Turquie : le coût de l’oignon et de la souveraineté

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes du pays. © Lavignon Blandine, juillet 2018

La Turquie traverse actuellement une “crise de l’oignon”. Si le mot prête à rire, il illustre la situation économique catastrophique de la Turquie actuellement. Le prix des aliments de base a flambé depuis un an, faisant de l’oignon un légume qui se vend à prix d’or. En août 2018, la livre turque a plongé à son plus bas niveau historique. Cet effondrement spectaculaire interroge sur la structuration de l’économie turque qui semble souffrir d’une crise depuis plusieurs années et ce malgré un taux de croissance relativement élevé. Au-delà de ces considérations, la situation turque questionne la souveraineté économique des pays face aux marchés.

Le 9 juillet 2018, le régime parlementaire turc est devenu présidentiel suite à la réforme constitutionnelle engagée par le président Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier avait été réélu en juin sous les couleurs de l’AKP avec plus de 52% des voix. Le parti de la Justice et du développement (AKP), fondé en 2001, était à l’origine porteur d’un projet qui prétendait moderniser et démocratiser la Turquie. Néanmoins, le régime n’a fait que se durcir depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Si la situation turque est ordinairement analysée au prisme de son autoritarisme, il est pertinent d’analyser ses enjeux économiques sous-jacents. Pour moderniser la Turquie, l’AKP accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation dès 2002. L’arrivée de capitaux étrangers permet dès lors une forte croissance économique (environ 8% par an entre 2002 et 2007) mais génère un déficit commercial récurrent, notamment du fait de sa dépendance énergétique. Ce choix économique implique un endettement extérieur de plus en plus important, ce qui rend le pays dépendant des entrées de devises étrangères. Une situation qui nécessite d’être attrayant pour les investisseurs avec des taux d’intérêts élevés. La hausse de taux d’intérêts entre en contradiction avec les ambitions souverainistes d’Erdogan, qui a besoin d’une croissance forte pour assouvir son rêve de grandeur.

La préoccupation de cette problématique est au centre de la réforme constitutionnelle, qui marque un changement important dans la structuration de l’administration économique. Le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, s’est vu nommer ministre des Finances et du Trésor. Le 10 juillet 2018, il a introduit des modifications dans le cadre législatif de la Banque Centrale, cherchant à limiter son indépendance. Désormais, le gouverneur et ses adjoints seront directement nommés par le chef de l’Etat. Ceci est interprété comme une remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale par les investisseurs. La réaction des marchés ne s’est pas fait attendre et la livre turque a perdu 3,5% par rapport au dollar dans la journée. Alors que le résultat de l’élection était tristement considéré comme gage de stabilité économique, la restructuration du cabinet a semblé inquiéter les investisseurs puisque la chute de la livre turque s’est accélérée. L’agence de notation financière internationale Fitch Ratings a abaissé en juillet la note de la dette turque à BB. Cet abaissement de la note souveraine est symptomatique de l’inquiétude des marchés financiers concernant l’orientation des futures réformes.

Erdogan s’est en effet fait le chantre des taux d’intérêts bas, arguant du fait que les investisseurs ne devaient pas avoir la mainmise sur les orientations économiques turques. Le bras de fer avec les marchés financiers, et la chute de la lire, imputables à la crise diplomatique avec Washington cet été, ont modifié les visées présidentielles. Le président turc s’est vu finalement contraint par les marchés d’accepter une augmentation par la Banque centrale des taux directeurs afin de stabiliser provisoirement la livre turque sur les marchés des changes. Les investisseurs ont intérêt à ce que la Banque centrale ait des taux d’intérêts hauts puisque cela signifie une meilleure rémunération de leur capital. De l’autre côté, le gouvernement a besoin de la situation inverse pour encourager l’investissement turc et la consommation, et maintenir un haut niveau de croissance.

Les intérêts des investisseurs sont donc gagnants dans cette confrontation, notamment du fait de la dépendance turque aux entrées de devises en dollars, nécessaires pour financer la dette extérieure (cette dernière est passé de 118 milliards de dollars en 2002 à 430 milliards en 2018). La Turquie a pu néanmoins compter dans sa tourmente économique sur l’investissement de 15 milliards de liquidités d’aide à la stabilisation financière de la part du Qatar, son allié de longue date. La situation économique turque demeure cependant critique, et amène à s’interroger sur l’orientation de la politique macroéconomique turque. Le taux de croissance prévisionnel est de -0,7% pour le quatrième trimestre 2018. 

Aux origines de la dépendance aux marchés

À la fin des années 1970, la Turquie est influencée par le FMI et s’engage dans une libéralisation accélérée. Avant cela, les sources de financement extérieures étaient exclusivement publiques. La globalisation financière les rend alors privées. Cette orientation économique est poursuivie au gré des régimes, malgré une instabilité politique chronique. Le pays n’a jamais connu d’alternance politique sans coup d’État.

La volonté d’être une économie attractive est renforcée dès 2002 par la figure du conseiller diplomatique Ahmet Davutoglu, qui marque un tournant dans la place de la Turquie sur la scène internationale. Le pays entend alors s’imposer comme un acteur phare de son aire régionale, afin de devenir par la suite l’interlocuteur privilégié des grandes puissances. Si cette stratégie passe par une reconnexion diplomatique au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle passe aussi par l’anticipation des attentes du FMI. Dès lors, l’orientation économique libérale turque doit lui permettre de devenir une puissance commerciale et diplomatique. Souvent citée parmi les économies émergentes, elle devient un pôle d’attractivité au Moyen-Orient où les investisseurs affluent.

Justifié par la nécessité d’intégration dans la mondialisation, la stratégie de faire reposer une part importante de son économie sur les débouchés extérieurs et sur l’apport de capitaux étrangers a conduit la Turquie à s’embourber dans une dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs. En effet, les réformes économiques adoptées après 2001, ainsi que les réformes politiques liées au projet d’adhésion à l’Union européenne ont d’abord généré un afflux de capitaux étrangers, impactant de ce fait positivement la croissance turque, mais générant par là même une forte dépendance à leur égard. A contrario d’une adhésion classique à l’Union européenne, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel envisageaient un « partenariat privilégié » avec la Turquie, qui aurait été profitable économiquement à l’Union européenne sans permettre à la Turquie de s’exprimer dans les instances européennes. Le commerce avec l’Union européenne est en expansion depuis 2001, et ce malgré les dérives autoritaires du régime. L’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union Européenne (AELE) s’est vu ainsi renforcé le 25 juin dernier avec de nouvelles dispositions qui visent à assouplir les obstacles tarifaires.  

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes cet été.
© Lavignon Blandine// LVSL, juillet 2018

Les aspirations hégémoniques de la Turquie

Le tournant économique libéral de la Turquie s’est aussi vu structurer par la reconfiguration de l’espace patronal. Dès les années 80, l’action publique en Turquie a été menée en lien avec le milieu des affaires, particulièrement avec l’organisation patronale Tusiad. Cette dernière s’est imposée comme partenaire privilégié de la nouvelle logique exportatrice des réformes économiques. Le Tusiad représentait environ 50% des exportations turques. À ce titre, les entreprises du Tusiad ont bénéficiés de privatisations juteuses, par exemple dans le domaine de l’énergie pour l’entreprise Koç.

La stratégie hégémonique de l’AKP a conduit le parti à s’éloigner du Tusiad, progressivement mis au ban de la maîtrise du pouvoir économique. Le pouvoir a alors resserré ses liens avec le Mussiad, une organisation patronale islamique principalement composée de PME. Cette organisation est très présente à l’internationale. Contrairement au Tusiad qui s’était imposé comme interlocuteur au niveau européen, le Musiad tisse des liens dès ses débuts avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Le Musiad est aligné sur les valeurs gouvernementales et les promeut, en contrepartie de quoi l’organisation se voit octroyer un accès privilégié aux contrats publics. En témoigne la nomination de Bulent Aksu, directeur financier de Turkcell, dans le nouveau cabinet économique. L’attribution de marchés publics selon la préférence gouvernementale permet au pouvoir de s’assurer une mainmise sur des secteurs clefs, comme la presse. Ainsi, en 2017, 90% des tirages de journaux sont pro-gouvernementaux.

Le gouvernement d’Erdogan cherche aussi à moderniser la Turquie en développant une politique de grands travaux pour améliorer les infrastructures. En réalité, celle-ci consiste à multiplier les projets d’urbanisation pharaoniques. Ces projets ont pour but d’attester de la puissance de la Turquie en battant des records d’urbanisme. Le scénario est bien huilé : le gouvernement injecte des sommes impressionnantes dans le financement de vastes projets, vantés comme étant sans équivalents dans le monde. Les projets sont articulés autour de partenariats public-privé. Les groupes de BTP proches du régime sont avantagés lors des appels d’offres publics. Le Bosphore illustre cette stratégie, avec la construction de son troisième pont et d’un tunnel routier, projets respectivement d’environ 900 million et 1 milliards de dollars, et inaugurés en grande pompe en 2016.

Justifiés comme nécessaire à la croissance turque, certains projets ont des conséquences écologiques désastreuses qui suscitent des réactions d’une frange de la population. Ainsi, en mai 2013, le mouvement de Gezi naît de la lutte contre l’aménagement urbain du parc de Gezi d’Istanbul. La contestation se transforme par la suite en un vaste mouvement d’opposition au régime en place, et se voit réprimer violemment par celui-ci. La réaction répressive face à l’expression citoyenne souligne que cette politique urbaine n’est pas vouée à améliorer la vie de la population, mais bien à promouvoir la puissance du régime.

Par ailleurs, cette politique d’urbanisation à grande vitesse se fait parfois au détriment des conditions de travail des ouvriers qui paient le prix de cette course à la grandeur. Ainsi le 29 octobre, Erdogan inaugure le nouvel aéroport d’Istanbul, le plus grand du monde. Le régime vante l’impressionnant édifice construit pour 10,5 milliards d’euros, alors même que la Turquie traverse une crise du BTP. L’apparente réussite du projet masque une réalité plus sordide : au moins 30 ouvriers, selon les syndicats, sont morts du fait de l’enfer des conditions de travail sur le chantier. Ceux-ci furent contraints de travailler jusqu’à 90 heures par semaine pour respecter le rythme de construction imposé. L’agenda des grands chantiers du régime turc est ambitieux, et le respect de la cadence apparaît nécessaire à Erdogan quant à sa crédibilité à l’international.

L’ambition néo-ottomane freinée

La structure de l’économie turque explique son incapacité à équilibrer ses comptes extérieurs, ce qui rend son rythme de croissance tributaire des apports de capitaux étrangers, comme le souligne le dernier rapport de l’OCDE. Or, l’Union européenne n’apparaît plus comme le partenaire privilégié par excellence, du fait du tournant quasi anti-européen du régime. Souhaitant accomplir ses visées néo-ottomane, la Turquie développe donc ses échanges économiques avec les pays voisins. Cependant, cette volonté peut se retrouver facilement entravée, comme par exemple avec les sanctions étasuniennes envers l’Iran. L’Iran est un partenaire essentiel de la Turquie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie. La Turquie contourne régulièrement les sanctions internationales grâce notamment à des accords de Swap, mais le pays s’est déjà vu condamner par Washington.

La dimension idéologique des aspirations de la Turquie impacte ses orientations économiques. Autrefois puissance médiatrice au Moyen-Orient, la Turquie se mue en puissance interventionniste. Outre la catastrophe militaire et humanitaire qu’elle a généré, l’ingérence de la Turquie dans le conflit syrien, et les attentats subis en représailles ont eu d’importants coûts économiques pour le pays ; entre 2014 et 2016, les recettes touristiques sont passées de 29,5 milliards à 18,7 milliards de dollars. La Turquie, en voulant jouer sur tous les fronts, se retrouve confrontée aux limites de son interventionnisme et n’apparaît aujourd’hui plus comme un modèle pour le Moyen Orient.

L’écart entre le discours du régime sur la puissance turque et la situation économique du pays est de plus en plus flagrant. Le récit national se recompose depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, qui promeut un modèle turc tout puissant, à même d’imposer ses intérêts économiques sur la scène internationale. La Turquie se voit cependant prise en étau entre les préoccupations des acteurs financiers et des grandes puissances, et sa volonté d’affirmer sa souveraineté dans un tournant qui peut être qualifié d’illibéral. L’analyse de la situation turque amène plus largement à s’interroger sur le conditionnement des économies nationales par le pouvoir des marchés. L’impossibilité actuelle de contrebalancer ce pouvoir par un substitut national semble isoler la Turquie dans un durcissement autoritaire du pouvoir de plus en plus inquiétant.

Mohammed Ben Salman : la fin de l’illusion du “prince réformateur” d’Arabie Saoudite

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©U.S. Department of State

L’assassinat du journaliste d’opposition Jamal Khashoggi fournit une manifestation supplémentaire de l’autoritarisme sans freins qui caractérise le pouvoir saoudien. Jusqu’à présent, le prince héritier Mohammed Ben Salman jouissait d’une image relativement positive dans les chancelleries et médias occidentaux ; il apparaissait comme le “réformateur” qui allait mener le royaume saoudien sur la voie d’une démocratisation progressive. Cette image prend l’eau. La réalité du pouvoir saoudien, bien différente, apparaît au grand jour. Retour sur la fin d’une illusion qui devrait interroger les chancelleries occidentales, à l’heure où Riyad se lance dans un affrontement géopolitique d’ampleur avec ses voisins.


Le 5 octobre dernier, le Washington Post publie une colonne blanche sous la photo d’un de ses journalistes, Jamal Khashoggi. Le Saoudien de 59 ans n’est plus réapparu depuis le 2 octobre, date à laquelle il est allé retirer au consulat saoudien d’Istanbul un document prouvant son divorce. L’homme n’est jamais sorti du consulat. Au bout de trois semaines, les Saoudiens ont officialisé la mort du journaliste, causée selon eux par une rixe qui aurait mal tournée. Il faudra sans doute du temps avant que toute la vérité n’éclate au grand jour sur cette affaire – les médias turcs mettant en avant des versions impliquant le pouvoir saoudien. Cet acte ne saurait se limiter au seul cas de Jamal Khashoggi : il est symptomatique des évolutions internes saoudiennes.

Exilé aux états-unis depuis décembre 2016, Jamal Khashoggi était l’une des voix d’opposition les plus connues. Ses tribunes dans le Washington Post étaient particulièrement virulentes à propos de la répression interne mise en place à Riyad ainsi qu’envers la guerre au Yémen. Le parcours du personnage a de quoi étonner. En 1982, le jeune Jamal sort diplômé d’une Business School de l’Indiana. Il se lance pourtant dans le journalisme, et fait une carrière remarquée de reporter au Moyen-Orient. Il affirmera plus tard avoir travaillé et notamment participé à des rencontres pour le compte des services saoudiens et américains pendant ses reportages en Afghanistan. C’est dans ce contexte que Khashoggi interviewa Oussama Ben Laden à plusieurs reprises dans le début des années 1990. Pour les services saoudiens, l’objectif de ces rencontres était  d’influencer le djihadiste, qui était loin d’être le jeune homme docilement idéologisé que l’on avait envoyé combattre les Soviétiques. Depuis la participation de l’Arabie Saoudite à la coalition de 1991 contre Saddam Hussein, la mouvance que l’on appellera plus tard Al-Qaida commence à radicaliser son discours vis-à-vis de l’Arabie Saoudite. La crainte des services saoudiens et d’une partie des cercles dirigeants du pays était que l’hostilité et le recours à la violence du groupe qu’ils ont en partie contribué à faire émerger ne dégénère, crainte qui se révélera comme on le sait hautement justifiée. Khashoggi était à la fois proche du pouvoir et des services pour effectuer cette mission. Le 11 septembre va marquer un changement dans les orientations politiques de Khashoggi. Devant le manque de contrôle des services saoudiens sur les mouvements salafistes qu’ils ont contribué à faire éclore, il va définitivement s’opposer aux religieux saoudiens – wahhabites, et se rapprocher des mouvements islamiques – proches des frères musulmans. Opposant au pouvoir saoudien, aux diatribes de plus en plus virulentes, Khashoggi est donc à mille lieues de l’image du journaliste libéral qui apparaît dans les médias occidentaux.

En 2003, après un premier exil à Londres, il commence à apparaître aux yeux des Occidentaux comme une voix réformatrice. En réalité, cet exil est en partie un leurre.  Khashoggi rejoint au Royaume-Uni le prince Turki Bin Fayçal, ambassadeur à Londres, et surtout ancien directeur des services saoudiens. Le journaliste reste le conseiller du Prince saoudien jusqu’en 2007, date à laquelle Turki Ben Fayçal, victime de ré-équilibrage interne à la famille royale, fut contraint à démissionner. Il paya sans doute sa tiédeur vers un alignement sur les ambitions américaines aux Moyen-Orient, ainsi que ses déclarations réformatrices qu’il présenta comme une nécessité absolue pour le pays.

En 2010, Jamal Khashoggi doit démissionner une nouvelle fois de son journal pour une critique ouverte du salafisme d’un poète. Dès lors, il intervient sur les plateaux de télévisions comme commentateur reconnu de l’Arabie Saoudite et de la région. En 2015, Il tentera de créer une chaîne de télévision indépendante au Bahrein. Financée par un prince de la famille royale saoudienne (Alwaleed Bin Talal), cette chaine est fermée après seulement 11 heures d’activité par la police bahrainïenne à cause d’importantes pressions issues du gouvernement saoudien et d’autres membres de la famille royale. En 2016, il ne sera plus autorisé a s’exprimer sur les chaines du Royaume.

C’est donc aux États-Unis que le journaliste retrouve une voix indépendante pour pouvoir critiquer ouvertement le pouvoir saoudien ainsi que la proximité américaine avec un tel pouvoir, jusqu’à son assassinat.

MBS : l’ascension fulgurante

Après son accession au trône en janvier 2015, le Roi Salman Ben Abdelaziz nomme son fils Mohammed Ben Salman, surnommé MBS, comme Ministre de la Défense. Encore peu connu, ce dernier a été son conseiller pendant 6 ans. Âgé de seulement 30 ans, sa jeunesse surprend dans un gouvernement formé de princes de la famille royale et dont la moyenne d’âge des nommés était allègrement plus élevé. Il bat d’ailleurs un record mondial : celui de plus jeune ministre de la Défense. Très vite, il s’impose comme une forte tête. Deux mois après sa nomination, l’armée saoudienne s’engage dans la guerre civile yéménite pour réduire à néant les rebelles Houthis. Ces derniers sont chiites et suspectés d’être armés et soutenus par Téhéran, contre qui Riyad est déjà engagé dans plusieurs conflits par procuration.

Un mois plus tard en avril 2015, le jeune prince est nommé président du conseil économique et du développement. Cela signifie qu’il est désormais en charge de la politique économique et surtout pétrolière du royaume. Il crée ainsi l’Agenda 2030, dont l’objectif est la transformation profonde de l’économie saoudienne en se détachant progressivement du modèle rentier pour aller vers une économie moderne, pionnière en nouvelles technologiques. Mohammed Ben Salman va ainsi créer autour de lui un pôle de pouvoir et de responsabilité ainsi que les soutiens qui vont avec. Le moment est le bon.

Le royaume wahhabite traverse une période de crise due à son système de succession. Ce dernier est adelphique, c’est-à-dire de frère en frère. MBS a beau être le fils du roi, cela ne fait pas de lui son successeur. Le prince héritier est en réalité le prince Moukrine, dernier fils d’Ibn Saoud le fondateur du royaume et sa 24ème femme. Cependant, cette dernière était yéménite, le rendant théoriquement inéligible selon la coutume. De plus il devient officiellement prince héritier au moment de l’implication saoudienne au Yémen. Un premier coup de force organisé par plusieurs groupes de la famille royale l’évince en avril 2015 de sa position. Le roi Salman impose son fils comme vice-prince héritier. Un second coup de force plus imposant en juin 2017 de Mohammed Ben Salman, cette fois dirigé contre les autres groupes influents de la famille royale, va lui permettre de faire accepter sa nomination comme prince héritier. MBS devient définitivement l’homme fort du pays, jouissant du soutien sans faille de son père, le roi Salman. Les occidentaux qui observent de près ce nouveau prince héritier vont apprécier l’offensive de charme de première classe qui leur est destinée : ouverture de cinémas, autorisation pour les femmes de conduire, volontés affichées de modernisation de la société. Ces signes sont salués par de nombreux observateurs, notamment Khashoggi, et MBS va même faire la une du Time. Cependant, les méthodes vont vite choquer.

Une campagne anti-corruption ?

Mohammed Ben Salman se fait un plaisir d’enfermer dans le Ritz de Riyad les membres des clans de la famille royale qui s’opposent à lui. Il réduit violemment leur opposition et par la même occasion, leur extorque des sommes d’argent considérables dont il peut user pour son Agenda 2030. La répression s’abat aussi férocement sur les militants des droits de l’homme et tout contestataire public. L’assassinat de Khashoggi va dans ce sens. Ce dernier n’était pas un simple journaliste d’opposition. C’était le contact de différents clans de la famille royale prêts à saisir n’importe quelle opportunité de pouvoir inverser le rapport de force interne qui penche de plus en plus dangereusement en leur défaveur. Pour eux, il en va surement de leur survie politique. Il était utile à la fois pour alimenter la critique envers MBS, mais aussi pour influencer l’opinion américaine et ses décideurs. Il est aussi permis de penser qu’un tel homme avec de tels contacts aurait pu aisément informer quelques personnes haut-placées de Washington sur les personnalités de poids (y compris princières) qui pourraient gérer autrement les affaires à Riyad ou soutenir d’éventuelles pressions américaines d’assouplissement.

L’image de prince réformateur, de despote éclairé, capable de changer profondément la société saoudienne, que Mohammed Ben Salman a voulu construire vole en éclat. La répression sans retenue, toujours aussi violente mais surtout toujours plus visible, impactera durablement le pouvoir saoudien. Le bourbier yéménite, dans lequel Ben Salman a entrainé son pays, a lui aussi contribué à ternir l’image du prince héritier. Malgré un armement moderne acheté à grand prix aux puissances occidentales, malgré une maitrise aérienne totale, malgré une campagne intensive et très meurtrière de bombardements, les forces saoudiennes ne progressent que très difficilement. De larges parties du Yémen sont toujours aux mains des rebelles Houthis dont la capitale Sana’a.

La situation humanitaire est catastrophique. Le blocus et les bombardements touchent durement la population civile. Au moins 6 600 d’entre eux, selon le Haut-commissariat des Nations-Unis aux droits de l’homme, ont été tués par des bombes saoudiennes, dont environ 1000 enfants. Officiellement, l’Arabie Saoudite reconnait 90 civils morts au cours de ses frappes. La dégradation du système sanitaire a entrainé le retour de maladies telles que le choléra. Depuis 2016, ce dernier aurait touché plus d’un million de Yéménites et les estimations de personnes décédant de la maladie sont de l’ordre de plusieurs milliers. Un enfant Yéménite mourrait toute les 10 minutes de maladie et plus d’un million d’entre eux souffrent de famine. La violence de la guerre a bel et bien tout emporté et l’urgence humanitaire yéménite ne va qu’augmenter. D’après un rapport du congrès américain, 22 millions de Yéménites sont en situation d’urgence humanitaire sur une population de 30 millions. Et tout cela sans parler de l’instabilité générée dans le pays. Cette situation le rend évidemment fragile face à d’éventuelles infiltrations djihadistes.

Entre la répression d’État et le désastre yéménite, on pourrait penser Mohammed Ben Salman en difficulté. L’affaire Khashoggi a suscité pour la première fois une vague de désapprobation de la part des occidentaux. Cependant, la réalité est sans doute un peu à nuancer. Tout le paradoxe Ben Salman réside dans son positionnement international. C’est sa première faiblesse et sa plus grande force. MBS apparaît comme incontrôlable, d’un caractère impulsif et agressif. Toutefois, il dispose du soutien indéfectible du roi Salman, ce qui lui assure toute même une protection de premier plan.

En 2016, il a coupé tout lien avec le Qatar, accusé de soutenir Téhéran. Ainsi il fait voler en éclat le conseil de coopération du Golfe, pourtant traditionnel lieu d’échanges entre les pays de la région. Il est allé jusqu’à faire construire un canal ridicule à la frontière avec la presqu’ile qatari, afin de la couper physiquement du reste de la péninsule arabique.

Dans le même temps, le prince héritier a renforcé plus que jamais ses liens avec les Émirats Arabes Unis qui ont même accepté de participer au conflit yéménite.

Ni l’enlèvement du Premier ministre libanais, Saad Hariri, ni la guerre au Yémen n’ont déclenché de réelles réponses des puissances occidentales. L’Arabie Saoudite reste un partenaire commercial majeur pour beaucoup de pays. MBS vend du pétrole et achète des armes, beaucoup d’armes. Rien que pour l’industrie française de l’armement les contrats saoudiens représentent au moins 1 milliard d’euros par an selon Amnesty international. En tout Riyad investirait 16 milliards de dollars par an en armement étranger.

L’alignement total de MBS sur les positions américaines dans la région lui ont aussi permis de s’assurer une bienveillance américaine. Washington est partie en croisade contre Téhéran et compte sur ses deux alliés historiques dans la région : Riyad et Tel-Aviv. C’est sans doute là que MBS peut jouer sa plus grande carte. Très proche de Jared Kushner, le prince saoudien à déjà exprimé plusieurs fois son souhait de voir l’Arabie Saoudite apporter une caution musulmane et arabe au plan de paix trumpien sur la question palestinienne. L’idée de Washington serait aussi d’utiliser des pétrodollars saoudiens pour acheter une paix sociale peu probable auprès des Palestiniens. Toutefois, le Roi Salman a tempéré les ardeurs de son fils, jugeant un tel projet de rapprochement officiel avec le voisin hébreu bien trop risqué pour le Royaume. Car malgré la présence médiatique et politique de MBS, son pouvoir n’est pas personnel. C’est celui de son clan, et le jeune prince, tant qu’il ne sera pas sur le trône, ne pourra pas imposer ses vues. Le Roi Salman entend bien défendre MBS, mais surtout profiter de la situation pour asseoir encore plus son groupe. Les rumeurs de la nomination du frère de MBS, Khaled Ben Salman, comme vice-prince héritier ont repris depuis la reconnaissance de la mort de Khashoggi. Il s’agit de présenter cette manœuvre comme l’installation d’un contre-pouvoir au Prince héritier, même si d’un point de vue interne cette nomination peut être analysée comme un renforcement supplémentaire de la mainmise du clan Salman sur le pouvoir.

Mohammed Ben Salman reste donc une valeur sûre pour l’administration américaine, bien que son impulsivité soit désormais connue. Si la situation générale au Moyen-orient demeure aussi tendue, notamment autour de la question iranienne, une Arabie Saoudite stable sera l’un des rares atouts de poids suffisamment fiable pour l’administration Trump. Tant qu’une réelle alternative saoudienne à MBS n’émergera pas, ce dernier peut s’estimer sauvé.

La montée de l’islamo-nationalisme en Turquie

Recep Tayyip Erdogan, le président turque en visite à Moscou. ©Kremlin

Lors des élections turques, la victoire d’Erdogan a retenu les attentions. Un autre élément n’a pas été assez noté : la montée de l’extrême droite turque « classique » et sa fusion progressive avec les islamistes. Par Augustin Herbet.


En effet, les élections de juin 2015 s’étaient traduites par une défaite pour les islamistes de l’AKP qui n’ont obtenu que 40 % des voix, un score bien en dessous de ceux des élections précédentes. Le HDP de gauche et pro-kurde avait franchi le seuil de représentativité des 10% nécessaires pour entrer au Parlement. Enfin, le CHP social-démocrate et kémaliste avait stagné alors que le MHP représentant l’extrême-droite nationaliste non-islamiste avait atteint 16%. Cependant, une coalition de l’opposition était impossible, le MHP étant viscéralement opposé à toute ouverture sur la question kurde (et trouvant déjà Erdogan pro-kurde). Une nouvelle élection eut donc lieu en novembre

Celle-ci intervint dans un climat de guerre entre l’Etat turc et le PKK. L’élection fut également marquée par une répression massive du HDP. L’AKP obtint la majorité des suffrages. Ahmet Davutoğlu devint premier ministre avant d’être déchu de son poste par Erdogan. En effet, celui-ci souhaite présidentialiser le régime turque. Pour cela, il lui faut une “super majorité” pour entreprendre une révision constitutionnelle. Il l’obtint en faisant alliance avec le MHP rassuré par la répression massive qui s’est abattue sur les régions kurdes depuis la reprise de la guerre avec le PKK. Les changements constitutionnels ont donc eu lieu. Le MHP s’est publiquement déchiré sur la question. Les votes « oui » lors du référendum n’ont représenté que 51,40% des votes montrant ainsi que la Turquie est totalement divisée entre une moitié pro-Erdogan et une moitié s’opposant à lui. C’est dans ce contexte que la répression massive contre l’opposition en Turquie s’est intensifiée après le coup d’État manqué imputé aux kémalistes.

Les nouvelles élections de 2018 ont donc été mises en place dans une logique plébiscitaire pour réassurer le pouvoir d’Erdogan. Ce dernier a construit une coalition électorale avec le MHP. Les dissidents du MHP ont lancé un nouveau parti appelé le Bon Parti (IYI Party). Libéral-conservateur, ce parti considère que la priorité est de lutter contre Erdogan. Aux élections de 2018, le MHP qui concoure dans l’alliance dirigée par l’AKP et, d’autre part, le IYI Party allié au CHP, obtiennent 20% en cumulant leurs scores. De plus, si Erdogan est élu dès le premier tour avec 52.59% des voix, l’AKP n’obtient que 42% des voix et n’a plus la majorité absolue. Il gouverne depuis avec le soutien du MHP.

Que peut–on en déduire ? Le MHP soutient désormais clairement Erdogan après le départ de son aile anti-islamiste. Cela est permis par la convergence politique entre AKP et MHP autour de l’islamo-nationalisme. Celui-ci a été construit par le fondateur du MHP Alparslan Türkeş avec la définition suivante : « le corps de notre politique est le nationalisme turc, et son âme est l’Islam ». Il s’appuie sur le fait que l’ethnogénèse de la nation turque opérée par les kémalistes repose sur une définition de « turcs » rassemblant tous les musulmans non arabes résidant sur le territoire turc. Elle repose aussi sur l’extermination ou l’épuration des minorités religieuses chrétiennes (arménienne, assyrienne ou grecques).

Cette vision est islamiste car elle veut « réislamiser » une Turquie perçue comme trop « laïque ». Elle considère la Turquie comme le phare de l’islam et se montre répressive envers les ethnies non-turques résidant en Turquie (essentiellement les kurdes). Enfin, elle déploie un soutien panturquiste aux autres populations turques (notamment turkmènes en Syrie) avec une volonté expansionniste affirmée dans les discours (et matérialisée par l’occupation de territoires en Syrie par les troupes turques).

Enfin, on peut considérer qu’un tel logiciel idéologique garde des fragilités. En effet, s’il a permis à Erdogan de fracturer l’opposition et de rester majoritaire, sa majorité reste étroite. De plus, l’islamo-nationalisme signifie une répression accrue des minorités religieuses internes à l’islam comme les alévis qui, à terme, pourrait fragiliser la Turquie. Le fait que l’AKP dépende du MHP le prive de toute possibilité d’une solution politique avec les indépendantistes kurdes. L’exaltation du nationalisme pourrait accroître les tensions réelles entre la population turque et les réfugiés syriens.

Enfin et surtout, ce logiciel a des conséquences géopolitiques. Non seulement, il pousse la Turquie à organiser sa diaspora sur ce modèle, attisant les tensions avec l’UE, mais surtout il ne propose pas de solutions diplomatiques alternatives pour la Turquie.

En effet, l’affaire du pasteur Bronson, arrêté sous de fausses accusations a provoqué une crise majeure entre les Etats-Unis et la Turquie. Cela a « révélé » aux Etats-Unis non seulement que la Turquie était un pays sans liberté religieuse mais aussi que, dans le cadre des multiples tensions entre les États-Unis et la Turquie, celle-ci n’hésitait pas à kidnapper de facto un citoyen américain pour s’en servir comme monnaie d’échange. Les Etats-Unis ont donc imposé des sanctions commerciales faisant plonger la lire turque. En face, cette affaire est vue comme le symbole du retour d’une Turquie forte et islamo-nationaliste face à des Etats-Unis vus comme chrétiens et colonialistes. Cependant, la Turquie risque d’avoir du mal à réorienter sa diplomatie du fait de l’islamo-nationalisme. En effet, les tentatives de nouer des liens avec la Russie ou la Chine sont peu compatibles avec le soutien exacerbé aux Ouighours voulant un Turkestan ou avec l’insistance sur une Turquie musulmane conquise contre les orthodoxes. En outre, l’islamo-nationalisme lié aux frères musulmans turcs leur laisse peu de points d’appui au Moyen-Orient en dehors du Qatar.

La Turquie voit donc se développer une hégémonie de la nouvelle ligne islamo-nationaliste qui combine exaltation identitaire de la turcité et islamisme, loups gris et références à Erbakan. Cependant, si cela a permis à Erdogan de bâtir un bloc majoritaire, on peut se demander si, à moyen terme, cette vision ne risque pas plutôt de faire imploser la Turquie et la conduire à la guerre civile.

La Turquie à l’heure du renouveau politique et de la contestation électorale

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharrem_%C4%B0nce_presidential_candidate.jpg
Muharrem entouré par ses soutiens du CHP pendant la campagne présidentielle

Le 24 juin 2018 restera sans doute un jour historique pour la Turquie. Les citoyens turcs sont convoqués à un double scrutin, pour des élections à la fois présidentielles et législatives. Alors que ces élections se déroulent un an et demi avant leur date officielle, anticipées par le président en exercice, Recep Tahip Erdoğan, elles promettent bien des surprises. Retour sur un climat politique en pleine effervescence, marqué à la fois par l’espoir d’un renouveau électoral, ainsi que par les contradictions d’un Etat autoritaire qui n’a pas dit son dernier mot.


Des élections anticipées aménagées au gré de manipulations constitutionnelles et de stratégies politiques

Le 18 avril, Erdoğan avait annoncé l’anticipation de ces élections, entérinée le 20 avril par la Grande Assemblée nationale, au sein de laquelle son parti détient la majorité des sièges. Les motivations sont avant tout d’ordre constitutionnel : il s’agit d’appliquer au plus vite la réforme de la Constitution votée à une courte majorité lors du référendum entaché de soupçons de fraudes d’avril 2017. Cette réforme de la constitution vise justement à faire disparaître le rôle de Premier ministre, au profit d’un poste de chef de l’État aux prérogatives très élargies : possibilité de promulguer des décrets présidentiels, de nommer et révoquer des hauts fonctionnaires, de choisir des membres du Conseil supérieur de la magistrature… Ces élections doivent donc marquer le passage de la Turquie à un régime purement présidentiel, allant dans le sens de la concentration des pouvoirs dans les mains d’une figure autoritaire, niant jusqu’à la possibilité même d’existence d’une opposition et d’un contre-pouvoir parlementaire.

http://en.kremlin.ru/events/president/news/49702
Recep Tayyip Erdogan : un dictateur présidentiel concentrant tous les pouvoirs

D’autre part, dans l’avancée de ce scrutin, il y a aussi des motivations de stratégie électorale. En choisissant d’avancer sa date, Erdoğan voulait empêcher que Le Bon Parti (Iyi Parti) tout récemment crée par l’ancienne ministre de l’Intérieur Meral Akşener de participer à l’élection. En effet, cette ancienne figure du MHP (parti d’extrême droite nationaliste), promet dans cette nouvelle formation de droite conservatrice laïque de voler des voix à l’AKP d’Erdogan, parti islamiste, nationaliste et conservateur, qui comporte aussi un électorat centriste qui peut être séduit par Meral Aksener. Afin de tout de même permettre au Bon parti de participer à cette élection décisive, 15 députés du CHP (Parti républicain du peuple, démocrate et laïc) ont décidé de rejoindre le parti, qui a tout de même pu former un groupe parlementaire. Avec ces élections prématurées, le pouvoir central cherchait donc à prendre par surprise ses opposants, et à accentuer leur position de faiblesse. Le parti Kurde (HDP), est en effet mis en difficulté pour l’organisation de la campagne, étant donné que la majeure partie de ses leaders et bon nombre de ses sympathisants sont incarcérés, et que leur assise parlementaire est plus réduite que jamais.

Cette course électorale est rendue d’autant plus inéquitable par la mainmise sur les médias, dans la mesure où 90 % des canaux d’informations, aussi bien publics que privés, sont sous contrôle gouvernemental. En période électorale, la propagande se trouve donc redoublée sous toutes ses formes, et il suffit de regarder n’importe quelle chaîne de télévision pour que le visage d’ Erdoğan envahisse l’écran après quelques minutes.

L’autre grande motivation pour l’avancée du scrutin est liée à des questions économiques. Comme le rappelle Didier Billion, Docteur en Sciences Politiques, le contexte économique turque joue un rôle fondamental : « Il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade ». En effet, malgré sa croissante florissante de 7,4 % en 2017, la Turquie doit faire face au désamour des investisseurs étrangers, à une inflation qui reste bien enracinée, tandis que la livre turque a perdu plus de 10 % de sa valeur par rapport à l’euro depuis le début de l’année. Ainsi, comme le résume l’économiste indépendant Mustafa Sönmez :  «Le gouvernement ne pouvait pas prendre le risque d’attendre encore. Pour les investisseurs locaux et internationaux, il y avait beaucoup de points d’interrogation sur la situation. Maintenant, ils ont une date. Ils vont attendre le scrutin et voir ce qu’il en ressort».

Sondage du 6 juin sur le premier tour des élections présidentielles

Pourtant, derrière tous ces motifs à l’avantage du parti autoritaire qu’est l’AKP, cette précipitation laisse aussi entrevoir le sentiment d’une baisse de popularité, confirmée par les récents sondages, et la peur inavouée de perdre les élections dans une échéance plus lointaine. Comme le rappelle Didier Billion, « recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse ». Cette hâte du gouvernement d’Erdoğan est ainsi interprétée par l’opposition comme l’élection en panique d’un pouvoir démuni, qui offre à ses électeurs l’aveu de faiblesse le plus évident. Néanmoins, cet affaiblissement électoral ne manquera pas d’être compensé par des mesures policières répressives, sous couvert de l’État d’urgence, encore prolongé de 3 mois dans le cadre du scrutin.

Cet état « d’exception » offre la possibilité de comptabiliser les bulletins sans tampon officiel, donne le droit aux forces de l’ordre de pénétrer dans les bureaux de vote et offre au Conseil électoral l’autorité de redessiner la carte électorale ou de déplacer les urnes pour des raisons de sécurité. Autant de mesures qui favorisent sans vergogne la manipulation des voix et le trucage des élections. Pourtant, malgré l’hégémonie de l’AKP sur tous les plans, il semblerait que le processus démocratique ne soit pas éteint. Ces élections sont bien loin d’être le simulacre d’une structure électorale moribonde, et mobilisent au contraire une opposition très organisée, beaucoup plus vivace que ce qui était attendue par le gouvernement. Au total, six candidats se présentent pour les présidentielles, et cette pluralité d’opposants entre en écho avec les revendications des citoyens turcs, qui n’avaient plus pris la parole dans l’espace public depuis la répression des manifestations de Gezi Park en 2013. Les élections ouvrent un nouvel espace de contestation et de revendication, et offrent d’autres visages à l’avenir de la Turquie que celui d’Erdoğan.

Un échiquier politique inédit pour des élections précipitées

Malgré des débuts chaotiques, les campagnes pour ces élections décisives sont donc bien lancées en Turquie. Sur ce nouvel échiquier on rencontre donc six candidats. D’abord, le trop connu Recep Tayyip Erdogan, à la tête d’une coalition entre l’AKP et le MHP, qui brigue une nouvelle fois les présidentielles afin de s’assigner ce mandat à vie ; son principal adversaire, Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP ; puis Meral Akşener pour le Iyi Parti ; Selahattin Demirtaş pour le parti Kurde du HDP, qui fait campagne depuis sa cellule de prison ; et enfin Temel Karamollaoğlu et Doğu Perinçek, qui représentent respectivement l’extrême droite islamiste et l’extrême gauche des travailleurs. Ainsi, dans les rues d’Istanbul, comme dans celles d’Izmir et d’Ankara, les stands des partisans se côtoient sur les places publiques, rivalisant de tracts et de chansons en faveur de leur candidats. Les plus petites villes sont aussi concernées par cette frénésie, tous les murs sont couverts d’affiches de campagne, et même les particuliers choisissent parfois d’arborer sur la façade de leur immeuble une banderole de plusieurs mètres à l’effigie du candidat qu’ils soutiennent. Les boulevards sont quant à eux parcourus tout le jour par des camionnettes équipées de puissants mégaphones qui diffusent aussi fort que possible des chansons de propagande. Les conversations dans les cafés, sur les places évoquent sans relâche la grande passion politique.

“C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.”

Les choses bougent donc, en Turquie. Et si les citoyens se prennent autant d’affection pour ces élections, c’est bien car l’espoir du renouveau, concret, se dessine. Celui-ci est incarné par la personne de Muharrem Ince, adversaire imprévu qui emporte toutefois un succès fulgurant. Professeur de physique aux origines modestes, il séduit par sa laïcité à toute épreuve, sans dénigrer la dimension religieuse dans la sphère personnelle. Fervent partisan de la justice, de l’État de droit, de la démocratie et de la liberté individuelle, ses premières mesures comme président seraient d’abolir l’État d’urgence et de rétablir une constitution parlementaire. Par-delà ces valeurs républicaines, il est aussi connu et apprécié pour sa répartie, son humour et la finesse de ses discours, toujours ponctués par des jeux de mots ou un vers de poésie. Car Muharrem Ince est un poète, et un homme de lettres, qui fait preuve de talents oratoires considérables. C’est aussi un tribun de gauche, qui sait s’adresser à la foule, et a une profonde conscience des inégalités sociales qui traversent son pays. En un mot, Muharrem Ince suit la voix populiste, il va au devant du conflit avec Erdoğan, l’attaque sur tous les fronts.

Que ce soit sur l’inflation en hausse, le chômage, la presse et la justice muselées, ses liens passés avec la confrérie Gülen qui est désormais l’ennemi national tenu pour responsable de la tentative de coup d’État de 2016, Muharrem Ince frappe fort, et souligne les contradictions et les échecs collectionnés pendant seize ans par le leader de l’AKP. Il tire parti de l’électorat traditionnel du CHP, mais il a aussi su rallier certaines franges de la population qui avaient cessé depuis bien longtemps de voter, désabusées par les dérives autoritaires du parti islamiste au pouvoir depuis 16 ans. Il séduit donc en dehors des frontières de son parti, et réunit, dans un pari assez étonnant, bon nombre de générations. Umur, étudiant de 24 ans témoigne : « Ce que j’apprécie chez Muharrem Ince, c’est qu’il n’est pas seulement le candidat du CHP, il a une approche beaucoup plus large : il se veut le président de tous. La Turquie est aujourd’hui un pays très divisé, socialement et politiquement. C’est un candidat qui désire la paix, sans aucune oppression envers les minorités – kurdes notamment – mais sans rejeter non plus les musulmans. Il est capable de représenter tous les segments de cette société éclectique. Ce n’est vraiment pas un candidat typique du CHP, contrairement à Kemal Kılıçdaroğlu, l’ancien leader du parti, qui a perdu six élections et a laissé la dictature s’installer, alors que le CHP aurait dû être la plus grande force d’opposition à l’AKP, et le renfort contre l’islam politique. C’est pour cette raison que je voterai pour le Parti Kurde aux législatives ; ils doivent siéger au Parlement, et représentent un contre-pouvoir plus fort symboliquement contre Erdoğan. Par contre, pour les présidentielles, ce sera Muharrem Ince. »

La voix populiste empruntée par Muharrem Ince est donc tout à fait inédite : il ne s’agit pas d’un populisme traditionnel de gauche, mais plutôt d’un populisme d’urgence, de celui qui se doit de rétablir la démocratie, en s’appuyant sur tous les appuis électoraux possibles, des plus religieux déchantant devant l’autoritarisme croissant d’Erdoğan, à ceux qui avaient depuis longtemps fait défection à la vieille structure du CHP. Son programme est d’ailleurs plutôt celui d’un démocrate centriste : il promet de rétablir une justice indépendante, de redonner sa liberté à la presse et aux intellectuels, de mener une politique internationale de paix et de coopération, de relancer le processus d’intégration dans l’Union européenne, de développer l’éducation, la santé, et de relancer l’économie et le commerce… Le tout sans utiliser le palace présidentiel titanesque construit par Erdoğan, qui deviendra un centre pour la recherche scientifique. Ses rassemblements ne désemplissent pas, depuis la très symbolique rencontre de Bursa le 1er juin, qui a réuni des milliers de personnes dans cette ville connue pour être un fief de l’AKP, il enchaîne les meetings aux quatre coins du pays. Il est attendu ce soir à Izmir, où il promet encore de rassembler les foules.

Un espoir de renouveau malgré les menaces du gouvernement

Les résultats du 24 juin sont donc attendus avec hâte par les citoyens turcs. Néanmoins, le spectre du trucage des élections fait peser un poids conséquent sur les bureaux de vote. L’AKP avait été capable, pendant le référendum d’avril 2017 de comptabiliser des bulletins non scellés, et d’envoyer dans les localités kurdes des forces spéciales menaçant de brûler les villages. Ici encore, la volonté d’impressionner devant les urnes demeure, comme l’a prouvée la fuite d’une réunion privée des cadres de l’AKP le 14 juin, où Erdoğan est vu exhortant les représentants du parti à se rendre à l’avance et en nombre aux bureaux de vote afin d’y assurer une pression pendant le déroulé du scrutin, pour prendre la mainmise sur les urnes. Il ciblait en particulier Istanbul, afin d’y « finir le travail avant qu’il ait commencé ». La vigilance démocratique est donc de mise.

Cependant, pour bon nombre d’observateurs politiques, Erdoğan ne passera pas la barre des 50 % de voix au premier tour, ce qui laisserait place lors d’un potentiel second tour à une opposition regroupée autour du candidat vainqueur au sein de l’Union de la Nation. Cette coalition réunit les sociaux-démocrates, et toute la droite. Le Parti Kurde n’a pas rejoint cette union, néanmoins, si Muharrem Ince est le candidat du second tour, il y a fort à penser que les électeurs du HDP pourront reporter leurs voix sur le candidat du CHP. L’opposition coalisée s’organise maintenant, pour empêcher les fraudes dans les urnes. La semaine qui s’annonce sera donc brûlante en Turquie, et les tensions ne risquent pas de s’apaiser d’ici le 8 juillet 2018, date du second tour tant espéré.

Quand Erdogan et l’AKP étendent leurs réseaux d’influence en Europe

La Turquie du président Erdogan épouse un discours néo-ottomaniste, nourri par un roman national et par une volonté de prendre un certain leadership sur le monde musulman. En Europe, cela passe par une stratégie d’influence politique, qui cherche à s’appuyer – pas toujours avec succès – sur les diasporas turques et les populations musulmanes afin de peser sur les débats européens qui concernent Ankara. Décryptage.


 

La Turquie d’Erdogan est engagée dans une dérive islamiste et nationaliste. Celle-ci est apparue de plus en plus claire après les manifestations du parc Gezi, en réponse à la rupture par l’AKP (le parti au pouvoir) de l’alliance que Recep Tayyip Erdogan avait conclu avec les libéraux contre les généraux autoritaires et laïcs. Fin 2013, c’est avec le mouvement islamiste Gulen que Erdogan rompt les liens, avant d’épurer les réseaux gülenistes. Enfin, en 2015, la Turquie met fin aux négociations de paix avec le PKK, avant de reprendre la guerre avec les Kurdes, marquée notamment par les massacres de Cizre et par la quasi-interdiction du parti de gauche alternative pro-kurde HDP, qui subit une répression féroce. Depuis, Erdogan a coopté l’aile ultranationaliste voire néofasciste des kémalistes laïques (le MHP et les loups gris) et renforce un pouvoir de plus en plus total sur la Turquie. De plus, il intervient en Syrie contre les YPG kurdes qui ont combattu l’Etat islamique au nom d’un projet de transformation sociale, écologique et féministe. Dans ce contexte, la Turquie connait une dérive islamo-nationaliste croissante, allant jusqu’à encourager des enfants à « mourir en martyr pour la Turquie ».

L’évolution de la Turquie se traduit aussi dans ses relations avec ses alliés occidentaux, et surtout avec les pays de l’Union européenne. Pour soutenir sa vision géopolitique, Ankara tente de produire un discours idéologique à destination des populations d’origine turque et/ou musulmanes dans des pays européens. Un discours islamiste, nationaliste mais aussi néo-ottomaniste. Il insiste sur le fait que la Turquie est le « pays phare » de l’islam, le défenseur des musulmans dans le monde, en position de leadership. Ankara a ainsi réagi fortement à l’épuration ethnique des Rohingyas en Birmanie, à travers l’intervention des organisations humanitaires gouvernementales turques. De quoi permettre à la Turquie de marquer des points auprès d’une opinion publique musulmane concernée par le sort des Rohingyas. Erdogan a aussi accueilli le sommet de l’Organisation de la coopération islamique, et a condamné la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Enfin, la Turquie met en avant son accueil des réfugiés syriens, en contraste supposé avec les pays de l’UE (en passant opportunément sous silence le fait que la Turquie accueille les réfugiés sunnites mais persécute celles et ceux qui sont chrétiens, yézidis et alaouites ; ou encore le fait que les réfugiés sunnites permettent à la Turquie d’implanter des populations présumées plus fidèles à Erdogan dans les zones kurdes).

Quête de leadership

Un tel discours se traduit aussi par un néo-ottomanisme virulent, le « nouveau sultan » Erdogan multipliant les accrochages frontaliers avec la Bulgarie et la Grèce, expliquant que le traité de Lausanne doit être révisé et prétendant que Bakou ou Sarajevo (Azerbaïdjan et Bosnie) sont des « capitales sœurs » de la Turquie. Erdogan se bâtit un récit national d’une Turquie puissante et phare de l’islam, qui aurait été colonisée par les Occidentaux, et présente l’ancienne élite politique turque comme « colonisée par l’Occident ». Dans ce contexte, le retour à un prétendu nouvel Empire ottoman est présenté comme une lutte décoloniale permettant l’affirmation de l’islam face à un Occident vu à la fois comme « libertaire-décadent » et en croisade contre l’islam (Erdogan ayant qualifié les YPG de « croisés »).

Enfin, l’ultranationalisme passe par un négationnisme du génocide arménien. Celui-ci est non seulement systématiquement nié, mais présenté comme une tactique des Occidentaux pour attiser la haine des Turcs et des musulmans tout en leur permettant de justifier leur colonialisme. Ainsi, Erdogan parle volontiers de « génocide » en Algérie par la France, mais prétend que le vote par l’Assemblée nationale de la reconnaissance du génocide arménien sert à attiser la haine des musulmans et des Turcs. Des accusations semblables ont été formulées quand les parlements néerlandais ou allemands ont reconnu le génocide arménien.

Cette matrice idéologique a été utilisée par la Turquie pour promouvoir son influence politique auprès des pays de l’UE. D’abord par l’entrisme de personnes formées dans des associations liées au gouvernement turc, dans des partis politiques classiques européens. Le Cojep, ONG liée à l’AKP, a par exemple placé des militants sur les listes socialistes, écologistes et UMP en 2008 aux municipales de Strasbourg. Or, après la reconnaissance du génocide arménien, ces militants turcs ont quitté leurs partis pour lancer des partis communautaristes turcs. Comme en Bulgarie. Traditionnellement, le parti de l’importante minorité turque y était le mouvement des droits et des libertés (MDL), qui pèsait environ 15% des voix. En 2013, Lyutfi Mestan, son président, a pris position en faveur de la Turquie quand celle-ci a abattu un avion russe. Il a alors été exclu du parti, qui a subi une crise interne. Mestan a en réaction fondé le Parti des démocrates pour la responsabilité, la liberté et la tolérance sur une ligne pro-Erdogan et avec un soutien ouvert de la presse turque gouvernementale. Le parti de Mestan n’a certes fait que 3% des voix, mais a fait passer le MDL de 15 à 8 %.

Les Pays-Bas, laboratoire des réseaux turcs de l’AKP

Tunahan Kuzu, président du DENK © WikiCommons

Le même phénomène d’exclusion après entrisme s’est vu dans deux autres pays. En France, après les événements du parc Gezi, les élus liés au Cojep ont fondé le parti Egalité et Justice. Marginal, il a tout de même réussi à présenter des candidats dans cinquante circonscriptions et à avoir des résultats non négligeables dans des zones avec une forte population originaire de Turquie. Mais ce sont les Pays-Bas qui sont l’exemple le plus frappant d’une telle influence de partis liés à la Turquie. En effet, deux élus du parti travailliste d’origine turque le quittent en 2014, critiquant la politique d’intégration de leur parti vue comme trop à droite. Ils fondent le parti DENK sur une ligne islamiste qui refuse de reconnaître le génocide arménien. Aux élections de 2017, le DENK obtient 2,1% des voix et trois députés. Un tel score, bien que marginal, montre que DENK a non seulement obtenu des voix de Néerlandais originaires de Turquie mais aussi de musulmans non-turcs néerlandais. Depuis, DENK a renforcé son positionnement islamiste en votant contre la reconnaissance du génocide arménien ou contre l’appel à libérer le président d’Amnesty International Turquie. Il a davantage percé lors des élections municipales en obtenant des sièges dans treize villes dont trois à Amsterdam et quatre à Rotterdam.

La Turquie tente ainsi de créer un réseau européen de partis liés à l’AKP et pouvant défendre ses orientations, tout en essayant d’attirer plus largement sur une ligne communautariste et réactionnaire sur les questions sociales. Une stratégie qui peut inquiéter. La gauche de transformation sociale propose une politique de rupture avec Erdogan et de soutien à la lutte du peuple kurde. Ceci pourrait pousser la Turquie à intensifier sa stratégie d’influence en réaction, si une telle gauche arrive au pouvoir et mène une politique anti-AKP. Un bon exemple d’une telle stratégie ? Les déclarations virulentes des dirigeants turcs à la proposition française d’une médiation entre la Turquie et le Rojava kurde. Le vice-premier ministre Bekir Bozdag a ainsi écrit sur son compte Twitter : « Ceux qui s’engagent dans la coopération et la solidarité avec les groupes terroristes contre la Turquie (…) risquent de devenir, tout comme les terroristes, une cible de la Turquie ». La menace a le mérite d’être claire.

Augustin Herbet.

Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] http://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017

Purge universitaire en Turquie : les professeurs dans le viseur judiciaire

Ce 5 décembre 2017 cinq professeurs rattachés à l’université de Galatasaray, en Turquie (Hakan Yücel, Tuba Akincilar, Basak Demir, Asli Didem Danis Senyuz et Omer Aygün) seront jugés pour avoir signé une pétition pour la paix. C’est en tout dix-neuf professeurs qui passeront au tribunal lors de ce mois de décembre. Ce procès témoigne de la situation difficile des universitaires, jugulés dans leur tentative de dénonciation du pouvoir.


« Nous ne serons pas complices de ce crime ». Telle est la pétition qui engagea la répression des universitaires turcs depuis janvier 2016. Le groupe nommé « Barış İçin Akademisyenler » (BAK, Universitaires pour la paix) s’est formé en 2012 sous l’impulsion de plusieurs chercheurs et chercheuses de toute la Turquie. Il a pour but de défendre les droits humains et milite pour les droits des prisonniers et des Kurdes. La pétition, regroupant 1128 signataires, dénonçait les horreurs des massacres sur les Kurdes de Diyarbakir. Mais le lendemain de la virulente pétition à l’encontre du président Erdoğan une attaque terroriste a fait treize morts à Istanbul. Lors de son discours le président s’en prend directement aux signataires de pétition : « La trahison de ces pseudo-intellectuels, qui portent la carte d’identité fournie par cet Etat, et de plus perçoivent majoritairement leurs salaires de l’Etat, et qui vivent dans un niveau de prospérité bien au-dessus des moyens du pays. »

Ce sera au tour des proches du parti du pouvoir AKP (Adalet Ve Kalkinma Partisi, parti de la justice et développement) et de la droite radicale de les accuser. Cette attaque médiatique vise à la stigmatisation de ces chercheurs, qui pour un certain nombre, ont témoigné leur soutien au parti adverse de gauche HDP (Halkarin Demokratik Partisi, Parti démocrate des peuples) lors des élections législatives. Outre l’engagement du parti en faveur d’un processus de paix dans les zones kurdes, l’attaque envers les universitaires est le moyen d’assurer la réforme économique visant à en finir avec le statut de fonctionnaire à vie pour un statut contractuel à durée limitée. Quelques jours après le discours du président ce sont vingt et un signataires qui sont arrêtés pour « propagande terroriste ». Par la suite, la tentative de putsch du 15 juillet 2016 va encore permettre au pouvoir de raffermir sa politique.

Dans un entretien à la revue Mouvements, Ayşen Uysal, chercheuse en science politique à l’Université Dokuz Eylül d’Izmir, explique que l’enceinte universitaire n’est plus un lieu sûr. Les étudiants de droite radicale ont posté les photos des professeurs concernés sur des sites internet et dans des journaux. Cette ambiance délétère pousse des étudiants bienveillants à l’accompagner lors de ses déplacements dans l’université par crainte d’attaques. Un véritable traumatisme ressort de cet entretien. L’impression d’un étau politique et judiciaire se resserrant sur soi à mesure que tous les collègues engagés lors des législatives sont perquisitionnés, arrêtés, incarcérés. Pour beaucoup de ces universitaires les nuits sont devenues des longs moments d’attente où l’on reste éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour prévenir de l’arrivée de la police.

Malgré les premières attaques, une partie des signataires se sont réunis deux mois après pour réaffirmer leur conviction et leur adhésion à la pétition. Le lendemain, les quatre chercheurs ayant lu la lettre en public sont emprisonnés. Le pouvoir fait preuve de réactivité face à toute velléité de contestation. Cependant, le 12 janvier 2016, quand Erdoğan attaque la pétition pour la paix, le nombre de signataires passe de 1128 à 2212.

L’aide internationale

Face à la force étatique le réseau international devient un relais de la contestation. Chaque universitaire joue de ses relations à l’étranger pour rendre compte de la situation. L’essor que prend la pétition devient crédible à l’international. La première conférence internationale du groupe a eu lieu le 18 janvier en France à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) dont certains professeurs sont membres comme Hakan Yücel. Cela a permis de mettre en relation divers chercheurs du monde entier qui ont témoigné leur soutien. Une autre conférence est organisée en mars et cette fois-ci avec des visioconférences de professeurs de Turquie, des Etats-Unis, d’Allemagne et d’Angleterre. Le CISUP (Comité International de Solidarité des Universitaires pour la Paix) est formé à l’occasion et tente de soutenir les accusés lors des procès. La BAK a vu naître des noyaux d’organisation dans d’autres pays : BAK Fransa, BAK Almanya, Bak Ingiltere.

Ces filiales, ainsi que ces diverses universités de Turquie, tentent d’alimenter une caisse de solidarité pour financer les déplacements et les conférences des chercheurs mais également pour venir en aide aux chercheurs limogés qui n’ont plus de revenus. Néanmoins cette aide reste minime et précaire. Le licenciement des professeurs a pris de l’ampleur avec la tentative de coup d’Etat. On s’aperçoit alors qu’il y a deux manières de renvoyer les professeurs. Soit de manière directe par un décret qui les prive par la suite de droits sociaux fondamentaux et même du passeport, soit de manière indirecte avec une pression forte qui les pousse à prendre leur retraite pour garder leurs droits sociaux.

Au mois de février 2017 on totalise 330 universitaires limogés de leur fonction, la moitié ayant signé la pétition en question. Nul doute que le silence de l’Europe s’explique par les tractations avec le gouvernement concernant les réfugiés et leur maintien en dehors de la zone européenne.

Vincent BENEDETTO

 

Sources :
« Continuer la lutte en exil ou rester en Turquie ? Entretien avec Aysen Uysal et
Selim Eskiizmirliler », Mouvements 2017/2 (n° 90), p. 82-91.
DOI 10.3917/mouv.090.0082
https://barisicinakademisyenler.net/node/427
https://www.youcaring.com/academicsforpeaceinturkey-763983
http://www.telerama.fr/idees/gardes-a-vue-d-universitaires-turcs-Erdoğan-s-emballe-l-europe-se-tait,136925.php

3 militantes kurdes assassinées à Paris le 9 janvier 2013

©Figen Yuksekdag co-présidente du HDP (parti pro-kurde) intervient lors de la manifestation du 9 janvier 2016, place de la Bastille. Crédit photo Delal Azadî.

Le 9 janvier 2013 restera gravé à tout jamais dans l’histoire du peuple Kurde en Europe et au Kurdistan. Ce jour-là, les militantes kurdes Sakine Cansiz (Sara), Fidan Dogan (Rojbîn) et Leyla Saylemez (Ronahî) étaient froidement assassinées d’une balle dans la tête dans les locaux du Centre d’Information du Kurdistan, situés au 147 rue La Fayette, à Paris.

De nombreux éléments de l’enquête, notamment un enregistrement sonore et un document écrit, publiés sur internet un an après le crime, font apparaître que le meurtrier présumé, Ömer Güney, avait agi pour le compte des services secrets turcs (MIT – Milli İstihbarat Teşkilatı), comme le confirme le réquisitoire pris par le parquet dans cette affaire : « de nombreux éléments de la procédure permettent de suspecter l’implication du MIT  dans l’instigation et la préparation des assassinats. »

Retour sur enquête

En France, l’ancien premier ministre Manuel Valls avait déclaré le lendemain des assassinats vouloir faire “toute la lumière” sur cette affaire. Pourtant la position du gouvernement a été depuis le début de jouer le statu quo en refusant de lever le secret-défense sur les renseignements qui concernaient l’affaire. Les années passent et la communauté kurde n’oublie pas. Ce dossier se clôt d’autant plus facilement que l’assassin présumé, Ömer Güney, est mort le 17 décembre 2016 dernier.

En Turquie, une enquête a été ouverte au lendemain du crime mais ses résultats ont été gardés secrets par les autorités turques qui, malgré une commission rogatoire internationale de la justice française, n’ont donné aucune information.

Côté français, le gouvernement a refusé de lever le secret-défense sur les renseignements qui auraient pu permettre l’avancement de l’enquête judiciaire. Les juges chargés de l’instruction ont finalement clos leur dossier sans avoir pu remonter jusqu’aux commanditaires qui sont pourtant connus. Malgré l’engagement politique des victimes et la gravité du crime, les autorités françaises n’ont jamais pris la peine de recevoir les familles des victimes, et encore moins les représentants des associations kurdes dont les nombreuses requêtes sont restées sans réponse.

Cette affaire à dimension européenne jette un pavé dans la mare des relations internationales mêlant France-Allemagne-Belgique-Turquie et certainement d’autres pays dont on ne peut pas soupçonner la culpabilité à l’heure actuelle.

A un mois du procès de l’assassin qui devait se tenir à Paris, à partir du 23 janvier 2017, l’auteur des assassinats décède. Ce qui suscite beaucoup d’interrogations et de colère au sein des familles des victimes, de l’ensemble du peuple kurde et de leurs amis qui réclament depuis quatre ans la vérité et la justice. Alors que l’instruction avait été bouclée en mai 2015, et alors que l’on avait connaissance des graves problèmes de santé d’Ömer Güney dès son arrestation, pourquoi le procès a t’il été repoussé maintes fois ?

Ce décès nous prive d’un procès public qui aurait permis de juger non seulement l’exécutant, mais aussi, et surtout, l’hypothétique commanditaire ; l’État turc qui, non content de réprimer effroyablement les dirigeants et les militants politiques kurdes à l’intérieur de son territoire, continue à les menacer partout en Europe. L’arrestation arbitraire il y a quelques semaines du journaliste franco-kurde Mazime Azadî témoigne même d’une répression transnationale.

La France a manqué une occasion cruciale de juger enfin un crime politique commis sur son territoire.

Sources :