Vers l’ubérisation du service public ?

Crédit @paoloficasso

« Ubériser l’État » ? Il ne s’agit pas d’un slogan visant à critiquer la libéralisation du service public, mais du mot d’ordre que se sont donnés les réformateurs actuels de l’État et de l’administration. À l’heure du scandale McKinsey, où l’influence des cabinets de conseil sur l’autodestruction des services publics et des institutions n’est plus à démontrer, un pan entier du processus de privatisation de nos biens communs reste encore à découvrir pour un large public. Rendre visibles et compréhensibles les doctrines actuelles d’auto-sabordage des services publics par la nouvelle génération de managers des administrations, voilà la tâche que se sont fixés Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, tout deux sociologues et auteurs de La privatisation numérique. Destabilisation et réinvention du service public (Raisons d’Agir, 2022). Dans cet extrait du chapitre 5 consacré à Stuart, l’entreprise de livraison par vélo rachetée par le groupe La Poste, les deux auteurs détaillent ce que la remise en question du salariat – seule définition valable de l’ubérisation – dans le secteur de la logistique, implique de détérioration, en termes d’accès aux services publics et de conditions de travail.

« Ubérisons l’état avant que d’autres ne s’en chargent ! » La formule claque. Tirée d’un mémoire de fin d’études de jeunes ingénieurs entrant dans le Corps des mines, elle a suscité un fort intérêt dans les milieux de la réforme de l’état : le mémoire est devenu un article ; l’article, un livre[1]. La lecture en est plus décevante : l’ubérisation est définie seulement à partir de « plateformes numériques de confiance » qui seraient « centrées sur le client » sans aucune allusion à la mise en cause du salariat, pourtant souvent implicite dans le terme. Ubériser signifie pour les auteurs rendre « adressables », ajustées à chaque administré, les données de l’état. Ils citent alors le service mes-aides.gouv.fr, qui calcule si les utilisateurs sont éligibles aux aides sociales (allocations familiales ou assurance chômage), créé par les services de la modernisation de l’État ou une offre comparable à destination des entreprises, développée par la start-up Finamatic.

La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, par Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx (Raisons d’Agir, 2022)

Ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros.

« Ubérisation » désigne aujourd’hui dans le sens commun un aspect bien particulier du numérique. « Remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur internet », nous dit le Larousse. En d’autres termes, l’ubérisation, c’est la multiplication d’emplois au statut dégradé rendue possible par les capacités d’intermédiation entre offre et demande de services par les plateformes numériques. Par conséquent, de manière toute pratique, ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros. En ce sens plus précis – et plus inquiétant –, voit-on se dessiner une ubérisation de l’état ou des services publics ?

La privatisation, au sens large, porte ici sur la diffusion des modèles économiques du privé. Alors que la vague du new public management en France et dans une grande partie de l’Europe a principalement contribué à diffuser des méthodes d’organisation du travail issues du privé[2], il s’agit ici de transferts de modèles salariaux. Cette initiative apparaît ainsi comme la pointe avancée d’une dégradation de l’emploi public dans ce secteur. L’ubérisation s’est principalement développée dans le transport et la logistique, bien sûr le secteur des taxis mais aussi celui de la livraison de repas à domicile et tout un ensemble de prestations sur le « dernier kilomètre ». C’est donc du côté de la logistique qu’il faut chercher d’éventuelles applications de l’ubérisation aux services publics.

Aux États-Unis, quelques expérimentations de prise en charge par Uber (ou son principal concurrent Lyft) de missions de service public ont été tentées. La première a eu lieu en 2016 dans le comté de Pinellas, en Floride. Suite à un référendum rejetant une croissance du budget des transports publics, le comté a offert de subventionner à hauteur de cinq dollars des trajets en VTC Uber partant de ou arrivant à certaines gares routières. L’opération a été financée en supprimant une ligne de bus fortement déficitaire. Par la suite, d’autres expérimentations ont été engagées avec Lyft dans de petites villes de Floride ou de Californie, à Salt Lake City ou à Detroit[3].

Lire l’entretien avec la sociologue Sarah Abdenour, « L’Ubérisation, un retour au XIXème siècle ? »

Cependant, ces expériences sont à la fois d’ampleur très restreinte (démarrage de la première expérimentation avec quarante trajets subventionnés par jour, expérimentation limitée à deux mille trajets en tout à Detroit[4]) et plutôt complémentaires de l’offre publique : il s’agit dans de nombreux cas de subventionner l’accès des usagers aux gares des lignes de transports publics lourds. Ces expérimentations apparaissent ainsi moins comme la privatisation d’un service public que comme une tentative de donner des gages face à une stratégie forte d’intrusion dans les législations locales, de manière à les aligner sur les intérêts de ces deux compagnies. Uber et Lyft ont en effet déployé plus de lobbyistes que tout le reste de l’économie numérique réuni pour peser sur les législations locales de transport. Ils ont payé les amendes des chauffeurs lorsque leur offre ne respectait pas la législation locale. Ils ont pu suspendre leurs services pour réagir à des législations trop contraignantes comme à Houston ou à Austin. Ils ont enfin incité leurs consommateurs à faire pression sur les pouvoirs publics pour que ces derniers se conforment à leurs exigences[5].

Cette manière d’agir sur les autorités publiques pour accélérer encore la dérégulation et l’ouverture des marchés rejoint les pratiques d’un certain pan de la finance pour une dérégulation mondiale analysée par Marlène Benquet et Théo Bourgeron[6]. Une actualisation de l’efficacité de cette pression est, en Californie, le vote favorable à la proposition référendaire exemptant les VTC et les livreurs d’une loi de cet État qui, en 2019, requalifiait de nombreux travailleurs indépendants en salariés [7].

« De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking »

En France, c’est en mars 2017, autour du rachat par La Poste de l’entreprise de livraison à vélo Stuart que la question d’une intrusion de l’ubérisation au sein de la sphère publique s’est posée le plus directement. L’entreprise Stuart a été créée en 2014 par deux entrepreneurs soutenus par des entreprises du e-commerce comme PriceMinister ou Vente-privée.com. Elle cherche à se placer sur la logistique du dernier kilomètre et trouve rapidement des contrats de livraison avec des commerces traditionnels comme Monoprix, Carrefour ou Franprix. L’entreprise, présente initialement à Paris, à Londres, à Madrid et à Barcelone, s’est étendue progressivement à de grandes villes françaises comme Lyon ou Toulouse. Ces financeurs ont été rejoints en 2016 par le groupe La Poste pour une première mise de fonds de 20 millions d’euros, puis le reste de l’entreprise sera racheté en mars 2017 pour 13 millions d’euros.

La livraison à vélo constitue la partie la plus dégradée du travail ubérisé et condense les deux dimensions de cette économie numérique. Leur confrontation directe est rendue tangible par le récit d’une réunion d’information pour les nouveaux recrutés, que rapporte le livreur Jérôme Pimot : « tout commence dans un open space de 400 m2 en plein Marais, baby-foot, paniers de fruits, canapés, bar-cafétéria. Je suis là pour une réunion d’information pour devenir livreur à vélo chez Frichti, la nouvelle start-up de livraison de repas sur Paris. Avec moi, une vingtaine de mecs de mon âge, entre vingt et trente-cinq ans, dix noirs, sept Marrons, trois blancs, tous plus au moins le même style : survêt’ Nike, sacoche, casquette, maillot de foot, doudoune. On déambule comme une meute ébahie dans cet open space au milieu des employés de la boîte. Posés sur les canapés design, à moitié allongés mais pas trop, en tailleur façon yoga, d’autres jeunes de notre âge, quasiment tous blancs, tous un Macbook dernier cri en main, tous très stylés, avec les dernières fringues branchées sur le dos, des hipsters dans toute leur splendeur, regardent passer la meute. Nous entrons dans un bocal vitré. Entassés sur des tabourets, collés les uns aux autres, sans un verre d’eau, on attend. De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking[8]. »

Des enquêtes par questionnaires, menées par une équipe de chercheurs autour de Laetitia Dablanc, permettent d’appréhender les conditions économiques du service et le profil de ces nouveaux travailleurs. Les entreprises se rémunèrent sur un pourcentage du prix du repas (entre 25 et 30 %) et sur une tarification de la livraison au consommateur (environ 2,5 euros) : chaque course rapporte en moyenne cinq euros plus un ou deux euros de pourboire. « On voit que la seule variable du modèle économique sur laquelle la plateforme peut vraiment agir est la rémunération du livreur[9]. » Les entreprises cherchent alors à susciter l’inscription de très nombreux livreurs et par là une concurrence qui permet de faire monter les exigences et de baisser les prix.

Cela conduit à une évolution du profil des travailleurs. En 2016, ils sont 65 % à travailler pour Deliveroo et 20 % pour Stuart. En 2018, Uber Eats prend 25 % sur la part de Deliveroo. Si la figure mise en avant par les entreprises de travailleurs à temps partiel ou d’étudiants qui cherchent un revenu d’appoint sur les créneaux qui les arrangent a bien existé, la baisse des tarifs unitaires et le privilège donné par l’algorithme aux coursiers qui restent tout le temps disponibles a conduit à réduire leur part (de 41 % en 2016 à 16 % en 2018) au profit d’auto- entrepreneurs à temps plein.

Le turnover augmente aussi – de 32 % à 47 % des coursiers déclarent moins de six mois d’activité. Un nouveau phénomène a ensuite vu le jour : la sous-traitance, par ces autoentrepreneurs, de leur compte à des travailleurs sans papiers. Même si l’activité est illégale, c’est un tiers des personnes interviewées qui se déclarent concernées. La proportion monte à la moitié dans la dernière version de l’enquête.

Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public.

Les autoentrepreneurs de Stuart échappent-ils à cette dégradation des conditions d’emploi et de travail ? Le groupe La Poste s’est attaché à mettre en avant un modèle social « avantageux » avec la possibilité d’accéder à une complémentaire santé, à des prêts pour l’achat du vélo, à un soutien à l’inscription sur les listes de logement HLM ou à une facilitation du recrutement des plus fidèles comme postiers. Le fait que la durée de présence moyenne sur la plateforme ne dépasse pas quatre mois relativise ce modèle d’intégration vanté par la direction des ressources humaines du groupe[10]. En octobre 2020, un mouvement de sans- papiers travaillant pour Stuart et débranchés par l’entreprise de l’application suggère également que l’entreprise n’est pas à l’écart du glissement vers le travail d’étrangers en situation illégale [11].

Une association professionnelle regroupant des micro-entreprises de coursiers et quelques opérateurs plus importants de livraison a engagé en 2017, juste avant le rachat par La Poste, une procédure judiciaire contre Stuart et contre deux autres entreprises pour concurrence déloyale. La procédure repose sur deux arguments. D’une part, cette entreprise a des contrats réguliers avec des commanditaires comme des supermarchés, elle dispose d’entrepôts comme à Châtelet [12], ce qui en fait une entreprise commissionnaire de transport qui doit se soumettre aux contraintes du secteur. D’autre part, certaines livraisons sont accomplies par des scooters et rentrent dans le cadre d’une profession réglementée : les autoentrepreneurs qui les accomplissent n’ont pas les autorisations afférentes. L’affaire en appel sera traitée fin 2021.

Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public. Le cœur de métier du Stuart est plutôt du côté de la livraison à domicile des courses effectuées dans des supermarchés. Mais certains services postaux comme la distribution de catalogues ou de journaux peuvent être aussi pris en charge par ces auto-entrepreneurs.

L’ubérisation concerne une part limitée du service public, ce qui est aussi vrai dans l’emploi en général. Mais ces évolutions s’inscrivent dans un courant plus large au sein du groupe La Poste. Ainsi, depuis de nombreuses années, Chronopost propose à ses agents de quitter le groupe pour créer leur propre structure avec la promesse de se voir confier les mêmes tâches de distribution de courrier. L’entreprise peut ainsi sous-traiter jusqu’à 90 % de son activité à des entrepreneurs qui, même s’ils ont un contrat, sont payés à la tâche[13]. Au fil du temps, la fonction de dépôt de colis des bureaux de poste est supplantée par une myriade de points relais, des commerçants offrant ce service en sus de leur activité. En 2009, GeoPost, filiale de La Poste, rachète la start-up Pickup qui organise un réseau de dépôts-relais dans tout le pays. Un accord entre Pickup et Keynest autour d’une offre de consignes sécurisées pour l’échange de clés permet en outre d’établir le lien avec le développement d’Airbnb. Le fait de confier aux dirigeants de Pickup la tête de Stuart au sein du groupe GeoPost suggère alors la continuité entre le développement de ces points relais et celui de la livraison ubérisée.

Notes :

[1] Clément Bertholet et Laura Létourneau, Ubérisons l’État… avant que d’autres ne s’en chargent, Paris, Armand Colin, 2017. Les auteurs évoquent une « auto-ubérisation » de l’état. Cependant, par de nombreux exemples de sous-traitance présentés, par la part majoritaire des personnes interviewées issues du secteur privé ou par la préface confiée à Xavier Niel, on peut s’interroger sur l’identité de ce « nous » qui est appelé à ubériser l’état. 

[2] Voir Gilles Jeannot et Philippe Bezes, « Mapping the use of public management tools in European public adminis- tration », in Gerhard Hammerschmid, Steven Van de Walle, Rhys Andrews, Philippe Bezes, Public Administration Reforms in Europe, The View from The Top, Cheltenham, Edward Elgar, 2016, p. 219-230. 

[3] Voir Aaron short, « Are Uber and Lyft the future of transit ? Not so fast », Street Blog USA, 22 juillet 2019. 

[4] Nous remercions Tania Aïda Apedo pour sa présentation du cas de Detroit et plus largement des expériences étasuniennes. 

[5] Voir Joy Borkholder, Mariah Montgomery, Miya saika Chen, Rebecca smith, « Uber state interference : how transportation network companies buy, bully, and bamboozle their way to deregulation », A Report of The National Employment Law Project and The Partnership for Working Families, 2018, en ligne.

[6] Voir Marlène Benquet et théo bourgeron, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021. Les sommes engagées en lobbying pour faire basculer le vote en faveur du brexit (17 millions de livres) rapportées par ces auteurs sont cependant largement inférieures aux sommes dépensées par Uber et par Lyft. 
[7] Voir Anaïs Moutot, « élections américaines : Uber et consort sauvent leur peau en Californie », Les Échos, 4 novembre 2020. Les compagnies ont dépensé 200 millions de dollars en commu- nication, le niveau le plus élevé atteint pour ce type de référendum local. 

[8] Extrait du blog de Jérôme Pimot, ancien livreur à vélo chez Deliveroo, cofondateur et porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP). 

[9] Anne Aguilera, Laetitia dablanc, Alain Rallet, «L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée », Réseaux, 212, 2018, p. 23-49. La part qui revient au livreur ne cesse de décroître au fil du temps. 

[10] Voir Lionel Steinmann, « La Poste innove pour la protection sociale des coursiers de Stuart », Les Échos, 6 novembre 2017. 

[11] Entretien avec Jérôme Pimot du CLAP, 27 octobre 2020. 

[12] Voir « Stuart s’attaque à la logistique du dernier kilomètre pour révolutionner la livraison ultra-rapide », chaîne Youtube de Kronik. 

[13] Voir Pierre Vétois et nicolas Raimbault, « L’“ubérisation” de la logistique : disruption ou continuité ? Le cas de l’Île-de-France », Technologie et innovation, 17-3, 2017, p. 1-22. 

« Il est possible de faire plier Uber malgré la mauvaise volonté du gouvernement » – Entretien avec Leïla Chaibi

Leïla Chaibi dans l'hémicycle du Parlement européen
Leïla Chaibi dans l’hémicycle du Parlement européen en septembre 2021 ©Parlement européen

La Commission européenne a proposé en décembre 2021 une directive qui prévoit la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, pour lesquels existe un lien de subordination. Fruit d’une longue lutte, ce texte pourrait ouvrir la voie à un reflux du cadre législatif qui a rendu possible l’ubérisation. L’auto-entrepreneuriat, qui sert la majorité du temps de statut légal aux travailleurs des plateformes, pourrait ainsi tomber dans l’illégalité. C’est sans compter la réaction du gouvernement français, qui tente d’ores et déjà d’édulcorer la portée de la directive européenne. Nous avons évoqué ces enjeux juridiques et politiques avec Leïla Chaibi, eurodéputée France insoumise qui plaide depuis des années pour une régulation du secteur des plateformes.

Le Vent Se Lève : La Commission européenne a récemment adopté une directive portant présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Depuis deux ans, vous plaidez pour un texte allant dans ce sens. Quelles sont ses grandes lignes ?

Leïla Chaibi : La Commission européenne a en effet proposé une directive le 9 décembre 2021 qui concerne les travailleurs des plateformes. Si elle fait suite à l’ouverture du chantier législatif sur ce thème annoncé dès 2019 par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, elle peut toutefois être revendiquée comme une victoire pour le camp progressiste tant le résultat est éloigné de ce qu’en espéraient les représentants des plateformes et les personnalités acquises à leurs intérêts : le camp des travailleurs a gagné !

L’un des points centraux réside effectivement dans l’établissement d’une présomption de salariat pour tous les travailleurs des plateformes remplissant au moins deux critères parmi une liste de cinq proposée dans le texte de la Commission. Les cinq critères sont les suivants : la détermination du niveau de rémunération par les plateformes ; leur contrôle ou restriction de la communication entre travailleurs et clients ; l’imposition des règles d’apparence ou de conduite aux travailleurs ; la possibilité de vérifier la qualité de la prestation fournie et, enfin, le possible pouvoir de sanction.

L’enjeu est de lutter contre l’usage frauduleux du statut de travailleur indépendant par des plateformes qui traitent comme des indépendants des travailleurs qui se voient imposer des sujétions propres au contrat de travail salarié. Néanmoins, il faut rappeler à nos adversaires caricaturaux qu’on ne veut absolument pas que tout le monde soit salarié. Il existe de nombreuses plateformes qui se contentent véritablement de faire de la mise en relation avec de véritables indépendants, et elles n’entrent, logiquement, pas sous le coup de la directive proposée. C’est le cas de Doctolib par exemple, qui a affaire avec de véritables indépendants, en ce que la plateforme ne sanctionne pas les médecins qui peuvent refuser des consultations un jour dans la semaine ou ne leur impose pas de tarif.

« Instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du travail. »

LVSL : Au cours de ces deux ans de lutte, vous vous êtes opposée avec vigueur à l’instauration d’un tiers statut, c’est-à-dire la création d’un nouveau régime, entre le salariat et l’indépendance totale. Pourquoi ?

LC : En tant que parlementaire européenne je n’ai pas l’initiative législative. En d’autres termes, je ne rédige pas moi-même le projet de directive. Dans ce cadre, mon rôle et celui de mes camarades députés a essentiellement été d’exercer de fortes pressions sur la Commission, qui rédige la proposition de directive, après que la Présidente de la Commission a ouvert le chantier législatif.

Dès le début, les plateformes y ont vu une opportunité rêvée pour légaliser leur pratique – aujourd’hui reconnue comme frauduleuse par l’écrasante majorité des juridictions européennes – via l’instauration d’un tiers statut. Leur idée était de profiter des avantages à la fois du lien de subordination propre au salariat et de la flexibilité que présente pour elles le statut d’indépendant, mais sans jamais n’avoir à en assumer les contreparties inhérentes. La conséquence d’une telle situation serait que les plateformes tireraient les avantages, et les travailleurs les inconvénients, des deux statuts.

Pareil déséquilibre est logiquement intolérable et c’est autour de cela que le bras de fer s’est organisé progressivement. Finalement, notre démarche s’inscrit dans le seul respect du droit commun du travail : instaurer un tiers statut constituerait un cheval de Troie dans le Code du Travail. Cela serait la porte ouverte au contournement généralisé de ce qui structure le monde du travail depuis les premiers conquis sociaux du début du 19ème siècle.

Plus de 100 travailleurs de plateformes venus de 18 pays différents, réunis le 27/10/2021 à Bruxelles au Forum transnational des alternatives à l’ubérisation organisé par © TheLeft

LVSL : Vous avez organisé une mobilisation particulière, qui s’appuyait non seulement sur les jurisprudences à peu près homogènes des juridictions des Etats membres, mais aussi sur la constitution de ce que vous appelez un « contre-lobby ». Quelles leçons en tirer pour les luttes à venir ?

LC : D’emblée, je veux souligner que la mouture finale de la directive proposée par la Commission constitue bel et bien une victoire pour le camp des travailleurs. A l’échelle européenne c’est assez rare pour être souligné.

On a assez de raisons de penser qu’une telle victoire a été rendue possible par ce qui a caractérisé notre mobilisation, à savoir l’irruption sur la scène bruxelloise des premiers concernés : les travailleurs précarisés des plateformes. C’est d’ailleurs comme une passeuse entre l’intérieur et l’extérieur des institutions que j’ai conçu mon rôle de députée européenne. L’idée était d’utiliser au mieux ma position au Parlement pour donner la parole à ces gens qui, partout en Europe, ne parlent pas la même langue mais disent la même chose.

Alors que l’illusion de l’indépendance tend au contraire à isoler et atomiser les livreurs et autres chauffeurs VTC, notre travail a consisté à trouver les moyens de dépasser les obstacles à la mobilisation collective. Nous avons donc œuvré pour la constitution d’un bloc homogène, d’une force qui lie et unit. L’illustration concrète est l’organisation du Forum transnational des alternatives à l’ubérisation où nous avons permis à des livreurs et des chauffeurs de 18 pays différents de se rassembler et ainsi échanger, construire la mobilisation mais aussi faire pression sur la Commission européenne en rencontrant le commissaire européen Nicolas Schmit, responsable de l’emploi et des droits sociaux. C’est cette force mutualisée et ce que nous en avons fait que nous pouvons appeler contre-lobby ou lobby populaire.

« La mouture finale de la directive proposée par la Commission est une victoire pour le camp des travailleurs. »

De mon expérience de parlementaire européenne, s’il y a bien une chose dont je peux témoigner, c’est que les représentants des intérêts des groupes puissants ont tendance à rédiger seuls leurs amendements et à les faire accepter avec une facilité déconcertante. Dans notre affaire de directive, ils se sont cependant trouvés confrontés à une force opposée à la leur et aux intérêts qu’ils entendaient défendre. Finalement, au-delà de montrer que la mobilisation peut porter ses fruits, je crois que notre combat a aussi le mérite de montrer que quand les décideurs se sentent surveillés par la majorité des citoyens qu’ils représentent, alors ils sont plus enclins à écouter leurs revendications. L’ennemi du progrès, dans les institutions, c’est l’opacité. En remettant de la proximité entre les expériences vécues sur le terrain par les travailleurs et les institutions européennes, on a non seulement permis l’émergence d’une force collective qui a noué des solidarités internationales fortes, mais également une avancée législative d’ampleur pour le secteur.

LVSL : Quelle a été la position des représentants de la majorité présidentielle dans les institutions européennes ?

LC : Depuis le début, les plus gros adversaires politiques du projet de présomption de salariat, ce sont les macronistes, au Parlement et dans toutes les institutions. On ne le répètera jamais assez.

Leur idée de base était qu’au vu des requalifications en chaîne dans tous les tribunaux des Etats membres, il fallait protéger les plateformes (et non pas les travailleurs) du risque de requalification en contrat de travail. C’est d’ailleurs cet objectif que poursuivait l’article 44 de la loi n° 2019-1428 d’orientation des mobilités en instituant une simple charte de bonne pratique passée entre une plateforme et les travailleurs qui, une fois homologuée, aurait empêché le recours devant un juge et la demande de requalification en caractérisant un lien de subordination. Si cet article a heureusement été censuré par une décision du Conseil constitutionnel [1], les représentants des plateformes ont voulu reprendre ce modèle de charte de bonne conduite non-contraignante. C’est dire à quel point les positions de Macron et de ses représentants ont fait ouvertement le choix du camp des plateformes contre les travailleurs.

Ce que la plupart des représentants français à Bruxelles recherchaient, avec le soutien appuyé des représentants des plateformes, c’était donc faire croire à un grand bouleversement de la législation en vigueur en ne modifiant rien en profondeur et en sécurisant et confortant les plateformes dans leurs pratiques abusives. A titre d’exemple, la plupart voulaient se contenter de reprendre l’idée de renversement de la charge de la preuve dans un contentieux de requalification, mais en abandonnant l’idée de présomption. Dans cette configuration, l’initiative et l’effort repose donc sur un travailleur isolé dans une situation extrêmement précaire, ce qui ne le rassure pas dans l’idée d’intenter une procédure coûteuse contre le géant qui l’emploie. Par ailleurs, la portée aurait été extrêmement limitée car c’est ce qu’admettent déjà les juges. En définitive, ça n’aurait rien changé.

LVSL : La France d’Emmanuel Macron assure la présidence tournante de l’UE pour le premier semestre 2022. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

LC : D’abord, je crois qu’il faut relativiser l’importance de la présidence du Conseil de l’Union Européenne. Emmanuel Macron n’aura – fort heureusement – pas le pouvoir de revenir sur ce qu’a dit la Commission, il faut s’en féliciter. L’essentiel de l’impact français consistera dans le choix des dossiers à prioriser ; il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un agenda politique, en partant souvent des dossiers déjà en cours.

Le point sur lequel il faudra donc être vigilant, c’est surtout le double discours tenu par la majorité présidentielle, ou plutôt la posture éhontée et scandaleuse qu’elle adopte. En effet, les macronistes ont déjà explicitement affirmé qu’ils tenteront de freiner la proposition de directive.

En d’autres termes, alors que le candidat Emmanuel Macron se présente comme le chantre du social au niveau européen, il s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié (donc du salaire minimum, de la représentation collective et de la protection sociale afférents) des plus de quatre millions de travailleurs concernés (et qui le revendiquent), selon les chiffres de la Commission elle-même, par la présomption de salariat.

« Le candidat Emmanuel Macron s’oppose ouvertement à l’accès au statut protecteur de salarié de plus de quatre millions de travailleurs. »

LVSL : Après la loi Riders en Espagne [2], qui instaure déjà une présomption de salariat, Deliveroo a quitté le marché espagnol et les opposants à cette loi de progrès ont en partie organisé leur riposte autour de cet élément. Comment faut-il expliquer que le départ de Deliveroo n’est une mauvaise nouvelle pour personne ?

LC : Ce type de plateformes capitalistes exploitent non seulement les travailleurs, mais exercent également une ponction conséquente sur les petits restaurateurs eux-mêmes qui se voient parfois contraints d’assumer une partie du prix de livraison pour rester compétitifs et ne pas se faire noyer par d’autres enseignes de renom comme McDonald’s par exemple. Voir Deliveroo quitter le territoire ne saurait ainsi être inquiétant pour quiconque voit la prédation d’un mauvais œil.

Surtout, je veux insister sur le fait que, pour prendre l’exemple de l’activité de livraison, il est possible de l’exercer de façon éthique et responsable. Le modèle des coopératives est à cet égard très éloquent : pas de profitabilité ou profitabilité encadrée, souveraineté des travailleurs sur leur activité, respect du droit du travail… Ces alternatives bénéfiques peinent malheureusement à émerger à cause de l’implantation de grosses plateformes qui ne respectent pas les règles du jeu, jouissent d’une force de frappe colossale et ne respectent pas les travailleurs et la réglementation. Si elles partent, elles favoriseront la livraison apaisée et éthique : on voit bien qui sont les seuls à pouvoir le déplorer.

Pour en savoir plus sur les coopératives de livreurs, lire l’interview de Romain Darricarrère sur LVSL : « Les coursiers bordelais : une alternative concrète à l’uberisation »

LVSL : On a tendance à se focaliser sur l’aspect décisif de présomption de salariat. Pourtant, la directive n’oublie pas non plus de s’intéresser aux algorithmes des plateformes qui imposent des cadences infernales et sont obscures pour les livreurs. Quelle solution est proposée ?

LC : Vous avez raison, elle s’y intéresse. Néanmoins, je serais quand même tentée de dire qu’elle apporte une réponse insuffisante, ou qu’en tous cas elle reste trop timide sur ce point.

« Le management algorithmique échappe à toute réglementation, c’est problématique. »

Certes, la question des algorithmes est plurielle, mais l’un des points les plus urgents à résoudre c’est que le management algorithmique échappe à toute réglementation, et c’est assez problématique puisque l’algorithme est la manifestation même du lien du subordination.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que derrière chaque algorithme, il y a des humains qui le conçoivent et l’orientent. Un problème majeur, c’est qu’on ignore à peu près tout de comment il est conçu. Par exemple, si un livreur refuse deux courses courtes, on ne sait pas si l’algorithme lui proposera ensuite des courses plus longues, sera indifférent ou même le sanctionnera en ne lui proposant plus que des courses courtes pendant un moment. L’idée avancée à travers la transparence c’est donc aussi de donner l’autorisation aux inspecteurs du travail d’ouvrir cette boîte noire et d’accéder à ce genre d’informations, cruciales pour une normalisation et régularisation des relations de travail avec les plateformes.

LVSL : Finalement, les vecteurs d’émancipation dans votre combat sont notamment le statut du salariat, la représentation syndicale ou encore la négociation collective. Comment cela doit-il nous guider alors que l’enjeu des dernières réformes du droit du travail s’en prennent, précisément, à ces éléments ?

LC : Je crois que chaque victoire booste le mouvement social dans son ensemble, et c’est toujours une grande joie de voir des efforts sincères récompensés. Comme nous l’avons dit, la forme prise par notre mobilisation a de quoi irriguer le mouvement social : nos combats doivent être menés en partant des expériences concrètes des premiers concernés, c’est cela la construction d’une alternative émancipatrice et c’est aussi une clé pour la reprise du pouvoir démocratique par les citoyens qui surveillent leurs représentants.

« Le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle. »

C’est vrai aussi que le salariat permet de lutter contre la rémunération à la tâche du 19ème siècle, que la représentation syndicale œuvre contre l’atomisation des travailleurs et même que la négociation collective constitue l’un des plus grands conquis sociaux en ce qu’il permet la participation des travailleurs à l’établissement des règles régissant leur propre travail. En disant tout cela, on comprend que, finalement, notre combat pour le salariat des travailleurs de plateformes est une bataille pour le droit commun. Dans chaque conquête, il y a toujours des opposants qui en atténuent la portée en instaurant des statuts dérogatoires. C’est le cas du CDD ou même du stage, par exemple, qui permettent de contourner les règles de droit commun. L’enjeu essentiel de notre lutte est de rattacher au droit commun plus de 4 millions de travailleurs en Europe que l’on traite indignement comme des indépendants.

Enfin, il y a aussi un signal important envoyé par notre combat : on a réussi dans le cadre de l’UE ce qui aurait été impossible sous Emmanuel Macron en France. La conclusion qui s’impose est somme toute simple : sous son mandat, aucune réforme sociale n’est possible. Pis, ce président entend ouvertement être un obstacle à l’émancipation de millions de travailleurs opprimés et précarisés.

Notes :

[1] Le Conseil constitutionnel a censuré (paragraphes 24 à 28 de la décision DC n° 2019-794) le fait que les plateformes puissent, dans la charte, définir à la place de la loi les éléments qui peuvent être retenus par le juge pour caractériser un lien de subordination.

[2] La loi espagnole dite « Riders » prévoit déjà, depuis son entrée en vigueur en août 2021, une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes capitalistes qui exploitent frauduleusement le statut d’indépendant.