Pourquoi le Parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump

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Donald Trump © Gage Skidmore

En dépit d’une base militante particulièrement mobilisée, le Parti démocrate peine à s’opposer efficacement à Donald Trump, lorsqu’il ne lui fait pas des cadeaux stratégiquement inexplicables. Après une procédure de destitution désastreuse, les démocrates ont offert une série de victoires législatives au président, gonflant ses chances de réélection. Expliquer ce paradoxe nécessite de revenir sur les structures politiques, sociologiques et économiques du parti, et permet de mieux saisir l’enjeu des primaires.


Washington, le 21 janvier 2017. Donald Trump occupe la Maison-Blanche depuis un peu moins de vingt-quatre heures lorsque des centaines de milliers de personnes rejoignent la « women march » pour manifester contre sa présidence. Plus de quatre millions d’Américains défilent dans six cents villes, établissant un record absolu. Dans les mois suivants, la rue continue de se mobiliser, bloquant les aéroports en réponse au Muslim Ban, inondant les permanences parlementaires pour défendre la réforme de santé Obamacare et multipliant forums et marches pour le climat contre le retrait des accords de Paris. Que ce soit à Boston, Chicago, Seattle, Houston ou Denver, à chaque visite d’une grande ville nous assistons à une mobilisation contre le président. Suite à la tuerie de masse à Parkland (Floride), les lycéens organisent à leur tour de gigantesques manifestations. Dans l’éducation, des grèves d’ampleur inédite jettent des dizaines de milliers d’enseignants dans les rues.

Ce regain d’énergie militante propulse le Parti démocrate en tête des élections de mi-mandat, lui permettant de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès.

Mais depuis cette victoire, le parti rechigne à s’opposer frontalement au président. Après s’être accroché au fantasme du RussiaGate, l’establishment démocrate continue de concentrer ses critiques sur la forme plus que le fond, tout en lui offrant des victoires législatives surprenantes. 

La conséquence de cette opposition de façade s’est matérialisée lors de la procédure de destitution du président. Les manifestations pour soutenir l’impeachment n’ont rassemblé que quelques milliers d’irréductibles, loin des millions des premiers jours. De son côté, le président jouit d’une cote de popularité remarquablement stable à 43 %, et apparaît en position de force pour sa réélection. 

Comment expliquer ce formidable échec ?

L’impeachment de Donald Trump  : Une procédure de destitution désastreuse, menée a minima

« C’est un grand jour pour la constitution des États-Unis, mais un triste jour pour l’Amérique, dont les actions inconsidérées de son président nous ont forcés à introduire ces chefs d’accusation en vue de sa destitution ». Ce 18 décembre 2019, Nancy Pelosi annonce en conférence de presse le vote visant à destituer le président. Si la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants ne mâche pas ses mots, son ton solennel cache un aveu de faiblesse : seuls deux chefs d’accusation ont été retenus. Et le Sénat, sous contrôle républicain, acquittera nécessairement Donald Trump. 

L’impeachment ne pouvait constituer qu’une arme pour affaiblir politiquement le président et fédérer l’électorat démocrate. Nancy Pelosi avait longtemps refusé d’emprunter cette voie, jugeant que Trump « n’en vaut pas le coup ». Elle y fut finalement contrainte par le surgissement de l’affaire ukrainienne et la pression grandissante de sa majorité parlementaire, elle-même répondant à la frustration de sa base électorale. [1]

Une fois la procédure lancée, l’opinion publique s’est rapidement ralliée au camp démocrate, 55 % de la population approuvant l’initiative. Pourtant, les cadres du parti se sont efforcés de restreindre le champ d’investigation à la seule affaire ukrainienne. Sur les 11 chefs d’accusation potentiels, seuls l’abus de pouvoir en vue de gagner un avantage électoral, et le refus de se plier à l’autorité du Congrès lors de l’enquête parlementaire sous-jacente ont été retenus. [2]

En particulier, Nancy Pelosi a bloqué toute tentative d’étendre la procédure de destitution à la violation de « l’emolument clause » qui interdit au président de profiter financièrement de son mandat. Or, il est évident que Donald Trump, en refusant de se séparer de ses entreprises et en organisant de multiples rencontres diplomatiques dans ses propres clubs de golf, a violé cette clause. En plus des dizaines d’entreprises américaines et délégations étrangères qui ont pris pour habitude de louer des centaines de chambres dans ses hôtels, il existe de sérieux indices suggérant que des gouvernements étrangers ont acheté des appartements et financé des projets hôteliers, se livrant à des actes de corruption on ne peut plus évidents. [3]

Trump ayant été élu pour en finir avec « la corruption » de Washington, il s’agissait clairement d’un talon d’Achille à exploiter sans modération. Le principal intéressé ne s’y est pas trompé, lui qui a renoncé à organiser le G7 dans son complexe de Floride peu de temps après le déclenchement de la procédure de destitution, et évoqué la possibilité de se séparer de son hôtel de Washington. 

Pourtant, Nancy Pelosi a catégoriquement refusé d’inclure cette dimension, argumentant qu’elle risquait de ralentir la procédure et de diviser l’opinion. 

Les multiples et interminables audiences télévisées se sont donc focalisées sur l’affaire ukrainienne, donnant lieu à des séquences lunaires où des diplomates de carrière ont dénoncé avec véhémence la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine (aide que Barack Obama avait pourtant systématiquement refusé d’accorder), argumentant sans ciller que ce soutien militaire représentait un intérêt vital pour la sécurité des Américains, puisque « les Ukrainiens combattent les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». En guise de clôture des audiences télévisées, une juriste dépêchée par le Parti démocrate a insisté sur le fait qu’inciter des puissances étrangères à interférer dans les élections américaines nuisait à cette image de « lumière sur la colline », de nation exemplaire garante de la démocratie dont jouiraient les États-Unis (sic). 

Loin de faire bouger l’opinion publique et d’affaiblir le président, ces auditions ont produit un feuilleton d’une incroyable complexité, renvoyant l’image d’un État profond peuplé de fonctionnaires restés bloqués à l’époque de la guerre froide et apparemment convaincus de l’imminence d’une invasion de chars russes. [4]

Mais il y a pire. Pendant que le Parti démocrate s’efforçait de dépeindre Trump comme un dangereux autocrate aux mains de Poutine, il votait le renouvellement du Patriot Act, un texte de loi qui accorde au président des pouvoirs discrétionnaires considérables en matière d’espionnage et de sécurité intérieure. 

Dans le même temps, les démocrates ont quasi unanimement approuvé la hausse du budget de la Défense demandée par Donald Trump (lui offrant 131 milliards de dollars supplémentaires, dont 30 pour la création d’une « space force » qui va militariser l’Espace), tout en lui donnant carte blanche pour poursuivre les actions militaires au Yémen. Un vote que Bernie Sanders et Ro Khanna ont dénoncé comme « un invraisemblable acte de couardise éthique » et « une capitulation totale face à la Maison-Blanche ».  

Des cadeaux et concessions législatives surprenantes

Une heure après la conférence de presse annonçant le vote historique en faveur de la destitution du président, Nancy Pelosi convoque une seconde session pour expliquer « être arrivée à un compromis avec la Maison-Blanche » pour voter le traité commercial USMCA, un NAFTA 2.0 renégocié par l’administration Trump. Selon Madame Pelosi, il s’agit de prouver que le Parti démocrate peut « mâcher un chewing-gum et marcher en même temps » (Walk and Chew gum), autrement dit tenir le président américain responsable de ses actes tout en poursuivant le travail législatif.

Pour Donald Trump, cet accord commercial constitue le trophée ultime symbolisant le « make america great again » et justifiant son image de « négociateur en chef ». Offrir une telle victoire au président, dont la seule réussite législative en trois ans consistait à une baisse d’impôt particulièrement impopulaire, a de quoi surprendre. [5]

D’autant plus que cet accord commercial était dénoncé par une majorité des syndicats et par l’ensemble des organisations environnementales. Risquer de s’aliéner ces deux électorats peut surprendre, alors qu’un autre projet de loi bipartisan visant à renforcer le pouvoir des syndicats était également sur la table. [6]

Pourtant, ce curieux épisode est loin de constituer un cas isolé. 

Sur les questions d’immigration et suite au scandale de séparations des familles à la frontière, la majorité démocrate a octroyé 4,5 milliards de dollars à l’administration Trump, alors même que des enfants mouraient dans les camps d’internements. Alexandria Ocasio-Cortès avait fustigé « une capitulation que nous devons refuser. Ils continueront de s’attaquer aux enfants si nous renonçons ». Nancy Pelosi n’a pas toléré cette critique, et s’en est prise directement à AOC dans les colonnes du New York Times avant de répondre à un journaliste : « si la gauche pense que je ne suis pas assez de gauche, et bien soit ». [7]

En politique étrangère, les cadres du Parti démocrate vont encore plus loin, s’alignant fréquemment sur les positions de Donald Trump lorsqu’ils ne critiquent pas le manque de fermeté du président. Après avoir applaudi les frappes illégales (et injustifiées) en Syrie et déploré les efforts de négociation avec la Corée du Nord, ils ont encouragé la tentative de coup d’État au Venezuela et refusé de dénoncer celle qui a abouti en Bolivie. Dans la crise iranienne, la faiblesse de l’opposition démocrate face aux actions du président illustre une fois de plus l’ambiguïté des cadres du parti. 

Trump a été élu sur quatre promesses majeures : en finir avec l’interventionnisme militaire, lutter contre la « corruption de Washington », défendre la classe ouvrière en protégeant la sécurité sociale tout en renégociant les accords commerciaux, et combattre l’immigration. Les trois premières ont été violées, mais à chaque fois que l’occasion s’est présentée d’attaquer le président sur ce terrain, le Parti démocrate pointait aux abonnés absents. 

La cote de popularité du président a connu trois « crises ». La première est consécutive à son entrée en fonction et sa tentative de supprimer l’assurance maladie de 32 millions d’Américains. La seconde correspond au scandale des séparations de familles et de l’emprisonnement des enfants à la frontière mexicaine. La troisième s’est produite lorsque Trump a placé un million de fonctionnaires et sous-traitants au chômage technique lors d’un bras de fer avec la Chambre des représentants démocrates pour le vote du budget. 

Ces crises politiques présentent comme point commun de toucher à des questions de fond. Inversement, la focalisation sur la « forme » (l’affaire du RussiaGate, de l’Ukrainegate et les mini-scandales liés à la Maison-Blanche) n’a eu aucun effet sur la popularité du président. 

Ainsi, après avoir permis à Donald Trump de prononcer le discours annuel sur l’état de l’Union sur un ton triomphal, Nancy Pelosi en a été réduite à déchirer le discours devant les caméras, alors qu’elle a directement contribué à l’écrire à travers ses multiples concessions.

Deux mécanismes distincts permettent d’expliquer cette opposition en demi-teinte qui vire parfois au soutien objectif. Le premier tient de l’idéologie et de la sociologie des élites démocrates, la seconde aux mécanismes de financement du parti.

Le Parti démocrate face au mythe de l’électeur centriste

Lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, sa cote de popularité frôle les 70 %. Pourtant, le chef de l’opposition républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déclare publiquement que son « principal objectif est qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat », avant de mettre au point une stratégie d’obstruction parlementaire systématique. Sous Obama, le Parti démocrate va perdre sa super-majorité au Sénat, sa majorité à la Chambre des représentants et à la Cour suprême, la gouvernance de 13 États et près de 1000 sièges dans les parlements locaux, avant d’être humilié par Donald Trump en 2016. À force de chercher le compromis, Obama déportera plus de 3 millions d’immigrés (un record absolu), poursuivra la militarisation de la frontière mexicaine et pérennisera les gigantesques baisses d’impôts sur les plus riches mises en place par Georges W Bush. 

Loin de répliquer la stratégie des conservateurs et bien qu’ils disposent d’une configuration bien plus favorable politiquement, les sénateurs démocrates accueillent la présidence Trump en approuvant sans broncher la nomination d’une farandole de ministres et hauts fonctionnaires tous plus corrompus et/ou comiquement incompétents les uns que les autres. Trump avait promis de s’entourer « des meilleurs » et « d’assécher le marais de corruption qu’est Washington ». Au lieu de cela, il sélectionne des multimillionnaires et milliardaires en conflit d’intérêts direct avec leur poste, lorsqu’il ne nomme pas des ministres ayant publiquement reconnu ne pas savoir qu’elles étaient les prérogatives du ministère qu’on allait leur confier. [8]

Cette timidité s’explique par une conviction qui habite le parti depuis le traumatisme de la défaite électorale de McGovern en 1972 : les élections se jouent au centre. [9]

Selon ce modèle, l’électorat américain se répartit selon un spectre linéaire divisé entre républicains à droite, démocrate à gauche et indépendant au centre. Ce qui justifierait un positionnement politique « centre-droit » pour remporter la majorité du vote indépendant, et grappiller quelques électeurs républicains. L’approche modérée face à Donald Trump, la timidité lors de la procédure de destitution et les concessions législatives surprenantes peuvent s’expliquer par cette obsession de séduire l’électeur centriste, ou de ne pas le froisser.  

Mais cette conception a été mise à mal par les faits : les victoires de Reagan, Bush Jr. et Trump montrent que le Parti républicain peut faire l’économie d’un positionnement modéré, tandis que l’élection d’Obama (qui avait fait campagne depuis la gauche du parti) et la défaite de Clinton face à Trump invalident l’approche centriste. [10] En réalité, les électeurs « indépendants » ne sont pas nécessairement au centre (Bernie Sanders est le candidat le plus populaire auprès de cet électorat, selon plusieurs enquêtes), alors que les électeurs clairement identifiés démocrates (ou républicains) peuvent se mobiliser ou non. Surtout, cette séparation en trois blocs ignore un quatrième groupe qui représentait 45 % de l’électorat en 2016 : les abstentionnistes. 

Une alternative consisterait à faire campagne à gauche et en phase avec l’opinion publique (majoritairement favorable aux principales propositions de Bernie Sanders) pour réduire l’abstention et galvaniser la base électorale. 

Mais les stratèges, conseillers et cadres démocrates semblent hermétiques à cette approche. Ils évoluent dans une sphère sociologique particulière, où ils côtoient les journalistes, éditorialistes, présidents de think tanks et grands donateurs eux aussi politiquement « modérés » et motivés par la défense du statu quo, d’où une première explication sociologique (et idéologique) à l’entêtement pour l’approche modérée. La dernière sortie d’Hillary Clinton, qui fustige un Bernie Sanders que « personne n’aime », illustre bien ce point. Il est vrai que Sanders est peu apprécié par les personnes qu’elle fréquente, comme il est indiscutable qu’il est le sénateur le plus populaire du pays, et le candidat démocrate le plus apprécié par les électeurs du parti. 

L’autre explication vient du mode de financement des partis et campagnes politiques, autrement dit, la corruption légalisée.  

La corruption et le rôle de l’argent au cœur de la duplicité démocrate

La composition de la majorité démocrate à la chambre des représentants du Congrès reflète parfaitement les tensions qui traversent le parti. On y retrouve l’avant-garde démocrate socialiste élue sans l’aide des financements privés ; un caucus « progressiste » (fort de 98 élus sur les 235 démocrates) et censé représenter l’aile gauche du parti ; et des caucus plus à droite, dont les fameux « blue dog democrats », « new democrats » et le « problem solver caucus », financés par des donateurs républicains (sic) et intérêts privés opposés au programme démocrate. [11]

Schématiquement, la majorité des élus « de gauche » sont issus de circonscriptions acquises au Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez vient du Queen. Rachida Tlaib représente les quartiers ouest de Détroit, majoritairement afro-américains, et a été élu automatiquement, faute d’opposant républicain. En règle générale, les primaires déterminent le représentant de ces territoires, si bien qu’un élu trop « centre-droit » risque de perdre son investiture lors de l’élection suivante. À l’inverse, les circonscriptions plus disputées sont majoritairement remportées par des démocrates plus modérés, voire franchement à droite. [12]

Ceci s’explique par le choix stratégique du parti, qui préfère aligner dans ces zones géographiques des candidats capables de disputer l’électorat centriste, et par une affinité naturelle des cadres démocrates pour les politiciens modérés. De plus, être compétitif nécessite d’importants financements, qui ne sont octroyés qu’aux candidats conciliants avec les donateurs, ce qui renforce leur droitisation. 

En 2018, cette tendance s’est accentuée suite à un double phénomène : le rejet suscité par Donald Trump a attiré de nombreux financements vers le Parti démocrate, et les changements démographiques ont vu les banlieues relativement aisées abandonner le Parti républicain. 

L’obtention d’une majorité à la chambre du Congrès tient pour beaucoup aux victoires des candidats « modérés » représentant les classes moyennes supérieures et semi-urbaines, et financés par des intérêts hostiles au Parti démocrate. 

Pour défendre ces sièges et protéger sa majorité en vue de 2020, Nancy Pelosi légifère au centre-droit. D’où son opposition à l’assurance santé universelle publique « Medicare for all » et au « green new deal » qu’elle qualifie avec dédain de « green new dream ».  L’argument officiel étant qu’il faut éviter d’adopter des positions trop à gauche pour ne pas froisser l’électorat centriste. Officieusement, il s’agit surtout de conserver les financements.

Lorsqu’on applique ce second prisme de lecture, les compromis démocrates prennent tout leur sens. 

L’accord commercial USMCA comporte de nouvelles garanties pour l’industrie pharmaceutique, qui se trouve protégée des importations de médicaments moins chers en provenance du Canada. Or, cette industrie finance massivement les fameux élus démocrates modérés. [13]

De même, le vote des budgets militaires colossaux (131 milliards de dollars de hausse annuelle) et le prolongement du Patriot Act, tout comme la politique étrangère belliqueuse, profitent directement au complexe militaro-industriel. 

Quant à la destitution de Donald Trump, on comprend qu’elle se focalise sur l’affaire ukrainienne qui menaçait le gel des livraisons d’armes (pour 400 millions de dollars annuels) subventionnées par l’État américain, et ignore tout ce qui touche de près ou de loin à la corruption, au grand désespoir de l’aile gauche du parti. Ouvrir le volet corruption risquerait d’exposer les cadres démocrates, qui sont eux aussi plus ou moins impliqués. [14] 

Ainsi, Adam Schiff, le responsable démocrate du procès de Donald Trump au Sénat, a livré une plaidoirie particulièrement va-t-en-guerre, accusant Trump de faire le jeu de la Russie et d’empêcher l’Ukraine de « combattre les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». Un point de vue invraisemblable et déconnecté des préoccupations de la population, mais qui s’éclaire quelque peu lorsqu’on sait que Schiff est majoritairement financé par Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. [15]

L’encadrement des prix des médicaments : l’aile gauche contre-attaque

Tout n’est pas sombre au Parti démocrate. L’aile gauche cherche à contester l’emprise de l’argent, produisant une tension permanente au sein du parti. Elle s’est manifestée de manière particulièrement visible lors de l’examen du texte de loi visant à baisser les prix des médicaments (le Lower Drug Costs Now Act). Du fait de la popularité de cette initiative (soutenue par 85 % de démocrates, 80 % d’indépendants et 75 % de républicains), et sachant que le Sénat (sous contrôle républicain) et Donald Trump (disposant d’un droit de véto) avaient indiqué leur opposition de principe à toute réforme de ce type, voter un texte ambitieux pour affaiblir Trump politiquement aurait dû constituer une promenade de santé. 

Au lieu de cela, Nancy Pelosi a écarté tout membre du caucus « progressif » du travail législatif, et rédigé un texte qui limite l’application à 25 médicaments, avec la possibilité pour 10 autres produits d’être inclus d’ici 2030. Au lieu d’agir comme un plancher, cette approche risque de constituer un plafond, et de garantir aux entreprises pharmaceutiques (dont les lobbyistes ont participé à la rédaction du texte) une liberté totale de fixation des prix sur les quelques milliers d’autres médicaments en circulation. [16]

L’idée de départ était de négocier avec Trump pour parvenir à un accord garantissant son soutien. Une fois les multiples concessions incluses, Trump a néanmoins fustigé la proposition de loi via tweeter, et condamné l’effort démocrate. Pelosi comptait faire voter le texte malgré tout, mais une rébellion du caucus progressiste a permis d’arracher des concessions de dernière minute, plus défavorables à l’industrie pharmaceutique. Une première victoire symbolique qui annonce de nombreux combats à venir. [17]

Biden/Warren/Pete vs Sanders : les deux futurs du Parti démocrate

Monsieur Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, expliquait en 2016 que « pour chaque ouvrier démocrate que l’on perd, on gagne trois républicains diplômés dans les banlieues périurbaines ».   

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Cartographie des comtés de la « Rust Belt » (Michigan, Wisconsin, Ilinois) qui ont baculé d’Obama vers Trump. Source : Jacobinmag, numéro 35, Winter 2020 issue

Il revendique ainsi un revirement stratégique similaire à de nombreux partis de centre-gauche européens, qui consiste à abandonner la classe ouvrière et le monde rural à l’abstention (ou à l’extrême-droite) pour se concentrer sur les CSP+ urbanisées, avec les effets que l’on connaît. 

Aux États-Unis, deux événements ont accéléré cette mutation : la défaite traumatisante de McGovern en 1972, et les décisions de la Cour Suprême de justice de 1976 (Buckley v. Valeo) qui a ouvert les vannes des financements privés. Non seulement le Parti démocrate, comme ses homologues sociaux-démocrates européens, s’est retrouvé confronté à la montée du néolibéralisme, mais en acceptant de jouer le jeu des financements privés, il a peu à peu et mécaniquement cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le parti du New Deal, des droits civiques et de Medicare s’est transformé en celui de Wall Street, des managers et du désastre Obamacare

Cette chasse à l’électeur diplômé vivant près des centres urbains a été encouragée par les problématiques identitaires propres aux USA et la droitisation du Parti républicain qui, pour s’assurer le soutien d’une partie de la classe ouvrière blanche et de la ruralité, s’est fait le défenseur des valeurs conservatrices (contre le mariage homosexuel et l’avortement, pour les armes à feu). À partir des années 90, la coalition électorale démocrate repose de plus en plus sur l’alliance d’intérêts divergents : ceux de minorités noires et hispaniques, surreprésentées dans la classe ouvrière, et ceux des CSP+ urbanisées. Après les échecs d’Al Gore et de John Kerry, Barack Obama sera le premier président démocrate élu grâce à cette coalition, dans un contexte de crise économique majeure et sur un discours plus populiste (« yes we can »). Mais en gouvernant au centre-droit, Obama a rapidement perdu le soutien des classes populaires et pavé la route à Donald Trump. [18]

La défaite d’Hillary Clinton face à une star de télé-réalité a de nouveau montré les limites de la stratégie démocrate. Si les classes aisées et urbaines votent dans des proportions bien plus élevées que les autres, la géographie du vote présente un double risque : celui d’être éternellement minoritaire au Sénat (chaque État élit deux sénateurs, quel que soit son poids démographique), et l’autre de perdre les présidentielles en remportant le vote national, du fait du système de collège électoral. 

La candidature Joe Biden incarne à la perfection cette stratégie « modérée » consistant à sacrifier le vote des classes populaires en faveur des zones urbaines. Biden fait campagne pour « restaurer les valeurs de l’Amérique », propose une approche bipartisane et a indiqué être favorable à l’idée de nommer un vice-président républicain. Des appels du pied qui confirment la stratégie électorale de Joe Biden. 

Elizabeth Warren, malgré son programme de rupture, courtise un électorat similaire. Sa base est majoritairement aisée, blanche, éduquée et urbaine. Incapable de produire un discours de classe, sa vision se limite à réguler les excès du capitalisme, pas à le remettre en cause. Ainsi, elle vend sa proposition d’impôt sur la fortune fixé à un respectable 2 % annuel comme une taxe de « deux centimes par dollars », afin de paraître raisonnable. Bernie Sanders, lui, affirme que les milliardaires « ne devraient pas exister ». 

Le sénateur du Vermont tient un véritable discours de classe. Sa campagne cherche à mobiliser les abstentionnistes, reprendre une partie de la classe ouvrière blanche ayant basculé vers Trump, tout en s’appuyant sur les professions intermédiaires (professeurs, infirmières, ouvriers qualifiés) et jeunes éduqués pour financer à coup de dons individuels sa candidature. Cette approche est renforcée par la conscientisation des millennials et de la jeunesse qui croule sous la dette étudiante, subit l’explosion des coûts de l’assurance maladie post-Obamacare et s’alarme de la catastrophe climatique. 

La primaire démocrate devrait permettre de trancher entre deux visions : celle d’un parti représentant la classe moyenne supérieure des centres urbains, comptant sur les financements des groupes privés et gouvernant au centre, par essence incapable de s’opposer efficacement au réchauffement climatique et à la montée d’un fasciste comme Donald Trump, ou celle d’un parti centré sur la classe ouvrière prise dans son ensemble (blanche et de couleur), financièrement indépendante des intérêts privés et capable de proposer une véritable alternative aux forces réactionnaires. 

Le chaos qui a accompagné la primaire de l’Iowa montre à quel point le Parti démocrate et ses alliés médiatiques se batteront jusqu’au bout pour préserver le statu quo. 

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Références :

[1] : lire notre article sur les conditions politiques qui ont conduit à la procédure de destitution : https://lvsl.fr/were-going-to-impeach-the-motherfucker-la-presidence-trump-en-peril/

[2] : lire Chris Hedges, « The end of the rule of law » pour une liste des 11 chefs d’accusation potentiels https://www.truthdig.com/articles/the-end-of-the-rule-of-law/

[3] Lire Jacobin : Impeachment sans lutte des classes https://jacobinmag.com/2020/01/impeachment-class-politics-emolument-constitution

[4] Lire Aron Maté dans The Nation : https://www.thenation.com/article/impeachment-democrat-pelosi-doomed/

[5] https://theintercept.com/2019/10/29/usmca-deal-cheri-bustos-dccc/

[6] https://theintercept.com/2019/12/02/nancy-pelosi-usmca-pro-act-unions/

[7] : https://prospect.org/civil-rights/border-crisis-fracturing-democratic-party/

[8] : On ne vous conseillera jamais assez de lire Matt Taibi sur cette séquence politique : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/

[9] : Ryan Grim, We’ve got people, Strong Arm Press. Chapitre 3 « Pelosi’s party ».

[10] : Pour un point de vue plus nuancé, lire Ezra Klein, « Pourquoi les démocrates doivent encore séduire le centre et les républicains non » : https://www.nytimes.com/2020/01/24/opinion/sunday/democrats-republicans-polarization.html

[11] : https://theintercept.com/2018/01/23/dccc-democratic-primaries-congress-progressives/

[12] : https://theintercept.com/2018/05/23/democratic-party-leadership-moderates-dccc/

[13] Ibid 5 et 6.

[14] Ibid 3.

[15] : https://www.jacobinmag.com/2020/01/adam-schiff-warmonger-impeachment-ukraine-russia-syria

[16] : The Intercept, « Les progressistes challengent Pelosi pour la loi sur le prix des médicaments » : https://theintercept.com/2019/12/09/bernie-sanders-elizabeth-warren-progressives-drug-pricing-bill/

[17] : https://www.minnpost.com/national/2020/01/behind-recent-congressional-progressive-caucus-wins-rep-ilhan-omar-counts-the-votes/

[18] : Jacobin, « Is this the future Liberals want ? » : https://www.jacobinmag.com/2019/10/future-liberals-want-matt-karp-populism-class-voting-democrats

 

 

Pavlina Tcherneva : « la souveraineté monétaire est étroitement liée à la souveraineté politique »

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©Marta Jara

Pavlina Tcherneva est membre du Levy Institute et conseillère économique de Bernie Sanders. Elle fait partie des économistes à l’origine de la proposition de job guarantee (garantie d’emploi par l’État) et est l’une des figures d’un courant économique en vogue aux États-Unis : la théorie monétaire moderne, influencée par des auteurs comme John Maynard Keynes, Georg Friedrich Knapp ou Hyman Minsky. Nous l’avons interrogée sur la spécificité de ce courant économique hétérodoxe et sur ses propositions de Green New Deal et de garantie d’emploi. Entretien réalisé par Nicolas Dufrêne, Marie Lassalle et Lenny Benbara. Traduction par Sonia Chabane.


LVSL – La Théorie Monétaire Moderne (MMT) est peu connue en Europe, en particulier en France. Quelles sont les sources théoriques de celle-ci ? Pourquoi parle-t-on de néochartalisme ?

Pavlina Tcherneva – La MMT est une perspective théorique pour comprendre notre système monétaire. Elle commence par la proposition de base selon laquelle, dans le monde moderne, la monnaie est un bien public. Il s’agit du monopole de l’État. À partir de là, nous plaçons l’État et son système monétaire au centre de l’analyse. Nous ne commençons pas par une analyse hypothétique d’un marché « sans État » ou « sans monnaie ». Par ailleurs, même si l’on démarre l’analyse par la sphère monétaire, nous pensons que le système bancaire est une extension de ce pouvoir de monopole. Cela est démontré par la façon dont fonctionne l’État et les pouvoirs dont il dispose. Le premier consiste à déterminer l’unité de compte. Le second consiste à émettre la devise en vigueur et à fixer la manière dont elle détermine l’unité de compte à travers le circuit des dettes entre les citoyens et l’État, dettes qui sont libellées dans l’unité de compte choisie par l’État. D’une certaine façon, la MMT est une conception spécifique du néochartalisme. Le néochartalisme s’intéresse au pouvoir fiscal de l’État : celui qui consiste à exiger le paiement de l’impôt sous une forme ou une autre. Le support appelé « monnaie » pourrait être n’importe quoi : une tablette d’argile, un talisman, des céréales, etc : l’État est libre de fixer la dénomination monétaire. Dans le monde moderne, nous avons rapidement développé la technologie monétaire. Il s’agit désormais d’un pouvoir monopolistique absolu et exclusif de l’État. Ce dernier disposant du contrôle monopolistique sur la monnaie, il ne peut pas faire face à une faillite au sens traditionnel. Vous pouvez toujours payer vos dettes, sans avoir à vous justifier, si tant est qu’elles soient émises en monnaie nationale.

Cette proposition théorique change tout. Il ne s’agit pas seulement de la simple reconnaissance de la monnaie fiduciaire [ndlr, les billets et les pièces]. Il s’agit de la reconnaissance du fait que la souveraineté monétaire est très étroitement liée à la souveraineté politique, en particulier dans le monde moderne, lorsque les pays commencent à former leur État-nation. C’est aussi le cas si l’on regarde l’histoire coloniale. Quand l’empire britannique s’est effondré, les colonies, devenues des États indépendants, ont parcouru un long chemin pour obtenir leur souveraineté politique, mais ils ne sont pas arrivés au bout de ce processus avant d’avoir obtenu leur pleine souveraineté monétaire. Les colonies américaines ont dû mener une guerre contre l’alliance monétaire conduite par la Grande-Bretagne qui nous empêchait d’avoir notre propre monnaie. Il y a donc une longue et riche histoire à étudier afin de comprendre l’importance pour l’État d’avoir son propre pouvoir de financement. Une fois que nous comprenons qu’il existe des causes historiques, économiques, politiques et géopolitiques à ce type de souveraineté, nous commençons alors à penser l’État et son rôle différemment. Ce qui conduit à interroger les exceptions à la règle telles que les unions monétaires ou les systèmes monétaires contraints comme les caisses d’émission.

LVSL – Quelles sont les différences avec le keynésianisme traditionnel et le post-keynésianisme ? Pouvez-vous nous parler du Levi Institute ? [ndlr, les disciples de Keynes se divisent en trois groupes : les néokeynésiens ou keynésiens de la synthèse, les postkéynésiens, plus radicaux, et les nouveaux keynésiens]

PT – Il y a de nombreuses différences. Ce qu’on appelle « l’économie keynésienne » est devenue une sorte d’économie conventionnelle qui n’a plus grand-chose à voir avec la perspective de Keynes. Il s’agit en particulier de la synthèse néoclassique de Paul Samuelson et de ses congénères. Ensuite, comme la macroéconomie est passée de la synthèse néoclassique au monétarisme, puis à la renaissance de nouvelles théories classiques et enfin à la nouvelle économie keynésienne, Keynes est devenu un simple nom. La composante néoclassique de cette synthèse a tendanciellement pris le dessus. Il y a donc d’énormes différences, en particulier le fait que l’économie keynésienne traditionnelle considère la monnaie comme neutre.

À l’inverse, les postkeynésiens tentent depuis longtemps de relancer les théories keynésiennes. La monnaie est pour eux au centre de l’analyse et le chômage est un phénomène monétaire. En conséquence, au Levy Institute nous avons intégré l’analyse des institutions – en particulier les postkeynésiens institutionnalistes. Dans un certain sens, nous sommes nombreux à être issus des différentes écoles postkeynésiennes avec lesquelles nous avons de nombreuses affinités théoriques. Mais je crois qu’il est néanmoins juste de dire que même les écoles postkeynésiennes n’ont pas étudié rigoureusement l’unité de compte de l’État ou les pouvoirs de monopole monétaire. C’est un peu paradoxal parce que dans chaque manuel d’économie la question du monopole est systématiquement présentée dans le champ des entreprises. Mais le monopole le plus grand et le plus courant, que tout le monde connaît, la monnaie, est ignoré et ne fait pas l’objet d’une théorie digne de ce nom. Ce constat est vrai pour les écoles néoclassiques, mais aussi pour les écoles hétérodoxes postkeynésiennes qui n’ont pas de théorie du monopole monétaire. Que signifie avoir un monopole ? En ce sens, la MMT a contribué de façon inédite à la recherche.

Dans le langage économique traditionnel, on parle souvent d’une « composante verticale » de la monnaie. Mais cette relation n’est pas strictement verticale parce que les dépenses de l’État sont déterminées de façon endogène au système économique. Est-ce vertical juste parce que la monnaie vient de l’institution de haut en bas ? Cela ne la rend pas vraiment « verticale », car elle est couplée à une analyse endogène des processus économiques, en particulier en ce qui concerne le système bancaire. Celui-ci est conçu comme une extension, voire une franchise de l’État. C’est par ce biais que nous contribuons à l’analyse endogène de la monnaie au sein des écoles postkeynésiennes.

LVSL – Vous avez dit que l’État peut toujours émettre de la monnaie et que sa solvabilité n’est pas un problème. Mais pensez-vous à la différence entre les banques centrales et les banques privées ? Car la masse monétaire est largement déterminée par l’activité de crédits privés. Avec l’indépendance des banques centrales, l’État n’est pas en mesure d’ordonner l’émission de monnaie. Recommandez-vous de changer cette relation ?

PT – Pas nécessairement. En termes d’analyse institutionnelle, je recommanderais de changer les relations entre la banque centrale et les banques privées sur le plan réglementaire car les banques reçoivent un soutien très important de la banque centrale. Il est donc vrai que les banques créent la majeure partie de ce que nous appelons le « crédit privé ». La monnaie des banques privées, qui est un phénomène endogène, est créée par les banques quand les citoyens ou les entreprises demandent et obtiennent un prêt. Mais ils ne peuvent le faire sans la garantie du système de paiement public, qui est sécurisé par la banque centrale. Telle est la fonction du monopole. Comme vous le savez, nous avons eu une crise bancaire constante jusqu’à ce que nous trouvions comment vraiment utiliser ces pouvoirs souverains qui proviennent de l’État. En ce sens, la banque centrale intervient comme l’agent de l’État. Ainsi, l’existence même de la stabilité du système bancaire dépend de l’État. Mais parce que l’État accorde à celui-ci le privilège exclusif de créer de la monnaie à travers le crédit, et qu’en échange de son appui il garantit la sécurité du système d’échange, alors il dispose de la responsabilité absolue de fixer ensuite les règles qui s’appliquent au secteur bancaire. Or, des craintes sont souvent émises à propos du montant des dettes privées et du crédit spéculatif. Cela signifie que l’État ne remplit pas suffisamment son rôle qui consiste à réglementer le secteur bancaire.

LVSL – Le taux de chômage est actuellement assez faible aux États-Unis. Donald Trump fait d’ailleurs campagne sur les bons chiffres de l’économie américaine. La crise est-elle derrière nous ?

PT – Je ne pense pas que la crise soit derrière nous, le cycle mûrit et la récession est devant nous. La question est : « à quelle profondeur ou quand exactement une baisse pourrait survenir ? ». Il y a plusieurs facteurs. Le taux de chômage est faible, mais cela n’indique pas nécessairement que l’économie est robuste et saine. Le nouvel équilibre obtenu après la grande crise financière est totalement différent de l’équilibre des périodes précédentes. Nous faisons désormais face une croissance molle et lente, avec des salaires peu élevés auxquels nous nous sommes habitués. Le taux de chômage officiel est bas, mais il cache beaucoup de chômage invisible et une grande précarité. 44 % des travailleurs gagnent moins de 18 000 dollars par an aux États-Unis, ce qui est très faible. Ainsi, les chiffres officiels cachent une difficulté continue sur le marché du travail. Dans le même temps, nous avons assisté à un certain ralentissement des commandes dans l’industrie et dans les enquêtes auprès des industriels. Je crois que c’est un reflet de la politique tarifaire et commerciale. Trump a donc pu prolonger un peu la reprise à travers certaines dépenses budgétaires supplémentaires, mais ces dépenses ciblées en faveur des hauts revenus n’ont pas vraiment stimulé l’économie. Peut-être que cette politique budgétaire a eu un léger effet, mais globalement sa politique commerciale nuit à certains secteurs. Il est possible que le taux de chômage tombe encore plus bas parce que nous constatons que beaucoup de gens qui se présentaient auparavant sur le marché du travail sont désormais découragés, à cause des emplois mal payés, et s’en retirent.

LVSL – Vous êtes l’une des porte-paroles de la théorie monétaire moderne (MMT) qui apporte de nouveaux éléments au débat économique et politique sur les thèmes de la dette publique et des dépenses publiques. La MMT nous rappelle qu’un État souverain capable d’émettre sa propre monnaie ne peut pas faire faillite. Deux questions se posent. Premièrement, pourquoi sommes-nous si concentrés sur le niveau de la dette publique ? Ensuite, comment évaluez-vous l’architecture financière de l’Union européenne dans laquelle une partie des États membres s’est volontairement privée du pouvoir d’émettre sa propre monnaie ?

PT – Lorsque vous émettez votre propre monnaie, cela signifie que vous pouvez toujours respecter vos obligations en matière d’endettement. Dans la mesure où le monopole étatique sur la monnaie n’est pas assez étudié, tout le monde se concentre sur la dette publique au lieu de se pencher sur la dette privée, qui est un sujet de préoccupation bien plus sérieux. Lorsque l’on parle de dette publique dans le débat public, la distinction entre un pays qui a sa propre monnaie et un pays qui n’émet pas sa monnaie, par exemple en tant que pays membre de la zone euro, est rarement faite. La qualité des analyses est vraiment appauvrie en mettant tous ces pays dans un même pot. Reinhart et Rogoff ne font pas de distinction analytique claire entre la dette libellée en devise nationale ou en devise étrangère. Cette distinction est pourtant fondamentale.

Deuxièmement, nous pensons également en termes de bilans. Tous les économistes ou comptables devraient penser à ce qui se trouve de « l’autre côté du grand livre ». Ainsi, lorsque nous parlons de « dette publique », nous ignorons le fait qu’il s’agit d’un actif pour les agents non étatiques [ndlr, les ménages, les entreprises, les banques, etc]. Lorsque nous parlons de « déficit public », nous ignorons souvent qu’il s’agit en fait aussi d’un excédent comptable pour les agents non étatiques. Pour moi, c’est une donnée fondamentale. Même pour les personnes qui ont compris la MMT et le pouvoir souverain de l’État, il demeure difficile de comprendre que le déficit est un fait stylisé normal, et qu’il reflète exactement le surplus des agents non étatiques.. Si ce fait comptable est intégré au débat, tout change : la façon dont nous parlons des critères de Maastricht par exemple et de leur violation éventuelle. Quelle est la logique économique qui prescrit un déficit public de 3 % du PIB ? Il n’y a aucune rationalité derrière ce critère. Celui-ci revient à considérer qu’il faut qu’il y ait un excédent de 3 % du secteur privé et des agents non étatiques – en incluant les résidents et les non-résidents. Y a-t-il une théorie économique derrière cela ? Quelqu’un a-t-il dit que le secteur privé ne devrait pas épargner plus de 3 % de ses revenus ? En ce qui concerne la zone euro, on y parle beaucoup de prudence et de discipline budgétaire, ce qui implique de facto l’imprudence et l’irresponsabilité du crédit privé, et le fait de ramener nos excédents à zéro ou d’aller en territoire négatif, comme nous l’avons vu en Espagne pendant près d’une décennie. L’Espagne était considérée comme un exemple de prudence budgétaire jusqu’à la crise financière. Toute l’analyse est à cul par-dessus tête.

Par conséquent, lorsqu’on parle de la zone euro, je crois que la MMT a contribué au débat en mettant au centre de celui-ci le fait que les États qui la composent ne disposent pas de leur propre monnaie. Auparavant, nous donnions des coups de pied, crions et nous insistions vraiment sur cet aspect et personne n’en parlait réellement. Désormais, il est devenu normal et acceptable de parler de ce qu’implique le fait de ne pas disposer de sa propre monnaie. Toutefois, le débat ne porte pas encore sur ce que cela signifie pour les politiques macroéconomiques, pour la santé de la zone euro, pour la capacité de celle-ci à faire face à ses propres problèmes économiques. Car il n’y a pas seulement un divorce entre les autorités fiscales et monétaires : il y a d’autres camisoles de force. Il y a des contraintes supplémentaires sous la forme des critères de Maastricht ou des objectifs d’excédents budgétaires primaires [ndlr, l’excédent du budget de l’État avant paiement des intérêts de la dette]. Cet état de fait est donc une insulte en plus d’une blessure.

LVSL – Vous avez écrit qu’il existe une alliance naturelle entre la MMT et le Green New Deal (GND) car si nous pouvons identifier les projets et les ressources à consacrer à ceux-ci, nous pouvons toujours organiser leur financement. Dans son programme présidentiel, Bernie Sanders présente un plan climatique de 16 000 milliards de dollars pour la prochaine décennie. Ce montant est-il correct ? Quels niveaux d’investissements sont nécessaires pour financer un nouvel accord vert ambitieux ? Le chiffre de 93 000 milliards circule selon certaines estimations…

PT – Les 93 000 milliards de dollars sont une estimation proposée par les critiques du Green New Deal afin de disqualifier ce projet et de le présenter comme extrêmement couteux. Des collègues tels que Randall Wray ont démonté cette estimation et ont montré que le chiffre réel était beaucoup plus raisonnable. Ces estimations critiques du GND reposent sur des conceptions irréalistes de la proposition de job guarantee [ndlr, garantie d’emploi par l’État fédéral], qui fait exploser son coût théorique. Mais nous disposons d’un modèle très détaillé de ce que serait la garantie d’emploi. Fondamentalement, ces critiques du GND appliquent une stratégie de la peur.

La raison pour laquelle le projet est de grande dimension est que nous envisageons conjointement les politiques sociales et les politiques climatiques et environnementales. Ce plan comporte des politiques industrielles spécifiques pour transformer l’agriculture et les infrastructures manufacturières, mais aussi des politiques sociales, comme la couverture santé universelle, la garantie d’emploi et la fourniture de logements pour tous. Ces questions sont importantes dans le contexte des États-Unis et sont intimement liées à la crise climatique. Les collectivités font déjà face à l’absence de logements sûrs ou d’eau potable liée aux problèmes d’environnement.

Le GND implique un plan d’investissement audacieux, mais très différent de celui mis en place lors de la Seconde Guerre mondiale. Si vous avez besoin de faire quelque chose rapidement et en grand, vous devez mettre en place un type d’effort de mobilisation comparable à celui des périodes de guerre, ou comparable au Plan Marshall qui a permis de reconstruire l’Europe d’après-guerre. La différence ici est que nous n’essayons pas de mener une guerre, mais de transformer une économie civile. Nous changeons de techniques de production, supprimons progressivement les transports de combustibles fossiles en les remplaçant par des voitures vertes et électriques, etc. Nous sommes en train de « quitter » un modèle pour un autre. C’est pourquoi le montant des dépenses par rapport au PIB ne sera pas aussi important que ce qu’estiment les critiques du GND, car nous souhaitons remplacer l’ancien par le nouveau et non ajouter le nouveau à l’ancien.

Ceci dit, nous avons formulé des hypothèses précises sur le montant maximum supplémentaire qu’il est possible de dépenser. Environ 5 points supplémentaires du PIB impliquerait un plan très agressif, mais ce n’est pas sans précédent. Par exemple, pendant la crise financière le déficit des États-Unis est allé jusqu’à 10 % du PIB. Aujourd’hui il est à 5 % du PIB. Ajouter 5 points de PIB n’est pas sans précédent et se produit en périodes de crise ou de récession. Vous devez également tenir compte de la croissance du PIB qui suivra un plan à la hauteur des enjeux. Les critiques font circuler des chiffres effrayants, mais si vous regardez l’analyse technique, ce n’est pas aussi coûteux. Même la mise en place d’une couverture santé universelle coûte moins cher que ce que nous payons actuellement avec le système privé dont le coût social est exorbitant. Cela n’a donc pas de sens de regarder les dépenses sans regarder en même temps les économies que nous allons réaliser.

LVSL – Quelle est votre estimation de l’impact de ce Green New Deal sur la croissance du PIB ?

PT – Nous n’en avons pas. Nous en avons une en ce qui concerne la garantie d’emploi. Celle-ci ajouterait 2,5 points de croissance à la trajectoire de croissance de l’économie et environ 3 à 4 millions d’emplois supplémentaires dans le secteur privé. Cette mesure permettrait de nombreuses économies pour les municipalités et les États fédérés. Ce point est important car ils sont soumis à une règle budgétaire stricte, comme dans la zone euro. À chaque fois qu’il y a une récession, les États n’ont pas les leviers pour mener une politique budgétaire contracyclique et utiliser le levier du déficit. Ainsi, soulager ces États de la politique sociale leur redonnerait des marges de manœuvre.

LVSL- La courbe de Philipps [ndlr, une courbe en économie qui fait un lien décroissant entre taux d’inflation et taux de chômage] est très présente dans l’esprit de la plupart des gouvernements actuels d’Europe et d’Amérique. Mais l’idée d’un compromis nécessaire entre l’inflation et l’emploi ne satisfait pas ceux qui pensent que nous pourrions avoir le plein emploi sans une forte inflation en utilisant des outils fiscaux et monétaires. Pourriez-vous nous donner votre avis sur cette question ? Comment la politique budgétaire et fiscale pourrait-elle être utilisée pour lutter contre une forte inflation ?

PT – La première proposition est de remplacer le NAIRU [ndlr, concept néoclassique en économie, qui considère l’existence d’un niveau de taux de chômage en dessous duquel le taux d’inflation accélère] par la garantie d’emploi, car le NAIRU est un mythe. En fait, si vous avez observé les évolutions récentes, la réserve fédérale a clairement admis qu’elle n’avait pas vraiment de « bonne théorie » sur l’inflation. C’est ce qu’a déclaré Janet Yellen qui n’a fait que constater une loi de l’économie. Le témoignage de Jerome Powell, président du conseil des gouverneurs de la FED, interrogé par la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, n’a fait que confirmer le caractère problématique du NAIRU. La relation entre inflation et taux de chômage semble s’être rompue. Le monde financier est engagé dans ce débat, « Combien de temps le chômage peut diminuer sans inflation ? », « Peut-être ne devrions-nous pas porter attention à ce seuil et laisser le marché du travail s’améliorer ». Le NAIRU perd de plus en plus sa place privilégiée parce que la réalité est que le taux de chômage baisse de plus en plus sans générer d’inflation. Mais cela fait partie du modèle, ceux qui le défendent insistent pour conserver le NAIRU et un niveau de chômage positif afin de contrôler les prix. Pour moi c’est un mauvais modèle économique, sans oublier qu’il est immoral et cruel de mettre des personnes au chômage pour éviter d’avoir de l’inflation.

La garantie d’emploi est donc une politique de l’emploi contracyclique qui offre le type de stabilité en matière d’inflation attendue du chômage dans le modèle du NAIRU. Mais elle le fait beaucoup mieux pour de nombreuses raisons. Cependant, il ne s’agit pas d’un simple substitut au chômage comme force d’apprivoisement des prix. L’inflation peut émerger depuis de nombreuses sources de l’économie. Dans l’après-guerre, nous n’avons pas assisté à des phénomènes inflationnistes issus de la Demande, alors que cela a pu être le cas pendant la guerre. Il est possible qu’en mettant en place un Green New Deal nous assistions à ce type de phénomènes inflationnistes dans les secteurs qui ne sont pas prêts à répondre à la demande d’investissements dans la transition écologique. Aux États-Unis, il y a un véritable goulot d’étranglement dans l’industrie de la production de panneaux solaires où vous pouvez voir les prix augmenter. Il faut essayer d’alléger la pression mais pas en jetant des gens au chômage ou en réduisant leurs revenus afin qu’ils ne puissent pas acheter de panneau solaire. Cette logique de maîtrise des prix est complètement perverse. Nous voulons au contraire que plus de gens achètent des panneaux solaires, ce qui implique de les rendre meilleur marché et d’augmenter la production, notamment grâce à des « subventions ». Il faut ainsi élargir le goulot d’étranglement plutôt que de s’y conformer.

Aux États-Unis, nous avons des sources d’inflation qui ne sont pas claires dans l’indice des prix à la consommation. Les éléments onéreux sont l’éducation, les frais de santé et le logement. Il faut donc réaliser des investissements stratégiques en utilisant si nécessaire des mécanismes de contrôle des prix. Par exemple, plafonner les loyers qui font l’objet d’une spéculation intense. C’est ainsi que l’inflation se gère. Lorsqu’il s’agit d’inflation importée, il suffit d’analyser le secteur concerné et la source de l’inflation pour savoir comment y faire face. Par ailleurs, même si ce n’est pas une opinion populaire dans la science économique dominante, certains dispositifs de contrôle et d’administration des prix peuvent être nécessaires pendant une période transitoire où des investissements importants sont réalisés. Il s’agit certes d’une mesure forte, mais nous contrôlons déjà constamment les prix, par exemple en réalisant des contrats avec des profits garantis pour les contractants. Ce type de dispositif de soutien aux profits et aux prix est utilisé dans de nombreux secteurs.

LVSL – Nous avons tendance à nous concentrer sur la dette publique même si la dette privée est beaucoup plus élevée. En réalité, ce niveau de dette écrasant est entièrement dû à la façon dont nous créons de la monnaie par le biais du crédit et des banques privées. Dans ces conditions, comment injecter de la monnaie dans le système économique pour financer un Green New Deal ? Quel pourrait être le rôle de la banque centrale dans ce scénario ?

PT – Cela est lié à la façon dont la monnaie est injectée dans le système. Quand le secteur public réalise un déficit, il produit un revenu pour les autres agents. Cela finit par être dans votre compte bancaire. Ensuite, le secteur privé peut acquérir des titres d’État avec cette monnaie. C’est vraiment ainsi que la dette publique pénètre dans le système économique et cela signifie que le bilan du secteur privé dispose d’un actif peu risqué dans le cas des pays qui contrôlent leur propre monnaie – ce qui n’est pas applicable à la zone euro. Cependant, le fait que le gouvernement fournisse ces ressources au secteur privé leur confère des actifs qu’ils peuvent ensuite utiliser comme garantie pour leurs autres activités d’investissement. C’est ce que Minsky appelle les « instruments de prise de position ». Vous disposez d’un actif sûr et sans risque de défaut qui « inonde » le système. Si vous ne possédez pas cet actif, vous chercherez à trouver un rendement comparable ailleurs : les titres d’État garantissent 2, 3, 4 %, mais si vous manquez de ces actifs garantis, alors vous rechercherez des actifs ailleurs. Il vous faudra donc prêter à un taux élevé à des emprunteurs plus risqués. C’est une façon de continuer à financer vos activités, mais votre collatéral est un actif plus risqué.

Aussi, lorsqu’on parle de politiques d’austérité ou de restrictions budgétaires, on parle de politiques qui retirent ces instruments financiers du système. Aux États-Unis, le gouvernement a réalisé d’importants déficits, mais les revenus qui en résultent ont été répartis de façon très biaisée. Les familles riches ont pu accroître leur revenu et leurs actifs tandis que la très grande majorité de la population a très peu de revenu et d’actifs. Pourtant, ces titres sont importants pour les portefeuilles des retraites, pour l’éducation, etc. Le gouvernement a la fonction importante de fournir ces actifs peu risqués à l’économie.

LVSL – Votre théorie signifie-t-elle que nous nous trompons lorsque nous faisons ces différences pratiques entre la politique budgétaire et la politique monétaire ?

PT – Cela dépend de ce dont nous parlons. Par exemple, la détermination des taux d’intérêt est une prérogative de la banque centrale. Mais celle-ci possède également de nombreuses fonctions qui sont une extension de la politique budgétaire. Les banques centrales négocient régulièrement en devises étrangères, et procèdent à des achats sur le marché monétaire. Initialement, ce sont des missions qui relèvent plutôt du ministère des Finances ou du Trésor, et pas vraiment de la banque centrale.

Lors d’une procédure judiciaire aux États-Unis, le tribunal a soutenu que lorsque la FED fournit une aide d’urgence à une banque privée, elle remplit en réalité une fonction du Trésor. Nous attribuons souvent ces plans de sauvetage par rachats d’actifs financiers toxiques à une fonction de la banque centrale. Pourtant, ils relèvent des prérogatives du Trésor. Lorsqu’elles achètent ces actifs, les banques centrales remplissent une fonction budgétaire. La Cour a en fait étendu cet argument aux prêts réalisés aux banques en détresse : même lorsque vous prêtez, cela relève de la politique budgétaire. Si l’on prend la perspective de la MMT, on reconnaît qu’il existe une relation intégrée entre la politique monétaire et la politique budgétaire. Les contours de celles-ci sont flous.

Vous avez tout à fait raison, nous devons repenser le sens même de la politique monétaire, parce que de nombreuses fonctions sont en fait des fonctions budgétaires. Si l’on prend cela pour acquis, alors il existe sûrement une meilleure façon de gérer la politique budgétaire, sans passer par la banque centrale.

LVSL – Certaines personnes veulent lier la garantie d’emploi et la création monétaire, en finançant par exemple un revenu universel. Que pensez-vous de cette proposition ? En quoi est-ce différent de votre idée d’une garantie d’emploi ?

PT – Le revenu de base universel (RBU) est entièrement différent de la garantie d’emploi. C’est une politique qui essaie de fournir des revenus sans distinction, riches et pauvres, indépendamment de leur niveau de vie. Je ne suis pas favorable à cette approche pour de nombreuses raisons macroéconomiques, mais aussi parce qu’elle n’apporte pas vraiment de solutions aux problèmes qu’elle propose de résoudre. La garantie d’emploi est contracyclique : elle monte et descend avec le cycle économique. Tandis que le revenu universel est fourni à tout moment. Instaurer un revenu de base qui permette aux gens de vivre nécessiterait un très gros pourcentage du PIB. Le problème n’est pas tant le financement de cette mesure que ses effets macroéconomiques. Si vous dépensez 20-25% du PIB pour distribuer de l’argent « gratuitement », vous sous-provisionnez l’État. Il faut se rappeler que celui-ci ne fournit pas de monnaie gratuite : il les obtient à travers le système fiscal. Il doit générer une demande pour la monnaie de telle sorte que le secteur privé puisse venir fournir des ressources, de la main-d’œuvre et diverses choses dont l’État a besoin. Pourquoi en a-t-il besoin ? Pour pouvoir redistribuer plus équitablement les ressources réelles et non la monnaie en elle-même. L’État doit ainsi avoir un mécanisme qui lui permette d’obtenir ces ressources : l’impôt remplit ce rôle en rendant obligatoire l’obtention de la monnaie. Lorsque vous offrez un revenu de base et que vous fournissez la monnaie gratuitement, personne n’a besoin de la gagner pour payer les impôts. Vous sous-provisionnez donc le secteur public. Cette mesure aurait donc des effets macroéconomiques inflationnistes pervers. Elle n’a pas de fonction contracyclique et, enfin, je ne crois pas non plus qu’elle résolve la pauvreté. Ce modèle soutient que la pauvreté n’est que l’absence de revenu : elle suppose que si vous avez un revenu, vous pouvez vous obtenir un logement et une éducation de qualité. Toutefois, s’il n’y a pas de logement disponible, votre revenu de base serait immédiatement extrait sous la forme d’un loyer plus élevé, de prix plus élevés et, finalement, vous seriez toujours pauvre. C’est une « solution » qui est facile, attirante, pour s’attaquer à des problèmes complexes. L’exclusion sociale, la dignité que peut apporter le travail au sein de la communauté, sont certains aspects de la pauvreté que cette approche ne prend pas en compte.

Crise iranienne : Trump, un faux isolationiste et vrai incompétent

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Donald Trump © Gage Skidmore

En assassinant le général iranien Qasem Soleimani, Donald Trump a apporté la preuve de son interventionnisme militaire, drapé dans l’incompétence et l’hypocrisie. Cependant, la réponse des médias, commentateurs et représentants politiques américains a été beaucoup plus critique et nuancée que ce que l’on observe généralement lorsque les États-Unis sont la cible de missiles, un fait révélateur de l’évolution du climat politique national en cette année électorale. 


« Des dizaines de missiles iraniens frappent des bases américaines abritant du personnel militaire ». Dans la soirée du 7 janvier, les gros titres anxiogènes des chaînes d’informations entretiennent une tension insoutenable. Pour autant, les tambours de guerre se font plus discrets qu’à l’ordinaire. Si une flopée « d’experts » grassement payés par l’industrie de l’armement défilent sur les plateaux pour affirmer que Donald Trump n’aura pas d’autre choix que l’escalade militaire, les présentateurs et journalistes tiennent des propos plus nuancés. Certes, Sean Hannity (FoxNews) suggère de bombarder les installations pétrolières iraniennes pour affamer la population, mais le cœur n’y est qu’à moitié. Pour une fois, la voie de la raison tend à prendre le pas sur le discours guerrier. CBS News nous rappelle que Soleimani était un personnage adulé par le peuple iranien et met en doute la légalité de son assassinat, Tucker Carlson (FoxNews) accuse pendant 45 longues minutes le Pentagone et les membres de l’administration Trump de mentir aux Américains pour manipuler l’opinion « comme pour la guerre en Irak », ABC News diffuse l’interview du ministre des affaires étrangères iranien ; CNN minimise l’ampleur des frappes et conteste la pertinence d’une réplique. Sur MSNBC, Chris Hayes conclut son JT en affirmant qu’« une guerre avec l’Iran serait une folie, un désastre du point de vue moral et stratégique. Et ne croyez personne qui prétendrait le contraire ». Même le New York Times, qui déplorait dans un éditorial du 31 décembre « la réticence de Donald Trump à utiliser la force au Moyen-Orient » (sic) multiplie désormais les tribunes et articles critiquant les choix de la Maison-Blanche et redoutant ses conséquences.

Dans ce contexte particulier et malgré les encouragements de ses principaux soutiens, Donald Trump a décidé de ne pas répondre immédiatement aux frappes iraniennes. « L’Iran semble reculer, ce qui est une bonne chose pour tous les partis concernés et le monde. (…) Nous n’avons subi aucune perte, tous nos soldats sont en sécurité et les dégâts sur nos bases militaires sont minimes » déclare-t-il au cours d’une conférence de presse minée par les mensonges, approximations et l’autosatisfaction. Une fois de plus, Trump doit reculer pour s’extraire d’une crise qu’il a lui-même provoquée.

Aux origines de la crise, l’incompétence de Donald Trump et la folie des cadres militaires américains

La crise iranienne remonte au moins au retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) décidé par Trump contre l’avis de l’ensemble de son administration, et aux sanctions imposées à l’Iran depuis, dans le but assumé de pousser son peuple au soulèvement.

Les manifestations récentes, réprimées dans le sang par Téhéran, semblaient conforter cette stratégie. Pourtant, cet objectif de long terme vient d’être compromis par la décision d’assassiner le personnage public le plus populaire du pays.

Si l’Iran perd un général, il gagne une excuse pour s’affranchir du JCPOA, obtient de l’Irak la demande officielle du retrait des troupes américaines, et unifie une population divisée contre un ennemi commun. De leurs côtés, les États-Unis ont été contraints de mettre fin à la coalition chargée de combattre l’État islamique et se trouvent dans une position délicate en Irak. Comment expliquer une telle erreur stratégique de la part de Donald Trump ?

Tout part des actions menées contre l’ambassade américaine à Bagdad, qui ont fait planer le spectre d’un nouveau « Benghazi » sur la présidence Trump. En 2012, deux bâtiments diplomatiques américains sont attaqués en Libye, coûtant la vie de l’ambassadeur et de membres du personnel. Cet épisode va cristalliser une obsession conservatrice contre l’administration Obama. Pendant trois ans, le parti républicain va multiplier les commissions d’enquête parlementaires pour accuser Hillary Clinton et Barack Obama de négligence et de trahison, tandis que les médias conservateurs vont repeindre la future candidate démocrate en criminelle ayant « du sang sur les mains ». Trump s’étant largement fait l’écho de ces critiques, il voulait à tout prix éviter un dénouement similaire en Irak, tweetant dès le début des évènements à Bagdad « ça ne sera pas Benghazi ! ».

Son obsession d’apparaître « fort » semble avoir été le principal moteur de sa décision, à laquelle s’ajouterait un acharnement à détruire l’héritage d’Obama et l’opportunité de faire oublier la procédure de destitution qui le vise. [1]

Dans une enquête approfondie, publiée le 12 janvier, le New York Times confirme cette lecture. Trump, qui s’attendait à être adulé pour son audace, devint furieux face au torrent de critiques diffusé sur les chaines de télévisions, avant d’être particulièrement soulagé par la faible intensité des représailles iraniennes, construites pour éviter un conflit généralisé.

Ceux qui pensaient que ses généraux et conseillers empêcheraient Trump de commettre l’irréparable en ont été pour leurs frais. Selon le New York Times, le commandement militaire avait présenté différentes options au président, incluant l’assassinat de Soleimani « pour faire passer les alternatives comme moins extrêmes et plus séduisantes ». Le Times décrit des officiers « choqués par la décision du président », mais qui n’ont vraisemblablement pas opposé de grande résistance.

Ceci s’explique par des raisons structurelles. Un grand nombre de généraux et conseillers militaires qui gravitent autour de Trump sont des vétérans de la guerre d’Irak particulièrement vexés par leur défaite, dont ils rejettent la responsabilité sur l’Iran. Les autres, au rang desquels on retrouve des membres de l’extrême droite évangéliste tel que le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompéo, veulent provoquer un conflit avec l’Iran pour des raisons idéologiques. Selon le Washington Post et CNN, Mike Pompéo poussait l’idée de tuer Soleimani depuis des mois, une option systématiquement écartée par les administrations précédentes.

Enfin, le complexe militaro-industriel qui finance massivement les élus républicains et influence médias et décideurs politiques à grand renfort de lobbyistes a tout intérêt à l’escalade. L’actuel ministre de la Défense, par exemple, est l’ancien lobbyiste en chef de Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine.

Tous ces éléments s’ajoutent au caractère impulsif de Donald Trump, qui aurait réclamé des représailles musclées depuis son club de golf de Mar-a-lago après avoir vu les images des émeutiers entourant l’ambassade américaine tourner en boucle sur Fox News, selon le Washington Post.

Que Trump ait été encouragé à se lancer dans une escalade guerrière dans le but de provoquer un engrenage semble évident. Tout comme son inaptitude à anticiper les conséquences de sa décision.

En 2015, Trump confondait Soleimani avec le chef des Kurdes et avouait n’avoir jamais entendu parler des Gardiens de la révolution.

Après l’assassinat, son administration a produit des justifications contradictoires et mensongères, provoquant la colère des parlementaires américains ayant eu accès aux briefings officiels, y compris de certains élus républicains.

La Maison Blanche a justifié ses actions en prétendant que les Américains seraient plus en sécurité après cet assassinat, et que la mort de Soleimani serait acclamée par les Iraniens. Un récit rapidement ridiculisé par les images des mobilisations de masse aux funérailles de Soleimani, auxquelles s’est ajouté le vote du parlement irakien demandant le retrait de l’armée américaine, alors que les médias faisaient état d’une situation d’alerte maximale en Irak et aux États-Unis. Les arrestations de citoyens américains d’origines iraniennes aux postes-frontière et la mention du risque d’attentat terroriste ont achevé de dégonfler le récit de la Maison-Blanche, alors que le cafouillage provoqué par la lettre envoyée par erreur au Premier ministre irakien pour confirmer le retrait des troupes américaines d’Irak renforçait l’image d’une administration déboussolée.

Pris à son propre jeu, Trump a tenté de dissuader l’Iran de répliquer en menaçant de bombarder 52 sites culturels iraniens. L’évocation de ce crime de guerre a provoqué une levée de boucliers aux États-Unis, et un démenti ferme de la part de son administration, contraignant Trump à reculer une nouvelle fois.

Certains ont pu voir dans l’amateurisme du président un opportunisme politique, lui qui avait affirmé en 2011 « Obama prépare une guerre contre l’Iran pour être réélu, car le président est incapable de négocier avec Téhéran. N’est-ce pas pathétique ? », mais sa réponse à la crise indique qu’il n’avait pas anticipé les conséquences de sa décision et pensait à tort qu’il serait célébré pour son audace.

Donald Trump, la fable du non-interventionniste

En dépit des évidences, Trump continue d’être fréquemment dépeint comme un non-interventionniste dont la politique serait en rupture avec le fameux « consensus de Washington ». Dans le journal Le Monde du 9 janvier, le chef du service international Alain Salles décrit le président comme celui « qui n’aime pas la guerre et veut faire rentrer les GI chez eux ». Cette surprenante étiquette s’explique par sa posture politique durant la campagne présidentielle de 2016, et son style diplomatique « particulier ».

Sa volonté de négocier avec la Corée du Nord depuis qu’elle possède l’arme atomique, son manque d’enthousiasme à l’idée de provoquer une guerre totale avec l’Iran et son retrait brutal des troupes américaines du nord de la Syrie (qui ont forcé l’armée américaine à bombarder ses propres bases en catastrophe) seraient autant de preuves de son isolationnisme. Si Trump n’a pas encore rapatrié les troupes et quitté l’OTAN, ce serait à cause de la contrainte exercée par « l’État profond ».

Cette fable, largement entretenue par les médias américains, présente le risque de pousser Donald Trump à adopter des postures de plus en plus belliqueuses.

Certes, Trump n’a pas (encore) envahi de pays. Mais c’est un curieux seuil pour gagner ses galons de pacifiste. On imagine mal Hillary Clinton, dépeinte comme une va-t’en guerre face à un Trump isolationniste, frapper la Corée du Nord à l’arme nucléaire ou bombarder la population iranienne dans le contexte actuel.

À l’inverse, Trump a franchi toutes les lignes rouges d’Obama : il a accepté de livrer des armes lourdes à l’Ukraine contre les Russes, bombardé par deux fois le régime syrien hors du cadre de l’ONU et assassiné un haut dirigeant d’un pays souverain.

Sous sa présidence, les frappes de drones ont été multipliées par cinq, les villes de Mossul et Raqqa ont été réduites en cendres par des bombardements qui ont déplacé des millions de civils, Trump a apposé son véto à la résolution du Congrès demandant l’arrêt de l’engament américain dans la guerre du Yémen, augmenté le nombre de troupes déployées en Afghanistan et au Moyen-Orient, redéployé les troupes présentes au Rojava autour des champs de pétrole syrien, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération nucléaire INF, soutenu des coups d’État au Venezuela et en Bolivie et violé l’accord sur le nucléaire iranien. Les conseillers dont il a choisi de s’entourer sont tous des « faucons » avérés, il a fait adopter des budgets militaires en hausse constante et obtenu la création d’une « space force » qui va militariser l’espace. Selon The Intercept, il était initialement favorable à une invasion du Qatar par l’Arabie Saoudite (avant de réaliser que les USA avaient dix mille hommes stationnés là-bas) et a proposé aux dirigeants sud-américains et au Pentagone d’envahir le Venezuela pour renverser Maduro dès 2017.

Si tous ces faits pouvaient encore laisser planer un doute, le refus catégorique de saisir l’occasion offerte par le vote du parlement irakien pour retirer les troupes américaines du pays vient de confirmer une évidence : la posture isolationniste de Trump, comme toutes ses postures, est un leurre électoral sans aucun rapport avec la réalité.

La politique de Trump ne consiste pas à un ambigu « America First » mais à un très clair « Trump first », quelques soit les conséquences. Comme l’explique Noam Chomsky, ses actions visent systématiquement à conforter sa base électorale tout en défendant les intérêts de ses donateurs et soutiens financiers (multinationales, lobbies et ultra-riches). Lorsque les priorités de ces deux « électorats » entrent en conflit, Trump a tendance à s’empêtrer dans des crises dont il est le principal instigateur. [2]

La réponse hétérogène des cadres démocrates et médias libéraux ouvre une nouvelle ligne de fracture en vue de la primaire démocrate

À en croire les reporters de terrain qui couvrent la campagne, les questions de politiques étrangères ne préoccupent guère les électeurs démocrates. Pour autant, les évènements récents ont permis d’exacerber des lignes de fracture entre les différents candidats.

À droite, Pete Buttigieg et Joe Biden ont d’abord critiqué la procédure utilisée pour assassiner Soleimani, dénonçant la décision de ne pas informer le Congrès à l’avance et l’absence de stratégie de long terme. S’ils ont souligné le risque d’escalade, ils n’ont pas remis en question la légalité de la frappe ni le récit Trumpien visant à peindre Soleimani comme un dangereux terroriste responsable de la mort de centaines d’Américains.

Un discours similaire pouvait être entendu de la part des principaux cadres démocrates au Congrès, dont la cheffe de la majorité Nancy Pelosi et le président de la commission du renseignement Adam Shift, qui pilote la procédure de destitution.

Ce double discours qui légitime une action militaire sans précédent historique tout en condamnant le « style » Trump prend racine dans le « consensus de Washington ». Démocrates comme républicains comptent sur l’appui des industriels de l’armement pour financer leurs campagnes, et Washington et les grands médias sont sous l’influence d’une constellation de think tanks, analystes et lobbyistes qui poussent au militarisme. [3] Ceci explique le soutien de cette faction du parti aux coups d’État au Venezuela et en Bolivie, les votes quasi unanimes pour les budgets de défense demandés par Trump, l’aval donné à son projet de « space force » ou le refus de légiférer pour limiter le pouvoir du président en matière de guerre.

À ce titre, il est révélateur d’observer qu’en pleine procédure de destitution visant à établir l’abus de pouvoir du président, les démocrates votaient pour le prolongement du « patriot act » qui donne aux présidents des pouvoirs discrétionnaires très importants, alors que Nancy Pelosi refusait d’inclure dans le vote du budget militaire les amendements proposés par l’aile gauche du parti pour encadrer les pouvoirs du président en matière d’actions militaires.

De l’autre côté, Bernie Sanders, la gauche du parti, les associations militantes et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren critiquent l’idée même du recours à la violence, appelant l’attaque contre Soleimani un « assassinat » et dénonçant un interventionnisme qui sert les intérêts financiers aux dépens des familles américaines, ancrant la critique dans une analyse de classes.

Cette posture, critiquée par une partie de médias, a tout de même ouvert une brèche et contraint le parti démocrate à reprendre ses esprits. Après une première réponse ambiguë, les cadres du parti ont saisi l’opportunité de dénoncer les actions de Donald Trump, et (enfin) voté une résolution à la chambre des représentants pour limiter son pouvoir en termes de décision militaire.

Les médias traditionnellement proches de l’aile droite du parti démocrate (CNN, MSNBC, le New York Times et le Washington Post) s se sont également trouvés dans une posture quasi schizophrène, pris entre leur passions interventionnistes et leur opposition viscérale à Donald Trump.

Un conflit avec l’Iran désormais inévitable ?

Si la catastrophe a été provisoirement évitée, le meurtre de Soleimani devrait, du point de vue du complexe militaro-industriel et de l’extrême droite évangéliste, continuer à générer des dividendes. Il ne s’agit pas simplement d’un affront au gouvernement iranien qui aurait perdu un haut dirigeant, mais d’une attaque contre les populations chiite indépendamment des frontières. Il est probable qu’une milice chiite décide, sans l’aval de Téhéran, de mener ses propres représailles.

C’est le risque évoqué par Michael Morell, ancien sous-directeur de la CIA, qui estime que l’assassinat de Soleimani entraine un engrenage inarrêtable. À cause de la possibilité de représailles des milices chiites et de la reprise du programme nucléaire iranien, les États-Unis risquent de se trouver durablement embourbés au Moyen-Orient, quel que soit le locataire de la Maison Blanche en 2021.

En attendant, la propagande de guerre tourne à bloc sur les médias conservateurs pour vendre une escalade contre l’Iran, malgré la reculade temporaire de Donald Trump et la tragédie de l’avion de ligne ukrainien abattu par erreur par Téhéran.

[1] : À ce propos, lire ce fil twitter reprenant des sources proches de la Maison-Blanche https://twitter.com/rezamarashi/status/1214031169173348352

[2] Par exemple, il avait provoqué un « shut down » du gouvernement pour obtenir un financement pour son mur à la frontière mexicaine, avant d’être contraint de capituler par les forces économiques du pays. Il a retiré les troupes du Nord de la Syrie pour les redéployer autour des champs de pétrole Syrien tout en augmentant la présence militaire dans la région, refusé de répondre militairement au drone abattu par l’Iran et aux frappes contre les installations pétrolières saoudiennes après avoir adopté une posture confrontationnelle avec l’Iran, etc.

[3] https://theintercept.com/2020/01/10/iran-pundits-defense-industry/

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Aux origines de l’antagonisme entre l’Iran et les États-Unis

Graffiti anti-américain dessiné sur le bâtiment qui abritait l’ambassade des États-Unis à Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

La mort du général iranien Qassem Soleimani, tué par un drone américain, sonne comme une revanche pour les États-Unis contre leur principal adversaire géopolitique au Moyen-Orient. L’humiliation de la crise des otages de 1979, les multiples revers diplomatiques infligés par l’Iran aux États-Unis, le soutien logistique et financier aux groupes anti-américains du Liban et d’Irak, ont contribué à faire de la République islamique d’Iran un représentant emblématique de « l’axe du mal » des néoconservateurs américains. L’hostilité des Iraniens aux États-Unis, quant à elle, puise à une source plus profonde. Elle trouve ses racines dans la volonté américaine, jamais ébranlée, de s’emparer du pétrole iranien et d’en faire une tête de pont de sa politique moyen-orientale.


L’ancienne ambassade américaine de Téhéran, lieu de pouvoir incontournable, est désormais un musée dédié tout entier à la dénonciation de l’impérialisme américain. Le devenir de cette construction, couverte de peintures murales de propagande associant les symboles américains à la mort et aux bombes, semble matérialiser l’hostilité entre la superpuissance américaine et la République islamique d’Iran, une tension continue depuis la Révolution de 1979. Celle-ci clôt une longue période de coopération et d’alliance diplomatique entre Washington et Téhéran, au cours de laquelle l’Iran, alors connu comme le « gendarme des États-Unis », était le principal soutien de la super-puissance américaine dans la région.

Les États-Unis en Iran : une puissance lointaine devenue un partenaire hégémonique

Les rapports irano-américains trouvent leur obscur commencement dans un accord signé en 1856 à Constantinople, entre l’ambassadeur américain et le représentant du pays que l’on appelle encore, à l’international, la Perse. Désireux de desserrer l’étau dans lequel les influences rivales de la Russie tsariste et de l’Empire britannique maintiennent son pays, le jeune Shâh Naser od-Din cherche à multiplier les alliances, et le traité de commerce signé avec la jeune république suit de près celui signé en juillet avec le Second Empire français. La signature du traité n’est néanmoins pas suivie par l’entretien de relations permanentes, qui devront attendre la fin du siècle. Si la présence américaine croît en même temps que l’importance mondiale des Etats-Unis, et que le pouvoir iranien a parfois recours à des experts américains dans ses projets de réforme, la jeune nation reste dans l’ombre des influences russes et britanniques, qui après des décennies de tensions se partagent le pays en 1907, grâce, entre autres, aux bons offices de la IIIe République Française.

Si l’importance de l’action américaine dans le coup d’État de 1953 fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale iranienne

Tout change après la Seconde Guerre mondiale : au Moyen-Orient comme ailleurs, les États-Unis, qui ont participé aux côtés des britanniques à l’occupation préventive du pays, remplacent progressivement le Royaume-Uni et la France comme principale puissance occidentale. La nomination, suite aux élections de 1951, du populaire nationaliste Mohammad Mossadegh au poste de Premier ministre du jeune Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi, est l’occasion d’une première immixtion des États-Unis dans la politique iranienne. Face à la volonté de Mossadegh de nationaliser le pétrole iranien, lésant notamment la puissante firme anglaise Anglo-iranian Oil Company (actuelle British Petroleum), les services secrets américains participent à son renversement. Les entreprises expropriées appellent à un boycott mondial contre l’Iran, soutenu par les compagnies américaines. Le président Eisenhower, cédant à la pression du lobbying des pétroliers américains et de la CIA, donne son aval à l’opération « Ajax » en août 1953. Les services secrets américains supervisent un coup d’État en coopération avec les réseaux britanniques, le Shâh, l’opposition parlementaire iranienne et les entreprises pétrolières lésées, qui aboutit à la démission forcée de Mohammed Mossadegh.

Le premier ministre iranien Mohammed Mossadegh, considéré comme “l’homme de l’année” par le Time en 1952 © Worth point.

Si l’importance de l’action américaine [1] dans ce coup de force fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale et un soutien du pouvoir royal qui commence à se renforcer après une brève période de démocratie parlementaire.

La pièce maîtresse dans le dispositif d’endiguement du communisme

Solidement installé au pouvoir, Mohammad-Rezâ Shâh ne va cesser d’approfondir ses liens avec les États-Unis, malgré un discours officiel axé sur l’indépendance nationale et la construction d’un modèle alternatif à la démocratie libérale et au marxisme-léninisme. Devant les exemples catastrophiques donnés par les révolutions nationalistes dans les pays arabes (Egypte en 1952, Irak en 1958, qui renversent toutes deux des monarchies pro-occidentales), il devient impératif pour les Etats-Unis de maintenir au pouvoir ce monarque conciliant.

Ainsi soutiennent-ils le Shâh dans ses principales initiatives, qu’elles soient économiques ou militaires. La « Révolution blanche », vaste entreprise de transformation sociale dont la pièce maîtresse est une réforme agraire, se fait avec les encouragements et les conseils américains, prêts à accepter par pragmatisme ses accents vaguement socialisants. Surtout l’Iran devient, par rapport à sa taille, l’un des principaux acheteurs d’armes américaines, le Shâh menant une politique de défense largement au-dessus des besoins de l’Iran, tant par peur du voisin soviétique que par passion personnelle pour la chose militaire.

Le soutien américain, sans faille jusqu’à Jimmy Carter malgré les dérives autoritaires et mégalomaniaques du régime royaliste (le Parti unique est définitivement imposé en 1975, mettant fin au cadre parlementaire qui s’était maintenu au moins formellement jusque là) s’explique par l’importance de la position du pays, frontalier de l’URSS de part et d’autre de la mer Caspienne, dans le dispositif de lutte contre la pénétration communiste au Moyen-Orient. L’Iran fait ainsi partie des membres fondateurs du Pacte de Bagdad, alliance de pays musulmans alignés sur les Anglo-Américains. Le basculement de l’Irak dans le camp soviétique renforce encore l’importance de l’Iran, à la fois potentiel champ de bataille et contre-exemple pro-occidental. Le rôle de l’Iran dans les plans américains est plus important encore dans le Golfe persique, où le pays se voit doté du rôle officieux de « gendarme des États-Unis », accueillant des bases militaires américaines et s’impliquant dans la répression des soulèvements pro-soviétiques des États voisins[2].

En dépit de relations diplomatiques courtoises avec le bloc de l’Est (le Shâh se rend en URSS en 1968 puis accorde au représentant soviétique une place à ses côtés lors des célébrations des « fêtes de Persépolis » en 1971) et des dénonciations morales de l’Occident contenues dans les œuvres publiées du souverain, l’association entre le régime monarchique et l’influence américaine se fait naturellement dans l’esprit des Iraniens comme du reste du monde ; les États-Unis deviennent pour l’opposition – qu’elle s’inspire du marxisme ou de l’Islam politique – l’ennemi à chasser du pays en même temps que le tyran honni. Dans le même temps, les transformations économiques et sociales qui s’accélèrent après la crise pétrolière de 1973, entraînent une occidentalisation de façade d’une partie de la société, rejetée par de larges parts de la population. Ces transformations sont ainsi associées au modèle américain, d’autant plus détesté que les laissés pour compte du boom économique sont de plus en plus nombreux. Sûr du soutien américain et de ses succès économiques, le régime s’enferme dans ses rêves de grandeur et un autoritarisme qui ne s’embarrasse plus des formes démocratiques.

De l’indispensable allié à l’irréductible ennemi

C’est paradoxalement une inflexion dans la politique américaine qui entraîne la chute du régime royaliste, fragilisé dans le même temps par un ralentissement économique et la maladie du souverain. L’élection de Jimmy Carter en 1976 et la mise en avant par son administration de la question des droits de l’homme annonce une complaisance moindre envers les dictatures pro-américaines. Mohammad-Rezâ est obligé d’entamer une timide libéralisation, qui aboutit dès 1977 sur un « Printemps de Téhéran », libération de la parole, y compris politique. Si les États-Unis souhaitent contraindre leur allié à une démocratisation progressive, il ne s’agit néanmoins en aucun cas de le lâcher, et Carter affiche jusqu’au bout son soutien, en passant notamment le nouvel an 1978 aux côtés de la famille impériale, à Téhéran.

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL.

Le chute, début 1979, du régime monarchique après plusieurs mois de confrontation violente, entraîne la création d’un régime politique d’un genre nouveau, qui se réclame à la fois du conservatisme religieux de du tiers-mondisme révolutionnaire. La nouvelle République islamique devait-elle naturellement s’engager dans un bras de fer sans compromis avec les États-Unis ? Rien n’était moins certain, dans le contexte d’une révolution encore traversée par des tendances contradictoires et d’une guerre froide où l’URSS représentait un autre objet de détestation pour les nouveaux dirigeants iraniens, tant pour son athéisme qu’en raison des anciens contentieux entre Iran et monde russe. Beaucoup espéraient une politique d’équilibre et le maintien de relations diplomatiques entre la nouvelle République et les pays occidentaux, facilités par la popularité de la révolution khomeiniste parmi les intellectuels de l’Ouest.

En violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique.

La prise de l’ambassade américaine par des « étudiants suivant la ligne de l’Imam », légitimés à posteriori par le pouvoir, marque la rupture définitive. Provoquée par l’hospitalisation de Mohammad-Rezâ Pahlavi aux États-Unis, elle est surtout un coup de force politique interne à l’Iran : en violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique. Le premier ministre Mehdi Bazargan, grande figure de l’Islam politique et de l’opposition au Shâh, est contraint de démissionner, alors qu’il venait de serrer la main à un diplomate américain. Les tensions s’accroissent encore alors que le nouveau régime remet en cause les contrats d’exploitation qui permettaient aux entreprises pétrolières anglo-américaines d’exploiter le pétrole iranien – la question de la propriété pétrolière, on s’en rappelle, avait motivé le coup d’État de 1953 qui avait placé le Shâh au pouvoir – et procède à une nationalisation massive de l’économie dont les investissements américains font les frais.

L’Iran devient ainsi irrémédiablement un ennemi à abattre pour les stratèges américains, désireux de laver l’affront, d’autant plus que l’élection de Ronald Reagan en 1980 marque le retour à une politique étrangère plus agressive. De rempart face au bloc de l’Est, l’Iran devient un ennemi dont il faut contenir à tout prix l’influence, quitte à agir pour empêcher la défaite de Saddam Hussein, qui envahit l’Iran fin 1980 (ce qui n’empêche pas l’Amérique de Reagan de mettre en place une combinaison pour financer la guérilla Contra du Nicaragua par le trafic d’armes avec l’Iran).

Les États-Unis (et avec eux la France de François Mitterrand) vendent massivement des armes au régime irakien, ce qui ne peut que renforcer l’anti-américanisme, dans le cadre d’un conflit à l’origine d’un traumatisme comparable à celui laissé par la Première guerre mondiale (l’Iran perd entre 350 000 et 500 000 citoyens, dont de très jeunes combattants). Dans le même temps, l’anti-américanisme devient l’une des principales sources de légitimité du régime iranien, au même titre que la « défense sacrée » face à l’envahisseur baasiste. L’année 1988, la dernière du conflit, est marquée par une intervention directe des États-Unis qui détruisent l’ensemble de la flotte iranienne en réaction aux dégâts causés à une frégate américaine par des mines iraniennes. Le 3 juillet, c’est un Airbus civil qui est détruit par l’armée américaine, laquelle plaide la bavure. La détermination des États-Unis à empêcher la progression iranienne dans le Golfe persique ruine les dernières chances de victoire et obligent Khomeini à accepter le cessez-le-feu du 18 juillet.

Le bras de fer se poursuit sans discontinuer au cours des décennies suivantes, avec cependant une intensité variable. Après un activisme important de la République islamique à l’étranger (soutien au Hezbollah durant la guerre civile libanaise, coup d’Etat d’Omar El-Bechir au Soudan en 1980), l’Iran adopte un positionnement plus modéré sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005). L’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, consécutive à la dénonciation de l’Iran comme membre de l’ « axe du mal » par George W. Bush, entraîne une nouvelle période de tensions caractérisée par les ambitions nucléaires iraniennes.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct.
La situation de crise actuelle semble indiquer une désespérante poursuite de la confrontation entre deux pays se définissant mutuellement comme des ennemis. L’anti-américanisme iranien continue de s’afficher à travers le slogan Marg bar Amrikâ (« mort à l’Amérique ») lors de toutes les occasions officielles ; une propagande qui n’avait pas cessé même au plus fort de la détente. Côté américain, l’Iran est perçu comme un avant-poste dont le contrôle est essentiel dans l’affrontement qui oppose les États-Unis à la Chine et à la Russie – et dont l’indépendance géostratégique à l’égard du gouvernement américain fragilise son hégémonie régionale.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct

Malgré l’omniprésence de la propagande, le sentiment anti-américain s’est largement estompé dans la population iranienne, comme a semblé le montrer l’étude d’Abbas Abdi (déjà connu pour avoir mis en lumière le traditionalisme d’une large partie de la population dans les années 1970) qui a valu un emprisonnement à son auteur. Dans le même temps, l’appréciation du régime iranien n’est pas monolithique du côté des élites américaines. Les stratèges du Pentagone continuent de voir dans l’Iran un irréductible ennemi, confortés en cela par le lobbying saoudien, émirati et israélien, ainsi que par l’expansion croissante de la Chine dans la région, qui sonne comme un défi à leur hégémonie. Le son de cloche est différent dans les milieux économiques américains, où l’on se demande pourquoi les États-Unis se privent d’un marché de 80 millions de consommateurs, pas plus hostiles que d’autres au modèle culturel qu’ils représentent. Les compagnies pétrolières, quant à elles, mènent un intense lobbying en faveur de l’accord iranien[3]. Moins qu’une nécessité irrémédiable, l’hostilité irano-américaine est davantage le résultat de choix stratégiques et idéologiques anciens, marqués par une vision du monde impériale et unipolaire. Des choix qu’il s’agit, dans l’intérêt de la paix mondiale, de questionner.

 

Notes :

[1] Pour un compte-rendu détaillé de l’implication de la CIA dans le coup d’État qui a renversé Mohammed Mossadegh, voir William Blum, Les guerres scélérates, ed. Parangon, 2004. Le chercheur Yann Richard (L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009) tend quant à lui à relativiser l’importance du rôle des services secrets américains.

[2] Le rôle de l’Iran comme “gendarme” des États-Unis avant la révolution de 1979 est détaillé dans l’ouvrage de Yann Richard, L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009.

[3] Tara Shirvani, Siniša Vuković, Foreign Affairs, « Tehran’s power lobby – How energy concerns drive the nuclear deal », 2015. On trouvera dans cet article un compte-rendu du lobbying des principales entreprises pétrolières américaines en faveur de l’accord nucléaire avec l’Iran.

Comment les milliardaires tentent d’acheter la primaire démocrate pour contrer Sanders

https://www.flickr.com/photos/davidberkowitz/1441108002/in/photostream/
Michael Bloomberg en 2007. ©David Berkowitz / Flickr

Au grand dam des électeurs, le nombre de candidats à la primaire démocrate ne cesse d’augmenter. L’arrivée du milliardaire Michael Bloomberg et du gestionnaire de fonds d’investissement Deval Patrick marque le franchissement d’un nouveau palier dans la panique des élites néolibérales face à la montée de la gauche américaine, au risque de faire imploser le parti démocrate et d’offrir un second mandat à Donald Trump.


Comme nous l’écrivions précédemment, face au succès des candidatures de Warren et Sanders, les élites démocrates paniquent. Malgré la défaite d’Hillary Clinton en 2016 et les sondages prometteurs de deux candidats marqués à gauche dans d’hypothétiques duels face à Trump, ces cercles de dirigeants restent convaincus que seul un candidat modéré peut l’emporter face à l’ancienne star de téléréalité. À cette curieuse certitude s’ajoute une forte angoisse à l’idée de s’aliéner la classe des ultra-riches qui contribue au financement du parti et dont certains éléments ont déjà indiqué préférer Trump à Elizabeth Warren.

Or, les alternatives centristes peinent à convaincre. Joe Biden résiste dans les sondages nationaux, mais décroche dans les deux premiers États qui voteront aux primaires (Iowa et New Hampshire). Surtout, il ne dispose d’aucune base militante et peine à lever des fonds, alors que ses performances désastreuses lors des débats télévisés, sa propension à multiplier les gaffes en meeting et son lourd passif politique constituent des faiblesses alarmantes dans la perspective d’un duel face à Donald Trump.

Les premiers candidats propulsés par l’establishment démocrate et l’éditocratie pour incarner une alternative à Joe Biden ont implosé en vol : Beto O’Rourke, présenté comme « l’Obama blanc », a jeté l’éponge après une spectaculaire chute sondagière. Kamala Harris, un temps perçue comme une favorite capable d’unir le parti, ne s’est jamais relevée de sa tentative de triangulation sur l’assurance maladie et vient d’abandonner à son tour. Pete Buttigieg, nouvelle égérie médiatique en progression significative dans les enquêtes d’opinion, reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains.

Signe de la fébrilité du parti, pas moins de 28 candidats ont officiellement rejoint la campagne, contre 8 en 2008 et 6 en 2016. Au milieu des sénateurs establishment-compatibles plafonnant à 3 % d’intention de vote et d’une flopée d’élus du Midwest plaidant pour une politique du compromis avec le parti républicain, on trouve un multimillionnaire ayant fait fortune dans l’assurance maladie qui explique qu’on ne peut pas nationaliser le système (John Delaney), une guru du développement personnel qui pense que seul l’amour universel triomphera de Trump (Marianne Williamson), un entrepreneur arborant le slogan « MATH » en réponse aux casquettes rouges « MAGA » des fans de Donald Trump (Andrew Yang), sans oublier Tom Steyer, un milliardaire « de gauche » qui critique l’influence de l’argent en politique après avoir dépensé 50 millions de dollars pour s’acheter une présence aux débats télévisés à coup de publicités ciblées. Ces candidatures folkloriques n’inquiètent guère les cadres du parti, obsédés par Bernie Sanders au point d’organiser en avril 2018 des dîners pour esquisser une stratégie contre le sénateur socialiste [1], alors qu’Obama affirmait en privé ne souhaiter prendre position pour aucun candidat, sauf contre Sanders s’il s’apprête à gagner, afin de le stopper. [2]

Le 15 novembre, devant un parterre de riches donateurs, l’ancien président a franchi le pas en alertant sur l’illusion d’une candidature trop à gauche tout en critiquant « l’aile activiste de notre parti ». De la part d’un président ayant mis sur pied un réseau de militants sans précédent et fait campagne sur le thème de l’espoir et du changement (« hope and change ») avec le slogan « yes we can » (oui nous pouvons), cela pourrait paraître paradoxal. [3]

Hillary Clinton, elle, se plaignait récemment à la BBC de subir une “immense pression” de la part de « beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens » pour se représenter. Il semblerait qu’elle n’ait pas à s’exécuter, puisque deux candidats de poids viennent de rejoindre la course à l’investiture : l’ancien gouverneur du Massachusetts, multimillionnaire et avocat d’affaires Deval Patrick, et l’ancien maire de New York et neuvième fortune mondiale Mike Bloomberg. La démocratie américaine pourrait ne pas s’en remettre.

Deval Patrick : élites «corrompues» cherchent centre désespérémment

Convaincu que l’enjeu consiste à trouver un candidat « électable » (concept flou et contredit par les victoires de Reagan, Bush junior, Obama et Trump), Deval Patrick espère capturer un hypothétique centre dont l’existence est remise en cause par la défaite d’Hillary Clinton. Sa candidature représente une alternative plus jeune à Joe Biden et plus colorée à Pete Buttigieg, bien qu’il défende les mêmes idées. Financé par un « super PAC » (Political Action Committee, une entité juridique attachée à un candidat qui peut collecter et dépenser des sommes illimitées pour une campagne électorale) ayant levé plusieurs millions depuis 2018, majoritairement grâce au milliardaire Dan Fireman, M. Patrick espère refaire son retard à coup de gros dollars.

Son parcours professionnel semble avoir été construit pour enrager les électeurs démocrates : avocat de Texaco dans le procès intenté par l’Équateur suite aux gigantesques pollutions commises par la compagnie pétrolière dans l’Amazonie, il rejoint ensuite Ameriquest, le plus gros pourvoyeur de prêts immobiliers subprimes à l’origine de la crise financière de 2008, avant de devenir le PDG de Bain Capital, un fonds d’investissement vautour appartenant à Mitt Romney (adversaire républicain de Barack Obama en 2012), que le parti démocrate avait dépeint avec succès comme l’archétype de l’entreprise destructrice d’emploi et de lien social. Pour le Huffington Post, il incarne « la quintessence de l’avocat d’affaires mouillé dans les pires schémas de corruption des élites américaines ». Le fait qu’il soit pressenti comme un candidat « électable » par les élites démocrates en dit long sur leur déconnexion avec la base du parti.

The Massachusetts new state health system was Governor Deval Patrick’s topic at the Health Care Caucus in Denver. © Alison Klein, WEBN News 2008.

À en croire les salles vides qui ont accueilli ses premiers déplacements (une intervention ayant été annulé à la dernière minute faute de public), Deval Patrick n’a aucune chance de remporter la primaire. Mais sa voilure financière pourrait lui permettre de diffuser de nombreux spots publicitaires attaquant l’aile gauche du parti, comme le fait déjà Pete Buttigieg avec un entrain déconcertant.

Néanmoins, sa capacité de nuisance reste sans commune mesure comparée à celle de « Mike 2020 » Bloomberg, le cinquième homme le plus riche du pays.

Michael Bloomberg : l’oligarchie candidate aux élections ?

À la tête d’un empire médiatique et assis sur une fortune de 58 milliards de dollars, l’ancien maire de New York convoitait depuis quelques années la présidence du pays, sans oser franchir le pas. La victoire d’un pseudo-milliardaire en 2016, combinée à la percée de l’aile gauche démocrate et la faiblesse apparente de Joe Biden, l’auraient convaincu de se lancer. Ça, plus les encouragements de Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et première fortune mondiale, qui voit d’un très mauvais œil le succès des campagnes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders.

Comme le dénonce ce dernier, la stratégie électorale de Bloomberg ressemble à une tentative assumée d’acheter l’élection. Sa campagne a débuté par un barrage de spots publicitaires, saturant les ondes et les pages internet de tout le pays. Le budget de cette manœuvre initiale s’élève à 37 millions de dollars, dépensés en une seule semaine, soit la moitié des fonds collectés par son rival démocrate le mieux financé (Bernie Sanders) en huit mois. Pour donner une idée de l’ampleur de ce premier blitz publicitaire, le précédent record hebdomadaire pour une campagne électorale était de 34 millions de dollars, atteint par Hillary Clinton lors de la toute dernière semaine de l’élection 2016. [5]

Et ce n’est que le début. Bloomberg compte investir entre 500 millions et 1 milliard de dollars. Il faudra au moins cela pour convaincre les électeurs démocrates de voter pour un ancien républicain qui avait fait campagne pour la réélection de George W. Bush en 2004 avant d’instaurer le contrôle au faciès systémique à New York. Mais s’il fallait retenir un exemple de la déconnexion de l’ancien maire avec l’Américain moyen, on évoquerait sa taxe sur les sodas, honnie pour son caractère paternaliste et son cœur de cible (les classes populaires).

Les chances de Michael Bloomberg restent faibles : il pointe à 3 % dans les intentions de vote, ne pourra vraisemblablement pas participer au débat télévisé de décembre et a décidé de ne pas se présenter aux primaires des quatre premiers États (Iowa, New Hampshire, Caroline du Sud, Nevada) qui votent en février pour se concentrer sur les grands États du Super Tuesday prévu le 3 mars 2020. [7]

Pour autant, sa campagne envoie un signal désastreux. Les démocrates ne cessent de peindre Trump comme un président raciste, corrompu, défendant les intérêts des plus riches et représentant une menace pour la démocratie. Opposer à ce magnat de l’immobilier un ponte de Wall Street à l’origine d’une loi qui a favorisé la discrimination raciale à New York, revendique d’acheter l’élection et compte utiliser son gigantesque groupe de presse Bloomberg News comme organe de propagande constitue une curieuse façon de sauver la démocratie des griffes de Donald Trump.

En effet, Michael Bloomberg a demandé aux 2700 journalistes qu’il emploie de ne pas enquêter sur sa campagne, et par souci d’équité, d’étendre ce traitement préférentiel à ses adversaires démocrates. Plutôt que de se séparer de cet actif ou d’encourager ses employés à le couvrir aussi fermement qu’ils le font pour la Maison-Blanche, il a pris l’option la plus égoïste, sans penser aux conséquences. Car le groupe Bloomberg News paye très bien ses employés, au point de représenter un filet de sécurité pour la profession qui pourrait décourager de nombreux journalistes exerçant dans des médias concurrents de se montrer trop critiques envers un potentiel et généreux futur employeur. [7]

Du pain béni pour Donald Trump, qui n’a de cesse de désigner la presse comme « l’ennemi du peuple », un appareil de production de fake news au service du parti démocrate. Lorsqu’on sait à quel point FoxNews est liée au président, qui y recrute ses collaborateurs et téléphone aux émissions en direct pour « décompresser », on a de quoi s’indigner. Mais si les présentateurs vedettes de la chaîne conservatrice s’affichent parfois aux côtés du président lors de ses meetings, Michael Bloomberg vient d’embaucher le responsable communication de sa propre chaîne au poste de directeur de campagne.

L’autre point noir touche évidemment au financement de sa campagne. Le parti démocrate, sous l’impulsion de Bernie Sanders, avait entrepris de se distancier des modes de financement électoraux les plus problématiques, dont les fameux super PAC. Pour les primaires, à l’exception récente de Joe Biden et Deval Patrick, les candidats ont tous pris l’engagement de ne recourir qu’aux dons individuels, la plupart refusant ceux liés à l’industrie pétrolière. La chambre des représentants au Congrès (sous contrôle démocrate) a également voté un texte de loi pour réduire l’influence de l’argent sur les élections. Si le texte a été bloqué au Sénat par les républicains, il devait envoyer un signal fort. Avec sa candidature, Mike Bloomberg fait voler les efforts démocrates en éclats.[8]

Si Donald Trump avait évité d’autofinancer sa propre campagne, par conviction qu’il ne pouvait gagner et par manque probable de moyens financiers, [9] Bloomberg semble déterminé à payer le prix nécessaire à sa victoire. Un duel de milliardaires pour la Maison-Blanche constituerait l’aboutissement logique de 50 ans d’efforts législatifs pour déréguler le financement des élections.

Quel impact sur la primaire démocrate ?

Pour battre Trump, Bernie Sanders (et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren) fait campagne en dénonçant l’influence de l’argent sur la politique et en fustigeant la corruption qui gangrène la Maison-Blanche, tout en avançant un programme populaire plébiscité par 70 % des Américains (dont une fraction significative des électeurs de Donald Trump) sur au moins quatre aspects : la nationalisation et socialisation de l’assurance maladie, l’impôt sur les très grandes fortunes, la hausse du salaire minimum et un « new deal vert ». Plutôt que d’appuyer cette vision ambitieuse qui n’a aucune chance d’être votée telle quelle par un Congrès fortement dominé par les conservateurs (républicains et démocrates), ou simplement de financer des campagnes sénatoriales de candidats plus modérés qui pourraient tempérer les ardeurs socialistes d’un hypothétique président Sanders, les riches donateurs et l’establishment démocrate usent de tous leurs moyens pour tuer ce projet politique dans l’œuf, témoignant du refus croissant de la classe capitaliste de voir son pouvoir subir le moindre début de contestation.

Le résultat risque d’être désastreux pour les démocrates. Non seulement des millions de dollars disponibles pour combattre le parti républicain sont dépensés pour convaincre les Américains que tout projet politique désirable et ambitieux n’est pas réaliste, mais avec l’arrivée de Bloomberg, la corruption et connivence de Trump avec les puissances financières risquent d’apparaitre comme de l’amateurisme.

Ironiquement, cette nouvelle configuration pourrait aider Elizabeth Warren et Bernie Sanders, qui voient leur critique d’un système politique corrompu par l’argent explicitement validé. Surtout, Bloomberg devrait en priorité grignoter l’électorat de Biden et celui de Buttigieg, puis de Warren, avant que Sanders n’observe une fuite de ses propres soutiens.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’efficacité des publicités ciblées et du soutien médiatique, qui semblent être à l’origine de l’étonnante percée de Pete Buttigieg. En attaquant les propositions de Sanders et celles de Warren, comme le fait déjà implicitement son premier spot publicitaire, la campagne de Bloomberg pourrait servir à contenir Sanders et propulser Buttigieg. Mais les médias américains en général et la chaîne prodémocrate MSNBC en particulier s’en chargent déjà gratuitement et quotidiennement, avec des résultats mitigés. [10] Ce qui amène à s’interroger sur la finalité de la candidature Bloomberg, et la perspicacité de ce dernier. Au-delà d’une forme de vanité, on peut y voir un cas d’école d’aveuglement de classe. Les élites démocrates évoluent entre elles et emploient des collaborateurs prompts à chanter leurs louanges et renforcer leurs illusions de destinée manifeste et de supériorité intellectuelle. Après avoir offert un tremplin à Donald Trump en 2016, ces élites illusionnées pourraient, malgré elles ou sciemment, faciliter sa réélection en 2020.

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Notes et références :

Auteur : @politicoboyTX

[1] Lire cette enquête du New York Times : « Stop Sanders democrat are agonizing over his momentum »

[2] Lire cette enquête de Politico « Waiting for Obama »

[3] Lire Jacobinmag : « Le véritable Obama montre enfin son visage » pour plus de détails sur les assauts répétés d’Obama contre la gauche américaine. https://www.jacobinmag.com/2019/11/obama-socialism

[4] À propos de la candidature de Deval Patrick et de sa carrière, lire cette analyse de Matt Taibbi (Rolling Stone) et celle-ci de Jacobin

[5] Pour les détails sur les aspects financiers des dépenses de campagne de Bloomberg, lire : https://abcnews.go.com/Politics/bloomberg-places-upward-254-million-worth-television-ads/story?id=67235779

[6] Pour les détails de sa stratégie électorale, lire https://fivethirtyeight.com/features/how-michael-bloombergs-late-bid-for-the-democratic-nomination-could-go/

[7] Lire à ce propos l’analyse de Matt Taibbi (RollingStone): https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/

[8] Lire dans Le Monde cette tribune de Julia Cagé : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/26/la-candidature-de-michael-bloomberg-est-une-mauvaise-nouvelle-pour-la-democratie_6020508_3232.html

[9] Trump n’a versé que 12 millions de dollars pour les primaires, sous la forme d’un prêt. En juillet 2016, il rechignait encore à mettre davantage d’argent dans la campagne, sa contribution totale étant estimée à 60 millions de dollars, la majeur partie sous forme de prêts et de factures à ses propres entreprises. https://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/feb/10/donald-trump/donald-trump-self-funding-his-campaign-sort/

[10] : En particulier, la chaîne MSNBC et le New York Times, médias les plus influents auprès des électeurs démocrates. Pour plus de détails, lire : https://www.jacobinmag.com/2019/11/corporate-media-bernie-sanders-bias-msnbc-warren-biden

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?

« We’re going to impeach the motherfucker » : la présidence Trump en péril

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Trump_view_from_side,_December_2015.jpg
© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Cette fois, Donald Trump n’y échappera pas. Malgré la réticence des cadres du Parti démocrate, la Chambre des représentants vient de lancer une procédure de destitution contre le président américain. Si elle reste quasiment assurée d’échouer au Sénat, une telle initiative devrait peser lourdement sur le rapport de force politique et la campagne présidentielle de 2020. Explications par Politicoboy.


Depuis les élections de mi-mandat et la victoire du Parti démocrate à la Chambre des représentants du Congrès, le spectre d’une procédure de destitution hante la Maison Blanche. Tout juste élue, la démocrate socialiste Rachida Tlaib proclame devant ses militants « On va destituer cet enfoiré* ». Dès mars 2019, de nombreux démocrates issus de l’aile gauche du parti prennent position en faveur d’une procédure de destitution, citant le racisme du président, son soutien implicite aux néonazis, sa corruption patente, ses multiples abus de pouvoir et sa violation des lois de financement de campagne via un paiement illégal à une star du porno. Mais Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants et troisième personnage de l’État, s’oppose à une telle procédure, affirmant que Trump « n’en vaut pas la peine ». Derrière cette affirmation se cache la crainte qu’une tentative de destitution renforce Donald Trump.

En effet, l’impeachment est à l’initiative de la Chambre, mais une fois les commissions parlementaires achevées et les articles justifiant la destitution votés, c’est au Sénat de trancher. Cette institution se mue alors en tribunal et instruit les différents chefs d’accusation, avant de rendre son verdict. Deux tiers des sénateurs doivent voter en faveur de la destitution pour qu’elle soit effective. Soit, dans la configuration actuelle, 47 sénateurs démocrates et vingt sénateurs républicains. Il s’agit d’une procédure purement politique.

Plutôt que de se précipiter dans une telle aventure, le camp démocrate attendait les conclusions de l’enquête du procureur Mueller sur le RussiaGate, censé délivrer le coup de grâce en prouvant la collusion de Donald Trump avec le Kremlin pendant la présidentielle de 2016. Ce fut un double fiasco. Publié en avril, le rapport Mueller prouve l’absence de collusion. Il détaille néanmoins dix situations où Trump a commis ce qui s’apparente à une obstruction de la justice, faute qui avait provoqué la chute de Richard Nixon. Dans l’espoir de convaincre le public, passablement désabusé par l’effondrement de la théorie du complot russe, les démocrates convoquent le procureur Mueller à une audition au Congrès. Second fiasco : Mueller apparaît cognitivement limité et peu coopératif. Après le mythe de la collusion, celui du procureur implacable s’effondre en direct à la télévision.

Trump semblait avoir miraculeusement échappé à la procédure de destitution. Mais pendant que les principaux médias le déclaraient tiré d’affaire, un vaste mouvement d’activistes augmentait la pression sur les élus démocrates, avec un succès croissant. La plupart des candidats à la présidentielle de 2020 et une majorité des membres de la Chambre se rallient à la cause. Il manquait cependant un motif suffisant pour convaincre les cadres du parti. Jusqu’à ce que l’affaire ukrainienne éclate.

L’affaire ukrainienne rend la procédure de destitution inévitable pour Nancy Pelosi

En septembre, la presse sort une série de révélations sur l’existence d’une conversation au cours de laquelle Donald Trump aurait fait pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe Biden, alors favori des primaires démocrates et donné à 14 points d’avance face à Trump [1].

L’origine du scandale provient d’un signalement effectué par un membre des services de renseignements. Conformément à la procédure prévue pour les lanceurs d’alerte, ce fonctionnaire dépose une plainte à sa hiérarchie pour alerter sur le comportement du président. Ni son identité ni le contenu du document ne sont rendus publics. Mais confronté aux révélations de la presse, Trump reconnaît publiquement la nature de la conversation, tout comme son avocat personnel Rudy Giuliani, directement mis en cause par le signalement. Il serait également question d’un chantage reposant sur la suspension d’une aide militaire de 400 millions de dollars promise à l’Ukraine. Sur ce second point, Trump confirme puis rétracte la version relayée par la presse. [2]

Outre les actes de collusion avec une puissance étrangère pour obtenir un gain politique personnel en vue d’une élection, le fait que cette conversation a eu lieu le lendemain de l’audition du procureur spécial Robert Mueller provoque l’outrage des démocrates. En clair, à peine tiré d’affaire dans l’épisode russe, Trump s’est précipité pour conspirer avec le pouvoir ukrainien, ce qui montre un mépris croissant pour la loi électorale et la Constitution.

Pour les démocrates, le coût politique de l’inaction va rapidement excéder le coût présumé d’une procédure de destitution. Si l’impeachment risque de mobiliser la base électorale de Donald Trump, ne rien faire peut démotiver celle des démocrates. Or, les cadres du parti trainent les pieds depuis des mois. Non seulement sur la question de la destitution, mais également dans leurs enquêtes parlementaires censées faire toute la lumière sur les abus de pouvoir du président et l’usage de sa fonction à des fins d’enrichissement personnel. Selon The Intercept, ce surprenant manque de pugnacité s’explique par de mesquines querelles politiciennes au sein de la Chambre des représentants, et des calculs personnels douteux. [3]

Cette inaction accroît la frustration des électeurs démocrates. Jon Favreau, ancienne plume d’Obama et animateur du podcast Pod Save America dont l’audience dépasse allègrement celle de CNN, résumait le sentiment général des militants qu’il contribue régulièrement à mobiliser : « C’est complètement fou. […] C’est pathétique. Ce n’est pas ce pour quoi on s’est battu si durement en 2018 ».

Pendant la pause estivale, les élus démocrates ont été violemment confrontés par leurs électeurs. Furieux, ces derniers les ont pris à parti devant leurs permanences parlementaires, lors des traditionnels Town Hall ou en les interpellant directement dans leur vie quotidienne, au supermarché ou dans la rue. « On s’est fait botter le cul tout l’été », confiait un élu. [4] À la colère des activistes s’ajoute le spectre des primaires. Pour les élections de 2020, un nombre record de démocrates font face à des candidatures dissidentes issues de leur propre parti.

Cette dynamique s’explique par le fonctionnement de la Chambre des représentants. Du fait des efforts de gerrymandering et de la géographie du vote, la majorité des 435 circonscriptions sont acquises à une des deux formations – le Queens, dans l’État de New-York vote à 70 % démocrate, par exemple. Le Parti démocrate a remporté une majorité confortable en 2018 (235 sièges), mais cela a nécessité de faire basculer des circonscriptions très disputées. Or, ces sièges ont principalement été gagnés par des candidats centristes. Pour les protéger en 2020, où l’ensemble de la Chambre sera renouvelée, Nancy Pelosi a adopté une ligne politique de centre droit, refusant de déclencher rapidement une procédure de destitution ou d’organiser un vote sur les projets ambitieux comme la réforme de la santé Medicare for all et le New deal vert, préférant concentrer le travail législatif sur des propositions de loi qualifiées de « modérées ». Les sondages effectués dans ces circonscriptions montrent également un manque de soutien de l’opinion pour une procédure de destitution, ce qui n’encourage pas la prise de risque.

La stratégie de Pelosi exigeait des deux cents élus plus progressistes et issus de circonscriptions acquises aux démocrates qu’ils se sacrifient pour une poignée de collègues centristes. Deux éléments viennent d’inverser cet équilibre. D’abord, la multiplication des primaires met en danger les élus qui s’opposent à la destitution uniquement par solidarité. Leur position devient intenable : à quoi bon défendre une majorité parlementaire dont ils ne feront plus partie s’ils perdent leur primaire ?

Ensuite, le bien-fondé de la stratégie centriste devenait de moins en moins évident, bien qu’épousant les désirs des riches donateurs du parti et des élites néolibérales. En refusant de destituer Donald Trump, ce dernier continuait d’humilier les démocrates, déprimait leur base électorale et se permettait d’abuser de sa fonction pour obtenir un avantage en vue des prochaines élections. Et dans ce cas précis, laisser la collusion avec l’Ukraine impunie revenait à autoriser et encourager n’importe quel pays à s’ingérer dans les élections américaines, au profit de Trump.

Acculée par sa majorité parlementaire, Nancy Pelosi finit par céder, faisant de Donald Trump le troisième président de l’histoire à subir une procédure de destitution.

L’enchaînement des événements donne raison aux démocrates

La publication de deux documents successifs va, dans les 48 heures qui suivent, renforcer la position démocrate. Le premier est un compte rendu de la  conversation entre le président américain et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, rédigé à partir de notes et relu par la Maison Blanche avant publication.

Tous les travers du président y sont exposés. Son langage plus proche de celui des parrains de la mafia que des diplomates, sa corruption avérée – le président ukrainien vante ses séjours dans les hôtels Trump, l’implication de son avocat personnel Rudy Giuliani et du garde des Sceaux William Barr, et surtout, la réponse de Donald Trump à l’inquiétude de Zelensky au sujet de la suspension de l’aide militaire, unilatéralement décidée par Donald Trump la veille de l’appel téléphonique, alors que seul le Congrès est autorisé à gérer ce dossier, par cette phrase auto-incriminante : « J’aimerais que vous nous fassiez une faveur cependant ».

Bien que la conversation soit incomplète et rédigée par la Maison Blanche, les principales allégations de la presse sont confirmées par ce premier document. Puis, le signalement du lanceur d’alerte, que l’administration Trump avait tenté d’enterrer, est rendu public par le Congrès. Le texte, rédigé le 14 août, corrobore le compte rendu de la conversation, et ajoute de nombreuses allégations. Entre autres, il semblerait que Donald Trump ait orchestré cette manœuvre depuis des mois, et fait pression sur d’autres dirigeants internationaux pour son propre bénéfice. Surtout, le lanceur d’alerte évoque les efforts de la Maison Blanche pour étouffer les conversations illégales où Trump confond son intérêt personnel avec celui de la nation.

Là aussi, la Maison-Blanche confirme : la retranscription de plusieurs appels téléphoniques, dont celui avec l’Ukraine, a bien été déplacée du serveur usuel vers un serveur à accès limité, normalement réservé pour les secrets les plus sensibles. Ce qui constitue un acte illégal en soit. Pire, l’avocat du président Rudy Giuliani écume les plateaux télévisés depuis le début du scandale, et confirme sa propre implication tout en essayant de la faire passer pour un service rendu à la diplomatie américaine, impliquant de ce fait le département d’État. L’envoyé spécial américain en Ukraine vient de démissionner du fait de ces incriminations.

Depuis, suite aux multiples retombées, Donald Trump adopte une ligne de défense atypique : il justifie ses actions en les considérant comme parfaitement légales, implique un maximum de personnes autour de lui, en particulier son vice-président Mike Pence, et vient de demander publiquement à la Chine d’ouvrir une enquête sur les Biden pour corruption.

Ce faisant, le motif justifiant sa destitution présente l’avantage d’être particulièrement simple et compréhensible. Donald Trump a utilisé sa fonction à des fins personnelles dans le but d’obtenir un avantage pour sa réélection, violant la constitution et la loi électorale, puis a essayé d’enterrer les preuves, avant de reconnaître publiquement sa culpabilité. Contrairement au RussiaGate et les 400 pages du rapport Mueller, le scandale ukrainien est limpide, et confirmé par Donald Trump lui-même dans des documents que n’importe quel Américain peut lire en une poignée de minutes.

Pour preuve, les sondages montrent un regain important du soutien de la population pour la destitution, qui a augmenté d’une dizaine de points, passant de 37 % à 47 % voire 55% dès les premiers jours. De plus, un tiers des électeurs opposés à la destitution le sont uniquement par crainte que cela nuise aux démocrates, selon une enquête récente.

Le sort de Donald Trump sera déterminé par la bataille de l’opinion

La procédure de destitution est purement politique et se conclura par deux votes : celui du Sénat pour ou contre l’impeachment, et celui de la présidentielle de 2020. Pour les républicains, destituer Donald Trump assurerait l’effondrement du parti. Ce serait un suicide politique inconcevable. Quels que soient les torts du président, la droite est trop impliquée pour se permettre de le lâcher.

Ce constat servait de principal argument aux démocrates opposé à la procédure de destitution. Mais l’intérêt politique du parti se trouve ailleurs. L’impeachment devrait permettre d’affaiblir durablement le président, tout en fragilisant la position des nombreux sénateurs et parlementaires républicains en campagne dans des circonscriptions disputées.

Pour se défendre, le parti républicain possède un atout majeur : Fox News et l’écosystème médiatique ultra conservateur qui gravite autour. L’idée même du lancement de cette chaine d’information prend racine après la démission de Nixon, dans le but d’immuniser les futurs présidents républicains contre ce genre de procédure en construisant un appareil de propagande capable d’orienter une part critique de l’opinion publique. [5]

S’ils n’ont pas d’arguments de fond, ils peuvent s’appuyer sur deux faits pour faire diversion. D’abord, le scandale a été porté à la connaissance du public par un membre de la CIA, ce qui nourrit la vision d’un État profond qui cherche à renverser le président. Ensuite, le fils de Joe Biden figure bien au conseil d’administration d’une entreprise gazière ukrainienne, où il touche jusqu’à 50 000 dollars par mois. Contrairement à ce qu’affirme Trump, Joe Biden n’avait pas fait pression sur l’Ukraine en 2014 pour que le gouvernement épargne l’entreprise de son fils dans sa lutte contre la corruption, mais l’exact opposé : Biden avait rejoint les efforts de la diplomatie américaine, des sénateurs républicains et des ONG ukrainiennes pour que la lutte anticorruption soit confiée à un procureur plus zélé, au risque de nuire à l’entreprise rémunérant son fils. [6] Mais les médias conservateurs martèlent la version inverse, afin d’accabler Joe Biden et de faire diversion. Une campagne de publicité ciblée via Facebook, chiffrée à dix millions de dollars, vient d’être lancée dans ce but.

Face à cette machine bien huilée, les démocrates apparaissent divisés. Les partisans historiques de la destitution veulent élargir le champ des accusations au-delà du scandale ukrainien, pour y inclure les abus de pouvoir, l’enrichissement personnel et divers actes contestables du président, tel que l’incarcération de masse des migrants à la frontière en violation du droit américain, qui a provoqué la mort de plusieurs enfants en détention.

Pour la gauche, la destitution est un moyen et non une fin. Bien consciente que les causes de l’élection de Donald Trump ne disparaîtront pas après qu’il ait quitté la Maison Blanche, elle préférerait une victoire électorale grâce à un programme qui réponde aux problèmes des Américains, plutôt qu’une procédure de ce type. Mais compte tenu des immenses avantages dont dispose le président sur le plan électoral, se priver de l’outil de la destitution constituerait une faute morale et stratégique majeur. [7]

À l’inverse, les cadres du parti et l’aile centriste voient dans la destitution une manière de restaurer l’ordre néolibéral qui précédait Donald Trump. Pour Nancy Pelosi, la procédure d’impeachment est une forme d’obligation dont elle se serait bien passée, et une opportunité politique qu’elle espère expédier rapidement. Les cadres du parti cherchent ainsi à aller vite et à restreindre le champ d’investigation au seul scandale ukrainien afin d’apparaître bipartisans et de convaincre les électeurs des deux bords du bien-fondé de leur décision. L’avantage de cette approche est de conserver un message simple auquel les Américains peuvent adhérer : Trump a utilisé sa position pour exercer un chantage sur l’Ukraine afin d’attaquer son principal opposant, dans le but de favoriser sa réélection, en violation de la constitution. Point.

On peut douter de la capacité des dirigeants démocrates à exécuter cette feuille de route efficacement, tant ils se sont trompés jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les cadres du parti n’avaient pas intégré dans leur grille d’analyse le fait que les sondages puissent évoluer en leur faveur. Pire, Nancy Pelosi avait publiquement affirmé que Donald Trump souhaitait être la cible d’une procédure de destitution, pensant que cela le renforcerait politiquement. Lorsqu’on connait la personnalité narcissique du milliardaire, on peut douter qu’il se réjouisse d’être le troisième président à faire face à une telle procédure.

Sa réaction s’apparente à une fureur incontrôlée. Trump a déversé des torrents de tweets rageurs : plus de 120 le premier week-end, allant jusqu’à retweeter un compte le parodiant sans s’en rendre compte, qualifié les démocrates de sauvages, menacé publiquement le lanceur d’alerte d’exécution, exigé le jugement pour haute trahison d’Adam Schiff – le président de la commission de destitution à la Chambre des représentants – et évoqué le risque de guerre civile s’il était destitué. Sa ligne de défense continue d’être floue et désorganisée, tandis que son taux d’opinion favorable décroche peu à peu. En exigeant le nom du fonctionnaire à l’origine des révélations et en évoquant des « conséquences » pour ce dernier, il a violé la loi de protection des lanceurs d’alerte. Le lendemain, il incitait la Chine à enquêter sur Joe Biden, commettant publiquement le crime pour lequel il subit une procédure de destitution. Plus il se défend, et plus le président fournit des arguments supplémentaires à ses adversaires.

La suite des événements, en particulier les auditions au Congrès, devrait continuer de l’affaiblir. Celle du lanceur d’alerte se fera à huis clos afin de protéger son identité, mais d’autres procédures seront probablement télévisées, en particulier le fameux procès au Sénat. De quoi mettre Donald Trump au tapis. Du moins, c’est le pari des démocrates.

Diverses conséquences sur les primaires démocrates pour 2020

Ces événements impactent de manière variée les différents candidats démocrates aux primaires de 2020. Joe Biden, en légère perte de vitesse, se retrouve malgré lui au cœur du scandale. Sa pratique du pouvoir et les faveurs accordées à son fils, bien que parfaitement légales, reflètent le type d’usages contre lesquels Donald Trump comme Bernie Sanders ont fait campagne. Selon la presse, l’équipe de Biden ne se réjouit guère de cette exposition. Ironiquement, Trump pourrait atteindre son objectif en précipitant sa défaite aux primaires démocrates, tout en survivant lui même à la procédure de destitution.

Elizabeth Warren, en progression dans les sondages, devrait bénéficier de retombées positives. Elle fut la première candidate sérieuse à demander la destitution de Donald Trump dès l’hiver dernier et n’a de cesse de dénoncer la « corruption » du système.

Bernie Sanders aurait dû tirer son épingle du jeu pour les mêmes raisons. Mais sa récente hospitalisation pourrait réduire ses chances de victoire, indépendamment des déboires de Donald Trump.

Pour le moment, la couverture médiatique reste braquée sur la destitution. Ce sera probablement le cas jusqu’au procès au Sénat qui devrait se tenir avant la fin de l’année si la Chambre des représentants vote en faveur de la destitution.

Notes et références :

* en VO : « we’re going to impeach the motherfucker »

  1. https://www.foxnews.com/politics/fox-news-poll-september-15-17-2019
  2. https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/24/20882081/trump-ukraine-aid-explanation-whistleblower
  3. Pour comprendre les détails des divergences au sein du parti démocrate sur la question de la destitution, lire https://theintercept.com/2019/09/24/impeachment-inquiry-donald-trump-nancy-pelosi/
  4. Ibid 3.
  5. Sur la capacité d’influence de Fox News, lire cette enquête de Vox. Sur la genèse de FoxNews, lire : https://theintercept.com/2019/09/28/impeachment-republicans-nixon-watergate/
  6. Le site The Intercept, pourtant ouvertement anti-Biden, a publié une série d’articles pour démonter la thèse impliquant Joe Biden. Un résumé est disponible ici, et les principaux articles sont à lire ici et .
  7. Pour se familiariser avec le point de vue de la gauche américaine, lire cet éditorial de Chris Hedgesce débat publié par Jacobin, et l’édito de The Intercept.

À Détroit, l’éveil de la gauche américaine

© T. Grimonprez pour Le Vent Se Lève.

La primaire démocrate entre dans une phase d’accélération. Dans ce contexte, il est intéressant de se pencher sur les militants de Détroit dans le Michigan. Leur réaction à la tenue d’un débat télévisé entre candidats en plein cœur de l’été donne des clés utiles. Elles permettent de comprendre où en est la gauche américaine. Loin de se résigner à un deuxième mandat de Trump elle n’a cependant pas encore dépassé ses nombreuses contradictions.


11 heures, le 29 juillet à Détroit, Michigan. Une poignée de militants se tient devant la Cour de Justice pour réclamer la libération d’Ali al-Sadoon. Ce jeune père de famille irakien a été arrêté par la police fédérale quatre jours plus tôt. Il vit pourtant aux États-Unis depuis l’âge de sept ans. L’arrestation est motivée par un cambriolage survenu six ans auparavant. Un délit pour lequel il a déjà payé le prix fort : cinq ans de prison. Il venait à peine de retrouver ses enfants au sortir de la prison qu’il s’est vu convoqué par les services de l’immigration.

La politique migratoire ulcère les militants mais ne mobilise pas…

La chasse aux exilés est ouverte depuis des années aux États-Unis. 2,5 millions de personnes avaient été expulsées sous Obama, y compris le frère d’Ali al-Sadoon dont la famille est sans nouvelles après qu’il a été ramené de force en Irak il y a quatre ans. Mais la pression s’est intensifiée sous l’ère Trump et les cas comme celui-ci se multiplient. Dans le même temps cette situation a largement aidé à motiver les militants de Détroit. Ils se mobilisent pour protester contre les expulsions presque quotidiennes dans cette ville. Détroit accueille en effet la plus grosse communauté américaine issue du Proche-Orient.

Ils sont une bonne dizaine de militants rassemblés l’après-midi pour s’opposer à la nomination de Aaron Hull dans leur ville. Ce dernier est le nouveau responsable des douanes et de la sécurité sur la frontière américano-canadienne. Cette nomination est en réalité une mise au placard, dans une ville plus calme, de celui qui fut à la tête des services d’immigration de la ville d’El Paso (Texas). Hull s’est rendu tristement célèbre pour les conditions déplorables dans lesquelles étaient détenues les personnes sous sa garde. Des journalistes ont rapporté qu’il remplissait des cellules à plus de cinq fois leur capacité, et que des enfants étaient laissés sous la surveillance de mineurs, sans lits et sans vêtements propres. Autant dire que les militants locaux n’apprécient pas la venue d’un tel personnage. Ils se tiennent donc face à son bureau, au moment même où il prend ses fonctions, avec des panneaux appelant à sa démission. Certaines voitures marquent leur soutien en klaxonnant.

La question migratoire rassemble des soutiens assez divers. On trouve des militants masqués, arborant des symboles antifascistes. L’un d’eux explique qu’il ne se reconnaît pas entièrement dans cette étiquette mais qu’il a endossé le costume à cause de l’hostilité que Trump a manifesté pour ce groupe. Le masque est venu naturellement depuis que la mairie a décidé de tester un système de reconnaissance faciale (réputé pratiquer du profilage racial) et ne dénote pas non plus une appartenance politique. Ce type de technologie, employée par le FBI, par les services d’immigration et par de plus en plus de municipalités, suscite des inquiétudes croissantes.

Les militants de “By Any Means Necessary” s’entretiennent avec les journalistes de Fox 2 (la déclinaison locale de Fox News). Une militante tient un panneau “Défendez vos voisins ! Expulsez ICE ! Par tous les moyens nécessaires”.© T. Grimonprez pour LVSL.

Les autres militants présents appartiennent pour la plupart au groupe By any means necessary. Signifiant « Par tous les moyens nécessaires », leur nom est inspiré d’une phrase célèbre de Malcolm X. Emily, une jeune militante de cette organisation, s’est engagée pour défendre l’accès à une assurance santé pour tous (une promesse de campagne de Sanders) étant concernée au premier chef par cet enjeu en tant que personne handicapée. Elle a ensuite diversifié ses revendications au fur et à mesure qu’elle s’engageait. Tous comptent bien sûr porter leurs revendications auprès des candidats démocrates qui doivent débattre dans la ville le lendemain devant les télévisions de tous le pays.

« Sous la direction d’une administration non-élue, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, affectant notamment le développement cérébral des enfants. »

By any means necessary compte dans ses rangs des Latinos, des Américains d’origine irakienne et des blancs. Mais on y compte assez peu de noirs dans une ville au sein de laquelle ils représentent 82% des habitants. Quand on lui en fait la remarque, Stephen Boyle (à gauche sur la photo), un vétéran d’Occupy Wall Street – Detroit, explique que la communication n’est pas toujours facile entre les organisations à majorité blanche et la communauté noire de Détroit. Celle-ci a sa propre tradition militante et ses propres organisations, plus concernées par les questions de violences policières que d’immigration.

Des liens existent néanmoins et le militant grisonnant est présent le lendemain après-midi avec une poignée de jeunes, dont une majorité de Noirs, au lancement de la première marche des gilets jaunes de Détroit.

Naissance des gilets jaunes de Détroit

Le rassemblement est organisé par Meeko A. Williams. Un jeune activiste noir principalement engagé dans le problème de l’accès à l’eau potable qui a co-créé l’association Hydrate Detroit (« Hydratons Détroit »). Ce problème, dans une ville où le chômage conduit de nombreuses familles sans ressources à se voir couper l’eau courante, est en effet éminemment politique.

Pourtant, la situation pourrait être pire encore. La ville voisine de Flint s’est retrouvée en 2012 sous l’autorité d’une administration non-élue, suite à son endettement record après la crise des subprimes. Sous sa direction et celle de l’ancien-maire, un empoisonnement massif au plomb a touché plusieurs milliers d’habitants de Flint, dû à l’usage de la rivière polluée qui coulait à travers la ville pour l’alimentation en eau. Cet empoisonnement a notamment affecté le développement cérébral des enfants.

Si la crise a beaucoup fait parler d’elle, on oublie qu’elle n’est toujours pas résolue. Peu de personnes mentionnent également le rôle de l’entreprise General Motors qui, non contente d’être en partie responsable de la pollution de la rivière par sa production, obtint de la municipalité qu’elle cesse de l’alimenter avec l’eau de la rivière de Flint… car celle-ci corrodait les voitures sur les lignes d’assemblage. Personne n’a alors pensé que ce qui n’était pas bon pour les carrosseries pouvait ne pas être bon pour la consommation par des êtres humains.

Les gilets jaunes marchent pendant une demi-heure et interpellent les (rares1) passants. Sur la QLine, un monorail qui dessert le centre-ville et lui seul et qui a coûté des sommes faramineuses. Sur l’énorme complexe commercial construit autour d’un Little Cesar (une chaîne de pizza) avec de l’argent destiné aux écoles. Sur tous ces investissements faits par une municipalité proche des milieux d’affaires qui cherche à revitaliser la ville en développant son CBD2 et en attirant de nouvelles populations dans le centre-ville.

À l’opposé de ce que les habitants eux-mêmes ont fait pour contrer le déclin de Détroit, à savoir développer de nouvelles solidarités à travers les jardins communautaires, des projets collectifs, la réhabilitation de maisons délabrées sous forme de squats occupés par des associations ou des particuliers, etc.

À Détroit les jardins communautaires sont devenus le symbole d’une résilience locale et de l’entraide. Nulle part ailleurs aux États-Unis l’attachement à une ville – pourtant à moitié en ruines – n’est aussi perceptible chez ses habitants. © T. Grimonprez pour LVSL.

La marche est joyeuse. Meeko crie dans son mégaphone “Impeach the Peach” (“Démissionnez la pêche” : une référence à la carnation particulière de Donald Trump et aux velléités de certains démocrates – désormais sur le point de se réaliser – d’employer contre lui la procédure d’Impeachment). Mais le cortège est interrompu lors de son arrivée en centre-ville par un barrage de police. S’engage une altercation virulente avec des policiers calmes mais méprisants. Sûrs de leur force mais néanmoins désireux d’éviter un scandale à trente mètre du stade, dans lequel les candidats à la primaire démocrate commencent à arriver.

Les relations avec la police locale restent tendues malgré la présence d’une majorité de noirs dans ses rangs. Une militante filme la scène alors qu’un autre demande au nom de quoi on lui interdit l’accès à une rue de sa ville pour un événement organisé par une chaîne privée (CNN). La tension monte mais le cortège se disperse finalement et tente de contourner le dispositif pour rejoindre le centre-ville.

DSA et TYT : Deux organisations et deux conceptions de la lutte

Déjà les autres cortèges approchent de l’esplanade sur laquelle les télévisions ont installé leur plateau, devant le stade des Tigers de Détroit (l’équipe de baseball locale). Les premiers à arriver sont les démocrates-socialistes du DSA avec leurs banderoles rouges représentant une poignée de main (symbolisant le dépassement des clivages liés à la couleur de la peau par l’alliance de tous les travailleurs) au creux de laquelle pousse la rose socialiste. Si l’esthétique des bannières est vintage, les slogans sont à l’ordre du jour et appellent au Green New Deal. Le climat politique américain fait du DSA un parti beaucoup plus radical que les sociaux-démocrates européens ; le parti se réclame toujours du marxisme. Certains de ses membres arborent le foulard et les lunettes des black-blocs en même temps que le t-shirt rouge. D’autres ont un look plus conventionnel.

Les Démocrates-Socialistes de Détroit défilent sous des banderoles “Un monde meilleur est possible” et “Le capitalisme ne marche pas / ne travaille pas [ndt : jeu de mot sur ‘working’ qui signifie ‘travailler’ – par opposition au capital – autant que ‘marcher’ dans le sens de fonctionner]”. © T. Grimonprez pour LVSL.
Le DSA a de bonnes raisons de se sentir fort. Sa figure de proue est Alexandria Ocasio-Cortez, élue sous l’étiquette démocrate mais issue de ses rangs, le parti autorisant la double appartenance. À la tête du Squad, un groupe d’élues de couleur aux tendances radicales, elle est la personnalité émergente la plus influente du pays. Avant même qu’elle n’attire à elle la lumière, le parti avait largement bénéficié de la remise au goût du jour de l’étiquette “socialiste” par Bernie Sanders pendant la primaire de 2015-2016. Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui.

« Le DSA ne comptait ainsi que 6 500 membres en 2016 contre presque 50 000 aujourd’hui. Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders.»

Cette fois encore ils soutiennent Bernie Sanders lors de la primaire Démocrate. Ils considèrent le vieux sénateur comme leur meilleure chance d’avancer leurs idées sur l’échiquier politique américain. Par ailleurs, son projet d’assurance santé universelle (Medicare for all) représente pour eux une avancée pour les droits des travailleurs. Leur stratégie consiste en effet à créer un contexte favorable au basculement des États-Unis vers le socialisme démocratique qu’ils appellent de leurs vœux.

Mais le DSA n’incarne pas à lui tout seul la gauche américaine actuelle. De l’autre côté du Grand Circus Park (qui incidemment avait accueilli Occupy Wall Street Detroit en 2011) se rassemblent les Young Turks. Derrière ce nom se cache en réalité un ensemble de chaînes présentes sur internet défendant des idées progressistes et anti-establishment. Un équivalent indépendant du Média. Depuis que son charismatique fondateur et principal présentateur Cenk Uygur a lancé la Progressive Economic Pledge campaign (une sorte de charte de gauche), la TYT Army (comme ils s’appellent) se comporte de plus en plus en organisation politique. Aux banderoles maisons du DSA s’ajoutent donc leurs pancartes en papier glacé généreusement distribuées au public. Le style diffère mais les slogans sont les mêmes : “Green New Deal”, “Higher Wages” (“Des salaires plus haut”), “Medicare for all”, “Free College for all” (“Université gratuites”) et “End private campaign financing” (“Mettez fin au financement privé des campagnes politiques”). Tout comme le DSA leurs égéries ont pour nom Ocasio Cortez et Sanders.

Cenk Uygur prend la parole : “Nous avons deux candidats progressistes”. The Young Turks défendent autant Sanders (socialiste) que Warren (interventionniste). © T. Grimonprez pour LVSL.

Pourtant quand Cenk Uygur se perche sur le socle d’une statue et prend la parole une différence commence à apparaître. “J’adore que pour la première fois dans ma vie il n’y ait non pas un mais deux candidats progressistes et qu’ils mènent tous deux la course [pour la primaire]”. Uygur fait référence à Bernie Sanders mais aussi à Elizabeth Warren. Cette dernière a souscrit aux cinq points de son programme (ci-dessus) mais n’en demeure pas moins une défenseure avouée d’un système capitaliste modéré. Le TYT soutient ces deux candidats. Le SDA au contraire ne soutient personne à la droite de Sanders. Nonobstant les différences les deux groupes se rassemblent pour crier leurs slogans ensemble. Ils espèrent être entendus jusqu’au stade où le débat s’apprête à débuter.

Le SEIU : figure de proue d’un syndicalisme en pleine renaissance

Survient alors un troisième acteur, numériquement le plus important, le SEIU : Service Employees International Union (Union Internationale des Employés des Services). Un immense cortège de plusieurs milliers de personnes, le seul à être majoritairement noir, rejoint le parc. Ils brandissent des bannières à leurs couleurs, celles de “l’océan violet”, réclamant “des syndicats pour tous”. Mais aussi d’immense panneaux verts en forme de poings levés disant “Nous voulons un air respirable”. Ce syndicat de deux millions de membres qui regroupe des travailleurs hospitaliers, des agents d’entretien et des fonctionnaires a inspiré à Ken Loach son film Du pain et des roses. Aujourd’hui le plus gros donateur du Parti Démocrate s’est emparé de la question environnementale.

Le SEIU fait face à un impressionnant dispositif policier. Au violet emblématique du syndicat se mêlent le vert du Green New Deal. © T. Grimonprez pour LVSL.

Et ils ont eux aussi des raisons de croire dans l’avenir, malgré Trump et malgré le changement climatique. Le SEIU a été à la tête du mouvement pour un salaire minimum à 15$ de l’heure. Et ils ont déjà gagné ce combat non seulement contre Amazon (on en beaucoup parlé en France) mais aussi dans la Loi de sept États dont New York et la Californie. Malgré leur rupture avec l’AFL-CIO (plus modérée) le SEIU a vu ses rangs gonfler depuis plusieurs années consécutives. Et il n’est pas seul : tous les syndicats ont vu leur taille augmenter alors qu’ils étaient au plus bas il y a encore peu de temps. Les syndicats américains n’ont pas été aussi populaires depuis les années 1970. Tous ont intérêt à voir l’un des candidats de l’aile gauche l’emporter. Sanders surtout, mais aussi Warren et la démocrate plus centriste Kamala Harris, ont promis la création d’un système de conventions collectives aujourd’hui inexistant, s’ils l’emportaient.

D’autres organisations étaient présentes. Trop nombreuses pour les dénombrer toutes. Parmi les plus en vue les activistes climatiques de Extinction Rebellion et du Sunrise Movement. Les soutiens de Andrew Yang, candidat démocrate promouvant un revenu universel à 1000$ financé par une taxe sur les robots. Mais aussi les Justice Democrats qui se sont jurés de “dégager du Congrès tous les Démocrates soutenus par des grandes entreprises”.

Et si la gauche l’emportait ?

De l’autre côté de la rue quelques supporters de Trump sont venus montrer que le président a encore des soutiens. Ils ont cependant plus de pancartes que de volontaires. Un groupe de “Pro-Life Democrats” défend l’interdiction de l’avortement en exposant des photos agrandies de fœtus sanguinolents. Une jeune femme se place devant eux et crie “My Body : My Rights” (“Mon corps : mes droits !”). La foule répond “Son corps : ses droits !”.

Une militante pro-choix devant des militants anti-avortement. Au sein du Parti Démocrate l’IVG ne fait pas vraiment débat. Cette minorité active tente donc d’attirer l’attention sur elle par l’utilisation d’une communication choc. © T. Grimonprez pour LVSL.

Un dispositif policier impressionnant empêche l’accès à l’esplanade : police montée, miradors roulants, chars, canons à eau, motos, etc. Quelques militants s’échauffent. Finalement les autorités cèdent et ouvrent l’accès à l’esplanade. Les différents cortèges devront cependant se contenter de la traverser. Ils passent devant les caméras de CNN mais bien loin du stade et des candidats. La foule se disperse après quelques face-à-face tendus avec des supporters de Trump. Ces derniers, caméras portatives harnachées, cherchent à déclencher une altercation pour prouver la violence des “gauchistes” et des “antifascistes”. Ils repartiront bredouille.

Le président américain est historiquement bas dans les sondages d’opinion. Après une brève remontée durant l’été il stagne désormais autour de 40% de soutiens dans l’électorat. En 2016 il ne l’avait emporté que de justesse dans trois États du Nord. Aujourd’hui il devra se battre pour conserver le Texas que les Républicains ont failli perdre en 2018. La situation ne lui est clairement pas favorable. D’autant qu’il est désormais accusé de toutes parts d’avoir tenté de faire pression sur le président Ukrainien pour mettre en cause son probable adversaire, Joe Biden.

Les soutiens explicites de Warren sont peu nombreux mais on en trouve quelques-uns. Outre ces panneaux “Warren Fight” qui rappellent le combat de la sénatrice contre Wall Street, on peut aussi voir une pancarte où elle est représentée sous les traits d’Hermione Granger. En légende : “Quand vous combattez les forces du mal mieux vaut avoir une intello de votre côté”. Warren fait largement campagne sur son sérieux et son approche supposément plus réfléchie des problèmes. Son slogan “She has a plan” (“Elle a un plan”) fait oublier que son programme est moins détaillé que celui de Sanders. © T. Grimonprez pour LVSL.

Le vieux vice-président qui incarnait l’aile droite du parti et profitait de l’image d’Obama (qui a refusé de se prononcer pour l’instant) caracolait depuis des mois en tête des sondages. Mais avant même que n’éclate l’affaire ukrainienne il venait d’être dépassé dans un sondage de l’université Quinnipac par Elizabeth Warren (avec respectivement 25 et 27%). Si le sondage était déjà inquiétant, l’affaire ukrainienne vient rajouter un clou supplémentaire à sa chaussure.

Dans le même temps si Sanders est toujours loin derrière Biden et Warren il vient de remporter la course au financement en levant plus de 25 millions de dollars auprès de plus d’un million de donateurs. Mais le doyen d’une primaire dominée par les septuagénaires se voit attaqué sur sa capacité à mener le pays après l’opération du cœur qui l’a maintenu trois jours à l’hôpital. Warren le suit de près sur les financements et vient de lever 24,6 millions. Ils prouvent ainsi une nouvelle fois que les petits dons, au moins dans la primaire, permettent de l’emporter largement sur les candidats qui recourent au soutien des milliardaires et des entreprises. Biden et Buttigieg, les deux candidats centristes du quatuor de tête, n’ont levés à eux deux que 35 millions.

Le retard que Biden semble accuser dans les financements et désormais dans les sondages ne surprend personne qui soit allé sur le terrain. Le lendemain du “Revolution Rally” se tient le deuxième jour du débat et les rues sont désespérément vides. Des milliers de soutiens avaient fait le déplacement pour soutenir Sanders et Warren la veille. Quand le débat se tient entre Biden et Harris, les seuls démocrates qu’on peut voir hors du stade sont les “Pro-life Democrats”.

« Certes Warren n’est de gauche que comparée à Joe Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur.. »

On peut encore craindre de voir le scénario de 2016 se reproduire. La désignation d’un candidat centriste, sans soutien sur le terrain, par défaut, qui ne tiendrait pas face à la virulence de Trump. Mais de nouveaux scénarios semblent se dessiner. Certes Warren, qui prône la régulation du capitalisme, n’est de gauche que comparée à Joe Biden. L’espace politique entre elle et Sanders est au moins aussi grand qu’entre elle et Biden. Pour autant les gages qu’elle a dû donner à la gauche du parti, Green New Deal, université et système de santé gratuits, feraient passer le programme d’Obama en 2008 pour un programme conservateur (ce qu’il était à certains égards). Son projet d’ISF et de démantèlement de certains géants du numérique comme Facebook agace déjà Mark Zuckerberg.

Le risque reste grand qu’une présidence Warren soit décevante. Surtout si elle se tournait pendant la campagne post-primaire vers des gros donateurs, comme son silence à ce sujet et le choix d’un conseiller plus que trouble a pu le laisser entendre. Mais une candidature Warren représenterait néanmoins un formidable décalage vers la gauche du parti Démocrate. Déplaçant le curseur là où le parti se trouvait dans les années 1960-70 à l’époque des frères Kennedy. Et en cas de victoire l’importance croissante de la question environnementale pèsera certainement d’un poids très lourd pour garder la gauche du parti mobilisée.

Le vrai test se fera sur les questions de sécurité, de justice et de politique étrangère. Les années Obama ont été sous le feu de la critique lors de la primaire comme jamais auparavant. Warren a, elle, refusé de critiquer l’ancien président sur sa politique migratoire ou son usage des drones. Mais elle défend une ouverture sur cette question ainsi que l’abolition de la peine de mort et des prisons privées. Difficile donc de savoir dans quel sens penchera la balance mais la proximité de la candidate avec Hillary Clinton (qu’elle avait soutenue en 2016 contre Bernie Sanders) est tout sauf rassurante.

En 2008 Obama avait galvanisé la jeunesse par de vagues promesses de changement et rassuré l’establishment par un relatif conservatisme économique. Ce combo gagnant semble désormais impossible. La jeunesse américaine s’est largement radicalisée et a pris à bras-le-corps la responsabilité qui était la sienne. Mais la vieille génération peine à voir au-delà de l’obstacle Trump. Peut-être ne le veulent-ils pas. La gauche en tout cas a compris que tout ne se jouerait pas à l’intérieur d’un parti encore sur le fil du rasoir et investit davantage groupes de pression, partis alternatifs, et syndicats.

Quel que soit le choix que fera le Parti démocrate cette année il sera critique et une nouvelle division générationnelle comme celle observée en 2016 peut faire perdre une élection que tout le monde annonce de plus en plus comme gagnée d’avance.

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1 – Les rues américaines sont peu fréquentés du fait de l’usage systématique de la voiture. C’est particulièrement vrai à Détroit. La ville a vu sa population s’effondrer de 1.8 million d’habitants en 1950 à à 700.000 en 2010.

2 – Central Business District : Centre d’affaire.

Pourquoi les Occidentaux ont du mal à comprendre les relations entre la Corée du Nord et la Corée du Sud

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/11/Kim_Jong-un_and_Vladimir_Putin_%282019-04-25%29_03.jpg/1280px-Kim_Jong-un_and_Vladimir_Putin_%282019-04-25%29_03.jpg
©The Presidential Press and Information Office

Kim Jong-un serrant la main de Donald Trump : en un instant on basculait, dans la grammaire trumpienne, du « Rocket Man » au « Brave Man ». L’idylle, on l’a vu, fut de courte durée, et la Corée du Nord n’a pas tardé à redevenir le régime honni qu’il était aux yeux des États-Unis. Dans les médias français, c’est une analyse manichéenne et monocausale qui domine : les échecs diplomatiques du régime nord-coréen seraient uniquement imputables à sa soif de pouvoir et à son irrationalité. Afin d’en saisir tous les enjeux, il importe de revenir sur la spécificité de la relation entre les deux Corées et sur leurs déterminants géopolitiques et historiques complexes. 


Comment expliquer cette difficulté à comprendre les relations entre la Corée du Nord et la Corée du Sud ? Le primat donné en Asie de l’Est à la Chine et au Japon peut constituer un élément d’explication – la péninsule coréenne étant peu ou prou considérée comme un hybride sino-japonais. La médiatisation des aspects les plus folkloriques de la dictature nord-coréenne, vendeuse auprès des opinions publiques, explique également pourquoi l’histoire des Corées est fréquemment caricaturée et simplifiée. Pour en comprendre la spécificité, il convient de remonter à la déchirure originelle entre les deux Corées, sous la Guerre froide.

Sous la guerre de Corée, Pyongyang a été rasée à 80 %, et Séoul à 65 %. Malgré la faible place que lui accorde la mémoire collective en Occident, cette guerre constitue l’un des conflits les plus meurtriers qu’ait connu le XXème siècle.

La Corée sacrifiée sur l’autel des enjeux de Guerre froide

Une offensive du Nord, le 25 juin 1953, fit basculer l’entière péninsule coréenne dans une guerre qui allait durer près de trois ans. Une guerre sans vainqueur ni traité de paix, consacrant le divorce des Coréens. Pour ces derniers, cet événement comporte un air de déjà-vu, comme si l’histoire aimait à se répéter. Naguère les Mongols, puis les Japonais, et enfin les Soviétiques et les Américains sous la Guerre froide : l’influence étrangère structure l’histoire des deux pays, jadis unis.

La guerre de Corée, qui laisse derrière elle des millions de morts, rejaillit inlassablement dans les consciences contemporaines. Au Nord, le spectre d’une invasion hante sans relâche les esprits et explique pour partie les réactions paranoïaques et irrationnelles du gouvernement. Au Sud, elle rend difficile, sur le court terme, la construction d’un État-nation moderne et démocratique unifié avec le Nord.

Ce processus débute dès 1910, le 29 août, jour de l’humiliation nationale (gukchi il) avec l’annexion de la Corée par le Japon. Après 1945, les États-Unis sont propulsés suite à la défaite du Japon comme un acteur majeur de la région. David Cumin, dans un article de la revue Hérodote, Retour sur la guerre de Corée, paru en 2011, montre précisément que les dispositions de la conférence de Moscou devaient amener à l’indépendance de la Corée, puis à la construction d’un État démocratique ; il n’en fut rien : le dissensus soviéto-americain bloqua toute procédure allant en ce sens. L’occupation militaire du Sud par les États-Unis et du Nord par les Soviétiques retirait aux Coréens toute forme d’autonomie dans la prise de décision quant à l’organisation politique de leur pays. Quand l’Assemblée générale des Nations unies demande l’organisation d’élections dans toute la Corée, l’URSS refuse l’accès dans sa zone à la Commission temporaire des Nations unies pour la Corée. La République de Corée est finalement proclamée au Sud, avec Syngman Rhee comme chef d’État – anti-communiste radical, pro-américain résolu et partisan d’une réunification des deux Corées par tous les moyens, y compris par la force. De son côté, l’URSS poursuit la mise en place d’un gouvernement provisoire au Nord, et la République démocratique et populaire de Corée est proclamée dans la foulée. À sa tête, Kim il-sung.

Les deux camps, bien avant 1950, se livrent à des arrestations massives, des exécutions arbitraires, des massacres d’opposants politiques. Comme le montre l’officier et historien Ivan Cadeau, dans La guerre de Corée. 1950-1953 publié en 2016, de graves carences d’appréciation de la situation sont de mise, pendant de nombreuses années, chez les chercheurs occidentaux. Les représentations manichéennes des rapports entre la Corée du Nord et la Corée du Sud prévalaient déjà largement, avant même le déclenchement des hostilités.

Kim il-Sung se trouvait à la tête d’un pays plus industriel, plus développé, plus apte à la guerre : Staline, à l’inverse des Américains, ne craignait pas la possibilité d’une guerre, et aida massivement le Nord. Ce qui ne signifie en rien, comme le souligne Ivan Cadeau, que les Américains étaient dupes. La péninsule n’était simplement pas une priorité stratégique de l’état-major américain au début de la Guerre froide. Dans un discours prononcé le 12 janvier 1950 devant le National Press Club, le Secrétaire d’État des États-Unis, Dean Acheson, délimite le périmètre défensif des États-Unis au Pacifique. Il ne cite aucunement la Corée, puisqu’il se borne à énoncer une ligne qui va des Îles Aléoutiennes jusqu’au Japon, puis de ce dernier aux Philippines. La Maison Blanche était sans aucun doute au courant des ambitions de Seegham Ree quant à ses désirs de réunifier la Corée, d’où la volonté américaine de ne pas armer en conséquence les troupes sud-coréennes. Dès 1949, au Nord, la décision de réunifier la Corée par la force est déjà prise et le Sud adopte rapidement la même approche. Bien avant le 25 juin 1950 qui déclenche la Guerre de Corée, de violents engagements ont lieu au 38ème parallèle, des deux côtés.

Dans cette guerre, initialement réticents, les Américains ne furent pas moins impliqués que les Soviétiques, au point qu’Ivan Cadeau la qualifie de « guerre américaine ». Si ce sont les Nations unies qui s’opposent aux forces sino-coréennes, c’est bien la Maison Blanche qui définit les stratégies politiques et militaires du Sud. Les commandants en chef des forces de l’ONU sont tous américains, et n’obéissent finalement qu’au président des États-Unis, ainsi qu’au Comité des chefs d’état major ; il faut rappeler qu’à cette époque, l’Union soviétique était absente du Conseil de sécurité de l’ONU, et la Chine y était représentée par l’État taïwanais, dirigé par Tchang Kaï-Chek. Entre 1950 et 1953, près de 1,8 millions de soldats américains combattent en Corée. Les États-Unis dépensent 50 milliards de dollars pour financer la guerre. Défensive à ses débuts, la guerre devient offensive lorsque l’armée nord-coréenne est repoussée au Nord du 38ème parallèle, et que les troupes sud-coréennes, appuyées par les bombardiers américains, envahissent le Nord et se dirigent vers Pyongyang.

C’est en Corée que les troupes américaines expérimentent l’arme qui entachera plus tard sa réputation au Viêt-Nam : le napalm. Le déversement de 30 000 tonnes de napalm sur la Corée du Nord par l’armée américaine constitue un traumatisme durable, et fait apparaître à nombre de Nord-Coréens la nécessité d’une sanctuarisation de leur territoire. Il est difficile de prendre en considération les relations entre les deux Corées, ainsi que la diplomatie nord-coréenne, sans prendre en compte cette donnée.

L’armistice n’est signé que le 27 juillet 1953, à Panmunjom. The Forgotten War, comme la nomment certains journaux américains, aura laissé derrière elle des millions de morts. Dans son ouvrage sur la Guerre de Corée, Ivan Cadeau dresse un bilan saisissant. Ainsi, les pertes de l’armée américaine sont de l’ordre de 33500, et on compte des centaines de milliers de blessés. La Corée du Sud a perdu un demi-million d’hommes. Enfin, la Corée du Nord enregistre plus de 520 000 tués, et la Chine, plus d’un million et demi de volontaires. Cette guerre est bien évidemment un gouffre économique puisque nombre de villes ont été dévastées. A titre d’exemple, Pyongyang a été rasée à 80 %, Séoul à 65 %. La guerre de Corée, malgré la faible place que lui accorde la mémoire collective en Occident, constitue l’un des conflits les plus meurtriers qu’ait connu le XXème siècle.

Démocratie désenchantée et monarchie nucléarisée

Près de soixante-dix ans plus tard, la situation est méconnaissable. La mutation qu’a connu la Corée du Sud à l’aube des années quatre-vingt l’a poussée dans les nations les plus développées au monde, dynamisée par ses chaebols – les 9 conglomérats industriels, dont Samsung et LG. La Corée du Sud a vu naître en son sein une société civile développée et une vie politique dynamique – que l’on se souvienne du Choi Gate, qui a révélé les conflits d’intérêt au sommet de l’État coréen, et de la réaction de la population, qui a conduit à la destitution de Park en décembre 2017. La vitalité de son économie n’est plus à établir, même si son taux de croissance ne s’élève qu’à 3,1 %, alors qu’il avoisinait les 6% il y a dix ans.

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Les protestations contre Park Geun-hye à Séoul fin novembre 2016. ©Jjw

Le Nord, jadis plus industriel, plus riche, a rejoint le bloc socialiste, avant de perdre dans les années 90 ce qui faisait sa richesse. S’il a longtemps été dopé par ce bloc, Moscou et Pékin ont raidement abandonné la petite monarchie du Nord à la fin de la Guerre froide. Modèle pour les pays du Tiers-Monde dans les années 60 et 70, le pays s’effondre jusqu’à connaître la famine après la chute du mur (1995-1997). Cette famine, qui a causé jusqu’à la mort de deux millions de Nord-Coréens, est tout autant le produit des structures économiques sous-développées de la Corée du Nord que des sanctions imposées à l’initiative de Washington. Nombre de Nord-Coréens l’inscrivent dans la continuité de la Guerre de Corée et des souffrances endurées durant ce conflit par les civils.

 « Doté d’une doctrine claire ( Juche ), la Corée du Nord n’est pas un pays régi par des dirigeants irrationnels. Kim Jong-Un est hanté par l’idée d’une invasion étrangère – en provenance des États-Unis, mais aussi de la Chine – et voit dans le nucléaire le moyen de s’en prémunir »

Aujourd’hui, la Corée du Nord reste en proie à d’immenses difficultés économiques et sociales. La malnutrition continue de toucher une grande partie de la population – environ 40%, selon l’historien et politologue Barthélémy Courmont, qui s’appuie sur les travaux de Camille Laporte. – L’aide au développement en Corée du Nord, sorti en 2012. Kim Jong-un apparaît comme un réformateur, tâchant de moderniser l’économie de son pays : s’appuyant sur la politique du byong jin, il compte développer le nucléaire et l’économie. Dans ce sens, force est de constater que la Corée du Nord de 2019 est loin d’être celle des années 90. Si les campagnes restent sous développées, concentrant la pauvreté, il a fait de Pyongyang une métropole des sciences et de la technologie, véritable laboratoire d’expérimentations économiques et sociales.

Bien sûr, le dirigeant de Corée du Nord n’abandonne pas ce qui constitue l’ADN de sa politique depuis Kim il-Sung : l’autosuffisance économique (charip), l’autonomie militaire (chawi), regroupées dans le chaju : la volonté claire d’une indépendance politique, accompagnée de l’égalité diplomatique et de l’intégrité territoriale. On aurait tort de sous-estimer la cohérence et la rationalité de la doctrine (juche) qui régit les actions politiques du régime nord-coréen. Kim Jong-un, hanté par une histoire qu’il croit faite uniquement d’agressions étrangères, voit dans le nucléaire le seul moyen de sanctuariser son pays et de prémunir sa population d’une invasion. Invasion américaine, bien sûr, mais aussi potentiellement chinoise, bourreau historique de la Corée, et voisin à bien des égards imposant pour la Corée du Nord : l’immensité de son territoire et son statut de puissance mondiale agissent comme de perpétuels avertissements pour les Coréens. Rognant chaque jour sur l’indépendance nord-coréenne, la Chine tente par ailleurs d’influer sur l’identité nord-coréenne ; c’est ce que laisse à penser Maurizio Riotto, professeur de langue et de littérature coréenne à l’université des études de Naples (La péninsule coréenne et son avenir, dans la revue Outre-terre) insistant notamment sur les manœuvres des milieux universitaires chinois qui, depuis les années 90, initient une mobilisation visant à délégitimer le passé de Koguryŏ, ancien royaume se trouvant dans une partie de l’actuelle Corée du Nord. Kim Jong-un se méfie de son voisin ; à cet égard, l’élimination du numéro 2 du régime Kim Jong-nam, proche de la Chine, est un lourd signal envoyé à Xi Jinping.

Dès les années 60, le régime de Corée du Nord tente de mettre la main sur l’arme nucléaire avec l’aide des soviétiques. Cette alliance se matérialise par un traité d’assistance mutuelle, et la livraison d’un premier réacteur nucléaire. S’ensuit une partie de cache-cache, au cours de laquelle la Corée du Nord n’a cherché qu’à gagner du temps. Si en 1985 elle signe le traité de non-prolifération nucléaire, elle refuse par la suite toute inspection. En 1993, après la découverte de plutonium, des pourparlers sont émis ; l’accord du KEDO fixe pour conditions l’abandon du programme nucléaire militaire et la livraison de réacteurs civils. Les années Bush compromettent l’application de ce traité : inscrivant la Corée du Nord dans l’axe du mal, George W. Bush se refuse à toute négociation. Les années 2002 et 2003 marquent un regain de tensions, avec le développement secret de l’enrichissement d’uranium et la reprise du programme nucléaire, ainsi qu’une nouvelle sortie du TNP. Cette menace du développement du nucléaire rend les relations entre les deux Corées conflictuelle, tout comme le gouffre qui sépare la nature des deux régimes. Ce dernier trait constitue d’ailleurs un élément constant de la stratégie de politique intérieure des deux gouvernements, cherchant par tous les moyens à se démarquer l’un de l’autre.

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La ville de Pyongyang. © Uri Tours

Les errements de la diplomatie

Parmi toutes les stratégies utilisées par le gouvernement américain, aucune n’a réellement fonctionné, ni pour faire tomber le régime nord-coréen, ni pour le pousser vers la voie de la dénucléarisation. Les sanctions, panacée devant faire tomber un régime sanguinaire, ont au contraire fourni une justification idéologique au gouvernement. Pire, comme le montre le rapport de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de septembre 2017 intitulé Le régime de sanctions à l’encontre de la Corée du Nord, elles ont contribué à l’apparition d’une famine dans les années 90, à l’origine de deux millions de morts.

Ces mêmes sanctions sont par ailleurs biens souvent contournées par le biais du bureau 39. Ce dernier, véritable colonne vertébrale du régime, agit comme une banque qui permet de financer le programme nucléaire. Il gère plusieurs milliers de sociétés qui opèrent à l’étranger, rapportant à lui seul la moitié du produit intérieur brut de la Corée du Nord. Il y aurait ainsi plus de 150 000 travailleurs à l’étranger, en Mongolie et en Russie. 75% de leur salaire serait confisqué par le régime.

La Corée du Nord adopte donc une stratégie souvent fine, qui lui permet d’arriver à ses fins. Pendant ce temps, les chancelleries du monde entier sont aux abois. Le comportement des présidents américains ne brille souvent pas par sa subtilité, donnant du grain à moudre à la propagande du régime. Bien avant Trump, Clinton avait menacé en juin 1994 la Corée du Nord de destruction, avant de provoquer des soldats nord-coréens dans la zone démilitarisée. Sur la question des relations avec la Corée du Nord, la France est alignée sur les États-Unis. Elle n’a toujours pas reconnu la Corée du Nord – elle est la seule dans l’Union européenne avec l’Estonie – et a voté les sanctions envers le régime des Kim. Dans le même temps, une centaine de pays ont reconnu le Nord, dont la Chine et la Thaïlande, et des délégations nord-coréennes siègent à l’ONU et à l’Unesco.

Des espoirs fragiles

L’histoire est parfois déconcertante et donne lieu à des scènes qui laissent poindre une lueur d’espoir. Les rencontres entre M.Trump, et M.Kim Jong-un, ou entre M.Kim Jong-un et M.Moon en 2018 sont de cet ordre. Le président américain s’affichait alors à Singapour le 12 juin, avec son homologue nord-coréen, avec un brin de sympathie, tandis que ce dernier évoquait la perspective d’une dénucléarisation de la péninsule. Une réussite diplomatique d’une rare ampleur pour le dirigeant nord-coréen, qui rencontrait un président américain pour la première fois de l’histoire du régime.

«  soulever la question du nucléaire pour les américains – lorsqu’on connaît les déterminants géopolitiques qui ont poussé le gouvernement du Nord à rechercher l’arme nucléaire, hanté par le spectre d’une invasion – ne constitue-t-il pas un prétexte, une volonté de ne pas négocier ? »

Enfin, l’opiniâtreté de M.Moon, le président de la Corée du Sud, allait à rebours de l’attitude de Mme Park, insistant sur l’unité du peuple Coréen, leur langue et leur culture commune. Dans une époque marquée par le primat de l’image, l’ancien conseiller des présidents Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun a privilégié une mesure concrète : la possibilité d’une réouverture en 2019 de la liaison ferroviaire entre Pyongyang et Séoul, confirmée par la venue de délégations des deux Corées le mercredi 26 décembre 2018 à Kaesong, et l’ouverture d’un bureau des liaisons, le 14 septembre 2018, permettant de communiquer 24h sur 24 avec le Nord. M. Moon s’est aussi attelé à désamorcer le nationalisme coréen, à l’heure où il fait florès dans toute la région. Moon parvient à rétablir la confiance avec son voisin nord-coréen après des années tourmentées, symbolisées par l’attitude diplomatique du conservateur Lee Myung Bak, au pouvoir en 2008.

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La rencontre historique entre Donald Trump et Kim Jong-un en juin 2018. ©Dan Scavino Jr

La confédération, à défaut de la réunification ?

Depuis, aucune mesure concrète n’a été prise par le gouvernement des États-Unis ou de Corée du Nord, et leur relation reste marquée de la même acrimonie qui la caractérise depuis les années 50. Un nouveau sommet a eu lieu fin février 2019, au Viêt-Nam, entre les chefs d’États coréens et des États-Unis. Ces derniers y ont renouvelé la demande d’une dénucléarisation vérifiable de la Corée du Nord. Mais soulever la question du nucléaire, dans les circonstances que l’on sait – lorsqu’on connaît l’histoire traumatique de la Corée, les déterminants géopolitiques qui ont poussé le gouvernement du Nord à rechercher l’arme nucléaire, la psychologie des dirigeants, hantés par le spectre d’une invasion – ne constitue-t-il pas un prétexte, une volonté de ne pas négocier ? Une chose est certaine : la menace nord-coréenne permet à la première puissance du monde de rester militairement active en Corée du Sud. À l’heure ou la Chine connaît une expansion sans commune mesure, la Corée du Nord est un alibi qui permet aux États-Unis de justifier leur entreprise de militarisation de la région. Chez les théoriciens néoconservateurs, on se prépare à la guerre : « nous irons à la guerre dans la mer de Chine méridionale d’ici cinq à dix ans. […] Il n’y a aucun doute là-dessus », déclarait Steve Bannon au Guardian en 2016. Une dénucléarisation que le régime nord-coréen, à n’en pas douter, n’acceptera de toutes manières jamais.

Quant à la réunification politique, elle est une chimère qui hante la péninsule, et qui n’a pas fini de faire rêver la vieille génération coréenne – la jeunesse y étant plus indifférente. Les grands – Chine, États-Unis, Russie, Japon – mus par la realpolitik, s’en méfient fortement, eu égard aux précieux intérêts géostratégiques qu’ils protègent dans cette région. Les différences culturelles et linguistiques s’accroissent jour après jour entre les deux Corées, ne facilitant pas l’hypothèse d’une réunification. Et pourtant, une identité proprement coréenne survit, au Nord comme au Sud.

Aujourd’hui plus que jamais, à défaut d’une réunification, l’idée d’une confédération fait son chemin. Déjà évoquée lors du sommet inter-coréen de juin 2000, elle serait une aubaine pour la Corée du Sud qui profiterait d’une main d’œuvre disciplinée et formée, et d’une population souhaitant plus que jamais consommer. Fortune aussi pour le Nord également ? à condition que cette confédération ne soit pas mise en place d’une manière qui donnerait au Sud de profiter de l’asymétrie en termes de développement des deux Corées. La baleine et la crevette, dit le proverbe coréen. Et si les Corées en venaient à donner du grain à moudre à la Chine et aux États-Unis ? Au Nord comme au Sud, on s’agace de la place croissante d’alliés encombrants, comme l’illustrent les vives critiques contre le déploiement du Terminal high altitude area defense (Thaad), le bouclier antimissile américainla présence américaine demeurant très contestée au Sud, depuis le départ. Cela constituerait un renversement spectaculaire de la situation – à condition que les antagonismes extra-péninsulaires l’emportent sur l’antagonisme intra-coréen.