit que les gens ont plus de facilité à croire à la fin ou à la destruction de la planète, qu’à la fin du capitalisme, et il a totalement raison, on en est là. Alors qu’en fait, ce fatalisme du capitalisme, c’est-à-dire du système destructeur actuel, on peut le renverser. Et donc si on a des îlots, qui se mettent en archipel, qui, sur tel ou tel point, arrivent à faire des choses en commun, à gagner des batailles, ils vont donner confiance aux autres. Il faut aller relativement vite, mais peu à peu, ça peut entraîner. Donc, en ce sens-là, je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je ne sais pas si cet archipel va se faire.

Nous, nous avons un poste d’observation qui, à la fois, nous fait regarder avec beaucoup d’attention tous les symptômes de l’effondrement, de la crise, et qui en même temps nous fait voir toutes les semences, tous les germes de l’énergie et de l’épanouissement.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

8. Le sociologue : Stéphane Labranche | Les Armes de la Transition

Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : à quoi sert un sociologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Stéphane Labranche : Vous n’êtes pas le premier à me poser la question, parce que le lien entre sociologie et climat n’est pas évident. Pendant longtemps le climat était une question de nature, de science, de chimie de l’atmosphère, de glaciologie, etc. Sauf que ce sont les activités humaines qui contribuent au changement climatique, et les effets du changement climatique sur la nature vont être ressentis aussi sur nos activités. Donc il y a ces liens-là, très complexes, à faire entre société et climat, et c’est comme ça que je l’aborde.

Je n’ai pas choisi d’aborder la sociologie pour aller vers le climat, c’est plutôt un ensemble de coïncidences. Je faisais une étude en 2003 sur les barrages, et j’ai remarqué que certains mouvements écologistes d’opposition au barrage avaient des arguments qui concernaient l’impact local sur l’environnement, ce qui fait sens. Mais quand je leur posais la question «  oui, mais en termes d’énergie propre, est-ce que ce n’est pas mieux que de faire une centrale à charbon ? », je me retrouvais face à une dissonance cognitive, à des évitements de réponses, etc… Là, je me suis dit qu’il faudrait que je comprenne mieux ce qu’est le changement climatique. Il n’y avait rien en sciences humaines et sociales en 2005, et je me suis dit c’est ce que je veux faire. J’ai donc commencé à lire des choses assez scientifiques sur le changement climatique. La science m’a convaincu de l’urgence et de l’importance du changement climatique. Je me suis dit qu’il y a des questions fondamentales de société, de civilisation, de mode de vie, de quotidien, à poser par rapport au changement climatique, et il me semblait que les méthodes de sociologie étaient les meilleures pour faire ça.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, nous raconter une de vos journées-types ? Quelle est votre méthodologie de travail ?

SL : C’est surtout de la lecture, sauf quand je suis dans une période de recherche de terrain. Là, je vais faire des entretiens semi-directifs à domicile, en face-à-face avec des gens qui ont été choisis par rapport à des critères, des facteurs différents. L’idée aussi, c’est d’avoir des gens qui ne sont pas toujours intéressés par le changement climatique, ou disent l’être mais qui ne le sont pas, et d’autres qui le sont, pour avoir une représentation correcte de la société. C’est donc une première méthode : je vais chez les gens, je leur pose des questions. Ensuite je publie des rapports qui sont très vivants, très humains. En fait, je raconte un peu la vie des gens, des blagues, des observations qu’ils ont faites, des contradictions, des choses qui peuvent être complètement à côté de la plaque, et qui en disent long sur le lien entre les perceptions des gens du changement climatique, et leurs pratiques quotidiennes.

Je procède aussi par sondage, je peux faire des enquêtes (ce n’est pas moi qui les fais personnellement, bien sûr, on embauche des boites pour ça !), des sondages à grande échelle par téléphone, et ça peut être aussi des questionnaires par internet.

LVSL : Quel est votre but ?

SL : J’ai un but scientifique, c’est à dire comprendre ces relations, ces interactions entre des groupes divers de la population allant de « j’en ai rien à foutre, je m’en fous », à « je suis super impliqué-e, et je change, et je veux changer et ça m’amuse de changer », et toute la palette entre les deux. Ça, c’est un but scientifique. Mais quand on travaille sur le changement climatique, ce n’est pas assez d’essayer de comprendre et de faire de l’analyse. À un moment donné il faut basculer dans autre chose, ce qui provoque parfois de drôles de discussions avec certains collègues. Cette autre chose, c’est de la préconisation, des recommandations de politiques publiques, de mesures, d’améliorations, ou même, parfois, c’est dire « non, ne faites pas ça, ça ne marche pas, ce n’est pas une bonne idée ».

Dans ce cadre, j’ai été impliqué dans plusieurs comités sur la loi sur la transition énergétique, sur les stratégies nationales de l’adaptation, à l’O.N.E.R.C. [Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, N.D.L.R.]; et puis j’ai été beaucoup plus impliqué au niveau des collectivités territoriales.

C’est un choix que j’ai fait – parce que je fais du terrain – de faire de la politique publique territoriale. Je préfère ça, je trouve ça plus réel, plus pragmatique que de faire de la préconisation au niveau national (ça manque un peu de réalisme). Au niveau territorial, je suis plus les deux pieds dans la boue : je parle à des gens, je sais comment ils fonctionnent, ils me le disent, et ensuite on peut toujours analyser les contradictions !

Mais pourquoi ai-je envie de faire ça ? Parce que, pour moi, c’est là qu’est le cœur du combat contre le changement climatique.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

SL : La première certitude, et ce n’est pas un message qui est toujours facile à entendre de la part des gens impliqués et engagés, c’est que si on veut vraiment faire quelque chose pour le climat, il ne faut pas nécessairement en parler… C’est à dire, s’il faut parler de confort, de ludisme, parler d’autres manières de vivre, etc, toutes mes études mènent vers une seule conclusion sur ce point : en soi, le changement climatique n’est pas une motivation pour les changements de pratiques ou de modes de vie. En revanche, parler de changement climatique à travers le fait d’expliquer pourquoi, par exemple, on fait des politiques publiques sectorielles, de rénovation du bâtiment, de restriction de la voiture, ça aide à faire mieux accepter les politiques contraignantes. Mais ça n’amène pas des changements de pratiques, sauf pour une minorité de la population (environ 15% de la population), qui, elle, est dans ce type de mouvement. Pour les autres, oui, c’est important, mais ça dépend des phases de vie, si on a un deuxième enfant, si on déménage en campagne, etc… Pour moi, c’est très important.

Ce qui a des grosses implications sur les campagnes de sensibilisation, sur les campagnes d’information, c’est ma deuxième certitude : l’information, en soi, n’amène pas des changements de pratiques non plus. Elle explique pourquoi on demande des changements de pratiques. Les changements de pratiques peuvent avoir lieu quand on fait de l’accompagnement.

Juste un exemple très simple : on veut encourager les français à devenir plus végétariens. On peut le leur dire 150 000 fois, ça ne changera pas grand chose au final. Ensuite, les vidéos un peu choc sur l’éthique animale ont eu un effet. Il y a plus de flexitariens qu’avant, c’est une des raisons premières depuis trois ans. Autre chose, si vous voulez que les gens deviennent végétariens, publiez de bons livres de recettes végétariennes ! Tous simplement… Si vous voulez que les gens changent de pratiques au quotidien, dans leur domicile, il faut leur dire comment. Il faut leur donner des astuces, des trucs : de plus en plus de programmes comme « Défi Famille » ou « Energie Positive » le font très bien. L’A.D.E.M.E. [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie, N.D.L.R.] a aussi des séries d’astuces qui sont plus ou moins lues par la population, car il y a trop d’informations – les gens ne se sentent concernés par tout et ne savent pas comment aller la chercher. Sauf pour les très engagés qui, de toute façon, on déjà fait un premier tri !

Là-dessus, ça veut dire que moi, quand je fais des préconisations, je dis « l’information, la sensibilisation, c’est bien, mais il faut aussi faire autre chose à côté ». Il faut donc être beaucoup plus pragmatique, plus empirique et plus terre à terre au quotidien.

Il ne faut pas oublier que le changement climatique nous arrive un peu comme un nuage sur la tête, mais au quotidien, on continue à vivre, on continue à se déplacer, on continue à se nourrir, à faire du sport, on continue à faire des loisirs, à regarder la télé, etc… Ce quotidien, il est profondément enraciné, on a des habitudes, on a des façons automatiques de faire les choses. Et là soudainement, il y a ce truc qui nous arrive et qui dit « non, vous ne devriez plus faire certaines choses de la même manière qu’avant »… Donc, ce n’est pas compliqué, c’est le poids du quotidien, avec le poids d’une idée, d’une compréhension rationnelle au niveau du cortex, qui vient se confronter à des habitudes, à des envies physiques, à des désirs, à tout ça…

LVSL : Toutes ces certitudes, comment les traduiriez-vous dans le cadre de politiques publiques, concrètement ?

SL : C’est un peu ce que je disais en fait. Quand je fais de la préconisation en politique publique, je vais faire certaines préconisations sur la sensibilisation : comment parler aux gens sur le changement climatique ou l’adaptation, par exemple. Quel genre de mots utiliser. Est-ce qu’ils comprennent ce qu’est l’adaptation, sinon il faut, tout d’abord, leur expliquer ce que c’est. Mais ensuite, c’est de dire « Bon ! La sensibilisation c’est bien mais il faut les aider, encore une fois, à agir ». Et là, ce qui est important et devient plus complexe, c’est que dans une population française, on n’a pas une population, on en a plusieurs, avec des niveaux d’engagement, d’intérêt, des contraintes et des capacités différentes. Tout dépend des secteurs : une partie de ces capacités, de ces contraintes, sont liées au boulot. En fait, on peut se retrouver en train de faire une campagne de sensibilisation qui est peut-être à grande échelle, mais qui va marcher plus ou moins bien. Donc, il faut cibler le type de discours qu’on porte et le type de pratique que l’on veut engager, auprès de certaines catégories de la population. Par exemple, si l’on veut parler de qualité de l’air, il y a un groupe de population qui devrait être ciblé, ce sont les professionnels de la santé. Vous voyez un peu l’interaction entre les deux… L’idée est là, en fait : c’est de comprendre comment différents groupes de la population – et quel type de facteur nous permet d’identifier différents groupes – sont capables de recevoir un message (ce message du changement climatique, de l’atténuation, de l’adaptation), et comment, ensuite, dire « voici ce que vous pouvez faire au quotidien », « ce que vous pouvez faire dans votre boulot », « si vous avez un deuxième enfant, faites attention », etc…

LVSL : Et quelle devrait être la place de votre discipline, la sociologie, dans la planification de la transition écologique ? Concrètement, à quel niveau intervient-elle par rapport à la décision politique ? Avez-vous pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

SL : Il y a plusieurs questions, dans cette question. La première question c’est que, pendant longtemps, les questions climat et d’énergie étaient emparées par les sciences naturelles, la techno et l’économie. Donc, on parle de transition énergétique, automatiquement on parle de nouvelles technologies. Et là, on demandait au sociologue après coup en disant « il faudrait peut-être venir parce que sur notre projet il y a des gens, et ces gens, peut-être que, finalement, ils n’aimeront pas ce qu’on veut faire, ou ils ne l’utiliseront pas de la bonne manière… ». Et la première réaction, jusqu’à il y a 7 ou 8 ans, c’était de dire « comment la sociologie peut-elle nous aider à faire en sorte que les gens agissent correctement par rapport à ce qu’on veut ? » Et là, le sociologue arrive et dit « ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne fait pas du marketing ! Et on ne fait pas de manipulation psychologique non plus… On essaie de comprendre les freins et les obstacles à l’appropriation d’une nouvelle technologie. Ensuite, à vous de voir ce que vous voulez faire avec ces freins ».

Ce qu’on constate, depuis 5-6 ans, c’est un changement là-dessus. La sociologie est de plus en plus interpellée au début des projets, pour être capable, par exemple dans le cadre d’une innovation technologique, de voir comment l’innovation technologique peut être mieux appropriée dès le départ, parce qu’on peut la rendre plus intéressante, et parce que les usagers ont peut-être aussi de bonnes suggestions à faire. C’est une première chose.

Enfin, on peut faire un parallèle avec les politiques publiques en général. Il est trop tard une fois que la politique publique est déjà en opération, pour demander au sociologue de comprendre des choses. On peut toujours faire une compréhension après-coup, mais c’est peut-être plus efficace de la faire avant-coup ! Lorsque l’on a des projets de mesures ou d’accompagnement, on les teste auprès des populations, on regarde ce qui fonctionne ou pas, ce qu’il faut améliorer et ce qu’il faut jeter, et ensuite, on dit « votre politique publique, pour qu’elle soit la plus efficace possible en terme d’acceptabilité, en terme d’appropriation, en terme d’impact sur les différents groupes de la population, voici ce qu’on peut faire ». L’idée, c’est donc de faire remonter ça.

Je dirais qu’il n’y a pas une instance qui soit mieux placée que les autres pour intégrer ce type de démarche… Toutes les instances de décision, même dans le privé, pourraient, ou devraient être sensibles à ce type de question. Ce n’est pas toujours le cas mais, franchement, depuis le temps que je travaille dessus (depuis 2003-2004), il y a eu de gros changements, avec un tournant vers 2012. Je dirais que c’est à partir de ce moment-là que la sociologie a commencé à monter en puissance au niveau  européen, en terme de politique énergétique – on l’a vu dans les appels d’offres. Même chose au niveau national avec les stratégies nationales de l’adaptation en France (dans certaines villes c’était déjà le cas depuis beaucoup plus longtemps). Pourquoi ? Parce qu’au niveau territorial, les élus sont en contact direct avec la population. Ils savent que ce problème, ou cet enjeu d’appropriation, de communication, de compréhension, de résistance ou d’engagement est complexe, mais ils sont au contact. Donc, pour eux, avoir de la sociologie dès le départ, ce n’est pas aberrant du tout, c’est normal. Ce n’était pas le cas partout, mais là, ça change… Ce qui me fait dire que je travaille encore plus qu’avant !

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui préconiser, en tant que sociologue ?

SL : Là-dessus, je reviens un peu à mes grands constats de tout à l’heure. C’est à dire que oui, il faut faire de la sensibilisation et de la « conscientisation », comme on dit au Québec. Il faut faire comprendre d’une manière aussi simple que sérieuse possible, les impacts du changement climatique et les interactions complexes, en faisant la part des choses entre adaptation et atténuation – il ne faut pas qu’il y ait des confusions à ce propos. L’adaptation, ce sont les efforts que l’on fait pour se préparer aux futurs impacts du changement climatique – futur pas très éloigné d’ailleurs… Je ne dit pas « futur dans 30 ans » : si l’on veut être prêt pour ce qui se passera en 2050, il faut commencer à y penser bientôt. L’atténuation, ce sont tous les efforts que l’on fait pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre : plus on fait ces efforts là, moins on aura besoin de s’adapter.

Le constat est que maintenant, malheureusement, on continue de trop émettre. Il faut donc sérieusement commencer à s’attaquer à l’adaptation.

L’autre enjeu qui est souvent confondu dans les études, dans les discours des politiques et dans la population, c’est l’enjeu qualité de l’air, pollution et changement climatique. Et parfois les trois sont utilisés de manière interchangeable dans la même phrase, sauf que, chimiquement, ça n’est pas la même chose, et en terme de pratique ça ne renvoie pas du tout aux mêmes secteurs de la vie quotidienne. Donc ce sont trois choses qu’il faut absolument distinguer, ne jamais parler de ces trois choses-là dans le même discours ou dans la même phrase.

C’est une première recommandation, vraiment bien distinguer, pour être sûr que le message soit vraiment bien entendu correctement sur chaque point. Ça, c’est une première chose.

Deuxième chose, la sensibilisation. C’est important d’en faire, ça permet aux gens de comprendre. Mais si on fait l’erreur de penser que la sensibilisation, en soi, amène à des changements de pratiques, à des changements de mode de vie, on se trompe, et on se trompe tellement que l’on peut produire des effets qui font que, 5 ans plus tard, on se demande pourquoi il n’y a pas eu de changement… C’est parce que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, ce n’est pas compliqué : une fois que l’on a fait une campagne de sensibilisation, il faut dire « comment fait-on l’accompagnement ? ».

Et enfin, il y a une grosse partie des politiques publiques, en France – il y a des débats, il y a des controverses, ce n’est pas le problème – mais  il y a de grosses parties des politiques nationales et territoriales en France qui visent justement à faire cet accompagnement.

On revient à la taxe carbone… La taxe carbone dans son objectif, dans son esprit, c’est sensé prendre de l’argent sur des énergies fossiles qui contribuent au changement climatique, et ensuite on est sensé l’utiliser pour faire des rénovations énergétiques, pour baisser la facture, pour améliorer le confort, pour développer de nouvelles technologies, pour améliorer le parc automobile, etc… Ça, c’est l’objectif qui était visé. Sauf que dans la présentation à la population, on se retrouve face à des représentations sociales et des réactions-réflexe psychologiques quasi-innées, dès qu’on entend le mot « taxe », on dit non. Quelle que soit la quantité d’explications et de justifications qu’on peut faire après, le mot taxe fait NON. Et donc ça, c’est un problème. Même si l’idée est bonne derrière, il faut penser à d’autres manières de faire. Il y en a d’autres ! L’aide financière pour la rénovation des bâtiments… Le problème particulier en France, c’est qu’il y a eu quelques études de faites sur les copropriétés, et l’on s’aperçoit qu’il y a pas mal de copropriétés qui arrivent à la décision de ne pas faire de travaux avant même de savoir combien ça leur coûte. Ils n’ont même pas le temps de faire un bilan économique sur le retour sur investissement, « c’est trop compliqué » ; et puis il y a des propriétaires qui ne sont pas dans le même bâtiment, ils n’en ont rien à faire, ça ne leur rapporte rien, donc ils disent non ; les locataires ne savent pas s’ils vont être là dans 5 ans ; les gens qui ont déjà un enfant et qui veulent en avoir un deuxième vont probablement déménager… On accumule tous ces facteurs sociologiques différents pour arriver au fait qu’il y a environ la moitié du nombre de rénovations prévues en France qui sont effectivement menées.

LVSL : Travaillez-vous au quotidien avec d’autres chercheurs, des spécialistes de disciplines différentes ? Comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

SL : Presque toujours… Parfois facilement, et des fois difficilement ! J’ai beaucoup travaillé avec des ingénieurs de l’énergie, des économistes de l’énergie aussi ; je travaille aussi parfois avec des sciences nature, etc, et c’est intéressant. Ce que je remarque c’est que les sciences humaines et sociales vont rarement rechercher les économistes, les technos, les ingénieurs, alors que eux viennent nous chercher. Je pense qu’en général, en sciences humaines et sociales, on est peut-être un peu moins ouverts aux autres, ou peut-être que l’on a peur de leurs compétences, je ne sais pas. Mais de toute façon, quand on travaille sur le climat/énergie, je ne vois pas comment on peut travailler autrement qu’en multi-disciplinaire… Lorsque ce sont des questions hyper-ciblées, avec des petites enquêtes ciblées, un sociologue doit suffire. Mais quand on commence à parler de plus gros projets, de recherches (par exemple sur l’urbanisme), si l’on n’a pas un économiste, un urbaniste ou un architecte, on ne peut pas tout comprendre, c’est impossible. Donc, on rate des choses.

Le travail avec certains est assez facile parce qu’ils ont l’habitude de travailler avec un sociologue, et moi, j’ai l’habitude de travailler avec eux aussi. On voit bien les limites de chacune de nos disciplines et on se titille un peu sur les limites de l’autre… Ça c’est plutôt rigolo, c’est fait dans la bonne humeur, mais on se nourrit mutuellement, aussi. Depuis quelques années je suis moins ignorant sur les questions d’économie par exemple. Je ne peux pas faire une analyse économique ! Mais je peux mieux la prendre en compte quand je fais des analyses de sociologie. Donc c’est une première chose.

Parfois, sur le travail effectif d’écrire un rapport ensemble ou de rédiger une analyse, les aller-retours sont plus compliqués que ce qui peut paraître. Par exemple, une équipe d’économistes avec qui je travaille pas mal parle de « régime économique ». En sciences politiques, on travaille aussi avec la notion de régimes internationaux, et au bout de 3-4 ans, on s’est aperçus qu’en fait, on ne voulait pas dire la même chose… Donc nous avons organisé une petite conférence, afin de voir comment les deux disciplines voient la théorie des régimes. Ce sont des pièges de notions, avec un même mot qui renvoie à des notions différentes; c’est une chose de laquelle j’ai beaucoup appris.

L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsque l’on travaille avec une discipline un peu nouvelle, avec des interactions un peu nouvelles, il faut prendre le temps, avant de commencer le projet de recherche ou l’écriture, de s’asseoir pendant quelques heures et de se parler mutuellement de comment on aborde la chose, qu’est-ce qui nous intéresse, le type de questions que l’on pose ; et ensuite on peut commencer à faire une méthodologie qui peut être un peu transversale. Mais si l’on n’a pas cette discussion-là avant, on perd quatre fois plus de temps, plus tard, quand on est en plein milieu du travail.

LVSL : Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

SL : Les deux. Je suis désolé, je ne peux pas vous donner une réponse binaire là-dessus…

Quand je regarde où l’on en était en 2003-2005, quand j’ai commencé à travailler là-dessus, franchement, on pataugeait… il n’y avait pas d’évaluation, pas de retour sur expérience. Quand on regarde seulement le cheminement depuis 10 ans, le progrès qu’on a fait est énorme. Ce n’est peut-être pas si rapide pour l’urgence climatique, mais quand on considère où on en était, et où on en est maintenant, en termes de politiques publiques, en termes de compréhension, c’est vraiment un gros effort, une grosse amélioration. Donc à ce propos je suis optimisme !

Le pessimisme vient de ce que chaque fois que le G.I.E.C. sort, encore une fois, un de ses rapports principal ou annuel sur des thématiques spécifiques, les nouvelles sont chaque fois moins bonnes que l’année précédente ! Et donc, l’urgence climatique est encore de plus en plus pressante : c’est ici que je ressens un peu de pessimisme. Malgré le fait que nous avançons beaucoup plus vite qu’avant, que nous comprenons tellement plus de choses, nous n’arrivons à aller assez vite. Et pour aller assez vite, que faudra t’il faire ? Réalisé une rupture technologique énorme, une rupture sociétale, une rupture civilisationnelle ou culturelle ? C’est trop… Sauf que, si on ne le fait pas, à un moment donné, on va peut-être se retrouver avec un gros bordel, comme on dit. On va donc se retrouver avec une rupture, mais une rupture forcée plutôt qu’une rupture planifiée. Une rupture forcée va toujours être plus violente qu’une rupture planifiée.

C’est ce qui m’inquiète le plus. Je dirai que ma génération (au-dessus de 50 ans), va avoir le temps de voir des choses pendant 25 ans. Mais mon fils, lui, va vivre dedans pendant au moins 40% de sa vie. Voilà un de mes moteurs.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

7. Le neuroscientifique : Thibaud Griessinger | Les Armes de la Transition

Thibaud Griessinger est docteur en neurosciences et chercheur indépendant en sciences comportementales appliquées aux questions de transition écologique. Il a récemment fondé un groupe de recherche qui s’est donné pour mission de remettre par la recherche et le conseil, la composante humaine au centre de la problématique écologique. Il travaille avec le ministère de la Transition écologique, ainsi que des villes et collectivités. Thibaud Griessinger nous éclaire sur le potentiel des sciences cognitives à guider le développement de stratégies de transitions écologiques plus adaptées aux citoyens.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – À quoi sert un neuroscientifique dans le champ de la transition écologique ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Thibaud Griessinger – J’ai un doctorat en neurosciences cognitives, mais le champ dans lequel je me place actuellement c’est celui des sciences cognitives. On peut dire que c’est un programme de recherches qui a pour but de naturaliser l’esprit humain, et qui regroupe toutes sortes de disciplines comme la psychologie, l’anthropologie, la robotique, etc. auxquelles les neurosciences contribuent activement.

Ce programme de recherches a pour but d’améliorer la connaissance de notre cognition, de comprendre les substrats biologiques qui mènent à des mécanismes cognitifs, et comment ces mécanismes vont pouvoir générer nos comportements, et in fine façonner notre organisation collective.

Ce qui est au cœur de ces recherches, c’est de croiser les approches et les disciplines. Par exemple, mon doctorat en neurosciences – on s’intéresse aux interactions sociales, comment on décide, ce qu’on apprend avec et sur autrui – était en interaction avec les neurosciences computationnelles, l’économie comportementale et la psychologie sociale. Donc, au sein de mon doctorat ou de mes études, dans le champ des sciences cognitives, on croise déjà toutes ces disciplines et ces approches.

Durant ces dernières années, il nous a paru évident que les connaissances qu’on avait sur le comportement, sur la manière dont on fonctionne, pouvaient apporter quelque chose sur des problématiques sociétales, au même titre que tout un tas d’autres disciplines. On le voit actuellement sur la question de l’éducation, où les sciences cognitives – entre autres – peuvent apporter des outils pédagogiques aux enseignants.

De la même manière, je suis concerné depuis quelques années par la question écologique, et on pensait qu’il était possible de faire un pont entre ces domaines de recherches et la question écologique, d’amener ces connaissances sur le comportement pour essayer de mieux penser à cette question de la transition, du changement de nos comportements.

LVSL – En quoi consiste votre activité ? Quelle est votre méthode de travail et à quoi ressemble une de vos journées types ?

TG – J’ai deux casquettes. La première, c’est d’être chercheur-consultant en sciences comportementales, et mon métier c’est d’accompagner la prise de décisions ou les actions écologistes d’acteurs de terrain, notamment de décideurs publics (économie circulaire, réparabilité, recyclage, covoiturage, etc.). Les missions vont vraiment dépendre des comportements que les décideurs publics souhaitent accompagner pour le citoyen. Mon rôle est d’essayer de leur donner des clefs de lecture sur ces comportements, d’essayer de poser un diagnostic un peu fin sur les freins comportementaux potentiels… Par exemple, pour le covoiturage, il y a tout un tas de freins qui peuvent dissuader les individus de faire du covoiturage : le confort, les habitudes, etc.

Ma deuxième casquette, c’est celle de chercheur indépendant. Il y a quelques mois, on a monté un groupe de recherche indépendant, avec une dizaine de jeunes chercheurs, qui a pour but de générer de nouvelles connaissances sur la nature des freins et des leviers qui vont conditionner différents types d’actions écologistes.

Notre but est de créer un pont entre la recherche académique et les actions de terrain. Le but de ce groupe de recherche qui s’appelle ACTE Lab – ACTE pour Approche comportementale de la transition écologique – c’est vraiment de créer une passerelle entre ce que l’on sait sur les comportements et comment ils peuvent être pris en compte dans les différentes actions, que ce soit de la sensibilisation ou de l’accompagnement de politiques publiques.

Dans ce groupe de recherche là, on a principalement trois volets d’actions qui concernent la recherche :

1 – Essayer de synthétiser les connaissances qu’on a sur les comportements dans la recherche fondamentale, et voir quelles hypothèses peuvent se poser, en termes de freins ou de leviers comportementaux sur le terrain.

2 – Faire le mouvement inverse : essayer de comprendre quels problèmes rencontrent les acteurs de terrain, essayer avec eux de coconstruire des projets de recherches-actions, d’accompagnement, et d’essayer en contrepartie d’avoir une information sur la nature des facteurs qui vont conditionner ou peut-être freiner, la question de la transition écologique.

3 – Organiser des séminaires, des colloques, de manière à acculturer le monde de la recherche académique et le monde des acteurs de terrain.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre objectif ?

TG – Mon objectif est d’essayer de créer un espace entre le domaine de la science et la société, et de faire en sorte qu’il y ait une plus grande perméabilité entre ces deux sphères-là ; que la science contribue à des problématiques aussi sur des questions écologiques, mais également que les citoyens se sentent engagés dans les questions scientifiques ou soient générateurs de connaissances. Qu’il y ait un échange de savoir, ça, c’est mon objectif.

Une chose qui m’anime énormément : essayer de montrer qu’on peut mettre ces connaissances sur les mécanismes cognitifs à disposition du bien commun, et non de nous manipuler. Parce qu’ignorer ces contraintes-là, quelque part, ignorer la matière humaine, c’est faire des plans qui sont irréalisables ou inadaptés.

LVSL – Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées, ou trois concepts que vous avez développés au fil de vos travaux ?

TG –  La première est qu’on a une perception, une compréhension du monde qui est assez partiale. Notre attention, nos capacités de traitement de l’information sont limitées, et notre cognition repose beaucoup sur des principes qu’on appelle « d’inférence » : la capacité de pouvoir extrapoler à partir de nos connaissances sur les données manquantes, pour pouvoir justement naviguer dans ce monde-là qui est incertain, du point de vue du cerveau. En plus de ce principe d’inférence, on va avoir des petites règles simples, des heuristiques, qu’on va mettre en place, pour pouvoir avoir des comportements qui seront peut-être approximatifs, mais vont fonctionner la plupart du temps, malgré le fait que l’on ne puisse pas tout voir et que l’on n’est pas omniscient.

La conséquence de ça, c’est que beaucoup de notre perception du monde est teintée de nos croyances, de notre expérience, des interactions sociales qui nous ont forgés. Donc quand on parle de la transition écologique, les connaissances qu’on peut avoir vont contraindre notre appréhension de cette problématique-là et, a fortiori, nos comportements.

On a cette propension à combler cette vision lacunaire du monde par ce que l’on pense, par nos opinions, et ça montre la nécessité des actions de sensibilisation. Tous ces acteurs de terrain qui font la sensibilisation, qui font la pédagogie sont nécessaires à faire en sorte qu’on parte sur un socle commun de croyances ou de convictions pour nous diriger dans la même direction.

Une deuxième conviction, ou plutôt propriété qu’on peut souligner sur la cognition c’est le fait qu’on a très peu conscience de nos propres comportements. On a un accès limité à ce qui dirige nos comportements, pour des raisons assez simples. L’une d’elles, c’est qu’on est conduit par énormément d’automatismes, d’habitudes, et ces automatismes-là sont assez efficaces, puisqu’ils nous permettent de pouvoir automatiser différents comportements. Si vous êtes venu ici, vous n’êtes pas forcément conscient du chemin que vous avez pris, en revanche, ça vous a peut-être permis, en parallèle, d’être sur votre téléphone, de parler à quelqu’un, de faire attention au paysage, etc. Ces automatismes-là sont, quelque part, nécessaires pour qu’on puisse appréhender le monde, sans devoir développer une énergie folle à être en contrôle permanent de ce qu’on fait.

Le pendant de cela, c’est qu’on a un contrôle sur nos actions qui est très limité. Déjà, on n’a pas le contrôle que de ce dont on est conscient, et en plus, une fois qu’on est conscient d’une habitude qu’on voudrait changer, il y a énormément d’inertie comportementale qui nous empêche de pouvoir changer ces habitudes. Encore une fois, que ce soit difficile, c’est un avantage. Si on pouvait changer extrêmement facilement nos comportements, on serait extrêmement fluide et on aurait une difficulté à appréhender le monde de manière certaine. Il en va de même pour la première propriété, c’est-à-dire que d’avoir des connaissances, ou des croyances, ou des opinions sur le monde, le fait qu’elles ne changent pas si facilement que ça, ça nous permet de partir avec des représentations, des certitudes, avec une vision stable du monde.

Il y a donc énormément de barrières aux changements, ce qui a conduit à ce concept de intention action gap, cette idée qu’entre l’intention et l’action, il y a un monde, et ce fossé va être difficile à combler.

Nos habitudes peuvent être changées, mais pour cela, il faut que les comportements qu’on va mettre en place soient relativement facilement accessibles et qu’on y voit un intérêt. Souvent, il faut qu’il y ait une récompense, un plaisir associé.

En ce qui concerne toutes les questions de changements de comportement par rapport à la transition, on voit qu’il y a tout un tas de comportements qui sont bénéfiques pour l’écologique qui sont soit inconfortable, soit perçues comme étant moins plaisantes. Il y a cet aspect du confort qu’il est important de prendre en compte.

Je me permets une petite digression, mais la société dans laquelle on est, notre société moderne, a quand même la propriété de s’adapter à nos comportements, plutôt que l’inverse, de manière à servir notre confort, notre plaisir ; on peut être livré en nourriture extrêmement rapidement, on a des paiements facilités, etc. Dans un environnement qui s’adapte à nos comportements, à notre plaisir immédiat, et c’est encore plus difficile de pouvoir mettre en place de nouvelles habitudes et changer vraiment de mode de vie.

Troisième point : les interactions sociales sont au cœur de notre psychologie et de notre individualité, on a une grande tendance à imiter les autres, donc à suivre des comportements collectifs, et même à suivre des normes sociales. La norme sociale, ce sont des règles implicites qu’on va suivre, sans avoir conscience de pourquoi elles sont là ; le fait de mettre une veste de costume, par exemple, c’est une norme sociale. C’est une fonction sociale, mais on n’a pas forcément conscience de ce qu’il y a derrière. Or, pour la transition, il y a un grand enjeu, ce que certains appellent changer de récit, ou en tout cas de « changer de culture », qui est de mettre en place de nouvelles normes sociales vertueuses d’un point de vue écologique.

Pour ce qui est de la capacité d’imitation, on a tendance à côtoyer des personnes qui vont partager nos croyances, nos opinions, les mêmes centres d’intérêt, donc se réunir autour des mêmes centres d’intérêt. Il va y avoir ces bulles sociales, qui précédaient Internet, qui vont apparaître et empêcher les comportements de passer d’une bulle à l’autre, ou qui vont contraindre des types de changements à une certaine partie de la population, à certains groupes sociaux, etc.

Ces propriétés cognitives là sont des propriétés générales, des grandes conclusions issues de résultats qui sont issus du domaine de la recherche académique, et qui peuvent poser des bases pour réfléchir à comment ces différentes propriétés vont impacter la transition sur le terrain. En revanche, il y a une autre propriété : l’importance des différentes propriétés citées va changer en fonction du contexte, du groupe auquel on appartient, etc. Il est donc important de sortir de la généralité et essayer de voir comment dans les territoires, dans certaines parties de la population, ces différentes propriétés vont s’exprimer et vont conduire, ou impacter, la transition écologique.

Quand on parle de transport, par exemple, les barrières ou les contraintes psychologiques vont être bien différentes que sur les questions de sobriété énergétique, ou des questions de consommation, etc. Il y a une nécessité de comprendre de quoi on parle, et qui est concerné par ces différents comportements, donc c’est un peu dans cet esprit-là que ACTE Lab se place : essayer de faire un travail sur chaque territoire, ou en tout cas, sur chaque spécificité, pour bien comprendre comment ces connaissances un peu générales de nous-mêmes peuvent s’articuler et aider à optimiser les actions écologiques.

LVSL- Concrètement, pourriez-vous nous donner des exemples de traduction de ce que vous venez de dire en politique publique ?

TG – Ces traductions-là ont été initiées dans plusieurs pays il y a une dizaine d’années, notamment en Angleterre : on retrouve des unités gouvernementales, ou privées, mais qui vont travailler pour la puissance publique, qui ont pour but d’adapter l’action publique aux comportements des citoyens pour éviter qu’elles soient hors-sol, décorrélées des vraies problématiques de terrain qu’on peut observer. Quand il s’agit de mettre en place des actions publiques pour essayer d’épauler les citoyens pour utiliser les moyens de transport en commun, par exemple, il est nécessaire de s’assurer qu’ils ont déjà accès à ces moyens de transports, et si c’est le cas, qu’est-ce qui les empêche d’opérer ce transfert-là s’ils ont l’intention d’opérer ces transferts, et qu’ils comprennent bien les enjeux qu’il y a à l’intérieur de ces transferts.

Donc, dans cette ligne-là, il y a tout un tas d’acteurs en France, et notamment je pense à l’équipe de la Direction interministérielle de la transformation publique, au gouvernement, où ils ont une équipe sciences comportementales qui essaye de faire rentrer ces sciences et ces approches dans les questions de politique publique.

J’ai rédigé un rapport pour la DITP il n’y a pas longtemps, qui reprend ce que ces sciences du comportement peuvent apporter aux politiques publiques, d’un point de vue théorique, mais également en citant tout un tas d’exemples sur des questions de transition écologique. Par exemple, le fait de prendre en compte quels sont les freins au gaspillage alimentaire, initié en Angleterre. L’idée, c’était d’essayer de jouer notamment sur l’information, faire en sorte que les citoyens, qui se retrouvent en situation de gaspiller énormément de nourriture et à produire un certain nombre de déchets soient au courant que des dispositifs de tri sont mis en place, et ensuite que ces dispositifs soient rendus saillants, de telle manière que ça pousse à l’action. Et donc, en jouant sur une information saillante, sa compréhension, sur l’accessibilité, sur toutes sortes de leviers qui sont dans l’environnement des citoyens, il est possible de conduire à pouvoir mieux gérer leurs déchets.

Cette approche a été initiée au départ par ce concept du nudge il y a une dizaine d’années : C’était l’idée qu’il était possible, en changeant l’environnement de choix ou les options qui étaient données aux différents individus, d’orienter leurs choix. Donc, si eux appelaient ça le paternalisme libertaire, cette idée qu’en changeant la disposition des différents aliments dans des cantines scolaires, par exemple, il était possible de conduire les élèves, en l’occurrence, à consommer plus ou moins d’aliments gras, salés ou sucrés. Ils en sont venus à l’idée que ça pourrait être un outil pour les politiques publiques, faire en sorte de changer l’architecture du choix, pour conduire les citoyens à des comportements plus écologiques.

À cela, il y a des limites éthiques évidentes : lorsqu’on a bien conscience des comportements, des barrières, des limites à ces différents comportements-là, une manière de pousser ou de faciliter le passage de l’intention à l’action chez ces citoyens c’est de jouer avec cette architecture du choix.

Ce que j’essaie de pousser un maximum, c’est de remettre ce nudge dans la perspective de l’approche scientifique. Le nudge n’est pas une solution magique qui peut permettre de pousser les citoyens à des comportements plus écologiques. C’est un outil parmi d’autres, et cet outil-là doit être entraîné dans un processus de décision ou de conception d’actions publiques qu’on va appeler « evidence based ». C’est un anglicisme qui a pour but d’exprimer le fait qu’il faut s’ancrer dans une connaissance du terrain, et dans des données autant que faire se peut. Cette approche d’evidence base a pour règle de, déjà, bien comprendre quels sont ces freins au comportement : est-ce l’accès à l’information ? Est-ce l’accessibilité à ces différentes options ? Est-ce que les citoyens n’ont pas conscience d’avoir cette chose-là à disposition ? Y a-t-il, autour d’eux, une norme sociale qui les pousse dans la direction opposée au recyclage ? Etc.

Thibaud Griessinger © Clément Tissot

Une fois qu’on a ces barrières bien en tête, on peut commencer à imaginer quels pourraient être les moyens d’actions publiques qui vont guider ces citoyens vers des comportements qui soient plus écologiques. Et ensuite, une fois qu’on l’a fait, on voir si ces différentes actions ont un quelconque effet sur les comportements qu’on essaie de guider, et si c’est le cas, essayer de regarder si, dans le temps, ça se tient. Ce n’est pas du tout dit que, parce qu’on met des poubelles de tri de différentes couleurs, les citoyens vont trier, et qu’en plus, ils vont maintenir leur niveau de tri dans le temps. Donc il y a une espèce de mécanisme à comprendre comment cette action évolue, est-ce qu’elle s’érode dans le temps, et d’essayer un maximum, si jamais ces résultats ne sont pas à la hauteur de ce qu’on attend, de raffiner ces actions, d’essayer de comprendre pourquoi elles n’ont pas marché.

LVSL – Quelle devrait être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment doit-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

TG – Beaucoup des stratégies ou des préconisations qui sont faites en termes de transition écologique (qu’on parle d’économie circulaire, qu’on parle de rénovation thermique, ou même de circuit court, etc.) sont des stratégies ou des planifications très techniques. Simplement, à l’approche purement technique de cette transition, je vois au moins deux limites :

Premièrement, lorsqu’on imagine un monde dans lequel notre confort est préservé, où notre manière d’agir, nos plaisirs sont préservés, l’aspect technique propose de remplacer chacun de ces rouages par des alternatives qui sont écologiques, décarbonées (énergies renouvelables, etc.). Or il y a déjà un coût à ce remplacement, il y a un coût à la production de ces systèmes alternatifs, et il y a un coût à ce remplacement-là. Ce que négaWatt préconise, c’est d’attaquer la question d’abord par la sobriété, ensuite par l’optimisation de nos systèmes énergétiques, et ensuite, à la fin, par la question des alternatives techniques. Et la question de la sobriété, c’est déjà de diminuer notre consommation énergétique, en tant qu’individu, en tant que collectivité, en tant que société. Et pour diminuer cette consommation énergétique, on voit qu’il y a une dimension comportementale extrêmement forte.

Une deuxième limite à cette approche purement technique, c’est qu’on voit bien que la technique ne fait pas l’usage. Il y a ce qu’on appelle « l’effet rebond négatif », ou des optimisations techniques ou technologiques : par exemple, créer des voitures qui consomment de moins en moins d’énergie fossile. Sachant que ces véhicules consomment moins de carburant, et que ça revient moins cher, il va y avoir un usage accru de ces véhicules-là, de telle manière à ce que la résultante soit au moins pas aussi efficace que ces innovations techniques espérait qu’elle le soit. Donc entre la mise en place d’alternatives techniques et l’usage qu’on en fait, il y a quand même un monde, et je pense que la question de comprendre les comportements est primordiale. Donc, ces clefs qu’on peut fournir, elles nous permettent également de sortir de tout un tas d’impasses quand il s’agit de penser, de planifier la transition.

Il y a tout un tas de biais dont les décideurs sont porteurs, donc là, les sciences du comportement peuvent également apporter des réponses, pas simplement en termes de transition sur le terrain, mais également en termes de planification..

Il y a un point que je n’ai pas mentionné, mais qui est quand même assez crucial, c’est la question de la résilience. Parce qu’on a émis une quantité déjà conséquente de carbone dans l’atmosphère, pour faire en sorte que les conséquences du réchauffement climatique vont venir. Elles sont déjà là. Donc, même si on avait une approche décarbonée dans la semaine qui suit, il y a une inertie climatique extrêmement forte qui va nous conduire à des changements environnementaux, et donc sociétaux, assez importants. Donc les sciences du comportement ont également un rôle à jouer pour penser les questions de résilience : résilience des territoires, résiliences des communautés, etc. C’est quelque chose qu’on essaie d’explorer.

Une structure qui serait indépendante, qui se place au carrefour de ces différents points d’action, des différents acteurs de la transition, me paraît non seulement pertinente, mais nécessaire à développer pour essayer d’accompagner cette transition au mieux. C’est ce qu’on essaie de pousser avec le ACTE Lab notamment.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, que pourriez-vous proposer, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

TG – C’est une question assez difficile ! Premièrement, je ne pense pas qu’on puisse concevoir un programme écologique en marge d’un programme politique, c’est-à-dire que la question écologique doit être transversale. On le voit bien quand on prend le regard des sciences du comportement : qu’on parle de transport, de consommation, de confort ou de système économique, toutes ces composantes-là, tous ces rouages de modes de vies et d’organisation, de faire société, jouent un rôle crucial dans la question écologique. Donc, cette approche transversale me semble inévitable et souhaitable.

Quelque chose qui me paraît assez évident, c’est la nécessité d’établir des priorités. Quelles sont les priorités si l’objectif est de décarboner notre mode d’organisation ?  Qu’est-ce qui est le plus émetteur de carbone ? Et de s’attaquer à ces questions. Ces priorités, ce n’est pas à moi de les donner, certains le font assez bien. Il y a le bureau d’études B&L Evolution, qui a sorti un rapport il n’y a pas longtemps, sur quelles pourraient être, justement, ces différentes priorités à l’échelle de la France pour pouvoir rester sous le seuil des 1,5°C. Mais les priorités ne donnent aucun indice sur la faisabilité. C’est là qu’il est important de prendre en compte la dimension comportementale. Si on établit comme priorité de réduire drastiquement le nombre de vols par avion, par exemple, comme eux le préconisent, est-ce que c’est faisable ? Si c’est faisable, quelles sont les conséquences en termes de confort, en termes de sacrifice pour les citoyens, et pour quels citoyens ? Le rôle, peut-être, de ces sciences-là, c’est de comprendre, à partir des priorités, ce qui est le plus faisable pour essayer d’organiser un plan de transition qui soit efficace, sur les dix ou quinze années à venir, pour réduire de 50% nos émissions de carbone comme il est préconisé.

Une fois qu’on a cette faisabilité en tête, je pense qu’il assez important de recentrer cette transition-là au niveau des territoires, parce que les personnes qui habitent les territoires connaissent le terrain, savent exactement ce qui est faisable et comment c’est faisable ; elles sont aussi porteuses d’initiatives et d’innovation, que ce soit en termes d’organisation citoyenne ou en termes d’entrepreneuriat, et il est nécessaire de redonner ce qu’on appelle de l’agentivité, redonner un pouvoir d’action aux individus sur leur destin, ou en tout cas, sur cette transition. Imposer par la force des préconisations, c’est une très mauvaise manière, je pense, de les faire accepter.

Une autre composante que, peut-être, les sciences du comportement nous dictent, c’est qu’on a une forte aversion pour l’iniquité. C’est quelque chose qu’on partage avec d’autres primates, et ça a pour conséquence que, si on doit réfléchir à des politiques de transition écologique au sein des territoires, il est nécessaire de penser à ce que cet effort collectif soit bien réparti. C’est-à-dire qu’en fonction de l’impact carbone ou biodiversité que l’on a, il faut qu’on ait un rôle plus fort ou en tout cas, un sacrifice doit être fait de manière plus forte. Si tout le poids repose sur des personnes qui n’ont que très peu d’impact sur ces émissions de carbone, il va y avoir un sentiment d’injustice, qui sera justifié du point de vue de l’efficacité, et du point de vue de la perception de la justice. C’est l’idée qu’on y a tous ensemble, ou on n’y va pas. Et ce tous ensemble, c’est cette perception de la justice sociale, etc.

Un point que j’évoquais plus tôt, c’est celui de la résilience : anticiper les changements à venir dans ces territoires. Il faut penser à comment ces territoires vont évoluer dans les prochaines années, sachant la fréquence d’événements météorologiques, sachant les conséquences qu’on peut attendre du changement climatique, de penser à quel vont être les impacts sur les territoires, d’anticiper ces changements, et de prendre en compte cette anticipation dans la question de la transition. Parce que si on prévoit une transition pour les territoires dans l’état actuel des choses, en 2019, mais qu’on ne pense pas l’évolution de ces territoires sur les années à venir, on va se retrouver avec un décalage entre les deux, donc c’est important de l’anticiper ; et il est possible d’anticiper les conséquences écologiques du réchauffement climatique et les conséquences sur ces populations.

Un point peut-être assez trivial, c’est la question de l’éducation. On parlait de pédagogie un peu plus tôt, mais sachant que le réchauffement climatique, la crise de la biodiversité, ont des conséquences sur notre environnement, il faut qu’on soit à même d’équiper nos citoyens avec une capacité de s’adapter au changement. De pouvoir penser un monde en changement, c’est assez primordial. Donc, axer l’éducation sur un autre rapport à la nature. Penser un autre rapport avec la nature, c’est se penser en tant qu’humain, comme inclus dans un écosystème qui influe sur tout un tas d’autres espèces et tout un tas d’autres composantes.

LVSL – Êtes-vous en lien avec des spécialistes, de spécialités différentes ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

TG – On est en lien avec des spécialistes de différentes disciplines, à plusieurs niveaux. Au niveau du ACTE Lab, parce que dans les sciences cognitives, il y a tout un tas de disciplines qui sont partie prenante : anthropologie, psychologie, neurosciences et même robotique, donc l’équipe en tant que telle est transdisciplinaire. Ensuite, on interagit également avec d’autres niveaux du comportement : on échange avec des sociologues, des écologues, des designers… Sur le terrain, on est en interaction avec des personnes qui sont porteuses d’expertise, pas d’expertise académique ni scientifique, mais qui sont porteuses de savoir empirique – associations de citoyens, décideurs, entrepreneurs, etc.

Notre approche du comportement est tellement transversale qu’on est forcé d’être en interaction permanente avec ces différentes disciplines. Et d’un point de vue de sensibilisation aussi, c’est important pour nous d’échanger avec des ingénieurs, d’échanger avec des personnes qui ont une bonne connaissance de ces problématiques climatiques, énergétiques, de biodiversité, parce qu’une fois qu’on dit qu’il faut changer les comportements, la question est : Quels comportements ? Et vers quoi ?

LVSL – Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

TG – Je ne pose pas forcément la chose en termes d’optimisme ou de pessimisme. Ce que je vois, c’est qu’en tant qu’humains, on a une capacité de changement, que ce soit à titre individuel, mais aussi collectif, d’organisation etc. Ces structures politiques et économiques sont le produit de l’humain, quelque part… Donc on a une capacité d’étendre notre cognition individuelle pour faire société, faire groupe, qui est assez impressionnante. De ce point de vue, on a clairement les outils pour aborder ce type de problème.

Une des manières qu’on a de regarder les comportements, c’est à partir de ses limites, c’est d’identifier les biais qui rendent difficile la perception du changement climatique, des biais qui nous empêchent d’agir, de changer nos croyances, de changer nos comportements. Ces biais, bien sûr, existent, mais ils sont aussi le reflet de limites humaines, mais aussi le reflet de potentiels : c’est-à-dire que ce ne sont des biais que si on considère que nous ne sommes pas optimaux à opérer certains changements. Donc, si on pose ce regard-là, plus positif, sur l’humain, on a énormément de possibilités de changement, d’adaptation, et on est, quelque part, les maîtres de notre navire…

Donc, optimiste ? Ça va totalement dépendre de notre capacité en tant qu’humains, en tant qu’organisation, en tant que société, à utiliser ces différents leviers, ces différentes cordes sur lesquelles on peut tirer, pour faire tourner le bateau. J’ai tendance à dire qu’on le peut. Le fera-t-on ? Ça dépend vraiment de nous, et on essaie de contribuer, par nos disciplines, à justement participer à cette transition.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :