« Nous avons besoin de dire que les vies des livreurs valent plus que ça » – Entretien avec Édouard Bernasse, secrétaire général du CLAP

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Édouard Bernasse est secrétaire général du CLAP, le Collectif des livreurs autonomes de Paris. En pleine épidémie de coronavirus, tandis que de nombreux Français sont invités à demeurer chez eux, les livreurs qui travaillent auprès de plateformes continuent leurs courses. Cette situation tant étonnante que scandaleuse illustre la grande précarité de ces livreurs : du statut à l’absence de considération politique, au laisser-faire des plateformes… Entretien pour mettre en lumière celles et ceux qui demeurent exposés.

LVSL – Pouvez-vous au préalable présenter l’origine du Collectif des livreurs autonomes de Paris à nos lecteurs ?

Édouard Bernasse Le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) est un collectif réuni sous forme d’association (loi 1901) qui a vu le jour début 2017. Sa création est une réponse à la chute de Take Eat Easy (une plateforme de mise en relation comme Deliveroo, Uber Eats), c’est-à-dire une plateforme de foodtech, qui a emporté avec elle l’argent qu’elle devait aux coursiers et au restaurateurs. Les livreurs qui travaillaient avec Take Eat Easy à temps plein ou à temps partiel, n’ont jamais été payés pour les derniers mois travaillés avec cette plateforme.

À l’époque, il existait déjà des groupes de coursiers sur les réseaux sociaux, afin d’échanger sur la vie quotidienne, partager des expériences et sourire un peu aussi. Ainsi quand Take Eat Easy a annoncé sa fermeture de manière soudaine, les coursiers de ces groupes ont très vite compris que la liquidation serait prononcée sans que l’argent qu’il leur était dû ne leur soit versé. Le sentiment de colère a vite pris le dessus dans la communauté des coursiers, accentué par le partage des ex-dirigeants de la plateforme de leurs photos de vacances en Toscane sur Instagram.

Les coursiers sont majoritairement allés vers une autre plateforme qui s’était installée à Paris en 2015 : Deliveroo. Celle-ci a profité de cette manne de coursiers pour augmenter sa capacité de livraison et sa flotte de livreurs. Les livreurs ont donc signé un contrat avec une rémunération à l’heure (7,50€), à laquelle s’ajoutait une rémunération par course pouvant aller jusqu’à 4€.

« Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles, ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. »

Et puis petit à petit, les livreurs, qui étaient déjà sur la défensive avec le traumatisme Take Eat Easy, ont pu s’apercevoir que leur méfiance était justifiée puisque Deliveroo commençait à leur supprimer quelques petits euros à gauche à droite, de manière très sournoise.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet

Par exemple, des minimums garantis qui était promis sur certains soirs ont un peu diminué. C’est ensuite logiquement que sont arrivées les rumeurs concernant les changements de tarification de Deliveroo. Nous avons alors pensé que, plutôt que d’avoir plusieurs groupes d’échanges sur les réseaux sociaux, nous devions passer à l’étape supérieure et créer une structure avec un message fort, des porte-paroles, une identité ; un collectif qui soit un véritable contre-pouvoir aux plateformes, à la fois au niveau médiatique qu’institutionnel.

Il s’agissait de lever le voile sur la réalité des conditions de travail des livreurs de plateformes, qui avaient plutôt bonne presse à cette époque. Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. Sauf qu’on a très vite compris que ce n’était que de la communication, comme souvent avec ces plateformes, qui sont avant tout des boîtes de com’.

Puis, ce qu’on craignait est arrivé : fin 2016, Deliveroo supprime la tarification à l’heure et passe à une tarification à la course. 5,75€ pour tous les nouveaux livreurs. Les anciens, eux, recevaient un avenant pour passer à cette nouvelle tarification. Avenant qu’ils ont bien sûr refusé, car il était moins avantageux, contrairement à ce que la plateforme arguait. En mars 2017, les anciens reçoivent à nouveau cet avenant. Mais cette fois-ci, le choix présenté par Deliveroo était différent : soit ils signaient, soit ils étaient « déconnectés », c’est-à-dire virés. Les masques tombaient. Les primes pluie et les minimums se sont d’ailleurs très vite détériorés, puis ont été supprimés.

C’est ainsi qu’après un rassemblement pour contester ces pratiques, le CLAP est né. L’objectif est de faire exister ces travailleurs pour qu’ils aient leur mot à dire dans les conditions essentielles de leurs contrats, comme ce devrait être naturellement le cas puisqu’ils sont auto-entrepreneurs.

LVSL – À l’heure où chacun est invité à se confiner, quelle est la situation des livreurs concernant leur travail notamment ? Qu’a fait ou n’a pas fait le gouvernement ? Enfin, est-ce que vous avez eu des communications particulières avec les plateformes comme Uber Eats ou Frichti ?

É. B.  Nous n’avons aucunes communications particulières avec les plateformes qui sont de toute façon dans une logique de contournement des travailleurs et de leurs représentants. Pour vous donner un exemple, il y a un mois, le responsable de la communication et des affaires publiques de Deliveroo nous a convié à une réunion pour nous présenter son « forum », une farce d’élection organisée et maîtrisée par la plateforme, et n’est même pas venu à cette réunion. Il a envoyé des collaborateurs qui n’ont bien sûr aucun pouvoir de décision et qui nous ont rabâché pendant une heure que c’était un problème de transparence, de communication et qu’ils avaient « targuetté le feedback ». On a fini par claquer la porte de la réunion.

Quand on voit les mesures d’hygiène qu’a prôné le gouvernement, qui a affirmé s’être concerté avec les les représentants sociaux, déjà, il y a un problème. Les représentants sociaux pour le gouvernement Macron, ce sont les entreprises. Aucun livreur n’a été sollicité pour donner son avis sur une manière de livrer plus hygiénique. Forcément, livreur ou pas, médecin ou pas, une personne raisonnable et responsable vous dira que la meilleure mesure barrière, c’est de fermer les plateformes et d’indemniser les livreurs.

« Il nous faudrait une paire de gant par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks. »

La plupart des restaurants sont fermés, certains continuent à faire de la livraison de repas exclusivement, mais pour nous c’est irresponsable. Irresponsable au regard du nombre de parties prenantes qu’un livreur est amené à fréquenter pour une seule commande : le restaurateur, le cuisinier, les autres coursiers, le client… C’est irresponsable aussi quand on voit tout ce qu’il est obligé de toucher : digicodes, interphones, portes d’entrée, boutons et portes d’ascenseur. Il nous faudrait une paire de gants par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks.

De toute manière, il n’y a plus beaucoup de commandes et de nombreux livreurs ont été obligés de s’arrêter. Soit parce qu’ils ont bien constaté cette baisse ou parce qu’ils craignent pour leur santé. Les mesures hygiéniques mises en place, comme la fameuse livraison sans contact, ne sont pas suffisantes.

Les mesures des plateformes, c’est uniquement de la communication, une position, une image : on se doute bien que lorsque vous livrez une commande ce n’est pas parce que vous respectez une distanciation sociale de deux mètres que vous n’êtes pas porteur du virus.

Les livreurs suent, sont dans la pollution, font des efforts, toussent et évidemment, c’est extrêmement dangereux… Il faudrait être cohérent : on est en guerre ou est-ce qu’on se fait livrer des burgers et des pizzas ? Nous préconisons d’arrêter les plateformes car elles ne sont pas essentielles, les gens disposent d’autorisations pour aller faire les courses. Il faut indemniser les travailleurs des plateformes au même titre qu’on indemnise les salariés qui sont au chômage partiel.

« Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux. »

Les mesures qui ont été annoncées par Bruno Le Maire, notamment celle sur le fond d’aide forfaitaire à 1500 euros, ne sont pas adaptées aux indépendants des plateformes. Les conditions d’éligibilité évincent tous les livreurs qui ont commencé leur activité récemment, car il y a beaucoup de turn-over dans ces boîtes (un indépendant doit prouver qu’il a perdu 50% de son chiffre d’affaire, en comparaison avec le mois de mars 2019), ainsi que ceux qui ne l’exercent pas à titre principal. Lorsqu’on regarde toutes ces conditions, on sait que la majorité des coursiers ne toucheront jamais cette aide. C’est pour cela que les plateformes en profitent pour dire qu’elles instaurent leurs propres aides, palliant ainsi aux mesures du gouvernement, en se réservant le bon rôle. Quand vous êtes atteint du Covid-19, Deliveroo vous indemnise à hauteur de 230€ : c’est dérisoire. C’est aussi cohérent avec la communication visant à se faire passer comme étant les bienfaiteurs et les nouveaux héros du service public français, en livrant les hôpitaux. Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux.

Le constat c’est que nous sommes non seulement des travailleurs récréatifs, mais récréatifs « sacrifiables » car nous ne sommes pas essentiels, contrairement aux pompiers, infirmières et infirmiers, policiers, médecins… Nous livrons des burgers et des sushis et nous avons besoin de dire que nos vies valent plus que ça.

LVSL  Si on se place du côté des plateformes, outre les questions de l’indemnisation, est-ce qu’aujourd’hui vous disposez de masques ? Quand Édouard Philippe ou Olivier Véran parlent de livraison de masques qui vont être distribués à certaines entreprises qui auront elles-mêmes à les répartir, vous faites partie de ce dispositif ?

É. B. – Même si on nous donne des masques, nous restons le petit personnel qui va au contact pour faire plaisir à la clientèle alors que celle-ci reste confinée. Il faut, à un moment donné, être cohérent.

LVSL  La France n’est pas le seul pays où des mesures de confinement ont été prises, savez-vous s’il y a des endroits dans le monde qui font face à l’épidémie et où des plateformes auraient accompagné différemment les livreurs, ou globalement vous observez les mêmes choses ?

É. B. On observe à peu près les mêmes mesures partout dans le monde parce que le principe est le même : les plateformes font appel à des travailleurs indépendants et donc qui se débrouillent par eux-mêmes. C’est l’idée mais c’est totalement hypocrite parce que nous sommes clairement subordonnés, la justice l’a d’ailleurs reconnu.

Je pense que les plateformes ont également peur de devoir distribuer ce genre de choses parce que, justement, on pourrait y voir un lien de subordination et c’est vraiment l’élément qui déclenche les sirènes dans les bureaux des plateformes. C’est pareil partout sauf peut-être, je l’ai lu, dans certaines régions d’Italie, où les plateformes ont été obligées de fermer.

LVSL – Dans un premier temps, peut-on revenir sur le lien qu’il peut y avoir ou non entre les travailleurs des plateformes, notamment les livreurs, et les syndicats traditionnels ? Ces derniers se font-ils le relais de votre situation, avez-vous des échanges avec ces structures ?

É. B. D’abord les gens apprécient le CLAP, car nous sommes un collectif autonome. Quand on voit les différents groupes de discussion des coursiers partout en France, dans lesquels aussi il y a des représentants de la CGT, certains coursiers n’adhèrent pas au discours de la CGT et veulent une structure comme à Paris, qui est autonome.

C’est un choix personnel. Je pense que le CLAP a fait ses preuves et que les livreurs ont pu apprécier nos actions, notre efficacité médiatique et notre gouvernance en dehors des logiques d’apparats syndicalistes. La crise des gilets jaunes démontre bien que les gens ne croient plus vraiment aux syndicats traditionnels et c’est malheureux. Je pense que les livreurs sont également dans cette logique là.

Il reste que nous échangeons tous les jours avec nos collègues qui sont membres de la CGT. Ils ont leur vision et leurs moyens, tandis que nous avons envie de rester autonomes. Nous considérons qu’il incombe au syndicat de s’adapter à sa base. Ce n’est pas la base qui doit s’adapter à la politique que veut mener le syndicat. Et je pense que beaucoup se reconnaissent dans cette logique. C’est très bien qu’il existe aujourd’hui deux fronts. Évidemment, l’entraide et le partage d’informations prédominent avec nos collègues de la CGT.

LVSL  Est-il possible de développer ce point des revendications des syndicats par rapport à vous ? En quoi est-ce que cela ne correspond pas totalement à ce à quoi les livreurs peuvent aspirer ? Quel est ce décalage justement entre les structures classiques et les nouvelles formes de travail ?

É. B. – Les syndicats défendent traditionnellement des salariés et non des indépendants, c’est un premier point. Cela veut dire qu’au niveau statutaire, le syndicat doit changer et aller expliquer dans une confédération qu’elle doit changer de statut pour apporter de l’aide aux livreurs des plateformes, qui en plus sont des travailleurs qui changent tous les six mois donc difficiles à fédérer.

Ce sont des travailleurs qui sont atomisés, qui sont en plus à la fois jeunes et dans une logique de simplicité absolue. Quand on est livreur Deliveroo, on a l’indépendance, ça se fait en deux clics, on travaille avec une plateforme, à la fin de la journée on peut voir combien d’argent on a gagné. Nous n’avons pas le temps de base pour aller voir une union syndicale puisque quand nous ne travaillons pas, nous ne gagnons pas d’argent, donc les livreurs sont dans quelque chose de plus direct et plus autonome, parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des autonomes.

Et c’est cette autonomie là qu’ils essaient de gagner, parce que dans les statuts de leurs contrats, ils sont censés être indépendants. Mais ils ont bien compris qu’en fait, ils ne l’étaient pas du tout. Les syndicats, qui sont dans la logique du salariat classique, n’ont forcément que peu d’écho auprès de ces jeunes.

« On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. »

Nous préférons nous organiser nous-mêmes, faire les choses comme on l’entend avec nos éléments de langage, les outils dont nous disposons. On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. De fait, on ne va pas se mêler de politique, même si ça l’est toujours un peu, parce que nous estimons que notre syndicat doit être avant tout et surtout professionnel, alors qu’intégrer un syndicat existant, c’est intégrer des luttes intestines, des luttes politiques, des luttes d’ego.

Nous connaissons très bien notre métier, de même que nos arguments. Pour être efficaces, nous avons besoin des ressources nécessaires à la bonne et pleine exécution de nos objectifs et que les syndicats ne sont pour l’instant pas disposés à nous offrir. C’est pour cela qu’il nous faut nous adapter.

« À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre. »

LVSL – Lorsqu’un livreur va jusqu’aux prud’hommes, son contrat est souvent requalifié par les personnes qui instruisent son cas. Aspirez-vous tous à tendre vers le salariat ?

É. B. Notre travail c’est de relayer la volonté de notre base, donc des livreurs. Et ils ne veulent pas être salariés mais veulent être tout de même respectés et c’est ce respect qui n’existe pas pour l’instant. S’il faut passer par une forme de salariat, mais plus autonome pour avoir la garantie de conditions décentes de travail, tous les livreurs seraient prêts à signer, prêts à faire partie de ce salariat-là, mais pas celui qu’on entend classiquement.

Pourquoi, bien qu’ils veuillent rester indépendants, ils veulent ou sont allés en justice devant les prud’hommes ? Parce qu’il y a un préjudice qui doit être réparé. Un préjudice qui est matériel, on perd de l’argent, mais aussi préjudice moral ; le fait de vous demander tout le temps d’être disponible, notamment les week-ends, je pense aux pics obligatoires chez Deliveroo par exemple, d’être soumis à un agenda très contraignant qui vous empêche de mener à bien votre projet professionnel, familial et autre. Et puis il y a un préjudice politique. À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre.

Il faut bien comprendre qu’à l’origine nous ne sommes pas pro-salariat dans le sens classique du terme. Toutefois, nous avons travaillé avec le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste au Sénat (CRCE), lequel a rendu une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques. Dans cette proposition de loi, on se base sur ce qui existe déjà dans le code du travail, notamment le livre sept, qui est très complet et contient beaucoup de bases sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour construire ce salariat que nous appelons « salariat autonome ».

Il permettrait à un livreur qui est salarié de négocier avec les plateformes de manière régulière, annuellement admettons, ses conditions essentielles de travail avec un prix fixe juste et décent de la course, par l’intermédiaire de représentants que lui et ses pairs auraient élus. D’un côté, cela permet de remettre tout le monde autour de la table des négociations afin d’obtenir des garanties sur les conditions de travail, et de l’autre, de rattacher les travailleurs à la protection sociale.

Comment combattre les plateformes numériques ?

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AirBnB, Amazon ou Uber. Les États-Unis nous abreuvent depuis une vingtaine d’années d’innovations numériques toujours plus efficaces et confortables. Cette nouvelle économie numérique de « plateforme » n’en finit pas de passionner, de questionner ou d’indigner une large part de la société. Elle permettrait une fluidification des marchés, des gains de pouvoir d’achat ainsi que de nouvelles opportunités de croissance. Mais il semblerait que ces bénéfices ne soient permis qu’au prix d’un affaiblissement des protections salariales et d’un renforcement de la centralité des géants américains. Réfléchir aux conséquences sociétales de ce modèle de plateforme pose la question de la manière dont ces acteurs doivent être régulés, d’autant plus lorsque l’on se rend compte du contrôle politique opéré par ces plateformes sur le monde numérique. Doit-on sacrifier la définition commune d’une vision politique sur l’autel de la croissance économique ?


LA PLATEFORME NUMÉRIQUE

Fruit d’une libéralisation progressive du monde numérique, la plateforme apparaît aujourd’hui comme l’incarnation du marché. « Nous ne fixons pas les prix, le marché fixe les prix. […] Nous avons des algorithmes pour déterminer ce qu’est le marché », disait Travis Kalanick, fondateur d’Uber, en 2013. La plateforme numérique, en réunissant une offre et une demande indépendantes, détermine ce qu’est le marché, elle l’incarne. Elle est donc moins productrice que facilitatrice. Elle devient le tiers de confiance qui sécurise l’échange, et qui se rémunère grâce à une « taxe » sur toute transaction effectuée par le biais de son intermédiation numérique.

YouTube est une plateforme, Deliveroo, Facebook aussi, de même que la Marketplace d’Amazon. Le terme de plateforme numérique recouvre donc un grand nombre d’entreprises et de situations, mais il permet leur appréhension sous forme de modèle. Un modèle ayant, selon les économistes, deux caractéristiques principales : celle de l’effet réseau et celle du marché multi-faces.

L’effet réseau, maintenant bien connu, décrit la situation des marchés numériques amenés à être monopolistiques. Tout le monde utilise Facebook parce que tout le monde est sur Facebook. L’importance d’un réseau dépend de son nombre d’utilisateurs. Pourquoi utiliser autre chose que Airbnb puisqu’on est sûr, grâce au nombre de loueurs, d’y trouver l’offre de location dont on a besoin ? Pourquoi utiliser autre chose qu’Uber puisqu’on est sûr, grâce au nombre de chauffeurs, de pouvoir rentrer chez soi à toutes heures ? Cet effet réseau participe à la constitution d’empires numériques dominants les marchés.

L’analyse des marchés multi-faces s’est développée quant à elle pour caractériser ces entreprises en montrant que la valorisation du produit ou du service sur une face du marché dépend du nombre des usagers sur l’autre face, dépend en fait des croisements d’effets réseaux.

Le modèle même de la plateforme numérique conduit à une lutte « pour » le marché et non en son sein.

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Uber Eats, sponsor principal de l’Olympique de Marseille © Bigmatbasket

L’importance d’une plateforme comme Deliveroo réside dans son nombre de clients, et son nombre de restaurateurs. Les investissements de l’entreprise se concentrent alors dans la course aux effets réseau, c’est-à-dire le marketing pour attirer ces deux catégories d’acteurs. En témoignent les investissements massifs dans le football de la part de Deliveroo et de son concurrent Uber Eats. Sa viabilité financière va dépendre de sa capacité à pratiquer une tarification asymétrique, aux dépens de la troisième composante de l’écosystème : les livreurs.

Le modèle même de la plateforme numérique conduit à une lutte « pour » le marché et non en son sein. Cette course promet au premier arrivé, à celui qui réussira à devenir central grâce à l’effet réseau, une position dominante et une rente durable. Et dans cette course, le travail numérique, le digital labor comme certains l’appellent, semble condamné à n’être d’une variable d’ajustement.

LES PLATEFORMES ET LE TRAVAIL

« Soyons clair : il n’y a rien d’innovant à sous-payer quelqu’un pour son travail », affirme la sénatrice Maria Elena Durazo suite à la décision historique de la Californie d’opérer une requalification en salariés de tous les travailleurs d’Uber et de ses concurrents VTC. Il est encore trop tôt pour appréhender les conséquences de cette décision, véritable tremblement de terre qui pourrait profondément bouleverser le modèle des plateformes de transport. Néanmoins, elle permet d’explorer les raisons poussant certains pouvoirs publics à réguler ces entreprises.

Régulièrement pointés du doigt, les conditions de travail des livreurs, des chauffeurs, et plus largement des travailleurs des plateformes sont devenus un sujet de société. Ces nouveaux modes de travail dits innovants permettent-ils à une génération dite flexible l’accès à des emplois plus adaptés, ou représentent-ils une régression au sein du monde laborieux ?

Il est d’abord notable que la flexibilité vantée par les plateformes repose sur l’exploitation des catégories les plus pauvres de la population, des exclus du marché du travail. Jérôme Pimot l’exprime on ne peut mieux lorsqu’il évoque sa première réunion de travail à Frichti, nouvelle start-up française de livraison de repas : « De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la start-up nation, […] ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking. Moi, je suis avec des immigrés et des fils d’immigrés, des gens qui parlent à peine français, des gens dont le marché du travail ne veut pas ».

Différentes études corroborent les propos du livreur et montrent que les promesses « d’Uberéussite » (selon le vocabulaire de la marque) parlent avant tout aux plus précaires. A ce titre, la cartographie des chauffeurs en région parisienne en dit long :

Carte des chauffeurs VTC de la région parisienne © Charles Boisse

« Nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n’entreprenons rien du tout. »

Il apparaît également que cette exploitation conduit à l’acceptation sociétale des contrats précaires. Ce qui pose problème c’est que les plateformes se basent sur une forme contractuelle relativement récente, rappelant pourtant le travail à la tâche des siècles passés : l’auto-entrepreneuriat. Ces travailleurs n’en sont pas moins soumis aux directives de l’application pour qui ils travaillent, et leur statut ressemble bien souvent à la subordination d’un contrat salarial. Jérôme Pimot de continuer : « Nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n’entreprenons rien du tout. Nous répondons aux besoins et aux ordres d’une entreprise, donc nous sommes des employés ». C’est pourquoi, au cours des dernières années, différents tribunaux ont requalifié des travailleurs individuels en salariés, jusqu’à la décision très récente de la Californie qui devrait s’appliquer sur l’ensemble de l’État.

Des frictions existent donc entre la « rigidité » de l’Ancien monde et la « flexibilité » du nouveau. Mais la persévérance des plateformes conduit à ce que la précarisation des travailleurs, même si elle fait parfois les grands titres, ne dérange plus grand monde. Elle choque de temps en temps, mais personne ne semble prêt à renoncer à sa livraison de sushis. Les plateformes s’appuient sur l’acceptation des consommateurs pour exister. Cette acceptation conduit à une normalisation de la précarisation participant de l’évolution globale du monde du travail, dont la loi travail de 2016 est une première étape de concrétisation institutionnelle en France, via notamment l’inversion partielle de la hiérarchie des normes. C’est pourquoi il semble urgent de comprendre la manière dont les plateformes jouent avec les zones grises pour imposer leurs propres régulations.

Il est urgent de réinjecter du politique, de la réflexion collective, dans ces organisations. Urgent de sortir du laissez-faire généralisé pour opérer une régulation capable de mettre un coup d’arrêt aux conséquences dangereuses des innovations plateformiques, qui ne se limitent pas au monde du travail.

DES CONSÉQUENCES SOCIÉTALES PLUS LARGES

S’il est urgent d’opérer ces réflexions, c’est parce qu’elles permettront de faire évoluer l’équilibre institutionnel reposant, pour le moment, sur un laissez-faire favorable aux plateformes. Mais surtout, parce que ces dernières ont bien compris comment maintenir leurs positions. Empêcher techniquement les conflits sociaux fait partie de cette stratégie.

Les livreurs Deliveroo et Uber Eats se sont récemment rassemblés et ont réussi, grâce à des actions innovantes, à bloquer le fonctionnement des plateformes quelques heures. Une forme d’organisation syndicale voit même le jour notamment grâce au Collectif de livreurs autonomes de Paris (le CLAP). Parfois, les conducteurs Uber arrivent également à s’organiser pour manifester.

Pourtant, ces actions sont rares et font courir des risques à ceux qui les organisent. Les travailleurs exprimant leur colère risquent tout simplement la « désactivation » de leur profil, ce qui équivaut à un licenciement. Ce fut le cas pour Nassim, leader des dernières protestations de livreurs à Paris, dont le contrat de service avec Deliveroo s’est vu résilié sans motif après ces événements.

C’est avant tout l’organisation technique de la plateforme qui rend quasiment inopérante l’organisation syndicale et conflictuelle, capable de faire évoluer les conditions de travail. Les travailleurs ne se rencontrent pas entre eux, et ne rencontrent jamais de supérieurs hiérarchiques. C’est un algorithme qui les met au travail au travers d’une application. Or, il est difficile de protester contre un algorithme. D’autant que les places sont chères et qu’en exploitant les classes les plus précaires, les plateformes s’assurent de la docilité relative de la majorité de leurs travailleurs qui, sans cela, seraient pour certains au chômage.

Les plateformes sont capables d’imposer des visions du monde à travers leurs intermédiations, des visions politiques invisibilisées derrière l’apparente neutralité d’un algorithme.

La logique algorithmique impose également des manières particulières de voir le monde. Les travailleurs y sont soumis puisque ce sont ces algorithmes qui leur donnent des missions. Mais les utilisateurs aussi. Découle de cette situation un « sur-contrôle » à la discrétion des plateformes. La surveillance permanente permise par le numérique instaure une nouvelle forme de panoptique. Chacun se sait épié (traçabilité GPS, notations, commentaires, etc.), donc chacun adapte son comportement à la normativité de la plateforme (même si des déviances existent, évidemment).

Ceux qui mettent en place ces normes, les plateformes, disposent alors d’un pouvoir politique invisible mais certain : celui de la définition de la normalité. Cette normalité définit à son tour le cadre d’action des acteurs, ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, ce qui sera bien ou mal vu.

Les plateformes sont capables d’imposer des visions du monde à travers leurs intermédiations, des visions politiques invisibilisées derrière l’apparente neutralité d’un algorithme. Pourtant, loin d’être neutre, l’algorithme oriente nos comportements.

Ce pouvoir normatif progressivement acquis par les plateformes est d’autant plus inquiétant qu’elles tendent aujourd’hui à recouvrir chaque aspect de nos vies. La logique de la Silicon Valley et du monde numérique est celle de la croissance et de l’expansion permanente. Avec un postulat simple : l’Homme étant imparfait, la technologie doit l’aider à résoudre les problèmes dus à cette imperfection.

Avec les bonnes applications, tous les « bugs » de la société deviennent mineurs. La traque du bug social, du manque de confort sur tel ou tel espace, motivée par la niche promise à la start-up qui saura résoudre ce « problème », impose la technologie dans chaque aspect de nos vies. La disruption du monde numérique s’apparente aujourd’hui à la traque de chacun des gestes sociaux, domestiques, intimes et en leur traduction numérique la plus efficace et rentable. Ce développement propose assurément un confort inégalé à l’Homme moderne pouvant recevoir sa nourriture, ses livres, ses films sans se déplacer ; pouvant réserver en un clic ses vacances, ses transports ; pouvant discuter, rencontrer, échanger en permanence avec de nouvelles personnes. Mais il induit une couverture de la surface entière de la réalité par le numérique, dominé par les plateformes et leurs visions du monde. Rationalisation et uniformisation deviennent alors les maîtres mots de l’organisation numérique, au sein de laquelle la logique commerciale domine au détriment d’une logique d’intérêt général.

Les services publics sont trop coûteux, trop inefficaces : laissons faire le marché…

Cette situation prend un sens d’autant plus inquiétant quand les services proposés par les plateformes s’apparentent à des services publics. À Dublin, en Californie, la municipalité ne parvenant plus à financer certains services de transports à décider de faire confiance à Uber. La ville va supprimer plusieurs lignes de bus qui seront remplacés par des chauffeurs Uber subventionnés. Quelques exemples de ce type se retrouvent aux quatre coins du monde, notamment en France dans la ville de Nice, et ne sont pour le moment que des expérimentations. Pourtant, on comprend bien la logique derrière ces expériences. Les services publics sont trop coûteux, trop inefficaces : laissons faire le marché.

Mais le marché, apposé aux services publics, pose évidemment des problèmes énormes. D’abord parce que, dans cette situation, Uber collecte un nombre de données considérable sur le territoire en question. Données qui l’aideront à maintenir sa position dominante et qui rendent chaque jour plus difficile la remise en cause du géant. Mais surtout, parce que si une plateforme assure des services d’intérêts généraux comme les transports, qui garantira, à terme, l’égalité de tous devant ces services ? Qui obligera Uber à proposer les mêmes services dans les territoires les plus pauvres et les plus riches ? Qui l’obligera à pratiquer des tarifs abordables, à proposer des services pour les personnes à mobilité réduite, etc. ? La RATP va jusqu’à encourager l’utilisation de la plateforme lors des grèves de son personnel. Pourtant, pendant ces grèves les tarifs explosent, puisque le marché lui est favorable (plus de demande que d’offre).

C’est le surge pricing, la tarification dynamique, la rencontre directe et sans contrôle de l’offre et de la demande. Le marché. Comment apparenter cela à un service public ?

https://www.wcifly.com/fr/blog-international-ubersharetripstatus
Application Uber © WCIFLY

Le numérique marchand continue son expansion et semble avoir trouvé, avec le modèle de la plateforme, le moyen de conquérir partout de nouveaux espaces. D’origine libertaire, Internet est vite devenu une vaste place marchande. L’avènement des plateformes permet une expression de ce marché d’autant plus efficace, aux conséquences matérielles d’autant plus visibles. L’influence délétère sur le travail, la centralité et la puissance des géants numériques, le contrôle qu’ils mettent en place, l’imposition d’une vision politique rationalisée et marchande que tout cela sous-tend, doit nous pousser à l’action. Réguler les plateformes doit se faire avant que leur pouvoir normatif rende leur remise en cause totalement impossible.

LES TENTATIVES DE RÉGULATION

Pourquoi les bénéfices des services de plateformes devraient-ils être rapatriés en Californie ou dans un paradis fiscal, alors même qu’ils proviennent de transactions, pour la plupart, purement locales ? En dehors de toutes réflexions plus profondes, c’est cette question que se posent déjà bon nombre de pouvoirs publics.

AirBnB n’a que peu d’existence dans les opérations qu’elle met en place. Elle intermédie. Elle est propriétaire d’une plateforme de mise en relation, et elle taxe les vacanciers pour son utilisation. Grâce à l’effet réseau, la plateforme est devenue centrale, sa remise en question devient impossible. Mais certains s’y sont essayés.

Certaines métropoles mènent régulièrement des frondes contre l’américain qui n’a que peu de considération pour les conséquences sociétales et urbaines de son business model (gentrification, augmentation des loyers, raréfaction de l’offre de logement, etc.). Pour contourner la suprématie juridique de la propriété et de la libre entreprise, ces municipalités ont dû ruser. À Madrid, pour obtenir une licence et utiliser AirBnB, les propriétaires doivent prouver que leur logement dispose dune entrée indépendante du reste de l’immeuble, comme pour un hôtel. Cette mesure rend la location impossible pour bon nombre d’appartements. Valence, quant à elle, n’accepte les locations touristiques qu’au rez-de-chaussée. Berlin a également tenté, en 2016, de limiter l’usage d’AirBnB à une seule pièce de son logement, au risque d’une amende de 100 000 euros.

Le problème des limitations / interdictions vient principalement des utilisateurs, devenus accros à ces services.

Si ces initiatives paraissent intéressantes, reste un problème majeur : comment les faire respecter ? Si les plateformes se sont imposées, c’est avant tout grâce à l’utilisation massive qu’en font les consommateurs. À Berlin, l’interdiction a fini par tomber suite aux nombreuses réclamations de ces derniers. D’autant qu’il parait difficile d’établir une surveillance généralisée de l’utilisation de la plateforme. Le problème des limitations / interdictions vient donc principalement des utilisateurs, devenus accros à ces services.

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D’un autre côté se développe le coopérativisme de plateforme. Théorisée notamment par Trebor Scholz en Allemagne, l’idée est de considérer la plateforme comme un outil à se réapproprier. Scholz préconise de copier le noyau technologique des géants numérique, leur outil d’intermédiation, et de le recréer sous un format coopératif. CoopCycle, une coopérative de livraison à vélo opérant une réelle réflexion sur ces questions, illustre en France la réappropriation par les travailleurs de leur outil de travail : la socialisation des plateformes.

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Trebor Scholz © jeanbaptisteparis

De la même manière, ces initiatives sont intéressantes. Néanmoins, elles sont limitées. Se mettre en concurrence avec des plateformes globales (centrales sur leur marché) au budget quasi illimité n’est pas sans risque. La concurrence induit la possibilité d’une auto-exploitation des travailleurs, devant eux-mêmes écraser les coûts pour faire face à la plateforme d’origine.

CoopCycle parait avoir pris connaissance de ce problème et parvenir à l’éviter, mais toutes les coopératives feront-elles de même ? D’autant que si ces acteurs peuvent gagner quelques parts de marché de par leur avantage comparatif éthique, ils seront bien incapables de remettre en cause durablement les monopoles des plateformes en place.

LE MUNICIPALISME DE PLATEFORME

Une approche intéressante pour lutter contre les plateformes se situe au croisement de ces deux tentatives. C’est celle du municipalisme de plateforme.

Interdire ou limiter trop frontalement les plateformes parait inefficace tellement elles sont implantées dans les habitudes de consommation. Pour la même raison, développer des alternatives éthiques condamne à la marginalité, condamne à rester dans l’ombre de l’effet réseau. Dans ces conditions, ne pourrait-on pas s’appuyer sur une limitation / interdiction locale, pour induire l’utilisation d’une nouvelle plateforme gérée collectivement ?

Cette idée se développe doucement, notamment chez les penseurs des communs économiques. Elle est caractérisée par le MuniBnB de Janelle Orsi qui parle d’une plateforme, gérée collectivement à l’échelle d’une municipalité, capable de supplanter les services proposés par le géant américain de la location d’appartement. À terme, le courant des communs, notamment le néerlandais Michel Bauwens imagine un réseau d’alliance entre municipalités qui auraient développé des outils informatiques Open Source ré-adaptables localement et gérés collectivement pour remplacer les plateformes capitalistes.

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Michel Bauwens, président de la P2P Fondation © Sebastiaan ter Burg

Cette idée s’applique très bien à la situation d’AirBnB, notamment parce que l’entreprise américaine n’a qu’un faible degré d’intermédiation, elle ne met pas directement au travail des indépendants. Mais elle pourrait être ré-adaptable à de nombreux modèles de plateformes.

Pourquoi ne pas imaginer également une entreprise de livraisons, gérée collectivement et localement par l’ensemble des livreurs, et soutenue par une interdiction locale des géants américains, aux profits reconnus par la communauté en question comme socialement dangereux ? Dans certains cas il serait intéressant de s’appuyer sur des coopératives existantes (Scholz parle même de la gestion de plateformes par des syndicats). Dans d’autres, la réappropriation pourrait émaner plus directement des pouvoirs publics transformant directement le service en question en service d’intérêt général.

Les questions philosophiques sur les dangers de l’utilisation de tels services, si elles sont essentielles, ne doivent pas nous détourner de la recherche de solutions concrètes.

L’idée centrale dans les deux cas reste celle de Scholz : copier le noyau technologique des plateformes. Et créer une plateforme capable de proposer un service aussi efficace, fluide et intuitif que les géants. Un service local et socialement utile. Mais que pour que cela fonctionne, l’interdiction locale de la plateforme d’origine est inévitable.

Nous devons reconnaître qu’elles ont su se rendre indispensables aux consommateurs numériques. Les questions philosophiques sur les dangers de l’utilisation de tels services, si elles sont essentielles, ne doivent pas nous détourner de la recherche de solutions concrètes. Et le concret passe avant tout par le pragmatisme dans la lutte contre les géants aveuglés par le profit, et donc par la relocalisation et la collectivisation des outils numériques que sont les plateformes.

Seule cette collectivisation permettra d’insuffler une réelle réflexion sociétale au sein du numérique, aujourd’hui dominé par toute ces plateformes souhaitant officiellement sauver le monde, mais n’ayant officieusement qu’une idée en tête : sauver leurs cours de bourses.

Poser les dangers des plateformes, tant pour leurs travailleurs que pour l’influence performative de leurs modèles, serait une première étape permettant une prise de conscience. Mais cette prise de conscience pourrait n’être d’abord que locale. En analysant ces dangers sur un territoire particulier (une ville par exemple), on pourrait plus facilement les rendre intelligibles. Puis, viendrait le temps de la mise en place d’une interdiction / limitation locale, première étape d’une réappropriation collective des outils plateformiques. La ville parait en effet être le meilleur échelon d’action puisqu’elle peut se donner les moyens juridiques de cette limitation, puis les moyens réflexifs de création de son alternative communautaire. Mobiliser les utilisateurs parait être essentiel à l’acceptation d’une telle mesure. C’est avec eux que doivent alors être posées les bases de gestion du nouvel outil plateformique local et communautaire.

Pour reprendre l’exemple d’AirBnB, on passerait d’abord par une étude des conséquences de la plateforme sur un territoire donné. Puis par une interdiction locale de l’américain, suivi du lancement d’une plateforme MuniBnB, gérée tel un service d’intérêt général par la municipalité. Les consommateurs sauraient alors que pour louer un appartement sur ce territoire, il faut passer par cet outil capable de redistribuer localement la valeur créée, et d’opérer une réflexion sur les conséquences économiques de son modèle (gentrification, concurrence avec les hôtels, etc.).

Cette idée n’en est qu’à ses débuts et reste à être affinée sur bon nombre de points. Il est notamment à prévoir que les géants américains ne se laisseront pas faire, et qu’ils pourront engager des batailles juridiques interminables. Un courage politique certain est donc nécessaire à son expérimentation.

Il est néanmoins à espérer qu’avec le succès local d’une telle initiative, un mouvement collectiviste pourrait être lancé, afin de se réapproprier les déterminants d’un développement numérique qui ne cesse de nous échapper.