Mais pourquoi les riches votent-ils à gauche ?

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© Thomas Frank

L’historien Thomas Frank analyse la lente conquête des classes populaires par la droite radicale aux États-Unis. Son dernier livre, Pourquoi les riches votent à gauche, paru en anglais juste avant l’élection de 2016, sonne comme une alarme. Sa traduction en français chez Agone, avec une préface de Serge Halimi, peut nous donner les clefs pour comprendre cette évolution et inverser la tendance.


En Europe comme en Amérique, les anciens grands partis de gauche semblent suivre une trajectoire similaire qui les pousse toujours plus vers un consensus centriste et libéral. Cette stratégie conduit pourtant systématiquement à un effondrement électoral, ou même à une « pasokisation », en référence à l’ancien grand parti de la gauche grecque, aujourd’hui réduit à un groupuscule parlementaire. En réaction, les partis et les mouvements de droite connaissent cependant un mouvement inverse qui les pousse vers des positions toujours plus radicales. Quelles sont les raisons derrière ce glissement politique ? La question a déjà été posée à de nombreuses reprises mais bien peu nombreux, finalement, sont les intellectuels à avoir vraiment analysé la situation. La sortie en français de l’ouvrage Pourquoi les riches votent à gauche chez Agone (Titre original : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016) nous donne l’occasion de parler de l’un d’eux. Thomas Frank n’est pourtant pas facile à cerner. On a pu le lire dans le Harper’s Magazine, sur Salon.com, dans le Financial Times, le Guardian et le Monde diplomatique, mais il est aussi l’auteur de plusieurs livres. Selon les endroits où il s’exprime, il peut être à la fois un auteur, un analyste politique, un historien, un journaliste, un critique culturel ou même un « culture war author ». Ce qui est certain, c’est qu’il aussi un visionnaire.

Pour comprendre son importance, il faut revenir sur sa carrière. Thomas C. Frank est né en 1965 et a grandi à Mission Hills, Kansas, une banlieue dans l’aire urbaine de Kansas City, Missouri. Il étudie à l’Université du Kansas puis à l’Université de Virginie, et reçoit un doctorat en Histoire de l’Université de Chicago après une thèse consacrée à la publicité aux États-Unis dans les années 1960. Il fonde en 1988 un magazine de critique culturelle : The Baffler. La revue, qui deviendra notamment célèbre pour avoir éventé la supercherie du « Grunge speak » dans le New York Times(1), se vante de critiquer « la culture business et le business de la culture ».

Page Facebook publique de Thomas Frank, photos du journal
Thomas Frank à Graz, en Autriche, en 1998. © Thomas Frank

Les deux premiers ouvrages de Thomas Frank (Commodify Your Dissent(2), composé d’articles qu’il a écrit pour The Baffler, et The Conquest of Cool(3), tiré de sa thèse) ont pour sujet la cooptation de la dissidence par la culture publicitaire, c’est-à-dire la marchandisation de la langue et du symbolisme non-conformiste et contestataire, en particulier celui de la jeunesse. Il s’agit d’un sujet dont l’actualité est frappante, et qui est tout-à-fait éclairant sur le rôle que tient la publicité dans la société contemporaine, les liens entre capitalisme, culture populaire et médias de masse et les relations sociales de pouvoir dans l’espace médiatique.

À l’occasion de la parution de The Conquest of Cool, Gerald Marzorati écrit dans The New York Times Book Review le 30 novembre 1997(4) :

« [Thomas Frank est] peut-être le jeune critique culturel le plus provocateur du moment, et certainement le plus mécontent. […] Sa pensée ainsi que sa prose nous renvoient à une époque où la gauche radicale représentait, en Amérique, plus que des conférences et des séminaires suivis par des professeurs foucaldiens. Frank s’est débarrassé du jargon de mandarin ; pour lui, il est question de richesse et de pouvoir, de possédants et de dépossédés, et c’est clair et net. »

Le troisième ouvrage de Thomas Frank, publié en 2000 et intitulé One Market Under God(5), examine la confrontation entre démocratie traditionnelle et libéralisme de marché, et s’attaque en particulier à ceux qui considèrent que « les marchés sont une forme d’organisation plus démocratique que les gouvernements élus ». Ici encore, l’actualité de l’analyse est brûlante et démontre que Thomas Frank avait parfaitement compris les enjeux politico-économiques qui ouvraient le nouveau millénaire.

La conquête conservatrice des classes populaires

L’ouvrage qui va le rendre célèbre aux États-Unis sera publié en 2004, peu avant l’élection présidentielle que George W. Bush remportera face au Démocrate John Kerry, sous le titre What’s the Matter with Kansas?(6). Présent 18 mois sur la liste des best-sellers du New York Times, il sera traduit en français sous le titre Pourquoi les pauvres votent à droite. Ce livre est en grande partie tirée de l’expérience de Thomas Frank avec les évolutions politiques de son État d’origine, le Kansas, et représente une analyse politique magistrale qui est encore souvent reprise aujourd’hui.

Thomas Frank part d’un constat : les régions rurales des États-Unis, et en particulier dans le Midwest, font partie des zones les plus pauvres du pays. Alors que ces endroits furent le foyer d’un populisme agrarien de gauche radicale à la fin du XIXe siècle et qu’elles souffrent énormément des politiques libérales depuis les années 1970, comment se fait-il que ces régions soient autant acquises aux Républicains ? Ainsi, le comté le plus pauvre des États-Unis à l’époque (hors réserves indiennes) se trouvait à la frontière entre le Nebraska et le Kansas : ce comté de fermiers et de ranchers déshérités votait pour les candidats Républicains avec des marges de plus de 60 points. Comment, se demande Thomas Frank dans ce livre, peut-on autant voter contre ses intérêts ?

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Pourquoi les pauvres votent à droite ? © Thomas Frank

La réponse se trouve aussi, en écho avec son travail sur la publicité, dans une appropriation de la contestation. Cette fois, c’est la droite qui a coopté le ressentiment contre l’establishment et l’a retourné à son profit. Thomas Frank montre que les Républicains conservateurs du Kansas qui étaient les plus radicaux au sein du parti se sont présentés comme les ennemis des « élites » : les politiciens du Congrès mais aussi les producteurs d’Hollywood ou les journalistes de la « Beltway », cette région urbanisée allant de Boston à Washington, D. C. En jouant sur le ressentiment des classes populaires blanches rurales et suburbaines, ils ont rapidement marginalisés les Républicains modérés et se sont assurés une domination presque totale sur la politique de l’État. Cependant, leur critique de l’élite se fait surtout sur un terrain culturel ; une fois au pouvoir, les Républicains conservateurs mettent en place une politique néolibérale qui nuit fondamentalement à l’électorat populaire. Malgré cela, au Kansas, les électeurs continuent à voter de plus en plus à droite. Ce phénomène, que l’on retrouve à travers l’entièreté du Midwest et du Sud, est appelé le « backlash » (contrecoup) conservateur par Thomas Frank. Le backlash se construit surtout sur des questions culturelles comme l’avortement, le port d’armes et le mariage gay. Dans le monde du backlash, les « libéraux » (au sens américain, c’est-à-dire la gauche) sont unis dans leur désir de détruire ces symboles de l’Amérique traditionnelle ; ils méprisent les « vrais Américains » qui vivent dans le « Heartland », le centre rural du pays. En opposition, on parle volontiers de « libéraux côtiers » pour qualifier les habitants de New York ou de San Francisco.

Le porte-étendard du backlash conservateur dans le Kansas est Sam Brownback, qui était à l’époque l’un des deux sénateurs de l’État. Il en sera par la suite le gouverneur, de 2011 à 2018, période pendant laquelle sa politique de baisse massive d’impôts ruinera totalement le budget étatique. L’entièreté de sa carrière se construira sur cette thématique anti-establishment.

« Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite. »

Ce backlash conservateur n’est pas un phénomène récent aux États-Unis ; selon Thomas Frank, on peut retrouver ses origines à l’époque de Richard Nixon. Ce backlash vit une accélération avec l’ère Reagan mais surtout avec la « révolution conservatrice » menée par Newt Gingrich, qui fut élu Speaker de la Chambre des Représentants après la large victoire des Républicains aux élections de mi-mandat de 1994, sur un programme très conservateur (« The Contract with America »). Le repli identitaire sur des valeurs culturelles, au premier chef l’avortement, se cristallise vraiment à cette époque. Ce que Thomas Frank souligne avec justesse, cependant, est qu’il ne s’agit pas d’un banal mouvement réactionnaire et que l’on ne peut pas se contenter de l’expliquer par le racisme de la société américaine, comme beaucoup le font. Il montre au contraire que les militants anti-avortement, les plus radicaux et les plus nombreux au sein du backlash, s’identifient énormément aux militants abolitionnistes de la période précédant la guerre de Sécession. Le Kansas lui-même a été fondé par des abolitionnistes venus de Nouvelle-Angleterre cherchant à empêcher les habitants du Missouri voisin, esclavagistes, de s’établir sur ces terres. Le conflit, parfois très violent, qui opposa abolitionnistes et esclavagistes dans les années antebellum fait évidemment écho, pour ces militants, à celui qu’ils mènent contre l’avortement. Ils s’identifient également aux populistes agrariens de la fin du XIXe siècle qui secouèrent la politique américaine. Emmenés par William Jennings Bryan, un natif du Nebraska trois fois candidat à la présidentielle pour le parti Démocrate, ces populistes (comme ils s’appelaient eux-mêmes) militaient contre les monopoles et les grands banquiers qui dominaient l’économie. Ces deux mouvements populaires étaient sous-tendus par de forts sentiments religieux évangéliques, comme l’est aujourd’hui le mouvement « pro-life ». Ces activistes mettent leur lutte en parallèle avec leurs prédécesseurs comme une dissidence contre le pouvoir en place et son hégémonie culturelle. En ce sens-là, le backlash dans le Midwest est à dissocier de celui du Sud profond (Louisiane, Alabama, Mississippi, Géorgie) qui a plus à voir de son côté avec un maintien ou un renforcement de la suprématie blanche et se berce souvent de nostalgie confédérée. Mais malgré tous les beaux sentiments des conservateurs du Midwest, ce backlash les amène tout de même à voter avec constance contre leurs intérêts économiques. Contrairement à l’époque de William Jennings Bryan, le ressentiment populaires ne se tourne plus contre les élites économiques. « Ici, la gravité du mécontentement ne pousse que dans une seule direction : à droite, à droite, toujours plus à droite », écrit Thomas Frank.

Quand il écrit What’s the Matter with Kansas, il ne pouvait pas prévoir le « Tea Party », ce mouvement né en 2009 qui pousse le backlash encore plus loin, ni Donald Trump. Ces événements donnent pourtant à son livre une teneur presque prémonitoire ; ce qui se passait dans le Kansas en 2004 s’est étendu à toute la nation.

Gardant toujours un œil sur la droite américaine, il publie dans les années suivantes deux livres décortiquant le pillage systématique des services publics par les conservateurs (The Wrecking Crew(7)) et la façon dont la crise économique fut utilisée pour justifier le néolibéralisme par la droite (Pity the Billionaire(8)). Son dernier livre est publié sous le titre Listen, Liberal(9) en 2016, six mois avant l’élection qui a fait de Donald Trump l’homme le plus puissant du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une continuation de What’s the Matter with Kansas, en ce qu’il reprend là où s’était arrêté son dernier chapitre : quelle est la responsabilité des Démocrates dans ce fiasco ?

L’ère Obama : autopsie d’un échec

Alors qu’elle avait tout gagné en 2008, la gauche étasunienne a perdu la Chambre et le Sénat, un millier de sièges dans les assemblées étatiques, n’a réussi à imposer qu’une timide réforme de l’assurance-maladie et n’a qu’à peine régulé l’industrie des services financiers. En 2016, Wall Street fonctionne comme avant, et si la reprise est là sur le papier, les trois-quarts des Américains estiment que la récession est toujours en cours. Le chômage baisse mais la grande majorité des nouveaux profits ont été captés par les actionnaires, et les jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail et de l’immobilier écrasés par la dette étudiante.

Thomas Frank explique dans Listen, Liberal que ceci n’est pas simplement dû à la malchance ou aux aléas de l’économie. Le parti Démocrate est en fait devenu un parti d’élites, ceux qu’il appelle la « classe professionnelle », ou « classe créative » : les médecins, les ingénieurs, les avocats, éditorialistes, fondateurs de start-ups et cadres de la Silicon Valley. Cette classe était celle qui était la plus acquise au Parti Républicain dans les années 1960 – aujourd’hui, elle est devenue la plus Démocrate. De fait, le niveau d’éducation et le vote démocrate sont parfaitement corrélés dans la population blanche, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas du revenu (les très riches continuent à voter Républicain). C’est cette classe professionnelle qui contrôle le Parti Démocrate aujourd’hui, et elle impose son programme libéral en matière d’économie.

Pourquoi les riches votent à gauche ? © Thomas Frank

En termes politiques, les éléments-clefs mis en avant par les Démocrates centristes qui représentent cette catégorie d’intérêts sont la méritocratie, l’expertise, le consensus, la politique bipartisane. Ce genre de discours délaisse complètement les thèmes démocrates traditionnels qui s’adressaient aux travailleurs, aux syndicats, aux habitants des zones rurales, qui promettaient de défendre les Américains moyens contre les intérêts monopolistiques ; en bref, défendre le « small guy ». Selon Thomas Frank, c’est ce changement chez les Démocrates qui pousse l’électorat populaire dans les bras des Républicains. Ce changement a commencé avec Bill Clinton, dont le mandat a été marqué par la signature de l’ALENA, le plus grand accord de libre-échange de l’histoire des États-Unis. Ce projet avait pourtant été rédigé par l’administration de George H. W. Bush, mais c’est Bill Clinton qui lui a permis d’entrer en vigueur : il aura un effet destructeur sur l’industrie du Midwest. C’est aussi sous Bill Clinton que la loi Glass-Steagall, qui régulait Wall Street depuis 1933, a été abrogée. Cette politique, à l’opposé de ce que défendaient les Démocrates depuis Franklin D. Roosevelt, était justifiée par des arguments rationnels : c’est-à-dire sur l’avis d’économistes et de banquiers, de techniciens de la politique et de l’économie. Ainsi, le secrétaire du Trésor de 1995 à 1999, Robert Rubin, était un ancien membre du conseil d’administration de Goldman Sachs. Avoir un diplôme d’une université de l’Ivy League est une condition sine qua non pour être accepté au sein de cette élite, de même que croire dur comme fer à la loi du marché, à la dérégulation et au libre-échange.

La présidence de Barack Obama n’échappa pas à cette tendance. Les Démocrates se trouvaient, en 2008, dans une situation parfaite pour réformer l’économie en profondeur : ils contrôlaient le Congrès et la crise financière appelait à punir les responsables. Mais plutôt que d’appliquer les lois anti-trusts et d’imposer des politiques de régulation à Wall Street, ils n’ont mis en place que de timides réformes. Selon Thomas Frank, cela s’explique par le fait que l’agenda démocrate était fixé par la “classe professionnelle” qu’il décrit, qui voit les régulations d’un mauvais œil et préfère appliquer les recommandations d’économistes : la présidence Obama a marqué l’avènement de la technocratie aux États-Unis. Pour les élites démocrates, les banquiers de Wall Street sont des personnes tout à fait recommandables : elles possèdent un diplôme prestigieux, donc elles savent ce qu’elles font, et se comportent de manière rationnelle. Thomas Frank rejoint ici la critique faite par Elizabeth Warren, sénatrice Démocrate du Massachusetts, ancienne professeure de droit à Harvard et figure de l’aile gauche du parti : selon elle, l’administration Obama avait le pouvoir et la légitimité pour punir lourdement les responsables de la crise, mais cela n’a pas été fait(10).

« Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté. »

Malgré l’espoir historique qu’a suscité Barack Obama, la situation ne s’est pas vraiment améliorée sous sa présidence pour l’électorat populaire, qui avait majoritairement voté pour lui hors du Sud. Les banques « too big to fail » sont sauvées, les traités de libre-échange continuent d’être signés, la logique du marché continue de triompher. Ce faisant, les élites démocrates, se parant de responsabilité morale, sont persuadées de mettre en place les politiques les plus efficaces et les plus rationnelles. Après tout, elles font consensus parmi les spécialistes, et les objectifs traditionnels du parti Démocrate (justice sociale, égalité des chances, partage des richesses) ne peuvent plus permettre à la gauche de gagner à leurs yeux. Le reproche d’inéligibilité fait à Bernie Sanders rappelle l’identique rengaine contre Jeremy Corbyn. Pourtant, Bernie Sanders n’est rien de plus qu’un Démocrate classique : son programme reprend presque exactement là où Harry Truman s’est arrêté en 1952 et ne ferait pas rougir un Kennedy. Que Sanders soit devenu marginal illustre parfaitement comment le Parti Démocrate a pu perdre les cols bleu du Midwest américain. À travers le pays, les électeurs blancs sans diplôme sont devenus un groupe solidement républicain, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans.

Bien avant l’élection de Trump, tous les éléments étaient donc déjà présents pour sa victoire. De fait, c’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. L’Iowa, État agricole du Midwest, avait été gagné par Obama en 2008 avec neuf points d’avance ; en 2016, Trump l’a remporté avec une marge de dix points. Difficile d’accuser des personnes qui ont voté deux fois pour Obama d’avoir voté Trump par racisme ; et ce sont précisément ces électeurs qui ont voté pour Obama puis pour Trump qui lui ont permis de remporter l’élection, en gagnant des États qui n’avaient pas été remportés par les Républicains depuis 1988 comme le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Mais plutôt que de remettre en question leur stratégie, dont ils sont persuadés qu’elle est la seule rationnelle, les élites Démocrates, comme le montrait déjà Thomas Frank six mois avant l’élection, préfèrent analyser ce backlash comme une expression bêtement raciste. Quand Hillary Clinton se vante d’avoir gagné des districts représentant les deux-tiers du PIB étasunien avant de qualifier ses électeurs d’« optimistes, divers, dynamiques, allant vers l’avant », en opposition à ceux de Trump décrits comme simplement racistes et misogynes, elle représente parfaitement la vision qu’a l’élite démocrate de la situation électorale actuelle. Incapables de remettre en question leur vision technocratique de la politique, ils préfèrent analyser en termes manichéens tout ce qui ne va pas dans leur sens : les électeurs de Trump doivent être racistes et l’élection n’a pu qu’être truquée par la Russie. Même si ces sujets ne peuvent être ignorés, les élites du Parti Démocrate réduisent leur analyse de l’élection de 2016 à ces deux facteurs explicatifs. Pourtant, l’œuvre de Thomas Frank donne une vision très claire de ce qui a mal tourné dans la politique américaine. Depuis 1992, les Démocrates pensent qu’ils peuvent ignorer les classes populaires, acquises depuis des générations au parti ; l’idée qu’ils puissent changer de camp paraissait impensable. Pourtant, les classes populaires blanches votent aujourd’hui en masse pour les Républicains. La résistible ascension de Donald Trump et des Républicains était tout à fait prévisible et est la conséquence de problèmes qui ne risquent pas de disparaître subitement.

Ce bref aperçu de la carrière de Thomas Frank montre clairement qu’il a parfaitement compris son époque. La progressive conquête des classes populaires par les Républicains est un phénomène de longue durée, mais les signes avant-coureurs étaient déjà sous les yeux des Démocrates en 2004. What’s the Matter with Kansas? pourrait presque décrire l’élection de 2016 : Steve Bannon, le directeur de campagne de Trump, a fait du ressentiment économique son cheval de bataille principal. Donald Trump fut élu en promettant la fin du libre-échange et de la domination des élites. Il n’en fut rien(11), bien entendu, comme cela avait été le cas dans le Kansas et ailleurs par le passé.

« C’est bien l’Amérique qui a cru en Obama qui a élu Trump. »

La traduction française de What’s the Matter with Kansas? s’intitule Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013). La traduction de Listen, Liberal sous le titre Pourquoi les riches votent à gauche montre bien le rôle complémentaire des deux ouvrages, chacun donnant une des clefs pour résoudre l’énigme de l’échec de la gauche américaine.

Thomas Frank a commencé sa carrière en montrant comment la publicité s’appropriait la contestation et la contre-culture, et il est devenu un des auteurs politiques les plus connus au sein de la gauche américaine en montrant comment les conservateurs s’appropriaient le mécontentement et le populisme. Sa compréhension des enjeux politiques de son époque est soutenue par sa formation d’historien de la culture et des idées : il associe l’analyse socio-économique et l’analyse culturelle des phénomènes politiques.

Aucun règne ne peut durer éternellement, cependant, et celui du rationalisme centriste pas plus que les autres. La résurgence au sein du parti Démocrate d’un mouvement cherchant à le ramener à ses racines constitue une réponse au consensus libéral qui domine le parti depuis Bill Clinton, et pourrait bien renverser le paradigme politique. Comme Thomas Frank le dit dans Listen, Liberal, la gauche avait par le passé la capacité d’apporter des réponses au mécontentement populaire, et c’est là qu’elle trouvait sa véritable force. Bernie Sanders a réussi à obtenir 43 % des voix avec une campagne fondée uniquement sur des contributions individuelles, une performance historique qui signifie que quelque chose a changé au sein du parti. Si les Démocrates arrivent à redevenir un parti populaire, ils pourront inverser la tendance historique à laquelle ils font face et qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche.

Ce type de changement ne peut venir que de l’intérieur du Parti Démocrate. Mais l’analyse éclairée de Thomas Frank donne un examen de long terme se reposant sur l’histoire politique, culturelle et sociale des États-Unis qui permet à tous les observateurs d’élargir leur champ de vision et de mettre en perspective la situation politique actuelle. L’analyse rigoureuse de Thomas Frank a mis en évidence les sources du backlash conservateur qui se développe aux États-Unis dès le début des années 2000 et qui a directement mené à la présidence Trump. À l’heure où ce contrecoup commence à se faire sentir en Europe, la lecture de Thomas Frank devient nécessaire.


Illustration : Photo prise par Thomas Frank pour illustrer la quatrième de couverture de son prochain livre. ©Thomas Frank

Frank, Thomas : Commodify Your Dissent: Salvos from the Baffler, W. W. Norton & Company, 1997.

3 Frank, Thomas : The Conquest of Cool: Business Culture, Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, University of Chicago Press, 1997.

5 Frank, Thomas : One Market Under God: Extreme Capitalism, Market Populism, and the End of Economic Democracy, Anchor Books, 2000.

6 Frank, Thomas : What’s the Matter with Kansas?: How Conservatives Won the Heart of America, Picador, 2004.

7 Frank, Thomas : The Wrecking Crew: How Conservatives Ruined Government, Enriched Themselves, and Beggared the Nation, Metropolitan Books, 2008.

8 Frank, Thomas : Pity the Billionaire: The Hard-Times Swindle and the Unlikely Comeback of the Right, Metropolitan Books, 2012.

9 Frank, Thomas : Listen, Liberal: or Whatever Happened to the Party of the People?, Scribe, 2016.

« March for Our Lives » : la génération post-2001 se soulève contre le port d’armes

Premier mouvement social de masse du mandat de Donald Trump, la March for Our Lives est aussi la plus grande manifestation anti-armes à feu de l’histoire des États-Unis. La mobilisation est d’ores et déjà historique, et couronnée de succès en Floride, où la législation a été modifiée. Mais au-delà de la question des armes, le 24 mars a des allures d’acte de naissance pour une nouvelle génération politique.


Les images étaient impressionnantes, samedi 24 mars, à Washington. 800 000 personnes sont descendues dans les rues de la capitale américaine pour réclamer un contrôle plus strict de la vente d’armes à feu dans le pays. Des mobilisations similaires ont eu lieu un peu partout aux États-Unis : 850 villes concernées, pour un million et demi de manifestants en tout. Le mouvement « March for Our Lives » (littéralement, « marcher pour nos vies ») est déjà à inscrire dans les livres d’histoire comme la plus grande manifestation anti-port d’armes de l’histoire américaine. Seul Donald Trump ne s’en est peut-être pas encore rendu compte, lui qui, pendant la Marche, jouait au golf dans sa propriété de West Palm Beach, en Floride.

Tout un symbole, qui reste en travers de la gorge de nombreux Américains : c’est à peine à quarante-cinq minutes de ce terrain de golf que la « March for Our Lives » puise ses origines. À Parkland, plus précisément. Le 14 février dernier, Nikolas Cruz, 19 ans, entre dans son ancien lycée et massacre quatorze élèves et trois membres du personnel avec un fusil d’assaut militaire AR-15. C’était déjà la trentième fusillade depuis le 1er janvier 2018 sur le sol américain, la dix-huitième en milieu scolaire…

Les succès de la mobilisation en Floride

© Mike Licht, Flickr

Avec 495 morts depuis début 2017, la chose en est devenue presque routinière aux Etats-Unis : les tueries de masse rythment l’actualité, dans un pays qui concentre 40 % des armes en circulation dans le monde. Alors pourquoi la tuerie de Parkland a-t-elle donné naissance à un véritable mouvement de fond, qui semble bien parti pour durer ? La réponse réside sans doute dans la capacité des survivants de Parkland eux-mêmes à se mobiliser rapidement après le drame, et à faire bouger les lignes dans l’État de Floride.

Ainsi, le 7 mars, le Parlement de Floride a adopté une loi restreignant l’accès aux armes à feu, et ce contre l’avis du lobby pro-armes, la NRA. La chambre étant à majorité républicaine, un camp politique particulièrement financé par l’argent de l’industrie des armes, le tour de force est à saluer. Certes, ce n’est au fond qu’une petite avancée : si l’âge légal pour acheter une arme recule de 18 à 21 ans, si les armes à crosse rétractable (comme le fusil d’assaut qui a servi dans la tuerie) sont interdites et si les délais d’attente à l’achat sont rallongés, la loi ouvre aussi la possibilité d’armer les enseignants et le personnel scolaire… Mais le symbole est là : des jeunes de moins de vingt ans, qui n’ont pas encore la majorité électorale, ont réussi à peser plus lourd que les lobbys.

Le soulèvement d’une jeunesse post-9/11

Car c’est sans doute ça, la véritable rupture historique de ce 24 mars : l’entrée dans le champ politique d’une nouvelle génération, qui fait partie de ces 4 millions d’Américains qui, d’ici 2020, pourront voter pour la première fois. Si la marche de samedi était transgénérationnelle et relativement transpartisane (bien qu’à forte majorité démocrate), les jeunes étaient en surnombre, et en tête de cortège. Cette génération-là est née entre 2000 et 2003, n’a pas connu le 11 septembre 2001, n’a pas dans son imaginaire politique la chute des Twin Towers, totem traumatique indépassable des générations précédentes. Les marcheurs de samedi ont été bien plus marqués par les errances et les mensonges de la politique de Bush au Moyen-Orient, par les dérives du Patriot Act, que par le patriotisme tous azimuts de leurs parents, voire de leurs grands frères et grandes sœurs. Ils étaient trop jeunes pour voter en 2016, mais soutiennent pour la plupart Bernie Sanders : ils sont progressistes et ont envie de changement. Leur poids électoral en 2020 pourrait jouer dans les Etats les plus stratégiques, Floride en tête.

Une militante tenant une pancarte à l’effigie d’Emma Gonzalez © Robb Wilson, WikiCommons

Déjà, des figures hypermédiatisées ont émergé, des visages qu’on s’attend à retrouver régulièrement sur la scène politique américaine ces prochaines années. À l’image d’Emma Gonzalez. Jeune femme de 18 ans, crâne rasé, jean troué, ouvertement bisexuelle et d’origine cubaine : si l’Amérique anti-Trump a un visage, c’est sans doute celui de la porte-parole des survivants de Parkland. C’est elle qui, samedi, a fait taire la manifestation pendant six minutes et vingt secondes de silence (soit le temps qu’il a fallu à Nikolas Cruz pour éliminer ses 17 victimes à Parkland). Certains commentateurs la présentent déjà comme l’avenir politique de la communauté latino-américaine en Floride.

Reste à voir maintenant si la « March for Our Lives » parviendra à pousser les autorités à s’attaquer à l’inamovible droit au port d’armes au niveau fédéral, ce qui sous-entendrait une modification de la Constitution. Une seule chose est sûre, ces jeunes n’en sont qu’au début de leur combat, et commencent à peine leur parcours politique.

Le GIEC et les faux-semblants climatiques du monde libre

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) soufflait ses 30 bougies mardi dernier, à l’Unesco à Paris, avant d’enchaîner toute la semaine pour la 47ème session de négociations. Il s’agissait surtout pour tous les pays participants de convenir du budget alloué à cette grande organisation, alors même que les Etats-Unis menacent de ne plus le financer. L’occasion de revenir sur l’exceptionnelle importance de ce groupe de décideurs et de scientifiques chargé de dresser des scénarios pour le futur de l’humanité. Cette session, comme les précédentes, a été marquée par l’hypocrisie des dirigeants néolibéraux qui communiquent sur l’urgence climatique d’une main, pour accepter des traités de libre-échange désastreux pour le climat de l’autre main. 


Le climat a le vent en poupe, surtout lorsque cela permet aux grands de ce monde de s’affirmer sur la scène internationale. Face aux Etats-Unis récalcitrants, la France a annoncé qu’elle participera jusqu’à la publication du 6ème rapport, en 2022, à hauteur de 1 million d’euros afin d’assurer un futur au GIEC. Une réelle préoccupation de Macron pour le climat ? On peut en douter. Cette décision ne l’empêche pas de soutenir l’accord en négociation avec le MERCOSUR, qui ferait venir en France la viande sud-américaine, la même qui est en partie responsable de la déforestation de l’Amazonie. L’écart entre les paroles et les actes s’agrandit : d’une part, la volonté affichée au monde, avec de beaux discours bien huilés, d’engager la “transition”. D’autre part, l’échec de la France dans sa politique de réduction des émissions. La Stratégie Nationale Bas-Carbone, qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2050 et prévoit une diminution par an de 2% des émissions, est sur le papier une superbe initiative – dommage qu’en réalité, les émissions aient augmenté en 2015 et 2016, alors même qu’elles étaient sur une pente descendante depuis la fin des années 90. Cela en dit long sur nos capacités à respecter nos promesses pour la prochaine décennie.

Ne rien faire serait pourtant catastrophique. Et ce n’est même pas comme si le GIEC ne nous avait pas prévenus. Pour autant, le GIEC n’est pas un organisme de recherche et ne produit pas d’expertise scientifique. Les scientifiques y prenant part ont pour mission d’évaluer l’expertise dans le monde et de produire une synthèse de ces connaissances. Il s’agit donc plus exactement d’identifier le consensus existant au sein de la communauté scientifique. Ce travail de longue haleine permet d’identifier les points d’accord – ce qui rend leur expertise irréprochable.

Le GIEC a tendance, pour que leur travail soit reconnu, à sous-estimer les effets du changement climatique. Alors qu’ils sonnaient l’alerte il y a bien quelques années déjà, toutes leurs prévisions se sont révélées en-deçà de la réalité d’aujourd’hui. Néanmoins, c’est grâce au GIEC qu’on peut affirmer dorénavant que le changement climatique est bien dû à l’action de l’être humain, et n’est pas qu’une question de variation climatique naturelle. La question du dioxyde de carbone a commencé à intéresser les scientifiques dès 1970. Parallèlement d’autres travaux étaient menés comme le fameux Rapport Meadows (1970), qui ne traitait pas de climat mais voyait déjà les limites à la croissance, dus à la rareté des ressources et la croissance démographique exponentielle dans le monde.  En 1979, le rapport de Jule Charney sur le réchauffement climatique est paru  – il annonçait qu’un doublement de dioxyde de carbone dans l’atmosphère entraînerait un réchauffement planétaire entre 1,5°C et 4,5°C. Au début, cet horizon semblait lointain, bien qu’aujourd’hui cela soit une hypothèse tout à fait probable pour les quarante prochaines années. Tous les diagnostics convergent sur un point : si rien n’est fait, c’est l’effondrement de notre civilisation telle qu’elle s’est développée depuis l’ère industrielle qui surviendra.

L’incertitude climatique responsable de l’immobilisme politique

Très vite, la réaction de l’ONU aux travaux des scientifiques ne s’est pas faite attendre. Néanmoins, la question se corse réellement lorsqu’on sort des promesses pour aller aux faits. Jusqu’en 2015, tous les pays étaient d’accord pour dire qu’il y avait un souci mais personne n’avait la même idée sur la solution à apporter. Pendant ce temps, les gaz à effet de serre (GES) s’accumulaient de plus en plus dans l’atmosphère, de sorte que même si l’on venait à diminuer drastiquement nos émissions aujourd’hui, la température continuerait d’augmenter jusqu’en 2050. Et le travail scientifique prend du temps, du temps que les décideurs n’ont pas face à l’urgence climatique. Cela pose un problème crucial : la prise de décisions dans l’incertitude. Comment décider de prendre des mesures extraordinaires aujourd’hui alors même que l’on ne sait pas dire exactement quelles seront les conséquences – positives ou négatives – du changement climatique ?

Les scénarios du GIEC sont là pour aider à palier cette incertitude. Ils permettent de supposer des scénarios d’évolution du climat, même s’ils ne représentent pas la vérité absolue. On sort ainsi de la science expérimentale comme observation de phénomènes pour aller vers une science prédictive, qui intègre aussi bien des scénarios d’évolution de la température en fonction du taux de GES dans l’atmosphère – ce qui est déjà une prouesse – que les évolutions économiques et politiques prochaines, dont la mise en place, ou non, de politiques de baisse des émissions de GES au niveau mondial. Le pire scénario, le RCP 8.5, qui n’est autre que le maintien de la courbe d’augmentation des émissions de GES actuelle, prévoit une augmentation de l’ordre de +5°C voire +6°C d’ici 2100. Ce scénario représente un monde apocalyptique, où la majorité des personnes sur Terre pourraient mourir de faim et de soif. L’on ne sait même pas si l’on sera capables de s’adapter à un monde aussi chaud, que l’on soit dans un pays développé ou non.

En réalité, malgré ces scénarios, cette incertitude climatique est responsable de l’immobilisme du monde politique. Elle permet de dire « l’on ne sait pas exactement », dans un monde où le maintien du statu quo arrange en réalité tout le monde. D’où l’importance que les travaux du GIEC soient incontestables : s’ils ont une base solide, même si cela prend du temps, ils permettent de réduire l’incertitude et ôtent ainsi les arguments à ses détracteurs ainsi qu’à tous ceux qui ne veulent pas que ça change. C’est ce qui a permis l’accord de Paris en 2015, qui était une vraie réussite politique : tous les pays du monde se sont mis d’accord pour limiter l’augmentation de la température à +2°C, grâce notamment au 5ème rapport du GIEC, paru en 2014. Mais l’accord de Paris sera-t-il réellement appliqué ? Beaucoup des pays signataires n’ont tout simplement pas l’administration et l’expertise pour réduire leurs émissions ; d’autres ont signé tout en proposant des évolutions des émissions de GES dans leur pays bien en-deçà de ce qu’ils avaient promis. La France même, qui se veut un modèle de réduction des émissions, n’est pas parvenue à remplir ses promesses.

La réduction des émissions impossible sans changement de paradigme

En effet, le bon ton général est d’affirmer qu’une baisse réduite et concertée des émissions de GES aidera à « sauver la planète », tout en prônant aussi le renforcement de l’économie libérale. L’incohérence de la mondialisation avec la question climatique se fait tous les jours grandissante. D’une part, l’on veut « renforcer les liens avec le monde » ; de l’autre, réduire les émissions de GES, tout en se basant uniquement sur le progrès technique qui est certes nécessaire mais ne sera jamais la solution miracle – sinon, il y a bien longtemps qu’on aurait évité la situation actuelle. Le progrès technique amène d’une part de réelles avancées, mais d’autre part des complications qui vont de pair avec l’invention ainsi créée. C’est ce qu’on appelle « le paradoxe du progrès » ; techniquement, notre civilisation est plus avancée qu’elle n’a jamais été, pourtant elle fait face à une multitude de périls issus de cette même technologie. Internet en est un exemple phare. “Dématérialiser” les rapports humains ? Bien sûr. Ce n’était pas sans compter qu’Internet utilise énormément d’énergie. L’empreinte carbone annuelle d’Internet est l’équivalent de l’ensemble des vols d’avions civils dans le monde : 609 millions de tonnes de gaz à effet de serre. Plus notre technologie avance, plus elle a besoin de s’alimenter en énergie, plus on émet de GES. Le risque climatique n’est plus une probabilité, on est sûrs qu’ils adviendra. Appeler au ô Saint Progrès Technique pour venir nous sauver face à l’enjeu climatique est complètement anachronique – c’était encore entendable dans les années 90 – mais aujourd’hui les effets se font déjà sentir, et la machine s’est déjà emballée.

Il est vrai que la question climatique semble représenter un enjeu pour Emmanuel Macron, et pour les néolibéraux dans le monde en général. Pour autant, il n’hésite pas à soutenir les traités de libre-échange comme celui en préparation avec le MERCOSUR, ou comme celui déjà acté avec le Canada. Le climat est aujourd’hui davantage une question de realpolitik à l’internationale que de “transition écologique”. Comme le dit Bruno Latour, la question climatique est devenue la question politique par excellence, celle de la guerre et de la paix, et Emmanuel Macron s’en sert car elle lui donne du rayonnement au niveau international. Le climat, aujourd’hui, ce sont les migrations, la bataille mondiale pour l’industrie et la science. La campagne de communication « Make Our Planet Great Again », apparemment innocente, allait tout à fait dans ce sens, tout comme l’organisation du « One Planet Summit » ou encore l’augmentation du budget pour le GIEC. Ainsi, Macron se montre comme le dominant d’un monde globalisé, alors même que les Etats-Unis sont en retrait et apparaissent anachroniques, sur le terrain de la question climatique.

Cette position du Président Macron, apparemment pro-climat, ne doit pas nous faire oublier les incohérences du néolibéralisme avec les enjeux écologiques, dans un monde où l’utilisation de ressources finies pour une croissance infinie n’est pas tenable sur le long-terme. La question climatique doit être politisée si l’on veut des résultats urgents, elle doit devenir transversale et représenter le principal enjeu dans toute décision. Le travail que fait le GIEC, lorsqu’il prône l’interdisciplinarité pour faire la synthèse des rapports et construire les scénarios, devrait aussi être fait aux niveaux national et international, afin que la question climatique s’insère dans tous les champs : agriculture, défense, énergie et bien sûr économie. Cela rejoint finalement toutes les grandes questions que l’on se pose aujourd’hui – la privatisation des services publics dont celui, très actuel, du rail ; la privatisation des barrages ; prêcher le libre-échange mondial alors même qu’il faudrait relocaliser les productions – et surtout, croire que donner les mains libres à la finance, la même qui a provoqué la crise des subprimes nous aidera à atténuer les émissions par le biais de la finance verte. Il faut repenser les biens communs pour qu’ils appartiennent plutôt à tous qu’à personne pour éviter la course à la rentabilité qui détériore les services publics et qui ne peut donner une réponse à la crise écologique.

Parce que l’on est bien en crise. Tous les ans, notre dette écologique s’accroît. Sonner l’alerte, comme ce que fait le GIEC, est certes indispensable, mais il faut aller plus loin, pour imaginer un monde socialement et écologiquement soutenable par rapport à aujourd’hui. Nous baser sur le travail des scientifiques pour changer la donne, à un niveau à la fois individuel, mais surtout global.

“Le Venezuela est pris dans une guerre institutionnelle” – Entretien avec Christophe Ventura

Maduro rend hommage à Chavez

Christophe Ventura est chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il est notamment l’auteur de L’éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, aux éditions Armand Colin. Nous abordons avec lui dans cet entretien  la crise vénézuélienne dans ses multiples facettes. Au programme : conflits de légitimité entre le chavisme et ses opposants, élévation du degré de violence politique, difficultés économiques et poids de l’histoire coloniale, implication des acteurs régionaux, nature de la révolution bolivarienne et du chavisme. 

LVSL : Quelle est la situation au Venezuela après l’élection de l’Assemblée nationale constituante le 30 juillet ?

Cette élection a ouvert un nouveau moment politique complexe et imprévisible qui redistribue, sans les annuler, les dynamiques de tension et de confrontation.  D’un côté, il correspond à l’arrêt, pour le moment, des grandes mobilisations de masse organisées par l’opposition. Ce faisant, le niveau de violence a largement diminué et il faut s’en féliciter. C’est un acquis. La Table de l’unité démocratique (MUD en espagnol) – la coalition d’opposition –  entre dans une période de révision stratégique qui va mettre sous tension son unité construite jusque-là autour d’un seul objectif : le changement de régime.

Certaines de ses composantes, notamment Action démocratique (AD), ont fait le constat que quatre mois de mobilisations acharnées n’avaient pas suffi à gagner le pays profond et l’armée, et que le chavisme restait puissant et remobilisé dans la dernière période. Leur adversaire est toujours là, et il est incontournable. Dans ces conditions, tandis que le risque d’une rupture est proche, que celui de ne plus pouvoir contrôler les formes de radicalisation –  impopulaires –  de ses propres troupes est un défi périlleux pour l’opposition, ses principales forces cherchent une nouvelle approche.

C’est ainsi, et ce point est capital, qu’elles ont annoncé, surprenant les observateurs, accepter de participer aux élections régionales (23 Etats sont en jeu) que le gouvernement a décidé pour sa part d’anticiper. Elles auront lieu en octobre et non plus en décembre et doivent précéder la présidentielle de 2018 annoncée par Nicolas Maduro. La MUD pense être en position de l’emporter en ne faisant plus du changement de gouvernement l’objectif préalable et exclusif à tout autre programme. Elle va chercher à axer sa stratégie autour des questions d’urgences économiques et sociales, ainsi que sur le thème de la « bonne gouvernance » du pays pour tenter d’emporter l’adhésion qui lui manque auprès des classes populaires notamment.

“Le gouvernement a lui aussi besoin de calmer le jeu de l’affrontement le plus virulent pour s’attaquer à la question économique”

Pourquoi le gouvernement a-t-il avancé ces élections ? Il fait face à la pression internationale, à la montée, lui aussi, d’une aile dure dans le chavisme qui veut en découdre. De ce point de vue, peut-être que chacun des protagonistes comprend son intérêt commun et ponctuel sur ce point face au risque de non-retour possible. Le gouvernement a lui aussi besoin de calmer le jeu de l’affrontement le plus virulent pour s’attaquer à la question économique.

Pour autant, ce qui peut apparaître comme un apaisement apparent et une bonne nouvelle pour le pays – le fait qu’opposition et gouvernement acceptent pour la première fois de revenir sur le terrain politique et reprennent le chemin d’un affrontement pacifique dans le cadre des institutions électorales en place, ces dernières étant de fait reconnues par l’opposition – masque de lourdes incertitudes. En réalité, rien n’est réglé.

L’autre bilan de l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC), c’est qu’est entérinée dans le pays l’existence d’un double système de légitimité et de pouvoir. L’Assemblée nationale (AN) ne reconnaît pas l’élection de l’ANC et mobilise le soutien de plusieurs capitales régionales et internationales. Son président, Julio Borges, n’a pas accepté de participer à une réunion convoquée par l’ANC qui visait à travailler sur la « cohabitation et la coordination » des deux institutions. Le 18 août, l’ANC a décidé d’assumer des « fonctions législatives spécifiques pour lesquelles elle est constitutionnellement habilitée ».

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NICOLAS MADURO | par ©AgenciaAndes

Ainsi, le Venezuela se retrouve dans une situation probablement inconnue dans le reste du monde. Une « guerre institutionnelle » où chacun tient sa tranchée, des pouvoirs législatifs qui émanent de deux assemblées rivales, des élections capitales auxquelles vont participer tous les protagonistes et dont la préparation s’accélère. Le paysage politique du Venezuela a rarement été aussi compliqué. Son avenir, aussi incertain.

Deux éléments peuvent être ajoutés pour « pimenter » la situation. L’un des principaux dirigeants de l’opposition, Henrique Capriles Radonski, relance la revendication de l’organisation d’un référendum révocatoire contre Nicolás Maduro avant les élections régionales. Ce faisant, il semble manifester son désaccord avec la nouvelle orientation qui se dessine chez certains de ses partenaires au sein de la MUD sur le thème « il faut préalablement obtenir le changement de gouvernement pour changer la situation du pays ». Le président vénézuélien annonce quant à lui souhaiter que la Communauté des Etats latino-américains et caribéens (Celac) organise un sommet consacré à la situation de son pays et s’engage dans un processus d’accompagnement d’un dialogue politique entre le gouvernement et l’opposition.

LVSL : En France, on présente souvent la crise au Venezuela sous l’angle des violences qui y sont commises, violences implicitement attribuées aux chavistes et à Nicolas Maduro. Qu’en est-il réellement, ce niveau de violence est-il inédit ? Le gouvernement donne-t-il des ordres répressifs aux forces de maintien de l’ordre ? Quel rôle joue l’opposition dans ces violences ?

 Il convient de contextualiser ce thème de la violence –  dont les victimes se comptent chez les chavistes, les opposants, les forces de l’ordre, la population[1] -, et de l’inscrire dans une analyse plus large. De quoi est-elle le nom ? Le pays vit depuis 2013, c’est-à-dire depuis le décès d’Hugo Chavez (5 mars) et l’élection de Nicolas Maduro (14 avril), dans une situation singulière. Ce dernier a été élu avec une mince avance sur Henrique Capriles Radonski (50,75 % des suffrages) dans un contexte d’accélération de la crise économique et sociale dans le pays. Le soir même des résultats, l’opposition n’a pas reconnu la victoire pourtant indiscutable de Nicolás Maduro. Elle a immédiatement développé une stratégie de la tension basée sur des actions à la fois politiques, institutionnelles, médiatiques, de désobéissance civile, puis très vite, insurrectionnelles et violentes pour obtenir la « sortie »  du président et de son gouvernement (la « salida », le nom de la  stratégie est donné en 2014). Cette stratégie assumait d’emblée sa part d’extra-légalité.

Dans la foulée de cette élection présidentielle, de premiers affrontements ont causé la mort d’une dizaine de personnes. Le camp des radicaux au sein de l’opposition (dont les principaux dirigeants sont Leopoldo López, Antonio Ledezma et María Corina Machado) s’est ensuite renforcé après la nouvelle défaite électorale de la MUD lors des élections municipales et régionales de décembre 2013. La coalition rêvait d’en faire un plébiscite national anti-Maduro. A partir de là, s’est accélérée la dynamique qui a conduit au tragique printemps/été 2017. En fait, tout commence dès 2013, puis s’accélère avec la vague des « Guarimbas » (les barricades) organisées en 2014 par l’opposition (43 morts et plus de 800 blessés). Elles ont constitué une sorte de « répétition générale » de 2017.

La nette victoire de l’opposition en 2015 aux élections législatives (imputable, une nouvelle fois, à la détérioration économique et sociale, à la forte mobilisation de l’électorat de la MUD et à l’importante abstention de l’électorat chaviste mécontent) est venue conforter la ligne dure de la MUD. Sa direction considère qu’il existe maintenant une fenêtre d’opportunité pour faire tomber Maduro, fragilisé. Et au-delà de Maduro, pour chasser totalement le chavisme de l’Etat. Dialoguer ou cohabiter n’est plus le sujet. Il faut un changement de régime. Pour ce faire, il s’agit de réactiver et de généraliser l’esprit « guarimbero », de s’appuyer sur un pilier du pouvoir étatique conquis (l’assemblée) qui affirme par ailleurs ne plus reconnaître les autres pouvoirs de l’Etat et de répéter la seule perspective possible : sortir le président Maduro « dans les six mois » par tous les moyens. Programme qui n’était pas celui pour lequel l’opposition a été élue.

L’année 2016 a conforté et exacerbé les dynamiques d’affrontement à l’œuvre. Quelle est la part du gouvernement dans ces dynamiques ? Sa gestion de la crise économique et sociale est le premier facteur d’accumulation d’un large mécontentement contre lui dans la société. Il faudrait ici questionner les choix et non-choix gouvernementaux (par exemple sur la question de la politique de change) et le thème de la « guerre économique ».

L’insécurité et la corruption (qui est un mal endémique de la société vénézuélienne) constituent deux autres motifs de mécontentement. Mécontentement sur lequel l’opposition a pu surfer. Sur le plan politique, le gouvernement a, à partir de l’après « guarimbas » surtout, rendu coup pour coup. Et en a asséné d’autres lui-même (référendum révocatoire, durcissement répressif, remise en cause de décisions de l’assemblée, etc.). Nicolás Maduro a envoyé son message : il ne quittera pas le pouvoir avant le terme de son mandat.

Chaviste ou pas, ce gouvernement a rappelé une loi implacable du pouvoir. Ceux qui détiennent le pouvoir d’Etat utilisent tous les pouvoirs de l’appareil d’Etat. C’est ce qui a été fait à mesure que la radicalisation du conflit s’intensifiait. Dans un contexte de combustion politique généralisée, cela a nourri l’amplification de la crise. Ainsi, les violences au Venezuela sont le nom d’une incapacité des protagonistes à régler leurs antagonismes dans le cadre d’une médiation « normale » des institutions en place. C’est pourquoi le pays a pu devenir le théâtre d’une « guerre institutionnelle », qui a elle-même fait partie du développement progressif d’une « guerre civile de basse intensité ».

“Les violences au Venezuela sont le nom d’une incapacité des protagonistes à régler leurs antagonismes dans le cadre d’une médiation « normale » des institutions en place.”

En fait, sous l’effet de l’ensemble des tensions économiques, sociales, politiques, géopolitiques et médiatiques qu’il a subi – le traitement médiatique international du conflit doit être interrogé car il attise aussi cette crise –  le Venezuela est devenu, ces derniers mois, une « démocratie distordue », dans laquelle les principes fonctionnels de la démocratie libérale se sont déformés sous l’effet de torsions jusqu’à atteindre des points de rupture, toujours partiels et ponctuels jusqu’à présent.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur la composition des forces qui sont aujourd’hui opposées à Maduro ? Quel est donc leur appui dans la population ? 

Il y a deux sortes d’opposition, qui ne sont pas liées. La MUD est une coalition d’une trentaine d’organisations qui vont des sociaux-démocrates jusqu’à la droite dure. Son noyau est constitué par trois forces : Action démocratique (AD, classée sociale-démocrate), COPEI (démocrate-chrétien) – dont les cadres ont significativement contribué à la construction du parti de Henrique Capriles « Primero Justicia » et qui conserve un appareil propre -, « Voluntad Popular » (classé centre-gauche, affilié à l’Internationale socialiste et qui constitue en fait le secteur le plus radicalisé en pointe dans la stratégie insurrectionnelle. Ce sont ses dirigeants qui ont théorisé la stratégie de « salida »). Il faudrait ajouter un autre parti issu d’AD, « Un Nuevo Tiempo » (également affilié à l’Internationale socialiste).

AD et COPEI sont en fait les deux partis qui ont dirigé sans partage le pays entre 1958 et 1998. C’est sur les ruines de leur bilan que Hugo Chávez a initié la Révolution bolivarienne. Décrédibilisés, leurs dirigeants et membres ont dû se reconvertir dans les nouvelles forces politiques d’opposition des années 2000, aux niveaux local, régional et national. La MUD a jusqu’à présent eu comme point de ralliement la chute du gouvernement actuel. Elle mobilise l’essentiel des classes moyennes urbaines, les classes supérieures et l’oligarchie du pays. Elle organisera des primaires en septembre pour désigner ses candidats aux élections régionales annoncées en octobre.

Crédits : wikimédia commons
Henrique Capriles et Julio Borges

Il existe également une opposition de gauche au gouvernement, qui puise dans le chavisme, en la personne de la procureure générale Luisa Ortega qui a désormais quitté le pays pour la Colombie ou de l’intellectuel Edgardo Lander. On retrouve aussi une opposition à l’extrême-gauche, qui a toujours été critique de la Révolution bolivarienne. Cette opposition, qui critique ce qu’elle considère être une dérive autoritaire du président Maduro et une trahison de l’esprit et de la lettre de la Constitution de 1999, exerce un certain magistère et dispose d’une influence intellectuelle, mais ne dispose pas – ou très peu – de bases sociales.

LVSL : Si les chavistes ont réussi à redistribuer la rentre pétrolière afin d’améliorer la situation des plus pauvres, cette politique est arrivée à ses limites au moment de la baisse des prix du pétrole. Pourquoi les gouvernements chavistes successifs se sont-ils trouvés incapables de moderniser l’appareil productif du pays afin de le rendre moins dépendant de la rente pétrolière ? Y-a-t-il eu une volonté de modernisation qui se serait fracassée sur la fameuse « maladie hollandaise », ou est-ce qu’il s’agit d’un enjeu qui n’a pas suffisamment été pris au sérieux ?

Épineuse question. Le Venezuela est dépendant du pétrole depuis toujours. C’est plus d’un siècle de culture et d’organisation économiques qui est sur la table. Il s’agit aussi d’un pays du Sud, riche mais lacéré par la pauvreté de sa population, semi-périphérique dans le système international de production et d’échanges, dépendant depuis toujours des capitaux et de la technologie de l’étranger, notamment des pays du Nord – qui ont toujours tout fait pour ne pas la lui transférer. Un pays auquel est assignée une place – une fonction – dans l’ordre économique et géopolitique mondial : celle de fournir la matière première nécessaire au système économique et aux besoins des pays riches. Comme tous les pays du Sud (ou du tiers-monde comme on disait avant), il sert également de marché secondaire pour l’écoulement des productions manufacturées mondiales et de marché du travail où la main d’œuvre est peu chère et peu protégée. N’oublions pas cette dimension. Les puissances dominantes ne veulent pas d’un autre Venezuela.

Pour résumer, le Venezuela est un pays qui est le fruit de l’histoire coloniale et dont les structures économiques, productives, sociales et étatiques sont façonnées par cette caractéristique. L’Etat vénézuélien n’a rien à voir avec ce que les européens connaissent. C’est un Etat inachevé, encore absent il y a quelques années de pans entiers du territoire, encastré dans ces structures semi-coloniales, de dépendance et d’influence étrangère hégémonique. Un Etat dont la souveraineté a toujours été relative, pour ne pas dire fictive.

Voilà de quoi nous parlons. La Révolution bolivarienne a posé l’affirmation que le temps était venu de gagner cette souveraineté pour construire une nation refondée et indépendante. La question du modèle de développement a toujours, dans ce cadre, fait partie des préoccupations du chavisme. Chávez parlait de « l’excrément du diable » pour définir le pétrole. Mais sa priorité assumée a d’abord été d’éponger la dette sociale de l’Etat envers la population et notamment envers les plus pauvres. Pour ce faire, et là s’est nichée une contradiction difficilement surmontable, il a fallu s’appuyer sur le système existant pour le réorienter vers les besoins de la société (et non plus vers l’oligarchie locale et les multinationales, d’abord américaines). Ce faisant, cette dynamique empêchait de facto une mutation du système productif. Des tentatives de diversification, nombreuses, ont bien eu lieu, dans l’agriculture, la pétrochimie, l’assemblage industriel. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur. Manque de culture productive dans un pays d’importation (il est bien plus profitable pour un entrepreneur de se lancer dans l’import/export que dans une filière industrielle nouvelle), manque de cadres, de compétences et de technologies dans l’industrie, mais également dans l’Etat – certainement ce qui a été le plus nuisible pour le chavisme et qu’il n’a pas su mettre en place -, conception et mise en place de politiques publiques aléatoires ou erratiques (problème lié au point précédent), les causes sont nombreuses et interconnectées.

“Hugo Chávez parlait de « l’excrément du diable » pour définir le pétrole. Mais sa priorité assumée a d’abord été d’éponger la dette sociale de l’Etat envers la population et notamment envers les plus pauvres”

Par exemple, le Venezuela a également payé un « tribut géopolitique » pour ses engagements. Ayant largement, avec le Brésil et l’Argentine, contribué à mettre en échec en 2005 le projet de Zone de libre-échange des Amériques (Alca en espagnol) promu par les Etats-Unis dans les années 1990 et 2000, le pays a dépensé sans compter pour offrir une alternative économique coopérative dans la région et s’assurer, ce faisant, les moyens d’une politique de puissance et d’influence en Amérique latine et au-delà. Là aussi, il faut comprendre la « diplomatie pétrolière » vénézuélienne dans cette perspective. Remplir cette fonction et obtenir ce statut était déterminant pour la Révolution bolivarienne, y compris pour se consolider à l’intérieur. Le pays a également aidé plusieurs pays à éponger leurs dettes souveraines vis-à-vis des bailleurs internationaux.

Bien sûr, tout cela dans un contexte de polarisation et de conflit politique et social permanent à l’intérieur. Contexte marqué par les offensives répétées et puissantes de l’opposition politique et de ses relais internationaux, du secteur privé local – que le gouvernement a pourtant laissé prospérer et avec lequel il a même pu trouver des compromis mutuellement avantageux dans la gestion économique -, de l’appareil médiatique, etc. La Révolution bolivarienne nous rappelle que disposer du pouvoir d’Etat (surtout dans ce cas-là), ce n’est pas avoir tous les pouvoirs, y compris pour faire. Le pouvoir d’Etat est un pouvoir, mais il en existe bien d’autres puissants dans la société qui se mobilisent toujours contre les gouvernements transformateurs, ou desquels de tels gouvernements ne peuvent s’affranchir par décret dans un cadre démocratique.

En fait, le chavisme qui est convoqué aujourd’hui au « tribunal de l’histoire » est celui de la période post-coup d’Etat (2002) et grève pétrolière menée par l’opposition (2003) qui a conduit le pays au bord de l’effondrement économique. 2004/5-2011/2 sont les 6-8 années où la question de savoir si le chavisme pouvait faire tout cela, transformer l’appareil productif, etc. se pose réellement.

Je crois que nous en avons peut-être trop demandé à cette expérience. Modifier des structures productives dans ce type de pays et de configuration, surtout dans le cadre d’une démocratie (hyper)élective (le pays a connu un rendez-vous électoral d’envergure presque tous les ans) où une partie de la société et vos adversaires organisés ne veulent pas de transformations, semble difficilement réalisable, en si peu d’années si j’ose dire. Le gouvernement actuel conserve pourtant bien cet objectif et affirme vouloir mener une « révolution productive » au Venezuela, sortir à terme du modèle rentier.

LVSL : Le Venezuela semble en état de guerre civile larvée depuis des décennies. Certains observateurs pointent le rôle des États-Unis dans la région, Récemment, Donald Trump est allé jusqu’à évoquer l’éventualité d’une intervention militaire pour résoudre la crise vénézuélienne. Quelle est la responsabilité des États-Unis dans la situation actuelle et la désorganisation économique ? N’est-ce pas un épouvantail commode pour les chavistes ?

Les relations entre les deux pays sont en réalité complexes et contradictoires. Le Venezuela est en partie baigné de culture américaine (le sport, la culture de consommation, l’industrie culturelle, etc.). Les élites du pays voyagent en permanence aux Etats-Unis, notamment à Miami. Il est le troisième fournisseur de pétrole des Etats-Unis (pour la partie de cet hydrocarbure qu’importe la première puissance mondiale) après l’Arabie saoudite et le Canada. On estime qu’il assure environ 10 % des importations de pétrole des Etats-Unis. Malgré tout le passif entre Washington et Caracas, cela n’a jamais été remis en cause. Le Venezuela assure l’activité de nombreuses entreprises américaines de la filière pétrolière.

“Donald Trump souhaite donner des gages à la droite de son parti, farouchement anti-Maduro, pour attirer ses bonnes grâces dans les dossiers intérieurs sur lesquels il est tant en délicatesse.”

Une bonne partie de la dette du pays est également détenue par des banques américaines. De ce point de vue, la situation vénézuélienne divise Washington. Il y a les propos de Trump, ses sanctions et celles d’Obama, il y a les intérêts des entreprises et des banques américaines, il y a les lobbys anti-vénézuélien et anti-cubain du Parti républicain et des Démocrates, etc. D’une manière générale, il est clair que les Etats-Unis ont toujours soutenu l’opposition, de multiples et concrètes manières. Elle garantit pour eux la continuité de ce qu’ils veulent pour ce pays, comme nous le décrivions plus haut. Aujourd’hui, l’opposition dispose de soutiens et de relais à Washington. Donald Trump utilise d’abord le dossier vénézuélien à des fins intérieures. Il souhaite donner des gages à la droite de son parti, farouchement anti-Maduro, pour attirer ses bonnes grâces dans les dossiers intérieurs sur lesquels il est tant en délicatesse.

Mais ses propos sur la possibilité « d’une option militaire » constituent un élément nouveau. Ce n’est pas la perspective la plus probable mais le fait qu’il l’évoque est préoccupant et réveille le refoulé impérial nord-américain dans la région. Pour le moment, Trump n’a réussi qu’à faire l’unanimité contre lui en Amérique latine ! Même les pays les plus virulents contre le Venezuela (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Pérou) rejettent catégoriquement ses propos et l’idée d’une intervention militaire dans ce pays. Ses déclarations redonnent des marges de manœuvre à Nicolas Maduro et mobilisent les secteurs chavistes. Elles affaiblissent l’opposition qui ne peut les assumer directement.

Durant sa récente tournée latino-américaine (Argentine, Chili, Colombie, Panama), le vice-président Mike Pence a légèrement nuancé la position en expliquant que les Etats-Unis ne « pouvaient pas rester des observateurs » de la situation et qu’ils emploieraient « tous leurs moyens économiques et diplomatiques » pour œuvrer « à la restauration de la démocratie » au Venezuela, considéré comme une « dictature ». Tout en signant le retour des Etats-Unis dans les affaires de la région, il a dû entendre l’opposition clairement exprimée de ses hôtes à toute forme d’intervention.

LVSL : Nicolas Maduro peut-il compter sur des alliés dans la région et, plus généralement, sur la scène internationale ? A l’inverse, quels sont aujourd’hui ses principaux adversaires ?

Le Venezuela cristallise les oppositions au sein d’une « communauté internationale » qui n’existe pas. Les Etats-Unis et l’Union européenne (notamment sous l’impulsion de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, aussi de l’Allemagne) sont frontalement opposés aux autorités de Caracas. La Russie et la Chine soutiennent Nicolás Maduro et la légitimité du gouvernement en place. C’est aussi le cas de l’Inde, de l’Afrique du Sud, de l’Egypte ou de l’Iran.

Au niveau latino-américain, le pays incarne la ligne de fracture entre les pays libéraux et ceux issu du cycle progressiste. L’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Mexique, le Pérou sont les plus engagés contre. Il faut rajouter le Chili, signataire de la Déclaration de Lima dans laquelle onze pays (dont le Canada) ont affirmé ne pas reconnaître l’élection de l’Assemblée nationale constituante et soutenir l’Assemblée nationale. Pour sa part, l’Uruguay (membre du Mercosur) ne l’a pas signée.

Mais il y a eu une autre Déclaration en parallèle. Celle des pays de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) qui rassemble, outre le Venezuela, la Bolivie, Cuba, l’Equateur, le Nicaragua et des pays caribéens. Ces pays soutiennent Caracas, rejettent les sanctions américaines et toute tentative d’ingérence étrangère dans le pays.

LVSL : On a du mal à voir comment le Venezuela pourrait se sortir de la crise autrement que par une remontée brutale des prix du pétrole. Celle-ci semble tout à fait improbable aujourd’hui. Dès lors, existe-t-il un scénario crédible de sortie de crise ? La constituante convoquée par Maduro n’est-elle pas de nature à radicaliser les clivages et à encourager l’opposition putschiste dans sa tentative insurrectionnelle ? Plus encore, le gouvernement chaviste est-il condamné à tomber ?

La seule manière d’aller vers la sortie de crise est que le peuple vénézuélien tranche par les urnes. Mais pour cela, il faut réunir des conditions. Il faut que les violences cessent durablement, que l’opposition et les chavistes s’affrontent dans le cadre d’élections. A l’occasion des régionales d’octobre, mais par la suite également. Pour qu’une normalisation du conflit puisse voir le jour, il faut aussi que l’Etat de droit revienne à sa normalité, que l’opposition soit une opposition loyale, qu’un accord soit trouvé qui garantisse la sécurité judiciaire et physique des chavistes et des opposants. Sans quoi, aucune élection ne pourra se tenir en confiance.

Il reste beaucoup à faire mais le fait que chacun accepte de participer aux prochaines élections indique que des points de contacts et de discussions – mêmes informels – existent. Les choses sont fragiles et il y a beaucoup d’inconnues. Quels rapports entre l’Assemblée nationale et l’Assemblée constituante ? Quelles seront les décisions de cette dernière ? Quel est son projet ? Quel régime politique va-t-elle proposer ? Comment continuera de se positionner l’armée ?

Crédits : wikimédia commons
Hugo Chavez en visite au Brésil en 2011. Photo: Roberto Stuckert Filho/PR.

LVSL : Est-il possible de définir de façon résumée le chavisme et le madurisme ?

Le chavisme est un phénomène historique de long terme. Il est à la fois sociologique, idéologique et politique. Par certains aspects, il pourrait être le deuxième péronisme sud-américain. Sur le plan sociologique, il représente les secteurs populaires majoritaires du Venezuela. Sur le plan politique, il incarne leur surgissement et leur implication dans les affaires publiques et l’Etat, alliées à l’armée. Qui veut comprendre le chavisme d’un point de vue théorique doit s’intéresser au concept d’« union civilo-militaire » (cívicomilitar en espagnol) qui scelle une alliance entre les deux entités et un engagement de l’armée en faveur de la défense du peuple et de sa souveraineté, ce qui prend un sens particulier dans l’histoire latino-américaine où les forces militaires ont si longtemps été associées aux coups d’Etats et aux dictatures.

Le chavisme vivra certainement plusieurs vies et prendra diverses formes dans le futur. Le chavisme originel fondé par Hugo Chávez semble prendre fin. Sur le plan idéologique, le chavisme est l’église qui accueille toutes les traditions transformatrices du pays (républicaines, nationales, socialistes, révolutionnaires, de la théologie de la libération, des droits des minorités, etc.). C’est pourquoi il est d’ailleurs réducteur de penser le chavisme comme « la gauche ». La gauche en est un courant, celui vers lequel a de plus en plus tendu Chávez au gré des événements, des possibilités et des confrontations, mais le chavisme est d’abord l’affirmation de la nation vénézuélienne, de son indépendance et de sa souveraineté. La Révolution bolivarienne se donnait comme objectif l’établissement d’une véritable République[2].

Il sera toujours très difficile de gouverner contre le chavisme, comme c’est le cas en Argentine avec le péronisme. Peut-être que des secteurs de l’opposition chercheront un jour à construire des alliances avec lui.

Il est trop tôt pour « théoriser » le madurisme et ses évolutions possibles, mais il est la forme que prend aujourd’hui le chavisme gouvernemental et politique évoluant dans des conditions qui ne sont plus celles qui ont présidé à forger l’identité originelle et l’expansion hégémonique de la Révolution bolivarienne. Son noyau dirigeant gouvernemental actuel est issu de la tradition de la gauche révolutionnaire des années 1970 et 1980 qui a rejoint le « Pôle patriotique » de Chávez durant la conquête de 1998 et participé aux différents gouvernements chavistes depuis. Son alliance avec l’armée a été jusqu’à présent forte. Les contours de cette dernière détermineront significativement le futur et les possibles.

Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain.

[1] Maurice Lemoine, “Au Venezuela, la fable des manifestations pacifiques”, Mémoire des luttes, 15 juin 2017 (http://www.medelu.org/Au-Venezuela-la-fable-des)

[2] Sur toutes ces questions, lire Hugo Chávez, Ignacio Ramonet, Ma première vie. Conversations avec Ignacio Ramonet, Editions Galilée, Paris, 2015.

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http://www.bbc.com/news/world-latin-america-20664349

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Etats-Unis, Chine, Inde : jusqu’où ira la montée des tensions ?

©The White House from Washington, DC. L’image est dans le domaine public.

Depuis quelques mois, la situation s’échauffe en Asie et de nouvelles lignes de forces apparaissent. Pendant que Trump et Narendra Modi, le Premier Ministre Indien, mettent en scène leur idylle, les armées chinoises et indiennes se font face au nord du Sikkim. La militarisation se poursuit en mer de Chine. Un jeu d’échec dangereux s’établit autour de l’Afghanistan. Et la Corée du Nord vient nous rappeler que la menace nucléaire rode. La course à la guerre n’a jamais été ici dangereuse dans une région qui compte trois puissances nucléaires, voire 4.

 L’Idylle indo-américaine

A première vue, Narendra Modi et Donald Trump n’ont rien en commun. Trump est un héritier grossier et ignorant, néophyte en politique étrangère qui a su capter les craintes de l’Amérique de Pittsburgh. Narendra Modi est un ancien vendeur de thé d’Ahmedabad, issu des basses castes de la société Hindoue ayant fait peu à peu ses armes au sein du groupe nationaliste hindou RSS (accusé notamment d’être lié au meurtre du Mahatma Gandhi et interdit pendant quelques années suite à cet épisode) et du BJP, parti réunissant les adhérents de la famille politique du Sangh Parivar, ayant en commun de penser l’Inde comme une société exclusivement hindoue et dans laquelle musulmans et chrétiens sont des intrus.  Cependant, les deux leaders ont un ennemi commun : la Chine qui menace leur position dans la région pour l’Inde, dans le monde pour les Etats-Unis. Si le président américain a traité durement l’Inde lors de son discours justifiant son retrait de la COP 21, le sujets difficiles ont été écartés lors de la visite du Premier Ministre Indien à Washington pour le premier dîner d’un chef d’Etat étranger à la maison blanche durant l’ère Trump.

Deux choses obsèdent Narendra Modi : le Pakistan (lubie des nationalistes qui leur permet de construire une Inde fondamentalement hindoue) et attirer des investissements directs à l’étranger. On a les ambitions que l’on mérite. Deux choses obsèdent le président américain : l’influence grandissante de la Chine sur le continent asiatique et sa balance commerciale. On peut y ajouter le terrorisme islamiste. Sur ces sujets, Modi et Trump peuvent fonder une alliance stratégique pour contrer l’influence de la Chine et isoler le Pakistan. 

Pour mettre à l’aise son homologue, Trump a donc commencé par inscrire Syed Salahudeen, patron du groupe terroriste kashmiri Hizb-ul-Mujahideen dont l’Inde dit qu’il est soutenu par le Pakistan à  la liste des “Specially Designated Global Terrorist”. Des accords de coopération militaire ont également été signé. Les Etats-Unis ont vendu 22 drones de haut-niveau – qu’ils réservent à leurs plus proches alliés habituellement- pour 2 milliards de dollars. Cela renforcera les capacités de surveillance maritimes de l’Inde au moment où le sous-continent constate une activité inhabituellement élevée de la Chine dans l’Océan Indien. Par ailleurs, Modi a soutenu l’intégration de son allié américain en tant que membre observateur du symposium naval de l’océan Indien, organisation de coopération réunissant 35 membres. Autre élément digne d’intérêt : l’exercice militaire commun que l’Inde, les Etats-Unis et le Japon comptent mener dans l’océan Indien.  Trump a même qualifié l’événement de “plus large exercice militaire jamais conduit dans l’Océan Indien.” J’ajoute que des discussions devraient s’ouvrir dans les prochains mois sur la vente d’avions F-16 et de F/A-18, et d’hélicoptères d’attaque Apache. Tout cela dans le cadre du forum Indo-Américain pour les technologies de défense et le commerce. Cerise sur le gâteau : la presse américaine a laissé entendre que les Etats-Unis pourraient retirer au Pakistan son statut d’allié d’exception hors OTAN.

Alors que l’Inde récolte les fruits de 20 ans de positions pro-américaines, la volonté de Trump de durcir sa ligne contre le terrorisme soutenu par le Pakistan et contre le gouvernement Chinois ont fait fortement accélérer les choses. Modi obtient ce qu’il voulait : un partenariat stratégique avec les Etats-Unis et un durcissement de la ligne américaine contre le Pakistan, allié historique des nord-américains. Trump, quand à lui, obtient un allié de choix contre le terrorisme islamiste et une puissance capable de contre-balancer l’influence de la Chine en Asie. L’Inde sera le bras-armé de la politique anti-chinoise de Trump.

Enfin, sur le terrain commercial, Narendra Modi est venu faire la publicité de sa réforme fiscale : le fameux GST. Le but est d’unifier la fiscalité indirecte sur le marché Indien. Bien que l’application souffre de nombreuses exceptions, l’idée est d’avoir une TVA unifiée sur tout le sous-continent et d’en finir avec le fatras d’exceptions locales. De fait, depuis son arrivée au pouvoir, la nationaliste hindou s’attache à satisfaire les demandes du gouvernement américain et du FMI. Il privatise notamment la compagnie aérienne Air India. Il facilite la venue d’IDE en Inde jusque dans le secteur de la defense nationale. Autre réforme imposée par l’USAID (l’agence américaine pour le développement) : le retrait de 86% de la monnaie en circulation en novembre dernier pour engager la mutation de l’économie indienne vers un système “sans cash”. C’est un moyen afin d’intégrer l’immense marché Indien dans le système bancaire international. Enfin, une réforme du marché du travail devrait intervenir. Bref, s’il bombe le torse contre le Pakistan, Modi le nationaliste, fait des pieds et des mains pour “adapter” l’Inde à la mondialisation et aux normes définies par Washington et le FMI. Tout cela dans le but de renforcer le flux d’IDE en Inde et de s’engager dans un modèle de développement à la chinoise. Bien que l’industrie pharmaceutique américaine grogne encore contre les barrières qui empêchent les Etats-Unis de s’emparer de l’industrie du médicament en Inde et que Modi n’a pas obtenu d’assouplissement sur les visas H-B1 permettant aux brillants ingénieurs Indiens qui font le bonheur de la Silicon Valley de s’installer plus facilement aux Etats-Unis, la coopération commerciale entre les Etats-Unis et l’Inde est au beau fixe. C’est que les deux leaders y voient un intérêt. Les deux veulent accroître leur relations commerciales pour réduire leur déficit commercial avec la Chine.

Les manoeuvres Chinoises et les provocations dangereuses des Etats-Unis

Alors que la coopération indo-américaine se renforce avec un but : isoler la Chine sur le continent asiatique, le président Chinois réplique. Après avoir mis en place, de concert avec ses autres partenaires des BRICS, une banque de développement visant à contrecarrer l’hégémonie de la banque mondiale et du FMI, bras armé des Etats-Unis dans le monde, les Chinois se lancent dans un immense projet d’infrastructures et de commerce pour une nouvelle route de la soie unissant l’ensemble de l’Asie, une partie de l’Europe de l’Est et le Moyen-Orient. Le but est de réunir 64 pays représentants 60% de la population mondiale et 30% du PIB mondial. 29 pays ont participé au sommet de mai dernier. Seul pays de l’Asie du Sud à boycotter l’initiative ? L’Inde et pour cause : un des projets de cette vaste initiative consiste à construire un corridor entre la Chine et le Pakistan. Problème ? Ce corridor passe par la partie du Kashmir occupée par le Pakistan. Une insupportable atteinte à la souveraineté nationale indienne pour Narendra Modi. La réplique ne s’est pas fait attendre : l’Inde ouvre des lignes directes de commerce avec son allié historique : l’Afghanistan, ce que Pékin a qualifié de provocation. En effet, cette ligne de commerce outrepasse l’un de ses alliés dans la région : le Pakistan. Par ailleurs, l’Inde, l’Iran et l’Afghanistan travaillent de concert sur un projet de port en Iran pour faciliter les liens entre les trois alliés historiques dans la région. Au final, l’alliance stratégique de l’Inde avec les Etats-Unis l’isole et renforce la position centrale de la Chine dans le secteur. Des contradiction vont d’ailleurs entre l’Inde et nombre de ses alliés historiques au premier rang desquels l’Iran qui voit d’un mauvais oeil le partenariat stratégique entre l’Inde et Israël.

Si cette guerre de position en Asie semble circonscrite à une bataille d’influence entre l’Inde et la Chine pour le contrôle de l’Asie Centrale, deux épisodes récents sont d’autant plus inquiétants que leur portée est mondiale et qu’ils met en présence des puissances nucléaires de premier plan.

Le premier épisode concerne la frontière indo-chinoise et sa jonction avec le royaume du Bhoutan. En cause : une route que le gouvernement chinois veut construire dans la vallée de Chumbi jusque sur le plateau du Doka Ladu ou du Donglang selon le terme utilisés par les Chinois. Le problème ? Ce plateau est le sujet d’une dispute territoriale entre la Chine et le Bhoutan qui n’entretiennent pas de relations diplomatique. L’Inde est donc intervenue empêchant la Chine de poursuivre les travaux alléguant que la Chine violait la souveraineté territoriale de son allié historique : le Bhoutan. En réponse à ce qui constitue une intrusion de l’Inde sur un territoire Chinois aux yeux de Xi Jinping, l’empire du milieu a détruit deux bunkers Indiens installés en 2012 pour protéger la frontière entre le Bhoutan et la Chine. Une cinquantaine de pèlerins ont été empêchés de rejoindre le Tibet chinois. La situation est particulièrement tendue : armées chinoises et indiennes se font face depuis près d’un mois. Alors que les officiels Chinois ont appelé l’Inde à se “souvenir des leçons de l’histoire” dans une référence évidente à la défaite militaire infligée à l’Inde par l’armée Chinoise en 1962, ils réagissaient à une provocation verbale du patron de l’armée indienne, le général Bipin Rawat déclarant quelques  mois plus tôt que l’armée Indienne était préparée à une guerre sur deux fronts et demis (le front Pakistanais, le front Chinois et le front intérieur). Alors que l’Inde indique que la Chine viole un accord de 2012 dans lequel elle s’engageait à régler ce conflit territorial par la voie de la négociation, la Chine refuse toute concession tant que l’armée indienne ne se sera pas retirée d’un territoire qui n’est pas le sien. Les tensions ne cessent de monter entre la Chine et l’Inde depuis quelques mois : quelques semaines auparavant, la visite du Dalaï Lama dans le territoire disputé de l’Arunachal Pradesh a provoqué l’ire des dirigeants Chinois. Ils ont depuis renommé la région le Tibet du sud.

C’est loin d’être un conflit territorial anecdotique. En effet, le plateau du Doka Ladu se situe au Nord de la jonction entre le Bhoutan, la Chine et l’Inde. Au sud de cette jonction se trouve l’Etat du Sikkim (Indien depuis 1976) et le nez du coq, corridor étroit qui relie les Etats du Nord-Est de l’Inde au reste du sous-continent. Le face-a-face des armées Chinoises et Indiennes au milieu du Bhoutan et les diverses provocations des deux puissances fait planer sur la region le drapeau noir de la guerre généralisée entre deux puissances nucléaires de premier plan.

Autre menace pour la sécurité du monde : les manoeuvres américaines et chinoises en mer de Chine autour de différents territoriaux que la Chine entretient avec le Japon et la Corée du Sud. Depuis quelques jours, le president américain durcit sa politique anti-chinoise. Le bruit court qu’il serait mécontent par la complaisance de la Chine vis-à-vis de la Corée du Nord, dont elle reste le principal partenaire commercial. En réaction, le gouvernement américain a commandé un rapport sur le trafic humain qui épingle la Chine (plus que l’Inde, étrangement), émis des sanctions contre une banque et une entreprise chinoise accusées de commercer avec la Corée du Nord, et un livré un lot de 1,4 milliards de dollars d’armes à Taiwan. Mais l’escalade guerrière a franchi un seuil avant hier puisqu’un destroyer américain est passé à 15 km d’une île chinoise ! Si les provocations entre l’Empire du milieu et le géant américain continuent ainsi, le risque d’une déclaration de guerre n’est pas à exclure.

Le blocus organisé par l’Arabie Saoudite contre le Qatar peut inquiéter, a juste titre, puisqu’une guerre engagerait le combat entre trois axes : l’axe arabe soutenu par les Etats-Unis, l’axe Qatari soutenu par le Hezbollah et la Turquie et l’axe Perse soutenu par la Russie. La guerre en Syrie, qui devient un affrontement entre les Etats-Unis et la Russie peut dégénérer en conflit généralisé mais il s’agirait de ne pas oublier que le drapeau noir de la mort et la menace de la guerre généralisée plane aussi en Asie, où l’on vient d’apprendre que la Corée du Nord a lancé un dernier missile balistique qui pourrait être tombé sur le territoire japonais, à 250 km des côtes du pays du soleil Levant…

Credits photos : ©The White House from Washington, DC. L’image est dans le domaine public.

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Climat : Trump s’en lave les mains

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©Michael Vadon. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Trump dit au monde d’aller se faire voir. Pluie de condamnations internationales. La poignée de main de Macron n’aura pas suffi à le convaincre. Il avait pourtant serré si fort ! Sa décision de dénoncer l’Accord de Paris est en cohérence avec ses promesses de campagne. Pour autant, est-il l’unique coupable ?

    Des paramètres environnementaux catastrophiques

On n’aura de cesse de répéter que les signaux environnementaux sont alarmants. A tel point que les scientifiques en sont dépassés. La presse a déjà mentionné la fonte vitesse éclair des glaces des pôles et ses corollaires : montée du niveau de la mer, modification des températures océaniques et fonte du pergélisol qui libère des gaz (méthane notamment) qui risquent d’accélérer le réchauffement global. La température des villes pourrait d’ailleurs augmenter de 8 degrés, et les premiers symptômes sont déjà remarquables. Le week-end de l’Ascension, la France a vécu ses jours de mai les plus chauds depuis 70 ans. Et comme dans un écosystème tout est lié, le corail s’en trouve aujourd’hui au plus mal. Il semblerait que son « plan de sauvetage » soit tout bonnement inenvisageable. La Grande barrière australienne de corail a vécu sa plus grande période de blanchissement. 30% des coraux de surface sont déjà à l’agonie. Le corail, habitat et nourriture de base des poissons ; poissons eux-mêmes nourriture des hommes. Plus de corail, plus de poissons. Plus de poissons … Rien d’une bagatelle. L’accord de Paris, signé par 194 autres pays en décembre 2015, vise à contenir la hausse de la température moyenne mondiale en deçà de 2°C par rapport à l’ère pré-industrielle. Le retrait des Etats-Unis de cet accord va-t-il réellement aggraver ce qui est déjà catastrophique ?

Un protectionnisme à l’américaine

Cet accord aurait selon Trump « moins trait au climat qu’aux intérêts financiers défavorables aux USA. » Le président des Etats-Unis a dénoncé des conditions d’accords qui placeraient son pays en position de faiblesse économique et de « désavantage concurrentiel » vis-à-vis des autres Etats. Son discours a été une longue litanie des injustices qu’il prétend subir. Premièrement, d’après lui, cet accord obligerait les Etats-Unis à se détourner de l’exploitation d’un certain nombre de ressources naturelles ; ressources qu’il considère comme propriété nationale. Les scientifiques ont en effet estimé que pour stopper radicalement les effets du changement climatique, il faudrait laisser dans le sol 80% des ressources fossiles de la planète. Mais c’est bien connu, le concept de réchauffement climatique a été créé par et pour les Chinois dans le but de rendre l’industrie américaine non compétitive. Deuxième point, le refus d’un déploiement d’une aide financière et technologique massive aux pays en développement par les pays principalement responsables du changement climatique par leurs activités. Belle solidarité que de tirer à boulets rouges sur le système de « Fond vert » d’aide à la lutte contre le réchauffement climatique.

“Le concept de réchauffement climatique a été créé par et pour les chinois dans le but de rendre l’industrie américaine non compétitive.”

Le principe fondamental de l’Accord de Paris est celui de la « responsabilité différenciée ». Et c’est bien tout ce qui gêne Donald Trump. Citant la Chine et l’Inde comme principaux concurrents, Trump a déploré la baisse inévitable de la production dans des secteurs clés de l’économie américaine (ciment, fer, acier, charbon, gaz naturel) en cas d’application des accords de Paris. En effet, les principaux pays pollueurs s’étaient engagés à limiter leurs émissions de GES selon des barèmes différents, fonction de leur développement historique, et de la structure de leurs économies. Et cela ne passe pas pour Monsieur le Président. Son objectif ? Le retour de la croissance américaine, des emplois pour tous les citoyens. Cet accord auquel il renonce représente selon lui de nombreux risques, en termes de coût pour l’économie nationale, de qualité de vie et de pertes d’emplois. De pannes d’électricité même ! Ces considérations apocalyptiques lui ont été soufflées par un think thank climato-sceptique bien connu, le National Economic Research Associates (NERA), sponsorisé par des lobbies conservateurs (American Council for Capital Formation et la US Chamber of Commerce) dont l’objectif est de balayer toute régulation environnementale. Un tel discours arriéré frôle la démagogie en occultant la transition énergétique et sa création d’emplois. En effet, si certains secteurs risquent de péricliter, la conversion de l’économie dans des secteurs soutenables tels que les énergies renouvelables n’est-elle pas possible ? Il ne tient qu’aux gouvernements de former ses travailleurs et d’investir dans des secteurs de transition.

Ce protectionnisme nationaliste tissé de mensonges n’est pas une surprise, il est en cohérence avec son programme. Mais sa décision est une insulte aux populations précaires qui ont subi et continuent de subir de plein fouet les effets des politiques de compétitivité et de concurrence internationale. Trump pense défendre l’Amérique défavorisée, celle de Pittsburgh,  qui fut longtemps un haut lieu de la sidérurgie mondiale et des chemins de fer, frappée de plein fouet par la désindustrialisation. Mais ils ne sont pas tant à blâmer que ceux que Trump protège réellement par sa décision politique, à savoir les multinationales qui sous couvert du retour à l’âge d’or du plein-emploi prennent à la gorge les habitants. L’industrie des gaz de schiste et ses arnaques en sont la preuve. Dans cette même région pauvre de l’Amérique, d’après Bastamag, 70% des propriétaires qui ont cédé les droits sur leur sous-sol à l’industrie du gaz de schiste se trouvent lésés.[1] Ainsi, nombreux sont les habitants qui soupçonnent les firmes pétrolières de la région de sous-déclarer les quantités de gaz et de pétrole qu’ils tirent du sol afin de baisser les redevances qui leurs sont dues (royalties). Véritable business que ces droits de forages, et cataclysme écologique, sur le dos des mêmes travailleurs que Trump prétend défendre.

Trump VS le reste du monde

L’annonce de la sortie des accords de Paris par Trump est reçue par la scène internationale comme une décision grave. Elle fait l’objet de condamnations multiples. Tout d’abord au sein de son propre pays. Ainsi, un certain nombre de grands patrons américains dont Tesla se sont dit inquiets. Le risque de ce retour au charbon est évidemment la perte de leadership que pourraient subir les Etats-Unis face à l’Europe et à la Chine en matière d’innovation énergétique. Selon un sondage réalisé par Yale, seulement 28 % des électeurs de Trump souhaitaient la sortie de cet accord.[2] Les Américains prennent-ils leur distance vis-à-vis du programme de leur Président ? De nombreuses personnalités américaines se sont indignées, parmi lesquelles Michael Moore, le réalisateur engagé contre le changement climatique, qui a tweeté un furieux : “USA to Earth : Fuck you”. 

Attac pointe par ailleurs les faiblesses intrinsèques de l’accord qui ne contient aucun aspect contraignant ni sanction. Avant même de contrevenir à l’accord, les Etats-Unis s’y soustraient sans efforts. Chaque Etat peut d’ailleurs y déroger à l’envi. Porte ouverte à l’impunité éternelle des écocides ? En plus d’être considéré par beaucoup d’écologistes comme comportant des objectifs climatiques et des moyens d’y parvenir insuffisants, l’accord de Paris ne donne aucun pouvoir aux institutions, aux Etats, ou encore aux citoyens de poursuivre les Etats qui ne le respecterait pas. Quand le FMI et l’OMC peuvent imposer des conditions économiques mortifères à des pays qui ne respectent pas leurs règles du jeu, un homme seul peut balayer des mois de négociations environnementales d’un revers de main. Si Trump risque de fait de mettre les Etats-Unis au ban de la diplomatie internationale, force est de constater qu’il est toujours plus facile de taper sur un individu isolé qui refuse d’emboîter le pas d’une dynamique collective, quand bien même mauvaise soit-elle. Cette sortie de piste est un déni de réalité climatique, mais également un déni de l’humanité et de son sort collectif. Pour autant, le petit jeu de l’indignité internationale sonne faux. En effet, les Etats signataires reconnaissent eux-mêmes l’insuffisance des dispositions de l’accord. Par ailleurs, il ne rentrera pas en application avant 2020 et les premiers réajustements sont prévus pour 2023. Et surtout, les conditions de sortie définitive de l’accord par les Etats-Unis restent floues.

            Droit dans le mur, avec ou sans les Etats-Unis

Si les déclarations sont navrantes, faire de Trump un bouc-émissaire ne ferait que nous détourner de la responsabilité du système économique tout entier auquel nous prenons part. Faut-il rappeler que le G7, réunissant les pays économiques les plus importants, n’a pas cru bon de discuter du climat ? Le Président de la Russie, responsable à elle seule de 8% de l’émission des GES, a été reçue en grande pompe à Versailles par Emmanuel Macron. Pourtant, les discussions se sont focalisées sur le terrorisme, cause jugée primordiale par notre président. Quid du changement climatique comme facteur aggravant du terrorisme ? S’il n’en est pas la raison exclusive, cela revient à souffler sur un brasier. A titre d’exemple, à cause du réchauffement climatique, le Lac Tchad a considérablement perdu de sa superficie. Les ressources en poissons, indispensables à la survie et à l’économie des populations locales s’amenuisent. Autant de malheureux jetés sur les routes à la recherche d’une vie meilleure. Autant d’individus désœuvrés qui peuvent rejoindre les rangs de Boko Haram, qui terrorise la région ; du moins constituer un terreau fertile à des déstabilisations sociales. Plutôt que de traiter les conséquences, ne devrait-on pas prévenir les causes ?

L’Europe regrette une « grave erreur » de la part de Trump et lui oppose déjà une fin de non-recevoir. L’accord de Paris ne sera pas renégociable. Mais que Trump ne soit pas l’arbre qui cache la forêt. Cet accord, au-delà du Fond vert de solidarité internationale, n’a jamais entendu infléchir le modèle économique à l’œuvre, basé sur un modèle productiviste, et entier responsable des dégâts irréversibles en cours. Quelle différence au fond entre un président américain qui entend conserver les emplois à l’échelle nationale dans l’industrie, et une Europe qui utilise l’écologie comme nouveau tremplin de croissance économique ? Pour se justifier, Trump a ainsi affirmé que les américains « seront écologiques mais ne mettrons pas en danger la croissance du pays. » L’Union Européenne parle elle de croissance verte, avec pour fer de lance les traités de libre-échange avec les USA (TAFTA) et le Canada (CETA), autre grand champion de l’exploitation des ressources fossiles. Soyons clair, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un capitalisme qui n’a de vert que le nom, avec l’écologie comme prolongement d’une guerre économique sans merci.

Macron, ou le leadership des faux-semblants

Au fond, le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris n’est qu’une goutte d’eau si le système lui-même n’est pas remis en question. Beaucoup de monde pour dénoncer Trump, mais qui pour mettre en avant le Nicaragua, qui a refusé de signer car jugeant l’accord trop peu ambitieux ? Par ailleurs, si l’Etat ne s’engage pas, plusieurs villes américaines ont déjà annoncé qu’elles mettraient en place une alliance pour le climat. Les gouverneurs démocrates des Etats de New York, de Californie et de Washington ont ainsi annoncé qu’ils s’engagent à “atteindre l’objectif américain de réduction de 26 à 28 % des émissions de gaz à effet de serre. » De nombreuses villes s’étaient déjà engagées à un objectif de 100 % d’énergies renouvelables. La Nouvelle Orléans, Los Angeles, New York ou encore Atlanta entendent poursuivre dans ce sens.

Le vrai sens critique à conserver doit se porter sur les positionnements emplis de faux-semblants de dirigeants européens qui vont sauter sur l’occasion pour verdir leurs intentions. En premier lieu, Emmanuel Macron qui dans un discours ému et empreint de solennité a souhaité conquérir le leadership abandonné par Donald Trump. Il a dénoncé une « faute pour l’avenir de notre planète », plagiant au passage une belle citation de l’ancien secrétaire général des Nations Unies : « Il n’y a pas de plan B car il n’y a pas de planète B ». Effectivement, il n’y a pas de planète B. C’est bien pour cela que nombreux sont ceux qui s’insurgent et luttent contre tous les symptômes, à commencer par les projets démesurés, inutiles et nocifs au nom du plein-emploi et de la croissance. Qu’Emmanuel Macron parade sur la scène internationale, soit. Mais qu’il n’oublie pas que son propre programme entend pérenniser le nucléaire et le diesel. Qu’il souhaite renouer avec la croissance en utilisant l’environnement comme tremplin à l’image de son soutien aux accords CETA et TAFTA. Et que dire des Cars Macron ? Non, le dogme Croissance-Productivité-Compétitivité n’est pas compatible avec une lutte contre les grandes perturbations environnementales. Il en est la cause. A trop vouloir produire, extraire, exploiter tant et tant de ressources, à trop louer les mérites d’une compétition commerciale internationale, notre propre existence est menacée. Make our planet great again. En nous inquiétant d’abord de la politique environnementale française à venir, menée par un Nicolas Hulot plein d’entrain mais cerné par un premier ministre ex-AREVA et une ministre du Travail ex-Business France.


[1] L’Amérique défavorisée, proie de l’industrie des gaz de schiste, de ses pollutions et de ses escroqueries, Bastamag, 13 janvier 2016

[2] Donald Trump quitte l’accord de Paris, la résistance s’organise, Reporterre, 2 juin 2017

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Le libre-échangisme est-il en train de couler ?

© Mika Baumeister

Retrait des USA du TPP, résistance wallonne au CETA, TAFTA englué de toute part, « Hard Brexit », potentielle guerre commerciale sino-américaine… Depuis quelques mois, le libre-échangisme, véritable dogme pour les dirigeants politiques de tous bords depuis la fin des 30 Glorieuses semble ne plus être un horizon indépassable.

Malgré les promesses de doper des taux de croissance atones et de créer ainsi des emplois, l’opposition aux nouveaux et aux anciens traités de libre-échange est désormais majoritaire ou en passe de le devenir dans tout l’Occident. Même en Allemagne, troisième exportateur mondial, 75% des sondés rejetaient le TAFTA/TTIP en Juin 2016 selon le Monde Diplomatique[1]. Pourquoi ?

Les accords de libre-échange ne concernent plus les droits de douane

A l’origine promu par des théoriciens économiques classiques tels que David Ricardo et Adam Smith, qui considéraient que l’ouverture au commerce extérieur était la raison de la réussite de certaines nations plutôt que d’autres, le libre-échange s’est d’abord développé de manière forcée au sein des empires coloniaux, avant de s’effondrer lors de la Première Guerre Mondiale. Les échanges internationaux ne reprennent réellement qu’après 1945, dans le cadre défini par les accords de Bretton Woods. Les droits de douane, sous l’action du GATT, diminuent progressivement. Le véritable changement intervient avec la révolution néolibérale des années 1980 : pour relancer à tout prix une croissance perçue comme le remède à tous les maux, les gouvernements occidentaux, puis du monde entier, n’ont de cesse de rabaisser leurs droits de douane et de lever les mesures protectionnistes héritées des années 1930.[2]

L'évolution des droits de douane de 1947 à 2007
Evolution des droits de douane de 1947 à 2007

Associée à la libéralisation à outrance des marchés financiers, qui profitent en outre de l’informatisation, au développement des firmes multinationales, à l’ouverture au business de pays de plus en plus nombreux (la Chine, l’ancien bloc communiste et les pays sous-développés sous les ordres du FMI et de la Banque Mondiale) et à la concurrence monétaire par la dévaluation, la baisse des tarifs douaniers impulse un mouvement de délocalisation sans précédent. Les pertes d’emplois industriels et désormais tertiaires dues à ces délocalisations ne sont d’ailleurs pas étrangères au sentiment d’abandon et de paupérisation de la majorité des populations occidentales, et à leur colère populiste actuelle…

Mais aujourd’hui, après des décennies de baisse, les droits de douane ont quasiment disparus de la surface de la planète. Dès lors, comment aller toujours plus loin dans le libre-échangisme, culte toujours aussi prégnant sur l’esprit des dirigeants politiques biberonnés au libéralisme ? En s’attaquant aux fameuses « barrières non tarifaires », c’est-à-dire à tout sauf les droits de douane : les normes de tout acabit, les quotas ou encore les formalités administratives. Comprendre TAFTA, CETA, TPP ou TISA sans comprendre le principe de barrières non tarifaires est impossible, puisqu’il s’agit de tout l’enjeu de ces divers accords. La question des normes, en particulier, est primordiale.

Dumping à tous les niveaux

Après les droits de douane, les cibles des accords de libre-échange bilatéraux ou multilatéraux qui ont succédé à l’action de l’OMC, embourbée depuis le cycle de Doha[3], s’attaquent donc aux différentes normes, garanties de qualité et lois définissant les conditions de fabrication des biens et services. Tous types de normes sont attaquées, en s’alignant quasi-systématiquement sur les plus basses des différents pays concernés par l’accord : c’est le mécanisme du moins-disant, également dénommé dumping en anglais.

Les normes alimentaires sont parmi les plus ciblées, notamment en raison du traitement d’exception souvent accordé aux productions agricoles, généreusement subventionnées pour développer les exportations et assurer la sécurité alimentaire. Les AOP et AOC (Appellation d’Origine Protégée / Contrôlée), directement visées par le CETA et le TAFTA en sont un bon exemple, tandis que les attaques américaines sur le riz japonais via le TPP prouvent que les européens ne sont pas les seuls attaqués[4]. On note également les tentatives d’introduction sur le marché européen d’animaux élevés selon les standards sanitaires nord-américains[5], beaucoup plus laxistes, même si les allégories les plus caricaturales de ces pratiques de production (bœuf aux hormones, poulet au chlore et OGM) ne sont pas concernées[6].

Mais le secteur agro-alimentaire, particulièrement surveillé par les activistes suite aux innombrables scandales, n’est pas le seul concerné par la dérégulation sauvage. Les questions de protection des droits d’auteur et de redevance sur les brevets, chères aux multinationales, sont omniprésentes et lourdes de conséquences : explosion des prix des médicaments et disparition des alternatives génériques prévue par le TPP[7], démontage des rares avancées régulatoires sur l’industrie de la finance obtenues depuis la crise[8] ou encore lutte contre le piratage ou partage informatique organisé pour servir les intérêts de producteurs de contenus de masse[9]

Un déni de démocratie sans précédent

Depuis les manifestations altermondialistes de Seattle contre un sommet de l’OMC en 1999, le peuple dérange. Les grandes négociations commerciales internationales attirent depuis ce jour leurs cortèges de contestataires et donc souvent l’usage de la répression, qui fait toujours mauvaise presse vis-à-vis de l’opinion publique. Comment éviter d’être sous le feu des projecteurs suite aux répressions de telles manifestations pacifiques tout en continuant à brader des garanties qualitatives environnementales, fiscales, salariales, alimentaires, sanitaires ou encore sociales aux intérêts des multinationales et de l’oligarchie mondiale représentées par leurs lobbyistes ? En menant des négociations au secret. Les protocoles mis en place sont draconiens : sécurité maximale contre les intrus, négociations à huis clos, interdiction des appareils électroniques, sans oublier les désormais célèbres clauses de non-confidentialité.

Reste un dernier problème : les Parlements. Même infestés de lobbyistes et gangrenés par l’idéologie néolibérale, ils demeurent l’expression de la souveraineté de la nation par le principe de la représentation. En d’autres termes, il faut que ces accords soient ratifiés par les Parlements nationaux pour rentrer en vigueur, et dans des régimes aux structures constitutionnelles complexes comme la Belgique, cela peut poser quelques complications, tel que le cas de la Wallonie l’a montré[10].

Non content de transgresser l’idéal démocratique, dont les sociétés occidentales seraient soi-disant des modèles, par des tractations au secret, et d’attaquer sévèrement en justice tout lanceur d’alerte compromettant, les négociateurs s’attaquent donc dorénavant aux pouvoirs des parlements. Pour ce faire, la méthode consiste souvent à dévoiler au dernier moment le projet d’accord en le présentant comme « à prendre ou à laisser ». A grand renfort de discours d’experts qui présentent les schémas de traités comme les meilleurs obtenus, et en agitant la menace de la compétition internationale. Les parlementaires sont mis face à des textes dont ils ont à peine le temps de connaître les tenants et les aboutissants.

Par exemple, pour les négociations du Partenariat Trans-Pacifique (TPP), Obama s’est vu conféré par le Congrès américain en Juin 2015 le pouvoir d’utiliser la procédure dite de « fast-track » qui permet de négocier en secret l’ensemble du traité, interdit les amendements potentiels du Congrès ou de bloquer les négociations, et offre simplement la possibilité aux représentants du peuple américain de rejeter le traité final.[11]

Dans le cas de l’Union Européenne, un niveau d’antidémocratisme encore supérieur est en train d’être mis en place : la Commission Européenne, dont nul n’ignore qu’elle n’est pas élue par les peuples européens et qu’elle dispose déjà de prérogatives extrêmement nombreuses et lourdes de conséquences, a, par la voix de Jean-Claude Juncker, souhaité être en mesure de signer le traité CETA avec le Canada sans l’accord des parlements, arguant qu’il relevait de ses prérogatives seules.[12] Jamais en retard d’une nouvelle invention technocratique, l’UE a imaginé l’entrée en vigueur du même traité avant même le vote des parlements nationaux dans un cadre dit « provisoire », sur le modèle de la mise en place d’autres accords avec la Corée du Sud et le Pérou.[13]

Se pose enfin la question des tribunaux d’arbitrage privés supranationaux : au départ conçus pour trancher les litiges entre différentes multinationales soumis à des droit nationaux différents, ils sont devenus le cheval de Troie démocratique le plus dangereux de l’ère contemporaine. En effet, la possibilité offerte aux multinationales d’assigner les Etats en justice lorsqu’elles estiment que leurs intérêts ont été spoliés est trop vague, et le verdict des juges peut donc être influencé par les armées de lobbyistes et d’avocats employées par les grands groupes mondiaux. Sans oublier de mentionner les parcours professionnels douteux de certains juges, tels que le très prisé Francisco Orrego Vicuña[14]

Les cas d’assignation en justice d’Etats en plein exercice de leur souveraineté par des firmes transnationales au nom du caractère défavorable de nouvelles réglementations à de prétendus investissements prévus sont nombreux : Vattenfal contre l’Allemagne après sa décision de sortir du nucléaire d’ici à 2022, Lone Pine contre le Québec suite au moratoire sur le gaz de schiste, Philip Morris contre l’Australie et l’Uruguay subséquemment à des mesures anti-tabac…[15] De tels tribunaux exercent par ailleurs un pouvoir indirect et invisible d’oppression sur les Etats, qui seront d’autant moins enclins à adopter des mesures fortes de protection de leur population face aux multinationales que celles-ci pourront leur extorquer des milliards dans des cours conçues pour leur être favorables.

La fin de la mondialisation ?

La remise en question de l’idéologie libre-échangiste a bel et bien débuté. Si les critiques de Donald Trump sur les emplois perdus aux USA suite à l’ALENA et le retrait du TPP annoncé en grande pompe dans les premiers jours de sa présidence peuvent sembler aller dans le bon sens, l’homme de l’année 2016 selon le TIME Magazine demeure ambigu sur bien des points. Sa critique des accords de libre-échange se concentre sur le contenu des traités, qu’il juge très mal négociés et défavorables aux intérêts américains, mais ne tient nullement compte des aspects environnementaux, sanitaires ou démocratiques en jeu. Le nouveau président américain s’est d’ailleurs empressé d’annoncer l’ouverture de négociations avec le Royaume-Uni pour un nouvel accord lors de sa rencontre avec Theresa May à la fin Janvier en restant flou sur les modalités mais en affirmant, argument sans nul doute à toute épreuve, qu’il serait « great ».[16] De même, le Royaume-Uni qui s’apprête à quitter l’UE redouble d’inventivité pour trouver de nouveaux « partenaires » commerciaux. Aux dernières nouvelles, la Nouvelle-Zélande serait intéressée.[17]

Il s’agit ici de ne pas être dupe : les accords commerciaux proposés depuis les 3 dernières décennies ont été conçus pour bénéficier aux multinationales et à elles seules. Ils n’ont nullement accru la mobilité des individus, mais ont mis en place une compétition profondément faussée et vicieuse entre pays développés condamnés à la désindustrialisation et pays pauvres condamnés à l’exploitation au nom du « développement » et ont fait baisser le prix de nombreux produits en diminuant la qualité et en dégradant les conditions de fabrication.

Le concept de mondialisation n’est pas à jeter dans la même poubelle que les accords actuels qui prétendent en représenter l’unique forme possible. D’autres possibilités de mondialisation, respectueuses des travailleurs, de l’environnement, des cultures locales et ayant un réel impact positif à l’échelle globale existent. Mais l’altermondialisme ne pourra advenir sans un sursaut démocratique et la reprise en main des citoyens de leur destin collectif. Les manifestations et oppositions de toutes sortes contre le CETA ou le TAFTA/TTIP, ainsi que l’effort associatif pour dévoiler, décortiquer et dénoncer le contenu précis de ces monstres juridiques donnent à penser, et, peut-être, à espérer.

Sources :

[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/WAHL/56753

[2] http://www.nordregio.se/en/Metameny/About-Nordregio/Journal-of-Nordregio/2008/Journal-of-Nordregio-no-1-2008/The-Three-Waves-of-Globalisation/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cycle_de_Doha?oldformat=true

[4] http://www.latimes.com/world/asia/la-fi-japan-tpp-20160705-snap-htmlstory.html

[5] http://www.humanite.fr/le-ceta-menace-de-destabiliser-lelevage-en-europe-631627

[6] http://www.francetvinfo.fr/economie/commerce/traite-transatlantique/six-questions-sur-le-ceta-ce-traite-de-libre-echange-auquel-vous-n-avez-pas-tout-compris_1882993.html

[7] http://www.huffingtonpost.com/john-geyman/tpp-and-the-dire-threat-t_b_11661226.html

[8] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/07/09/tisa-quand-le-liberalisme-revient-par-la-porte-de-derriere_4452691_4355770.html

[9] http://wealthofthecommons.org/essay/intellectual-property-rights-and-free-trade-agreements-never-ending-story

[10] http://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/JENNAR/56981

[11] https://www.theguardian.com/us-news/2015/jun/24/barack-obama-fast-track-trade-deal-tpp-senate

[12] https://reporterre.net/La-Commission-europeenne-veut-signer-les-traites-de-libre-echange-sans

[13] http://transatlantique.blog.lemonde.fr/2016/02/19/laccord-ceta-europe-canada-sera-t-il-applique-avant-meme-le-feu-vert-des-parlements/

[14] http://www.monde-diplomatique.fr/2014/06/BREVILLE/50487

[15] https://www.collectifstoptafta.org/tafta/article/une-justice-privee-au-service-des

[16] http://www.telegraph.co.uk/news/2017/01/22/theresa-may-donald-trump-hold-talks-trade-deal-cuts-tariffs/

[17] http://www.independent.co.uk/news/uk/politics/theresa-may-new-zealand-trade-deal-bill-english-brexit-downing-street-a7526956.html

Crédits photo:

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Scène_de_naufrage_(Louis-Philippe_Crépin).jpg

http://conversableeconomist.blogspot.fr/2011/12/new-trade-rules-for-evolving-world.html

https://citizenactionmonitor.wordpress.com/2013/10/26/ceta-what-it-is-and-why-its-bad-for-canada/

Macron, le Obama français : pour une réhabilitation des guignols de l’info

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On n’en finit plus de nous vendre Macron comme un nouveau héros politique des temps modernes. A coup de Unes et de storytelling, le nouvel Obama français nous sera bientôt envié par l’ensemble du Monde libre et peut-être de l’Univers. Retour sur une farce médiatique à peine moins caricaturale que la propagande du régime Nord-Coréen.

Ce n’est plus un secret, on assiste depuis quelques mois en France à bulle médiatique se formant autour du candidat à la présidentielle Emmanuel Macron. Tantôt dynamique, tantôt visionnaire, le jeune politicien (à 39 ans, on reste très loin de la moyenne d’âge du milieu) nous est présenté comme l’incarnation du renouveau, de la modernité par la majorité des rédactions. Son parcours est désormais connu de tous : l’ENA, l’inspection des finances, la « commission pour la libération de la croissance française » dirigée par notre Jacques Attali national, et enfin le ministère de l’économie après quelques années au sein de la garde rapprochée de François Hollande. Malgré ce pedigree, on nous vend souvent Emmanuel Macron comme un candidat surgi de nulle part, arrivé comme un boulet de canon à la surprise générale.

Il est vrai qu’avant sa nomination au Ministère de l’économie, peu de personnes connaissaient son nom et son visage. Et on en arrive aujourd’hui à un moment où l’élite économique française semble avoir trouvé son champion, déjà présenté comme le seul capable de battre Marine Le Pen par certains médias. Ayant battu des records d’impopularité, Français Hollande et Manuel Valls sont désormais considérés comme politiquement morts et l’ex chouchou des médias Alain Juppé s’est vu “voler” sa victoire malgré les pronostics formels des instituts de sondage. Macron devient alors le joker ultime. Jeune, sympa et, il faut bien le reconnaître, très bon en communication, il porte en lui les espoirs de toute une classe qui avait jusqu’à maintenant reçu les faveurs des gouvernants et qui compte bien maintenir le statu quo. Ce qu’il faudrait faire à présent, c’est replacer le « phénomène Macron » (notez bien les énormes guillemets que j’utilise) dans un contexte plus global.

Car plus je vois le visage riant de Emmanuel Macron apparaître sur nos écrans, plus je repense à un sketch que les Guignols de l’info ont diffusé il y a de ça quelques années. Exit Gramsci et Marx, ce sont les Guignols qui selon moi ont le mieux saisi ce qu’incarne Emmanuel Macron. Le sketch auquel je me réfère montrait alors Mr. Sylvestre (le gros trader bourrin) expliquant l’arrivée de Barack Obama au pouvoir aux États-Unis dans une émission intitulée « les dossiers secrets de l’histoire ».

Celui-ci concluait sa présentation de cette façon : « Alors on a fait l’impensable, on a fait élire un président noir. On a mis à la tête du système quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le système. Et aujourd’hui les gens ont confiance en Obama, ils pensent qu’il va créer un nouveau capitalisme. » Si la crise financière de 2008 est évidemment expliquée de manière comique, les Guignols mettent cependant en lumière un élément essentiel : la nécessité pour les milieux d’affaires de présenter des candidats neufs, éclectiques, capables de convaincre le public de continuer sur la même voie, à savoir la leur.

Si certains ont salué le bilan de Barack Obama en terme de croissance et d’emploi, il restera celui qui est parvenu à faire élire Donald Trump aux États-Unis. N’ayant jamais imaginé la possibilité de remettre en cause les structures du capitalisme néolibéral, les deux mandats de Barack Obama ont en réalité été marqués par la montée des inégalités, des emplois sous-payés et de la pauvreté. Inutile de rappeler les violences policières et l’envoi massif de drones au Moyen Orient.

Ajoutez à cela à un discours teinté de solidarité et de tolérance, il n’en faut pas plus pour qu’Obama se fasse élire en Novembre 2008. Et ainsi le pouvoir est récupéré par les Démocrates dont la compromission avec les cols blancs de Wall Street a été amplement démontrée par la campagne de feu Hillary Clinton. Ce que montre le cas de Barack Obama, c’est que malgré la crise, malgré la misère sociale, le statu quo politique peut persister si ses représentants trouvent le bon cheval. Celui-ci devra alors incarner le renouveau, il devra éblouir les électeurs par son éloquence. En bref, il devra miser sur la forme, aux dépens du fond bien évidemment.

Ce phénomène ne se limite pas aux États-Unis. On se souvient de Matteo Renzi en Italie, charismatique Florentin qui a travaillé dans la communication et le marketing. S’il n’est pas directement élu au poste de Premier Ministre, il parvient à rassembler 40 % des votes italiens aux élections européennes de 2014 (un résultat qui ferait baver n’importe quel parti de gouvernement en Europe). Deux ans plus tard, les électeurs italiens le sanctionnent par un “Non” au référendum malgré sa verve et ses tweets énergiques. Au Canada, Justin Trudeau paraît briller par sa coolitude et son progressisme à tout épreuve. Cela n’empêche pas ce fils de Premier Ministre de vendre des armes à l’Arabie Saoudite et de négocier avec enthousiasme le traité de libre-échange liant son pays à l’Union européenne.

Le cas d’Emmanuel Macron pose alors une question cruciale : L’oligarchie peut elle continuer à faire élire ses candidats à grand coup de baroufs médiatiques et de sondages bidons ? Un politicien habile peut-il encore réussir à faire passer la même eau croupie pour un verre de limonade ? On a pointé avec justesse au Royaume-Uni et aux États-Unis l’incapacité de la sphère médiatique à empêcher le choix du Brexit et l’élection de Trump, malgré tous ses efforts. Avec un Front National en tête lors des dernières élections et quasiment assuré d’être au second tour le 23 avril, la situation de la France demeure légèrement différente. Cependant le score réalisé par Emmanuel Macron le soir du 23 avril 2017 devra être pris au sérieux. Au delà de ses conséquences politiques, il nous dira surtout si « lémédia » peuvent encore déterminer le résultat d’une élection ou si l’hégémonie idéologique des véritables guignols de l’info appartient désormais au passé.

Sources :

http://www.regards.fr/web/article/obama-entre-dans-l-histoire-sans-la-changer

https://www.jacobinmag.com/2016/09/justin-trudeau-unions-environment-arms-saudi-arabia/

https://www.mediapart.fr/journal/international/241214/matteo-renzi-2-lost-transgression?onglet=full

Crédit photo :

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