Quand l’UE fait obstacle à la paix

Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article de Fabian Scheidler, originellement paru dans la New Left Review sous le titre « Preventing Peace » et traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.

Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.

On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile

Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».

Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.

Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.

Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.

Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?

Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.

Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.

Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.

On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.

Guerre en Ukraine : l’Europe de la défense contre le non-alignement ?

Suite à l’altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, l’Europe découvre son impuissance après des décennies de dépendance à l’égard des États-Unis. Dans cet extrait, William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, revient sur les raisons de l’abandon de l’Ukraine par Donald Trump, l’inféodation de l’Europe à Washington et les pistes pour en sortir. Alors que « l’Europe de la défense » est sur toutes les lèvres, elle soulève de nombreuses questions.

Les fantaisies bellicistes ne sauveront pas l’Ukraine

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Suite à l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, de nombreux commentateurs ont ressuscité une vieille théorie disqualifiée comme conspirationniste, selon laquelle Donald Trump serait un agent russe. La réalité est bien plus prosaïque. Loin d’être téléguidé par le Kremlin, il agit en vertu d’une impitoyable Realpolitik. À bien des égards, la guerre d’Ukraine est un cas d’école d’impérialisme contemporain. Russe d’abord, sous la forme de l’invasion brutale du pays, américain ensuite, avec un plan de mise sous tutelle économique. Elle constitue également une leçon intellectuelle : durant deux ans et demi, commentateurs, éditorialistes et « analystes » auront promu une explication psychologisante et dépolitisante du conflit. Il est urgent pour la gauche de l’abandonner, à l’heure où les morts continuent de s’empiler sur le front – et où les États européens évoquent un plan de militarisation à marche forcée, au détriment des systèmes sociaux du Vieux continent. Par Ingar Solty [1].

La guerre horrifique en Ukraine constitue, de plusieurs manières, une leçon en matière d’impérialismes : classique contre nouveau, formel contre informel, stupide contre stratégique. Mais elle constitue également une leçon d’ordre épistémologique, relative aux grilles analytiques à travers lesquelles nous sommes accoutumés à lire le monde. En tant que telle, elle est parlante quant aux banqueroutes intellectuelles, politiques et morales.

La folie des discours et leur implication concrète

Dès le commencement de l’invasion du pays, de nombreux commentateurs ont cherché à expliquer les objectifs du Kremlin sur la base d’un folklore ultranationaliste russe, destiné à flatter l’opinion intérieure. L’histoire récente du pays, son économie politique, sa place dans l’arène géopolitique mondiale et sa stratégie militaire concrète vis-à-vis de l’Ukraine semblaient n’avoir que peu d’importance. Ce choix – y compris à gauche -, consistant à évincer un prisme matérialiste, a laissé place à des analyses discursives superficielles, souvent alignées sur les éléments de langage libéraux des États occidentaux.

Préférant s’en tenir aux discours plutôt qu’aux faits, ces brillants analystes ont relevé que Vladimir Poutine avait qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande tragédie du XXe siècle » et mis en doute l’existence de l’Ukraine comme État-nation. Ils en ont ainsi déduit que la Russie ne se contenterait pas d’envahir l’Ukraine, mais finirait par s’en prendre à l’ensemble de l’espace post-soviétique, y compris à des États non membres de l’OTAN comme la Géorgie, la Moldavie ou le Kazakhstan, voire aux pays baltes protégés par l’Alliance atlantique mais abritant d’importantes minorités russes.

Des analyses de cette nature, qui ont nourrit un alarmisme légitimant la militarisation occidentale, font pourtant abstraction du décalage flagrant entre les intentions supposées et les capacités réelles. Pire : elles se maintiennent envers et contre tout, y compris face à la contradiction évidente entre ces craintes et la stratégie militaire effective de la Russie au début du conflit – similaire à celle que l’on trouve entre les intérêts (géo)politiques russes et ses revendications officielles.

Les mêmes qui assurent que la Russie aurait les moyens d’envahir l’Union européenne sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main.

Personne ne se lancerait dans la conquête d’un pays de 44 millions d’habitants s’étendant sur 233.000 km² – soit presque deux fois la taille de l’Allemagne – avec seulement 190.000 soldats. À titre de comparaison, en 1939, l’Allemagne nazie a envahi une Pologne – d’une taille plus réduite et dotée d’une défense plus faible – avec 1,5 million de soldats, appuyés par près de 900 bombardiers et plus de 400 avions de chasse. Deux ans plus tard, lorsqu’elle a lancé son offensive contre l’Union soviétique, elle a mobilisé trois millions d’hommes – la plus grande force d’invasion de l’histoire –, un effort qui s’est pourtant soldé par un échec.

Ceux qui s’attachent à étudier l’histoire immédiate plutôt que l’histoire des idées immédiates (ou, pour être plus précis, la propagande) auraient pu voir, dès le départ, que la configuration des forces russes trahissait des objectifs plus limités. Trouver un exutoire à une situation intérieure marquée par l’insatisfaction de la population faisait partie des objectifs, mais ne les recouvrait pas tous – ironiquement, ce motif de guerre devrait logiquement conduire les partisans d’un changement de régime en Russie à une diplomatie de détente vis-à-vis du pays, afin de laisser les contractions s’y développer. Mais au-delà de cet aspect, Poutine les objectifs de Poutine étaient clairs : (1) élargir et annexer officiellement le Donbass, riche en minerais, et transformer Kherson et Zaporijjia en nouvelles régions russes – des cartes avaient déjà été imprimées en ce sens –, (2) établir un corridor terrestre vers la Crimée, annexée en 2014, et (3) provoquer un changement de régime à Kiev afin d’assurer que l’Ukraine, déchirée entre l’Est et l’Ouest, reste neutre et ne devienne pas un avant-poste de l’OTAN et de l’influence américaine.

Mais pourquoi s’embarrasser d’une analyse fondée sur l’histoire globale et régionale, l’économie politique internationale, les théories de l’impérialisme et les études stratégiques, lorsqu’on peut tout simplement répéter les éléments de langage des uns et des autres ?

Il est en effet plus simple de s’en tenir à une rhétorique qui banalise la mémoire de la Shoah, selon laquelle Poutine serait un nouvel Hitler, sa guerre en Ukraine une « guerre d’anéantissement » – comme l’a affirmé Berthold Kohler, rédacteur en chef de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, relativisant ainsi l’extermination menée par l’Allemagne nazie à l’Est, qui, en moins de quatre ans, a coûté la vie à vingt-sept millions de Soviétiques. Selon cette logique, la Russie s’apprêterait à « envahir l’Europe », et si d’ici 2029 le continent ne devient pas « apte à la guerre » et ne se transforme pas en État-caserne autoritaire, alors Moscou marchera sur Varsovie avant de défiler sous la porte de Brandebourg, à en croire la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts).

Les mêmes qui assurent que la Russie, malgré l’échec manifeste de son offensive en Ukraine, aurait les moyens de défier l’OTAN et de conquérir l’Union européenne, sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main. Il suffirait, affirment-ils, d’une dernière livraison d’armes occidentales, d’une mobilisation forcée de masse et de quelques nouvelles incitations économiques offertes aux jeunes travailleurs ukrainiens contre leur envoi au front.

Mais revenons aux grilles de lecture, ces clés de compréhension du réel. Certains continuent d’« analyser » le basculement de la politique étrangère américaine, de Joe Biden à Donald Trump, ainsi que le conflit ouvert entre l’administration Trump et Zelensky, en invoquant des facteurs aussi réducteurs que la personnalité des dirigeants, leur idéologie ou même leur supposée irrationalité, entre caprices d’enfant, narcissisme et égoïsme.

Un exemple parmi tant d’autres : Katrin Eigendorf, correspondante de guerre pour l’Europe de l’Est à la télévision publique allemande ZDF, suivie par près de 70 000 personnes, qui, comme 99 % des commentateurs libéraux, n’a sans doute pas regardé l’intégralité des quarante-neuf minutes du débat en question. Elle a pourtant affirmé que « rarement Trump et [J.D.] Vance auront montré si clairement qui était leur ami et qui était leur ennemi », ajoutant que « le président américain est l’homme de Poutine et reprend ses mensonges ». Une lecture intellectuellement indigente, digne des théories du « grand homme » de l’histoire du XIXe siècle.

Où en sommes-nous donc après cette confrontation mise en scène, vendredi dernier, dans le Bureau ovale, entre Donald Trump, son vice-président J. D. Vance et Volodymyr Zelensky ? Trump s’adressait à sa base MAGA et, plus largement, à l’électorat américain. Zelensky, lui, jouait un numéro pour son propre camp, celui-là même qui pourrait finir par le liquider, et plus encore pour les va-t-en guerres Européens qui souhaitent que s’intensifie ce recrutement de masse des travailleurs ukrainiens envoyés au carnage contre les travailleurs russes.

Autant d’évidences que certains ont refusé de voir. Les interprétations libérales les plus absurdes ont immédiatement attribué à Poutine le coup politique de Trump – autrement dit, l’exploitation coloniale de l’Ukraine à ce moment charnière de rivalité géopolitique, de reconfiguration étatique et de guerre. Pour ces commentateurs, la Russie, avec une économie de la taille de celle de l’Italie, aurait mis les États-Unis « dans sa poche ». En d’autres termes, les libéraux inversent la logique des rapports de force, tout en s’obstinant à aboyer du mauvais côté, dans une simplification binaire des plus grossières.

Aussi absurdes soient-elles, ces analyses ont envahi les réseaux sociaux. Du Facebook de Mark Zuckerberg au Twitter d’Elon Musk, les hashtags #TrumpIsARussianAsset, #TrumpIsANationalDisgrace, #PutinsPuppet et #PutinsPuppets se sont répandus avec une viralité à en faire frémir des bots russes.

De nombreux « progressistes » – y compris ceux qui se prétendent de gauche, voire marxistes –, est-il besoin de le dire, n’évoluent pas dans cette direction seulement parce qu’ils ont admis leur faillite intellectuelle (ce qu’ils ont fait, et pour quoi ils doivent être tenus responsables – car si une leçon doit être tirée de cette boucherie, c’est bien la nécessité d’un retour à une analyse historique et matérialiste, afin d’éviter que la tragédie ukrainienne ne se rejoue sous une forme encore plus grotesque dans une autre guerre par procuration.

Certes, les libéraux pensent réellement ainsi. Mais pire encore, ils persistent malgré des preuves accablantes du contraire, soit par adhésion au discours officiel de leur État, soit par soumission à son pouvoir disciplinaire, cherchant ainsi à différer le moment inéluctable de la rencontre avec la vérité. S’enfoncer dans une illusion pathologique est pour eux un moyen d’éviter d’admettre qu’ils se sont trompés – politiquement et moralement – alors même que de nouvelles vies sont jetées dans l’abattoir de la guerre. Ce refus leur permet aussi d’éviter un profond réexamen de leur formation académique – qui pourrait pourtant les conduire vers une épistémologie capable d’expliquer la réalité des conflits – et, par extension, de revoir leur grille de lecture du monde.

Au lieu de cela, de nombreux « progressistes » s’enferment dans leurs certitudes. Alors même qu’ils prônent la diversité et une pensée « complexe », ils sombrent dans une réduction binaire des plus caricaturales. Ceux qui s’indignent le plus bruyamment des attaques de Trump contre les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) sont précisément ceux qui semblent incapables de penser autrement qu’en noir et blanc.

Cette posture aboutit à une infantilisation et à une dépolitisation totale des enjeux politiques, coupés de toute réalité sociale. Elle repose sur une logique simpliste, celle du vieil adage : « L’ennemi de mon ennemi est mon ami ».

Nous sommes contre l’extrême droite, l’extrême droite est (ou semble être) contre l’UE, donc nous sommes pour l’UE.

Nous sommes contre l’extrême droite, l’extrême droite est contre Kamala Harris, donc nous sommes pour Kamala Harris.

Nous sommes contre le Hamas, le gouvernement génocidaire de Netanyahou est contre le Hamas, donc nous sommes pour Netanyahou.

Nous sommes contre Donald Trump, Trump insulte Zelensky, donc nous – #IStandWithUkraine – sommes pour Zelensky, même si ce dernier enrôle de force son peuple dans une guerre perdue d’avance.

Nous sommes contre Trump, Trump – parce qu’il sait que lui et Biden ont déjà gagné tout ce qu’il y avait à gagner sans déclencher une guerre nucléaire – veut mettre fin à cette guerre ingagnable par des négociations, donc nous sommes contre les négociations et pour la poursuite du conflit.

Et nous, qui empêchons nos enfants de jouer aux cow-boys et aux Indiens, qui leur enseignons que la masculinité est toxique et qu’il faut discuter plutôt que se bagarrer, donnons aujourd’hui aux institutions européennes le pouvoir de sacrifier les États-providence et les démocraties du continent sur l’autel des industriels de l’armement comme Rheinmetall, Thales, Raytheon, Lockheed Martin et Northrop Grumman. À ce rythme, ce « progressisme » aura pavé la voie, d’ici la fin de la décennie, non seulement à un retour de Donald Trump et à la consolidation du pouvoir de Giorgia Meloni, mais aussi à l’accession au pouvoir de Marine Le Pen, Geert Wilders, Alice Weidel et Björn Höcke.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin sous le titre « Liberal Delusions Won’t Save Ukraine »

Ce que pensent les classes populaires ukrainiennes de la guerre

© spoilt.exile

« Il faut écouter les voix ukrainiennes ». Cet impératif, répété légitimement depuis février 2022, n’a paradoxalement permis qu’aux classes sociales ukrainiennes les plus privilégiées de s’exprimer. Pourtant le discours des classes populaires ukrainiennes sur la guerre est intéressant à bien des égards. À rebours de l’interprétation de l’« intelligentsia national-libérale » qui « voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien », un matérialisme intuitif les fait chercher les origines du conflit dans des causes économiques et géopolitiques concrètes. Par ailleurs, si elles ne font pas preuve de russophobie indiscriminée, les classes populaires ukrainiennes – fait trop souvent négligé à gauche – adhèrent sincèrement au projet national ukrainien, et à la résistance armée face à l’agresseur russe. Ce sont ces autres voix que nous permet d’entendre le livre de Daria Saburova, Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre (éditions du Croquant, 2024), fruit d’une enquête de terrain dans la ville de Kryvyï Rih, ancien centre industriel dans l’Est de l’Ukraine. Extrait.

Tant que les opérations militaires restaient limitées au Donbass, les travailleurs et les travailleuses de Kryvyï Rih ne se sentaient pas personnellement affectés par les événements. L’invasion du 24 février 2022, qui a commencé avec des bombardements massifs de l’ensemble du territoire ukrainien, a tout fait basculer. La guerre est brutalement entrée dans le quotidien de chacun et chacune, ne laissant place à aucune ambiguïté sur la question de savoir qui est l’agresseur et qui est l’agressé. L’une des choses qui m’a toutefois le plus frappée dans les discussions sur la guerre que j’ai eues avec mes enquêtés, c’est l’absence quasi-totale chez eux d’intérêt pour la question des raisons de l’invasion de l’Ukraine. D’une certaine manière, le choc produit par les premières explosions est toujours là : « je n’arrive toujours pas à croire que c’est la guerre. Je n’arrive pas à le faire rentrer dans ma tête », me dit Olga, travailleuse sociale et bénévole. En même temps, la guerre s’impose comme un fait irrévocable. Peu de gens suivent ce qui se passe actuellement en Russie. On évite de parler d’« eux ». La seule chose qui importe, c’est de savoir ce que l’on peut faire ici et maintenant, comment on peut agir de son côté : aider les combattants, collecter de l’argent, trouver le matériel nécessaire, venir en aide aux personnes vulnérables. L’ « Autre » n’est plus présent dans les conversations que sous les traits de l’armée d’occupation.

Parmi les hypothèses qui ont toutefois été exprimées, et contrairement au discours essentialisant de l’intelligentsia national-libérale, qui voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien, chez mes enquêtés prédominent des explications politiques, économiques et géostratégiques. Plusieurs personnes considèrent que la prise de contrôle du couloir terrestre vers la Crimée était l’objectif principal de cette nouvelle phase de la guerre. D’autres supposent que la Russie cherche à s’emparer des ressources naturelles minières et agricoles et de la force de travail ukrainiennes. Une interlocutrice pense que la Russie veut disposer ses armes et ses troupes sur le territoire ukrainien, comme c’était déjà le cas à Sébastopol, en Crimée, avant la guerre. Mais elle n’en conclut pas qu’il aurait fallu opter pour la neutralité : la volonté de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne ne sont pas des prétextes légitimes de l’invasion. Au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, mes interlocuteurs sont généralement en colère contre le pouvoir post-Maïdan, auquel ils reprochent d’avoir laissé la Russie occuper la Crimée sans résistance et d’avoir échoué à préparer le pays à une guerre de cette ampleur, malgré les huit années de combats et d’expérience accumulée dans le Donbass.

Sur les 43 personnes que j’ai interviewées, toutes villes et milieux sociaux confondus, 2 personnes seulement ont affirmé qu’elles croyaient la conclusion d’un accord de paix avec la Russie possible et qu’elles souhaitaient qu’elle intervienne rapidement. Taras, jeune syndicaliste et infirmier qui soigne régulièrement les blessés, y compris les prisonniers de guerre, est terrifié par le nombre de victimes que la guerre a déjà causées. Il pense que la libération du Donbass et de la Crimée sont des objectifs irréalistes. La poursuite de la guerre de position n’a selon lui aucun sens : « C’est juste un broyage inutile de vies humaines, de soldats, de combattants, des deux côtés. Pour quoi faire ? Je ne comprends absolument pas. » À partir du moment où les contre-offensives ne parviennent plus à faire bouger la ligne de démarcation, les négociations s’imposent. Il est préférable que :

Tout le monde reste sur ses positions : on forme une zone neutre, on fixe les frontières qui ont été conquises, on conclut un accord de paix et tout reste là où ça en est maintenant. Je suis triste que cela entraîne de lourdes pertes humaines. Après cette guerre, beaucoup de gens seront handicapés physiquement et moralement et c’est très, très triste. Les personnes qui prennent les armes, d’un côté ou de l’autre, n’ont pas toutes envie de le faire. Et c’est ce qui est le plus grave.

Au moment de mon enquête, cette position était très marginale parmi les enquêtés. Dans les mois qui ont suivi, les avis semblent avoir davantage évolué dans le sens de l’opinion exprimée par Taras, sur fond d’un certain découragement produit par la contre-offensive, mais cette tendance est restée minoritaire. Un sondage national effectué en juin 2023 a révélé que 10,4 % seulement des citoyens ukrainiens seraient favorables à un accord de paix immédiat impliquant des concessions territoriales, contre 65,3 % qui restent convaincus de la nécessité de poursuivre la résistance jusqu’à la libération de toutes les terres occupées1. Sans doute, l’implication active de mes enquêtés dans les initiatives bénévoles les prédispose à accepter davantage de sacrifices et à exprimer de plus forts espoirs quant à la possibilité d’une victoire militaire, malgré l’échec rencontré par la contre-offensive menée au cours du printemps et de l’été 2023. Mais le rejet des négociations et des solutions diplomatiques partielles est également lié à une profonde méfiance envers les mécanismes internationaux censés garantir la validité des accords. Dans un contexte de désagrégation croissante de l’ordre international supposé garantir la sécurité et l’intégrité des frontières, s’installe la conviction que seule la guerre défensive menée par les Ukrainiens et les Ukrainiennes est capable d’arrêter la dynamique expansionniste de la Russie :

La Russie a bafoué tout ce qui pouvait l’être. Lorsque l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires, ils ont garanti l’intégrité du pays. C’est sur ce point déjà qu’ils ont rompu leur promesse. Ensuite, il y eu Minsk I, Minsk II, tous ces accords… Comment pouvons-nous trouver un accord s’ils disent une chose et qu’une minute plus tard, ils en font une autre ? […] C’est sûr qu’ils veulent négocier. Ou plutôt s’asseoir pour négocier maintenant, c’est-à-dire faire une pause pour se reposer. Il est clair qu’ils sont aussi fatigués de tout cela… Eh bien, comme le dit notre président : « Nous sommes pour les négociations. Si vous voulez discuter, retirez vos troupes et nous discuterons. Pourquoi ne voulez-vous pas quitter notre territoire ? » Ils ont donc leur propre intérêt dans les négociations.
Kostia, cheminot, syndicaliste.

Pour parler de l’occupation, plusieurs enquêtés évoquent la métaphore de la maison, qui reflète l’intrusion brutale de la guerre dans la sphère privée, son inscription dans l’intimité de chacun. L’agression coloniale ne perturbe pas uniquement l’aspect matériel du quotidien, elle touche au sentiment de dignité :

Notre peuple est très laborieux. Les gars défendent ce qui est à eux. On vient chez moi et on me met à la porte ? Comment peut-on me mettre à la porte ? Et s’ils étaient venus en France ou en Allemagne et avaient dit : « C’est notre territoire. » ? Comment ça votre territoire, si c’est mon territoire ? N’est-ce pas ? C’est mon appartement, mon territoire. Pourquoi es-tu venu chez moi ? On ne te l’a pas demandé, alors pourquoi es-tu venu ? Tu penses que c’est gratos ? Tu veux qu’on travaille pour toi ? Et bien on ne peut pas le faire. Nos grands-parents, nos parents, tout le monde a travaillé pour vous, combien de temps va-t-on continuer à travailler pour vous ?
Natacha, ouvrière à la retraite, militante syndicale

Après qu’ils ont honteusement occupé la Crimée et ont commencé à attaquer, de quel accord diplomatique peut-il être question ? Il [Poutine] a mis en avant ses revendications : « cédez-nous [des territoires] ». Comment ça ? Tu es venu chez moi, qu’est-ce que je dois te céder ? Dois-je te donner une chambre ou deux et vivre dans la salle de bain ? Comment vous imaginez ça ? Il ne peut y avoir de diplomatie quand on vient avec les armes. Quelle diplomatie ?
Macha, retraitée, bénévole.

Macha compte tout aussi peu sur les transformations politiques internes en Russie. Elle ne croit pas en la possibilité d’un soulèvement populaire contre le régime poutinien dans un futur proche. En même temps, elle fait très clairement la distinction entre la société russe et le gouvernement et rejette la logique de la responsabilité collective. Le mouvement antiguerre russe fut tué dans l’oeuf par un appareil répressif qui, depuis des années, s’applique à éradiquer toute forme d’organisation collective et de voix dissidente au sein de la société russe. La peur empêche les gens de se soulever :

Le peuple ne se soulèvera pas. Ni en Biélorussie, ni en Russie, le peuple ne se soulèvera pas, parce que, regarde… Les jeunes réfléchissent j’ai l’impression, mais la majorité – la génération intermédiaire et les personnes âgées – sont impénétrables, zombifiées. Les Biélorusses, c’est pareil. Les Biélorusses ont très peur, c’est des gens très gentils. Partout où nous sommes allés, partout les gens sont gentils. Nous étions au Daghestan, là-bas aussi les gens sont gentils. En Biélorussie les gens sont gentils et ils sont très patients. Tu vois, ils ont essayé [de se révolter]2, mais ça n’a pas marché, et ils ont baissé la tête. […] Les gens ne sont pas stupides non plus. Peut-être que lorsqu’un grand nombre de gens comprendront que l’Ukraine va vraiment gagner, ils changeront d’avis. Ou bien ils vont se taire, auront peur des représailles. Peut-être qu’ils commenceront à bouger. Mais qu’ils se soulèvent par eux-mêmes et fassent une révolution ou un coup d’État – je n’y crois pas.

La déception face à l’échec du mouvement anti-guerre russe est renforcée par le fait que la majorité de mes interlocuteurs ont des liens personnels et familiaux très forts avec la Russie, du fait de mariages mixtes ou de migrations de main-d’oeuvre. Suite à l’invasion, la plupart des gens ont rompu les relations avec les membres de la famille russes ou résidant en Russie. Macha a rompu toute relation avec sa soeur et sa tante, qui vivent à Nijnevartovsk : « Elles sont tarées, prorusses. Je ne veux pas leur parler. Je leur racontais ce qui se passe ici, j’expliquais, je montrais les photos des endroits que nous avons visités. Rien à faire. » Elle maintient cependant le contact avec le cousin de son mari, un éditeur originaire de Poltava qui vit à Moscou, ainsi qu’avec des amis biélorusses qui « appellent tout le temps et s’inquiètent beaucoup ».

Pas plus que chez Macha, on ne trouvera chez Katia de la russophobie indiscriminée. C’est l’appareil répressif et idéologique de l’État russe qui porte selon elle la responsabilité de cette guerre, et non les citoyens ordinaires qui subissent un endoctrinement puissant par le biais des médias officiels :

Nous avons tous de la famille là-bas. Des parents proches. Notre oncle vit à Moscou. Oui, maintenant il s’est disputé avec nous, il nous maudit et pense qu’il faut nous tuer. Il dit que nous sommes des fascistes. Et c’est le frère de ma mère ! Notre cousin, avec qui nous avons été en contact toute notre vie, nous traite maintenant de nazis, de fascistes, tu vois… ça passera, ça passera quoi qu’il en soit. Leur régime tombera. Leur cerveau sera nettoyé de ce Spoutnik3, parce que notre principale hypothèse c’est qu’on leur a injecté quelque chose avec le Spoutnik, je ne vois pas d’autre explication.

Quelques personnes continuent à parler aux membres de leur famille malgré leur adhésion tacite à la guerre de Poutine. C’est le cas de Lera, assistante technique à l’école maternelle et bénévole, dont le fils s’est marié avec une habitante pro-russe de la Crimée occupée. Ils ont deux enfants et vivent avec les parents de cette dernière. Deux jours après le début de l’invasion, Lera s’est disputée avec le père de sa belle-fille à propos de la guerre. Depuis, elle dit éviter les « sujets politiques » : « Sinon on va juste arrêter de se parler. Pour mes petits-enfants, je suis prête à me taire. On parle tous les jours de la météo… Même quand il y a des sirènes ou des coupures d’électricité, on se cache, on ne leur dit rien… » Elle espère que la Crimée sera libérée un jour pour qu’elle puisse à nouveau rendre visite à ses petits-enfants, même si elle craint l’extension des opérations militaires. Kira, bénévole dans un atelier autogéré qui produit des grenades fumigènes, se trouve dans une situation semblable. Son fils vit en Russie depuis 2014 :

Il ne reviendra pas… il est là-bas depuis 2014, il s’est marié et vit là-bas, et il y a très peu de chances qu’il revienne ici. Heureusement, il comprend la situation, il est de notre côté, mais nous comprenons qu’il ne reviendra pas ici. Il est là-bas, il s’est déjà installé là-bas, laissons-les vivre, que tout se passe bien pour eux, mais je ne veux rien avoir à faire avec ce pays. […] J’espère que mon enfant quittera ce pays un jour, qu’il changera d’une manière ou d’une autre et qu’il pourra revenir ici, je serais très heureuse, mais ce peuple, qu’il reste là-bas, qu’ils vivent, qu’ils aillent bien, mais seulement chez eux, à l’écart du reste du monde.

Dans l’ensemble, on peut voir que malgré la terrible guerre coloniale menée contre l’Ukraine par l’armée russe, la russophobie indiscriminée ne semble pas être un trait caractéristique des classes populaires de Kryvyï Rih. Mes interlocuteurs maintiennent volontiers des relations avec les amis ou les membres de leur famille qui sont opposés aux actions de leur propre gouvernement. Ils saluent le courage des personnes qui luttent contre Poutine à l’intérieur de la Russie, mais ne blâment pas ceux qui ont peur de manifester leur désaccord. Ils ont tendance à replacer l’invasion dans un cadre politique déterminé : c’est le régime poutinien et la machine propagandiste qui sont responsables de la situation et non le peuple russe dans son ensemble.

Notes :

1 Demokratychni Initsiatyvy, « Viïna, myr, peremoha, maïboutne » [La guerre, la paix, la victoire, l’avenir], Kiev, juin 2023. En ligne : https:// www.oporaua.org/viyna/analitichnii-zvit-za-pidsumkami-opituvannia- viina-mir-peremoga-maibutnie-24828.

2 Macha fait référence aux soulèvements de 2020-2021 contre le régime d’Alexandre Loukachenko.

3 Spoutnik V est le nom du vaccin contre le Covid-19 de production russe.

Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

Ukraine : une économie de guerre ultra-libérale

Blindés ukrainiens à Kharkiv en 2023. © Efe Yağız Soysal

Alors que près de trois ans se sont écoulés depuis le début de la guerre avec la Russie, l’État ukrainien n’a toujours pas procédé à des nationalisations généralisées ou à une conscription de la main-d’œuvre. Contrairement aux mobilisations totales du siècle dernier, l’effort de guerre de l’Ukraine repose largement sur les mécanismes du marché et les dons civils. Par Davide Maria de Luca, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous vous baladez dans le centre-ville de Kiev un soir de panne d’électricité, pendant les fêtes de fin d’année, vous finirez tôt ou tard par tomber sur Tsum, un grand magasin haut de gamme de plusieurs étages, dont le portier porte un pardessus à capuchon et un chapeau haut de forme. Lors des coupures d’électricité programmées qui durent désormais de quatre à huit heures par jour, un quart de la population de Kiev et des millions d’autres en Ukraine sont plongés dans l’obscurité et beaucoup d’entre eux n’ont pas de chauffage. Pourtant, la façade de Tsum brille de mille feux, éclairant de somptueux étalages de Noël présentant une multitude de marques de luxe.

On serait tenté de voir dans ce spectacle une énième démonstration criante de la corruption et de l’inégalité sociale qui règnent sur ce pays. Surtout si l’on sait que ces lumières ne sont pas alimentées par le générateur privé du centre commercial – qui ne fonctionne que lors des coupures d’électricité exceptionnelles – et que Tsum appartient à Rinat Akhmetov, l’un des oligarques les plus riches d’Ukraine, qui contrôle également DTEK, le plus grand fournisseur privé d’énergie du pays. Mais continuez à marcher et vous découvrirez que de nombreux autres magasins sont également très éclairés. Tsum est l’une des nombreuses exceptions aux règles prétendument égalitaires du rationnement de l’énergie.

En Ukraine, de nombreux économistes, hommes politiques et citoyens ordinaires pensent que ces décorations de Noël scintillantes ne sont pas uniquement la conséquence de l’accaparement de l’État par de riches intérêts. Ils affirment qu’il existe des raisons économiques rationnelles de maintenir ces lumières allumées, même lorsque des millions de personnes sont quotidiennement plongées dans l’obscurité. En restant ouverts et attrayants, avec des devantures aux lumières festives et de luxueuses décorations de Noël, les magasins haut de gamme de la rue principale de Kiev génèrent de précieuses recettes et paient des impôts – des fonds qui soutiennent directement la défense du pays.

Après avoir vécu plus d’un an en Ukraine et visité de nombreuses régions et presque toutes les lignes de front, j’ai souvent été surpris de découvrir combien d’Ukrainiens partagent ce point de vue et combien la mentalité consumériste et les mécanismes de marché sont souvent au cœur de l’effort de guerre de l’Ukraine.

La privatisation de la guerre

L’un de mes premiers entretiens en Ukraine fut avec Artem Denysov, le fondateur de Veteran Hub, la plus grande ONG privée qui vient en aide aux anciens militaires. Psychologue militaire portant un regard lucide sur le conflit, Denysov ne semblait pas être étonné qu’après une décennie d’opérations militaires à l’est du pays et des années de guerre à grande échelle, les efforts publics pour soutenir les anciens combattants relevaient de la plaisanterie – avec des lois héritées de l’ère soviétique offrant des connexions téléphoniques et des radios neuves aux soldats blessés revenues du front. « Les États sont intrinsèquement incapables », m’a-t-il dit. « Il vaut mieux laisser les choses entre les mains d’individus qui ont des ressources. »

C’est dans les stations de métro de Kiev que l’on retrouve l’un des exemples les plus frappants de la privatisation de l’effort de guerre. Il s’agit d’une campagne de marketing de la troisième brigade d’assaut, la principale branche militaire du mouvement d’extrême droite Azov. Le contenu des publicités est très explicite : on y voit de belles jeunes femmes qui s’enlacent ou regardent avec envie des soldats costauds en tenue opérationnelle. Si la campagne a été critiquée pour sa représentation sexiste des femmes, ce qui est encore plus surprenant, c’est qu’elle ait été financée par des fonds privés et produite par l’unité militaire elle-même. Le site web auquel cette publicité renvoie n’appartient ni à l’armée ni au ministère de la défense ; il s’agit du portail privé de la troisième brigade d’assaut, utilisé pour recruter des membres, collecter des fonds et partager des vidéos et d’autres supports promotionnels.

Étant donné que les volontaires peuvent choisir l’unité qu’ils souhaitent rejoindre et que les conscrits peuvent demander leur transfert via l’application militaire officielle en quelques clics, les unités ukrainiennes se livrent une bataille féroce pour attirer les meilleurs éléments. La troisième brigade d’assaut n’est que l’exemple le plus marquant d’une unité militaire qui a su tirer efficacement parti d’une stratégie marketing. Presque toutes les unités tentent de faire de même.

Les mécanismes du marché influencent également le recrutement. Plus le salaire habituel d’un civil est élevé, moins il est susceptible d’être recruté, en raison d’exemptions formelles et informelles. Les salaires sont souvent considérés comme un baromètre de l’utilité d’un individu pour l’économie et, par extension, pour l’effort de guerre. Dans une certaine mesure, les impôts qu’une personne génère sont considérés comme plus précieux que sa contribution potentielle sur le champ de bataille. En Ukraine, plusieurs propositions ont déjà été faites au parlement pour formaliser cette approche liant explicitement les exemptions de mobilisation à l’échelle des salaires. Ces initiatives ont été critiqués, mais cette vision des choses – ceux qui gagnent plus ne devraient pas être mobilisés – reste largement approuvée par les élites et les économistes.

Neuf drones sur dix sont soit offerts par des civils, soit achetés grâce à leurs contributions. Un moyen efficace d’en obtenir davantage est de démontrer que l’unité a réussi à les utiliser efficacement.

Les unités militaires sont également en concurrence pour l’obtention de dons. Presque toutes les brigades ukrainiennes couvrent une partie de leurs besoins grâce à des dons citoyens ou par d’autres moyens, en mettant par exemple à profit les salaires privés des soldats et même leurs économies personnelles. Quant aux magasins militaires, qui fournissent un large éventail de produits, des vestes d’hiver aux gilets pare-balles, ils sont en plein essor en Ukraine. Les gens installent ainsi des tentes-magasins temporaires aux carrefours et dans les villages proches de la ligne de front.

Pour le soldat, l’argent est nécessaire pour tout, des vêtements aux drones en passant par le loyer. Les soldats doivent souvent prendre en charge leurs propres frais de logement, et les habitations saturées situées près des lignes de front peuvent être aussi chères que celles du centre-ville de Kiev. Tuareg, un lieutenant de quarante-quatre ans commandant une compagnie de drones dans la 92e brigade, que j’ai rencontré à Kupyansk sur le front nord-est, m’a dit que neuf des dix drones de son unité sont soit offerts par des civils, soit achetés grâce à leurs contributions. Un moyen efficace d’en obtenir davantage, a-t-il expliqué, est de démontrer que l’unité a réussi à les utiliser efficacement. Une seule vidéo de drone frappant un char russe, partagée sur le compte Telegram de la brigade, peut générer des milliers de dollars de nouveaux dons. Les unités militaires ukrainiennes sont donc fortement incitées à mener des actions qui peuvent être filmées et présentées au public.

La plupart des brigades sont composées d’hommes mobilisés âgés d’une quarantaine d’années, qui reçoivent une formation minimale et disposent de moyens matériels limités pour s’équiper.

Une unité composée de pilotes de drones bien entraînés et équipés du matériel le plus récent court également moins de risques d’être sacrifiée en tant que tirailleurs dans les tranchées. Cependant, la troisième brigade d’assaut – avec son site web élégant, ses centres de recrutement privés bien aménagés et ses soldats entièrement équipés – est une exception. La plupart des brigades sont composées d’hommes mobilisés âgés d’une quarantaine d’années, qui reçoivent une formation minimale et disposent de moyens matériels limités pour s’équiper. Ces unités peuvent à peine se permettre de faire de la publicité et dépendent souvent fortement des œuvres de charité. Certaines ne peuvent même pas y recourir, car elles n’ont pas le personnel nécessaire pour franchir les obstacles bureaucratiques requis pour obtenir des contributions.

J’ai visité une telle unité au printemps, près de l’axe de Vovchansk dans le nord – une compagnie d’artillerie de la 57e brigade. Les soldats m’ont expliqué qu’un seul membre de la compagnie était plus âgé que leur équipement, un obusier automoteur construit en 1976 dans la ville voisine de Kharkiv. Ils ont dû acheter la plupart de leurs vêtements et collecter des fonds pour couvrir les frais d’essence et de réparation des véhicules de la compagnie.

Les limites de l’intervention étatique

Dans une telle situation, on pourrait s’attendre à ce que l’État racle désespérément les fond de tiroirs pour trouver les ressources nécessaires en première ligne. Des coupes budgétaires sévères ont en effet été opérées dans tout ce qui pouvait être sacrifié, l’éducation en faisant les frais, tandis que les impôts indirects ont été revus à la hausse. Pour le reste, le gouvernement a adopté une approche strictement néolibérale de la guerre, bien qu’elle soit largement subventionnée par les pays étrangers, qui couvrent désormais près de la moitié du budget total de l’Ukraine.

Il n’y a pas eu de nationalisation généralisée, ni de conscription des travailleurs, ni de rationnement des biens de consommation, comme cela a souvent été le cas dans le passé lors de conflits longs et éprouvants, lorsque les États se transformaient en gigantesques machines de planification de guerre dotées de vastes pouvoirs d’intervention. En Ukraine, le secteur de la défense est passé d’environ 120 000 employés en 2014 à 300 000 aujourd’hui – une augmentation considérable, même si elle n’est pas particulièrement remarquable après une décennie de guerre. Le secteur se compose d’environ cinq cents entreprises, dont cent appartiennent à l’État et représentent environ la moitié de la production totale. Cependant, les entreprises privées occupent souvent le devant de la scène, comme la marque de vêtements militaires M-TAC, qui habille le président Volodymyr Zelensky de son emblématique treillis vert olive.

Entre-temps, et dans le but de rendre l’Ukraine plus attrayante pour les investisseurs internationaux, le gouvernement a poursuivi ses plans de privatisation amorcés en temps de paix et a continué à réduire la bureaucratie – ou du moins a prétendu le faire. Le système fiscal n’a été réformé qu’il y a quelques mois. Pendant près de trois ans d’une guerre largement décrite comme existentielle pour le pays, le système des impôts continue à refléter le paradis fiscal d’avant-guerre. Les économistes de Kiev, comme beaucoup d’autres, affirment que des interventions plus intrusives ne feraient que pousser une plus grande partie de l’économie vers la clandestinité ou à l’étranger, sapant ainsi les efforts de génération de revenus.

Plus qu’une simple application de la fameuse courbe de Laffer, le véritable souci est que, compte tenu des contraintes nationales et surtout internationales actuelles, il se pourrait bien que cette approche de laisser-faire soit la seule option viable. Si l’État augmente trop les impôts, s’il commence à obliger les magasins de luxe à éteindre leurs lumières ou à nationaliser leurs générateurs au nom de l’effort de guerre, les ventes chuteront et les entreprises et leurs clients se délocaliseront tout simplement à l’étranger, privant ainsi l’État de recettes fiscales essentielles. Dans le même temps, les investisseurs étrangers et les partenaires internationaux pourraient critiquer ces mesures en les qualifiant d’autoritaires ou d’anti-marché, ce qui risquerait de nuire aux relations internationales dont dépend la survie de Kiev. Nombreux sont ceux qui partagent cette inquiétude.

Il n’y a pas eu de nationalisation généralisée, ni de conscription des travailleurs, ni de rationnement des biens de consommation, comme cela a souvent été le cas dans le passé.

À l’époque moderne, la guerre a souvent été menée par les pauvres, tandis que les classes supérieures ont toujours trouvé des moyens pour échapper au service militaire. Cependant, ce qui se passe avec la guerre en Ukraine est différent à la fois en termes d’échelle et d’intention. Le système actuel est défendu comme rationnel et volontaire, plutôt que d’être simplement accepté comme un mal inévitable.

La corruption gangrène l’armée et les services d’approvisionnement. Les riches profiteurs de guerre impliqués dans des scandales notoires font l’objet de critiques. Toutefois, les médias et de nombreux Ukrainiens ont tendance à blâmer le gouvernement et l’« héritage soviétique » bien plus souvent que le système actuel.

Des contraintes communes

La Russie reste moins dépendante des réseaux internationaux et est beaucoup plus autoritaire que l’Ukraine, ce qui laisse une plus grande liberté aux dirigeants politiques pour remodeler l’économie et la société. Le sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko a évoqué un « keynésianisme militaire » russe, dans lequel la volonté de l’État de financer la guerre a conduit à une véritable redistribution, en déplaçant les ressources du haut de la société vers le bas, en particulier vers les travailleurs du secteur de la défense et ceux employés dans ce que l’on appelle les « opérations militaires spéciales ».

Pourtant, les différences entre les méthodes de guerre des deux pays sont plus quantitatives que qualitatives. Les brigades russes organisent également des campagnes publicitaires, rivalisent pour obtenir des dons et cherchent à commercialiser leurs actions militaires. C’est une unité militaire privée russe, le groupe Wagner, qui est allée jusqu’à se mutiner contre le gouvernement, brisant brièvement – mais seulement temporairement – le monopole de l’État sur la violence.

Entre-temps, l’économie russe est soigneusement gérée pour rester aussi axée sur la société civile et la consommation que possible. Elvira Nabiullina, gouverneur de la banque centrale russe, et les principaux dirigeants économiques russes répondent de la même manière que les économistes de Kiev lorsqu’ils discutent de la façon de gérer l’économie en temps de guerre. Les élites russes qui prônent une mobilisation totale de la société et la mise en œuvre d’une économie de guerre totale ont été largement mises à l’écart, du moins pour l’instant. Même si Vladimir Poutine présente la guerre comme une lutte existentielle et civilisationnelle contre l’Occident dans sa totalité, les lumières doivent rester allumées dans le Tsum de Moscou, tout comme elles le sont dans son homologue de Kiev.

S’il fallait une preuve supplémentaire, en voici une : la guerre en Ukraine, selon des études préliminaires, est la première depuis un siècle où les soldats d’origine russe sont sous-représentés dans la liste des victimes, alors que les groupes ethniques minoritaires plus pauvres et moins éduqués sont surreprésentés. Si ce conflit est, à bien des égards, plus « russe » que la Seconde Guerre mondiale ou le conflit en Afghanistan, c’est aussi celui où les Russes ethniques, comparativement plus prospères, s’impliquent le moins, proportionnellement. Ou, comme me l’a dit le gardien d’un camp de prisonniers de guerre ukrainien, « Ici, personne ne vient de Moscou ».

La vérité est que la Russie et l’Ukraine opèrent sous des contraintes et des contextes partiellement communs. Qu’il s’agisse des moyens de financer des unités sous-équipées, des efforts pour empêcher les capitaux de fuir le pays ou du pouvoir des sanctions pour bloquer l’exportation de biens quasi-militaires, aucun des participants ne peut échapper complètement à la loi d’airain du capitalisme tardif et de la mondialisation.

Cette guerre, qui a débuté avec l’invasion massive de l’Ukraine par Poutine, constitue une première historique. Il ne s’agit ni d’une opération de contre-insurrection face à une milice rebelle, ni d’un conflit entre des nations pauvres aux institutions fragiles. Il s’agit du premier véritable affrontement de l’ère capitaliste tardive, entre deux léviathans presque semblables.

La dernière fois que nous avons assisté à un conflit d’une telle ampleur, les États impériaux et totalitaires de la première moitié du XXe siècle ont mené des guerres globales qui ont mobilisé des populations entières, amené de nouveaux groupes sur le marché du travail et suscité d’immenses attentes quant au changement du modèle social. Cependant, ces luttes pour la vie ou la mort ont également entraîné des destructions sans précédent, poussant les nations au bord de l’effondrement.

En revanche, les sociétés néolibérales et capitalistes tardives, lorsqu’elles sont confrontées pour la première fois à des nations homologues, font la guerre en s’efforçant de préserver autant que possible leurs structures économiques et sociales civiles. Elles se battent avec un œil sur le champ de bataille et l’autre sur le moral des investisseurs et les marchés de capitaux. Au risque d’être taxé de cynisme, on peut dire que cette approche explique que la guerre, bien que terrible et sanglante, ait été beaucoup plus limitée que d’autres conflits similaires dans le passé.

Notes :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Ukraine : emprunter le douloureux chemin vers la paix

Zelensky paix - Le Vent Se Lève

Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne rend pourtant pas l’option maximaliste plus légitime. Une escalade entre l’Occident et Moscou serait désastreuse pour les civils ukrainiens – et européens. S’il est difficile de dire quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter, le douloureux chemin vers la fin du conflit doit être entrepris. Par David Broder, traduction Manuel Trimaille [1].

« Restez raisonnable ». Après que l’administration Biden a autorisé l’armée ukrainienne à attaquer des cibles en territoire russe par l’intermédiaire de leurs missiles longue portée, Emmanuel Macron a exhorté Moscou à ne pas réagir de manière excessive. Les autorités russes ont déclaré que les frappes de missiles ATACMS (Missile balistique tactique sol-sol à sous-munitions) impliquaient nécessairement l’engagement opérationnel direct des Etats-Unis. Le ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov a évoqué un changement dans la nature même de la guerre, allant jusqu’à laisser entendre que cela pourrait pousser Moscou à recourir à son arsenal nucléaire.

L’appel à la « raison » d’Emmanuel Macron n’est guère rassurant. Cela revient à s’en remettre à l’espoir qu’en dépit des déclarations antérieures clamant la folie des dirigeants russes, ceux-ci pourraient à présent tempérer leur fureur vengeresse par des considérations rationnelles !

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent.

Les frappes de missiles ATACMS sur le territoire russe ont été présentées par les porte-paroles de l’administration Biden comme un changement de tactique en réponse à l’annonce de la mobilisation de soldats nord-coréens pour déloger les troupes ukrainiennes de l’oblast russe de Koursk. Cet argument ne convainc personne. Joe Biden a longtemps considéré ces frappes comme une ligne à ne pas franchir pour ne pas provoquer de représailles de la Russie – une position qu’il a aujourd’hui abandonnée, au terme de son mandat. Cette démarche s’inscrit également dans un contexte de transition administrative fédérale : selon les mots d’Anatol Lieven, il s’agit ou bien de forcer Donald Trump à ne pas abandonner l’Ukraine, ou bien renforcer la position de l’Ukraine en vue des négociations de paix.

L’annonce de l’utilisation par la Russie d’un missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) contre l’Ukraine a mis à mal l’idée que la politique de l’administration Biden allait faire reculer Vladimir Poutine. Cette riposte offre un avant-goût de ce dont l’armée russe est capable – sans missile nucléaire pour l’instant. La thèse d’un renforcement de la position de l’Ukraine dans les négociations semble également loin de la réalité. S’exprimant sur Fox News, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui jusqu’ici insistait sur la nécessité d’expulser les troupes russes de la moindre parcelle de son territoire, est revenu sur sa position. Il a déclaré que «  des dizaines de milliers de [ses] concitoyens ne pouvaient pas périr » pour le bien de la Crimée. Annexée en 2014, la péninsule peut, selon lui, être récupérée par la « voie diplomatique » – ce qui revient à botter en touche.

« Notre combat à tous ? »

La stratégie de Zelensky a longtemps été d’internationaliser la guerre, ou du moins de l’occidentaliser, en la présentant comme une lutte existentielle pour l’Europe et les États-Unis. Côté occidental, des signes de lassitude commencent à poindre. Certains représentant de l’UE envisagent la remilitarisation – et donc de prendre le relais si Trump refuse de continuer à aider l’Ukraine – mais ce point de vue est loin de faire l’unanimité. À l’approche des élections allemandes prévues en février, le chancelier Olaf Scholz, peu convaincant, semble plutôt soucieux d’assouplir sa position. Son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine – le premier depuis deux ans – a été largement perçu comme une réponse aux demandes de mettre fin à la guerre, un désir qui alimente aujourd’hui le soutien au mouvement d’extrême droit Alternative für Deutschland et au parti éclectique de Sahra Wagenknecht. Enlisé dans les crises budgétaires, Scholz cherche à se positionner dans l’interstice entre ces forces dissidentes et un establishment plus belliqueux.

Les « experts » qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles russes. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime.

Plus largement, la politique occidentale oscille entre tentation isolationniste et fuite en avant belliciste – celle-ci étant même présentée comme un potentiel levier de réindustrialisation ! Mais même en Ukraine, de nombreux signes indiquent que la mobilisation contre l’invasion de février 2022 ne peut durer pour toujours. Si la quantité de soldats mobilisables diminue, le nombre de déserteurs ou d’objecteurs de conscience ne cesse de s’accroître. Des millions d’Ukrainiens se sont admirablement battus pour la défense de leur pays et ont œuvré à maintenir la cohésion d’une société meurtrie et éprouvée. Mais si, comme le dit Zelensky, « des dizaines de milliers » d’individus n’ont pas à mourir pour la Crimée, beaucoup semblent douter que les villages du Donbass qui passent régulièrement d’un camp à l’autre en vaillent davantage la peine.

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise devraient accepter les Ukrainiens. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent. Face à une puissance ouvertement impérialiste, il n’y a aucune raison de principe à préférer la discussion à la lutte armée. Pour autant, tous les jusqu’au-boutistes occidentaux ne se font pas « l’écho des voix ukrainiennes », ainsi qu’ils aiment à le dire.

Il est évidemment difficile de jauger, même théoriquement, la volonté du peuple ukrainien – compte tenu notamment de la chute drastique de la population durant la guerre, des quelques sept millions de réfugiés ayant quitté le pays (dont plus d’un million en Russie), et du fait que des millions d’autres vivent sous occupation russe. Néanmoins, les enquêtes d’opinion permettent d’entrevoir une tendance : elles suggèrent que si, au cours des deux premières années de la guerre, une large majorité d’Ukrainiens préféraient une victoire sans concession à la fin des hostilités, la moitié de la population est aujourd’hui favorable à des pourparlers imminents.

Ils n’envisagent sans doute pas que les négociations aboutissent à un quelconque compromis éclairé, ou garantisse une coexistence pacifique. Ils savent que seule la logique de la force brute s’appliquera. Leur pessimisme est le produit d’une société brutalisée par la guerre, traumatisée par la peur du pire. Les pourparlers conduiraient, à l’évidence, à l’imposition de la volonté russe à son voisin. Les Ukrainiens s’attendent à de nombreuses humiliations, et une mutilation de leur souveraineté.

Pour Volodymyr Zelensky, Kiev « ne reconnaîtra pas légalement » l’amputation de son territoire post-1991. Cette formule semble destinée à laisser libre cours à des solutions ambivalentes. Les dirigeants russes pourraient bien se contenter de transformer l’Ukraine en une zone de « conflit gelé », où l’absence de paix définitive légitimerait une ingérence permanente dans la politique ukrainienne.

Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre.

Les experts occidentaux qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles qui en résultent et s’abattent sur l’Ukraine. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime. En Allemagne, le parti dont la base électorale est la moins disposée à s’engager dans l’armée – les Verts – est précisément la plus belliciste. Mais la rhétorique militariste possède une cohérence interne qui lui est propre. Ses envolées et ses outrances, allant jusqu’à vanter le statut de « co-belligérants » des Européens, ont conduit à une posture que bien peu sont capables d’assumer.

Cheminer vers la paix

Face aux logiques d’escalade, il s’agit de ne pas oublier la pression populaire en faveur d’une issue pacifique en Russie même. Celle-ci est aujourd’hui fragmentée. Loin d’atteindre des dimensions propices à un soulèvement, l’opposition à la guerre demeure largement inorganique. Dans les communautés les plus directement concernées par le conflit, il ne serait pas exact d’affirmer que les millions de gens qui fuient « votent avec leurs pieds » – étant donnée la multitude de facteurs possibles permettant d’expliquer leur départ. Sans doute existe-t-il une opposition importante à la guerre en Russie, mais elle n’a jamais esquissé l’ombre d’une remise en cause du régime. Quant aux scissions internes à l’élite dirigeante, même la tentative de putsch mené par Yevgeny Prigozhin en juin 2023 semble à présent relever de l’histoire ancienne…

Les responsables ukrainiens ont envisagé des élections en 2025 : plus démocratiques sans doute dans leur forme que leurs homologues russes, elles seraient peu susceptibles de proposer de véritables alternatives. Les difficultés susmentionnés en matière de sondages d’opinion s’appliquent également au processus électoral lui-même, et la répression, par le pouvoir politique, des individus considérés comme des traîtres n’augure rien de bon en terme de crédibilité démocratique… L’élection d’un président-chef de guerre, dans le contexte d’une Ukraine militarisée, partiellement occupée et sous la tutelle de ses protecteurs occidentaux, constituerait un usage à tout le moins limité de la souveraineté populaire. Au moins, cela permettrait à la majorité des Ukrainiens d’avoir une influence tangible et reconnue sur la suite des événements, bien qu’aucun consensus ne soit à espérer. Tout gouvernement cherchant à engager des négociations pour la paix peut s’attendre à rencontrer une résistance considérable, voire violente.

Le choix de Biden d’autoriser l’utilisation des missiles ATACMS n’était pas uniquement une décision américaine : il répondait à une demande du gouvernement de Zelensky. Mais la légitimité démocratique d’un président en fin de mandat qui engage un tournant historique dans les relations internationales, susceptible de devenir incontrôlable, est on ne peut plus discutable. Il est peu probable qu’un tel spectacle et les conséquences qui en découleront renforcent la détermination de l’opinion publique américaine ou occidentale à soutenir l’accroissement de l’aide à l’Ukraine. Il existe des courants, en Europe de l’Est et dans les capitales de l’UE tout entière, qui promettent de se battre jusqu’à la victoire et vont jusqu’à se présenter comme à même de prendre le relais si, sous Trump, la conditionnalité du soutien des États-Unis à Kiev devait s’endurcir. Mais les sondages, qui ne sont plus mis à jour sur le site du Parlement européen, suggèrent que les différents mouvements qui mêlent dissidence, pacifisme, découragement et lassitude ont sapé ce prétendu consensus.

Joe Biden appartient à une génération de Guerre Froide. Pourtant, il semble oublieux de la logique de dissuasion mutuelle qui, autrefois, retenait les États occidentaux d’entrer en conflit trop direct avec Moscou. Néanmoins, les populations de l’Ukraine (en particulier celles à faibles revenus et en âge de combattre) et de l’UE sont peut-être plus attentives à ce que pourrait signifier une nouvelle escalade. Si cette guerre est effectivement une « lutte existentielle » contre l’Occident et ses valeurs, les positions et intérêts de ces démocraties ne peuvent pas être ignorés. Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre. Nous avons besoin d’un plan concret pour que l’Europe puisse sortir de cette guerre. Et vite.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to End the War in Ukraine ».

Les mythes de l’OTAN perdent de leur éclat

Balles et drapeau de l’OTAN. © Marek Studzinski

Alors que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche interroge les pays européens sur l’avenir de la protection militaire que leur accorde depuis 75 ans l’OTAN, cette alliance reste pourtant centrale dans leur politique de défense. Surtout, elle fait toujours l’objet de mythes pourtant largement invalidés par l’histoire : celle d’une alliance défensive, composée de pays démocratiques et promouvant le respect des droits humains. Autant de mensonges qu’il est temps de dénoncer, pour sortir de l’aveuglement sur cette structure clé de l’impérialisme américain. Par Sevim Dagdelen, députée allemande du mouvement de Sarah Wagenknecht (BSW) [1].

L’histoire des Lumières nous enseigne qu’il faut toujours se méfier de l’image qu’une personne ou une organisation donne d’elle-même. Les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà compris ; au-dessus du temple d’Apollon, on pouvait lire la maxime « Connais-toi toi-même ». La connaissance de soi, qualité humaine essentielle, devrait également valoir pour les organisations. Pour l’OTAN, ce n’est apparemment pas le cas.

Plus encore, le déni de sa véritable nature fait partie de l’essence même de l’organisation. Autrement dit, l’alliance militaire promeut activement une image favorable, mais trompeuse. Étonnamment, la question de savoir si celle-ci reflète la réalité est très rarement posée. En fait, les 75 années d’existence de l’OTAN équivalent à 75 années de déni, avec toutefois une expansion spectaculaire de son échelle et de sa portée au cours des dernières années.

Une organisation défensive ?

Tout d’abord, il y a le mythe central de l’OTAN en tant qu’organisation défensive : une communauté d’États de droit dont le seul but est de défendre le territoire de ses membres dans le respect du droit international. L’histoire raconte un récit bien différent. En 1999, en violation du droit international, l’OTAN a elle-même mené une guerre d’agression contre la République fédérale de Yougoslavie. Parmi les crimes de guerre commis par l’OTAN figurent le bombardement d’une station de télévision à Belgrade et un bombardement – présumé accidentel – de l’ambassade de Chine, qui a tué trois journalistes chinois.

En Afghanistan, elle s’est engagée à partir de 2003 dans une guerre qui dépassait largement le territoire de l’alliance. Vingt ans plus tard, le pouvoir a été remis aux talibans, alors que leur renversement était justement l’objectif déclaré de l’invasion. Cette guerre de 20 ans en Afghanistan a été marquée par de nombreux crimes de guerre qui sont restés impunis. On peut citer par exemple la frappe aérienne étasunienne d’octobre 2015 sur un hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz.

L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années.

L’OTAN a adopté la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un. Dans la pratique, cela signifie que les actes individuels de membres de l’OTAN doivent également être attribués à l’organisation elle-même. L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années. Les guerres, comme celle d’Irak, étaient des violations flagrantes du droit international, fondées sur des mensonges.

L’OTAN n’est pas une organisation défensive, mais une organisation d’illégalité et de violation du droit international qui, séparément ou en tant qu’organisation, mène des guerres d’agression sur une base politiquement opportuniste.

Des États de droit démocratiques ?

Un deuxième mythe, peut-être celui qui a été inculqué avec le plus d’insistance, est que l’OTAN serait une communauté de démocraties, ancrée dans l’État de droit. Mais une fois de plus, l’histoire dément cette présentation flatteuse. Jusqu’en 1974, le Portugal, membre de l’OTAN, était dirigé par une dictature fasciste qui a mené des guerres coloniales sanglantes en Angola et au Mozambique. Les combattants de la résistance ont été conduits dans des camps de concentration tels que Tarrafal au Cap-Vert, où nombre d’entre eux ont été torturés à mort. Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

C’est l’OTAN elle-même qui a lancé l’Opération Gladio, une organisation clandestine en Europe occidentale qui devait être activée lorsque des majorités démocratiquement élues menaçaient de voter contre l’adhésion à l’OTAN. En Italie, des attentats terroristes ont par exemple été perpétrés au nom de groupes d’extrême gauche pour discréditer le Parti communiste italien lorsqu’il tentait de former un gouvernement.

On pourrait objecter que nous évoquons ici une époque révolue et que l’OTAN est désormais prête à être sollicitée dans la lutte mondiale des démocrates contre les autocrates. Or même sur ce point, tout observateur sérieux doit conclure qu’il y a quelque chose d’inexact dans cet aspect de l’image que l’alliance du 21ème siècle donne d’elle-même. Prenons l’exemple de la Turquie sous le président Recep Erdogan. Le pays a mené des guerres illégales à plusieurs reprises contre l’Irak et la Syrie, a soutenu des groupes terroristes islamistes en Syrie et, selon l’estimation du gouvernement allemand en 2016, est un tremplin pour les islamistes. Pourtant, il est et reste à ce jour un membre important de l’OTAN.

Il existe des accords de sécurité bilatéraux, comme celui conclu avec l’Espagne de Franco, avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que ces États sont ouvertement antidémocratiques. Le seul critère valable pour traiter avec l’Alliance est un avantage géopolitique évident. L’OTAN n’est pas une communauté de démocraties et elle n’existe pas non plus pour défendre la démocratie.

Respect des droits humains ?

Troisièmement, l’OTAN affirme qu’elle protège les droits humains. Même si on passe au-dessus du fait que les actions de l’OTAN bafouent sans cesse le droit au travail, aux soins de santé et à un logement adéquat, cet élément de l’identité qu’elle propage ne correspond pas non plus à la réalité. Aujourd’hui, les prisonniers de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis croupissent toujours à Guantanamo Bay, où ils sont détenus sans procès depuis près d’un quart de siècle. Telle est la réalité des « droits humains » dans le premier pays de l’OTAN. Quant aux 14 années de calvaire de Julian Assange, elles en disent long sur le respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

Son « crime » a été de révéler au public les crimes de guerre commis par les États-Unis. Une campagne de dénigrement a été lancée contre lui où Hillary Clinton et Mike Pompeo ont ouvertement envisagé son assassinat. Cela fait partie de la réalité de la relation de l’OTAN avec les droits humains. La campagne internationale pour défendre Assange a heureusement été couronnée de succès et il est aujourd’hui un homme libre. La lutte pour sa libération illustre le nécessaire combat pour la liberté en tant que telle au cœur du système de l’OTAN.

L’orgueil avant la chute ?

Vu la propagande incessante du mythe de l’OTAN, il est presque miraculeux que non seulement le soutien à l’organisation s’érode dans le monde entier, mais que ce soit précisément les personnes les plus exposées à cette propagande qui sont de plus en plus sceptiques à l’égard du pacte militaire. Aux États-Unis, l’approbation de l’OTAN par l’opinion publique n’a cessé de diminuer ces dernières années, tandis qu’en Allemagne, la majorité des citoyens doutent du principe de défense de tous les membres. En d’autres termes, ils ne sont plus disposés à s’engager à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les gens sentent bien que les apparences sont trompeuses.

Alors que ses défenseurs parlent de l’alliance comme si elle était éternelle, l’OTAN commet une erreur dans l’escalade en Ukraine et dans l’expansion de ses opérations en Asie. Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension. L’OTAN semble répéter les erreurs de calcul de l’Empire allemand lors de la Première Guerre mondiale, mais cette fois à l’échelle mondiale.

Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension.

À l’époque, l’Empire allemand pensait pouvoir mener une guerre sur deux fronts. Aujourd’hui, une croyance similaire gagne du terrain au sein de l’OTAN, selon laquelle elle devrait non seulement affronter la Russie et la Chine, mais aussi s’engager au Moyen-Orient. Il s’agit d’une prétention orgueilleuse à l’hégémonie mondiale.

Trois nouveaux fronts

L’OTAN se considère visiblement comme menant une guerre sur trois fronts. Mais si elle le faisait, sa défaite serait certaine dès le départ. Dans ce contexte, il est logique que trois réunions spécifiques aient été prévues lors du sommet de l’OTAN. La première était une session de travail consacrée à la poursuite du réarmement de l’alliance. La deuxième était le Conseil OTAN-Ukraine, où l’on a discuté des moyens d’étendre le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, en augmentant les livraisons d’armes et en permettant à l’Ukraine d’adhérer à terme à l’OTAN. Enfin, une troisième session a été organisée avec les partenaires de l’Asie-Pacifique (ou l’AP4, qui comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) et une rencontre avec les dirigeants de l’UE.

75 ans après sa création, l’OTAN s’efforce de renforcer la volonté de combattre en Ukraine et de s’étendre vers l’Asie, avec l’intention d’y promouvoir l’« Otanisation » de la région et d’y mettre en œuvre la stratégie qu’elle estime avoir déjà déployée avec succès contre la Russie. Actuellement, l’objectif principal dans le Pacifique n’est pas l’adhésion directe des pays asiatiques à l’OTAN, mais l’élargissement de la sphère d’influence de l’OTAN par le biais d’accords de sécurité bilatéraux. Et pas seulement avec l’AP4, mais aussi avec les Philippines, Taïwan et Singapour.

Tout comme l’Ukraine est considérée comme un État en première ligne face à la Russie, l’OTAN espère faire de pays asiatiques comme les Philippines des États challengers face à la Chine. L’objectif initial est de participer à une guerre froide par procuration, tout en se préparant à une « guerre chaude » par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Asie. L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie a suivi le principe de la « grenouille bouillie ». Progressivement, de nouveaux États d’Europe de l’Est sont devenus membres afin de ne pas trop éveiller les soupçons de la Russie. C’est également de la sorte que les choses se passent aujourd’hui en Asie. Pour contenir la Chine, l’OTAN resserre un à un ses liens avec les pays qui l’entourent et construit une phalange prête à la guerre. 

Comme toujours, l’objectif est d’éviter de devoir mener soi-même une telle guerre et d’avoir accès aux ressources des alliés pour mener ces guerres froides, puis chaudes. Cette évolution s’accompagne d’une guerre économique, désormais également dirigée contre la Chine, dont le fardeau le plus lourd est supporté par les économies des États clients des États-Unis. Les États-Unis et l’OTAN suivent une méthode de guerre définie par l’ancien stratège militaire chinois Sun Tzu, qui conseillait à un État d’essayer de mener une guerre sans ses propres ressources.

Le problème pour les stratèges de l’OTAN n’est pas seulement leur volonté de mettre le feu au monde entier, mais aussi le risque d’intensifier la construction d’alliances parmi les États qui rejettent l’OTAN. Pour ces États, le regroupement devient une nécessité pour protéger leur propre souveraineté. Ainsi, la politique de l’OTAN encourage la montée en puissance des pays du BRICS et d’autres alliances dans le Sud global… Paradoxalement, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN promeuvent un monde multipolaire. Avec son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, l’OTAN perd désormais toute légitimité morale dans le Sud, puisqu’elle est considérée comme complice des crimes de guerre israéliens.

Les stratégies de l’alliance s’écroulent en raison de sa propre sur-extension impériale. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un cessez-le-feu et de l’ouverture de négociations en Ukraine. Les politiques agressives en Asie doivent également cesser. En fin de compte, la lutte contre l’OTAN est également une lutte pour sa propre souveraineté. Au lieu d’une alliance d’États clients des États-Unis, l’Europe doit suivre sa propre voie. Un premier pas serait de ne plus se laisser berner par une alliance militaire qui finance sa stratégie agressive en réduisant les dépenses sociales et les services publics des États membres.

[1] Article de notre partenaire belge Lava Media.

Viktor Orbán et le conflit ukrainien : un « non-alignement » pragmatique ?

Viktor Orban - Le Vent Se Lève
Discours annuel de Viktor Orbán sur « l’état de la nation », Budapest, février 2024.

Plus que jamais, Viktor Orbán donne de l’urticaire à Bruxelles et à Washington. L’été dernier, il a profité de sa présidence tournante de l’Union européenne pour promouvoir une fin négociée de la guerre en Ukraine, à la faveur d’une large tournée internationale (Kiev et Washington, mais aussi Moscou, Pékin et Mar-a-Lago…). Défendant le « réalisme » du Premier ministre hongrois, Balázs Orbán, directeur politique de son bureau, avait réaffirmé que la Hongrie continuerait à « œuvrer pour la paix, en cohérence avec ses priorités nationales ». Mais en quoi consistent-elles, et pourquoi conduisent-elles les dirigeants hongrois à privilégier cette posture de non-alignement ? La réponse à cette question englobe quatre dimensions : la stratégie électorale du parti au pouvoir, le rôle des minorités magyarophones d’Ukraine, le rapport des dirigeants hongrois à l’intégration euro-atlantique, et la mise à jour de la géopolitique hongroise traditionnelle.

« Droite de la paix » contre « gauche de la guerre »

Par leur posture « non-alignée » et leur plaidoyer pour des négociations, les dirigeants hongrois ne servent pas seulement leurs « intérêts nationaux » perçus : ils sont attentifs à des enjeux électoraux de court terme. Les élections générales d’avril 2022, que le Fidesz [parti de Viktor Orbán NDLR] a remportées avec 54,13% des voix (son meilleur résultat électoral à ce jour), ont été fortement marquées par l’invasion russe du pays voisin.

Le candidat commun des partis d’opposition, Péter Márki-Zay, euro-atlantiste convaincu, s’était alors prononcé en faveur des livraisons d’armes à Kiev, et même de l’envoi de soldats hongrois sur le terrain, dans l’éventualité d’une intervention directe de l’OTAN. Orbán et ses troupes, qu’on aurait pu penser déstabilisées par leur proximité affichée avec le régime russe, avaient alors eu beau jeu de se poser en défenseurs de la paix et de la sécurité, contre un « camp de la guerre » incarné par la gauche libérale.

Hongrie et Russie ont en partage une classe dirigeante post-soviétique ayant intérêt à conserver une puissance étatique indépendante.

Tout relatif que ce soit cet engagement « pacifiste », si l’on garde à l’esprit le soutien d’Orbán aux bombardements israéliens sur Gaza et à l’invasion du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, il résonne dans une large partie de la population hongroise1. Comme le soulignait Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage, on peut penser qu’à l’inverse de la Pologne, des pays baltes ou de l’Ukraine, la Hongrie a réglé, avec la Révolution de 1956 puis le démantèlement du Rideau de fer, son contentieux historique avec la Russie. Bien vivace, le souvenir de 1956 reste d’ailleurs teinté de désillusions : à l’époque, les chancelleries occidentales n’étaient pas venues en aide aux insurgés hongrois qui affrontaient les chars soviétiques.

Ainsi, durant les élections européennes du printemps dernier, Orbán a teinté son discours d’une coloration « pacifiste ». Martelant le slogan « pas de migrations, pas de genre (sic), pas de guerre », il a récolté 44,82% des suffrages. Son principal opposant, Péter Magyar, ex-apparatchik du Fidesz ayant fait une entrée fulgurante sur la scène politique en dénonçant la corruption de son ancien parti, a adopté une ligne similaire sur la question ukrainienne ; il est parvenu à fédérer une large partie du vote d’opposition tout en grappillant des voix sur le Fidesz, avec un total de 29,6% des voix2.

Au secours des magyarophones d’Ukraine

Un autre point sensible de la politique intérieure hongroise a été touché par la réaction en chaîne enclenchée par les événements de Maïdan. Le renversement du président Ianoukovytch et les nouvelles lois linguistiques adoptées dans la foulée ont marqué un recul pour l’ensemble des minorités linguistiques ukrainiennes, incluant les 150 000 magyarophones de Transcarpathie (dont plus de la moitié seraient binationaux, et largement électeurs du Fidesz).

Or, depuis la chute du Rideau de fer et sur fond d’irrédentisme, la situation des minorités magyarophones des pays frontaliers a été au cœur de la joute partisane hongroise. Au début des années 2000, le Fidesz devait s’emparer du sujet face à une gauche libérale (alors au gouvernement) accusée d’y être indifférente. Ainsi, la Loi fondamentale de 2011, adoptée par le gouvernement Orbán, stipule que ces minorités font partie de la nation, et que la Hongrie « porte la responsabilité du destin des Hongrois vivant en dehors de ses frontières3 ». Ce soutien se traduit par un appui financier aux institutions des minorités magyarophones, ainsi que par l’attribution de la double nationalité sur demande.

Une loi adoptée en 2017 par la Rada ukrainienne et restreignant l’usage des langues minoritaires dans les établissements scolaires a particulièrement tendu les relations entre Budapest et Kiev. Le gouvernement hongrois s’est alors employé à retarder l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN et l’UE, la conditionnant par la protection des droits linguistiques des magyarophones de Transcarpathie4. Par la suite, en réponse au non-alignement de Budapest face à l’invasion russe, Kiev a ajouté la banque hongroise OTP à la liste des « sponsors de guerre », puis a révoqué la licence d’une série de produits vendus en Ukraine par l’entreprise pharmaceutique hongroise Gedeon Richter, enlisant les négociations avec Budapest.

Si le parti d’extrême droite Mi hazánk (Notre patrie) a revendiqué le territoire de la Transcarpathie advenant un démantèlement de l’Ukraine, on peut douter que le réalisme des dirigeants hongrois les autorise à miser sur une telle éventualité5. L’état de ses relations avec le gouvernement ukrainien n’en est pas moins en partie lié au sort de la minorité magyarophone, pour laquelle la forme institutionnelle de l’Ukraine d’après guerre sera déterminante. Ainsi, en 2015, Orbán déclarait dans une adresse à ses diplomates que, dans le contexte actuel, le gouvernement hongrois devait viser à une plus grande décentralisation de l’Ukraine bénéficiant aux minorités linguistiques6.

Cette vision des choses fournit un élément d’explication à l’appui apporté – jusqu’à récemment – par la Hongrie à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE. La volonté de peser sur le sort des minorités magyarophones – en les utilisant comme levier de négociation – et, à terme, de permettre une meilleure circulation de cette main-d’œuvre à bas coût vers la Hongrie (comme c’est actuellement le cas pour les magyarophones de Slovaquie et de Roumanie), semblait expliquer cette prise de position7.

Euroatlantisme à géométrie variable

Cette démarche s’inscrivait en outre dans une vision plus large de l’intégration euro-atlantique et de la place de la Hongrie dans celle-ci. Comme la quasi-totalité des acteurs hongrois de l’ère postcommuniste, le Fidesz est, depuis sa création partisan, de l’insertion dans l’OTAN et dans l’UE. Cependant, contrairement à la gauche libérale, cet engagement est essentiellement instrumental : être membre de l’OTAN vise à « garder les Russes dehors, et les Allemands à terre8 ». Quant à l’adhésion à l’UE, elle permet de bénéficier des subventions communautaires – en échange de quoi la Hongrie fournit une main-d’œuvre peu coûteuse et mal protégée à la chaîne d’assemblage des industries ouest-européennes (à commencer par l’industrie de l’automobile allemande)9.

Le gouvernement hongrois s’oppose ainsi au caractère supranational de l’intégration euro-atlantique. S’il adhère à l’orientation néolibérale de l’UE, il la décline de manière hétérodoxe, s’assurant de conserver une certaine autonomie d’action : refus d’adopter l’euro, régulation bancaire et financière, nationalisation du secteur de l’énergie, taxation des banques, refus de l’indépendance de la Banque centrale, etc.

Dans ce cadre, l’intégration euro-atlantique de l’Ukraine (comme celles, soutenues également par la Hongrie, de la Serbie et d’autres pays des Balkans, ainsi que l’inclusion de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’espace Schengen) visait à renforcer le pôle oriental de l’UE – face à un pôle occidental considéré comme en voie de dissolution dans la supranationalité bruxelloise. Pour Orbán, les nations d’Europe centrale partagent une vision commune des relations internationales basée sur la prééminence d’États-nations défendant leurs intérêts, pratiquant entre eux des formes de coordination (à l’image du fonctionnement du groupe de Visegrád qui réunissait Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie jusqu’au schisme polono-hongrois ayant fait suite à l’invasion russe) et en capacité « de définir [leur] politique étrangère et intérieure en toute indépendance10».

Elles ont aussi en partage une classe dirigeante post-soviétique ayant intérêt à conserver une puissance étatique indépendante. La posture des élites hongroises peut ainsi être rapprochée de celle de l’oligarchie russe décrite par le chercheur Volodymyr Ischenko dans un article pour LVSL, dont le pouvoir s’est constitué en mobilisant une base étatique et nationale postcommuniste – ce qui l’amène à refuser de se fondre dans le tout normé et transnational du capitalisme occidental11. Les dirigeants du Fidesz se conçoivent eux-mêmes comme les chefs de file d’une « classe dirigeante historique » ayant à sa charge l’intérêt national, avec l’État comme outil essentiel pour asseoir son pouvoir économique et politique12.

Pour accroître ses marges de manœuvre, le Fidesz a ainsi opéré une « ouverture vers l’Est » avantageuse sur les plans économique et énergétique. La coopération avec la Russie a permis l’accès à un vaste marché agricole (du moins jusqu’à la mise en place des sanctions occidentales en 2014), à du gaz naturel bon marché, mais aussi la coordination avec Rosatom pour la construction de la centrale nucléaire de PAKS-II13. Les dernières années ont aussi vu l’installation de « giga-usines » de production de batteries électriques, propriétés de multinationales asiatiques (comme la sud-coréenne Samsung ou de la chinoise CATL), soutenues par l’introduction de dizaines de milliers de travailleurs détachés extra-européens que le Fidesz encourage, à rebours de sa propre rhétorique anti-immigration. Cet afflux de travailleurs corvéables permet de compenser la pénurie de main-d’œuvre hongroise14.

En avril 2023, menacé par des sanctions américaines, le gouvernement hongrois a dû mettre fin à sa participation à la Banque internationale d’investissements, contrôlée par la Russie et basée à Budapest

Avec l’invasion russe, le gouvernement hongrois, dont les relations s’étaient déjà envenimées avec son voisin, a dû choisir entre un alignement sur les positions occidentales compatible avec l’intégration de l’Ukraine, et un non-alignement autorisant le maintien de ses coopérations énergétiques avec la Russie. Prévoyant la défaite de l’Ukraine et de l’OTAN, Orbán a choisi d’emprunter la seconde avenue, plus en phase avec les intérêts de la classe dirigeante hongroise et avec une stratégie géopolitique de long cours – celle d’un pays-traversier.

Pays-traversier dans le nouvel ordre mondial

Cette posture géostratégique a une histoire ancienne : on en trouve des traces dès les fondations de l’État médiéval hongrois, alors que le roi István se rattache à l’Occident européen en se convertissant au catholicisme, tout en maintenant l’indépendance du pays et ses liens avec Byzance. Fin juillet 2024, à l’occasion de son intervention annuelle à l’Université d’été de Bálványos, un village magyar de Transylvanie (Roumanie), Orbán a exposé la manière dont il cherche à reconduire cette logique dans le cadre des bouleversements géopolitiques en cours15.

La défaite annoncée de l’OTAN en Ukraine cristallise à ses yeux une érosion de la domination occidentale, et un déplacement du centre de gravité mondial vers l’Est. La réélection de Donald Trump entraînerait, pour Orbán, un recentrement des États-Unis sur leur arrière-cour continentale, forçant l’UE à construire son « autonomie stratégique » sur les plans militaire, technologique, énergétique et diplomatique, indépendamment de l’OTAN. L’affaiblissement consécutif des partisans de la supranationalité bruxelloise freinerait leurs velléités fédérales, ce qui contribuerait à la consolidation d’un bloc nationaliste des États d’Europe centrale.

Dans ce contexte, un petit pays comme la Hongrie, historiquement à mi-chemin entre Orient et Occident, devrait garantir son indépendance en s’appuyant sur les divers blocs géopolitiques en présence, refusant de participer à leur affrontement et travaillant plutôt à sa « connectivité » avec ceux-ci. Depuis quelques semaines, Orbán parle aussi de « neutralité économique ». Des concepts avec lesquels il cherche à moderniser la posture du pays-traversier : la Hongrie agirait alors comme un point de passage de tous les côtés en fonction des intérêts nationaux, chaque « connexion » accroissant sa marge de manœuvre et ses capacités de négociation.

Ainsi, il note qu’aux yeux du gouvernement chinois, la Hongrie joue le rôle de porte d’entrée dans l’UE, justifiant l’important « partenariat stratégique » entre les deux pays16. C’est ce qui légitime, aux yeux d’Orbán, que la Hongrie reste membre de l’UE : combiné à la posture de pays traversier non-aligné, ce positionnement la rend attractive aux yeux des puissances orientales. Pour autant, le premier ministre hongrois n’exclut pas complètement un Huxit [« Hungary Exit », déclinaison hongroise d’un Brexit NDLR], conditionnant celui-ci par une « offre » – jugée peu probable – de la part du parrain étatsunien17. Non-alignement, certes – mais un non-alignement pragmatique, voire transactionnel.

Soutenabilité du « non-alignement » en question

En somme, tournant le dos à l’engagement occidental dans le conflit russo-ukrainien, le Fidesz solidifie sa base électorale contre ses adversaires de l’opposition libérale, défend les droits linguistiques des minorités magyarophones d’Ukraine tout en les utilisant comme levier, soutient les intérêts de la classe dirigeante hongroise à l’intérieur de l’UE et poursuit une stratégie géopolitique de long terme visant à insérer la Hongrie comme pays-traversier dans le nouvel ordre mondial. Mais, par-delà la guerre en Ukraine, cette dernière avenue est-elle soutenable dans le contexte des bouleversements à venir?

Dans une intervention récente, le politologue Péter Tölgyessy, anciennement député du Fidesz, avançait que l’alliance entre Orbán et Trump – advenant que celui-ci soit bel et bien réélu -, pourrait se fracturer sur la question du rapport avec la Chine. L’ex-député András Schiffer, souverainiste de gauche, soulignait quant à lui que la stratégie du gouvernement hongrois reposait entièrement sur sa capacité à rester membre de l’UE, malgré des tensions avec Bruxelles qui ne cessaient d’aller en s’envenimant – et, peut-on ajouter, la fragilité de la construction européenne elle-même.

La stratégie géopolitique hongroise repose bien sur ce jeu d’équilibre précaire. Par exemple, en avril 2023, sous pression des États-Unis et dans le contexte de menaces de sanctions contre des responsables du régime par le Congrès états-unien, le gouvernement hongrois a dû mettre fin à sa participation à la Banque internationale d’investissements, contrôlée par la Russie et basée à Budapest18. De même, en janvier 2024, Budapest était forcée d’entériner un plan d’aide de 50 milliards d’euros à l’Ukraine, après que Bruxelles l’a menacé de couper son financement communautaire, d’attaquer sa monnaie et de miner sa crédibilité sur les marchés financiers19. Le gouvernement hongrois mise bien sur la réélection de Donald Trump pour entraîner un désengagement des Nord-Américains hors d’Ukraine. L’isolationnisme de celui-ci, dans le cas d’une éventuelle seconde présidence, est pourtant loin d’être garanti, compte tenu du bilan russo-ukrainien de son premier mandat et du profil de ses soutiens et donateurs20

De la chute de la Couronne hongroise face aux Ottomans à l’effondrement du « Royaume » de Horthy pendant la Seconde Guerre mondiale, l’histoire hongroise compte moult exemples de régimes qui, ayant fragilisé leur population et leurs équilibres stratégiques, virent leur pouvoir anéanti, avec des conséquences graves pour la souveraineté du pays. Advenant une crise ou un différend international majeur avec ses partenaires, le gouvernement du Fidesz pourrait manquer des ressources nécessaires pour maintenir son non-alignement, tant son souverainisme repose sur une série de dépendances – énergétiques, industrielles, diplomatiques – et de contradictions – au premier chef desquelles l’alliage entre nationalisme et néolibéralisme – qu’il pourrait être difficile de surmonter.

Note :

1 Le gaz azéri, dont le gouvernement hongrois souhaite augmenter l’importation, y étant sans doute pour quelque chose : Interfax, « Hungary wants to increase gas purchases from Azerbaijan and Turkey – Szijjarto », (31 août 2023): https://interfax.com/newsroom/top-stories/94145/

2 Pour le moment, Péter Magyar reconduit les positions du Fidesz sur la plupart des sujets (rapport à la nation et à l’Union européenne, politique économique et fiscale, immigration, etc.), tout en dénonçant la corruption du parti au pouvoir et son rapport conflictuel avec ses adversaires et ses partenaires européens. Ce qui, souligne par la bande, le degré d’hégémonie auquel est parvenu le régime d’Orbán.

3 Ministère de la Justice de Hongrie, « Loi fondamentale de la Hongrie », (2024) : https://njt.hu/jogszabaly/fr/2011-4301-02-00

4 Andrzej Sadecki et Tadeusz Iwański, « Ukraine–Hungary: the intensifying dispute over the Hungarian minority’s rights », Center for Eastern Studies, no. 280 (14 août 2018) et Christian Lamour, « Orbán Placed in Europe: Ukraine, Russia and the Radical-Right Populist Heartland », Geopolitics, 29, no. 4, (2024):1297-1323

5 Fait notable, dans son entretien avec Tucker Carlson, Vladimir Poutine a explicitement abordé le sort des minorités magyarophones de Transcarpathie.

6 Cité dans Christian Lamour, Op. cit., 1314-1315

7 Gábor Egry, «Beyond Electioneering : Minority Hungarians and the Vision of National Unification», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

8 Cité dans Christian Lamour, Op. cit., 1315.

9 Peter Wilkin, « The Rise of ‘Illiberal’ Democracy: The Orbánization of Hungarian Political Culture », Journal of World-Systems Research, 24, no. 1 (2018): 7.

10 Orbán enrobe ce constat dans des considérations ethnoculturelles et confessionnelles caractéristiques du nationalisme conservateur hongrois, qui selon lui expliquent aussi d’autres différends avec les pays occidentaux, par exemple sur les questions sociétales. Viktor Orbán, « Conférence de Viktor Orbán à la XXXIIIème Université libre et Camp d’étudiants de Bálványos », (Site officiel du premier ministre hongrois, 27 juillet 2024) : https://miniszterelnok.hu/en/conference-de-viktor-orban-a-la-xxxiiieme-universite-libre-et-camp-detudiants-de-balvanyos/

11 En attestent les importants transferts de ressources, d’entreprises et capitaux opérés par le gouvernement hongrois au profit de proches du Fidesz. Volodymyr Ischenko, « La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien », (Le Vent se lève, 13 juin 2023) : https://lvsl.fr/la-crise-du-bonapartisme-post-sovietique-et-le-conflit-ukrainien/

12 Ces mots ont été prononcés par un proche d’Orbán alors que le Fidesz se trouvait dans l’opposition. Ils se réfèrent à la noblesse hongroise patriote qui, pendant des siècles, s’était considérée comme responsable de la souveraineté et des intérêts du Royaume, puis de la Nation, face aux occupants ottomans et autrichiens. Cité dans Zsolt Enyedi, « Plebeians, citoyens and aristocrats or where is the bottom of bottom-up? The case of Hungary », dans European Populism in the Shadow of the Great Recession, sous la dir. de Hanspeter Kriesi et T. S. Pappas (Colchester : ECPR Press, 2015) : 240.

13 Christian Lamour, Op. cit., 1298. András Szabó et András Pethő, « Orbán blocked the idea that could have pushed out Russia from Hungary’s nuclear plant expansion », (Direkt36, 7 mai 2024) : https://www.direkt36.hu/en/volt-egy-otlet-az-oroszok-kiszoritasara-a-paksi-bovitesbol-de-elbukott-orbanon/.

14 Dans les dernières années, environ 700 000 Hongrois ont quitté le pays pour travailler à l’étranger. Valérie Gauriat et Zoltan Siposhegyi, « Hungary calls for foreign nationals to bridge labour gap despite hardline immigration policies », (Euronews, 21 septembre 2023) : https://www.euronews.com/2023/09/21/hungary-calls-for-foreign-nationals-to-bridge-labour-gap-despite-hardline-immigration-poli et Edit Inotai, « Be My Guest Worker: Hungary Forced to Confront Attitudes to Immigration », (Reporting Democracy, 6 décembre 2023) : https://balkaninsight.com/2023/12/06/be-my-guest-worker-hungary-forced-to-confront-attitudes-to-immigration/

15 Viktor Orbán, Op. cit.

16 Avec, par exemple, des investissements chinois de 3,5 milliards d’euros en 2022, la construction de l’antenne d’une université chinoise à Budapest, un accord-cadre avec Huawei, la participation chinoise à la construction du lien ferroviaire à haute vitesse entre la Hongrie et la Serbie ou encore l’inauguration d’une nouvelle liaison aérienne entre la Chine et la Hongrie. La Tribune, « Après Moscou, Viktor Orban continue sa tournée diplomatique à Pékin et inquiète les Européens » (8 juillet 2024) : https://www.latribune.fr/economie/international/apres-moscou-viktor-orban-continue-sa-tournee-diplomatique-a-pekin-et-inquiete-les-europeens-1001799.html

17 « Je ne pense pas que les États-Unis nous fassent une offre économique et politique qui nous donne une meilleure chance que notre appartenance à l’Union européenne. Si nous en recevons une, il faudra l’examiner » : Viktor Orbán, Op. cit.

18 Flora Garamvolgyi, « Viktor Orbán’s political allies in Hungary in sights of US sanctions », (The Guardian, 13 avril 2023) : https://www.theguardian.com/world/2023/apr/13/viktor-orbans-political-allies-in-hungary-in-sights-of-us-sanctions et Dr. András Rácz, « Upping the Stakes: US Sanctions Force Hungary to Shift Policy on Russia’s International Investment Bank », (German Council on Foreign Relations, 18 avril 2023) : https://dgap.org/en/research/publications/upping-stakes-us-sanctions-force-hungary-shift-policy-russias-international

19 Serge Halimi, « L’Europe au pas cadencé », (Le Monde diplomatique, mars 2024) : https://institutions-mondediplo-com.bibelec.univ-lyon2.fr/2024/03/RIMBERT/66649

20 Politicoboy, « Donald Trump, la candidat antisystème? », (Le Vent se lève, 19 août 2024) : https://lvsl.fr/donald-trump-le-candidat-antisysteme/

Du « pacifisme intégral » au réarmement de l’Allemagne : le tournant des « Verts »

Verts allemands - Le Vent Se Lève
La ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock.

Si l’Allemagne a longtemps entretenu des relations cordiales avec la Chine et la Russie, un tournant s’est produit avec la coalition dirigée par Olaf Scholz depuis 2021. Un parti, plus que tout autre, y fait pression pour rompre la bonne entente avec les « régimes autoritaires » : les « Verts » (Die Grünen). Une attitude que l’invasion de l’Ukraine n’a fait que renforcer. L’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, issue des « Verts », est à l’avant-garde du réarmement de l’Allemagne, de son intégration dans l’OTAN et du soutien militaire à l’Ukraine. Un positionnement aux antipodes de la doctrine initiale du parti, fondé sur un « pacifisme intégral » dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam.

En octobre 2022, les Grünen se réunissent en Congrès à Bonn, alors que le parti participe depuis 2021 à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, avec le SPD, (social-démocrate) et le FDP (libéral-démocrate et pro-business). En son sein, les Verts occupent notamment le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie. La guerre en Ukraine et ses conséquences géopolitiques sont l’un des principaux thèmes à l’ordre du jour. Il s’agit, pour les Verts, de discuter des modalités de l’aide militaire à l’Ukraine et du « fonds de défense spécial », qui vise à combler les nombreuses lacunes de l’armée allemande, tant en termes d’équipements que de personnel. Le débat est bref, les dissensions mineures, le soutien à l’armée ukrainienne et le fonds de défense sont largement plébiscités. Depuis, ce soutien ferme a été régulièrement réitéré par l’ensemble de ses membres.

Une telle ligne tranche significativement avec la tradition du parti, qui s’est fondé au début des années 1980 sur un pacifisme dit « intégral », envisageant la paix comme objectif mais aussi comme moyen. Pour cette doctrine, l’emploi de l’appareil militaire n’est jamais légitime, comme le résume le slogan plus jamais la guerre.

De plus jamais la guerre à plus jamais Auschwitz

À l’époque, cette vision se fondait sur la certitude d’une destruction mutuelle qui prévalait dans le contexte de Guerre froide. Elle devait lui survivre. À la fin des années 1990 encore, on débattait chez les Verts de la sortie de l’OTAN et de l’abolition de la Bundeswehr (forces armées allemandes).

Malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres en critiquant leur posture isolationniste.

Cette époque voit cependant une première inflexion, dont les conséquences devaient être durables. Elle se produit à l’occasion de la première expérience gouvernementale des Verts, de 1997 à 2005, comme partenaires minoritaires du SPD. Cette période coïncide avec l’aggravation des tensions ethniques en ex-Yougoslavie, qui suscite une vive interrogation en Allemagne sur l’attitude à tenir face à un conflit qui débouche sur des nettoyages ethniques.

En réponse aux massacres, Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères issu du parti, promeut en 1999 l’envoi d’un contingent de la Bundeswehr au Kosovo, sous mandat OTAN. Une rupture non seulement par rapport à la doctrine des Verts, mais vis-à-vis de la tradition isolationniste de l’Allemagne, qui n’avait jamais envoyé de troupes à l’étranger depuis la Seconde Guerre mondiale. La classe politique allemande concevait alors l’outil militaire comme un instrument purement défensif, et se refusait à le déployer en dehors du pays. Chacun des cinq partis de gouvernement s’est longuement interrogé sur la pertinence d’un tel déploiement.

Au sein des Verts, l’activisme de Joschka Fischer en faveur du contingent a suscité des débats particulièrement intenses. Fischer lui-même fut hué et aspergé de peinture rouge lors du Congrès du parti à Bielefeld en 1999. Malgré tout, l’intervention a été actée. Cette inflexion s’est justifiée par le caractère supposément nouveau du conflit en Yougoslavie. Il n’était plus question d’une guerre inter-étatique qui risquait de déboucher sur un conflit nucléaire, mais bien de nettoyages ethniques. Non seulement l’emploi de l’outil militaire ne risquait pas de détruire le monde, mais il était en mesure, pour ses promoteurs, de stopper un génocide5. Au slogan plus jamais la guerre, un autre devait succéder : plus jamais Auschwitz.

Plus qu’une parenthèse, un tournant. Par la suite, le parti devait également soutenir un nouvel engagement de l’armée allemande, en Afghanistan cette fois, dans le cadre de l’opération Enduring Freedom coordonnée par l’OTAN. Les Verts développent un concept spécifique d’intervention, la « sécurité interconnectée ». Il implique que l’engagement militaire doit systématiquement être associé à des moyens civils, à la diplomatie, à l’aide humanitaire, à la coopération au développement et à la prévention des crises.

Les débats internes s’en sont pas moins demeurés vifs, et bientôt deux courants ont émergée au sein du parti : celui des Fundis, attaché aux fondamentaux du parti, et celui des Realos, plus pragmatique. Un clivage que l’on retrouvait d’ailleurs aussi bien sur les questions internationales qu’économiques.

Quant les Realos prennent l’ascendant

Si la première expérience de pouvoir des Verts a constitué une inflexion majeure, Fischer pensait qu’elle ne constituerait qu’une parenthèse. Pourtant, malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres partis en critiquant, avec une intensité croissante, leur posture isolationniste. Durant les seize années d’opposition qui suivent la défaite de 2005, les Verts fixent progressivement une ligne en rupture avec leur pacifisme initial, mais aussi avec celle qui prévaut chez les deux autres partis de gouvernement majeurs, le SPD et la CDU (chrétienne-démocrate).

Les gouvernements successifs d’Angela Merkel – dont trois en coalition avec le SPD – ont entretenu des relations cordiales avec des pays peu appréciés du bloc euro-atlantique, Chine et Russie en tête, pour des raisons d’approvisionnement énergétique et de débouchés commerciaux. À l’inverse, les Verts, dans leur programme législatif de 2021, conçoivent une rivalité globale entre « régimes autoritaires » et « démocraties libérales ». Ils appellent à privilégier les « valeurs » aux impératifs économiques, mettant en avant le concept de « démocratie des droits de l’homme », et celui, nouveau, de « diplomatie féministe ». À ce titre, les Verts se montrent particulièrement critiques envers les atteintes aux droits humains en Chine, et méfiants à l’égard des « Nouvelles routes de la soie ». Similairement, ils regrettent la dépendance allemande au gaz russe.

Une critique des « régimes autoritaires » et de la violation des droits humains qui se fait plus discrète lorsqu’il s’agit de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Azerbaïdjan ou d’Israël. Ainsi, initialement critique du régime saoudien, l’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock a finalement levé son veto à l’exportation de chasseurs Eurofighter au royaume wahhabite. Sur le dossier israélo-palestinien, elle s’est vue reproché son soutien au gouvernement de Benjamin Netanyahu – au point que l’Allemagne a fait l’objet d’une plainte menée par le Nicaragua auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), comme « potentielle complice de crime de génocide ». Quand bien même elle reconnaissait en privé, lors d’une visite en Israël d’avril 2024, que Netanyahu « [menait] Gaza tout droit à la famine »…

Une vision du monde – en phase avec celle de la plupart des partis « verts » européens – dont la proximité avec celle des États-Unis ne peut que frapper. Pourtant, les Verts allemands se sont longtemps défendu d’un alignement trop prononcé sur Washington, et ont cherché à affirmer leur singularité – et les vestiges de leur pacifisme – sur la question de l’OTAN. Alors que la plupart des partis se satisfaisaient du parapluie américain (dans le cadre de l’Alliance atlantique) pour assurer la défense de l’Allemagne, les Verts appellaient à le « réformer » en raison des perspectives stratégiques trop floues des États-Unis.

Au pouvoir, la ministre Annalena Baerbock a souligné la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, et d’approfondir ses investissements en conséquence.

Surtout, ils s’opposaient à la règle des « 2% », impliquant que chaque membre de l’Alliance dépense au moins 2% de son PIB dans sa défense, afin de partager avec les États-Unis, le « fardeau » de la défense européenne. Ils rejetaient également le pré-positionnement de missiles nucléaires américains en Allemagne, dans le cadre du système de partage nucléaire entre les États-Unis et plusieurs membres de l’OTAN. Les Verts lui préféraient l’approfondissement de la coopération européenne en matière de Défense ; une thématique sur laquelle le parti se voulait à l’avant-garde lors des élections de 2021.

Sur les exportations d’armes, les Verts ont longtemps exprimé d’importantes réserves, et s’y sont opposés lorsqu’elles étaient destinées à des régimes « autoritaires » ou des forces impliquées dans des conflits. Ainsi, en 2014, une majorité du parti rejetait la livraison d’armes aux Pershmerga kurdes. En conséquence, le programme législatif de 2021 impliquait l’approfondissement de la régulation de ces exportations.

Les divergences entre Realos et Fundis durant toute cette période d’opposition ne sont pas à négliger, des débats houleux ayant fracturé le parti. Si l’équilibre entre les deux courants est initialement recherché, les Realos prennent l’ascendant sur les Fundis. Et en 2018, pour la première fois, la co-présidence du parti était assurée par deux Realos, Annalena Bearbock et Robert Habeck.

Europe de la Défense ou Alliance atlantique ?

En 2021, les Verts participent à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, aux côtés du SPD et du FDP. Ils obtiennent, entre autres, le ministère des Affaires étrangères, occupé par Annalena Bearbock, ainsi que celui de l’Économie, occupé par Robert Habeck.

Sur le plan des relations avec les « régimes autoritaires », leur action correspond à leur programme législatif. Dans un contexte d’une rivalité globale entre Chine et États-Unis, la ministre Baerbock représente la ligne la plus dure du gouvernement envers la Chine. Reprenant l’expression d’Ursula von der Leyen de « partenaire, compétiteur et rival systémique », elle est particulièrement critique envers ses atteintes aux Droits de l’homme, qu’elle n’hésite pas à dénoncer lors d’entretiens avec des officiels chinois.

Sur le plan économique, sans appeler à une rupture des relations commerciales avec le pays, elle dénonce la naïveté dont auraient fait preuve les précédents gouvernements allemands, qui espéraient que son ouverture commerciale favoriserait sa démocratisation. Elle promeut ainsi un rééquilibrage des relations commerciales avec la Chine afin de faire cesser la « concurrence déloyale ». Robert Habeck a, quant à lui, enjoint l’industrie allemande à restreindre sa dépendance à l’égard de la Chine, en diversifiant ses sources d’approvisionnement et sa chaîne de valeur.

En matière de défense, en revanche, la politique des Verts diverge de leur programme, et acte l’abandon intégral de leur pacifisme initial. Dès sa campagne, Annalena Bearbock, alors tête de liste, avait nuancé certains points du programme, notamment concernant l’hébergement d’armes nucléaires sur le sol allemand, déclarant qu’il s’agissait d’une question à régler « entre alliés », et non d’une perspective à exclure a priori. Au pouvoir, elle a souligné à plusieurs reprise la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, dont le partage nucléaire, et d’approfondir ses investissements en conséquence. Elle l’a récemment réaffirmé dans une tribune avec ses homologues français et polonais publiée par Politico.

Ainsi, le parti accepte désormais l’objectif d’une contribution des membres de l’OTAN à hauteur de 2% de leur PIB. Il a dans son ensemble a massivement soutenu le « fonds spécial » de 100 milliards d’euros de modernisation de la Bundeswehr et l’envoi d’armes à l’Ukraine. Ainsi, en avril 2022, le groupe des Verts au Bundestag s’était prononcé pour la livraison d’armes lourdes avec seulement deux abstentions. Le premier congrès du parti post-invasion russe qui s’est tenu à Bonn en octobre 2022 a confirmé le soutien du parti à cette politique, qui n’a pratiquement souffert d’aucune critique.

De quoi frapper les observateurs allemands, à l’image du Süddeutsche Zeitung, qui rappelle qu’un tel consensus était inimaginable il y a seulement quelques années. Ce soutien a été largement réaffirmé au Congrès de 2024 et au cours de la campagne du parti pour les élections européennes. En outre, le parti a soutenu les exportations allemandes d’armes, permettant à l’année 2023 d’atteindre un niveau élevé, en augmentation de 40% par rapport à 2022. Dans la foulée, Annalena Baerbock devait même lever son veto à l’exportation d’avions de combat Eurofighters à… l’Arabie Saoudite.

Actant ce tournant, les Verts ont défini un nouveau concept de politique étrangère et de sécurité : la « sécurité intégrée », censée articuler l’ensemble des dimensions de la sécurité, militaire, sanitaire, alimentaire22. Impliquant un abandon définitif de la posture non-interventionniste. Quant à la « Défense européenne », au coeur du programme des Verts, et malgré des discours proactifs, elle n’a connu aucune avancée significative. Impossibilité structurelle, ou produit de la focalisation d’Annalena Baerbock sur l’Alliance atlantique au détriment du Vieux continent ?