Face à Erdoğan, une opposition néolibérale et incohérente

Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie. © Geralt

La victoire d’Erdoğan à la présidentielle turque a été analysée en Europe comme une simple conséquence de l’autoritarisme du régime, qui aurait emprisonné ses opposants, bâillonné les médias et bourré les urnes. Or, si Erdoğan est incontestablement un autocrate, une telle lecture omet de pointer l’incohérence du programme de l’opposition. Celle-ci ne proposait en effet aucune solution à la question kurde et se contentait de promettre un retour au néolibéralisme le plus traditionnel. Article du journaliste turc Cihan Tuğal, publié par la New Left Review et traduit par Piera Simon-Chaix.

La Turquie n’en a pas fini avec les difficultés. Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat avec 52 % des voix au second tour des élections, tandis que le candidat de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, obtient 48 % des votes. Alors que la plupart des sondages avaient anticipé un retournement de la majorité parlementaire, la coalition gouvernementale nationale-islamiste a conservé sa majorité avec 320 sièges sur 600 (contre 344 lors de la précédente législature). Et même si Kılıçdaroğlu a obtenu davantage de suffrages que les précédents concurrents d’Erdoğan lors de l’élection présidentielle, son parti n’a pas été à la hauteur des attentes puisqu’il n’a obtenu que 25 % des voix aux législatives, contre 30 % des suffrages lors des municipales de 2019. L’opposition était convaincue que la hausse brutale de l’inflation et le fiasco des opérations de secours après le tremblement de terre lui offrait une occasion inédite de battre Erdoğan. Pourquoi ces espoirs se sont-ils révélés infondés ?

L’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme.

Il existe tout d’abord des raisons institutionnelles évidentes qui expliquent la résilience de l’erdoğanisme. Le gouvernement monopolise les médias de grande écoute et le pouvoir judiciaire depuis des années. Les prisons débordent de militants d’opposition, de journalistes et de politiciens. L’opposition kurde, la seule force organisée du pays à ne pas pencher à droite, a vu ses maires démocratiquement élus remplacés par des agents nommés par l’État, qui ont consolidé l’emprise du gouvernement sur les provinces de l’Est et du Sud-Est. Il ne s’agit cependant que de la partie visible de l’iceberg : l’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme. Sa popularité est bien plus profonde. Pour le comprendre, il faut tenir compte de trois facteurs majeurs que la plupart des commentateurs et des politiques refusent d’envisager.

Le premier facteur est économique. En plus de recourir aux programmes d’aide sociale pour s’arroger la confiance des fractions les plus pauvres de la population, l’administration d’Erdoğan a intégré des outils de capitalisme d’État dans son programme néolibéral. Cette combinaison a permis de maintenir la Turquie sur un chemin certes peu conventionnel, mais toujours praticable malgré les aléas rencontrés. Le régime a ainsi mobilisé des fonds souverains, mis en place des substitutions aux importations et opté pour des incitations ciblées dans certains secteurs, tels que la sécurité et la défense. Il a également abaissé les taux d’intérêt et soutenu la production des industries low tech comme la construction. Si ces mesures ont rebuté les économistes orthodoxes et la classe managériale, elles ont renforcé l’emprise de l’AKP sur les petites et moyennes entreprises et les capitalistes dépendants de l’État, ainsi que sur leurs travailleurs.

Le deuxième facteur est géopolitique. La politique étrangère du gouvernement, qui vise à établir la Turquie comme une grande puissance et un médiateur indépendant entre l’Orient et l’Occident, vient compléter son nationalisme économique. Bien sûr, la Turquie est en réalité dépourvue de la base matérielle nécessaire pour changer l’équilibre mondial des forces. Malgré tout, les partisans d’Erdoğan le présentent comme un puissant faiseur de rois, tandis que les adeptes les plus fous le voient comme le prophète d’un empire islamique en gestation. Une telle illusion participe du maintien de l’aura du président, et permet d’étayer sa légitimité, en particulier parmi les franges les plus à droite de l’AKP.

Le troisième pilier de la puissance du régime est sociopolitique : il repose sur sa capacité à l’organisation de masse. L’AKP dispose d’une forte implantation locale et chapeaute une grande variété d’associations civiles : organismes de bienfaisance, associations professionnelles, clubs de jeunesse, syndicats… Le parti tire également profit de son alliance avec le parti d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), dont l’aile paramilitaire, les Loups gris, peut compter sur ses ancrages dans l’armée, l’éducation supérieure et les quartiers sunnites de classe moyenne. Pour les classes populaires, ces groupes sont synonymes d’un sentiment de puissance, de stabilité, de force et souvent d’avantages matériels, même en périodes de difficultés économiques. La seule mobilisation capable de les égaler est celle des organisations de masse kurdes (soutenues par leurs alliés socialistes dans les régions non-kurdes). Cependant, la prévalence du sentiment anti-kurde a pour l’instant entravé la formation d’un bloc contre-hégémonique rassemblant à la fois Turcs et Kurdes.

Pendant plus d’un an, la campagne électorale turque a occulté, voire exacerbé, les problèmes les plus urgents auxquels est confronté le pays. L’opposition traditionnelle, communément surnommée la Table des six, est composée de partis laïcs et de centre-droite. Elle est dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu, le parti fondateur de la République turque. Si le CHP penchait plutôt à gauche dans les années soixante, il a viré à droite à partir du milieu des années 1990, à la fois en matière de politique économique et sur la question kurde. Le deuxième parti le plus important de la coalition est İyip, une ramification laïque du MHP, qui s’enorgueillit d’être tout aussi nationaliste sans néanmoins recourir de la même façon à la violence politique. Deux des partis moins importants de la coalition sont des dissidents de l’AKP, menés par l’ancien vice-Premier ministre Ali Babacan et l’ancien Premier ministre Amet Davutoğlu. Malgré leur base électorale minuscule, ces partis ont pesé d’un poids significatif dans le programme de l’opposition.

Le programme peu enthousiasmant de l’opposition

Durant la campagne, la Table des six a refusé de débattre des conséquences sociales et écologiques des réformes libérales de la Turquie des quarante dernières années ; elle a mis sous le tapis le coût de la dépendance à l’égard des puissances occidentales (qui n’a guère changé malgré la proximité croissante d’Erdoğan avec la Russie) et ne s’est pas prononcée sur la question kurde. Escamotant tous les enjeux les plus saillants du jeu politique, l’opposition a promis de conduire une grande « réhabilitation » supposée guérir tous les maux de la Turquie. Les parties les plus explicites de son programme consistait à rétablir l’État de droit et à réhabiliter les institutions étatiques en engageant des administrateurs compétents pour remplacer les fidèles d’Erdoğan.

Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

L’objectif implicite de l’opposition, cependant, consistait à revenir aux stratégies de développement national antérieures à 2010 et à rétablir des relations positives avec l’Occident. Le modèle économique des années 2000, élaboré par Babacan alors qu’il était une figure majeure de l’AKP, reposait sur une privatisation rapide, des afflux de capitaux étrangers et d’énormes déficits de la dette publique. Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

La politique étrangère proposée par l’opposition était tout aussi faible. La Table des six a en effet adopté une ligne largement pro-occidentale et anti-russe qui revenait en pratique à approuver l’hégémonie états-unienne au Moyen-Orient. Dans un même mouvement, l’opposition laissait de côté les problèmes régionaux les plus urgents, tels que les incursions de la Turquie en Irak et en Syrie. Questionné sur ces enjeux, Kılıçdaroğlu a affirmé que les institutions étatiques, telles que l’armée, étaient entièrement indépendantes, et qu’il était donc impossible de faire des promesses en leur nom. La coalition nationale-islamiste d’Erdoğan a, en revanche, laissé le champ libre aux sentiments anti-occidentaux et s’est engagée à affermir l’influence turque sur la scène mondiale, avec une campagne reposant sur l’entretien d’un fantasme national de renaissance ottomane.

L’opposition espérait que la flambée de l’inflation et la mauvaise gestion publique, notamment du tremblement de terre, allaient mettre à mal la crédibilité du gouvernement. Mais le mécontentement soulevé par ces problèmes n’a finalement pas suffi à renverser le pouvoir en place. Il fallait une autre vision, substantielle, populaire, concrète. La Table des six n’en avait aucune. Son programme bancal et médiocre a scellé son destin.

La question kurde

L’opposition était également confrontée à une autre difficulté : le mouvement kurde. Les Kurdes étaient exclus de la Table des six depuis les débuts de l’alliance, même s’il était évident que Kılıçdaroğlu ne pouvait pas l’emporter sans leur soutien. En dépit du soutien du CHP et de ses alliés aux incursions militaires d’Erdoğan en Syrie et en Irak, la majorité des Kurdes considérait qu’il s’agissait d’un moindre mal et le parti kurde YSP et ses alliés socialistes ont apporté leur soutien à Kılıçdaroğlu quelques semaines avant les élections. Mais les négociations avec les Kurdes ont entraîné une fracture au sein de l’opposition. Le dirigeant du İyip, Meral Akşener, a ainsi quitté la Table des six juste avant l’annonce du YSP et n’est rentré dans le jeu que quelques jours plus tard. Lorsque les résultats du premier tour sont tombés — Erdoğan en tête avec une marge de 5 % —, de nombreux commentateurs ont fait remarquer que la tentative de Kılıçdaroğlu de conquérir les Kurdes lui avait coûté la base électorale nationaliste. De fait, les données suggéraient qu’un grand nombre de votants d’İyip avaient soutenu leur parti pour les élections législatives, mais sans donner leur voix à Kılıçdaroğlu pour les présidentielles.

L’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan.

En réaction, l’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan. Cette stratégie ambitionnait de récupérer les 5 % de voix du candidat radical anti-immigration Sinan Oğan, un ancien membre du MHP et seul autre candidat à la présidence au premier tour. Ayant échoué à obtenir le soutien d’Oğan lui-même, Kılıçdaroğlu a signé un pacte avec son partisan le plus en vue, Ümit Özdağ, en promettant d’expulser tous les migrants indésirables — Kılıçdaroğlu a avancé le chiffre de 10 millions — et de reprendre les politiques anti-kurdes d’Erdoğan. Les libéraux ont affirmé qu’il s’agissait d’une tactique électorale, et non d’un véritable engagement. Quoi qu’il en soit, la tentative a échoué. Seule la moitié des électeurs d’extrême-droite ont reporté leurs votes sur Kılıçdaroğlu au deuxième tour, tandis que ses appels du pied vers l’extrême-droite ont démobilisé les Kurdes, avec une participation en baisse dans les provinces de l’Est et du Sud-Est.

À présent, suite à sa défaite, l’opposition traditionnelle est prise entre un libéralisme impossible à perpétuer et un nationalisme hors de contrôle. Le premier repose sur un certain nombre de perspectives illusoires : adhésion de la Turquie à l’UE, Pax Americana au Moyen-Orient et modèle économique domestique dépendant de la faiblesse du crédit. La décennie la plus prospère de la Turquie, les années 2000, reposait sur l’argent frais de l’Occident et sur des niveaux élevés de dette publique et privée. Ce modèle est devenu impossible à cause du considérable essoufflement des flux monétaires mondiaux suite aux augmentations des taux d’intérêt en Occident. Le tournant nationaliste de l’AKP des années 2010 a eu lieu en réaction à cette évolution. Son industrie militaire et ses politiques de substitution des importations ont fourni la base matérielle de ses invectives contre l’Occident d’une part et les Kurdes d’autre part. À défaut d’un soubassement matériel équivalent, les franges nationalistes les plus à droite de l’opposition classique sont creuses. Avant le deuxième tour, il est devenu clair que l’opposition ne pouvait pas égaler la rhétorique anti-kurde du gouvernement et elle a alors tenté de faire son beurre des sentiments anti-syriens. Sans les soubassements nationalistes dont jouit le régime, ce pari était cependant voué à l’échec. Il a simplement eu pour effet de rendre l’extrême-droite encore plus légitime et de renforcer les fondations idéologiques de l’erdoğanisme.

La question qui se pose désormais à la Turquie est de savoir s’il existe la moindre chance de prendre un autre chemin non-libéral, non-nationaliste, tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Au cours de son troisième mandat d’Erdoğan, le nationalisme économique orienté vers l’exportation dépendra de l’exploitation accrue du travail bon marché. En théorie, cela ouvre des possibilités d’organisation des classes subalternes, grandes oubliées de tous les partis traditionnels. Plutôt que d’imiter les politiques d’exclusion du gouvernement, les forces anti-Erdoğan pourraient consacrer leur lutte à l’inclusion des travailleurs et des Kurdes dans leur coalition. L’opposition, après avoir constaté son incapacité à égaler le président en exercice en matière de nationalisme, pourrait plutôt tenter d’introduire le mouvement kurde dans le champ de la politique « acceptable ». Elle s’est pour l’instant trop reposée sur les classes moyennes, les bureaucrates et les « experts » dans sa lutte contre le populisme autoritaire d’Erdoğan. La défaite historique de 2023 est le signe qu’une opposition viable doit avant tout élargir sa base de soutien.

Inquiet pour sa réélection, Erdoğan met l’économie turque sens dessus dessous

Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan. © OTAN

Taux d’intérêts en forme de montagnes russes, croissance élevée, appauvrissement des Turcs par une inflation autour de 80%, échec de la stratégie d’industrialisation… La politique monétaire et économique poursuivie par Erdoğan ces dernières années est particulièrement erratique. En cherchant à tout prix à maintenir une croissance forte, tout en multipliant les mesures d’urgence pour éviter une crise financière et sociale, le pouvoir turc joue avec le feu. Une situation qui s’explique par la crainte du Président de voir l’opposition remporter les élections de juin prochain. Mais les opposants d’Erdoğan promettent surtout le retour à un régime néolibéral classique et une surenchère identitaire. Article originellement publié par la New Left Review, traduit par Piera Simon Chaix et édité par William Bouchardon.

Depuis 2019, la politique économique de la Turquie se caractérise par les revirements répétés de son président, Recep Tayyip Erdoğan. Au départ, son régime avait adopté un programme fondé sur des taux d’intérêt faibles et sur l’expansion du crédit, à rebours de l’orthodoxie libérale, avec pour objectif la consolidation du soutien politique fourni par les petites et moyennes entreprises (PME). Résultats : dévaluation de la livre turque (c’est-à-dire une perte de valeur de la monnaie turque, ndlr), taux élevés d’inflation et hausse du déficit du compte courant et de la dette extérieure, due à la forte dépendance turque aux importations. Pour essayer de compenser ces effets, le gouvernement a alors basculé vers un programme néolibéral classique : des taux d’intérêt élevés destinés à attirer les capitaux étrangers et à stabiliser la valeur de la livre turque, et un resserrement du crédit afin de lutter contre l’inflation et l’endettement. Cependant, comme de telles politiques déstabilisent la base électorale de l’AKP, le parti au pouvoir n’a eu de cesse de revenir à une approche plus hétérodoxe. Une oscillation incessante qui dure depuis bientôt quatre ans.

Une politique monétaire erratique

Tant que l’économie turque était intégrée à l’ordre néolibéral transatlantique, il semblait n’exister aucune autre option face aux atermoiements d’Erdoğan. L’impératif stratégique consistant à maintenir les PME à flot à l’aide de politiques monétaires expansionnistes était irréconciliable avec la position du pays sur le marché mondial. Cependant, plus récemment, ce mouvement d’oscillation semble avoir été abandonné au profit d’un ferme engagement à l’hétérodoxie économique. Depuis le printemps 2021, les taux d’intérêt de la banque centrale turque (TCMB) ont été revus à la baisse et vont jusqu’à s’aventurer dangereusement du côté du négatif. Au plus bas, en raison d’une inflation très forte, les taux réels ont même atteint -80 %. Les placements traditionnels des épargnants en livre turque, détenus par une vaste majorité de la population, subissent donc des pertes massives. Dans un même temps, le crédit commercial et le crédit à la consommation ont été largement soutenus.

Comme on pouvait s’y attendre, ces mesures ont permis à la Turquie d’obtenir une croissance élevée en 2021 (plus de 11%), mais au prix d’une importante dévaluation de la livre turque et d’une inflation démesurée (jusqu’à 85% en octobre 2022). La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation. Les mesures compensatoires qui ont été prises, telles que les revalorisations du salaire minimum, le contrôle des prix ou les réductions d’impôts, n’ont pas suffi à endiguer ce déclin. La fin de l’année 2021 s’est ainsi soldée par une stagnation économique, lorsque les entreprises se sont trouvées incapables de calculer les prix avec justesse et ont été désavantagées sur les contrats commerciaux libellés en devises étrangères. Une catastrophe économique de grande ampleur a été évitée de justesse lorsqu’Erdoğan a annoncé, le 20 décembre 2021, un mécanisme étatique de garantie des dépôts en devises étrangères.

La croissance élevée a masqué un effondrement généralisé du niveau de vie de la majeure partie de la population, dont les revenus n’ont pas crû au même rythme que l’inflation.

Peu de temps après, la TCMB a mis en place une « stratégie de liraisation » (c’est-à-dire de conversion des avoirs et dettes en devises étrangères en monnaie nationale, ndlr) impliquant de fait des mécanismes de contrôle des devises étrangères : restriction de l’accès aux prêts de la TCMB pour les entreprises détenant beaucoup de devises étrangères, interdiction du recours aux devises étrangères pour les transactions domestiques et incitations pour amener les banques à opter pour des dépôts en livres turques. L’objectif était de soutenir la demande en livres turques du secteur privé et de contenir la dévaluation. Cependant, à défaut de changements structurels approfondis de l’économie turque, tous les défauts de cette approche hétérodoxe — dévaluation, inflation élevée, important déficit du compte courant — ont refait surface et ont perduré. Et depuis un an, ces défauts sont accompagnés d’une hausse des taux d’intérêt et du niveau de la dette.

Il en a découlé un paradoxe politique encore plus grave. Durant l’année 2022, pour contenir la crise, la Turquie a commencé à expérimenter une série de « mesures macroprudentielles », qui ont pris par exemple la forme d’un contrôle effectif des capitaux — via des pénalités économiques infligées aux banques octroyant des prêts à des taux d’intérêt supérieurs à 30 % — destiné à soutenir les prêts en livres turques à des coûts avantageux pour le secteur privé. Cependant, avec le ralentissement de la dévaluation due à la stratégie de « liraisation » et à cause du retard des effets de la dévaluation sur l’inflation (la monnaie turque perdant en valeur, les produits importés coûtent beaucoup plus chers, ndlr) et de la pression inflationniste mondiale, le taux d’inflation turc est demeuré supérieur au taux de dévaluation. Tout cela, par contrecoup, à entraîné une appréciation effective de la livre turque.

Le calcul politique d’Erdoğan

En d’autres termes, les politiques d’Erdoğan ont atteint exactement l’inverse de ce qu’elles visaient. Au lieu d’entraîner une baisse des prix des produits exportés, ces prix ont augmenté. De même, les taux d’intérêt plus faibles se sont accompagnés d’un ralentissement majeur de l’octroi de prêts par les banques privées, celles-ci ayant vu leurs marges de profit diminuer et se démenant pour compenser les effets de la politique gouvernementale. Cette compensation n’a été permise que par une autre augmentation des taux directeurs à l’automne 2022.

L’économie turque est donc coincée entre Charybde et Scylla. L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable. Avec les élections présidentielles et législatives prévues pour l’été 2023 au plus tard, la crise au sommet du gouvernement se fait de plus en plus apparente. Dans cette conjoncture, trois chemins différents s’ouvrent devant la Turquie : un mélange de politiques économiques improvisées et de consolidation autoritaire (l’option favorite du gouvernement) ; un retour à une doctrine néolibérale (soutenu par certains détenteurs du capital et une partie de l’opposition) ; et un programme de réforme populaire démocratique (position défendue par la gauche).

L’AKP est réticent à imposer des remèdes néolibéraux, sans toutefois se montrer capable de proposer une autre option viable.

Implicitement, la nouvelle approche politique d’Erdoğan contenait une stratégie « d’industrialisation de substitution aux importations » : grâce aux coûts élevés des importations, aux faibles coûts du financement des investissements et aux avantages financiers induits par la dévaluation et les faibles taux d’intérêt, l’investissement industriel se serait trouvé renforcé et aurait permis à la Turquie de s’affranchir de sa dépendance exorbitante au marché mondial. Néanmoins, une telle ambition n’a jamais eu aucune chance de se concrétiser, car son succès dépendait d’une stratégie de planification et d’investissement étatique qui a toujours cruellement fait défaut. Il serait donc plus approprié de caractériser le récent virage hétérodoxe de la Turquie comme une tentative supplémentaire de gérer la crise, plutôt que comme une transition vers un nouveau régime d’accumulation. L’objectif était de protéger de vastes portions de la population, en particulier les personnes travaillant dans des PME, des dégâts générés par une économie en chute libre. Il s’agissait aussi, pour l’AKP, de gagner du temps avant les prochaines élections générales.

Un retour à une politique économique néolibérale orthodoxe entraînerait des coûts politiques bien plus élevés qu’une approche attentiste visant à atténuer les effets de la crise sur les PME et la consommation domestique. La stratégie politique actuelle de l’AKP consiste donc à se positionner comme la dernière planche de salut pour les petites entreprises en difficulté, tout en intensifiant la répression contre d’éventuelles menaces à son hégémonie, Mais une telle méthode n’est pas infaillible. Par exemple, les PME très performantes qui se considèrent capables de supporter la pression compétitive d’une politique monétaire orthodoxe peuvent choisir de s’allier aux capitalistes qui appellent à l’expansion du rôle de la Turquie dans l’économie mondiale. En effet, les factions du capital les plus proches de l’AKP, pour la plupart tournées vers l’exportation et peu dépendantes des importations, ont déjà commencé à critiquer le gouvernement pour sa dévaluation monétaire bâclée.

Jusqu’à présent, aucune fracture décisive n’a eu lieu entre les factions dirigeantes du capital et le régime d’Erdoğan : la plupart des secteurs récupèrent encore des profits élevés (les bénéfices du secteur bancaire ont été multipliés par cinq), notamment grâce à la compression des salaires induite par l’inflation. Mais l’association d’entreprises la plus importante de Turquie, l’Association de l’industrie et des entreprises turque (TÜSIAD), réclame avec de plus en plus de véhémence que soient de nouveau imposées des politiques néolibérales, en vue de rapprocher la Turquie du centre des chaînes de production internationales. La TÜSIAD demande également un assouplissement de l’autoritarisme de l’AKP et davantage de libertés civiles et d’équilibres constitutionnels, afin de remédier aux effets déstabilisateurs que le régime actuel aurait sur la société.

Une opposition au programme très néolibéral

Cette divergence naissante entre les intérêts de l’AKP et ceux des capitalistes turques s’inscrit dans un contexte de lutte acharnée entre le régime et ses rivaux politiques. Les sondages montrent que l’opinion publique s’est retournée contre le parti gouvernemental, dont la victoire est loin d’être garantie lors des prochaines élections. Une telle situation a fait monter au créneau le bloc d’opposition, mené par le Parti républicain du peuple (CHP), dont la stratégie est d’essayer de surpasser Erdoğan et ses alliés sur les questions de nationalisme et de chauvinisme. L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, ainsi qu’à mener une guerre totale contre le PKK (parti kurde interdit en Turquie, ndlr). Le ministre de l’économie présumé, Ali Babacan, a pour sa part promis d’interdire les grèves. Le bloc demeure d’ailleurs fermement opposé à toute forme de mobilisation populaire. Comme l’a affirmé le dirigeant du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, « Une opposition active est une chose, descendre dans la rue en est une autre… Nous n’avons qu’un seul vœu, celui que notre peuple demeure aussi calme que possible, au moins jusqu’à la tenue des élections. »

L’opposition s’est engagée, si elle parvient au pouvoir, à persécuter et à rapatrier les réfugiés syriens, à mener une guerre totale contre le PKK et à interdire les grèves.

L’objectif de l’opposition est donc la réinstauration d’un régime néolibéral classique, en le purgeant de sa structure hyper-présidentielle actuelle, tout en y incorporant des éléments idéologiques autoritaires et nationalistes associés à l’AKP et à ses prédécesseurs, et en continuant de démobiliser et de dépolitiser la population. Ainsi, si l’opposition pourrait certes revenir sur l’hyper-concentration des pouvoirs entre les mains du Président, son programme est résolument néolibéral et autoritaire.

Une telle vision, aussi peu inspirée soit-elle, est-elle susceptible de galvaniser l’électorat au point de détrôner le président actuel ? Les sondages montrent que la cote de popularité du gouvernement est faible, mais que les électeurs sont également sceptiques vis-à-vis de l’opposition. Erdoğan, malgré plusieurs faux pas, a réussi à maintenir un lien identitaire entre son parti et sa base. Un tel soutien, agrémenté de son programme court-termiste et populiste de redistribution (notamment des aides pour payer les factures des ménages, de nouvelles augmentations de salaire, des programmes de logements sociaux et de crédits assurés par l’État à destination des PME), peut suffire à le maintenir en place. Les derniers sondages font état d’une remontée de l’AKP suite à l’annonce de ces mesures.

Entre la restauration néolibérale promise par l’opposition et la consolidation autoritaire du pouvoir d’Erdoğan, il reste une dernière option pour la Turquie : celle ouverte par l’Alliance pour le travail et la liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı), une coalition de partis pro-kurdes et de gauche, dont l’objectif est de réunir les forces dissidentes. Pour cette opposition, la seule manière de sortir de la crise nationale consiste à déployer une stratégie économique cohérente et démocratiquement responsable, qui modifie en profondeur le modèle turc en faveur des classes populaires et soutienne des réformes politiques d’envergure. L’organisation de la campagne s’annonce éprouvante, alors que le contexte politique se fait de plus en plus répressif. Mais en l’absence d’un tel combat, la perspective de démocratiser la Turquie s’effacera entièrement.

OTAN : le retournement de veste spectaculaire des sociaux-démocrates suédois

Rencontre entre le secrétaire général de l’OTAN et le Premier ministre suédois le 20 octobre 2022. © OTAN

Historiquement, la gauche suédoise s’est toujours opposée à une adhésion à l’OTAN. La guerre en Ukraine est cependant venue rebattre les cartes. La possibilité d’une adhésion à l’Alliance a gagné en popularité et les sociaux-démocrates suédois ont changé leur fusil d’épaule – au grand dam de nombre de leurs partisans. Aujourd’hui, la question semble réglée : à peine le débat sur l’intégration à l’OTAN a-t-il été ouvert qu’il était clôturé. Ce virage a impliqué des sacrifices dans les principes diplomatiques de la Suède, historiquement opposée à la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan. Article de Filippa Ronquist, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon.

Le 8 novembre 2022, Ulf Kristersson, Premier ministre suédois nouvellement élu, s’est rendu en Turquie. L’objectif de ce déplacement, alors que la Suède vient d’entamer son processus d’adhésion à l’OTAN, est de s’attirer les faveurs du Président turc Recep Tayyip Erdoğan. De nombreux Suédois ont été marqués par une image symbolique de cette visite : un gros plan sur la main de Kristersson, minuscule et déformée, broyée par la poigne d’Erdoğan jusqu’à virer rouge vif, est devenu viral.

Le soutien aux Kurdes sacrifié pour entrer dans l’OTAN

Lorsque la Suède a officiellement effectué sa demande d’adhésion à l’Alliance militaire, en mai dernier, de nombreux pays de l’OTAN ont chaleureusement accueilli l’idée de sa participation. Difficile d’en dire autant de la Turquie, qui n’était guère enthousiaste. Les relations turco-suédoises ont en effet rarement été au beau fixe ces dernières décennies, la Turquie ayant toujours désapprouvé le soutien accordé par la Suède aux Kurdes et à leur lutte pour l’indépendance. Dans la mesure où chaque État-membre de l’OTAN dispose d’un droit de veto à l’adhésion d’un nouveau membre, Erdoğan a clairement indiqué son intention d’y avoir recours contre la Suède, qu’il accuse de soutenir des mouvements terroristes en Turquie.

L’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie.

Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu’Erdoğan revienne sur sa position, contre des concessions importantes. Finalement, un accord tripartite entre la Turquie, la Suède et la Finlande (les deux pays scandinaves ayant déposé leur demande d’adhésion en même temps) a été trouvé en juin. Celui-ci prévoit que les deux Etats d’Europe du Nord mettent un terme au soutien octroyé aux Unités de protection du peuple (YPG), la milice majoritairement kurde en Syrie, et au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le parti en lutte pour l’autonomie kurde dans les régions du Sud-Est de la Turquie et du Nord de l’Irak.

Les deux pays ont également accepté d’accélérer le traitement des nombreuses demandes d’extraditions de la Turquie, qui concernent pour la plupart des Kurdes accusés de terrorisme ou d’association avec le PKK. Enfin, la Suède et la Finlande ont entériné la relance des exportations d’armes en direction de la Turquie « dans le cadre de la solidarité de l’Alliance ». Cette décision met un terme à l’embargo sur les armes que la Suède et la Finlande imposaient à la Turquie depuis 2019, date à laquelle les deux pays nordiques avaient refusé de continuer à produire des licences d’exportation d’armes vers la Turquie, suite à son offensive militaire contre les positions kurdes en Syrie.

Le message adressé aux Kurdes, qu’ils se trouvent en Suède ou ailleurs, est clair : l’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie. Pour les nombreux Kurdo-Suédois membres du Parti social-démocrate ou de la gauche suédoise au sens large, il s’agit d’une trahison particulièrement cruelle. À peine deux ans auparavant, la ministre sociale-démocrate des Affaires étrangères de Suède, Ann Linde, publiait un tweet de soutien aux Kurdes et enjoignait la Turquie à retirer ses troupes du nord de la Syrie. Il y a encore un an, le gouvernement social-démocrate ne parvenait à se maintenir au pouvoir qu’en passant un accord avec la députée indépendante Amineh Kakabaveh, une ancienne combattante kurde des peshmergas.

Par un concours de circonstances improbable, Kakabaveh avait été exclue du Parti de gauche (gauche radicale) et s’était retrouvée propulsée dans une position où elle était en mesure de faire et de défaire les majorités parlementaires. Les sociaux-démocrates n’ont alors eu d’autre choix que de quémander son vote tandis qu’en retour, la députée exigeait un soutien sans faille à l’indépendance kurde. Il en a résulté un accord entre la députée et le Parti, signé en novembre 2021. Suite à celui-ci, Erdoğan a alors accusé la Suède d’accueillir des terroristes kurdes « même au Parlement ». Mais tout a changé à partir de 2022. En août, Ann Linde comparait le drapeau du PKK à celui de Daech, tout en assurant à la Turquie que l’accord passé avec Kakabaveh était devenu caduc en juin, à l’issue de la session parlementaire suédoise.

Le lent rapprochement de la Suède et de l’OTAN

Sur le plan moral, la Suède paye donc un lourd tribut pour son adhésion à l’OTAN. En retour, elle espère obtenir de l’Alliance des garanties de sécurité que le statut d’État non-aligné ne lui donnait jusqu’alors pas la possibilité d’obtenir. C’est bien sûr l’aggravation de la situation sécuritaire en Europe depuis la guerre en Ukraine qui est convoquée pour appuyer l’idée que la Suède ne peut plus se passer de telles garanties. En effet, lorsqu’il est devenu clair, au printemps dernier, que la Finlande envisageait d’adhérer à l’OTAN [1], beaucoup de Suédois ont estimé que leur pays n’avait d’autre option que d’imiter son voisin, un partenaire militaire et stratégique majeur.

La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN.

Si le revirement est particulièrement fort au cours de la dernière année, le rapprochement entre la Suède et l’OTAN a débuté il y a déjà une trentaine d’années. Depuis les années 1990, la Suède a graduellement accru sa coopération avec l’OTAN en participant à des missions et à des exercices conjoints, notamment au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États-membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN [2]. Suite au traité de Lisbonne et à ses propres engagements unilatéraux, la Suède est de toute façon déjà tenue de soutenir la plupart des membres de l’OTAN en cas d’attaque (avec quelques exceptions notables, notamment les États-Unis, le Canada et la Turquie). Refuser l’adhésion à l’OTAN dans de telles circonstances n’aurait donc, selon certains, guère de sens. En effet, la Suède supporte déjà concrètement une grande partie des coûts et des risques associés à l’adhésion à l’OTAN (la Russie voit déjà clairement que la Suède s’est rangée parmi ses adversaires), sans pour autant recevoir de garanties de sécurité en retour.

S’ils sont bien rodés, les arguments en faveur de l’adhésion méritent d’être nuancés. Les sanctions économiques très fortes et les importantes défaites militaires encourues par la Russie ont largement réduit sa capacité à mener une guerre conventionnelle. De plus, en dépit du choc que représente l’invasion de l’Ukraine, les velléités de la Russie d’envahir les pays de son voisinage étaient déjà évidentes depuis l’invasion de la Géorgie en 2008 et de la Crimée et de l’est de l’Ukraine en 2014. Si l’attaque à grande échelle lancée contre l’Ukraine en février 2022 a certes constitué une surprise pour beaucoup d’observateurs, c’est surtout car elle a mis en évidence le fait que Vladimir Poutine était prêt à courir des risques bien plus importants qu’on ne le supposait.

Un argument plus solide, utilisé notamment pour convaincre les Suédois de gauche opposés à l’OTAN qui ne considèrent pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ait entraîné une hausse de la menace sécuritaire pour la Suède, est qu’une adhésion à l’Alliance constituerait un acte de solidarité à l’égard de la Finlande et des autres États baltes. Pour beaucoup, c’est justement en se refusant à entrer dans l’OTAN que la Suède adopterait une attitude moralement contestable. Néanmoins, le prix à payer pour une telle solidarité avec la Finlande et les États baltes est celui d’une rupture de la solidarité suédoise avec les Kurdes.

Clôture du débat sur l’OTAN

Pour la gauche suédoise, à peine le débat sur l’adhésion à l’OTAN avait-il commencé qu’il était déjà clôturé. Le Parti social-démocrate, le plus grand mouvement de gauche en Suède, a joué un rôle central dans ce processus. Historiquement, ce parti avait toujours été favorable à la politique de non-alignement militaire traditionnelle de la Suède [3].

Début mars 2022, le Parti social-démocrate, à l’époque au gouvernement, repoussait encore fermement les avances de l’OTAN. Mais la situation a brutalement évolué. Le 16 mars, les sociaux-démocrates ont désigné un groupe de travail sur les questions de sécurité, en charge d’analyser la situation sécuritaire de la Suède et ses options politiques suite à l’invasion russe en Ukraine. Le 22 avril, ils initiaient un « dialogue interne » au sein du parti sur les questions de sécurité. Le 13 mai, le groupe de travail sur la sécurité a publié ses conclusions, où l’adhésion à l’OTAN est décrite comme une option avantageuse pour la Suède. Le 15 mai, les sociaux-démocrates se prononcent en faveur de l’adhésion. Trois jours plus tard, la Suède déposait sa demande officielle d’adhésion, en même temps que la Finlande.

Le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections.

Un revirement aussi rapide, en quelques semaines à peine, sans débat ni vote, sur une politique de non-alignement défendue depuis des décennies, a constitué un choc brutal pour de nombreux membres du parti. Mais c’est exactement ce que l’on pouvait être en droit d’attendre des sociaux-démocrates. Le Parti social-démocrate suédois (SAP), l’un des partis politiques les plus prospères de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale (de 1932 à 2022, le SAP n’a été que 17 ans dans l’opposition, ndlr), est structuré selon un centralisme vertical. Au moment où un revirement de l’opinion s’est fait sentir – les sondages d’opinion de mars montraient qu’une majorité de Suédois se prononçait, pour la première fois, en faveur d’une adhésion à l’OTAN – et à l’approche de nouvelles élections, les sociaux-démocrates n’ont pas tardé à réagir.

La direction du parti craignait de perdre des électeurs tentés par la droite en s’opposant à l’adhésion à l’OTAN. À l’inverse, l’adhésion ne présentait qu’un faible danger sur le plan électoral : tout électeur déçu par ce revirement se tournerait vers le Parti de gauche ou les Verts, des petits partis sur lesquels les sociaux-démocrates s’appuient de toute façon pour former des coalitions. L’un des risques à être un parti prospère est, semble-t-il, la tendance à évoluer à l’aveugle, en suivant des stratégies électorales à court terme. Néanmoins, le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections. Même si leur positionnement favorable à l’adhésion à l’OTAN a entraîné une légère hausse des intentions de vote lors de la campagne, le bloc de gauche s’est trouvé incapable de former un gouvernement de coalition. À présent, la Suède est dirigée par une coalition de quatre partis de droite, dont le plus important est celui des démocrates suédois, un parti aux origines néonazies.

La gauche non-alignée en difficulté

Le Parti de gauche et les Verts ont conservé leur position anti-OTAN, mais leur critique de l’Alliance n’a pas été particulièrement virulente ni contraignante. Les deux partis sont, dans une certaine mesure, limités par le fait que les sociaux-démocrates sont, et ont toujours été, leur unique moyen d’accéder au pouvoir. Plusieurs figures des écologistes se sont publiquement prononcés en faveur de l’OTAN, tandis que le Parti de gauche ne s’est pas manifesté outre mesure pour critiquer l’Alliance lors de la campagne, comme si sa demande d’un référendum sur l’OTAN n’était plus d’actualité. Le Parti de gauche s’est également mis dans une position difficile en votant contre l’envoi d’aide militaire à l’Ukraine en février, une décision accueillie avec indignation, y compris par des sections de la gauche anti-OTAN. Face aux critiques, la direction du parti a finalement changé de position quelques heures avant le vote.

Le Parti de gauche et les Verts avaient intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates.

Mais à ce stade, le mal était déjà fait. Pour le grand public, la solidarité de la gauche avec l’Ukraine se cantonne à des discours sans substance. Au cours des mois qui ont suivi, il est devenu de plus en plus difficile de se positionner en faveur d’un soutien à l’Ukraine tout en demeurant farouchement opposé à l’OTAN. Sans oublier que de nombreux activistes et personnalités politiques de gauche étaient trop occupés à lutter contre les néonazis dans leur propre pays pour s’inquiéter du rôle joué par la Suède vis-à-vis de l’impérialisme américain ou du nationalisme turc sur la scène internationale.

La demande d’adhésion de la Suède auprès de l’OTAN a ouvert une plaie béante au sein de la gauche suédoise. Cette plaie semble pourtant s’être déjà refermée, comme si rien ne s’était passé. Le Parti de gauche et les Verts avaient de toute façon intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates. Avec l’accord tripartite signé entre la Turquie et le nouveau gouvernement de droite, qui est encore moins opposé que les sociaux-démocrates à l’extradition des Kurdes vers la Turquie, les obstacles à l’adhésion de la Suède à l’OTAN sont de moins en moins nombreux.

Pour la gauche suédoise, qu’elle soit favorable ou non à l’OTAN, la nouvelle situation nécessite à présent un changement de perspective. L’une des objections les plus solides que la gauche suédoise oppose à l’OTAN est que l’Alliance ne remplit pas le rôle de défense collective qu’elle prétend jouer. De trop nombreuses missions de l’OTAN, comme les opérations en Afghanistan et en Libye, ont tellement dérogé à leur objectif initial que les prétentions de l’Alliance ne sont plus que des écrans de fumée.

La Suède comme la Finlande sont en général fermement opposées au recours aux forces militaires de l’OTAN dans des opérations en dehors des frontières de l’Alliance pour des raisons qui ne sont pas étroitement liées à l’autodéfense collective (même s’il faut noter que les deux États ont participé aux opérations en Afghanistan, et que la Suède était présente en Libye). Aux yeux de certains, l’intégration probable dans l’Alliance atlantique permettra à la diplomatie de la Suède et de la Finlande de contrecarrer ses menées militaires… à moins qu’elle n’entraîne l’érosion de leur autonomie décisionelle.

Notes :

[1] La Finlande partage une frontière de 1 340 km avec la Russie et le souvenir de l’invasion soviétique de 1939 demeure un événement important dans la culture nationale.

[2] A l’exception de la Finlande et de la Suède, en cours d’adhésion, seuls l’Autriche et l’Irlande sont membres de l’UE mais pas de l’OTAN.

[3] Si la Suède se déclarait jusqu’à récemment non-alignée, la neutralité a elle été définitivement enterrée en 1995 lors de l’adhésion de la Suède à l’Union européenne. Les deux statuts ne signifient pas la même chose : la neutralité implique de ne prendre aucune position dans aucun conflit, tandis que le non-alignement suppose seulement de ne pas être membre de tel ou tel camp.

Face au pouvoir d’Erdogan, la lutte des universités pour l’indépendance

https://pixabay.com/fr/illustrations/erdogan-turquie-d%C3%A9mocratie-2155938/
Recep Tayyip Erdoğan © Gerd Altmann, Pixabay

En Turquie, les libertés universitaires sont de nouveau menacées en ce début d’année 2021. À la célèbre université du Bosphore (Boğaziçi en turc), les manifestations estudiantines contre la nomination d’un recteur proche du gouvernement durent depuis un mois. La mobilisation contre ce « putsch universitaire » prend néanmoins de l’ampleur et déborde la sphère académique. Le combat pour l’autonomie de Boğazici est en train de se transformer en bataille pour les libertés universitaires en général, sur fond de polarisation de l’espace politique et social.

Une nomination polémique sur fond de répression politique 

Le 2 janvier 2021, Melih Bulu est nommé président de l’université de la Boğaziçi par le président de la République turque, Recep Tayyip Erdoğan. L’université est réputée pour la qualité de son enseignement et pour son rôle dans la formation des élites libérales du pays. Dès les premiers jours de janvier, étudiants et professeurs se sont soulevés contre cette nomination tout aussi illégale sur le plan interne que symbolique sur le plan externe. Un mois après le début des manifestations, la répression policière s’est considérablement durcie et l’enjeu a pris une ampleur nationale. 

Les étudiants avaient déjà dénoncé la nomination forcée de l’ancien président en 2016.  La contestation de cette pratique n’a cependant pu aboutir à une réelle mobilisation qu’en ce début d’année grâce au soutien des professeurs qui se sont, pour la première fois, soulevés sur le campus et à l’extérieur. À partir du 4 janvier, étudiants et enseignants de la Boğaziçi se sont donc retrouvés pour dénoncer la nomination de Melih Bulu dans des slogans et chants communs qui ont réunis près de 2500 personnes au plus fort des mobilisations. Soutenus par d’autres universités d’Istanbul et du reste du pays, ils ont très rapidement été confrontés à un lourd dispositif policier et militaire aux abords du campus. Ce contrôle étant renforcé par des dizaines de policiers en civil à l’intérieur même des locaux et des équipes de nuit chargées d’effectuer des descentes au petit matin dans différents quartiers d’Istanbul pour aller chercher chez eux des étudiants. Aux manifestations de rues de la première semaine se sont progressivement substitués des seatings devant le bureau du président ainsi que des boycotts de cours en concertation avec les différents responsables de département. Malgré la pression des examens de fin de semestre et de la répression policière (une cinquantaine de gardes à vue pour la première semaine), la ferveur de la mobilisation constitue un phénomène inédit depuis le coup d’État, voire même depuis les protestations de Gezi en 2013.

Malgré la dureté de la répression policière, la ferveur de la mobilisation constitue un phénomène inédit.

Le mouvement s’est considérablement durci au cours de la première semaine de février, entraînant l’arrestation de militants LGBTQ+ sur fond de polémique nationale. Alors que des étudiants organisaient une exposition sur leur lieu de manifestation à l’intérieur du campus, quatre d’entre eux ont été arrêtés, dont deux inculpés, pour avoir placé au sol une représentation de la Kaaba entourée d’un drapeau multicolore. Du pain béni pour les médias proches du pouvoir qui se sont empressés de dénoncer, dans les pas d’Erdoğan, la « petite frange d’extrémistes pervers et en dehors de l’humanité » qui se mobilise à la Boğaziçi. Süleyman Soylu, le ministre de l’Intérieur, a même qualifié, dans un tweet, les militants LGBTQ+ de « déviants ». Ces attaques homophobes et haineuses ont déclenché un mouvement d’indignation dans la société civile. L’arrestation sur le campus de 159 étudiants le 1er février, de 104 manifestants dans les rues d’Istanbul et 59 dans celles d’Ankara a contribué à fédérer le mouvement d’opposition. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, a ainsi appelé à la libération des étudiants et à la réalisation de leurs revendications. Pervin Buldan, co-présidente du HDP (Parti démocratique des peuples) a elle aussi affirmé son soutien aux mobilisations. Les casseroles qui résonnent le soir dans les quartiers séculaires d’Istanbul et les messages venus du pays entier témoignent également de la vague de solidarité nationale à l’égard des manifestations.

Le vendredi 5 février au soir, le gouvernement a néanmoins publié sa riposte dans un décret national, en ordonnant la création de deux nouvelles facultés à l’université du Bosphore. Ces nouveaux départements de droit et de communication constituent pour les manifestants de véritables « chevaux de Troie ». Par ce biais, le gouvernement pourra faire entrer dans l’université de nouveaux académiciens acquis à sa cause, afin de créer une base légale pour le nouveau recteur. Toute la structure interne de l’université pourrait ainsi être remodelée par le pouvoir, afin d’empêcher de futures mobilisations massives.

Les universitaires de l’université du Bosphore protestent devant le bureau du recteur © Deniz Çağtay Yılmaz

Si le caractère illégal et illégitime de la nomination ne fait aucun doute, c’est aussi la personnalité de Bulu, ancien candidat de l’AKP et proche du pouvoir, qui explique l’ampleur de la mobilisation. Cet ancien élève de la Boğaziçi est en effet accusé de ne pas faire partie de la maison, à savoir du corps académique de l’université et de ne pas y avoir fait ses preuves vis-à-vis de ses pairs. Cette non-adéquation à la culture de la Boğaziçi ne s’arrête pas à la seule question du parcours académique. L’ancien candidat de l’AKP est loin de correspondre aux valeurs de la Boğaziçi. Première et seule université disposant de toilettes non genrées de Turquie, terrain associatif ouvert aux minorités et vivier militant pour les luttes féministes et LGBTQ+, la Boğaziçi représente un espace unique de militantisme et de recherche influencé par une certaine forme de libéralisme et une opposition courante au pouvoir en place. Autant de valeurs que la nomination d’un homme de l’AKP menace grandement. Habituée aux attaques récurrentes d’Erdoğan qui aime à la présenter comme un repère d’élite acquis à l’occident, la Boğaziçi développe une culture d’opposition en réaction à la mainmise progressive du pouvoir sur l’enseignement supérieur initié sous la junte militaire. Par ailleurs, Melih Bulu jouit d’une réputation académique très négative. Il est notamment accusé de plagiat sur nombre de ses travaux et jusqu’à 50% de la troisième partie de sa thèse serait un copié-collé. Cette nomination autoritaire a donc permis à la culture militante de la Boğaziçi de reprendre du service. 

La mise sous tutelle des universités poursuit son chemin

Il y a comme un sentiment d’urgence dans les voix et les messages qui se soulèvent partout dans le pays. Les cohortes de police qui ont envahi le quartier de l’université côtoient quotidiennement les étudiants dans une animosité partagée. Tous savent l’importance de la lutte pour défendre cette institution, qui fait partie des rares universités encore indépendantes en 2021. Dans Libération, le philosophe Étienne Balibar et la politologue Zeynep Gambetti soulignent la tradition d’autonomie, de liberté scientifique et de respect des valeurs démocratiques propres à l’université. Ils rappellent par exemple la tenue en son sein d’un colloque international sur la situation des arméniens dans l’Empire ottoman d’avant 1915, qui lui avait valu les foudres des nationalistes et des conservateurs (1). 

Au regard des cinq années écoulées depuis le coup d’État manqué, il semble que se joue ici un tournant supplémentaire dans les libertés de l’enseignement à l’échelle nationale. En 2016, Erdoğan a mis en place un grand plan de « réforme totale de l’enseignement » dans le but de chasser des universités les « traîtres à la nation » et autres « terroristes ». Il s’agissait, en d’autres termes, d’une purge dans le corps académique. Dans la foulée immédiate du coup, 1500 doyens sont démis, alors que les universitaires sont assignés au pays dès le 20 juillet. C’est ensuite plus de 6 000 enseignants qui sont limogés par décret pour liens supposés avec le terrorisme, sans compter les démissions « volontaires » et les fuites à l’étranger. Si la vague de limogeage est impressionnante au tournant du putsch, elle fait partie intégrante de l’exercice autoritaire du pouvoir d’Erdoğan sur le temps plus long. Le putsch manqué est l’occasion pour Erdoğan d’intensifier une mise sous tutelle déjà bien entamée début 2016 par la répression massive des signataires de la pétition « Nous ne serons pas complices de vos crimes » qui revendiquaient la levée des couvre-feux et la mise en place de pourparlers dans les zones kurdes aux alentours du 11 janvier 2016. Aux 1128 signataires s’ajoutent d’autres universitaires qui se retrouvent sur le banc des accusés aux fil des années.

Derrière les chiffres des arrestations, c’est tout un monde académique qui s’essouffle progressivement entre restriction des domaines possibles de la recherche et infiltration des universités par les hommes d’Erdoğan.

Le Collectif des universitaires pour la paix, qui naît au lendemain de la pétition, recense au 26 janvier 2021 un total de 549 signataires exclus par décret, licenciés ou en retraite anticipée forcée, et 505 procédures disciplinaires en cours pour un total de 808 universitaires mis en accusation pour « propagande terroriste » et « insulte à la Turquie ». En 2017, c’est 171 mandats d’arrêts qui sont émis à l’encontre des enseignants et du personnel de l’ancienne université Fatih d’Istanbul, déjà interdite d’activité par décret présidentiel. Actuellement, ce sont trois universitaires, dont un doctorant en séjour en Turquie dans le cadre d’enquêtes pour sa thèse, qui sont détenus arbitrairement en attente de jugement dans une prison d’Istanbul. Derrière les chiffres des arrestations, c’est tout un monde académique qui s’essouffle progressivement entre réduction de l’accès aux bourses pour certaines populations, restriction des domaines possibles de la recherche et infiltration des universités par les hommes d’Erdoğan.

Manifestation du 4 janvier 2021 devant l’université du Bosphore © Laure Sabatier

C’est dans cette perspective que doit être analysée la nomination de Bulu : un coup de filet dans une chasse aux universitaires entamée depuis de nombreuses années, une attaque de plus contre les libertés de la recherche et de l’enseignement déjà fortement fragilisées. Pour nombre d’étudiants et d’enseignants présents lors des manifestations, Bulu n’est qu’une marionnette à laquelle il faut s’opposer, mais qui cache en réalité tout un système de criminalisation de l’activité universitaire dont il est urgent d’interrompre le déploiement. 

À la recherche d’un espace politique 

Les libertés universitaires sont donc plus que jamais aux abois en Turquie. Néanmoins, pour estimer les conséquences et l’importance des mobilisations en cours à l’université du Bosphore, il convient aussi de mesurer l’espace politique dont elles disposent au sein de l’agenda public turc. L’un des premiers indices de la visibilité de ces manifestations est de constater la place qui leur est offerte dans les médias traditionnels. Si les mobilisations étaient peu évoquées au mois de janvier ou seulement mentionnées de façon épisodique, la récente polémique au sujet de la représentation de la Kaaba a changé la donne. Que ce soit à la télévision, dans les journaux ou à la radio, les événements sont lus et présentés à travers le prisme conservateur du gouvernement. C’est donc principalement sur les réseaux sociaux que la résistance s’organise. De nombreux comptes ont vu le jour sur Twitter et Instagram afin de coordonner les mobilisations. Il s’agit aussi de pouvoir diffuser une actualité alternative à coup d’articles, de vidéos ou de live des actions menées sur le campus. Cette stratégie d’information reste néanmoins parcellaire et accessible à un public restreint. Comme nous l’explique ainsi Deniz, étudiant en Master de sociologie à l’université du Bosphore : « Quand vous êtes privé de votre liberté d’expression, cela restreint radicalement l’espace politique à votre disposition. Il est important de disposer d’un espace politique où vous pouvez être libre, où vous pouvez produire des informations sans aucune forme de restriction. ».

Dans cet espace politique limité, il faut également faire face à un contre-discours politique qui tente de discréditer les mobilisations. Le terme de « terrorisme » est ainsi régulièrement employé de façon impropre par le gouvernement pour évoquer ces mouvements étudiants. Le président turc, dans un communiqué du 8 janvier 2021, a ainsi déclaré : « Öğrenciler Değil, Teröristler Var », que l’on peut traduire par : « Ce ne sont pas des étudiants, ce sont des terroristes ». Cette volonté de criminalisation des mouvements de contestation universitaires s’inscrit dans la continuité de toute la rhétorique déployée par l’AKP afin de qualifier ses opposants politiques de tous bords. Universitaires, intellectuels, artistes, journalistes, membres des partis d’opposition, personnalités kurdes, sont qualifiés indifféremment par le gouvernement de terroristes. Cette manipulation sémantique permet à l’AKP de se positionner dans l’opinion publique comme le garant de l’ordre en place, qui protège la population contre les ennemis de la nation. Cette rhétorique est d’autant plus employée depuis la tentative de coup d’État de 2016, qui est désormais au cœur de la propagande gouvernementale. En témoigne actuellement dans l’espace public turc le nombre de lieux rebaptisés « 15 Temmuz » (15 juillet), de monuments érigés à la gloire de ce jour où la démocratie aurait été sauvée, selon la narration officielle de l’AKP.

Les libertés universitaires ne sont pas non plus sorties indemnes de cette tentative de putsch. Le gouvernement a profité du contexte d’état d’urgence et de panique générale pour licencier des milliers d’universitaires, pour engager contre certains établissements des poursuites judiciaires, mais surtout pour rétablir la nomination par décret des recteurs d’université. Cette procédure autoritaire avait été mise en place en 1980, suite au coup d’État militaire. Les universités avaient alors perdu leur autonomie scientifique et administrative, mettant brutalement fin au cycle de mobilisation, de contestation et de politisation des années 1960-70 (2). Le but des généraux est ainsi de repolitiser l’enseignement supérieur à droite et de promouvoir leurs idées patriotiques. Les forces de gauche (syndicalistes, groupes étudiants, universitaires, enseignants, militants de base) sont donc violemment réprimées. Durant les trois ans d’état d’urgence qui suivent le coup d’État, des milliers de personnes sont arrêtées, torturées, parfois condamnées à l’exil ou portées disparues. La tutelle militaire s’abat sur les universités par le biais du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), une institution étatique anti-démocratique, dont tous les membres sont choisis par le gouvernement. Le YÖK doit à son tour nommer les recteurs, doyens et professeurs. Les élections disparaissent, au profit d’une logique de nomination et de cooptation politique. Néanmoins, c’est encore une fois l’université Boğaziçi qui était parvenue à briser cette tutelle en 1992 en imposant au YÖK un candidat légitime à la suite d’élections internes. Pris de court, le Conseil de l’enseignement supérieur avait alors dû réformer le mode de sélection des recteurs, en remplaçant leur nomination par des élections. Cette reconquête de l’indépendance des universités a néanmoins été de courte durée. Le combat pour l’indépendance à Boğaziçi est ainsi emblématique et représentatif de celui de toutes les autres universités du pays.

En 1980, la tutelle militaire s’abat sur les universités par le biais du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), une institution étatique anti-démocratique, dont tous les membres sont choisis par le gouvernement.

Les mobilisations de l’université du Bosphore s’inscrivent donc dans un contexte historique éminemment significatif. Au-delà de la seule sphère universitaire, il s’agit de replacer ces événements dans le cadre plus large des mobilisations sociales qui ont vu le jour depuis que l’AKP d’Erdoğan a pris le pouvoir. De nombreuses voix s’accordent en effet pour dire qu’un mouvement social d’une telle ampleur n’avait pas vu le jour depuis les manifestations Gezi du printemps 2013. Les manifestations Gezi avaient débuté à Istanbul suite à l’opposition d’un petit nombre de militants écologistes au déracinement d’arbres dans le parc de Gezi (3). Le gouvernement projetait de construire un centre commercial à la place du parc et de rénover des casernes ottomanes. Le mouvement s’est ensuite élargi à une contestation politique de plus large ampleur, qui est parvenue à rassembler diverses strates sociales, mais surtout un large spectre politique, de la droite à la gauche pro-kurde, sans oublier des personnes non-politisées. Les revendications sont alors devenues politiques et démocratiques : critique de l’attitude autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, de la violation des droits démocratiques et des violences policières. À ces revendications démocratiques s’ajoutait une volonté de changement sociétal. Les manifestants réclamant notamment la reconnaissance de la communauté LGBTQ+, des droits des femmes, ou encore des minorités kurdes et alévies. Néanmoins, la vague d’espoir suscitée par le mouvement a vite été balayée par la force. Le parc est ainsi violemment évacué après 11 jours d’occupation, 8 personnes perdent la vie et les blessés se comptent par milliers. Cette répression a confirmé le « tournant autoritaire (4) » amorcé par l’AKP depuis les années 2010. 

Gezi a donc été un point de bascule déterminant pour la démocratie turque et il semble que le spectre de cette mobilisation surplombe toujours les manifestations de la Boğaziçi. L’arsenal policier et militaire déployé à l’entrée du campus en témoigne : le pouvoir se protège. Le mouvement est d’ailleurs dans les esprits de nombreux militants nés à la fin des années 1990 que ces manifestations avaient contribué à politiser. Toutefois, le contexte dans lequel s’inscrit les manifestations de l’université du Bosphore est bien différent : une nouvelle génération, qui n’a pas connu Gezi, est arrivée à l’université, la crise sanitaire complique fortement les rassemblements, l’autoritarisme du gouvernement n’a cessé de s’accroître. Ces mobilisations s’inscrivent à la fois en continuité et en rupture avec Gezi avec pour fil conducteur la critique de l’hégémonie de l’AKP. Alors que le parti d’Erdoğan est en perte de vitesse, notamment à cause des crises économiques et sanitaires qui frappent durement la Turquie, ces mobilisations pourraient bien reconfigurer le paysage politique du pays pour la prochaine décennie.

La nomination de Bulu a dépassé le cadre de l’université pour devenir un énième point de fracture au sein de la population turque et une nouvelle occasion pour Erdoğan de démontrer sa force. Les voix s’élèvent et la répression se durcit. Est-ce le signe d’un pouvoir qui craint un nouveau Gezi ? 

Sources :

(1) BALIBAR, E., GAMBETTI, Z., « Sur le Bosphore, enseignants et étudiants en lutte pour la liberté », Libération, 19 janvier 2021.

(2) YILMAZ, M., « Le YÖK et la démobilisation collective du milieu universitaire en Turquie (1982-1987) : les mécanismes de la répression », Open Edition Journals, 2013.

(3) FAUTRAS, A., « Résister en situation autoritaire : le cas des collectifs militants d’après-Gezi à Istanbul (2013-2018) », Open Edition Journals, 2019.

(4) ESEN, B., GÜMÜSCÜ, S., « Rising competitive authoritarianism in Turkey », Taylor & Francis online, 2016.

La lutte contre l’islamisme et ses obstacles

Le meurtre brutal d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine puis l’attaque d’une basilique à Nice ont recentré l’actualité autour de la question du djihadisme et du terrorisme islamiste. De manière prévisible, ministres et éditorialistes se relaient pour pointer du doigt des coupables et des complices imaginaires, passant sous silence leur propre responsabilité — pourtant non négligeable — dans la progression de ce phénomène. L’extrême droite souffle comme à son habitude sur les braises de la guerre civile, tandis qu’à gauche, certains choisissent la voie inverse et se solidarisent avec des forces religieuses réactionnaires sous couvert de lutte contre les discriminations. Les voix critiques de ces impasses mortifères deviennent inaudibles.


Il n’est pas inutile de rappeler certains faits trop souvent oubliés. Plus que de fantasmagoriques théories universitaires, la situation actuelle est largement due à l’opportunisme de dirigeants qui ont cru pouvoir utiliser à leur avantage l’islam politique. D’autre part, les convergences historiques entre courants réactionnaires concurrents ont accéléré les logiques de guerre sainte.

Mais le point de départ de toute analyse de cette situation devrait être une définition de l’islamisme : qu’entend-on par ce mot ? La diplomatie française vante régulièrement les mérites des régimes en place au Qatar, en Arabie Saoudite ou en Turquie (jusqu’aux récentes tensions), tout en entretenant à domicile des organisations liées à ces mêmes régimes. Comment alors interpréter la surenchère martiale du gouvernement comme des oppositions ? Les fausses naïvetés et le double discours assénés à longueur de journée nécessitent un retour aux fondamentaux pour démêler les fils de ce problème.

Les multiples visages de l’islam fondamentaliste

Rappelons que l’islamisme est une théorie politique considérant que l’islam, c’est-à-dire la religion musulmane, aurait vocation à diriger la société. L’État devrait suivre les principes du Coran, sa loi se fondant sur le droit religieux, la charia.

Le courant de l’islamisme sunnite le plus connu est le salafisme. Eux-mêmes subdivisés en de nombreux sous-courants, les salafistes ont pour objectif de revenir à la pureté des premiers temps de l’islam, les salaf salih, d’où ils tirent leur nom. Cette démarche est par définition profondément réactionnaire et antimoderne. Aujourd’hui, la majeure partie des salafistes en France se rattachent au courant dit « quiétiste ». Ils ne cherchent pas à renverser l’État laïc par la force : selon eux, celui-ci disparaîtra par la volonté de Dieu. Les salafistes considèrent pourtant que la démocratie est un régime idolâtre, remplaçant la volonté divine par celle du peuple.

Une minorité des salafistes (souvent issue du salafisme quiétiste) est djihadiste. Ce courant considère qu’il est du devoir des croyants de prendre les armes contre les mécréants s’adonnant au « culte des idoles », au taghut. Quiétistes et djihadistes entretiennent une concurrence et se traitent mutuellement de khawaridj, de déviants. Les djihadistes contemporains sont également appelés takfiri (ceux qui pratiquent à tort l’excommunication). Ce terme péjoratif désigne les extrémistes considérant toute personne ne partageant pas leur vision du monde et de la religion comme un mécréant à détruire.

Les différents courants du salafisme défendent ainsi des interprétations différentes des textes religieux. Leurs positions s’appuient sur des dalil (une sourate ou un verset du Coran) employés pour légitimer leur action. En cela, le salafisme constitue une aqida, une croyance religieuse unifiée appuyée sur des textes et des références historiques. Cette aqida entre en concurrence avec d’autres croyances — notamment des lectures pacifiques de l’islam — qu’elle tente de supplanter par des efforts de prosélytisme, portés par la propagande, l’organisation et l’action terroriste.

Sans avoir la portée spectaculaire des campagnes de terreur organisées par le salafisme djihadiste, son cousin quiétiste constitue cependant une autre forme de menace. Les différents courants salafistes refusant de recourir aux armes contre les États laïcs étendent leur influence d’autres manières. Leur objectif est de vivre une vie conforme à leur interprétation des premiers temps de l’islam. Ainsi, leur action se concentre sur le social et l’éducation. La stratégie consistant à occuper des terrains délaissés par un État n’assurant plus ou mal ses prérogatives n’est pas particulièrement innovante. Elle fut employée par de nombreuses forces politiques, des mouvements révolutionnaires aux partis chrétiens-démocrates en passant par les divers visages de la social-démocratie ouvrière. Mais les salafistes quiétistes ont acquis une certaine expertise dans le développement de réseaux, légaux ou non. Celle-ci leur permet d’avoir une influence dans divers lieux de culte, associations confessionnelles, groupes de soutien scolaire, ou organisations non gouvernementales assurant des services sociaux.

La récente fermeture administrative de six mois de la grande mosquée de Pantin illustre les liens troubles liant des islamistes opportunistes et des pouvoirs publics complaisants. La page Facebook de la mosquée avait diffusé une vidéo d’un parent d’élève appelant à se mobiliser contre Samuel Paty. Mais le lieu est surtout connu pour sa gestion affairiste tendant la main à la fois aux Frères musulmans et aux édiles locaux. La tolérance comme les subventions dont bénéficient les islamistes s’expliquent souvent moins par la naïveté que par une symbiose cynique : le salafisme quiétiste évite l’agitation sociale, désapprouve souvent les trafics et impose un mode de vie rigoriste compatible avec la paix sociale.

Leurs premières victimes sont les habitants des quartiers où ils sévissent. Les réseaux développés ou inspirés par les Frères musulmans ont notamment occupé une fonction de régulation. Valorisant l’entraide sociale et la probité, ils se présentent comme des hommes pieux, rejetant la société de consommation et ses dérives criminelles, tout en exerçant en retour une fonction répressive, particulièrement au niveau des mœurs, harcelant les personnes refusant leur loi. Les classes populaires sont donc les premières victimes des islamistes : c’est dans les quartiers où elles sont concentrées que leurs réseaux se structurent. Ils profitent ainsi du recul des services publics ainsi que des organisations politiques traditionnelles. Les femmes identifiées comme issues de familles musulmanes subissent une pression particulière. Et le salafisme quiétiste peut constituer un terreau idéologique propice à un basculement vers le djihadisme.

Romantisme du djihad

En France, le djihadisme organisé est bien sûr ultra-minoritaire dans la population : par son aspect criminel et clandestin, il ne peut exister que de manière souterraine. Cela n’a cependant pas d’importance significative pour les djihadistes. La stratégie d’organisations telles que Daesh se déploie à deux niveaux. D’une part, il s’agit de faire immédiatement la promotion de l’organisation en se positionnant en défenseurs de la communauté musulmane, l’Umma, en portant la guerre chez les mécréants. D’autre part, l’objectif à long terme est de créer et d’approfondir la défiance entre musulmans et non-musulmans, pour favoriser la diffusion de son aqida. Les attentats commis par quelques individus ou même par des personnes isolées suffisent à faire avancer cette stratégie, en entraînant une réaction politique disproportionnée par rapport aux très faibles moyens employés. Nombre de djihadistes choisissent de se cacher en pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation : au quotidien, ceux-ci ne pratiquent pas rigoureusement leur religion pour passer sous les radars, par exemple en évitant la fréquentation de mosquées connues pour être salafistes.

Faute de réseaux développés, la perspective la plus commune pour les djihadistes français se trouve dans l’exil, au moins temporaire. La construction embryonnaire d’un État islamique dans le cadre des guerres d’Irak et de Syrie a permis de donner une réalité aux fantasmes d’un retour aux temps du califat. Les jeunes salafistes qui répondent à l’appel font alors leur hijra, émigrant vers une terre promise et idéalisée.

Daesh propose à ces hommes et à ces femmes un modèle de société certes ultra-violent mais en rupture totale avec ce qu’ils ont pu connaître jusqu’alors, dans les barres d’immeubles et les banlieues pavillonnaires françaises. Certaines de ces recrues viennent de milieux éduqués et ont bénéficié d’une formation religieuse. Cependant, l’intérêt pour la théorie djihadiste vient souvent plus tard. Elle permet de justifier a posteriori un choix dû à des raisons très diverses : mauvaises rencontres, ascension sociale frustrée, dérive idéologique ou tout simplement ennui et recherche d’exotisme. Rompre avec la dunya, la vie terrestre corrompue par le matérialisme, permet en retour de s’approprier une ghanima. Cela désigne le butin pris aux khufars, aux infidèles. Le djihadisme légitime le pillage de pays en guerre.

Sous la rhétorique spirituelle se déploie ainsi un projet réactionnaire pragmatique. Les liens qu’entretiennent les djihadistes syriens avec le régime turc, les accords conclus entre le groupe Lafarge et des responsables de Daesh, comme la tolérance dont bénéficient en France les forces islamistes rattachées aux pays alliés que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite illustrent une réalité faite d’alliances opportunistes. Une réalité bien éloignée des discours guerriers et des postures martiales auxquelles nous ont habitués deux décennies de « guerre contre le terrorisme ».

Il est également frappant de retrouver un militant d’extrême droite et informateur de police au profil trouble dans la logistique de l’attentat de l’Hypercasher. Le procès du vendeur d’armes Claude Hermant jette une lumière crue sur les réseaux où se rencontrent nationalistes et djihadistes. Les pratiques de ces derniers continuent d’influencer une mouvance identitaire pré-terroriste souhaitant faire advenir une guerre raciale ou religieuse, partageant en cela les buts à court terme du salafisme djihadiste.

Quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre « l’islamophobie ». Quitte à devenir leurs idiots utiles.

De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme

En effet, l’histoire des nationalismes occidentaux est marquée par des relations ambiguës avec le monde musulman, tantôt considéré comme un ennemi civilisationnel, tantôt comme une source d’inspiration. Dès le XIXe siècle, divers penseurs et courants traditionalistes vont chercher dans l’islam une spiritualité porteuse de valeurs guerrières. Les années 1920 voient le rapprochement du salafisme et du wahhabisme, débouchant sur la constitution de courants de pensée antimodernes. En parallèle se développent diverses organisations tentant de régénérer l’islam autour d’un contenu conservateur, anticommuniste, et antilibéral. La plus connue de ces organisations est celle des Frères musulmans. Ce réseau panislamique sunnite fondé en 1928 entretient des liens complexes avec le panarabisme de Nasser et de Sadate, chaque camp tentant de manipuler l’autre à son avantage.

Au cours des années 1980, le triomphe de la Révolution islamique en Iran et le développement de la lutte palestinienne suscitent des rapprochements inattendus, accélérés par l’affaiblissement du bloc de l’Est. Au niveau mondial, l’effondrement du régime soviétique laisse le champ libre à la superpuissance nord-américaine tout en la privant d’un adversaire de référence. Les mouvements nationalistes ou indépendantistes perdent également ce soutien. En France, l’extrême droite reste jusque-là marquée par la décolonisation et ses conséquences. Le rejet des populations nord-africaines venues travailler en Europe s’inscrit encore dans la continuité du combat pour l’Algérie française. Pour contourner les lois interdisant les discours ouvertement racistes, le Front national remplace progressivement le rejet des populations non-européennes par un discours ciblant les musulmans, la religion venant remplacer l’origine ethnique sans que le fond n’évolue.

Nouvelle période, nouvelles convergences

Se faisant discrets, les rapprochements entre islamistes et nationalistes n’en restent pourtant pas là. La contestation du mariage pour tous à partir de 2012 constitue une séquence favorisant le dialogue entre réactionnaires et conservateurs de toutes obédiences religieuses. La participation de responsables du culte musulman et d’associations religieuses aux « manifs pour tous » aux côtés des diverses chapelles de l’extrême droite française n’est pas sans rappeler les combats partagés pour l’éducation confessionnelle. La cause palestinienne est une fois de plus instrumentalisée par divers courants partageant une lecture complotiste du monde. Le Collectif Cheikh Yassine (fondé en 2004 en hommage au père spirituel du Hamas, dissout le 21 octobre dernier en conseil des ministres) rapproche ainsi extrémistes de droite et islamistes autour d’une même obsession. Son dirigeant Abdelhakim Sefrioui a attisé la polémique des caricatures du Prophète s’étant soldée par l’assassinat de Samuel Paty. Également actif dans cette convergence, l’essayiste antisémite Alain Soral plaide pour une convergence des « musulmans patriotes » et du projet frontiste — avec un certain succès dans l’organisation du Jour de Colère en 2014, rapidement hypothéqué par les affrontements interpersonnels propres à cette mouvance.

Moins médiatisées, les menées d’autres groupes tels que les Loups Gris (Bozkurtlar en turc) ne doivent pas être sous-estimées. Ces néofascistes turcs, actifs depuis la fin des années 1960 et responsables de centaines d’opérations terroristes, bénéficient de solides assises en Europe, notamment dans l’Est de la France — particulièrement autour de Strasbourg et de Lyon. Leur fonctionnement à mi-chemin entre une mafia et une mouvance politique leur a permis d’étendre discrètement leur influence par le biais d’associations-écrans. Ce développement s’opère au détriment de la diaspora progressiste turque et des communautés kurdes ou arméniennes, régulièrement ciblées par leurs attaques — comme en octobre à Décines, en banlieue lyonnaise, quand plusieurs centaines de jeunes néofascistes turcs se sont livrés à une chasse aux Arméniens aux cris de « Ya’Allah, Bismillah, Allah akhbar ». Omer Güney se définissait également comme un Loup Gris selon ses proches. Il est considéré comme l’assassin des trois militantes kurdes Fidan Doğan, Sakine Cansız et Leyla Söylemez, crime commis en plein Paris, en janvier 2013 — et dans lequel les services secrets turcs (le MIT) seraient impliqués.

Le soutien actuel apporté par les Loups Gris au gouvernement Erdogan via le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) leur permet de bénéficier en retour d’une couverture institutionnelle inégalée depuis la période de la dictature militaire. En tentant de réaliser une fusion entre l’héritage nationaliste du kémalisme et l’islam politique, présenté comme une composante de l’identité turque, Erdogan a participé à briser les digues séparant traditionnellement l’extrême droite panturquiste et kémaliste des islamistes. Des rapprochements tactiques se sont ainsi opérés à la faveur des conflits au Kurdistan, en Syrie puis au Haut-Karabakh (conflit ayant vu une importante participation des Loups Gris durant les années 1990).

Des partenaires islamiques ?

Le cas turc illustre le soutien qu’apportent divers gouvernements et régimes se revendiquant de l’islamisme (modéré ou plus rigoriste) à des organisations présentes sur le territoire français. Celles-ci participent d’un soft power considérable. L’envoi par la Turquie d’un grand nombre d’imams pour pourvoir les mosquées hexagonales est un moyen de développer son influence tout en gardant un œil sur la diaspora turque sunnite. Avec des moyens et des stratégies différentes, l’Algérie, la Tunisie ou l’Arabie Saoudite en font de même. Les pouvoirs publics se sont longtemps accommodés de cet état de fait. Il leur permettait de déléguer l’encadrement du culte musulman à diverses structures affiliées à des régimes alliés. S’il fallait désigner des responsables de la progression du phénomène islamiste en France depuis plusieurs décennies, ce serait du côté des autorités municipales et nationales qu’il faudrait se tourner en premier lieu.

Le financement de mosquées au niveau municipal constitue bien un épineux problème : faut-il s’en charger pour assurer l’existence de lieux de cultes dignes — et la surveillance de ceux-ci ? Ou faut-il le laisser entièrement aux fidèles, au risque de voir des puissances étrangères subventionner les mosquées comme les imams, s’émancipant ainsi de tout contrôle ? Aujourd’hui, seule une minorité de mosquées bénéficierait de tels financements extérieurs — sans qu’il soit possible d’évaluer ces phénomènes avec précision. Il n’existe en effet pas de recensement exhaustif des lieux de culte musulmans, dont la définition varie.

Une fois de plus, la polémique autour de l’organisation et du modèle économique de l’islam en France s’oriente autour du contrôle des populations. Le but n’est pas tant de faire reculer l’influence des courants fondamentalistes que d’encadrer des groupes sociaux. L’optique clientéliste ayant permis jusqu’ici une convergence entre élus et représentants religieux est loin d’être abandonnée. Les projets de réforme d’une religion particulièrement décentralisée s’inscrivent dans cette logique pour le moins discutable.

Il est vrai que l’exercice d’un soft power ne se fait pas à sens unique. L’énorme marché des armes françaises a connu une expansion récente. En 2018, ce marché représentait 9,1 milliards d’euros. La moitié des ventes sont faites au Proche et au Moyen-Orient, notamment au Qatar et en Arabie Saoudite. Depuis le début de la guerre du Yémen, celles-ci ont atteint de nouveaux sommets, engendrant une polémique nationale sur l’emploi de ces armes. Au-delà des questions éthiques concernant des ventes d’armes à de tels régimes, se pose la question des rapports de dépendance vis-à-vis de tels marchés : il est inévitable que cette manne financière entraîne en retour une capacité d’action accrue en France de régimes défenseurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.

Islamisme et islamophobie, un jeu de dupes

Les campagnes médiatiques faisant de la population musulmane une cinquième colonne et un vivier de terroristes potentiels, ont déclenché des réponses très disparates. Le terme d’ « islamophobie » a ainsi été forgé – au prix d’une confusion certaine – pour désigner le rejet et les discriminations touchant cette partie de la population française particulièrement concentrée dans les quartiers populaires. Avec des usages parfois terriblement opportunistes : quand certains courants jouent la surenchère sécuritaire sous prétexte de laïcité, d’autres rattachés à l’antiracisme politique se positionnent à la remorque de réactionnaires islamistes, refusant toute critique de ceux-ci au nom du front contre l’islamophobie. Quitte à devenir leurs idiots utiles. Réduire les intérêts des Français musulmans à l’agenda politique de minorités réactionnaires conduit à renforcer ces dernières. Pire encore, qu’il s’agisse d’un discours de choc des civilisations ou d’une tentative d’union aveugle contre l’islamophobie, ces réductions sont une trahison de l’intérêt des classes populaires — musulmanes comme non-musulmanes.

En somme, il n’est pas inutile de rappeler que la majeure partie des courants islamistes restent porteurs d’un contenu fondamentalement réactionnaire. Leur rôle dans la répression des mouvements progressistes, leur conservatisme sur le plan des valeurs, comme leur rejet des formes démocratiques les positionnent politiquement. La prétention des islamistes à parler au nom de la population musulmane est cependant largement démentie par les faits. Il est donc d’autant plus tragique de constater que les associations-paravents qu’ils animent servent de références à divers militants, partis et élus, tout en amalgamant toute une partie de la population à un secteur activiste et réactionnaire.

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.

La Turquie, membre indocile de l’OTAN

Recep Tayyip Erdoğan et Emmanuel Macron le 27 octobre 2018 lors d’un sommet Russie-Allemagne-France-Turquie à Istanbul ©Emrah Yorulmaz

La Turquie ne remplit plus un rôle de seconde puissance au travers d’une tutelle de l’OTAN et des États-Unis. Candidate à l’adhésion à l’Union européenne, la Turquie n’en a jamais été aussi éloignée, en témoignent le gel des négociations d’adhésion, l’adoption récente de sanctions en réaction aux forages de la Turquie au large de Chypre, les contentieux sur les enjeux migratoires (libéralisation des visas, réfugiés syriens, etc) et un glissement vers la Russie (contrats énergétiques avec le gazoduc Turkish Stream, centrale nucléaire d’Akkuyu, achats de S400). La Turquie d’Erdoğan, au travers d’un régime ultra-personnalisé et autoritaire s’est-elle, sous couvert d’une reconquête ottomane, affranchie d’une relation de tutelle absolue avec les États-Unis et l’Union européenne pour une relation de sujétions indociles et imprévisibles ?


LA TURQUIE ET LE VIRAGE ATLANTISTE

La République turque, fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, le « père des Turcs » a inscrit la Turquie dans la modernité avec la volonté de se rapprocher au plus du modèle de l’État-nation occidental. Cette construction s’explique notamment par le traumatisme vécu par le peuple turc à la suite de la défaite de la Turquie, alliée de l’Allemagne, lors de la Première Guerre mondiale et le dépècement progressif de l’Empire ottoman, plus communément appelé le « syndrome de Sèvres »[1]. Dans ce contexte, la guerre d’indépendance – de mai 1919 à octobre 1922 – menée par Mustafa Kemal reste aujourd’hui le mythe fondateur de l’identité nationale turque. Le processus de modernisation de l’État – voulu par le courant kémaliste nationaliste, laïc – se heurte au conservatisme religieux alors encore fortement présent dans la société turque. Dans un monde en reconstruction traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, ainsi que face au « danger » soviétique, la Turquie se rapproche des occidentaux.

Dans ce contexte, la Turquie adhère à l’OTAN en 1952 et se range ainsi sous la protection américaine. Pour l’Occident, la Turquie possède une position géostratégique fondamentale face à l’ennemi soviétique ainsi que pour son influence régionale. Affaiblie, la Turquie est contrainte de suivre la marche dictée par les Occidentaux. L’inscription de la Turquie dans le modèle de démocratie libérale permet de percevoir plus nettement la scission dominante au sein de la société turque, à savoir d’un côté l’élite kémaliste nationaliste, et de l’autre côté les couches populaires conservatrices séduites par le nouveau Parti démocrate. L’intégration de la Turquie au Plan Marshall témoigne également du rapprochement entre la Turquie et l’Occident ainsi que de la prise de distance avec l’URSS, renforcée par les velléités de Staline de réclamer une partie du territoire turc. De plus, la politique économique turque après la Seconde Guerre mondiale s’inscrit dans une logique capitaliste ce qui favorise le rapprochement avec l’Occident, ce dernier se mettant en place facilement à partir du moment où existent des intérêts économiques communs. Les alliances turco-occidentales de l’après-guerre enrichiront de façon considérable la classe bourgeoise turque.

C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’Etat du 12 septembre 1980

Envers l’émergence des courants progressistes et révolutionnaires influencés par le marxisme, l’alliance entre la bourgeoisie turque et le capital occidental ne cessera de réprimer les velléités libertaires, démocratiques et émancipatrices. Les années 1970, à l’instar de Mai 68 en France et d’autres nombreux mouvements progressistes dans le monde, sont les années les plus riches de l’histoire politique de la Turquie contemporaine. Le Parti communiste de Turquie – TKP (Türkiye Komünist Partisi) –, le syndicat marxiste principal des travailleurs – DISK – ainsi que la société civile sont fortement représentés et ont une influence considérable dans la société. C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’État du 12 septembre 1980. Quarante ans après, la Turquie ne s’en est toujours pas remise. Le coup d’État – sous influence américaine – instaure un État d’exception à la suite duquel le pouvoir militaire est transféré à Turgut Özal –  avec l’assentiment des Américains. L’intérêt américain pour la région reste toujours très fort notamment avec l’avènement de la révolution iranienne en 1979 ainsi que l’invasion soviétique en Afghanistan. Alors que la tentation de l’Islam politique est restée en sourdine au sein des couches populaires conservatrices, notamment dans la période pré-coup d’État avec une opposition de plus en plus forte de la part des courants laïcs, progressistes et marxistes, Turgut Özal lui permettra à nouveau d’émerger à partir des années 1980-1990. L’özalisme peut être considéré comme une synthèse entre l’émergence d’un islam politique (développement des écoles religieuses « Imam Hatip ») et l’adhésion au projet néo-libéral de Thatcher et Reagan. C’est dans cet élan que sous la façade d’un discours d’un islamisme modéré émergeront des hommes politiques comme l’actuel président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan.

L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES IDÉOLOGIES AU SEIN DES CONSERVATEURS ISLAMIQUES

Fortement endettée et ainsi dépendante des États-Unis, elle y reste assujettie ce qui l’empêche dans ses velléités d’autonomisation vis-à-vis de ceux-ci. C’est dans ce contexte que naît le parti de l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan, l’AKP – Parti de la justice et du développement – sur fond de crise économique et de méfiance grandissante vis-à-vis de la bureaucratie militaire kémaliste. Pur produit de la synthèse entre le parti ANAP de Turgut Özal, issu de l’après coup d’État de 1980 et le Refah Partisi de l’islamiste Necmettin Erbakan, l’AKP d’Erdoğan s’alliera dans un premier temps à la confrérie güléniste, du nom de son leader, Fethullah Gülen – communauté religieuse islamique influente au sein de l’administration turque depuis les années 1990 notamment dans la police et la justice mais aussi à l’international (« universitaires islamistes ») – pour renforcer son pouvoir. C’est avec l’aide de ces réseaux qu’Erdoğan montera par exemple de toute pièce le procès Ergenekon afin d’affaiblir l’armée, lequel se traduira par l’inculpation de nombreux hauts gradés. Ceci démontre bien le double jeu de la Turquie qui a souhaité par ce procès truqué démontrer sa capacité à reprendre l’acquis communautaire pour faire avancer les négociations avec l’Union européenne. Cela provoquera l’entrée de nombreux capitaux européens sur le marché turc. Déstabilisé par l’influence grandissante des gülénistes au sein du pouvoir, Erdoğan rompra l’alliance en 2013, ce qui débouchera sur la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 attribuée aux gülénistes. L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique. Parler d’ « agenda caché » peut paraître abusif, mais c’est ce même homme qui lors d’un discours en 1994 cita des versets du Coran à un conseil municipal ou en 1997 repris un texte du sociologue nationaliste Ziya Gölkap lors d’un meeting politique à Siirt :  « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes », lorsqu’il était encore maire d’Istanbul, ce qui lui coûta plusieurs mois de prison, lors desquels il a travaillé sa stratégie.

L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique

Lors des élections législatives de juin 2015, Erdoğan sort affaibli principalement à cause de la mauvaise gestion du dossier syrien qui lui est reproché. Le glissement autoritaire et liberticide orchestré à partir des années 2009-2010 – remise en cause de l’État de droit, restriction des libertés individuelles et collectives, incessantes attaques contre la liberté de la presse ainsi que la répression disproportionnée du mouvement Gezi, mobilisation citoyenne contre la destruction d’un parc dans le quartier de Taksim à Istanbul, au printemps 2013 – se radicalisera à partir de juin 2015. Inquiet de la montée en puissance du parti pro-kurde HDP, en témoigne son entrée au Parlement après son résultat prometteur aux législatives de juin 2015, Erdoğan, qui considère le HDP comme le bras politique du PKK, sacrifiera le processus de paix établi avec le PKK depuis 2012. Les attentats de Suruç en juillet 2015 et d’Ankara en octobre 2015 permettront à l’AKP de jouer sur la peur et le tout sécuritaire pour remporter les législatives anticipées de novembre 2015. La Turquie ne connaîtra aucun autre attentat sur son territoire depuis. Notons que le PKK assassinera deux policiers turcs soupçonnés d’avoir commandité les attentats de Suruç. Le regain de tension avec le PKK ainsi que la confessionnalisation de la politique extérieure (en Syrie et en Irak) montrent à la fois la faiblesse, le début d’une fuite en avant de plus en plus difficile à contrôler ainsi que le visage islamiste conservateur du président turc. La tentative de coup d’État avortée du 15 juillet 2016 permettra à Erdoğan, à travers des purges massives disproportionnées dans l’armée, la justice, l’enseignement, les médias entre autres, un reformatage de l’appareil d’État, une mise en place d’un État-AKP et la négation de l’État de droit. Le référendum constitutionnel d’avril 2017 – passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel – remporté au moyen de nombreuses fraudes ainsi que la victoire aux élections législatives et présidentielle de juin 2018 grâce à l’alliance avec le parti ultra-nationaliste d’extrême droite (MHP) montre le virage autoritaire de la Turquie d’Erdoğan.

Répression sur la place Taksim lors du “mouvement Gezi” au Printemps 2013 ©DR

VERS UN AFFRANCHISSEMENT DE LA TURQUIE DE SES ALLIES OCCIDENTAUX ET LE RAPPROCHEMENT AU VOISIN RUSSE

Les débuts de l’ère Erdoğan peuvent et doivent ainsi être considérés comme une ouverture non pas seulement au Moyen-Orient mais également avec la Russie, la Chine, les pays turcophones d’Asie centrale, l’Afrique et l’Amérique latine, avec la constitution d’un réel réseau diplomatique (cinquième réseau mondial). En outre, l’affaiblissement de l’armée a favorisé une réorientation de la politique extérieure turque. L’onde de choc politique provoquée par les Printemps arabes avec un soutien d’Ankara aux Frères musulmans en qui elle voit le mouvement le plus structuré à même de prendre le pouvoir ainsi que le bouleversement géopolitique engendré par la guerre en Syrie vont venir influencer considérablement les orientations diplomatiques du pays. Le rapprochement progressif de la Turquie avec ses pays voisins de l’Est suscitera des inquiétudes du côté occidental. Américains et Européens se renvoyant la responsabilité de voir un allié stratégique s’éloigner. L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les États-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise.

L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les Etats-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise

Le conflit syrien est venu ainsi montrer les limites de l’expansionnisme turc. Le sentiment d’abandon après le refus américain d’intervenir suite aux utilisations d’armes chimiques par Damas en août 2013, l’acharnement à vouloir voir tomber le régime syrien – jusqu’à soutenir les groupes islamistes les plus radicaux – en opposition aux soutiens russes et iraniens au régime baasiste a renforcé l’isolement de la Turquie qui n’a pas été en mesure de devenir la véritable puissance régionale. Sous-estimant les influences russes et iraniennes, la Turquie s’est retrouvée sous le feu des critiques internationales suite à sa volonté de faire tomber le régime syrien. La para-militarisation à travers notamment le groupe Sadat au sein du « clan Erdoğan » dont le patron n’est autre que le père d’un gendre d’Erdoğan, démontre les liens étroits entretenus avec des groupes djihadistes, et l’incapacité de facto pour Ankara de respecter son engagement des accords de Sotchi visant à désarmer les groupes djihadistes à Idlib. Les incursions turques sur le territoire syrien à l’automne 2016 jusqu’au printemps 2017 (opération « bouclier de l’Euphrate ») puis de janvier 2018 (opération « Rameau d’olivier ») témoignent de l’obsession turque à ne pas voir émerger un Kurdistan syrien autonome à sa frontière. L’échec de la mise en œuvre des accords de Sotchi montre à la fois la difficulté des acteurs à trouver une sortie de crise et la cristallisation des tensions autour de la région d’Idlib en Syrie.

L’achat des missiles russes S400 par la Turquie exacerbera encore plus les relations entre Ankara et Washington, qui craint que des informations sensibles liées aux systèmes militaires de l’OTAN deviennent potentiellement accessibles pour Moscou. Prise entre les administrations de Trump et de Poutine, la Turquie cherche à renforcer son influence mais participe également à la déstabilisation de l’équilibre géopolitique international. Par ailleurs, force est d’observer que la Russie a pris la place que la Turquie souhaitait se donner comme leader régional sur le dossier syrien. Le risque d’affrontement direct entre Ankara et Moscou dans la région d’Idlib en février-mars montre à nouveau la fragilité du rapprochement russo-turc. Moscou a besoin d’Ankara et de ses liens avec les rebelles ainsi qu’avec les djihadistes tandis que Moscou représente pour Ankara le seul moyen d’avoir une prise sur la question kurde, considérée de portée existentielle pour son régime. Le renforcement des sanctions économiques américaines en 2019 est venu fragiliser encore un peu plus un pays qui, nous l’aurons compris, garde une position géostratégique déterminante dans le paysage géopolitique international.

Compte-tenu de son affaiblissement tant à ses frontières extérieures que la crise économique (à laquelle vient s’ajouter une crise sanitaire mondiale), il serait illusoire d’attendre de la Turquie un virage démocratique et une résolution des conflits à ses frontières. Le risque est bien celui d’un enlisement géopolitique de la Turquie, dans une atmosphère de « fin de règne » pour Erdoğan avec comme prochaine grande échéance l’élection présidentielle de 2023. La perte des mairies d’Istanbul et d’Ankara par l’AKP en juin 2019 a redonné de l’espoir aux opposants au régime de Recep Tayyip Erdoğan. La principale faiblesse de l’erdoğanisme peut être considérée comme sa dépendance aux élections.

La « personnalisation » du pouvoir – l’AKP étant devenu une machine personnelle – témoigne de l’instabilité de son propre régime. La société civile, très affaiblie depuis les évènements de Gezi au printemps 2013, ne parvient pas à trouver un second souffle. Il reste cependant de nombreux espaces de résistances (HDP, espaces culturels kurdes, quelques médias alternatifs, universitaires qui cherchent à s’organiser etc.). La constitution d’un front anti-Erdoğan existe sans projet politique concret alternatif. Tantôt proche de ses alliés historiques, tantôt de la Russie, la Turquie cherche sa place sur la scène internationale. Il convient de considérer également que le rapprochement avec la Russie s’inscrit dans un objectif d’affirmation de la Turquie contre l’Union européenne et les États-Unis.

Ankara maintient parallèlement une pression vis-à-vis de l’Union européenne au travers de la question des réfugiés. Le désengagement relatif américain en octobre 2019 a permis à la Turquie de renforcer son objectif de création d’une zone tampon à la frontière turco-syrienne afin d’anéantir la révolution autonome kurde, amenant à une politique de nettoyage ethnique, afin d’y installer les populations arabes réfugiées encore aujourd’hui en Turquie – dans l’indifférence de la communauté internationale.

 

[1] En référence au Traité de Sèvre de 1920, qui prévoit un partage de l’Empire ottoman, déjà largement affaibli, entre les Européens, les Kurdes, et les Arméniens.

Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

http://static.kremlin.ru/media/events/photos/big2x/HwslOl2Cs3VveucvR2err1W7LgJlnAuk.JPG
Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

http://static.kremlin.ru/media/events/photos/big/cnhQZ6RUCbGSUNDGgkAS7hGApGjNbAq0.jpg
Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

https://www.flickr.com/photos/secdef/38751877521/
L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.

Turquie : à la conquête du gaz en Méditerranée orientale

https://ru.president.az/articles/29087/images
Inauguration du gazoduc TANAP par le président Recep Tayyip Erdogan le 12 juin 2018 © Official website the President of Azerbaijan, image libre de droit.

Le 5 janvier 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé le déploiement de ses militaires en Libye en soutien au gouvernement de Fayez Al-Sarraj. L’offensive militaire turque cache un enjeu stratégique d’importance : l’intérêt du pays pour le gaz en Méditerranée orientale. Début janvier, Israël, Chypre et la Grèce ont signé un accord sur le gazoduc EastMed, menaçant directement la place de la Turquie dans la course au gaz en Méditerranée orientale. Appuyer militairement le GNA (Government of National Accord) de Fayez Al-Sarraj permet à la Turquie de renforcer son partenariat stratégique pour l’exploitation des ressources libyennes et ainsi d’empêcher les trois pays de devenir le nouveau maillon énergétique de l’Europe.


La Méditerranée est devenue une région gazière d’importance majeure depuis 2009. La découverte de ressources d’hydrocarbures dans la région restructure les alliances géopolitiques et stratégiques en faisant émerger de nouvelles couches de conflit dans une région déjà fortement polarisée. Les ressources énergétiques découvertes, en tant que futures mannes financières, font l’objet de rivalités régionales pour leur appropriation. Dans cette configuration complexe, la Turquie se positionne comme un acteur clef à la fois de par sa situation géographique stratégique, mais aussi de par son ambition de leadership géopolitique dans la région. La conjoncture régionale conditionne initialement la place stratégique de la Turquie.

La découverte de gaz en Méditerranée orientale, opportunité géopolitique pour la Turquie

La catégorisation de l’espace méditerranéen est très ancienne, la première découverte offshore a lieu en 1969 au large d’Alexandrie. En 2009, la découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale ravive les dissensions régionales autour de l’accaparement des ressources gazières convoitées. Les ressources de gaz en Méditerranée orientale sont aujourd’hui estimées à 1 100 milliards de m3 d’après les chiffres du chercheur David Rigoulet Roze. L’évolution des techniques de prospection, en-dessous de 1 500 mètres d’eau, a accru l’intérêt des investissements. La découverte des gisements gaziers conduit à une redéfinition des relations régionales selon les nouveaux intérêts économiques.

Pendant longtemps, la Méditerranée orientale n’est pas délimitée juridiquement. Elle devient un territoire disputé lors de la découverte des ressources énergétiques et on assiste à la mise en place d’une Zone économique exclusive pour chaque État : les ZEE permettent alors de délimiter la souveraineté des explorations naturelles juridiquement. Ces délimitations sont sujettes à des conflits révélateurs d’antagonismes géostratégiques régionaux. Certains pays, dont la Turquie fait partie, n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ainsi, il n’y a pas toujours de cadre légal délimitant le territoire, mais des contrats entre gouvernements, dont les alliances sont mouvantes. La Turquie, depuis le début des explorations, a une participation active dans la découverte des ressources énergétiques méditerranéenne avec le forage de treize puits en Méditerranée depuis les années 1960. Cependant, la capacité d’exploration est différenciée selon les pays et les acteurs tels que les entreprises régionales et internationales (du fait du différentiel de moyens). On distingue sur le terrain de petites entreprises comme Noble Energy et des majors comme ENI et Total.

La Turquie, au cœur d’une stratégie d’alliances régionales

Les découvertes de gaz en Méditerranée orientale sont un moyen de coopération régionale. La situation géographique de la Turquie est idéale puisqu’elle se trouve au carrefour des pays producteurs et consommateurs : entre Moyen-Orient, mer Noire, mer Caspienne et Europe du Sud-Est. La stratégie de sécurisation énergétique européenne, en contournant géographiquement la Russie, fait des détroits turques (Dardanelles et Bosphore) le verrou stratégique de sa route d’approvisionnement. L’Union européenne souhaite contourner sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’approvisionnement russe en projetant de faire transiter son énergie par la Turquie. Le projet de corridor gazier sud-européen illustre cette stratégie. Ce projet regroupe plusieurs gazoducs ; le South-Caucasus Pipeline Extension (en provenance d’Azerbaïdjan), le Trans-Anatolian Gaz Pipeline, et le Trans-Adriatic Pipeline. L’Union européenne a investi pour structurer et surtout sécuriser ce corridor d’importance stratégique qui devrait pouvoir l’alimenter depuis fin 2019.

Malgré la crise des réfugiés qui cristallise des tensions autour de ce projet, les insécurités prégnantes dans la région font de la Turquie le territoire le plus sécurisé concernant les projections de projets de gazoducs. Le pays est le corridor privilégié depuis le début des années 1990. C’est un territoire d’intersection des flux énergétiques, qui est frontalier à 70% des ressources mondiales d’hydrocarbures. Les routes des réseaux d’hydrocarbures révèlent les jeux de pouvoir autour de la découverte des ressources, la configuration des alliances entre pays producteurs, importateur et de transit comme la Turquie. La stratégie du pays vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale est particulièrement illustrée par son positionnement à l’égard de trois acteurs régionaux que sont Chypre et Israël, et l’Irak.

La Zone économique exclusive définie par Chypre est contestée par son voisin turc, qui revendique un tracé prenant en compte la souveraineté de la République Turque de Chypre du Nord (RTCN). L’île de Chypre a un véritable intérêt géographique pour la Turquie puisqu’elle se situe en face de son oléoduc BTC. La ZEE chypriote est divisée en 13 blocs parmi lesquels se trouve le champ gazier Aphrodite découvert en 2011 et qui représente 250 milliards de m3 de gaz. La RTCN revendique un droit de forage offshore sur ce champ situé dans les zones offshores de l’ouest et Sud-est de l’île. De son côté, la Turquie ne reconnait pas la démarcation maritime de la République de Chypre (ZEE proclamée en 2004) et réclame un accord de règlement de la division de l’île avant de débuter l’extraction. Israël se positionne en acteur clef concernant ces gisements stratégiques : le pays a un accord avec Chypre pour délimiter les frontières maritimes respectives des deux États. Depuis la fin des années 1990, les deux pays ont renforcé leur relation stratégique par une coopération militaire et de renseignement. Israël et Chypre ont également mis en place un accord énergétique avec une coopération dans la recherche des ressources énergétiques et un plan de partage de celles-ci : le partage des eaux territoriales est validé par l’ONU en 2009. Les deux États protègent les gisements avec une coopération militaire depuis février 2012. Le voisin anatolien et la Chypre du Nord rejettent cette alliance.

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-herodote-2013-1-page-83.htm
Gisements gaziers en Méditerranée orientale. © Pierre Blanc, 2012

La Turquie entretient des relations conflictuelles avec Israël, qui fut pourtant historiquement un partenaire énergétique majeur. La construction d’un pipeline (projet Eastern Mediterranean Natural Gas Pipeline) israélien passant par la Turquie avait même été envisagé. Le projet a avorté en raison de la non résolution de la crise chypriote. De plus, en 2011, le navire humanitaire turc Mavi Marmara est la cible d’un accrochage par les gardes côtes israéliens, qui conduit à la mort de neuf de ses membres, à la suite de quoi les relations diplomatiques entre Israël et la Turquie sont gelées : les accords commerciaux et militaires sont suspendus. Israël n’a pas d’accord de délimitation maritime avec ses voisins, ce qui entretient le flou juridique autour des gisements gaziers situés à proximité de ses côtes. D’importants gisements gaziers sont pourtant revendiqués par l’État israélien ; le gisement Tamar, découvert en 2009 et représentant 260 milliards de m3 de gaz naturel est exploité par Noble Energy, ainsi que le gisement Léviathan, découvert en 2010 et représentant 460 milliards m3, dont la légitimité est contestée par le Liban.

L’Irak est historiquement un pays au centre de la stratégie énergétique turque. Dès 2009 et la nouvelle donne du gaz en Méditerranée, la Turquie effectue un rapprochement politique avec le gouvernement central irakien. En 2011, le pays signe cependant un accord avec le Kurdistan irakien. Le territoire autonome peut désormais exporter ses ressources d’hydrocarbures sur les marchés européens en passant par la Turquie. Pour cette dernière, les gains financiers de l’importation du gaz de cette région sont avantageux et entrent en concordance avec sa politique de diversification. Cela permet également à Erbil de contourner Bagdad. Cette stratégie conduit à exacerber des tensions avec le gouvernement central mais cela apparaît être une voie de sortie nécessaire pour la Turquie puisque ses partenaires historiques que sont la Syrie et l’Iran n’ont plus d’infrastructures viables. A contrario, le projet avorté d’exportation du gaz irakien par le pipeline Nabucco dès 2009 avec le gouvernement de Bagdad semble assurer la sécurité énergétique de la Turquie. Les relations régionales du pays sont également complexes avec l’Égypte. Les stratégies des deux États deviennent quasiment antagonistes avec l’arrivée d’Al Sissi au pouvoir en Égypte et l’opposition politique aux frères musulmans. La Turquie avait néanmoins signé en 2008 un accord d’approvisionnement au gaz naturel avec la compagnie Botas en agent principal. La découverte du champ gazier Zohr en 2015 (850 milliards de m3) ravivent les intérêts turcs vis-à-vis de ce pays.

Les défis techniques pour s’affirmer hub énergétique régional

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-53.htm
Carte des gazoducs en Turquie. © Tagliapietra, S., (2014), «Turkey as a Regional Natural Gas Hub : Myth or Reality ? An Analysis of the Regional Gas Market Outlook, beyond the Mainstream Rhetoric ».

Dans une région pourtant riche en hydrocarbures, la Turquie ne possède pas de ressources naturelles sur son territoire. En raison de sa dépendance aux importations d’énergie et de la croissance de sa consommation intérieure, elle est obligée de développer une stratégie volontariste. Le gaz est ainsi la première ressource consommée en Turquie depuis 2013. Les découvertes en Méditerranée orientale posent des défis techniques au pays en raison de la conception et de l’investissement dans des infrastructures, la mise en place d’un suivi commercial administratif, ainsi que des négociations coûteuses. Il subsiste donc des obstacles au-delà de la découverte d’un gisement. Le tracé des oléoducs et gazoducs sont notamment source de convoitise stratégique à la fois économique et politique. Le projet titanesque TANAP témoigne de cela : il s’agit du plus important corridor gazier (1 810 km, il passe par 21 provinces turques). D’après les chiffres de l’étude d’Elvan Arik et Elshan Mustafayev, ce projet nécessite un investissement de 11 milliards de dollars, dont le financement majoritaire provient de la compagnie d’Azerbaïdjan SOCAR. Ce dernier pays est un partenaire majeur de la Turquie du fait de sa position vis-à-vis des ressources pétrolières de la Caspienne. Le TANAP est prévu pour une capacité de transit de 31 milliards de m2 de gaz naturel d’ici 2023. Il contribue à la diversification et à l’amélioration des infrastructures énergétiques turques.

Le rapprochement depuis 2017 avec la Russie, autre poids lourd régional, permet à la Turquie de renforcer ses partenariats stratégiques. Début janvier, les deux pays ont annoncés l’ouverture du gazoduc Turkstream. Il est prévu pour une capacité de 31,5 milliards de m2 par an. La gazoduc permet à la Russie d’exporter son gaz sur les marchés européens sans passer par l’Ukraine, avec laquelle le pays est en conflit depuis 2014. Les liens avec la Russie sont essentiels pour la Turquie puisque ceux-ci lui offrent un nouveau levier d’action vis à vis de l’Union européenne et de ses marchés. Le partenariat met cependant en exergue le fait que les ambitions de la Turquie butent sur la puissance du mastodonte russe Gazprom, entreprise dominante qui possède le plus grand réseau de gazoduc au monde. Le géant gazier se positionne comme un partenaire incontournable dans la course au gaz régionale.

Le rôle géopolitique de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte à de nombreuses limites, notamment des difficultés politiques internes avec des crises à répétition et de mauvais calculs interventionnistes dans la région comme l’enlisement dans le conflit syrien. Il se heurte aussi à des limites matérielles du fait de l’insuffisance des infrastructures et de la politique protectionniste turque vis-à-vis des marchés énergétiques qui limite de facto les investissements privés. Sous le gouvernement de l’AKP, le gaz est un véritable enjeu sociétal puisqu’il participe de sa politique sociale. La variable énergétique est donc une clef de voûte de la politique redistributive, véritable axe de maintien au pouvoir de l’AKP. Le monopole de Botas illustre ce fait majeur : il s’agit de la première compagnie nationale turque de transport d’hydrocarbures, créé en 1974, et qui est toujours en situation monopolistique malgré les annonces gouvernementales de promesses d’ouverture à la concurrence. La Turquie cherche à s’affirmer comme Hub énergétique régional : la stratégie géopolitique turque permet de satisfaire la demande intérieure et la diversification de ses sources d’approvisionnement, tout en se positionnant comme territoire stratégique à la confluence des différents fournisseurs et consommateurs. Cependant, s’ériger en zone de transit principale implique de risquer de s’aliéner certains acteurs, particulièrement dans une région polarisée où les équilibres géopolitiques et économiques sont précaires.

Le gaz en Méditerranée orientale représente un triple rôle pour la Turquie ; se positionner comme territoire clef géographiquement, être précurseur d’une géopolitique d’alliances régionales, et assurer sa sécurité énergétique par le développement d’infrastructures. Le rôle ambitieux de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte au fait que le pays se retrouve régulièrement isolé en raison sa stratégie géopolitique qui a affaibli son leadership régional, malgré sa position incontestable d’État pivot. L’offensive militaire en Libye est un pari risqué pour la Turquie. S’il s’avère gagnant, l’accord turco-libyen signé en novembre 2019 en serait renforcé et permettrait au pays de s’assurer la main sur les ressources offshores libyennes.

« On a souvent affirmé avec excès qu’il n’y avait pas d’alternative au parti d’Erdogan » – Entretien avec Jean-François Pérouse

Meeting organisé par Erdogan © The Independent

Les élections municipales turques révèlent la fragilité de l’hégémonie d’Erdogan. C’est seulement deux semaines après les élections que Ekrem Imamoglu, le candidat du principal parti d’opposition, a été déclaré vainqueur à Istanbul, mettant fin à quinze ans de gestion AKP, le parti au pouvoir. LVSL a rencontré Jean-François Pérouse, géographe urbain et turcologue, qui arpente la Turquie depuis les années 90. Il est l’auteur d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Ed. Nouvelles François Bourin, 2016) et d’Istanbul Planète : La ville-monde du XXIe siècle (Ed.La Découverte, 2017). Il revient sur les élections municipales, qui furent le dernier scrutin avant 2023. L’occasion de dresser un panorama de la vie politique turque. Entretien réalisé par Clément Plaisant et retranscrit par Adeline Gros.


LVSL – Que nous révèlent ces élections de l’opposition à Erdogan et de l’état du rapport de force ?

Jean-François Pérouse – On a bien souvent affirmé avec excès, en Europe occidentale, qu’il n’y avait pas d’alternative à l’AKP. Mais il existe un potentiel dans l’opposition. Lorsqu’on analyse les résultats de ces élections dans le détail, on s’aperçoit que partout où il y a eu des luttes sociales sur les lieux de travail, des luttes écologistes contre des projets de centrales hydroélectriques, il y a eu un empowerment in situ des populations. Il existe donc un réel espoir, que l’opposition peut canaliser si elle intègre les dynamiques – féministes, environnementalistes, urbaines… – d’opposition à Erdogan.

LVSL – Erdogan est mû par une mission civilisatrice de modernisation, preuve qu’il n’est pas aussi éloigné d’Atatürk, comme certains l’affirment. Ce discours porte-t-il toujours ? 

JFP – L’économie turque est devenue dépendante de l’extérieur, pour obtenir des liquidités comme pour ses exportations. La situation économique est donc liée à la crédibilité de la Turquie à l’échelle régionale et internationale. Si cette position se dégrade, cela influe aussitôt sur les grands équilibres de l’économie. L’AKP est un parti fondamentalement libéral, constitué d’entrepreneurs qui exaltent la réussite, les initiatives privées, et qui naturalisent ainsi les différences de positions socio-économiques, glorifiant le succès personnel et le profit individuel, sans grand souci de la redistribution entre le capital et le travail.

Cette dépendance accrue de la Turquie à l’égard des marchés internationaux s’est donc faite au détriment d’un acteur qu’on a peu vu dans le débat mais qui est pourtant fondamental : ce sont les forces laborieuses de Turquie. Leur situation connaît des difficultés, du fait de la dégradation de la situation économique : inflation, renchérissement de la vie quotidienne de produits de première nécessité, etc. Ces difficultés sont aussi le produit de salaires très peu élevés, qui sont eux-mêmes la conséquence de la place de la Turquie dans la division internationale du travail : ce qui fait l’attractivité de la Turquie, ce sont ses bas salaires, la docilité de se main-d’œuvre et son faible taux de syndicalisation. Pour sortir des difficultés économiques actuelles, on peut imaginer que le parti au pouvoir imposera un durcissement de ces règles ultra-libérales. 

LVSL – On a beaucoup attaqué Erdogan sur son bilan en matière d’économie. Celui-ci est donc globalement négatif ?

JFP – C’est ambivalent. On a attaqué Erdogan sur son bilan, mais celui-ci se défend en mettant en avant l’entrée de la Turquie dans le club des dix premières puissances économiques prévu à l’horizon 2023. C’est un objectif qui apparaît compromis. La détérioration de la situation économique a certainement joué dans la dés-adhésion d’une partie de l’électorat traditionnel de l’AKP. Paradoxalement, c’est dans les zones où ils pensaient exceller que le désamour s’est produit.

L’option qui a été privilégiée par le régime, celle d’une économie rentière et exportatrice, s’exerçant au détriment du marché intérieur et de sa production agricole, a échoué. Les produits agricoles de première nécessité sont pour la plupart à présent importés, ce qui contribue à enrichir une caste intermédiaire. Ce mode de développement rentier fonctionne sur le court terme, et fragilise le pays en hypothéquant ses perspectives sur le moyen et long terme. La Turquie, en raison de la dégradation du climat politique, a été négligée par les investissements directs internationaux. La livre s’est dégradée, et dès lors la capacité pour les acteurs économiques turcs, comme pour l’État, d’emprunter sur les marchés internationaux, a été enrayée. Ce qui contribue à compliquer l’équation et à fragiliser ce qui faisait l’une des forces de l’AKP, abondamment instrumentalisée dans la communication du parti. 

Affiche de l’AKP, dans les rues de Bahçelievle, à Istanbul. © Clément Plaisant

LVSL – Les élections municipales turques, qui viennent d’avoir lieu, peuvent surprendre l’observateur français, car elles concernent plusieurs échelles. Ainsi, on ne vote pas uniquement pour le maire métropolitain ?  

JFP – Oui, il est très important de voir qu’il y avait quatre scrutins à la fois. Il y avait l’élection des maires métropolitains d’une part, l’élection des maires d’arrondissements puis d’autre part, celles des assemblées municipales des arrondissements, et l’élection des maires de quartiers. Avec ces quatre enjeux différents se rejoignent quatre logiques différentes dans les comportements des électeurs. On a noté des écarts assez sensibles entre, par exemple, le vote pour les assemblées municipales et le vote pour les maires, qui soient d’arrondissements ou métropolitains. De plus, le même système d’alliance n’était pas le même partout. Par exemple, le système d’alliance a fonctionné davantage pour les élections des maires. En revanche, il n’a pas fonctionné pour les élections des membres des assemblées municipales. 

LVSL – Il y avait donc différentes alliances ?

JFP – En effet, il y avait des alliances extrêmement complexes. Si on prend l’exemple d’Istanbul, on voit que si le parti pro-kurde (HDP) n’a pas présenté de candidat pour les élections du maire métropolitain, il en a présenté dans certains arrondissements. Là où il n’en a pas présenté, il faut remarquer un basculement en faveur du Parti républicain du peuple (CHP) qui a pu conquérir deux des arrondissements les plus peuplés d’Istanbul, à savoir Esenyurt et Küçükçekmece. 

LVSL – La plupart des élections en Turquie suscitent des critiques quant à leur régularité. Celle-ci ne semble pas échapper à cette logique, notamment au regard du déroulement de la campagne. Erdoğan avait ainsi deux casquettes : une de chef de parti et une de chef de l’État. D’autres aspects peuvent être soulignés : le temps de parole et les dépenses de campagnes. Comment voyez-vous cela ?

JFP – Cette campagne a été conduite d’une manière illégale. Tous les moyens de l’État, des collectivités locales, ont été investis pour la campagne de la coalition présidentielle. L’accès aux médias, notamment la radio et la télévision publique, ne s’est pas fait de manière très égalitaire. Par ailleurs, il faut souligner qu’un parti n’a pas vraiment pu faire campagne puisque nombre de ses députés et de ses cadres sont en prison. 

Il s’agit ainsi d’une campagne orchestrée par le parti-État mais qui, néanmoins, a pu se dérouler sans trop de dérapages. A la fin, toutefois, la dégradation du climat s’est ajoutée à une criminalisation de tous les partis d’opposition par la coalition présidentielle, à l’aide d’une rhétorique guerrière : Moi ou le chaos. En somme, on remarque une instrumentalisation de toutes les menaces possibles et imaginables pour bien influencer l’électorat. Malgré cela, une partie de l’électorat a fait preuve d’une relative maturité et n’a pas été abusée par ces arguments catastrophistes. Par ailleurs, pour finir, le dernier grand meeting du dimanche 25 mars a suscité des craintes, notamment à cause du ton employé par les chefs des deux partis de la coalition présidentielle.

LVSL – En 2014, les dernières élections municipales ont été envahies par les enjeux nationaux et internationaux. Est-ce encore le cas ? Comment les orientations géopolitiques d’Erdoğan contribue-t-il à solidifier son assise ?

JFP – Cette tendance s’est aggravée avec une campagne qui a tourné autour de la seule personne du chef du parti, qui a orchestré toutes les obsessions de ce leader politique soucieux de préserver sa position. Dans les premières déclarations, post-élections, Erdogan donnait un sens tout relatif au scrutin. D’une part, celui d’une ré-légitimisation en tant que président, d’une autre part, celle d’une  ré-légitimisation du Parti de la justice et du développement, comme le principal parti en Turquie. Surtout, en présentant des résultats globaux, qui ne tenaient pas vraiment compte des différences locales, les pourcentages qu’il a mis en avant n’avaient pas grand sens pour des élections locales.

LSVL – La coalition menée par l’AKP, le parti au pouvoir, a fait 52%. Ils sont majoritaires dans certaines villes et districts. Peut-on parler d’une d’une défaite cuisante ? 

JFP – Non, c’est exagéré. D’abord, l’alliance avec le parti d’extrême droite, MHP, s’est révélée indispensable. De ce point de vue, la stratégie de Erdoğan a payé pour sauver des positions importantes et maintenir sa situation de premier parti. Si on prend l’exemple d’Istanbul, sur 39 municipalités d’arrondissement, 23 sont aux mains de l’AKP, 1 aux mains du MHP, 14 seulement aux mains du CHP. Cela rejoint ce qu’on disait tout à l’heure sur la portée et la dynamique propre à chaque scrutin : on a pour la mairie métropolitaine, la coalition menée par le CHP qui est en tête alors que si on regarde les choses à l’échelle des arrondissements – Erdoğan a souvent tendance à regarder cette échelle – on peut comprendre que l’AKP maintient très largement ses positions puisqu’il perd des arrondissements mais il en gagne deux autres. Comme ce sont des arrondissements qui n’ont pas le même poids démographiques, cela joue. 

LVSL – Que dire du bilan de l’opposition ? Peut-on dire qu’il est positif compte tenu des circonstances de la campagne ?

JFP – Oui, même si ce n’est pas pour le CHP une percée spectaculaire. L’arme pour le CHP, ce sont finalement les alliances, celles qu’il a conclues et qui se sont révélées fructueuses. Cela lui permet de passer un certain nombre de seuils et de remporter un certain nombres de mairies importantes. Par ailleurs, il y a le facteur candidat. Pour Istanbul et pour Ankara, les choix des candidats furent bons, et les campagnes assez efficaces. Ils ont su parler à des groupes sociaux qu’auparavant le CHP lui même parvenait moins à toucher. Pour prendre l’exemple encore une fois d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, le candidat du CHP, qui provient d’un milieu modeste de la côte est de la Mer Noire s’est révélé être un choix très intelligent. Avec sa une personnalité pieuse, il a su toucher tout le monde. Il a eu cette capacité à sortir des milieux sociaux qui étaient les bases du CHP jusqu’alors. 

LVSL – Qu’en est-il du candidat de l’AKP pour Istanbul? 

JFP – Comme pour Ankara, je crois que les choix ont été très malheureux. Mais justement, cela révèle bien la logique de l’AKP, qui est centrale et partisane et non pas attachée aux candidats et à leurs capacités à convaincre un électorat local précis. Pour Istanbul, c’est un fidèle des fidèles qui était déjà dans l’équipe municipale de Erdoğan entre 1994 et 1998, en tant que responsable des transports maritimes, qui a ensuite été ministre des transports, puis Premier ministre et ensuite président de l’Assemblée nationale. Expérimenté certes mais dont la principale qualité était d’être un fidèle inconditionnel de Erdoğan et d’être erzincanlilar, du nom des habitants de ce département de l’est de la Turquie dont sont originaires un nombre très important de Stambouliotes. C’est une manière, par le biais de cette personnalité et de ses origines, d’actionner le levier des identités d’origines.

Le candidat de l’AKP à Istanbul, Binali Yıldırım. © Clément Plaisant

LVSL – Lors du référendum de 2017, l’AKP perd dans une partie assez précise, celle des grandes villes porteuses de richesses. N’a t-on pas finalement la même carte que lors de ce référendum ?

JFP – Cela se confirme effectivement. L’AKP perd le contrôle des principaux centres économiques de la Turquie – si Istanbul se confirme – Ankara, Antalya, Adana, Mersin. Un phénomène de ruralisation et de prolétarisation s’observe. Il perd ainsi le contrôle de ces centres de production, de décision, de gestion que sont Istanbul et Ankara. La carte des résultats les plus élevés fait apparaître une Turquie des petites villes ou des villes moyennes, qui ne sont pas très productives. Et en cela, il perd de ce qui faisait sa différence par rapport au MHP il y a encore 5 ans. Il se méhépéise d’une certaine façon.

LVSL – Pour le CHP, ce sera quelque peu compliqué à Istanbul. En termes de politiques urbaines, les deux partis se distinguent-ils vraiment? Y a-t-il finalement une différence entre l’AKP et le CHP en termes de politiques urbaines ou finalement tout est-il mis en place afin que tout change pour que rien ne change ?

JFP – Le CHP n’est pas un parti homogène, il est travaillé par des courants assez contradictoires. Il y a quand même au sein de ce parti des composantes qui sont plus sensibles aux questions environnementales, de justice spatiale et sociale en ville, et le choix du candidat à Izmir va dans ce sens-là. Le candidat du CHP était un ancien maire d’un arrondissement d’Izmir, Seferihisar, un maire qui s’est distingué justement par sa politique en matière de développement durable urbain, par une politique très novatrice. Il a, dans sa campagne pour le grand Izmir, prétendu généraliser à l’ensemble de l’agglomération ce qu’il avait expérimenté avec notamment sa sensibilité à la question de la sécurité alimentaire, des transports de nuit. Ce maire, Tunç Soyer, avait fait entrer Izmir dans le club assez fermé des Slow Cities européen. Ainsi, l’espoir est de mise pour Istanbul, surtout que le maire, qui est aussi un ancien maire d’arrondissement de Beylikdüzü, sans être aussi audacieux que l’ancien maire de Seferihisar à Izmir, paraît plus sensible à cette problématique. 

En outre, dans un certain nombre d’arrondissements qui ont été gagnés, le CHP a fait une campagne contre la transformation urbaine à tout crin, contre les politiques de grands projets pour davantage de prise en compte des attentes des citoyens pour la qualité de la vie. Il devra donc d’une manière ou d’une autre honorer ses promesses. Cela va être une tension qui va travailler le CHP, parti d’entrepreneurs, dans le style de l’ancien maire de Kadıköy qui a été un artisan de la transformation urbaine et très lié au milieu de la construction. Cette composante demeure mais elle peut être tempérée par une autre composante au sein de CHP.

LVSL – Concernant la gouvernance des villes, est-ce que cela ne va pas être compliqué pour le CHP avec l’AKP à Istanbul ? On sait que le président peut faire des décrets présidentiels pour ajuster à sa guise les budgets de la municipalité.

JFP – Il a même fait un certain nombre de déclarations plutôt inquiétantes dans ce sens, en disant qu’au-delà d’un certain montant d’investissements, la décision devra être soumise au président de la république donc on a déjà en définitif pour Istanbul cette désinstitutionnalisation des pouvoirs locaux. Elle est déjà entamée depuis les années 2010 sous des maires AKP. La logique centrale a déjà commencé à prévaloir au détriment des dynamiques locales. L’autonomie des pouvoirs locaux a été considérablement réduite déjà donc en définitif, ce ne serait que la poursuite de cette tendance déjà initiée. Avec ces deux piliers des politiques urbaines de l’AKP à l’heure actuelle qui sont d’une part les grands projets et d’autre part les transformations urbaines, et qui sont des politiques, par définition, définies au centre pour le centre et conduites par les administrations centrales. 

LVSL – Revenons un instant sur la situation du HDP. Leur situation n’est pas facile : ils ont eu des maires destitués, remplacés par des administrateurs locaux, ainsi que des membres emprisonnés. Comment s’en sortent-ils à cette élection?

JFP – Pour l’instant, 52 municipalités ont été gagnées, bien que des recomptes très musclés sont à noter, jouant souvent en défaveur pour ce parti. Néanmoins, un contre exemple est à souligner : Iğdır, à l’extrême est de la Turquie, qui s’enfonce en direction de l’Iran et de l’Azerbaïdjan. Cette enclave de l’Azerbaïdjan du nakhitchevan est un milieu de grands trafics internationaux. Il y a un enjeu qui est le contrôle de ces flux. Le HDP a ainsi récupéré, à deux ou trois voix près, ce point si stratégique.

Finalement, le HDP a deux fois moins de mairie qu’en 2014, avec des résultats extrêmement surprenants dans des villes qui ont été laminées en 2015-2016 comme Şırnak. Il y a ainsi lieu de s’inquiéter pour les pouvoirs locaux à l’est de l’Euphrate.  S’il y a une mobilisation autour d’Istanbul, on constate que c’est pour la défense des résultats, pour un recompte équitable. Mais à l’Est, c’est différent puisque c’est une région moins contrôlable par la société civile. Les citoyens ont une marge de manœuvre qui est beaucoup plus réduite par rapport aux institutions sécuritaires qui font encore le jeu politique.

LVSL – L’AKP est une machine électorale, ayant une stratégie bien définie avec notamment un contrôle de la distribution des ressources publiques avec la complicité d’un milieu. Ils s’appuient sur des acteurs sociaux parfois peu ragoutants comme Sandi Paker, qui est une figure de la pègre. Ces élections peuvent-elles ébranler ce système de l’AKP fondé sur l’encadrement de la population? 

JFP – Il y a des bastions sur lesquels peuvent se replier ces composantes troubles, en marge, qui constituent en quelque sorte l’AKP profond. Ils constituent l’articulation entre un État profond reconfiguré et l’AKP, dans une ville comme Sakarya, qui est un bastion. Ces forces occultes continuent à exister et sont dans une logique de revanche. Elles vont utiliser toutes les occasions pour tenter de conserver leur position et de faire en sorte que l’immunité, l’impunité qui pouvait prévaloir continue à prévaloir. Ce sont des acteurs qui se nourrissent de l’opacité.