Comment la France insoumise est devenue un parti de gauche contestataire

©Blandine Le Cain

Après une campagne présidentielle en 2017 quasiment parfaite, les déconvenues se sont multipliées pour la France insoumise. Bien qu’une part de celles-ci puisse être imputée à des facteurs extérieurs, la réalité est que les erreurs stratégiques ont été nombreuses et qu’elles sont bien au cœur de la débâcle qui a conduit le mouvement à passer de 19,6% des voix aux présidentielles à 6,3% aux européennes. En cause, une vision de la politique qui relève de la guerre de mouvement permanente et d’une agressivité excessive dans le discours, notamment pendant les périodes qui se prêtaient à un récit plus consensuel et moins clivant. Analyse.


Au cours de l’année 2017, marquée par la mise en œuvre de la recomposition politique à laquelle nous continuons d’assister, nous avons identifié deux enjeux majeurs auxquels la France insoumise allait faire face si elle voulait élargir son électorat vers l’électorat macronien flottant et dégagiste et vers les classes populaires qui sont tentées par le vote Rassemblement national. Le premier passe par la construction d’une crédibilité afin qu’une candidature telle que celle de Jean-Luc Mélenchon ne soit pas perçue comme un « saut dans l’inconnu ». Car en effet, personne ne souhaite jouer son avenir sur un coup de poker. Dans une configuration où le néolibéralisme génère de nombreuses incertitudes et une forte anxiété, les populations ont besoin de certitudes et non d’aventurisme. Le deuxième enjeu consiste en la production d’un discours de protection patriotique face aux menaces de la mondialisation. La construction de ce discours patriotique doit être fondée sur un mode inclusif, et non sur celui de l’exclusion, c’est-à-dire à partir d’une conception civique et politique de la nation plutôt qu’à partir d’une conception ethnique et culturelle. Ce patriotisme est ainsi un levier fondamental pour recréer du lien et rompre le cercle infernal de l’atomisation et de l’individualisme. Très clairement, l’électorat du Rassemblement national émet une forte demande de protection qu’il est possible de capter pour lui donner un sens différent, c’est-à-dire en désignant les élites qui ont failli comme responsables des menaces qui pèsent sur la pérennité de la société plutôt qu’en désignant les plus faibles comme boucs-émissaires comme le fait le RN.

En d’autres termes, l’enjeu était de fournir une promesse d’ordre face à la pagaille néolibérale et non un simple discours de contestation et d’opposition au système. Personne n’a, du reste, besoin d’être convaincu que Jean-Luc Mélenchon est un opposant au système en place. Ce n’est donc pas sur cet aspect-là que les marges de progrès existaient. De notre point de vue, ce travail était en cours dans la France insoumise, mais il a été interrompu après la rentrée politique de septembre 2017.

Là où tout commence

Si l’on repart des suites de l’élection présidentielle, il est possible d’identifier une série d’hésitations quant à la stratégie à adopter. En manque de réponse, le mouvement est revenu à sa culture originelle qui est celle de la gauche radicale, ce qui s’est traduit par une série d’erreurs stratégiques sur lesquelles il faut revenir. Parmi celles-ci, la principale a été de vouloir mener une guerre de mouvement alors qu’il fallait mener une guerre de position. Dit autrement, la France insoumise a activé un discours adapté aux périodes chaudes au moment où il était nécessaire de développer une stratégie propre aux périodes froides où les rapports de force sont moins fluides. L’excès d’agressivité, en particulier, a laissé la formation politique désarmée et inaudible au moment de la mobilisation des gilets jaunes au cours de laquelle il fallait à la fois mobiliser un discours destituant et se présenter comme une option de recours. On nous répondra que la France insoumise n’a pas manqué de soutenir les gilets jaunes et de s’opposer au gouvernement. Sauf qu’un discours efficace ne peut pas être monotone. Plus personne n’écoute une force dont le discours n’est plus capable de produire des variations dans sa partition depuis des mois. Ce discours se mue inéluctablement en bruit de fond que tout le monde ignore ostensiblement. Pour illustrer cet argument, revenons sur les moments-clés qui ont ponctué la sortie de la présidentielle et qui démontrent que les choses ont été faites à contretemps.

Il y a d’abord eu les élections législatives qui ont été la première occurrence du retour d’une rhétorique agressive incarnée par l’attaque dirigée contre l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Ce dernier, seul membre du gouvernement relativement populaire, avait été qualifié d’« assassin de Rémy Fraisse » alors que la France insoumise allait avoir besoin des reports de voix de l’électorat socialiste aux élections de juin. À cela, il faut ajouter la ligne de campagne : l’ex-candidat Jean-Luc Mélenchon appelait vainement les électeurs à voter pour son mouvement afin qu’il devienne Premier ministre et qu’il mette en place une VIème République. Aux yeux des gens, la partie se joue lors de l’élection présidentielle qui est le rendez-vous politique majeur : on ne refait pas le match un mois plus tard en plein processus de dépolitisation et de reflux de la participation. Une alternative simple existait pourtant : appeler à voter pour la FI afin de donner de la force au projet de pays incarné par cette force politique. En somme, l’argument est de poser la première pierre d’une société qui doit advenir un jour ou l’autre. C’est par ailleurs exactement le discours qui aurait dû être mobilisé au soir du premier tour, plutôt que de livrer une image de défaite et d’aigreur.

Malgré cette mauvaise campagne, l’obtention d’un groupe parlementaire a permis au mouvement de retrouver une dynamique positive.

L’arrivée de ce nouveau groupe parlementaire a conduit à médiatiser l’action de députés fraîchement élus. Un de leurs premiers gestes a cependant été le retrait de la cravate qui est typique d’une attitude qui consiste à flatter sa propre sociologie et le cœur de son électorat : ici le segment urbain et diplômé de l’électorat insoumis. Cette transgression vestimentaire renvoie à l’imaginaire du désordre et de la contestation. Les classes populaires, de leur côté, cherchent à être représentées correctement. Il est possible de juger cela archaïque, mais c’est une donnée politique à partir de laquelle il faut composer.

La ligne qui a été choisie pour la rentrée 2017 se situe dans la suite logique de ces premiers symboles puisque le groupe parlementaire insoumis s’est mis à dénoncer le projet d’ordonnances sur le droit du travail comme étant un « coup d’État social ». Ce choix sémantique traduit une stratégie de polarisation complètement excessive au moment où, qu’on le veuille ou non, les Français attendaient de voir avant de fixer leur jugement sur l’action d’Emmanuel Macron. On entre ici pleinement dans le vocabulaire de la contestation alors que la période était celle du refroidissement politique et de l’attentisme. De façon convergente avec cette ligne, la FI a alors appelé à ce que la population sorte avec des casseroles, pratique typique de la Tunisie et de l’Amérique latine, et à ce qu’un million de personnes descendent sur les Champs-Élysées. L’absurdité de cet appel dénote une croyance selon laquelle il est possible d’appuyer sur un bouton pour provoquer une crise de régime.

Pourtant, ce discours n’était pas encore univoque comme l’illustre le premier passage de Jean-Luc Mélenchon à l’Émission politique face au Premier ministre Édouard Philippe le 28 septembre 2017. Les observateurs avaient alors été positivement étonnés de la cordialité du discours et du respect entre les deux hommes.

La stratégie contestataire

C’est dans la même Émission politique que le sort a pourtant été scellé le 30 novembre 2017. On se souviendra ainsi de l’échange extrêmement dur avec Laurence Debray, en complète contradiction avec l’image de recours au-dessus des partis qu’aurait dû chérir et préserver Jean-Luc Mélenchon. Image et attitude qu’il s’emploie deux ans plus tard à construire lors de son voyage en Amérique latine. Cette émission a marqué un choix très clair : il faut s’opposer, s’opposer et s’opposer.

C’est qu’à l’époque des premiers signes de mobilisation avaient lieu autour des étudiants et des cheminots. Le choix contestataire a donc impliqué une participation pro-active à la mobilisation. Pourtant, celle-ci marquait déjà la faiblesse des syndicats et était perdante d’avance en raison de son impopularité et de son incapacité à provoquer un débordement sociologique ou à renouveler ses formes. Comme toutes les mobilisations traditionnellement de gauche, c’est-à-dire composées de fonctionnaires, d’étudiants et de diplômés précarisés, son échec était prévisible, notamment lorsque son déclenchement intervient moins d’un an après l’élection du président de la République. De ce point de vue, le mouvement de l’hiver 1995 fait figure d’exception et la société a beaucoup changé depuis. Une attitude plus prudente aurait consisté à soutenir la mobilisation, mais en jouant le rôle de courroie institutionnelle et de porte-voix dans l’Assemblée plutôt qu’en voulant se substituer aux syndicats. Le résultat est que la déroute du mouvement est devenue celle de la France insoumise, qui a donc repris le porte-étendard du camp de la défaite.

À la suite de cette mobilisation a eu lieu le processus d’élaboration de la liste du mouvement aux européennes. Ce processus, vanté pour son originalité, a provoqué un changement de culture au sein de la FI. C’est durant cette période que cette force est devenue introvertie alors qu’elle était jusqu’alors extravertie. Les cadres se sont de fait focalisés sur les enjeux internes et ont cherché à mobiliser des ressources pour avancer leurs pions respectifs et tenter d’influencer la ligne. C’est en raison de ce processus interminable que les divergences internes se sont exacerbées et que les conflits et les départs ont été médiatisés. Quitte à ne pas être un mouvement démocratique, ce qui est revendiqué par la France insoumise et qui n’est pas un drame pour un parti ou mouvement politique, il aurait été peut-être plus prudent de régler la question en quelques jours et d’assumer l’imposition d’une liste avec autorité sans mettre en scène les divergences.

C’était sans compter sur les perquisitions au siège et chez plusieurs élus et cadres du mouvement. Cette scandaleuse opération de police politique a fait très mal à la France insoumise, notamment parce que les scènes ont montré aux Français un visage agressif, voire inquiétant, de cette force. C’est une donnée exogène, parmi d’autres, et il faut admettre que c’est une part de l’explication de la désaffection électorale à l’égard du mouvement qu’il ne faut pas négliger.

En parallèle de ce processus de sélection des candidats, une ligne illisible a été choisie pour les élections européennes. D’une part, le mouvement revendiquait le fait d’en faire un référendum anti-Macron alors que la FI n’était plus la première force d’opposition depuis de nombreux mois. In fine, l’idée d’un référendum ne pouvait faire que les choux gras du RN. D’autre part, un des présupposés de la campagne était que seul l’électorat urbain et diplômé votait aux européennes. Par conséquent, le mouvement a cru qu’il fallait « aller chercher les bobos » et venir chasser sur les terres du PS, du PCF, de Génération.s et d’EELV pour gagner des parts de marchés plutôt que de cultiver son originalité. Pour quiconque a regardé les débats des européennes à la télévision, il était clairement difficile de distinguer les lignes développées par ces différentes forces politiques qui se sont inscrites à gauche.

Les résultats des élections, au soir du 26 mai, ont fait la démonstration inverse : les forces qui ont gagné sont celles qui avaient un message clairement identifiable. Emmanuel Macron, malgré le manque flagrant de charisme de la tête de liste LREM Nathalie Loiseau, a ramassé la mise grâce à l’image de parti de l’ordre qu’il s’est taillée dans la répression violente des gilets jaunes. EELV a essentiellement capitalisé sur une marque simple et mise à l’agenda par le mouvement climat : l’écologie. Le RN, de son côté, a prospéré sur son message de protection et sur la peur de voir LREM arriver en première position à ces élections, dans le droit fil de la logique du référendum anti-Macron. Qu’a fait la France insoumise ? Elle a proposé une « voie de l’insoumission ». Comprenne qui pourra. Ces élections étaient pourtant l’occasion d’affirmer un message de protection et de défense des intérêts de la France en Europe, au moment où des instruments essentiels de notre souveraineté sont bradés. Alors que le Rassemblement national était dans les cordes, l’occasion a été manquée de récupérer une partie de ses électeurs qui désirent avant tout le retour d’un État qui protège. On pourrait évidemment y ajouter des méthodes de campagne qui posent question, notamment en ce qui concerne les dépenses massives dans des holovans (des vans avec des interventions des candidats par hologramme) qui ne représentaient plus une innovation et qui ont fait un flop, ou encore de nombreux meetings partout sur le territoire qui ont absorbé beaucoup d’énergie et de moyens pour une campagne qui se fait en réalité essentiellement sur le terrain des médias et des réseaux sociaux.

Le retour de la gauche d’opposition

Le bilan de ces événements est la réinscription de la FI dans l’espace de la gauche contestataire, magnifiquement symbolisée par la formule de la fédération populaire, qui sonne à peu près comme un Front de Gauche 2.0. De fait, le populisme a été beaucoup trop compris comme un discours d’opposition et d’antagonisme agressif, alors que ce n’est pas le cas comme l’illustre avec succès l’expérience d’Íñigo Errejón en Espagne, très proche des idées du philosophe Ernesto Laclau. Lorsqu’on parle de populisme, on parle de recherche de transversalité à partir d’une opposition à un adversaire commun. Cependant, il n’y a aucune raison que l’opposition à Macron se mue en résistancialisme et en obsession contestataire.

Dans la période post-présidentielle, des tâches fondamentales auraient pourtant pu être accomplies afin de mener une guerre de position et d’acquérir une culture institutionnelle indispensable à la conquête de l’État et à l’exercice du pouvoir. Un des défauts des mouvements, qui sont très efficaces pour gagner des élections et pour se mouvoir au sein des périodes électoralement chaudes, est précisément le défaut d’institutionnalisation. Par conséquent, sans pour autant redevenir un parti, des formes organisationnelles parallèles auraient pu être pensées pour les temps froids afin de se déployer dans la guerre de position.

C’est une des conditions importantes pour mener un travail de légitimation qui est impératif pour toute force de changement radical. Ce travail ne peut pas se réduire au programme, il passe aussi par un ensemble de codes et une culture à s’approprier. Conquérir l’État, c’est activer des réseaux et séduire des décideurs dont les logiques sont spécifiques. L’ouvrage de Marc Endeweld sur les réseaux de Macron, publié en 2019, illustre avec brio l’existence d’un État profond qui ne peut pas être délogé par les élections. Il faut donc être prêt à jouer à l’intérieur de ses interstices et de ses contradictions. Cependant, c’est un travail de longue haleine qui se prépare bien en amont, comme par exemple par la création d’un think tank, l’Intérêt général, intervenue seulement deux ans après l’élection présidentielle du côté de la France insoumise.

De façon convergente avec cet effort à caractère institutionnel, Jean-Luc Mélenchon aurait dû prendre de la hauteur beaucoup plus tôt afin de se positionner en recours. Après 2017 et son catastrophique second tour, Marine Le Pen s’est effacée pendant presque deux ans. Cela ne l’a pas empêchée de revenir en temps voulu. De ce point de vue, le volontarisme et la guerre de mouvement se sont retournés contre la France insoumise.

En réalité, si les gilets jaunes ont émergé, c’est parce qu’il n’y a plus d’opposition en France capable de canaliser le mécontentement. Si le RN s’est légèrement remis sur pied, il semble heureusement condamné à la simple gestion d’une rente électorale. De fait, les gens ont recours à la voie extra-institutionnelle pour se faire entendre quand tous les mécanismes de canalisation de la colère à l’intérieur des institutions, politiques et syndicales, ont été sabotés. De ce point de vue, le pouvoir exacerbe les tensions lorsqu’il mène des opérations de police politique et de sabotage des forces qui lui sont opposées.

Par ailleurs, les gilets jaunes fournissent une seconde leçon stratégique : on ne déclenche pas des guerres de mouvement en appuyant sur un bouton. Il faut accepter qu’on ne choisit pas le terrain sur lequel la bataille politique a lieu. C’est pourquoi il faut s’adapter aux différents types de périodes. Quand la société est très polarisée, il est pertinent d’activer une dose supérieure de conflit dans son discours, tout en jouant la carte du recours aux insuffisances du pouvoir. Quand la conjoncture politique s’apaise, même transitoirement, il faut faire redescendre le niveau de conflictualité.

Dans le cas contraire, le risque est d’être à contretemps et de rester très éloigné du sens commun. On pourrait faire le parallèle avec la question de l’union de la gauche. Il est paradoxal de voir que c’est juste après la présidentielle que la FI aurait pu réaliser un accord à son avantage qui lui assurait une domination durable sur les autres forces, et que c’est au moment où elle était déjà en dégringolade dans les sondages qu’elle s’est mise à considérer que Macron était le champion de la droite et qu’il fallait donc devenir hégémonique à gauche, objectif qui est d’ores et déjà hors de portée par ailleurs.

Et maintenant ?

À la veille des élections municipales, la France insoumise est dans une position très affaiblie. Son capital politique a été dilapidé, c’est pourquoi il lui est beaucoup plus compliqué qu’auparavant de mener une guerre de position. Ce sera vraisemblablement le cas jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Des efforts de reconstruction et d’institutionnalisation ont été amorcés par la nouvelle direction, incarnée par Adrien Quatennens qui semble vouloir clore la page des deux dernières années et renouer avec l’aspiration de l’élection présidentielle. À l’évidence, la tâche n’est pas simple dans un contexte dégradé. De ce point de vue, il semble d’ores et déjà acté qu’il faudra un nouvel outil et une nouvelle option transversale, non définie à partir du clivage gauche-droite, pour affronter l’échéance de 2022. Cependant, il paraît peu probable que le coup réalisé en 2017 avec la France insoumise puisse être réédité sans changements très importants.

À ce titre, il est possible d’identifier une série de conditions pour propulser une option potentiellement victorieuse. Premièrement, celle-ci doit construire une opposition entre la majorité de la société et la petite minorité privilégiée qui s’est accaparée l’État, les médias, l’économie, etc. C’est ce type de clivage qui peut être majoritaire dans la société et entrer en résonance avec l’état moral du pays. De plus, imposer ce type de clivage permet d’effacer celui que l’extrême droite cherche à mettre en avant pour conditionner l’agenda et réordonner le champ politique, c’est-à-dire celui entre nationaux et immigrés non-assimilés.

Deuxièmement, cette option électorale doit se situer, sur le plan de sa rhétorique et de son identité, en dehors du clivage gauche-droite si elle souhaite élargir vers des électorats qui lui sont accessibles et qui lui font défaut : la fraction dégagiste des électeurs macronistes de 2017, les abstentionnistes, les classes populaires captives du RN et les jeunes qui ont été un des points forts de la FI au cours de la dernière élection présidentielle. C’est ici que le patriotisme progressiste, inscrit dans le droit fil de la Révolution française, entre dans la danse. La transversalité de la référence à la patrie et à la nation civique permet de déborder l’imaginaire restreint de la gauche traditionnelle.

Troisièmement, cette force doit générer des certitudes et faire la démonstration de sa crédibilité. De ce point de vue, le discours sur la convocation d’une constituante au lendemain d’une élection semble contre-productif. Il n’est pas possible de déclarer « donnez-moi le pouvoir pour que le lendemain je l’abandonne. » Les électeurs élisent des représentants pour qu’ils assument le pouvoir et leurs responsabilités. La référence à l’Amérique latine trouve ici une de ses limites. À l’inverse, le système de shadow cabinet du Labour au Royaume-Uni est une référence intéressante.

Quatrièmement, il faudrait que cette option apparaisse comme neuve et innovante, non nostalgique des formes du passé. La France est en particulier très en retard en matière d’usage politique de l’environnement numérique. Alors qu’il y a beaucoup de place pour innover, peu de forces politiques semblent avoir pris cette voie. La France insoumise reste, à cet égard, la formation la plus en avance sur ses concurrents, exception faite d’Emmanuel Macron sur certains segments. Comme l’illustrent les champs politiques italien et étasunien, beaucoup de choses sont à faire en la matière. Enfin, il n’y a pas de discours victorieux contre Emmanuel Macron sans suivre une ligne de crête qui allie un message d’ordre et de protection d’une part, de la nouveauté, de la hype et de la disruption d’autre part. D’une certaine façon, il est nécessaire de définir un alliage complexe entre les aspirations progressistes et les aspirations défensives de conservation de l’existant.

Est-ce que la France insoumise est encore capable de se transformer en parti de gouvernement et de changement radical ? Il y a de nombreuses raisons d’en douter. Son avantage, pour l’heure, est que ses concurrents semblent encore moins en situation d’exploiter la nouvelle donne politique créée par le macronisme, qui a pour le moment annihilé toute forme d’alternative à l’intérieur du bloc oligarchique. 2022 est encore loin et ce quinquennat ne manque pas de surprises comme le démontrent l’affaire Benalla et le mouvement des gilets jaunes. Le champ politique français semble plus que jamais marqué par le sceau de l’incertitude radicale et par l’impossibilité d’établir des anticipations linéaires. À n’en pas douter, les rapports de force vont encore sensiblement évoluer et se déplacer. Rien n’est donc acté.

La France Insoumise face à son destin

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.

Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]

 

La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche

Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.

Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.

Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.

Crédits photo
Jean-Luc Mélenchon en visite à Quito ©Cancilleria Ecuador

On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.

En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.

Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.

Crédits photo
Le groupe France insoumise en conférence de presse ©Rivdumat

Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant

Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.

Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges. L’heure est à son approfondissement.

Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.

La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.

La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.

L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.

Crédits photo
Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017

La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.

Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.

La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.

Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.

Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.

Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité

Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.

A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :

Crédits photo
Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.

La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.

Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.

Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.

[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.

Crédits photos :

Benjamin Polge

Cancilleria Ecuador

Rivdumat

Métropolitiques

Le peuple, nouveau sujet politique de notre temps

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Alors que Macron et son Premier ministre Edouard Philippe prétendent construire une équipe et une politique qui dépasseraient le clivage gauche/droite en s’appuyant sur un consensus néolibéral, il est temps pour l’opposition de s’organiser et surtout de se repenser. Face à un pouvoir en place qui ne cesse de prétendre qu’en politique l’idée même de clivage est dépassée, c’est à la réactivation de cette idée que nous devons nous employer. A cet égard, certaines lectures sont vivifiantes.


L’ouvrage Construire un peuple. pour une radicalisation de la démocratie (traduction de Construir pueblo, sorti en Espagne en mai 2015), fondé sur un entretien ayant eu lieu à l’hiver 2015 entre la philosophe belge Chantal Mouffe et le cofondateur de Podemos Íñigo Errejón, propose d’intéressantes perspectives pour repenser les clivages politiques en France et en Europe. Préfacé par le politologue Gaël Brustier, il s’inscrit dans la lignée des travaux nés au cours des années 1980 pour riposter théoriquement et stratégiquement à l’hégémonie néolibérale et qui ont nourri, dans un premier temps, les courants altermondialistes. En revenant sur certaines expériences (Podemos, Syriza, mais aussi certaines expériences latino-américaines) analysées au prisme des réflexions théoriques d’Antonio Gramsci[1] pensées dans le contexte de l’Italie fasciste – hégémonie, guerre de positions -, les deux théoriciens nous proposent une grande leçon de stratégie politique.

Dans la lignée des travaux d’Ernesto Laclau sur le populisme[2], Mouffe et Errejón défendent la nécessité d’une “radicalisation de la démocratie” par l’émergence d’un populisme de gauche. Il ne s’agit pas ici de reproduire le jargon théoricien des penseurs politiques, ni de livrer une analyse des travaux de Gramsci, mais de montrer à quel point les thèses de Chantal Mouffe, appuyées par le stratège de Podemos, peuvent nourrir les réflexions stratégiques de la gauche européenne.

Une stratégie du discours : le populisme de gauche

L’approche de Chantal Mouffe et d’Íñigo Errejón est post-marxiste : il s’agit d’une réflexion qui envisage les clivages au-delà des classes sociales tout en leur conférant une place importante. Cette réflexion part du principe que les identités et l’échiquier politiques ne sont pas figés : tout est construit, dynamique et s’articule autour des notions d’ami et d’ennemi, d’allié et d’adversaire. C’est ici que la notion de “peuple” intervient : en faisant appel à ses travaux communs avec Laclau[3], la philosophe explique que ce peuple est un sujet politique, une entité à construire opposée aux élites politiques, économiques et sociales. Autrement dit, il s’agit d’une catégorie politique qui doit articuler des “demandes sociales” très diverses (classes populaires et “moyennes” mais aussi mouvements féministes, environnementaux, de défense des minorités, etc.) sous une appellation “peuple” dans une confrontation avec un adversaire : la “caste”, l’oligarchie. A rebours d’une tendance politico-médiatique qui verse dans la guerre aux populismes, considérés comme un tout dont on refuse de percevoir l’hétérogénéité en le présentant comme une stratégie exclusivement réactionnaire et démagogique, le populisme est ici étudié avec une profondeur théorique peu égalée.

https://www.flickr.com/photos/gsapponline/13584356515
La philosophe et professeur à l’Université de Westminster Chantal Mouffe. © Columbia GSAPP. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Pour Mouffe et Errejón, le populisme est avant tout une stratégie qui peut répondre aux lacunes d’une gauche radicale et d’une social-démocratie européennes à bout de souffle. Dans une société sous hégémonie néolibérale, la tendance des libéraux-conservateurs et des sociaux-démocrates à s’accorder sur l’essentiel pour se disputer sur les ornements est mortifère pour la démocratie, rendant le clivage et la radicalité urgemment nécessaires. C’est en faisant ce constat d’une crise démocratique dûe à un clivage gauche/droite qui ne fonctionne plus que les auteurs s’interrogent sur la stratégie à adopter. Cette dernière est parfaitement incarnée par le titre de l’ouvrage. “Construire un peuple” n’est évidemment pas une expression à interpréter littéralement ; c’est l’objectif d’un discours (les mots, les symboles, les gestes) qui se veut performatif. Le peuple à construire est donc celui qui s’incarne dans ce discours qui remet au goût du jour le clivage en politique. “Ce qu’il faut à la politique c’est un enjeu substantiel, que les citoyens aient la possibilité de choisir entre des projets clairement distincts”, rappelle Mouffe.

En d’autres termes,. Le néolibéralisme a créé – et se renforce par – une culture du consensus qui affaiblit le jeu démocratique. En s’appuyant sur les travaux de Carl Schmitt, Chantal Mouffe rappelle la nécessité de l’antagonisme en politique appuyé sur des identifications construites, d’un “nous” opposé à un “eux”. Seulement, contrairement à Schmitt, Mouffe estime que l’antagonisme n’est pas un obstacle à la démocratie pluraliste, mais qu’il s’y sublime au contraire en devenant ce qu’elle appelle un “agonisme”. L’idée d’un dépassement dialectique des clivages autour d’un consensus est un leurre : en politique, les lignes de division sont inévitables, le conflit est fondamental et sain entre différents partis aux projets bien délimités qui se disputent l’hégémonie. Le peuple, en tant que “bloc social” construit par des pratiques discursives, incarne donc l’entité qui peut mener la lutte contre-hégémonique, antilibérale et sociale.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Íñigo_Errejón_en_Argentina_en_2015_2.jpg
Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0).

Podemos et les expériences latino-américaines

A la lumière de ces réflexions théoriques, Mouffe et Errejón envisagent différents cas concrets qui ont nourri leurs réflexions et leur projet politique. Un chapitre de l’ouvrage est ainsi consacré à l’Amérique Latine, terrain d’ “expériences national-populaires”. Le stratège de Podemos explique ainsi avoir été particulièrement influencé par ses expériences en Bolivie et en Argentine, dans “l’identification sous le signe du peuple” qui vient proposer un autre clivage que la dichotomie gauche/droite. Pour Chantal Mouffe, le cas de l’Argentine avec l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003 révèle une “synergie (…) établie  avec une série de mouvements sociaux dans le but d’affronter les défis socio-économiques que le pays rencontrait. (…) Cela souligne à quel point il est important de combiner les luttes parlementaires et extraparlementaires en une bataille commune (…).” Ces expériences diffèrent radicalement des “populismes réactionnaires” qui fleurissent en Europe : un des problèmes les plus concrets de ces réflexions consiste en la difficulté à imposer l’idée d’un populisme progressiste, avec une entité “peuple” construite par la gauche. Néanmoins, selon Chantal Mouffe, la rupture de plus en plus saillante entre le peuple et ses représentants, l’émergence d’une véritable crise de la représentation peut, comme en Amérique Latine, créer un terrain favorable au populisme de gauche.

Errejón relate l’adoption par Podemos de “l’hypothèse populiste”, qui s’est traduite par exemple par la “Marche du changement” à Madrid dans une mobilisation des affects, des passions politiques dans le but de construire une identification populaire. Il explique à quel point cette Marche a été perçue comme une menace par les élites espagnoles : trop de passions politiques, surtout quand elles se manifestent esthétiquement, menacent une pratique aseptisée de la démocratie – le consensus néolibéral. En s’intéressant à ces manifestations populaires, on ne peut s’empêcher de penser aux rassemblements à succès organisés par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne présidentielle de la France Insoumise (rappelons que le mouvement a rassemblé plus de cent mille personnes sur la Place de la République le 18 mars dernier). A contrario, la stratégie populiste pensée par Errejón a aussi été vivement critiquée par les tenants de la gauche radicale au sein de Podemos, réunis notamment dans le courant de Pablo Iglesias. La volonté d’adopter une approche politique transversaliste, directement liée au concept de “populisme de gauche” – autrement dit, qui mobilise un discours et des thèmes s’adressant à tous au-delà de la gauche et de la droite et des classes sociales – et donc de se placer “au centre de l’échiquier” a été dénoncée comme un abandon de la radicalité. Mais elle en est plutôt une réaffirmation audacieuse, qui vise à moderniser le discours d’une gauche dont la défaite est indéniable en dépassant ses vieux symboles.

Radicaliser la démocratie en France : le potentiel de la transversalité

Cela n’aura échappé à personne, la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a connu des évolutions internes. Dans un entretien à LVSL, Jorge Lago (professeur de sociologie, membre du Conseil citoyen de Podemos) expliquait à quel point Podemos et les réflexions sur la transversalité ont pu influencer la campagne présidentielle française. Une des explications fondamentales de l’important score de Mélenchon au premier tour de la présidentielle semble être sa capacité à développer un discours transversaliste, qui ne s’adresse pas uniquement aux classes populaires (et plus particulièrement aux ouvriers) ou même au peuple de gauche, mais au “peuple” opposé à l’oligarchie. Par la mobilisation d’émotions collectives, qui sont centrales en politique (le rôle de l’humour ou de la colère dans les débats télévisés est particulièrement intéressant à étudier), mais aussi l’utilisation d’outils discursifs transversalistes (on pense à la dénomination “les gens” par exemple pour s’adresser au peuple), le candidat de la France Insoumise a su faire basculer le clivage gauche/droite vers un clivage peuple/caste.

N’en déplaise aux commentateurs qui aiment le discréditer en soulignant les similitudes entre son discours et celui de Marine Le Pen, Chantal Mouffe et Íñigo Errejón nous rappellent que le populisme est un ensemble d’outils stratégiques et discursifs qui n’entache en rien le caractère progressiste des programmes qu’il peut servir. Il est même sûrement l’une des clés pour répondre efficacement aux populismes réactionnaires : la pire des erreurs n’est-elle pas finalement de leur laisser le monopole des identités populaires, nationales, patriotiques et du discours anti-élites ? C’est encore Errejón qui pose la question le plus simplement : “Qui va occuper cet espace si les forces démocratiques ne le font pas ?”. On en veut pour preuve la principale réussite de Mélenchon : voler la vedette électorale à Marine Le Pen chez les jeunes. En Grèce, le succès de Syriza a permis d’empêcher l’arrivée au pouvoir d’Aube Dorée, comme le rappelle Chantal Mouffe. Cet ouvrage s’inscrit donc pleinement dans la stratégie transversaliste défendue par Errejón au sein de Podemos en Espagne (stratégie récemment mise en minorité, comme nous l’avons déjà rappelé dans ces colonnes).

Face à une démocratie européenne qui étouffe sous une culture du consensus dépassionné et une politique dépourvue d’affects et de clivage, le populisme de gauche peut donc être une clé pour déverrouiller la démocratie en la radicalisant. La construction discursive d’identités politiques, d’un “nous” le plus inclusif possible mais strictement opposé à un “eux”, peut permettre de porter un véritable projet progressiste et de gagner la bataille culturelle contre l’hégémonie néolibérale. C’est en tout cas la conviction de Chantal Mouffe et d’Íñigo Errejón, qui livrent ici des réflexions inspirantes pour l’avenir de la gauche en France et en Europe.

MOUFFE Chantal & ERREJON Íñigo, Construire un peuple, éditions du Cerf, Paris, 2017.

[1] Philosophe et théoricien politique italien, fondateur du Parti communiste italien (1891-1937).

[2] Pour découvrir ces travaux, lire notamment La Raison populiste (2005).

[3] LACLAU Ernesto, MOUFFE Chantal, Hégémonie et stratégie socialiste (2004, traduit en français en 2009).

Crédits images :

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

© Columbia GSAPP. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).https://www.flickr.com/photos/gsapponline/13584356515

© Ministère de la culture d’Argentine. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0). https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Íñigo_Errejón_en_Argentina_en_2015_2.jpg