Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Mark Zuckerberg, le couple Bezos, Sundar Pichai (PDG de Google) et Elon Musk lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. © Free Malaysia Today

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

Trump : vers un retour inexorable au pouvoir

https://commons.m.wikimedia.org/wiki/File:2021_storming_of_the_United_States_Capitol_09_(cropped).jpg
Commons © Tyler Merbler

Loin d’avoir tourné la page du trumpisme, le Parti républicain redouble d’efforts pour permettre le retour au pouvoir du milliardaire, mettant en place des centaines de lois visant à affaiblir le processus électoral et les institutions. Au lieu de réagir à ce qu’ils dénoncent comme une attaque inédite contre la démocratie américaine, Joe Biden et le Parti démocrate semblent coincés dans une réalité alternative où les compromis bipartisans avec une opposition aux velléités putschistes doivent primer sur une action politique susceptible de protéger le fonctionnement des institutions.

Pendant les primaires démocrates de 2020, Joe Biden insistait fréquemment sur sa capacité à travailler avec le Parti républicain, mettant en avant sa longue expérience au Sénat pour justifier son habileté à obtenir des compromis. Cette préoccupation semblait au mieux anachronique, au pire délirante, tant le GOP (Grand Old Party – autre nom du Parti républicain) a fait de l’opposition systématique à Barack Obama une stratégie politique gagnante, puis de sa subornation à l’extrémisme de Donald Trump un prérequis indépassable. Pourtant, Biden prédisait qu’une fois le milliardaire battu, le Parti républicain connaîtrait une forme d’épiphanie susceptible de le ramener à la table des négociations.

La prise d’assaut du Congrès par les militants pro-Trump aurait pu servir d’événement déclencheur. Ayant manqué de peu d’être lynchés par une foule violente, les ténors du GOP ont condamné vigoureusement Donald Trump. Mitch McConnell, président du groupe parlementaire républicain au Sénat, accuse le milliardaire d’être responsable de l’insurrection. « Ne comptez plus sur moi » pour défendre Trump, déclare l’influent sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham. Mais l’aile la plus radicale du parti, loin de tourner le dos au président sortant, décide de doubler la mise. Le sol du Congrès porte encore les stigmates de l’insurrection lorsque 138 représentants à la Chambre et 7 sénateurs votent contre la certification des élections.

Le Parti républicain cherche à préserver ses intérêts électoraux tout en évitant de contrarier Donald Trump

Depuis, les opposants à Donald Trump au sein du Parti républicain font l’objet d’une véritable chasse aux sorcières. Mitch McConnell a été pris pour cible à de nombreuses reprises par l’ancien président, se faisant traiter de « stupide fils de pute » et de « « sombre, austère politicien opportuniste. » Liz Cheney s’est vu retirer ses fonctions de cadre du groupe parlementaire lors d’un vote à la Chambre des représentants après avoir critiqué les « mensonges de Trump sur l’élection présidentielle ». Plusieurs élus ayant voté pour la destitution du milliardaire en février 2021 ont fait l’objet d’une motion de censure par les antennes locales de leur parti. Ceux qui avaient refusé de renverser le résultat des élections de certains États sont la cible de multiples menaces de mort. Aucune tête ne doit dépasser. Tous ceux qui contestent la théorie selon laquelle Joe Biden aurait volé les élections à l’aide d’une fraude électorale massive sont devenus persona non grata.

Donald Trump a repris les meetings de campagne en commençant par l’Ohio, afin de s’en prendre directement au représentant républicain local Anthony Gonzales et d’apporter son soutien au candidat qui le défiera dans le cadre d’une primaire pour les élections de mi-mandat de 2022. Gonzalez compte parmi les rares élus conservateurs à avoir voté la destitution de Donald Trump en janvier 2021.

Mitch McConnell a plié devant cette démonstration de force. Après avoir affirmé qu’il soutiendrait Donald Trump en 2024, il a déclaré que « 100% de mes efforts sont dédiés à stopper l’agenda démocrate. »Le sénateur du Kentucky est passé maître de l’obstruction parlementaire, lui qui s’était déjà vanté de n’avoir pour seul objectif « qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat. » Il faut prendre toute la mesure de ces deux déclarations. En 2009, les États-Unis faisaient face à la plus grave crise économique depuis les années 30. En 2021, la situation est potentiellement pire. Loin de se recentrer, le Parti républicain a entièrement embrassé le trumpisme. Certains parlementaires qualifient désormais l’assaut contre le Capitole de « promenade touristique », en dépit des 140 blessés chez les forces de l’ordre, des multiples hospitalisations et des quatre morts chez les manifestants.

Le Parti républicain prépare méthodiquement le terrain pour un second putsch en 2024

Le GOP a bloqué la création d’une commission d’enquête parlementaire bipartisane sur l’assaut du 6 janvier. Elle devait, entre autres, expliquer les faillites du dispositif policier. Bien qu’elle aurait été pilotée conjointement par les deux partis, Mitch McConnell a déployé des efforts considérables pour empêcher sa création, avec succès.

Politiquement, cette commission représentait un danger pour le Parti républicain. Il aurait été contraint d’examiner sa propre responsabilité dans l’insurrection et de reconnaître le rôle central de Donald Trump. Le milliardaire ne s’était pas contenté d’encourager les violences, il avait demandé à son ministre de la Défense de faciliter la marche sur le Capitole puis refusé de rappeler ses militants entrés dans le Congrès, malgré les suppliques de plusieurs sénateurs républicains et du numéro trois du parti Kevin McCarthy.

Le GOP cherche à préserver ses intérêts électoraux tout en évitant de contrarier Donald Trump, et par extension, les 63 % d’électeurs républicains qui souhaitent qu’il se représente en 2024 et les 50 % qui jugent Biden illégitime. Mais au-delà de son refus de condamner la tentative de putsch, le parti de Lincoln est engagé dans un véritable assaut contre les structures démocratiques américaines.

Toutes les barrières ayant empêché le putsch de 2020 seront ainsi supprimées

Le Brennan Center for Justice a ainsi relevé quelque 361 nouvelles propositions de lois visant à modifier les règles électorales. Des États clefs comme la Géorgie, le Texas et la Floride redoublent d’efforts pour restreindre l’accès au vote des minorités susceptibles de voter démocrate. Par exemple, en limitant le recours au suffrage par correspondance et anticipé, en réduisant le nombre de bureaux de votes dans les zones urbaines et en interdisant la distribution d’eau aux citoyens faisant la queue pour voter1. Certaines dispositions ciblent ouvertement les personnes de couleur. Ainsi, voter le dimanche après la messe – une pratique très répandue chez les Afro-américains, sera effectivement interdit au Texas et en Géorgie. Les nouvelles lois cherchent également à autoriser les citoyens à venir surveiller les bureaux de vote, une démarche jusqu’ici illégale aux États-Unis, que Donald Trump avait pourtant encouragée, a priori dans le but d’intimider les électeurs démocrates.

Deuxièmement, ces nouvelles lois modifient les règles de certification des élections à l’échelle locale. Le but est simple : permettre aux élus républicains de changer le résultat légalement en cas de défaite de leur champion. Ce que Trump avait tenté d’obtenir sans succès en 2020. En Géorgie, la nouvelle loi permet de remplacer les membres des conseils de superviseurs (members of election board) chargés d’organiser les scrutins à l’échelle des comtés. Une dizaine de superviseurs jugés hostiles ont déjà été renvoyés pour être remplacés par des républicains dociles. Dans de nombreux États, le pouvoir de certifier le résultat final est transféré depuis des instances où le Parti démocrate a son mot à dire vers les parlements où le GOP est largement majoritaire. Au Texas, si la proposition de lois est adoptée, le perdant pourra demander la modification du résultat devant les tribunaux sans avoir à produire la moindre preuve de fraude. Des tentatives similaires avaient été déboutées en 2020, fautes d’éléments tangibles. Ce type de plainte sera désormais hypothétiquement recevable par un juge conciliant.

Troisièmement, de nombreux élus et cadres républicains qui avaient défendu la tentative de subversion des élections de Donald Trump sont candidats aux postes responsables de la certification des résultats à l’échelle des comtés. Les manœuvres d’intimidation du milliardaire avaient échoué au Michigan et en Géorgie en 2020 grâce à l’intégrité des élus conservateurs alors en place. Ils risquent d’être remplacés par des extrémistes acquis à cette méthode putschiste.

Enfin, en Arizona, une commission d’enquête visant à auditer les résultats de 2020 a été mise en place par le parlement local, contrôlé par le Parti républicain. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, l’audit est effectué par une entreprise privée, détenue par un soutien politique de Donald Trump. Le prestataire en question, nommé Cyber Ninja, n’a aucune expérience en la matière et a déjà commis de nombreuses erreurs, au point de rendre inutilisables les machines électroniques pour les futures élections. Le but n’est pas d’invalider les résultats de 2020. N’en déplaise à Donald Trump, apparemment convaincu qu’il pourrait être ré-installé président à la fin de l’été, aucune voie légale ne permet de revenir sur une élection certifiée.

L’objectif est de préparer 2024 en persuadant l’électorat républicain de l’existence d’une fraude massive. Si l’audit parvient à cette conclusion, Fox News et les autres grands médias conservateurs n’auront plus qu’à matraquer ce mensonge pendant trois ans. D’autant plus que le GOP souhaite exporter cette tactique d’audit aux autres États sensibles, tels que la Géorgie et le Wisconsin.

Toutes les barrières ayant empêché le putsch de 2020 seront ainsi supprimées ou considérablement affaiblies. Même en cas d’échec à l’échelle locale, le GOP pourra renverser le résultat au Congrès fédéral, à la simple condition d’avoir une majorité dans les deux chambres. Et comme la droite fait uniquement campagne sur le thème des élections volées de 2020, ses électeurs n’exigeront probablement rien de moins de leurs élus.

Un cercle vicieux d’affaissement de la démocratie

La capacité du Parti républicain à imposer ce scénario dépend des élections de mi-mandat de 2022. Pour s’assurer d’y remporter une large victoire, le GOP peut compter sur deux éléments.

Le premier est politique. L’occupant à la Maison-Blanche perd systématiquement ces élections depuis 1934, en moyenne de 24 sièges à la Chambre des représentants. Or, les démocrates y possèdent une majorité particulièrement faible de 5 sièges, qui leur garantit statistiquement la défaite. Et pour cause. Le faible taux de participation de ces élections récompense systématiquement le camp capable de mobiliser sa base. Sur ce terrain, l’opposition dispose toujours d’un avantage important. 2002 constitue la seule exception : l’Amérique sortait tout juste du traumatisme du 11 septembre et la côte de popularité de Georges W. Bush côtoyait des sommets.

Le second point est purement technique. Le Parti républicain est passé maître dans l’art du gerrymandering, c’est-à-dire le découpage partisan des circonscriptions électorales afin d’obtenir un avantage structurel. Or, le prochain découpage, effectué tous les dix ans, doit avoir lieu à l’automne 2021. Le GOP aura la main libre dans la majorité des États clés pour dessiner les contours des différentes circonscriptions en sa faveur. En 2018 et avec cette méthode, le Parti républicain du Wisconsin avait réussi l’exploit d’obtenir deux tiers des élus malgré une large victoire du Parti démocrate. En 2022, le désavantage structurel de ce dernier s’annonce quasi insurmontable. On estime qu’un résultat national aussi positif qu’en 2020 (4% de votes supplémentaires, ce qui constitue un écart historiquement élevé) conduirait néanmoins les démocrates à perdre le contrôle de la Chambre des représentants2. Pour les parlements des différents États, c’est encore pire. Or ce sont ces assemblées locales qui votent les lois encadrant le droit de vote et la certification des résultats.

Les assauts coordonnés du Parti républicain contre les institutions démocratiques visent à assurer la conquête du pouvoir par une minorité d’électeurs

En clair, le Parti démocrate est pratiquement garanti de perdre sa majorité au Congrès et sa capacité de veto dans de nombreux États qui déterminent l’issue de la présidentielle. Cette alternance anticipée ne serait pas nécessairement problématique si elle reflétait le choix des électeurs, mais ce n’est pas le but poursuivi par la droite conservatrice. Au Texas, la généralisation du droit du port d’armes sans permis en public et l’interdiction de recourir à l’avortement, même en cas de viol, ont été voté contre l’avis de 3 électeurs sur quatre. Suite aux coupures de courant de l’hiver dernier, provoquées par une vague de froid exceptionnelle et liées au changement climatique, les élus républicains cherchent à taxer les énergies renouvelables et subventionner l’électricité carbonée. C’est pourtant les centrales à gaz et au charbon qui ont été à l’origine des coupures de courant. Au Congrès, toute mesure favorisant les travailleurs et classes moyennes reçoit une opposition systématique du GOP, tout comme les projets de hausse d’impôt sur les plus favorisés et les multinationales. Là encore, contre la volonté de 3 Américains sur quatre et d’une majorité de l’électorat conservateur.

On assiste ainsi à un cercle vicieux provoquant l’affaissement progressif des règles démocratiques américaines. Le gerrymandering permet aux élus républicains d’être majoritaires dans les assemblées locales tout en étant minoritaires dans les urnes, ce qui les conduit à s’attaquer au droit de vote pour se maintenir au pouvoir, leur donnant l’occasion de poursuivre les efforts de gerrymandering au cycle suivant. Un délitement facilitée par la Cour suprême, dont six juges sur neuf ont été nommés par des présidents républicains. Après avoir affaibli considérablement les protections civiques lors de son verdict de 2013 Shelby v Holder, elle vient de récidiver en validant les lois restrictives votés en Arizona en 2016 lors de sa décision Brnovich v DNC. Outre son impact local, ce verdict risque d’encourager les futurs assauts du Parti républicain contre les droits civiques, tout en privant les démocrates d’outils pour attaquer ces textes en justice3.

Les assauts coordonnés du Parti républicain contre les institutions démocratiques visent à assurer la conquête du pouvoir par une minorité d’électeurs4. Pour surmonter ces barrières techniques, le Parti démocrate a deux options : interdire par une loi fédérale les pratiques décrites plus haut, ou gouverner de manière suffisamment populaire pour obtenir un plébiscite en 2022 et 2024, dont l’ampleur permettra de surmonter les obstacles mis en place par le GOP.

Les républicains semblent déterminés à mettre toutes les chances de leurs côté en sabotant la reprise économique. À l’échelle locale, les gouverneurs et parlements conservateurs bloquent la mise en place des politiques sociales, en particulier l’expansion de la couverture santé public Medicaid voté localement par référendum en 2020 et l’assurance chômage d’urgence établie par Biden en 2021.

À Washington, Mitch McConnell ne se contente pas d’utiliser la règle du filibuster (qui nécessite 60 voix sur 100 pour faire adopter un texte au Sénat) pour bloquer les lois proposées par les démocrates. Il semble également jouer la montre en encourageant divers élus républicains à négocier en pure perte certains projets de lois. Ainsi, les 41 sénateurs conservateurs qui représentent près de 60 millions d’électeurs de moins que les 50 sénateurs démocrates sont en capacité de bloquer tout projet de Biden, bien que ce dernier ait l’opinion des électeurs républicains avec lui sur de nombreux sujets, dont la taxation des hauts revenus et l’augmentation des dépenses sociales.

Les Démocrates en marche vers le suicide collectif

Les Démocrates disposent d’une courte majorité dans les deux chambres du Congrès. Celle des représentants a déjà voté un texte central pour le parti, le « For the people act » ou « HR1 ». Le texte prévoit d’interdire le gerrymandering, de renforcer les dispositions du Voting act de 1964 pour interdire les discriminations vis-à-vis de l’accès au bureau de vote et de faciliter la participation en rendant le mardi des élections férié et le vote anticipé plus accessible. Le texte comporte également une réforme majeure des mécanismes de financement des élections, susceptible de limiter l’influence des ultra riches et des entreprises sur la vie politique. Toutes ces dispositions sont extrêmement populaires, y compris chez les électeurs conservateurs. Mais le texte nécessite 60 voix pour être voté au Sénat, soit dix sénateurs républicains. Face au refus catégorique de ces derniers, les démocrates peuvent voter une réforme de la règle du filibuster. Soit pour l’abolir entièrement – cette disposition ne fait pas partie de la constitution – soit pour permettre aux textes portant sur le droit de vote et l’encadrement des élections d’en être exemptés.

Biden se heurte à l’opposition de deux sénateurs démocrates les plus à droite. Joe Manchin, de la Virginie Occidentale, et Kyrsten Sinema, de l’Arizona. Leur obsession pour le compromis avec les Républicains est particulièrement difficile à comprendre, sauf à mettre en cause leur intégrité. En Arizona, le GOP essaye activement de faire annuler l’élection de Sinema. Le Parti démocrate local l’a récemment imploré dans une lettre ouverte de mettre fin au filibuster et de voter la loi HR1. Mais Sinema, une ancienne militante anti-raciste, prend désormais ses ordres auprès du patronat, comme l’a relevé un extrait d’une vidéo-conférence fuitée à la presse5. Ce dernier semble particulièrement soucieux de préserver le verrou du filibuster, qui garantit la protection de ses intérêts financiers.

Le laxisme de Biden peut s’expliquer par sa réluctance à confronter les intérêts du capital, et les sénateurs démocrates qui les défendent le plus fermement.

Manchin est un cas plus complexe. Il a réalisé l’exploit de se faire réélire en 2018 dans un des États les plus défavorisés, blanc et pro-Trump du pays. Son conservatisme semble le servir. Mais du haut de ces 74 ans, et alors que son mandat sera remis en jeu aux prochaines présidentielles, il paraît improbable qu’il soit en mesure de garder son siège au-delà de 2024, si tant est qu’il se représente. Biden dispose de maigres leviers pour le faire plier : aucun autre démocrate ne peut prétendre remporter une sénatoriale dans son État, Manchin ne doit rien à personne, et peut compter sur une retraite dorée dans le privé s’il quitte la vie publique. Les millions de dollars de dons financiers dont l’arrosent les milliardaires et les milieux financiers pour ses campagnes électorales lui promettent un avenir serein6. Manchin se réfugie derrière son idéologie pour justifier sa position. Il semble convaincu qu’un compromis demeure possible, et surtout souhaitable, avec le Parti républicain.

Un enregistrement d’une visioconférence privée avec ses principaux donateurs, obtenu par The Intercept, permet de mieux comprendre son approche. Lui aussi souhaite avant tout défendre le filibuster, au grand soulagement de ses soutiens patronaux. Il a ainsi suggéré à ces derniers de faire des dons aux élus républicains susceptibles de voter avec lui pour la commission bipartisane sur le 6 janvier, dans le but d’affaiblir l’argumentaire de la gauche démocrate qui juge vains ses efforts bipartisans. Il va même jusqu’à suggérer l’idée que ces donateurs utilisent leurs carnets d’adresses pour promettre une retraite dorée à certains élus, confirmant implicitement les mécanismes de corruption tacites en vigueur à Washington.

Mais dans ce même enregistrement, Manchin apparaît plus flexible qu’il ne le laisse entendre en public. Et le refus récent de l’ensemble des sénateurs républicains de voter pour autoriser le débat au Sénat de sa version très édulcorée du For the people act, pourrait le contraindre à adopter une approche plus directe, comme le préconise la gauche du parti. Son soutien récent à cette alternative témoigne de sa lente évolution sur la question.

Loin de s’alarmer de la situation, les principaux conseillers de Biden se disent confiants dans la capacité du Parti démocrate à mobiliser son électorat quel que soit les barrières mises en place par le GOP, citant en exemple – fait surprenant –la campagne de 2020. Diverses ONG d’observation ou de défense des droits civiques et organisations militantes s’alarment pourtant du manque d’action entreprises par la Maison-Blanche pour attirer l’attention de l’opinion publique sur cet assaut républicain.

L’action en justice menée par le garde des sceaux de Biden contre les lois votée en Géorgie prendra du temps à aboutir et risque fort d’échouer à la Cour suprême, comme celle initiée par le parti démocrate d’Arizona en 2016 et déboutée le mois dernier. 

La stratégie retenue par l’administration Biden consiste à prioriser l’action politique et le passage de réformes populaires – comme le plan d’investissement bloqué au Sénat – plutôt que de politiser l’attaque conservatrice contre le droit de vote7. Mais même de ce point de vue, Biden inquiète ses alliés. Après avoir abandonné la hausse du salaire minimum, renoncé aux taux d’impositions de 21 % sur les multinationales et reculé sur le projet d’augmentation du taux d’imposition des entreprises américaines, ce qui s’apparente à un reniement de ses promesses, la Maison-Blanche a fait des concessions surprenantes au GOP. En particulier, en refusant d’imposer l’assurance chômage d’urgence votée par le Congrès aux gouverneurs républicains récalcitrants.

Le laxisme de Biden sur ce point peut s’expliquer par sa réluctance à confronter les intérêts du capital et les sénateurs démocrates qui les défendent le plus fermement. Ce ne sera pas la première fois qu’une démocratie bascule dans l’illibéralisme par manque de courage et de conviction de ses élites « modérées. » Sans recourir aux comparaisons historiques, on peut également pointer le manque de combativité et l’excès de confiance qui sied au Parti démocrate depuis de longues années, alors que ses principaux leaders ont tous allègrement dépassé les soixante-dix ans et semblent prisonniers d’un prisme de lecture dépassé.

Notes :

[1] https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2021/05/democrats-voting-rights-filibuster/618964/

[2] https://theintercept.com/2021/04/08/republicans-gerrymandering-for-the-people-act-voter-suppression/

[3] https://www.vox.com/2021/7/1/22559046/supreme-court-voting-rights-act-brnovich-dnc-samuel-alito-elena-kagan-democracy           

[4] https://www.jacobinmag.com/2021/06/voting-rights-voter-suppression-laws-state-level-republicans-ari-berman-interview et “Let them eat tweets, how the right rules in an age of extreme inequality”. Pierson et Hacker, 2020.

[5] https://www.thenation.com/article/politics/kyrsten-sinema-conservative-democrat/

[6] https://www.cnbc.com/2021/06/08/joe-manchin-is-opposing-big-parts-of-bidens-agenda-as-the-koch-network-pressures-him.html

[7] https://www.theatlantic.com/politics/archive/2021/05/biden-manchin-gop-voting-rights/619003/

Le trumpisme survivra-t-il à Trump ?

https://commons.m.wikimedia.org/wiki/File:2021_storming_of_the_United_States_Capitol_09_(cropped).jpg
Commons © Tyler Merbler

L’assaut du Capitole par les militants pro-Trump a précipité la chute du milliardaire et remis en question son avenir politique. Pour autant, les forces et dynamiques qui ont permis son élection en 2016 et sa progression électorale en 2020 ne vont pas disparaître avec lui, comme le montre un examen précis des évènements récents. À moins d’une présidence Biden radicalement transformative, un retour du trumpisme semble inéluctable.

Selon une vieille plaisanterie socialiste, les États-Unis ne peuvent pas subir de coup d’État, puisqu’il n’y a pas d’ambassade américaine à Washington. Mais si l’attaque du Capitole ne constitue pas une tentative de putsch, de quoi s’agit-il ?  La majorité des miliciens qui ont envahi le Capitole ne semblaient pas poursuivre de but précis. Une fois passé les portes, certains cherchaient sur Google la localisation des bureaux des principaux élus. D’autres ont eu la politesse de respecter les parcours fléchés et de déambuler entre les cordons visiteurs. Une vidéo de Yahoo news capture parfaitement ce paradoxe. Le journaliste interpelle une militante en pleurs, alors qu’elle s’éloigne du Congrès. « Madame qu’est-ce qui vous est arrivé ? » « J’ai été gazée ! » « Vous essayez de rentrer dans le Capitole ». « Oui !  J’ai fait un mètre, on m’a poussé et j’ai été gazé ». « Et pourquoi vouliez-vous entrer ? » « On attaque le Capitole, c’est une révolution ! » s’indigne-t-elle, visiblement très contrariée. Un autre militant, coiffé d’un bonnet en forme de casque de chevalier, explique à CNN qu’il a vu des manifestants se poser dans une salle du Congrès pour allumer des joints. « Ils fument de l’herbe par là-bas », indique-t-il, incrédule. Si on ajoute le côté folklorique de certains costumes, le manque d’organisation de la foule et le profil hétérogène des participants, on serait tenté de prendre l’affaire à la légère. Aucune revendication économique, matérielle ou de justice sociale n’accompagne l’insurrection. Le seul objectif est de maintenir au pouvoir un milliardaire dont le principal succès législatif se résume à des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales. Les participants forment un curieux échantillon de militants pro-Trump. Aux côtés des blancs sans diplômes, on retrouve des banquiers, dirigeants d’entreprise, informaticiens, fils de notables, vétérans, médecins antivax et retraités. Un petit groupe de Texans a même affrété leur propre jet privé et posté sur les réseaux sociaux des images avec la légende « en route pour attaquer le Capitole ».

L’opération aura eu comme principal effet d’affaiblir considérablement celui qu’elle cherchait à maintenir au pouvoir. Les débats parlementaires visant à contester l’élection ont été écourtés. Donald Trump a perdu l’accès à ses moyens de communication principaux, dont son compte Twitter de manière définitive. Face aux critiques et menaces juridiques, il concède l’élection dès le lendemain des évènements. Une procédure de destitution accélérée a reçu le soutien de dix élus républicains. Dans les enquêtes d’opinion, Trump a perdu dix points auprès de ses anciens électeurs. Une partie de ses soutiens financiers et médiatiques prennent leurs distances. Qu’il s’agisse de sa capacité à se présenter à une élection future ou de devenir le faiseur de roi du Parti républicain, l’avenir politique de Donald Trump semble compromis. Pour Bhaskar Sunkara, fondateur de la revue socialiste Jacobin, l’attaque du Capitole montre avant tout la faiblesse de l’extrême droite aux États-Unis : désorganisée, brouillonne et peu intelligente, elle s’est révélée incapable d’atteindre ses objectifs. Le parallèle avec son leader Donald Trump est saisissant.

Pourtant, une tentative de coup d’État clownesque et maladroite n’en demeure pas moins une tentative de coup d’État, comme l’écrivait l’activiste Richard Seymour le 7 janvier. Depuis, de nombreux éléments troublants sont venus renforcer ce point de vue. La complaisance manifeste, voire la complicité de certains policiers, qui ont ouvert les barrières, pris des selfies avec les émeutiers et refusé de s’interposer, évoquent clairement un des marqueurs des putschs, à savoir le basculement des forces de l’ordre du côté des insurgés. La faiblesse du dispositif de sécurité, la lenteur avec laquelle les renforts ont été dépêchés – en particulier la garde nationale – et l’hésitation à faire un usage déterminant de la force interpelle. Surtout, lorsqu’on compare cet évènement aux manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, durement réprimées dans le sang, parfois à la voiture bélier. Le risque de débordement était hautement prévisible, car planifié par les éléments les plus violents sur les réseaux sociaux et encouragé publiquement par plusieurs élus républicains. Le manque de moyens déployés par les autorités pour s’y opposer interroge. Le profil de certains instigateurs, des membres de milices néonazies préalablement identifiés comme potentiels terroristes par le FBI, ne laissait aucun doute quant à la nature des forces en présence.

Au-delà des signes distinctifs de l’extrême droite suprémaciste, les images de violence parlent d’elles-mêmes. Un policier a été tué à coups d’extincteur, soixante autres blessés. Des groupes compacts et coordonnés ont brisé les lignes policières en usant d’objets contondants qu’ils avaient inexplicablement été autorisés à amener au rassemblement initial. Selon de nombreux témoignages rassemblés par la presse, on est passé très près d’un bain de sang. Pour stopper une tentative d’incursion, un policier a tué une militante QAnon en faisant usage de son arme à feu. Alexandria Ocasio-Cortez, élue socialiste du Bronx, évoque une confrontation directe avec certains miliciens, et raconte avoir vu sa vie défiler devant ses yeux. À deux minutes près, Mike Pence aurait été directement exposé à la foule qui réclamait sa tête. Des bombes artisanales ont été retrouvées aux abords du siège des partis républicain et démocrate, et dans le Congrès. En attendant que toute la lumière soit faite sur les complicités et le déroulement des évènements, on retiendra qu’un groupe mieux organisé et plus déterminé aurait probablement réussi à prendre en otage des parlementaires et disposer pour quelques minutes de leur sort. Certes, cela n’aurait pas suffi à prendre le pouvoir, ni à le conserver, ce qui plaide contre l’emploi du terme « coup d’État ».

Cependant, les événements du 6 janvier ne sauraient être pris isolément. Ils représentent l’aboutissement logique de deux mois d’assauts répétés contre les institutions démocratiques du pays. Là aussi, les aspects funambulesques et absurdes des efforts déployés par Donald Trump ne doivent pas nous faire oublier le but poursuivi. La conférence de presse lunaire donnée aux abords d’un sex-shop, les auditions citoyennes factices et les actions judiciaires contradictoires ont fait les choux gras des humoristes. Mais les menaces de mort, coups de pressions et violences urbaines doivent être prises au sérieux. Si Trump a agi maladroitement entre deux parties de golf, ses intentions étaient claires : inverser le résultat des élections via des pressions sur les différents acteurs susceptibles de permettre ce coup institutionnel. Au lieu d’utiliser la violence, il a principalement eu recours aux flatteries, promesses de gloire et menaces diverses, utilisant son formidable poids politique en guise de carotte et de bâton. Sa conversation du 2 janvier avec le Secrétaire d’État de Géorgie, publiée par le Washington Post, montre l’étendue de ses efforts. De nombreux échanges similaires ont eu lieu en privé, en plus des dizaines de tweets et déclarations publiques. Mais Trump n’a pas bénéficié d’un appui extérieur déterminant, que ce soit du point de vue des institutions, des forces armées, de son parti au sens large ou du monde des affaires. Aussi spectaculaire qu’elle fut, l’attaque contre le Capitole peut s’interpréter comme un débordement qu’il n’avait pas pleinement anticipé.

Il aura des conséquences évidentes. Sur son avenir politique, d’abord. Le 5 janvier, Donald Trump incarnait encore la figure incontournable du Parti républicain. Il venait de remporter un nombre record de voix à la présidentielle, réalisant des gains substantiels auprès des Afro-Américains, des hispaniques et des blancs non-diplômés. Grâce à lui, le Parti républicain avait sauvé sa majorité au Sénat, progressé à la Chambre des représentants, et conquis un terrain précieux à l’échelle locale. Compte tenu du contexte – une pandémie doublée d’une crise économique – la performance restait honorable. En cas de victoire du Parti républicain aux sénatoriales de Géorgie, Trump aurait triomphé.

Au lieu de cela, son obsession contre le vote par courrier et ses allégations de fraudes ont découragé les républicains de voter, tout en mobilisant les électeurs de l’autre camp dans des proportions records. Impensable il y a encore deux mois, le Parti démocrate remporte les deux sénatoriales de Géorgie et le contrôle du Congrès. Trump devient le premier président à avoir perdu la Maison-Blanche, le Sénat et la Chambre des représentants en un seul mandat. Désormais, il représente un poids pour son parti, une machine à perdre. Les cadres républicains espèrent tourner la page.

Les premières déclarations publiques de Donald Trump après le 6 janvier visent à appeler au calme et garantir une passation de pouvoir apaisée, sans pour autant reconnaître sa propre responsabilité ou admettre l’absence de fraude électorale. Cette incapacité à faire amende honorable est une constante chez le milliardaire. En 2015 déjà, lorsque deux de ses militants avaient tabassé un sans-abri hispanique, Trump avait répondu de manière ambiguë, reconnaissant un accident « honteux » tout en affirmant « mes supporteurs sont des gens passionnés qui aiment notre pays ». Après l’attentat néonazi de Charlottesville contre des militants antiracistes, il avait maintenu qu’il « y avait des gens bien des deux côtés ». Cette incapacité à reconnaître ses torts et faire le minimum pour son propre intérêt politique l’a de nouveau desservi après l’attaque du Capitole, au point de compromettre son avenir politique et sa place dans la bonne société. Pour autant, s’en est-il fini du trumpisme ?

Le Parti républicain, un appareil « trumpisé »

Mercredi 6 janvier. Quelques heures après avoir évacué le Congrès en catastrophe, les parlementaires reprennent la certification des résultats. « La démocratie ne saurait être intimidée par des émeutiers », proclame le chef de la majorité républicaine Mitch McConnell au Sénat. Les couloirs du Capitole portent encore les stigmates de l’insurrection. Pourtant, les élus républicains engagés dans une tentative de subvertir les élections décident de poursuivre leurs efforts. Pas moins de 6 sénateurs et 138 représentants à la Chambre votent contre la certification des résultats. Certains le font par calcul politique, d’autre part aveuglement manifeste quant à la gravité des événements qui viennent de se dérouler, et leur propre rôle dans l’instigation des violences. Matt Gaetz, le jeune élu trumpiste de Floride, reprend une infox qui circule sur les médias conservateurs. Les violences seraient le fait de militants antifascistes ayant infiltré les milices pro-Trump, explique-t-il. Il se permet de faire la leçon aux démocrates « Je parie que vous ne voulez plus réduire les budgets de la police maintenant ». Ceux qui espéraient une prise de recul du Parti républicain en sont pour leurs frais. Seuls dix parlementaires se prononcent pour la destitution de Donald Trump, votée la semaine suivante à la Chambre des représentants.

Malgré la suppression du compte Twitter de Donald Trump, son principal outil pour jeter les membres de son parti à la vindicte de ses militants, les élus républicains hésitent à rompre avec le président sortant. À l’opportunisme de certains s’ajoute l’alignement idéologique d’autres. Trump n’était pas seul à haranguer les foules le 6 janvier. Son avocat Rudy Giuliani, qui a son rond de serviette dans tous les médias, avait suggérer de régler le contentieux portant sur les élections via un « jugement par combat », en référence à la série Games of Thrones. Mo Brooks, le parlementaire d’extrême droite de l’Alabama, avait appelé à marcher sur le Capitole avec force. D’autres élus avaient incité à la violence les jours précédents, comme la présidente du Parti républicain de l’Arizona, Ali Alexander. Plusieurs richissimes donateurs du Parti républicain ont dépensé des millions de dollars pour financer le meeting du 6 janvier et la campagne de désinformation visant à remettre en cause la légitimité des élections. Marjorie Taylor Green, élue de Géorgie et militante QAnon, a promis de déposer une résolution en faveur de la destitution de Joe Biden, dès le jour de sa prise de fonction. On pourrait également citer Mike Lee, le sénateur de l’Utah qui expliquait sérieusement que « la démocratie n’est pas l’objectif, l’objectif c’est la prospérité ». Le parti républicain ne manque pas de Trump en devenir, et son électorat reste majoritairement solidaire du milliardaire, selon les différentes enquêtes d’opinions effectuées après le 6 janvier. Sa fin de mandat calamiteuse ne doit pas nous faire oublier qu’en 2020, 74 millions d’Américains ont voté pour lui. Soit 11 millions de plus qu’en 2016, une progression spectaculaire qu’il convient d’analyser.

Le Trumpisme progresse électoralement en 2020

Si la défaite du milliardaire semble auto-infligée, elle a été néanmoins accompagnée d’une remarquable progression électorale. Ce phénomène s’explique d’abord par des facteurs structurels, qui ne vont pas disparaître avec Joe Biden. En premier lieu, la polarisation accrue de la société américaine s’inscrit dans une tendance longue. Les partis républicain et démocrate s’éloignent de plus en plus idéologiquement. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient constitués de larges coalitions. Les démocrates du Sud défendaient la ségrégation, les républicains du Midwest les syndicats, et les deux partis se retrouvaient autour du New Deal. Le réalignement en deux camps distincts s’est opéré progressivement, avec le vote pour les droits civiques et les programmes sociaux de la « Great Society » de Lyndon B Johnson, puis la stratégie sudiste de Nixon et son « law and order », et enfin la révolution néolibérale de Carter et Reagan. Au cours des années 1990 et 2000, les républicains poursuivent leur droitisation, au point de devenir un parti d’extrême droite revendiquant une forme d’hostilité à la démocratie. Inversement, depuis Al Gore, les démocrates défendent des programmes de plus en plus à gauche. Les électorats respectifs suivent la même trajectoire. Pour une frange importante d’entre eux, basculer d’un parti vers l’autre devient inimaginable. Ceci explique la résilience du socle électoral de Donald Trump, qu’il a pu consolider par différents moyens.

Le fait qu’il soit parti en campagne pour sa réélection avant même d’être investi président, enchaînant un total de 164 meetings entre le 4 décembre 2016 et le 2 novembre 2020, aurait fidélisé sa base. La stratégie d’opposition démocrate, qui a consisté à lui refuser sa légitimité en montant en épingle le scandale du Russiagate, peut également expliquer la consolidation des républicains derrière leur président. Une attitude encouragée par la tentative de destitution de 2020, elle aussi maladroite et partisane.

Le paysage médiatique américain constitue un autre facteur de polarisation. Comme le détaille le journaliste Matt Taibbi dans son livre-enquête Hate inc, les médias américains ne sont plus intéressés par leur mission d’information, mais par le profit. Or, il est plus rentable de cajoler ses abonnées en leur fournissant des contenus sur mesures, plutôt que de les informer objectivement. Du côté conservateur, Fox News et ses satellites ont été les pionniers de ce business model, depuis leur création. Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les médias centristes ou orientés à gauche ont adopté un mode de fonctionnement similaire. Selon une enquête récente, 91 % du lectorat du New York Times est constitué d’électeurs démocrates. Les chaînes CNN et MSNBC ne font guère mieux, avec 73 % et 95 % respectivement. Pour Fox News, la proportion est inverse, avec 93 % d’audimat républicain. Avant l’émergence du câble et d’Internet, les Américains s’informaient majoritairement via les trois grandes chaînes du pays, CBS, ABC et NBC. Leur stratégie marketing consistait à toucher la plus large audience possible, ce qui nécessitait une relative neutralité. Désormais, la presse choisit son camp et fait de l’autre bord politique l’ennemi à fustiger. Si les réseaux sociaux contribuent à cette polarisation, les américains s’informent d’abord par la télévision, comme le démontre les enquêtes récentes et le choix des campagnes politiques de concentrer l’essentiel de leur communication sur ces canaux traditionnels. Résultat, la majorité des électeurs évoluent dans des bulles d’informations hermétiques. Ce qui explique pourquoi 48 % d’entre eux estimaient que Donald Trump a bien géré la pandémie, alors qu’il a lui-même reconnu dans des enregistrements audio avoir sciemment menti sur la dangerosité du virus.

Cependant, la polarisation ne fait pas tout, et au-delà de la mobilisation de sa propre base, les élections à fort taux de participation se jouent sur les marges. Donald Trump y progresse grâce à l’économie. Parmi les 35 % d’électeurs qui citent ce thème comme principale préoccupation, 83 % ont soutenu le président sortant. De même, 72 % des personnes dont la situation matérielle s’est améliorée depuis 2016 ont voté Trump. Ce dernier domine toujours les hautes tranches de revenus, mais gagne du terrain auprès des classes moyennes et populaires. Le plan de relance de l’économie, voté par le Congrès en mars 2020, explique en partie cette tendance. Baptisé CARES Act, le programme inclut un chèque de 1 200 dollars pour tous les Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an, sur lequel figure la mention de la part de Donald Trump. À cela s’ajoute une assurance chômage « sous stéroïde », pour reprendre les mots du démocrate Chucks Schumer. Soit 2 400 dollars par mois en supplément des aides existantes. Elle a permis aux millions de bénéficiaires de joindre les deux bouts, et parfois de voir leur revenu mensuel augmenter significativement, au point de faire temporairement reculer la pauvreté aux États-Unis. Ironiquement, les démocrates avaient imposé cette mesure à des républicains récalcitrants. Ceci expliquerait l’amélioration du score du président sortant auprès des classes populaires et ouvrières, qui ont apprécié l’aide financière directe.

En particulier, le milliardaire progresse de quatre points chez les Afro-Américains (12 %, contre 8 % en 2016) et de trois points auprès des hispaniques (à 32 %). Certes, le vote afro-américain reste un facteur déterminant du basculement des swing states du côté démocrate, et le taux de participation des hispaniques a augmenté dans des proportions beaucoup plus significatives que celui des autres catégories, faisant de ces deux électorats la clé du succès de Joe Biden. Mais même à la marge, la progression de Donald Trump auprès des minorités semble contre-intuitive.

Historiquement, ces groupes votent dans des proportions écrasantes pour les démocrates. Dans le cas des Afro-Américains, le phénomène remonte aux années quarante et aux programmes économiques du New Deal. L’opposition des républicains au mouvement des droits civiques a consolidé cet alignement. Pour les hispaniques, il s’agit plus clairement d’un vote de classe, renforcé par le racisme de la droite conservatrice. Ces électorats sont désormais considérés comme captifs par les stratèges démocrates. Un calcul encouragé par la part grandissante des hispaniques dans la société américaine. Concentré dans les États du Sud-ouest, le vote latino doit assurer une future hégémonie au Parti démocrate et lui permettre d’abandonner les classes ouvrières blanches et le monde rural pour se focaliser sur les grandes villes et banlieues aisées. Les problématiques de classes laissent ainsi la place aux questions identitaires, les démocrates incarnant le progressisme sociétal face aux forces réactionnaires. Ce schéma fataliste a été intégré par le Parti républicain, qui met tout en œuvre depuis 2010 pour réunir les conditions d’une conservation du pouvoir sans passer par une majorité de voix. Que ce soit en découpant les circonscriptions électorales sur des lignes démographiques avantageuses ou en faisant adopter au niveau local une série de lois permettant de compliquer l’accès au vote des minorités ethniques et des étudiants, le Parti républicain cherche à éviter par tous les moyens son obsolescence promise par les évolutions démographiques.

La tendance observée en 2020 vient déjouer ces calculs. Outre la progression de Trump, les républicains réalisent des scores encourageants à l’échelle locale. Des tendances de fond expliquent en partie ce retournement de situation. La concentration des démocrates dans les grandes villes et les États les plus peuplés les désavantagent au Congrès et à la présidentielle, décidés par le Collège électoral. Les jeunes hommes afro-américains votent de plus en plus pour le Parti républicain, car ils ne fréquentent pas aussi assidûment que leurs aînés les paroisses, lieu de politisation par excellence. Côté hispanique, l’entrée de ce groupe social dans la classe moyenne permet de comprendre son basculement marginal vers les républicains. À cela s’ajoute une hostilité à l’immigration illégale portée par certains de ces électeurs, selon le syndrome du “dernier arrivé” théorisé par la sociologue de Berkeley Arlie Hoschild , et un conservatisme sur les questions sociétales liées à une pratique plus assidue de la religion catholique. Dans les pages du Monde diplomatique, Murtaza Hussain explique que le racisme de Donald Trump, dénoncé par les classes intellectuelles surreprésentées dans la presse, n’est pas nécessairement perçu comme tel par les principaux intéressés. Ces derniers ne se définissent pas en priorité par leur couleur de peau, mais plus souvent par leurs affinités culturelles et intérêts matériels. Le basculement de la vallée du Rio Grande en faveur de Donald Trump permet d’éclaircir ce phénomène. Outre une potentielle animosité envers l’immigration illégale et un conservatisme religieux, ces populations ont vu leurs perspectives économiques s’améliorer sous la présidence du milliardaire. Le secteur pétrolier et la militarisation de la frontière y fournissent des emplois bien rémunérés. Selon eux, une victoire de Joe Biden les placerait indirectement sous la menace d’un déclassement.

Le Parti démocrate a trop parié sur les questions identitaires, et oublié que les hispaniques et afro-américains faisaient partie intégrante de la classe ouvrière. En choisissant d’abandonner ces classes au profit des diplômées peuplant les grandes villes et banlieue aisée, le Parti démocrate s’est tiré une balle dans le pied. À moins qu’il change rapidement de fusil d’épaule, il risque d’être durablement mis en échec par une droite revigorée. 

Biden, un mandat pour enterrer le trumpisme ?

Cependant, il ne saurait y avoir de fatalité. La présidence de Joe Biden représente une opportunité unique d’inverser les tendances, et de renvoyer le trumpisme aux oubliettes. Le président démocrate bénéficie de circonstances favorables. Le déploiement du vaccin, le plan de relance covid et la reprise économique devraient asseoir sa popularité. Sa courte majorité au Congrès lui permet de faire passer une partie de ses réformes. Rien ne garantit que Mitch McConnell et le Parti républicain s’engage dans une logique d’obstruction aussi féroce que ce qu’ils avaient opposé à Obama. Biden n’est pas aussi polarisant que son prédécesseur, pour des raisons qui touchent autant à sa couleur de peau qu’à ses origines, plus modestes. Les médias conservateurs auront d’autant plus de mal à le diaboliser. Mais après ? Les causes profondes du trumpisme ne vont pas disparaître avec une modeste embellie. Outre les inégalités économiques, il existe une véritable défiance envers les institutions politiques, dont la corruption n’en finit plus de surprendre. Une étude de Thomas Ferguson de 2019 a ainsi démontré qu’il existait une corrélation presque parfaite entre la quantité d’argent versé à un candidat par les intérêts privés, et son électabilité. Et comme le détaille une seconde étude conduite par l’Université de Princeton en 2015, les lois votées par les parlementaires épousent parfaitement les intérêts des grandes entreprises et des hauts revenus, alors qu’il n’existe aucune corrélation entre l’action politique menée et les aspirations de 90 % de la population. Cette déconnexion produit des effets quantifiables. Près d’un Américain sur deux ne peut pas faire face à une dépense inopinée de plus de 400 $. Le FMI estime à 35 000 milliards de dollars les sommes cachées dans les paradis fiscaux ces trente dernières années. Mis bout à bout, ces faits dénoncés comme « un vol organisé » par Noam Chomsky expliquent le succès du trumpisme.

Les inégalités économiques et la peur du déclassement demandent des transformations profondes. On ne vainc pas l’extrême droite avec des programmes sociaux accessibles “sous conditions de ressources”, ni avec des lois écrites par des lobbyistes. On la bat avec une politique de classe, capable de fédérer les milieux populaires en améliorant directement leurs conditions matérielles d’existence.

Les institutions américaines favorisent structurellement le Parti républicain. Il contrôle toujours le pouvoir judiciaire, et pourrait reprendre le Congrès dès les élections de mi-mandat de 2022. La fenêtre d’opportunité sera alors refermée, et le retour des forces réactionnaires inéluctable. Biden dispose des moyens suffisants pour éviter ce scénario, mais sera-t-il capable de les déployer ?