« Le gouvernement portugais est le fruit d’une volonté de tourner la page avec la Troïka » – Entretien avec Yves Léonard

© Clément Tissot pour LVSL

À l’occasion du 45ème anniversaire de la Révolution des œillets au Portugal, qui a mis fin à une dictature vieille de près d’un demi-siècle, LVSL a rencontré Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal. Docteur en histoire, il a notamment publié une Histoire du Portugal contemporain – préface de Jorge Sampaio, octobre 2016, ainsi que Le Portugal, vingt ans après la Révolution des œillets (1994), Salazarisme et fascisme (1996), La lusophonie dans le monde (1998) Mário Soares, Fotobiografia, (2006). Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre-Alexandre Fernando, retranscrit par Adeline Gros.


Le Vent Se Lève – Dans l’imaginaire collectif, l’intégration européenne du Portugal est associée à la chute de la dictature de Salazar qui est allée de pair avec une démocratisation croissante du pays. Cependant, depuis 2008, l’Union européenne est associée à une politique d’austérité extrêmement dure sur le plan social. Quel regard portent les Portugais sur la construction européenne ? La décennie d’austérité qui vient de s’achever a-t-elle entaché le capital de sympathie dont a pu disposer l’Union européenne à une certaine époque ?

Yves Léonard – Si lon compare les différentes enquêtes d’opinion, telle que l’Eurobaromètre, réalisée par la Commission européenne, la perception des Portugais est plutôt au-dessus de la moyenne européenne ; le sentiment est moins négatif qu’ailleurs, le Portugal se situant même dans le premier groupe des six pays les plus favorables aux logiques de l’intégration européenne. Cette perception varie néanmoins en fonction des différentes classes sociales et du niveau de qualification, alors que la confiance dans l’Union et l’image de l’Union ont légèrement baissé au Portugal entre le printemps et l’automne 2018 [1]. Les élites portugaises ont toujours considéré depuis le milieu des années 1970 quil fallait adhérer, que l’avenir du Portugal était européen, ou devait à tout le moins senvisager dans le cadre de la construction européenne. Ce sentiment a assez peu évolué en trente ans. En revanche, lopinion publique a longtemps été relativement peu sensibilisée à la question européenne, hormis par sa dimension financière avec la manne des fonds structurels parsemant routes et infrastructures en construction de drapeaux aux couleurs de l’Europe. L’adhésion sest faite dans un contexte particulier, comme un prolongement naturel à la transition démocratique et à la décolonisation – « l’Empire est mort, vive l’Europe » selon une formule de Mário Soares (1924-2017) –, malgré une certaine lenteur des négociations (1977-1985). Car si le Portugal était le bienvenu, il a dû néanmoins faire face à des réticences d’autant plus fortes que son adhésion était liée à celle de l’Espagne qui inquiétait ses voisins européens, en raison notamment du poids encore important du secteur agricole. En définitive, l’opinion publique portugaise a vécu l’adhésion dans une relative indifférence. Les partis politiques de gouvernement, européistes, à savoir le Parti socialiste (Partido socialista, PS) et le Parti social-démocrate (Partido Social Democrata, PSD, centre-droit), ont fait peu de pédagogie autour de la question de l’Europe. D’autant qu’ils entendaient « regarder vers l’Atlantique », en développant échanges et dialogue avec les espaces lusophones (plus de 250 millions de locuteurs dans le monde), tant en Amérique du Sud (Brésil), qu’en Afrique (Angola, Mozambique), grâce, notamment, à la création en 1996 de la CPLP (Communauté des pays de langue portugaise). Une partie de l’opinion publique portugaise n’a pris que tardivement la mesure d’un certain nombre de conséquences douloureuses – en termes d’emploi et de restructurations à la hâte des secteurs agricoles et industriels – que pouvait avoir l’adhésion à l’Europe, notamment lors de périodes de crise et de difficultés. Cela fut le cas dans un premier temps au tournant des années 2000, avec le ralentissement de la croissance. Lors de la crise de la fin des années 2000, une grande partie de l’opinion est dabord restée silencieuse, avant de se réveiller pour formuler avec force ses critiques à l’encontre d’une construction européenne identifiée dès lors à la Troïka. Aujourdhui, et notamment depuis le virage anti-austérité qui a été pris depuis plus de trois ans [2], cette opinion reste plutôt majoritairement favorable à la construction européenne.

« Une grande partie des classes moyennes qui ont pour lessentiel été les grandes gagnantes de leuropéanisation, de l’après-dictature, sest trouvée fragilisée ; les classes populaires ont quant à elles vécu le démembrement de secteurs industriels traditionnels avec une extrême violence »

LVSL –  Le Portugal fait partie avec des pays comme l’Espagne la Grèce et l’Irlande, qui ont été placés sous tutelle de la Troïka – Commission européenne, BCE, FMI – auxquels on a imposé des réformes structurelles d’inspiration néolibérale. Comment ces réformes et leur mode d’imposition ont-ils été perçus par les Portugais ?

YL – Très mal. D’abord à cause de leur dureté : baisse des salaires, de traitement pour les fonctionnaires, des pensions de retraites. Sen est suivie une contraction énorme, à l’issue de laquelle certaines catégories professionnelles ont perdu jusqu’à un tiers de leurs revenus. À cela sajoutent la hausse du chômage et tout un cortège de mesures daccompagnement, dont la suppression de certains jours fériés. Ces mesures extrêmement dures ont été d’autant plus mal perçues quelles ont été imposées de manière brutale à une population déjà fragilisée par des années de politique de rigueur et de croissance atone, dans un contexte où les Portugais ont éprouvé un farouche sentiment de perdre une nouvelle fois leur indépendance. Vous avez parlé de la mise sous tutelle du Portugal par la Troïka ; il y a des précédents dans lhistoire portugaise. C’était le cas à la fin des années 70 et au début des années 80, avec les aides du FMI, alors que le pays connaissait de réels problèmes économiques. Le Portugal est devenu au fil des années – 90 notamment – celui quon appelait le « bon élève de lEurope », donc en quelque sorte un exemple, avec pour apogée l’Expo’98, l’exposition universelle de Lisbonne consacrée à l’été 1998 au thème des Océans, avenir de l’humanité. D’un seul coup, dans les années 2000, le Portugal était devenu un mauvais élève, celui dont on dénonçait la mauvaise gestion. Il y avait en toile de fond tous les symptômes du traumatisme grec. Une grande partie des classes moyennes qui ont pour lessentiel été les grandes gagnantes de leuropéanisation, de l’après-dictature, sest trouvée fragilisée ; les classes populaires ont quant à elles vécu le démembrement de secteurs industriels traditionnels avec une extrême violence. On parle souvent des Indignés espagnols, mais il faut se souvenir que les manifestations au Portugal ont commencé avant les manifestations espagnoles, dès le mois de mars 2011 – date à laquelle il y a eu spontanément, hors partis, hors syndicats, par les réseaux sociaux pour lessentiel, des mobilisations très fortes pour dénoncer l’austérité et la prochaine intrusion de la Troïka avec des slogans qui sont passés à la postérité. On a notamment remis au goût du jour une phrase emblématique de « Grândola, vila morena », la chanson de la Révolution des œillets, qui disait « c’est ici que le peuple commande », sous-entendant que linfluence de la Troïka sur le Portugal constituait une ingérence étrangère (« Que se lixe a Troïka » – « Que la Troïka aille se faire foutre »). Le film de Miguel Gomes Les mille et une nuits (2015) le montre bien. Il permet de prendre la mesure de la condescendance, du mépris à peine voilé des représentants de la Troïka à l’égard du Portugal. À l’ère des réseaux sociaux, cette attitude a été très mal perçue. Dans les années 1980, avant l’adhésion à l’Europe, la situation avait été différente. Avec les réseaux sociaux, lindignation sest répandue comme une traînée de poudre.

LVSL – Quelle est la nature du « miracle portugais » que décrivent certains médias ? Est-il le produit dune politique de relance sociale ? Ou dune stratégie de dumping fiscal mise en place depuis 2008, visant à attirer entreprises et retraités fortunés comme laffirment certains économistes plus critiques ?

YL – Un peu de tout cela. Les autorités portugaises, qui ont fait preuve de volontarisme, ont également bénéficié d’un alignement des planètes. A l’automne 2015, la volonté de mettre fin à l’austérité coïncide avec une baisse du prix de l’énergie et du pétrole. Je ne parlerai pas de miracle : il y a eu une volonté très forte de modifier radicalement la donne et de sunir pour sopposer à des politiques dont on avait vu toute la dureté sur le plan social. La Geringonça est le fruit d’une volonté d’en finir avec la politique des précédents gouvernements qui avait appliqué et amplifié les mesures dictées par la Troïka. Une volonté partagée par toute la gauche de tourner la page.

Plusieurs mesures adoptées au début des années 2010 flexibilité du marché du travail, synonyme de précarité accrue, dumping fiscal, avec le visa gold, (le visa doré) n’ont pas été remises en question. La relance par la demande – singulière à l’échelle européenne – a eu lieu dans un contexte favorable, qui a permis à la consommation de repartir à la hausse, grâce notamment à une hausse du salaire minimum, passé de 450 à 600 euros. Il y a eu durant ces années des secteurs entiers de l’économie portugaise qui ont changé de nature, une mutation justifiée par l’idée quil fallait monter en gamme, pour reprendre une expression qui renvoie à l’imaginaire néolibéral et managérial. Au fil des années, des secteurs traditionnels, tels que le textile, la chaussure ou le vin, se sont modernisés pour être concurrentiels à lexportation, principal levier de la croissance avec le tourisme.

Pourtant, si la croissance est supérieure à 2%, le chômage en baisse et le déficit public à son plus bas niveau depuis le rétablissement de la démocratie, si le WebSummit annuel de Lisbonne confère au Portugal une image d’innovation et de Startup nation, précarité, inégalités et pauvreté sont loin d’avoir disparu, alors que l’investissement public reste insuffisant. Le syndrome Airbnb frappe la capitale Lisbonne où, nourris par la spéculation et les visas dorés, les prix de l’immobilier se sont envolés, chassant les habitants des quartiers traditionnels. Si l’on respire mieux au Portugal, difficile de parler d’un miracle économique.

« le cas portugais devrait inciter à beaucoup plus de réflexion à l’échelle européenne que ce nest le cas actuellement »

LVSL – Peut-on parler dun modèle portugais comme le font certains partis européens de gauche, qui pourrait être dupliqué ? Y a-t-il une quelconque cohérence dans la coalition qui est au pouvoir, ou est-elle simplement le produit de rapports de force entre un parti communiste – marxiste et eurosceptique – et un parti socialiste – europhile et social-libéral – de lautre ?

YL – Un modèle est source d’inspiration et reproductible. Tout porte à croire que ce nest pas le cas du Portugal, dont la coalition fait figure de cas très singulier à échelle européenne. C’est un modèle qui n’est, pour l’heure, ni exporté, ni dupliqué.

Cependant, le cas portugais devrait inciter à beaucoup plus de réflexion à l’échelle européenne que ce nest le cas actuellement. On a beaucoup commenté ce qui sest passé en Espagne ces derniers mois, et le cas portugais nest évoqué – quand il l’est -, comme souvent, que de manière périphérique, voire anecdotique. Or ce qui sy passe est tout sauf anecdotique parce que c’est l’expression d’une alternative, d’une voie singulière, produit d’un rapport de force politique et d’une volonté de mettre fin à l’austérité. Le « tout sauf ça » a permis des échanges et un rapprochement, qui n’était pourtant le mot d’ordre daucun des trois partis membres de la coalition à l’été 2015, lors de la campagne des législatives. La coalition a été le fruit dune nécessité – tourner la page de l’austérité – et d’un contexte politique inédit permettant à la gauche – majoritaire en voix et en sièges à condition d’unir ses forces – de gouverner.

L’intérêt de cette organisation (la geringonça), c’est son fonctionnement, à première vue de bric et de broc, brinquebalant : vous avez trois formations qui sont obligées de s’écouter et de débattre, en s’opposant parfois, afin d’aboutir à des solutions. En s’efforçant de concilier impératif européen – prôné par le Premier ministre António Costa et le ministre des Finances Mário Centeno, président de l’Eurogroupe -, et impératif social, aiguillonné par le Bloc de Gauche et le Parti communiste. Fort de son solide ancrage local, le Parti socialiste, d’orientation social-libérale sous les gouvernements de José Socrates (2005-2011), défend, avec António Costa qui a pris le contrôle du parti en 2014, une ligne se voulant plus à gauche, plus social-démocrate. Ce sont les primaires de 2014 qui lui ont permis de simposer face à un adversaire qui était sur une ligne plus classique à l’échelle de lEurope, au social-libéralisme affirmé. Sans cette évolution ni la main tendue par le Bloc de Gauche, aucune entente n’aurait été possible et la geringonça n’aurait pu voir le jour, alors que le PC se tenait dans l’opposition depuis 1975.

Des conflits sociaux perdurent (éducation, santé) et des divergences subsistent entre les membres de la geringonça sur un certain nombre de sujets. Mais, jusqu’ici, sans altérer la stabilité politique ni bloquer le système, une fois que le débat a eu lieu et que des opinions contradictoires se sont exprimées, permettant de produire des textes législatifs et des mesures concrètes. Pour ces raisons, cest un cas intéressant de mise en commun et de réflexion collective. Il reflète aussi un rapport de force singulier entre un Parti socialiste autour de 35% et deux autres forces qui peinent à dépasser les 10%, aucune des trois formations n’ayant eu intérêt à rompre cet attelage brinquebalant. Même si celui-ci profite plus nettement au PS. Bien que le Bloco de Esquerda, qui a obtenu 10% des voix aux dernières législatives d’octobre 2015 reste un parti essentiellement urbain, et le Parti communiste, qui a essuyé un revers aux élections municipales de 2017, plafonnent dans les intentions de vote pour les prochaines élections législatives d’octobre 2019. C’est une configuration très particulière, due au fait quil ny a pas, à échelle européenne, d’autre cas où un parti social-démocrate frôle les 35% et échappe à la pasokisation généralisée. Le cas portugais reste donc très singulier, même comparé à son voisin espagnol.

LVSL – L’une des données marquantes du paysage politique portugais réside dans labsence dune extrême droite vraiment significative, alors quen Espagne, une extrême-droite franquiste, jusqualors contenue dans le parti populaire est en train de renaître via le mouvement Vox qui a eu un franc succès lors des dernières élections en Andalousie. Comment expliquer cette absence de lextrême droite dans le spectre politique portugais ? Est-ce du fait de lhéritage de la dictature de Salazar qui serait trop récente, et perçue trop négativement par les Portugais ?

YL – Cela tient pour partie à ce poids de la dictature salazariste, mais surtout à la manière dont le Portugal est sorti de la dictature. Si lon compare avec le voisin espagnol, les deux cas sont antinomiques : dun côté, en Espagne, il y a eu une transition pactée, négociée, avec le Pacte de loubli [3] dont on mesure aujourdhui toutes les conséquences ; et de lautre, le cas portugais pour lequel, la transition sest faite par rupture, avec un coup dÉtat, la Révolution des œillets qui, en une journée, a renversé une dictature vieille de près d’un demi-siècle. L’héritage de cette transition est très prégnant dans la mémoire collective. En outre, des dispositions interdisant à un parti officiellement fasciste ou se réclamant du fascisme de se présenter à des élections ont été intégrées dans la Constitution de 1976. Il y a également des raisons liées à la singularité du cas portugais, pays traditionnel d’émigration, moins en première ligne que ses voisins sur la question des migrants dans le bassin méditerranéen et moins touché par les crispations identitaires liées à une immigration relativement faible, même si racisme et xénophobie existent au Portugal.

Malgré un taux dabstention lors des différentes élections assez élevé, qui sapproche de la moyenne européenne, la crise de confiance dans les partis politiques est moins importante au Portugal que dans dautres démocraties occidentales. On peut parler dune forme de résilience des partis politiques. Les deux partis dominants, qui alternent au pouvoir depuis la Révolution des œillets, maintiennent des scores importants, entre 30 et 40 % des voix pour le Parti socialiste (PS) et entre 20 et 30 % pour le Parti social-démocrate (PSD). Ces deux seuls partis captent 70 % de l’électorat, ce qui constitue une exception. Il ny a donc pas eu despace laissé pour lexpression autonome d’une droite qualifiée de populiste, radicale. Cest pour cela quon dit quil ny a pas de populisme ni d’extrême-droite au Portugal, ce qui se vérifie aujourdhui : le Parti national rénovateur (Partido Nacional Renovador) a fait un score de 0,5% lors des dernières élections législatives en 2015, ce qui est peu à l’échelle européenne. Cependant, la donne est peut-être en train d’évoluer pour deux raisons : dune part, lexemple espagnol a libéré la parole chez certains. Il y a comme un effet de capillarité, de mimétisme qui peut jouer, d’autant que les réseaux sociaux peuvent rapidement l’alimenter. Avec les influences venues dautres pays, avec des personnalités telles que Steve Bannon et ses émules, le Portugal nest pas un îlot à l’abri. D’autre part, en raison d’une forme de résurgence du discours nationaliste. Salazar, avec son entêtement obsessionnel à faire du Portugal un grand pays colonial, avec son nationalisme d’empire passéiste et anachronique, avait d’une certaine façon tué le match en invalidant toute forme de discours ultra-nationaliste, cause d’une décolonisation tardive et conflictuelle qui avait provoqué le renversement de la dictature au printemps 1974. Quant au testament salazariste, selon lequel, privé de ses colonies, le Portugal disparaîtrait, il avait lui aussi été rapidement invalidé par l’ancrage européen de la jeune démocratie portugaise. Dans lactuelle campagne des européennes, chez les deux partis traditionnels de centre-droit et de droite, il existe une certaine porosité, sinon dérive populiste, tant au sein du CDS-Parti Populaire (CDS-Partido Popular), que du Parti social-démocrate (PSD), partis assez éclatés actuellement et en perte de repères. Une partie de leurs élus et une partie de leur électorat sont en attente, tentés par un discours empreint de nostalgie d’une grandeur révolue et de repli obsidional, volontiers contempteurs d’une geringonça brocardée comme mauvaise gestionnaire et clientéliste. Type de discours qui les rapprocherait davantage dune droite populiste. La situation est donc peut-être en train d’évoluer, même si cest encore trop tôt pour laffirmer.

« La singularité de la geringonça et du redressement économique devrait susciter un nouvel engouement pour le Portugal. »

LVSL – En Espagne, la question de la mémoire historique est prégnante. Une loi damnistie, le Pacte de loubli, a été votée pendant la période de transition démocratique. Elle est dune actualité brûlante, comment la montré le récent documentaire Le silence des autres. Quen est-il au Portugal ? Y a-t-il eu un travail sur la mémoire historique, de réparation des crimes commis pendant la dictature de Salazar ? Lhéritage de Salazar est-il aujourdhui un sujet clivant dans la société portugaise comme ça peut l’être en Espagne où des représentants politiques, et des personnes issues de la société civile se revendiquent ouvertement de lhéritage de Franco ?

YL – Pour comprendre cette question de la mémoire historique, il faut revenir à la transition. Nous sommes actuellement en période de commémoration du 45ème anniversaire de la Révolution des œillets du 25 avril 1974, qui a permis le renversement de la dictature. Chaque année, à la même période, les Portugais se souviennent des événements du 25 avril 1974. Comme tout cycle commémoratif, il y a des hauts et des bas, des périodes plus aseptisées où finalement ce ne sont plus que des mots que lon délivre avec un sens qui se perd, au risque de banaliser l’événement 25 avril présenté, lors de son 30ème anniversaire, plus comme une évolution qu’une révolution. Cependant, au moment du 40ème anniversaire en 2014, en pleine période d’austérité imposée par la Troïka, se sont multipliées les critiques sur le fait que les idéaux de la Révolution des œillets auraient été trahis. Ce cycle commémoratif, qui fait dun jour de commémoration un jour férié depuis 1976 – le Jour de la Liberté, permet de se remémorer chaque année cet événement clé de la démocratie. C’est d’autant plus important lorsqu’on compare les modes de construction de la démocratie en Espagne et au Portugal. Même si, face à l’horreur des dictatures, il est toujours très difficile de faire des comparaisons et de quantifier l’abjection, la dictature de Salazar a été une dictature très dure, gouvernant par la peur, où, dans la vie quotidienne, la population était épiée par la police politique. Mais il ny a pas eu au Portugal cette épouvantable guerre civile qui a fait des centaines de milliers de morts, traumatisme majeur de la société espagnole. Soutien du régime franquiste, le Portugal de Salazar n’a pas connu de guerre civile. Et, à la différence de l’Espagne franquiste, la dictature a été renversée le 25 avril par le Mouvement des Capitaines et une révolution à la fois pacifique et populaire. Ce qui change pas mal de choses au regard des pratiques démocratiques, plus inclusives dans le cas portugais [4].

Au Portugal, l’enseignement de l’histoire du temps présent est un peu le parent pauvre des programmes scolaires. Il y a eu néanmoins de nombreuses avancées depuis trente ans, fruits d’une histoire savante développée, entre autres, par l’Institut dHistoire Contemporaine de l’Université Nouvelle de Lisbonne, l’Institut de Sciences sociales (ICS) de l’Université de Lisbonne et le Centre de Documentation du 25 avril à l’Université de Coimbra, qui ont produit – et qui continuent de produire – d’excellents travaux sur la période de la fin du salazarisme, sur la Révolution des œillets et la transition. Cependant, le problème de la diffusion de cette histoire savante demeure. Une grande partie de la population portugaise – les jeunes notamment – ignorent largement ce que fut la dictature. Et alors que ceux qui lont vécue, il y a plus de 45 ans, disparaissent, cette mémoire née de la transmission entre générations ne se fait plus de la même manière. La transmission ne sest pas toujours très bien faite dans les familles. On ne parlait pas facilement du temps de la dictature parce quil y avait une sorte de chape du silence, ainsi quune volonté d’oublier, voire de banaliser, chez certains, le temps de la dictature.

Quant au personnage de Salazar, il ne suscite pas de culte de la personnalité, contrairement à l’Espagne où certains se revendiquent ouvertement de Franco. Salazar était lui-même partagé sur ce culte de la personnalité. Comme ces fantômes qui viennent vous visiter sans forcément vous hanter, il continue de susciter auprès dune certaine partie de la population, vieillissante, qui a vécu au temps du salazarisme, le souvenir non pas dun dictateur implacable, mais dun homme honnête et vertueux. Au point d’avoir été désigné en 2007 comme la personnalité majeure de l’histoire du vingtième siècle portugais par un sondage fort peu scientifique réalisée par la chaîne de télévision RTP. Aujourdhui, alors que la corruption et le clientélisme n’ont pas disparu, on voit bien comment certains pourraient chercher – quand ils ne l’ont déjà fait – à utiliser limage d’un personnage qui incarnerait une forme de probité. Très récemment a ressurgi l’idée d’un musée qui serait consacré à Salazar dans son village natal près de Santa Comba Dão. Mais cela reste un projet. Il faut rester toujours très attentif parce que la révolution a permis de solder en partie les comptes de la dictature. Il y a eu alors une épuration, avec le jugement et la condamnation d’une partie des équipes dirigeantes de l’État Nouveau [5], souvent exilées au Brésil. Il y a eu un changement de cap et de personnel politique, mais qui ne pouvait pas être complet compte tenu de la taille et des besoins du pays. Une partie de ces élites politiques et économiques s’est d’ailleurs organisée pour réapparaître au bout dun certain temps. Alors qu’en Espagne, lors de la transition, le Pacte de loubli a permis à de nombreuses personnalités de continuer d’exercer leurs fonctions quand bien même elles étaient impliquées dans la gestion de lancien régime. Plus que le devoir de mémoire, ce qui importe réellement, cest le besoin dhistoire. Il y a un besoin de connaître et d’écrire cette histoire. Elle est aujourd’hui largement écrite et connue, même si elle est entachée de quelques tentatives révisionnistes. Avec aussi de belles avancées récentes en matière d’histoire sociale, par en-bas, l’histoire des petites choses. Mais la transmission auprès du grand public reste imparfaite. Une partie de la jeunesse ne sait plus ce que fut le 25 avril.

LVSL – Le Portugal est assez peu évoqué dans les médias français, malgré les liens historiques qui unissent la France et le Portugal du fait de la vague d’émigration massive des années 1960-70. Selon vous, comment peut-on expliquer ce manque dintérêt de la part des médias français ?

YL – C’est le fruit dune longue histoire. Le Portugal a longtemps été considéré comme un pays périphérique par les Français, avant tout rivaux de leurs voisins immédiats, Anglais, Allemands ou Espagnols. Le Portugal nétait pas un enjeu majeur, de par lexiguïté de son territoire et son caractère périphérique à l’échelle du continent européen. Les recherches en France sur le Portugal sont relativement récentes à l’exception de la période des Découvertes, sur l’Infant Henri, le Navigateur, ou Vasco de Gama par exemple. Pour la France, le Portugal était un cas d’autant plus marginal qu’il était méconnu. Il y a eu des moments où la France a plus regardé du côté du Portugal, ainsi quand la République a été proclamée par exemple [6]. Du temps de Salazar, des pans entiers de la droite réactionnaire et conservatrice française ont puisé dans le salazarisme une source dinspiration. Le régime de Vichy sest très largement inspiré du modèle incarné par Salazar [7]. Mais le reste des échanges était relativement faible. Le Portugal était avant tout l’allié historique de lAngleterre. Larrivée massive des émigrés portugais dans les années 1960 n’a guère changé les choses, l’ignorance restant totale de leur culture, nourrissant au contraire de nombreux stéréotypes empreints de condescendance et de moqueries sur « ce pays de concierges et de maçons », teintés malgré tout d’une forme de respect pour le « bon travailleur portugais », respectueux et dur à la tâche, comme l’a montré le film de Ruben Alves La cage dorée (2013). Les choses ont changé ces dernières années, non pas tant avec l’engouement touristique des Français pour le Portugal, mais par les avancées de la recherche historique qui permettent de faire connaître lhistoire de ce pays, ainsi que sur le plan culturel avec la découverte des grands auteurs portugais tels que Fernando Pessoa (1888-1935), José Saramago (1922-2010), seul Prix Nobel de Littérature portugais à ce jour, ou bien encore António Lobo Antunes.

La Révolution des œillets a constitué un moment charnière au cours duquel une grande partie de l’intelligentsia et des responsables politiques français se sont tournées vers le Portugal, à la fois pour observer et se nourrir de son exemple, mais aussi pour donner des conseils, faisant de ce pays un véritable laboratoire d’expérimentations politiques et sociales, nourrissant une efflorescence d’ouvrages et d’articles. La singularité de la geringonça et du redressement économique devrait de nouveau susciter pareil engouement pour le Portugal.

  1. Eurobaromètre Standard 90 – Vague EB90.3 – Kantar Public, automne 2018 – terrain : novembre 2018, « L’opinion publique dans l’Union européenne » http://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/
  2. Depuis 2015, le gouvernement socialiste est soutenu, sans participation gouvernementale, par le Parti communiste et le « Bloco de esquerda » (Bloc de gauche)
  3. Pacte de loubli : loi damnistie générale votée en 1977 en Espagne lors de la période de transition démocratique
  4. Cf. Robert M. Fishman, Democratic Practice : Origins of the Iberian Divide in Political Inclusion, Oxford University Press, 2019.
  5. Estado Novo, régime autoritaire de 1933 à 1974, qui survit à Salazar (1889-1970) mais est renversé le 25 avril 1974 par la Révolution des œillets
  6. 1910
  7. cf. Patrick Gautrat, Pétain, Salazar, De Gaulle. Affinités, ambiguïtés,illusions (1940-1944), Paris, Editions Chandeigne, 2019.

« L’Union européenne a placé la Grèce sous tutelle coloniale » – Entretien avec Panagiotis Lafazanis, ex-ministre sous Tsipras

Panagiotis Lafazanis © I. L.

Panagiotis Lafazanis a été ministre de la Restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce (janvier 2015 –  juillet 2015). Pendant des années, il incarnait au sein de Syriza (le parti actuellement au pouvoir en Grèce), une ligne dure concernant l’Union européenne (UE). Il défendait notamment la nécessité d’en sortir dans le cas où l’UE ne permettrait pas la mise en place d’un programme alternatif. C’est finalement la ligne d’Alexis Tsipras qui l’a emporté, excluant toute perspective de sortie de l’UE ou de l’euro. Panagiotis Lafazanis a quitté le gouvernement lorsque Tsipras a accepté la mise en place de nouvelles réformes d’austérité en juillet 2015. Aujourd’hui dans l’opposition, il nous livre sa version de la crise que connaît la Grèce.


LVSL – Vous avez été ministre pendant sept mois sous le premier gouvernement d’Alexis Tsipras (janvier 2017 – juillet 2017). Quels ont été les obstacles auxquels vous vous êtes heurtés lorsqu’il s’agissait de mettre en place le programme de Syriza ?

Panagiotis Lafazanis – L’obstacle principal à la mise en place du programme de Syriza, c’était Alexis Tsipras lui-même. Et le second obstacle le plus important, c’était Yanis Varoufakis. Ce duo s’est avéré fatal pour le programme de Syriza.

Dès le début, il était évident que le programme de Syriza ne pourrait pas être mis en place sans confrontation avec l’Union européenne. Les pressions qui allaient être exercées sur le gouvernement grec par l’Union européenne étaient attendues. Beaucoup d’entre nous voyaient très bien vers quelles politiques inhumaines ces pressions avaient pour but de nous entraîner. Le dilemme qui était posé à la Grèce en 2015 était le suivant : ou bien se soumettre au diktat des créanciers pour rester dans la zone euro, ou bien choisir une alternative hors de la zone euro. Tsipras a fait le choix de capituler de la manière la plus humiliante face au chantage des créanciers et de l’Union européenne.

À ce moment-là, il existait une voie alternative pour la Grèce : abandonner l’euro pour nous permettre d’appliquer notre programme. Mais l’option de la sortie de la zone euro n’a jamais été mise sur la table – pas même comme menace ! C’est un constat que je veux généraliser : quiconque pense qu’il est possible de mettre en place une politique progressiste dans le cadre de la zone euro, ou résister à l’agenda du gouvernement allemand dans le cadre de la zone euro, se trompe. Ce sont ces illusions entretenues par Alexis Tsipras que la Grèce est en train de payer aujourd’hui.

Certains, pour défendre Tsipras, avancent le fait qu’il aurait permis à la Grèce de sortir du mémorandum [le contrat qui permettait à la Grèce de refinancer sa dette en échange d’une série de mesures d’austérité]. C’est faux : il se poursuit, et continue d’être appliqué. Il n’y a plus de mémorandum dans la mesure où l’Union européenne ne prête plus d’argent à la Grèce. L’Union européenne n’aurait en effet pas les moyens de payer pour un quatrième refinancement de la dette ; les parlements nationaux ne l’auraient pas accepté. Pour le reste, rien n’a changé : l’Union européenne impose toujours ses conditions à la Grèce… mais sans un financement en contrepartie !

LVSL – La sortie de l’euro est une option sur laquelle les principaux mouvements « progressistes » d’Europe sont dans l’ensemble peu loquaces. Comment expliquez-vous que cette mesure soit en général déconsidérée par ces mouvements, en Grèce et en Europe ?

PL – Cela démontre l’absence de sérieux des partis « progressistes », ou leur manque de courage. Les peuples d’Europe sont aujourd’hui asservis par le gouvernement allemand et le capital financier. Ce nouveau colonialisme – qui s’exerce notamment dans les pays d’Europe du Sud   ne durera pas. Il n’y a aucun avenir pour l’Union européenne et la zone euro. Leur dissolution n’est qu’une question de temps. L’enjeu aujourd’hui est le suivant : comment faire en sorte que leur dissolution ne s’accompagne pas d’un glissement vers l’extrême-droite ? Il faut que ce soient les forces progressistes qui mettent en place ce changement, et non les forces d’extrême-droite.

Les mouvements progressistes d’Europe devraient dire en commun : « non à la zone euro, non à l’Union européenne ». Ce n’est qu’à cette condition que des peuples libres pourront coopérer sur une base égalitaire, en vue du progrès commun.

LVSL – Vous parlez d’une « nouvelle forme de colonialisme » concernant la Grèce. La Grèce étant sortie des mémorandums successifs, par quel biais s’exerce selon vous cette nouvelle forme de colonialisme ?

PL – La nouvelle forme de colonialisme, c’est tout simplement l’Union européenne et le marché commun qui l’exercent. Prenons une métaphore sportive : les législations interdisent qu’en boxe, un poids lourd affronte un boxeur de la catégorie la plus légère. Dans le cas de la Grèce et de l’Allemagne, c’est comme si nous avions été placés dans un même ring, malgré notre différence de taille. On attribue à un banquier du XIXème siècle cette phrase – sans doute apocryphe – : « donnez-moi le contrôle de la monnaie, et je me fiche de qui écrit les lois ». C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui en Europe. La monnaie est allemande, et l’Allemagne a concédé aux autres pays le droit d’avoir leur propre gouvernement et leur propre législation.

Il n’y a pas que l’Allemagne qui profite de la soumission du gouvernement grec aux puissances étrangères. La Grèce, aujourd’hui, est totalement alignée sur les impératifs stratégiques des États-Unis. Le ministre grec de la Défense a récemment dit publiquement qu’il était prêt à offrir chaque hectare du territoire grec afin qu’il soit utilisé comme base militaire pour les États-Unis ! L’accord qui a été récemment voté en Grèce avait essentiellement pour but de permettre aux États-Unis de renforcer leur contrôle sur les Balkans. [Voir l’article d’Olivier Delorme sur la question : La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ?] Les États-Unis se sont assuré que cet accord soit voté et mis en place par le gouvernement grec – à l’encontre de la volonté du peuple grec et de Macédoine du Nord. En Grèce, cet accord a été voté d’une manière anti-démocratique. Il était si controversé que Tsipras n’est parvenu à trouver que 145 députés de sa majorité pour le voter. Il en fallait 151. Par diverses magouilles politiques et contreparties, Syriza a réussi à persuader six députés de l’opposition de voter l’accord. C’est exactement le même scénario qui a eu lieu en Macédoine du Nord. Ce ne sont pas de tels accords, mis en place par de telles méthodes, qui parviendront à réconcilier les peuples, bien au contraire !

LVSL – Les médias français se plaisent à célébrer une « renaissance » de la Grèce, qui aurait eu lieu sous le mandat d’Alexis Tsipras. Ils mettent par exemple en avant le fait que le taux de chômage a reculé en Grèce. Que pensez-vous de cette vision des choses ?

PL – La pauvreté s’est accrue ces dernières années en Grèce. Officiellement, le taux de chômage a diminué – il demeure très haut, autour de 20 %. Mais qu’en est-il vraiment ? La précarité a explosé, et près d’un demi-million de Grecs, surtout des jeunes, se sont exilés depuis le début de la crise ! Il faut prendre en compte cette donnée lorsqu’on évoque la baisse du chômage.

Les médias, sous le contrôle de l’oligarchie financière, euphémisent la tragédie que vivent les Grecs. La situation en Grèce n’est absolument pas celle qu’évoque la presse française. Les Grecs en sont, en ce moment-même, à se battre pour que le gouvernement ne systématise par la saisie de biens et la coupure de l’électricité pour les foyers endettés !

LVSL – Les médias français ont fait la part belle au parti néo-nazi Aube Dorée. Il incarnerait, selon eux, la frange la plus radicale de l’opposition à l’Union européenne et à l’austérité. Certains ont d’ailleurs tenté d’amalgamer les mouvements qui s’opposaient à l’UE et à l’austérité à Aube Dorée, comme si ce parti avait le monopole de cette opposition. Comment percevez-vous le phénomène Aube Dorée ? Est-il utilisé par les médias, en Grèce, pour décrédibiliser les mouvements qui s’opposent à l’Union européenne ?

PL – Une demande de démocratie et de souveraineté voit le jour en Grèce ; pas une demande de fascisme. Aube Dorée est très pratique : ce parti est mis en avant par les médias pour effectuer des amalgames avec les forces anti-austérité et empêcher toute critique du système. Quiconque s’oppose à la politique dominante s’expose à l’accusation infamante de collusion avec l’extrême-droite. C’est une dégringolade idéologique que de confondre les forces démocratiques avec les forces d’extrême-droite. La revendication de l’indépendance de la Grèce a toujours été une revendication issue de la gauche. Ce n’est pas une revendication qui appartient à l’extrême-droite : elle s’en empare simplement de manière démagogique. Leur critique de l’Union européenne est superficielle : si jamais ce parti d’extrême-droite accédait au pouvoir en Grèce, le peuple constaterait simplement qu’il accroîtrait la soumission du pays aux grandes puissances étrangères – en plus de s’attaquer aux libertés individuelles et à la démocratie.

Ces amalgames sont calomnieux. Nous n’avons rien à voir non plus avec les régimes socialistes autoritaires qui ont gouverné l’Europe de l’Est par le passé. Nous sommes en première ligne dans le combat pour les libertés individuelles et collectives, les droits civiques et la démocratie. Nous cherchons à propager les idéaux de la Révolution française, en les enrichissant d’un contenu social.

La bataille des lobbies européens autour de la directive copyright

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La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique sort de sa phase de négociation et aborde sa dernière ligne droite : celle des adoptions par les deux co-législateurs que sont le Conseil européen et le Parlement européen. Depuis sa création, la proposition de directive cristallise les passions. État des lieux des jeux d’influence et des tractations européennes opérées sur ce texte depuis son entrée en négociation en septembre 2018.


Il est des actes législatifs européens qui cristallisent enjeux et luttes d’influence à travers le continent. La directive copyright, objet d’intensives batailles rangées entre lobbyistes, centralise autour d’elle de fortes crispations. La cause ? Une altération de plusieurs droits et principes fondamentaux européens et de l’Internet : la liberté d’expression, le partage/l’échange libre et ouvert des connaissances et informations à travers le continent.

L’actuelle proposition de directive copyright

Initialement conçue pour moderniser et harmoniser les cadres applicatifs des droits d’auteurs et du droit voisin sur Internet, la proposition de directive prétendait « favoriser l’innovation » ou l’« émergence de nouveaux acteurs ». La « proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique » dans sa version actualisée souhaite provoquer un renversement paradigmatique des droits d’auteur et du droit voisin – ayants-droits – sur Internet ainsi que des principes fondamentaux du World Wide Web. Et cela de deux manières :

[1] L’article 13 propose de revoir le système de « Notice and take down », filtrage a posteriori où les plateformes en ligne sont considérées comme simples hébergeurs de vidéos. À la place, le texte prévoit d’imposer le système de filtrage a priori des contenus postés sur internet en incitant les plateformes en ligne à avoir recours aux nouvelles technologies de robocopyright (censorship machine comme le Content ID pour YouTube, Signature pour l’INA et Dailymotion, Audible Magic) par l’implémentation de filtres de téléchargement. Il s’agit d’un bouleversement majeur visant à entraîner la responsabilité des plateformes en ligne dans la détection de contenus contraires aux droits d’auteur-droit voisin et à contourner ainsi la jurisprudence SABAM depuis l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 24 novembre 2011 qui concluait que les droits d’auteur ne sont pas supérieurs à la liberté de recevoir et de communiquer des informations.

[2] L’article 11 propose la taxation des agrégateurs d’information – Google Actualités, Digg, Reddit – qui exploitent ou référencent des articles de presse (titre, résumé, lien URL). Le dispositif, qui existe en Espagne depuis 2014 et qui a failli être mis en place en Allemagne (Google Lex), met en cause les principes fondamentaux à l’origine de l’Internet et du web. Un système de taxation actif en aval mais qui n’évoque pas l’idée d’une taxation plus générale du portefeuille d’activités des plateformes en amont comme par exemple, taxer Google Actualités sans taxer Alphabet Inc., société-mère de l’ensemble des applications de Google.

En entrant dans une phase de négociation inter-institutionnelle également appelée trilogue, entre septembre 2018 et février 2019 la proposition de directive copyright est discutée entre plusieurs représentants du Conseil, du Parlement européen et de la Commission européenne dans des conditions opaques. Au cours de cette phase, trois campagnes de lobbying intensives et antagonistes ont eu lieu autour du texte.

Une campagne de lobbying anti-directive intensive

Les entreprises de rang mondial comme les GAFAM se sont très vite lancées dans la bataille contre cette proposition de directive qui va à l’encontre du business model de leurs plateformes en ligne qui vise à fournir aux utilisateurs un maximum de contenu tout en redistribuant une part modeste des bénéfices générés aux auteurs et aux ayants droit. De nombreux lobbies du secteur se sont engagés dans la bataille. Le CCIA, Digital Europe, l’EDiMA (association commerciale représentant de nombreuses plateformes en ligne : Google et Facebook notamment), le think tank français Renaissance numérique (qui a pour partenaires les filiales françaises de Google, Microsoft et Facebook), des entreprises plus directement comme Alphabet Inc. (Google, YouTube) ont lancé une campagne de lobbying intense et quasi-inédite dans l’histoire du Conseil et du Parlement européen. La célèbre plateforme en ligne YouTube fut l’un des fers de lance de cette activité de lobbyisme. Le lundi 22 octobre 2018, Susan Wojcicki, CEO de YouTube, envoie un message à tous les créateurs de la plateforme pour leur demander de s’engager contre le projet de directive européenne : « Expliquez, sur les réseaux sociaux et sur votre chaîne, pourquoi l’économie créative est importante et comment vous serez affectés par cette directive ». Objectif : transformer les youtubeurs en militants anti-article 13 en faisant miroiter la supposée fin de YouTube.

En novembre 2018, Axel Voss, député européen et rapporteur général de la proposition de directive pour le Parlement, invita Susan Wojcicki à Strasbourg afin de débattre du texte. Une rencontre qui permit à des équipes de la plateforme d’opérer un lobbying intensif au sein même des locaux du Parlement européen qui ne fut pas au goût d’une partie des députés. Samedi 19 janvier 2019, changement d’échelle et de public. Google lance une campagne d’affichage de certains résultats de son moteur de recherche en appliquant supposément la proposition du projet de directive européenne. Le résultat : une page d’accueil caviardée-tronquée, sans titres d’articles, sans images ou snippets qui sont des résumés de liens internet ou d’articles, non-référencement des articles des sites Le Monde/Le Parisien/BFMTV avec comme seul affichage des résultats de Wikipédia. Le mardi 22 janvier 2019, Jennifer Bernal, responsable des relations publiques pour l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique, surenchérissait et mettait une nouvelle fois en garde dans une interview accordée à Bloomberg sur l’option visant à supprimer Google Actualités du territoire communautaire en cas d’adoption de l’article 11 en l’état. Des demandes de révision et clarification du texte que renouvellent aujourd’hui l’entreprise au travers de son Senior Vice-President of Global Affairs, Kent Walker, sur une note de blog du 3 mars 2019 après l’adoption du texte en trilogue. Une campagne globale qui a lancé le hashtag #SaveMyInternet, et appuyé une pétition majeure regroupant actuellement 4,93 millions de signatures « Stop the censorship-machinery ! Save the Internet ! ».

Les ONG de l’internet libre et ouvert, consommateurs et les universitaires : une société civile face à la fragilisation des droits et principes fondamentaux

Les ONG de défense des libertés sur internet, programmeurs, de défense des consommateurs et certains universitaires se sont également très vite lancés dans la bataille contre cette proposition de directive. Le réseau European Digital Rights (EDRi) composé de 39 ONG, la fondation Mozilla, la fondation Free Software Foundation Europe, le think thank  OpenForum Europe, la Quadrature du Net, l’APRIL, Public Knowledge, Creative Commons, Syntec Numérique, le Comité National du Logiciel Libre ou encore l’Electronic Frontier Foundation, ONG majeure de la défense des libertés numériques ont ainsi élaboré différentes stratégies d’information du public et de lobbying. Ont été mises en place des veilles juridiques, législatives et parlementaires, des lettres ouvertes comme le 16 octobre 2017 par Liberties et l’EDRi et le 29 Janvier 2019 par l’EDRi et 87 ONG appelant au retrait des articles 11 et 13. Il y a eu également le lancement des campagnes Savecodeshare.eu, Saveyourinternet.eu, #SaveYourInternet, #SaveOurInternet, #SaveTheLink. De son côté, l’association européenne des consommateurs BEUC évoque une difficulté supplémentaire pour les usagers de partager en ligne leurs propres musiques-vidéos-photographies sans but lucratif et dénoncent une réforme déconnectée des réalités vécues de l’Internet. Il est à noter que ces deux premiers types d’acteurs, bien qu’opposés au texte, ne font pas bataille commune. Les ONG de défense des libertés sur internet se sont ainsi immédiatement désolidarisées des entreprises de rang mondial avec qui elles ne partagent que peu de valeurs et qu’elles combattent quotidiennement, de par leurs pratiques jugées non-éthiques et leurs positions monopolistiques dans le secteur numérique.

Du côté des universitaires, de nombreux travaux ou lettres ouvertes faisant état d’un scepticisme sur la proposition de directive ont été publiés. C’est le cas d’un article universitaire co-signé par six enseignants-chercheurs dans la European Intellectual Property Review. À l’intérieur, ces chercheurs des universités de Stanford, Cambridge, Amsterdam, Oslo et de l’Institut Max Planck remettent notamment en cause les principes de filtrage a priori de l’article 13 et du considérant n°38. Ils proposent ainsi plusieurs alternatives permettant de préserver l’intégrité des droits fondamentaux de l’Union européenne comme la liberté d’expression et certains principes majeurs de l’Internet. Des réserves également exprimées depuis Genève par le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression, David Kaye, en juin 2018. Concernant la taxe sur les liens et résumés sur internet, une centaine de pionniers de l’Internet, dont Vint Cerf et Tim Berners-Lee, ont pris une position publique mettant en avant les risques de contrôle et de censure des réseaux de l’Internet par une poignée d’ayants droit majeurs comme les grands éditeurs, majors de disque etc.

Les organisations de médias et grands éditeurs : un lobbying pro-directive important mais discret

En revanche, les organisations de médias et grandes maisons d’édition dans les domaines de la musique, de la télévision et du cinéma ainsi que les entreprises de filtrage se sont engagées de façon plus discrète et selon des calendriers très différents en faveur de cette proposition de directive.

Étrangement, les organisations de médias et grandes maisons d’édition comme la European Magazine Media Association, la European Newspaper Publishers’ Association, le European Publishers Council, News Media Europe ou encore le Syndicat de la presse quotidienne nationale en France ont agi de façon bien plus discrète en coulisses, se distinguant des deux types de lobbying précédents en médiatisant peu leurs positions. Seul un communiqué de presse de la Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe du 4 décembre 2018 dénonce une « campagne de désinformation massive » venant de plusieurs plateformes numériques en ligne.

Les organisations d’ayants-droit furent plus actives à travers des acteurs comme la SAA Authors EU, la SACEM en France ou encore la SABAM en Belgique. Demandant à ce que l’article 13 conserve sa dureté, ils mettent en avant depuis les débuts du trilogue la nécessité que l’article ne soit pas vidé de sa substance pour obliger les plateformes en ligne à rétribuer correctement les grands éditeurs. Alors que les négociations au sein du Conseil bloquaient, une action de lobbying majeure fut tentée le 7 février 2019 par la Fédération internationale de l’industrie phonographique – l’un des plus importants lobbies pro-article 13 – qui tenta un coup de bluff en menaçant de ne plus soutenir le projet de directive si aucun accord en faveur du texte n’était trouvé en Conseil.

Les entreprises spécialisées dans l’élaboration et la vente de technologies de filtrages sont quant à elles actives depuis l’élaboration du brouillon de la proposition de directive copyright en 2016, et ceci dans l’objectif de faire inscrire leurs produits dans la législation européenne.

Pour les groupes politiques à l’origine de la directive copyright le temps manque et l’étau se resserre. À quelques mois des élections européennes 2019 et des perspectives d’une nouvelle mandature aux équilibres politiques plus complexes, la proposition de directive n’a que deux issues : s’imposer ou exploser.

« La libéralisation des transports accentue le désastre environnemental » – Entretien avec Laurent Kestel

Laurent Kestel
Laurent Kestel

Un an après le nouveau pacte ferroviaire qui actait la fin du statut de cheminots pour les nouveaux embauchés de la SNCF et la poursuite de la logique d’ouverture à la concurrence, le transport français poursuit sa libéralisation. Nous avons interrogé Laurent Kestel, docteur en science politique et auteur de “En marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres” publié aux éditions Raisons d’agir. Entretien réalisé par Antoine Pyra.


LVSL – Lors du Pacte ferroviaire du gouvernement Macron, comme lors des précédentes réformes ferroviaires, la question du statut des cheminots a été l’un des principaux angles d’attaque de la SNCF. D’une part, on reproche à ce statut d’être injuste et de favoriser de manière excessive les cheminots comparativement au reste de la population française, et d’autre part on accuse aussi ce statut d’être en grande partie responsable de l’endettement de la SNCF. La situation des cheminots est-elle si enviable que cela, et sont-ils responsables de l’endettement de la SNCF ?

Laurent Kestel – Cet angle d’attaque, on pouvait s’y attendre. Médias et politiques au pouvoir, de droite comme de gauche, ont depuis longtemps pointé les cheminots et leurs prétendus privilèges comme responsables du désormais célèbre « fardeau de la dette », ceci en vue de travailler l’opinion publique et de légitimer les réformes impulsées par l’Union européenne : fin du monopole public et ouverture à la concurrence. Sauf que dans les faits, ce poids supposé du statut de cheminot dans la dette, il n’en est rien. La dette – 47 milliards d’euros l’an dernier – relève avant tout de deux choses : le financement des infrastructures nouvelles, telles que les lignes à grande vitesse et la rénovation du réseau, dont le coût est d’autant plus élevé que l’État a sous-investi chroniquement sur l’entretien. Le statut n’est pas non plus à l’évidence un obstacle à la « performance économique » de la SNCF : ses substantiels bénéfices en 2017 – plus de 1,3 milliards d’euros – et le dividende record – 537 millions – qu’elle va verser en 2019 en attestent. L’argument politique est d’autant plus absurde qu’au cours de la dernière décennie, la dette a pratiquement augmenté de 20 milliards pendant que la direction de l’entreprise supprimait concomitamment près de 20 000 emplois.

« Si l’on parle encore de « La SNCF », l’entreprise actuelle n’a que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et à son développement »

Par ailleurs, et à la méconnaissance générale de l’opinion publique, les cheminots subissent de plein fouet depuis de nombreuses années la profonde transformation néolibérale de l’entreprise, à commencer par son démantèlement. Si on parle encore de « la SNCF », l’entreprise actuelle n’a en effet que peu à voir avec l’esprit qui a concouru à sa création et son développement. Les orientations de l’Union européenne –validées par les gouvernements nationaux au demeurant – ont largement essaimé et « la SNCF » a été en réalité largement démembrée : séparation de l’exploitation et de l’infrastructure en 1997 et cloisonnement progressif de chaque activité (Fret, TGV, Intercités, TER, Transilien) ont profondément bouleversé l’environnement de travail des cheminots. En outre, ce cloisonnement les ont privés de la vision d’ensemble du métier qui prévalait jusqu’alors. De la même manière, la relation d’interdépendance entre les différentes activités évolue dans le sens d’une relation marchande et contractuelle. Mais c’est aussi la nature du travail qui change radicalement. La conscience professionnelle ancrée dans la culture du service public est profondément remise en cause par les objectifs de rentabilité, d’efficience, de productivité. Les réductions d’effectifs se traduisent par une intensification de la charge de travail qui a des répercussions immédiates et importantes sur les voyageurs. La disparition des guichets dans les gares et l’allongement souvent considérable des files d’attente aux guichets en sont des exemples parlants.

Les années à venir verront une accentuation de cette logique. Les cheminots seront les premiers concernés. Guillaume Pepy l’a récemment annoncé en indiquant vouloir tout remettre à plat, à la fois la réglementation du travail, son organisation par l’accroissement de la polyvalence et la poursuite de la suppression d’effectifs. Autant d’éléments qui vont certainement contribuer à dégrader davantage les conditions de travail et la santé des cheminots. En 2017, la SNCF a comptabilisé plus de 1200 démissions, départs volontaires ou ruptures conventionnelles. C’est le signe d’un malaise parmi les cheminots. Le sujet est du reste d’autant plus prégnant que les quatre organisations représentatives (CGT, UNSA, SUD, CFDT) alertent la direction depuis plusieurs années sur la montée des risques psychosociaux. Médiapart a récemment avancé le chiffre de 57 suicides à la SNCF. S’il est exact, le taux de suicide à la SNCF serait donc environ deux fois et demi supérieur à la moyenne nationale (14,9 pour 100 000 habitants). Signe peut-être que la situation des cheminots n’est pas forcément celle qu’on leur prête.

LVSL – L’ouverture à la concurrence nous est présentée comme permettant d’améliorer le service ferroviaire auprès des usagers tout en diminuant les coûts. Est-ce que vous pensez que c’est ce qui va vraiment se passer, et pourquoi ?

LK – Les exemples existants nous enseignent que ce ne sera certainement pas le cas. En l’occurrence, même en France, la concurrence existe bien sur certains secteurs, et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant. C’est le cas du fret depuis 2007 et des lignes internationales depuis 2009. Dans le fret, la concurrence n’a permis ni de mettre un seul wagon de marchandises sur les rails, ni d’endiguer le déclin du secteur : entre 2007 et 2018, la part du rail dans le transport de marchandises s’est écroulée de 16% à moins de 10%… Et le bilan ne s’arrête pas là : sur la période, d’une part, les effectifs de Fret SNCF ont été divisés par deux ; d’autre part, la plupart des compagnies privées sont déficitaires et la première d’entre elles, Euro Cargo Rail, filiale de la Deutsche Bahn, a supprimé 10% de ses effectifs en 2017.

« La concurrence existe bien sur certains secteurs et c’est un euphémisme d’affirmer que ce n’est pas concluant »

Dans le secteur des lignes internationales à grande vitesse, la stratégie d’alliance de la SNCF avec d’autres entreprises pour créer les trains Thalys, Eurostar ou encore Lyria, fait que la concurrence est inexistante. Quant à l’opérateur italien Thello, qui exploite la liaison de nuit Paris-Venise, il ne cesse d’accumuler les pertes depuis 2011, malgré une politique zélée de réduction des coûts : à titre d’exemple, les personnels de bord ont été pendant plusieurs années des salariés d’une filiale de la Lufthansa, travaillant sous la convention collective de la restauration et de l’hôtellerie…

“En marche forcée”, livre de Laurent Kestel

Chez nos voisins européens, il est également difficile de parler de « succès » de la concurrence. La libéralisation du rail britannique au milieu des années 1980 a conduit au désastre. Elle a non seulement été la cause directe de la dégradation du réseau et de plusieurs catastrophes ferroviaires, provoquant d’ailleurs sa renationalisation, mais elle s’est aussi traduite par des hausses de prix vertigineuses, faisant des trains britanniques les plus chers d’Europe. En mai 2018, la faillite de l’entreprise Virgin Trains East Coast a contraint le gouvernement conservateur de Theresa May à annoncer la renationalisation de la ligne. En Italie, elle a eu pour effet de créer deux réseaux bien distincts : celui des TGV et celui des trains du

quotidien. Délaissé par la puissance publique, le réseau secondaire a connu huit accidents ou catastrophes ferroviaires depuis 2001. Quant au « modèle allemand », cher à tant de commentateurs français, son exemplarité reste encore à démontrer : sur le seul critère de la régularité des trains, les usagers sont perdants puisqu’elle y est plus faible qu’en France (77% contre plus de 85% pour la SNCF en 2017).

Pour les usagers, justement, l’ouverture à la concurrence annoncée des trains régionaux en France risque fort de se traduire par un unique changement de logo sur les trains. Car, pour le reste, le matériel roulant restera le même, puisqu’il est propriété de la région, et qu’il empruntera lui aussi un réseau secondaire que l’on sait en mauvais état. Cette libéralisation sera donc surtout profitable pour les nouveaux opérateurs – et peut-être plus encore pour les compagnies d’autocars, puisque le rapport Spinetta préconisait, au nom de l’efficacité, de fermer 56 lignes et 120 gares… Pour les plus chanceux qui disposeront encore d’une liaison ferroviaire dans les années à venir, cela pourrait aussi se traduire par une augmentation sensible des prix, en particulier si les régions disposent de moins en moins de moyens pour financer l’activité. La « diminution des coûts » qu’on nous assène se réalisera donc avant tout aux dépens des travailleurs du rail, qui verront immanquablement la logique de cette concurrence se traduire non seulement par du moins-disant social, mais aussi par la course à la polyvalence et à la sous-traitance déjà largement initiée par l’entreprise publique. Un peu difficile, donc, d’y voir l’affaire du siècle.

LVSL – La politique de libéralisation des transports ne touche pas que le ferroviaire : ainsi, le ministre de l’économie Macron avait déjà mis en plus une libéralisation des cars, présentée comme permettant aux plus pauvres de se déplacer à moindre coût. Est-ce vraiment le cas ? Et est-ce que les cars Macron ne posent pas d’autres problèmes sociaux ?

LK – La libéralisation des autocars s’inscrit dans le droit fil de la concurrence généralisée des différents modes de transports, inscrite dès le traité de Rome en 1957. Pour « vendre » cette mesure, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie du gouvernement de Manuel Valls, avait déclaré qu’elle allait aider les « plus modestes, les plus humbles, les plus fragiles » à se déplacer. En réalité, cette mesure a surtout aggravé les inégalités sociales d’accès aux transports en faisant des cars le mode de transport « des gens qui ne sont rien », pour reprendre sa formule désormais célèbre. En laissant libre cours aux mécanismes du marché, Macron et la majorité socialiste d’alors ont ajouté une pierre de plus au démantèlement du service public. Au point de retomber aujourd’hui dans les mêmes problématiques que celles du XIXe siècle, à savoir des transports différenciés selon les classes sociales qui se distinguent à la fois par la classe de confort et les temps de parcours. Plus l’on est pauvre, plus le temps de trajet s’allongera et plus le confort sera spartiate.

Les cars Macron et leurs logiques n’ont pas seulement favorisé une régression pour les voyageurs ; ils ont aussi favorisé un mouvement de régression sociale du secteur. Pour comprendre cela, il faut avoir en tête l’évolution du marché, en particulier sa forte concentration en cours. En moins de deux ans, deux entreprises (Starshipper et Mégabus) ont fait faillite. La filiale de la SNCF, Ouibus, a été portée à bout de bras par la maison-mère qui y a laissé plus de 200 millions d’euros. La SNCF a récemment décidé de céder Ouibus à Blablacar. De son côté, le groupe Transdev a décidé de vendre ses deux entreprises que sont Eurolines et Isilines à Flixbus. Si toutes ces opérations aboutissent, le secteur se trouverait donc en situation de duopole. Le succès de Flixbus, en Allemagne comme en France, tient avant tout à l’élimination de toute concurrence par des politiques tarifaires agressives en-dessous des prix du marché et au fait d’avoir imposé dans le secteur le « modèle Uber » : l’entreprise ne possède en propre ni car, ni chauffeur – qui relèvent de sous-traitants –, mais organise et contrôle le service (vente, marketing, etc.). Les cars Macron sont, au final, un condensé ce qui se passe de façon plus générale dans les transports, à savoir la transformation des grands groupes en « organisateurs de mobilité » et en « distributeurs », charge aux sous-traitants de répercuter sur leurs salariés les décisions de fermer des liaisons ou de réduire les fréquences. Avec la multiplication du nombre de ses filiales (plus de 1000) et le développement de la sous-traitance, la SNCF en prend clairement le chemin.

LVSL – L’actualité, avec le mouvement des gilets jaunes, pousse la classe politique et les citoyens à réfléchir sur l’articulation entre l’écologie et le social. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences environnementales de l’actuelle libéralisation des transports ? Et sur l’accès au train pour les usagers ?

LK – Elles sont massives. La part des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) générée par les transports n’a fait que croître depuis 1990, passant de 21,7% à 29,5% en 2018. Le transport est de loin le premier secteur émetteur de GES et ces émissions proviennent presque exclusivement du transport routier (95%). Ce résultat n’est pas le fruit du hasard : la France a été l’une des pionnières en matière de déréglementation du transport routier de marchandises, si bien qu’aujourd’hui, 90% des marchandises transitent par la route. Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF qui a surtout misé sur sa filiale Geodis. Cette politique a des conséquences en matière de santé publique qui sont aujourd’hui bien connues et documentées. Les études de l’Agence santé publique France (SPF) évaluent à 48 000 le nombre de décès prématurés liés à cette pollution atmosphérique en moyenne par an. Et il faut bien sûr ne pas oublier d’y ajouter l’accidentologie liée au trafic routier.

« Le fret a purement et simplement été liquidé par les politiques nationales et par la SNCF »

Quand il n’est pas relégué au rang de communication politique, l’environnement est souvent traité sous une forme dépolitisée, centré sur la « moralisation » des individus. En clair, il faudrait avant tout « changer nos comportements », « adopter des réflexes vertueux de mobilité », ce qui présente l’avantage incontestable de cibler la responsabilité individuelle et de passer sous silence les déterminants collectifs, au premier rang desquels les structures économiques mondialisées. Et l’essentiel de ce qui a été fait n’a fait qu’accroître le problème : les cars Macron remettent davantage de circulation sur les routes, contribuant ainsi à l’augmentation de la pollution, et la métropolisation des territoires conduit à réduire les dessertes ferroviaires. Les habitants des villes moyennes et des zones peu denses seront de moins en moins desservis par le train – on le voit déjà avec la fermeture de lignes régionales, de liaisons Intercités, ou encore avec la volonté de la SNCF de réduire certaines dessertes TGV, dans les Hauts-de-France notamment. C’est d’une certaine manière ce que révèle aussi le mouvement des gilets jaunes – même s’il révèle bien plus que cela – : des pans entiers de la population n’ont finalement que très peu accès aux transports publics et sont très dépendants de leur voiture. Ils sont donc les plus exposés aux hausses de taxe sur le carburant, que l’on a vendues sous couvert de transition écologique, alors qu’elles devaient essentiellement servir à financer le CICE.

LVSL – Selon vous, qu’est-ce que serait une bonne politique de transports publics ?

LK – Je n’ai évidemment pas la prétention de dire quelle serait la « bonne » politique en matière de transports. Considérant que le libéralisme est l’extension du domaine de la régression pour les voyageurs et les travailleurs du secteur, on pourrait imaginer une alternative aux politiques mises en place depuis 30 ans qui aurait pour objectif de lutter contre le réchauffement climatique par un service public de transport universel.

Il faudrait certainement réinventer le service public de transports : lutter contre les inégalités sociales d’accès aux modes de transport et donc offrir au plus grand nombre, et tout particulièrement dans les territoires mal desservis en transport en commun, une offre régulière et abordable. La question de la gratuité des transports urbains est de plus en plus souvent évoquée, pourquoi ne pas l’étendre au-delà ? Le train est un instrument essentiel d’aménagement du territoire et de lutte contre le réchauffement climatique. C’est, de loin, le mode de transport de masse le moins polluant. Or au niveau de l’État et de la SNCF, le prisme du tout-TGV a profondément fragilisé l’ensemble du système. Il a aussi éclipsé les autres solutions possibles et surtout instillé l’idée que seul le TGV était un marqueur de modernité pour les territoires, ce qu’il est désormais très difficile de remettre en question dans les esprits. À rebours des politiques menées qui marquent le retrait progressif de la puissance publique, il faudrait probablement engager une action d’ampleur équivalente à celle du plan Freycinet de 1879 qui avait abouti à doter d’une desserte ferroviaire chaque sous-préfecture de la République. Sans action claire des politiques en faveur du service public ferroviaire, le désastre environnemental et les inégalités sociales d’accès aux transports se poursuivront imperturbablement.

“L’euro renforce l’économie allemande et abîme les plus faibles” – Coralie Delaume

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? ». Coralie Delaume, essayiste et journaliste, est auteure de nombreux ouvrages sur la construction européenne – entre autres : Le couple franco-allemand n’existe pas, paru en 2018. Dans cette intervention, elle évoque la naissance de l’euro, les rapports de force à l’origine de la monnaie unique, et les conséquences de son utilisation par les pays-membres de la zone euro.


 

Les extrêmes droites et l’Union européenne : une relation plus ambiguë qu’il n’y paraît

Marine le Pen arborant un drapeau de l’Union européenne aux couleurs inversées © Le Dauphiné

« Les extrêmes droites européennes sont eurosceptiques[1] ». Voilà une phrase que l’on entend en boucle dans différents médias, rangeant dans le même sac tous les partis « d’extrême droite » européenne sans réelle mesure ni nuance. Si les formations politiques considérées comme telles possèdent des caractéristiques communes, comme leur nationalisme ou leur rejet des migrants en provenance d’Afrique, leurs positions vis-à-vis de l’Union Européenne ne sont pas toujours similaires. Tant et si bien qu’à quelques encablures des élections européennes, il semble difficile de valider l’analyse selon laquelle les extrêmes droites européennes seraient systématiquement hostiles à l’Union européenne.


« Pour la première fois, on peut espérer changer l’Europe de l’Europe ». Alors que Marine Le Pen semblait avoir fait du Frexit son leitmotiv lors de la dernière campagne présidentielle, l’entendre prononcer ces mots résonne comme une vaste surprise chez bon nombre d’observateurs politiques. Si le départ de Florian Philippot du Rassemblement National (RN) y est sans doute pour beaucoup, la sortie de l’UE apparaît aujourd’hui comme un courant minoritaire au sein du parti. Désormais, Le Pen pratique un discours bien moins radical, et s’est même résignée à laisser de côté l’abandon de l’euro. Surtout, elle a mentionné à plusieurs reprises sa volonté de créer une Alliance Européenne des Nations, dont le fonctionnement nécessiterait de « transformer radicalement le fonctionnement de l’Union Européenne ». Dans son sillage, Marine Le Pen souhaite attirer une grande partie de ses alliés politiques, mais la situation semble plus compliquée.

Contrairement au RN, de nombreux partis européens d’extrême droite conservent une réticence telle envers l’UE qu’ils n’envisagent pas d’autre option que la quitter. L’exemple le plus emblématique est celui des Britanniques d’UKIP, qui traversent paradoxalement une grosse crise interne alors que leur principale revendication est sur le point d’aboutir grâce au Brexit. Entre baisse significative des résultats électoraux, difficultés financières et absence d’un vrai leader depuis le départ de son fondateur Nigel Farage, le parti piétine et semble désormais en retrait dans la vie politique britannique. De quoi donner des sueurs froides à certains autres partis europhobes ? Pas vraiment, à en croire Jimmie Akesson, leader du parti Les Démocrates de Suède : « L’Union européenne est un large réseau de corruption ou personne ne contrôle rien. Nous payons beaucoup et nous recevons très peu, mais la raison principale de notre désir de partir est idéologique : nous ne devons pas appartenir à une union idéologique ». Avec près de 17% des suffrages récoltés lors des dernières élections législatives, le parti pourrait améliorer son score dans un contexte de démobilisation notable vis-à-vis des échéances électorales continentales (seulement 45% de participation lors des deux derniers scrutins). Si la position des Démocrates de Suède quant à l’UE est claire, un récent sondage montrait qu’une infime minorité de la population du pays était favorable à la sortie (17%). Dès lors, la tenue d’un hypothétique référendum apparaît à l’heure actuelle très improbable.

La sortie de l’UE, c’est également ce que continue de prôner le Parti pour la Liberté (PVV) aux Pays-Bas. Son leader aussi charismatique que controversé Geert Wilders n’a pas abandonné cette idée alors que son parti est désormais deuxième au niveau national. Celui qui assimilait l’UE à un « État nazi » il y a quelques années n’a pas changé son fusil d’épaule, et souhaite toujours qu’un Nexit ait lieu. Mais aujourd’hui, Wilders et Akesson semblent bien seuls. Alors que la volonté de sortir de l’UE était proche de faire l’unanimité au sein du monde des extrêmes droites populistes européennes, les leaders suédois et néerlandais se retrouvent désormais en marge du courant majoritaire. La faute, en premier lieu, au nouveau vent imposé par l’arrivée au pouvoir de la Ligue de Matteo Salvini en Italie. En partageant le gouvernement avec un Mouvement 5 Étoiles présentant le même programme sur l’Union Européenne, la Ligue est devenue le premier parti d’extrême droite à prendre le pouvoir dans un pays majeur de « l’Europe des 12 » depuis le début du siècle. Depuis les élections législatives de mars dernier, Salvini s’est rapproché de sa « grande amie » Marine Le Pen sur toute la ligne, et présente les mêmes positions que la patronne du RN sur les questions européennes. Plutôt attachée au régionalisme padan jusqu’ici, l’ex-Ligue du Nord rejoint désormais Le Pen dans son projet d’Alliance Européenne des Nations.

Salvini-Le Pen, un couple presque parfait qui n’aurait peut-être jamais existé sans l’apport essentiel de Steve Bannon. Homme de l’ombre malgré son statut de directeur de campagne de Donald Trump, l’Américain s’est depuis 2017 très largement intéressé aux milieux européens d’extrême droite. Après avoir placé Trump à la Maison Blanche, l’influent Bannon cherche désormais à entraîner l’Europe entière dans son sillage de sorte à réformer totalement l’UE. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce projet semble de prime abord bien parti. En plus de la Ligue et du RN, son influence idéologique gagne du terrain en Europe occidentale. Conséquence ou pas de l’omniprésence de Bannon, le parti allemand Alternative pour l’Allemagne (AfD) se veut désormais plus mesuré quant à une éventuelle sortie de l’Union européenne, qu’il envisage aujourd’hui comme une solution « de dernier recours ». Le parti a changé son discours et parle désormais d’Europe des patries, s’inscrivant dans ce processus plus global de changement par l’intérieur de l’UE. Un projet dont l’intitulé est différent de celui utilisé par Marine Le Pen, et qui n’inclut pas le RN. En effet, le candidat qui figure en tête de la liste de l’AfD Jörg Meuthen a mentionné trois alliés : la Ligue de Salvini, mais également le Fidesz de Viktor Orban et le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ).

Mais là encore, ce cas de figure est très loin de concerner la totalité des partis européens d’extrême droite. En effet, certains ont pris en compte le fait que l’UE pouvait leur être très largement bénéfique. L’exemple le plus emblématique est celui du FPÖ autrichien. Parti au positionnement très ambigu (fondé par des anciens SS mais adoptant dans un premier temps des mesures libérales), il s’est réorienté vers un nationalisme ultra-conservateur à la fin des années 1980. Principale voix dissidente d’une UE que l’Autriche a intégrée en 1995, le FPÖ a proposé en 2006 un référendum contre « la folie de l’Europe ». Depuis, le parti a largement adouci son discours, conséquence directe de son retour au pouvoir en 2017. En effet, son premier passage à la tête du pays en 2000 avait marqué un gel des relations avec l’UE, ponctuée par la mise en place d’un cordon sanitaire. Dès lors, le parti a dû se résoudre à modérer son discours vis-à-vis de Bruxelles après l’élection de 2017 afin de ne pas rééditer pareille expérience. Preuve s’il en est de la puissance symbolique que conserve l’UE, même chez ses potentiels détracteurs.

Le point commun entre tous ces partis précédemment cités ? À défaut d’entretenir exactement la même ligne politique, ils appartiennent tous, à l’exception des Démocrates de Suède, au groupe politique Europe des Nations et Libertés (ENL) au sein de la législature européenne actuellement en vigueur. Seulement, ces formations politiques sont loin de disposer du monopole des extrêmes droites populistes sur le vieux continent. En effet, d’autres partis ultra-conservateurs d’Europe de l’Est ont un poids très important malgré leur non-appartenance à l’ENL. À ce titre, citons les deux exemples les plus emblématiques : le Fidesz hongrois conduit par Viktor Orban, et le parti Droit et Justice (PiS) polonais. Ces deux partis exercent chacun le pouvoir dans leurs pays respectifs, et ont un rapport très particulier à l’UE. En effet, même s’ils sont régulièrement pointés du doigt par Bruxelles en raison de leur non-respect des droits de l’homme, ils sont loin de demander la sortie de l’UE. S’ils la critiquent parfois vivement dans la lignée de leur chasse à la démocratie libérale, ils entretiennent en réalité une sorte de double-jeu et profitent très largement des avantages accordés par l’Union. Dans une enquête du Monde le mois dernier, un diplomate européen affirmait sous couvert d’anonymat que « derrière les discours, ils [les dirigeants nationalistes d’Europe de l’Est] sont tous pro-business, ne font pas déraper les finances publiques et savent très bien où sont les lignes rouges ». En effet, les dirigeants hongrois et polonais auraient tort de se priver d’une UE qui est perçue comme ayant augmenté leur croissance et fait baisser leur taux de chômage. Le cas autrichien semble là aussi significatif. En gouvernement de coalition avec la droite traditionnelle, le FPÖ a fait voter la loi allongeant la durée maximale du travail à 12 heures par jour et 60 heures par semaine, sous l’injonction de la Commission européenne. La flexibilité de l’emploi, si chère à l’Europe libérale, figure également à l’agenda de certains partis d’extrême-droite qui appliquent dans le même temps des mesures très radicales en matière d’immigration.

Pour autant, affirmer que Viktor Orban et consorts ne sont pas pleinement satisfait avec l’UE actuelle ressemble à un doux euphémisme. Désignant cette dernière comme non-démocratique et faisant de la Commission Européenne un « symbole de l’échec », ce dernier se veut très critique des institutions au sens large du terme. Sa vision de l’UE, il la trouve au sein d’une « Europe centrale forte, composée de pays qui coopèrent étroitement ». En revanche, il s’agirait de couper les ponts avec une Europe occidentale jugée trop libérale par le chef d’État hongrois. Lequel est pourtant actuellement engagé au sein du groupe parlementaire « Parti Populaire Européen » (PPE), composé entre autres de la CDU allemande ou de l’ÖVP autrichienne, mais qui a récemment engagé la procédère d’exclusion du Fidesz. Pas franchement les premiers à critiquer l’Europe libérale… Cependant, Orban a plus d’un tour dans son sac. Son désir régional d’une Europe de l’Est forte ne pourra se faire sans l’appui des pays concernés, et sa position alter-européenne est désormais connue de tous.

Ainsi, il semble erroné d’évoquer une voix unie des extrêmes droites populistes européennes sur la question de l’appartenance à l’UE. Le cliché très largement répandu de partis systématiquement europhobes semble un brin simpliste, et ne tient pas compte d’un certain nombre de paramètres. Pour autant, inutile de se voiler la face : ces partis sont loin d’entretenir une histoire d’amour avec l’UE. S’il n’a jamais envisagé de la quitter, Viktor Orban est très régulièrement rappelé à l’ordre par les institutions européennes à cause de son non-respect des valeurs « de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité et de l’État de droit ». Marine Le Pen a par exemple assimilé très récemment l’UE à un « bateau ivre » conduit par « un ivrogne notoire, Jean-Claude Juncker ». Tout est alors une question de nuance, même si la volatilité des positions des partis n’aide clairement pas à les analyser. Pour ne rien arranger, une nouvelle catégorie d’extrême droite semble éclore en Europe Occidentale, en marge de l’ascension du parti espagnol Vox. Si la formation politique terrorise une partie de l’Espagne à coups de déclarations chocs sur les droits des femmes, discuter de l’adhésion du pays à l’Union européenne semble très loin d’être une priorité. La question continentale n’apparaît qu’en 96ème position des cent mesures urgentes pour l’Espagne, et la seule phrase qui traite de ce sujet est pour le moins ambiguë. Une belle métaphore de la position d’une bonne partie des formations d’extrême droite européennes quant à leur attachement à l’Union européenne. À deux mois du scrutin, si tout reste encore possible, bien malin sera celui qui devinera les coalitions d’extrême droite qui peupleront le nouveau parlement.

 

Notes :

[1] Nous utilisons plus volontiers le terme « europhobe », qui replace celui d’« eurosceptique ». En effet, nous partons du principe que tous les partis affichant un minimum de contestation vis-à-vis de l’Union Européenne (UE) sont eurosceptiques. En revanche, tous ne sont pas europhobes, puisque ce terme désigne une profonde volonté de quitter l’UE.

Un mur de sable : quand l’Union Européenne érige sa frontière migratoire au Niger

Les migrations et l’accueil des migrants sont des questions récurrentes dans les débats politiques, que les principaux dirigeants européens refusent de traiter frontalement. À l’inverse, ils opèrent un déplacement du problème en empêchant, coûte que coûte, les migrants d’arriver sur la rive nord de la Méditerranée. Pour cela, ils externalisent les frontières, c’est-à-dire qu’ils chargent d’autres États de contrôler les migrants en amont pour que ces derniers n’arrivent pas aux portes de l’Europe. Le Niger est un pays laboratoire, étant le principal point de passage au Sahel. La législation restrictive de ce pays interroge cependant sur le bien-fondé de ces accords. 


Depuis plusieurs années, l’Union européenne (UE) renforce les moyens alloués à la « sécurisation » de ses frontières extérieures et à « la lutte contre l’immigration illégale », notamment au travers de l’Agence européenne de garde-côtes et garde-frontières, Frontex. Les différents moyens de contrôle des frontières, des barbelés aux caméras vidéo de vision nocturne en passant par l’interdiction pour les navires de débarquer les migrants secourus en mer, montrent cependant leurs limites. Aussi barricadée soit elle, l’Europe ne peut être complètement hermétique. Les migrants, qui fuient la guerre, les persécutions et la misère, n’ont pas d’autres alternatives et continueront de risquer leurs vies.

Dans ce contexte, le concept d’externalisation des frontières a gagné en importance. L’idée est simple : sous-traiter le contrôle des migrations à des États tampons afin que les migrants ne puissent arriver aux frontières de l’Europe (quand bien même ils pourraient légitimement demander l’asile) et faciliter les retours forcés. L’exemple le plus connu est le pacte migratoire entre l’UE et la Turquie de 2016. Celui-ci prévoit le renvoi forcé vers la Turquie des demandeurs d’asile arrivés sur les îles grecques, en échange de milliards d’euros versés (3 milliards d’euros initialement, rallongé depuis) et s’accompagne surtout du silence de l’UE sur la violation quotidienne en Turquie des droits humains.

Le tournant du sommet de La Valette

Avec la Turquie, l’UE se vante d’avoir « réussi » à diminuer les arrivées de demandeurs d’asile de la rive est de la Méditerranée. Le nombre de personnes arrivant sur les côtes grecques a effectivement diminué par rapport à 2015 mais les routes migratoires se sont, dans le même temps, déplacées vers la frontière Nord de la Grèce. Une fois l’accord avec la Turquie trouvé, l’attention de l’UE s’est tournée vers les pays du sud de la Méditerranée, en particulier sur la Libye, principal pays de transit vers l’Europe. Mais depuis la chute de Kadhafi, le pays n’a plus d’État en tant que tel, ce sont des milices qui se partagent le territoire. D’où l’idée de contrôler les migrations encore plus en amont, dans la région du Sahel.

Déjà en 2015, au sommet de La Valette, les chefs d’États européens avaient fait pression sur les dirigeants africains pour conditionner les politiques de coopération avec l’UE (en matière économique, commercial, d’aide au développement, etc.) au contrôle des migrations et aux retours forcés des ressortissants africains. C’est en quelque sorte un chantage fait aux pays du sud : aides économiques et commerce en échange de basses œuvres. Partenaire privilégié de cette nouvelle politique : le Niger, seul pays africain à avoir présenté un plan d’action à La Valette.

Cartographie du Niger

Le Niger présente plusieurs avantages. C’est le principal point de transit au Sahel pour rejoindre la Libye et ensuite l’Europe. On estime que 75% des personnes arrivées par bateau sur les côtes italiennes ces dernières années sont passées par le Niger. Le pays connait une relative stabilité politique depuis 2011 et le sentiment communautaire est assez fort (les Touaregs du nord du pays ne se sont pas associés à la rébellion Touaregs au Mali). En outre, c’est le pays le plus stable de la région. En effet, presque tous les pays frontaliers sont confrontés à des menaces: Boko Haram est actif dans le nord du Nigéria, la criminalité organisée est largement répandue au Tchad, des groupes djihadistes sont présents au Burkina Faso, les rebelles Touaregs et des groupes djihadistes contrôlent le nord du Mali. Ainsi, on ne compte pas moins de 250 000 réfugiés ou déplacés au Niger venant de pays limitrophes.

 

Carte du Niger ©Wikimedia

Au-delà des aspects géopolitiques, le Niger est l’un des États les moins développés de la planète. C’est le dernier pays en terme d’Indice de développement humain (189ème place sur 189 pays comptabilisés), 2 millions de personnes sont en insécurité alimentaire pour une population totale de 17 millions d’habitants et le taux de fécondité est le plus élevé du monde avec 7,6 enfants par femme en moyenne (la population double tous les 20 ans). Cette situation crée une grande dépendance vis-à-vis de l’aide internationale, et le rend d’autant plus vulnérable aux pressions des acteurs étrangers.

Le verrouillage des routes migratoires

Le Niger est cité en exemple par les institutions européennes. Signe de cet intérêt, depuis 2015, date d’adoption d’une loi controversée sur les migrations, le Niger a reçu la visite de nombreux acteurs européens: Federica Mogherini (haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères) et Antonio Tajani (président du Parlement européen). Mais aussi Angela Merkel, Emmanuel Macron, ou encore Gérard Collomb, l’ancien ministre de l’intérieur.

La loi nigérienne 2015-36 (qui n’a pas été adopté sous la pression directe de l’UE mais qui répond clairement à une demande européenne) criminalise toute assistance à des personnes migrantes sur le territoire du Niger, et rend les migrations illégales pour les non-nigériens au nord d’Agadez – dernier point de passage avant le désert. Dans les faits, cela revient à interdire les migrations vers l’Algérie, la Libye et ensuite vers l’Europe. Cependant, une partie non négligeable des migrants souhaitent se rendre dans ces pays, non pas pour ensuite passer en Europe mais pour y travailler. En effet, malgré le contexte, les possibilités de trouver un emploi y sont plus nombreuses que dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne.

Cette loi a eu deux conséquences principales. Premièrement, elle a rendu les routes migratoires plus dangereuses. Loin de décourager les migrants, elle les pousse à aller hors de toute route dans le désert, à rester éloignés des points d’eau pour échapper à la police. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence des Nations Unis, le nombre de migrants ayant péri dans le Sahara serait deux fois supérieur à ceux morts en Méditerranée, environ 30 000 selon les estimations. Pourquoi une telle différence ? Sans doute parce que plus éloigné des yeux de l’Europe, l’attention des médias, des dirigeants et de l’opinion publique est moindre et qu’en conséquence, ce drame silencieux fait moins de vagues.

La fermeture des routes migratoires va à l’encontre du droit à l’asile. Pour « compenser », certains États européens ont convenu de réinstaller en Europe des personnes évacuées de la Libye vers le Niger. Des officiers de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) se sont rendus plusieurs fois à Niamey pour examiner des dossiers. Si l’intention est louable (sortir les personnes des centres de détention en Libye), le nombre de personnes ayant pu être évacuées puis réinstallées est très limité par rapport à celui des personnes enfermées en Libye dans des conditions inhumaines. D’ailleurs, ces personnes ont souvent été enfermées suite à leur interception en mer par les milices libyennes soutenues par l’UE. Nombre de migrants ont subi la torture, le viol ou ont même été mis en esclavage par les milices libyennes.

L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) se charge également des personnes évacuées de Lybie et des demandes d’asile. Mais les conditions d’accueil des réfugiés au Niger sont parfois très mauvaises. Face à la dégradation de la situation en Libye, près de 2000 soudanais originaires du Darfour se sont réfugiés à Agadez, en venant par eux-mêmes. Depuis août 2018, un camp du HCR a été construit dans le désert à 13 km d’Agadez pour accueillir 800 soudanais. Du fait de l’environnement, les conditions d’accueil sont très mauvaises: les tentes offertes par la Fondation Ikea fondent quand les températures dépassent les 50ºC en été et le vent est omniprésent, causant des infections des voies respiratoires.

Camp du HCR à Agadez ©Pierre Marion

Des répercussions sur l’économie locale

La loi 2015-36 a eu également un impact très négatif sur l’économie locale de la région d’Agadez (un territoire plus grand que la France). En effet, Agadez, comme point de passage, a vécu depuis plusieurs siècles grâce aux migrations. Bons connaisseurs du désert, de nombreux locaux travaillaient comme passeurs de manière légale. D’ailleurs, être passeur au Niger n’est pas vu comme une activité négative mais comme une profession normale.

En interdisant les migrations, les passeurs et les différents secteurs économiques liés aux migrations (cafés, commerces, etc.) ont été privés d’importantes sources de revenus, alors que dans le même temps les aides promises pour la reconversion professionnelle ne suivent pas. Le Plan d’Actions à Impact Économique Rapide à Agadez (PAIERA, sic) financé par l’UE et supposé permettre aux passeurs de se reconvertir a bénéficié à 371 personnes alors que l’on compte plus de 5 000 anciens passeurs. La population locale voit passer les programmes d’aide d’organismes internationaux mais les retombées ne sont pas au rendez-vous, créant tensions et frustrations. De plus, cela a favorisé le développement de nouveaux réseaux de passeurs liés aux trafics de drogue et d’armes venant de Libye.

La face cachée des aides européennes

Ramené au nombre d’habitants, le Niger est le premier pays bénéficiaire de l’aide européenne. Il reçoit des aides du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (229,9 millions en 2017). Ce fonds fiduciaire, basé sur la confiance comme son nom l’indique a été créé lors du sommet de la Valette. En laissant de côté l’artifice de communication, l’aspect fiduciaire du fonds permet d’échapper à la validation du Parlement européen. Une porte ouverte à de potentiels détournements de fonds ou à la corruption. D’ailleurs lorsqu’un pays fait face à de la corruption endémique – le Niger est classé 112ème sur 180 par Transparency International – les fonds sont versés à des ONGs. Or, dans le cas présent, 75% des aides arrivent directement au gouvernement.

Pour la période 2014–2020, 731 millions d’euros sont destinés au Niger dans le cadre du Fond européen pour le développement durable (FEDD). Le Fonds fiduciaire et le FEDD s’inscrivent dans l’Agenda européen en matière de migration, qui fixe le cadre global de la politique migratoire. Mélangeant différents domaines d’action, ils sont censés traiter les causes profondes des migrations. Toutefois, le mode de gestion de ces fonds fait que ce sont principalement des grandes entreprises, parfois européennes, qui en bénéficient à travers des partenariats public-privé. Les retombées pour les populations locales sont donc extrêmement limitées et cela ne permet pas un développement propre du Niger. De plus, une partie importante des fonds sont dirigés vers la lutte contre l’immigration illégale. Autant d’argent en moins pour l’économie locale et de crédits en plus pour l’industrie de la sécurité, conscient de l’aspect très lucratif de ce marché.

En matière de sécurité, la lutte contre l’immigration illégale a pris le pas sur la lutte contre le terrorisme – à mesure que la première s’impose dans l’agenda politique européen. En parallèle, les puissances étrangères renforcent leurs positions militaires dans la région, soit directement avec des bases militaires, soit en formant les forces de sécurité locales – la mission EU CAP Sahel a par exemple pour but la formation par l’UE des forces de sécurité des pays du Sahel. La France veut garder la main sur son ancien pré carré, notamment à cause des mines d’uranium d’Areva dans la région d’Arlit au nord du Niger (même si les ressources s’amenuisent). Quant aux États-Unis, ils sont en train de construire une nouvelle base de drone à Agadez, sans doute la plus grande base jamais construire à l’étranger, pour plus de 280 millions de dollars.

La double hypocrisie européenne

Les responsabilités de l’Europe sont multiples: legs colonial, accaparement des ressources par les firmes transnationales, pratiques commerciales agressives, détournements de l’aide au développement, alimentation indirecte des conflits, contribution au réchauffement climatique. Autant d’éléments qui empêchent les pays africains de se développer de manière autonome et de faire face aux causes de l’exil.

Dans le même temps, les politiques d’austérité prônées par les institutions européennes alimentent la montée du racisme. En réduisant l’action des services publics, en précarisant les conditions de travail, en mettant la pression à la baisse sur les salaires, elles créent un imaginaire de la rareté. Autrement dit, il n’y a pas assez de ressources, pas assez d’argent, pour tout le monde. Il faut donc trouver un coupable, ou plutôt un bouc émissaire. Au lieu de pointer du doigt les responsables des choix économiques, l’attention est détournée pour que la bataille se livre entre le dernier et l’avant dernier. Ce sont ainsi souvent les migrants qui font office de derniers.

D’un côté les politiques européennes créent les conditions du départ des migrants de leurs pays d’origines et de l’autre, elles créent les conditions de leur rejet sur le sol européen. Une politique paradoxale, comme un mur de sable entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne.

L’Union européenne, l’autre ennemi des Gilets Jaunes

GJ europe
© Léo Balg

Les commentaires hostiles en provenance de la Commission européenne à l’égard des Gilets Jaunes n’ont pas retenu l’attention des médias français. Ils sont pourtant lourds de signification, tant les aspirations sociales portées par ce mouvement vont à l’encontre de l’orientation libérale de l’Union européenne. Le risque que font peser les Gilets Jaunes sur l’équilibre budgétaire français n’a pas échappé à la vigilance comptable de Bruxelles qui a tôt fait d’adresser des remontrances à Emmanuel Macron, jugé trop conciliant à l’égard du mouvement. C’est ainsi que le Président “jupitérien” se retrouve piégé dans un étau, entre contestation sociale dans son pays et pression budgétaire en Europe. Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des états membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « Gilets Jaunes » selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays. L’Union européenne serait-elle le point aveugle des Gilets Jaunes ?


L’Europe en embuscade

« Macron fait de la France la nouvelle Italie » peut-on lire dans le journal conservateur Die Welt au lendemain des annonces effectuées par Emmanuel Macron d’une série de mesures visant à calmer les protestations. Le quotidien allemand reproche à Emmanuel Macron d’avoir cédé à la « foule en jaune », faisant de son pays un « facteur de risque » et non plus un « partenaire pour sauver l’Europe et la zone euro[1]  ». « Après la Grande-Bretagne, c’est la France qui s’efface comme partenaire européen fiable de l’Allemagne[2] », regrette de son côté la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Voici comment une bonne partie de la presse conservatrice allemande perçoit la situation ; à l’instar de ses pairs français, les journaux allemands ne se sont pas ménagés pour tenter de refréner les ardeurs des Gilets Jaunes et de leurs revendications.

Bruxelles admettrait la possibilité d’une inflexion, « mais uniquement si Paris reste en dessous des 3 % (de déficit budgétaire) »

Chez les dirigeants de l’Union européenne la tentation est grande de remettre le couvercle au-dessus de l’ébullition sociale qui agite le pays. Si la prudence est de mise sur la critique du mouvement en lui-même du côté de la Commission européenne, elle émet une réserve qui en dit long sur l’obstacle qu’elle représente face aux aspirations des Gilets Jaunes : Bruxelles admettrait la possibilité d’une inflexion, « mais uniquement si Paris reste en dessous des 3 % (de déficit budgétaire)[3] », rapporte le site Euractiv. Bruxelles, qui n’a que des chiffres à opposer à la détresse sociale, se raidit dans sa lecture comptable de l’enjeu européen et redoute tout fléchissement du président Macron.

À l’heure de la plus grande crise de son quinquennat, l’homme fort de l’Europe, le président jupitérien, a vu sa marge de manœuvre politique se restreindre dramatiquement à l’échelon national comme européen. La France d’Emmanuel Macron a pu faire figure de bonne élève en Europe, mais cela n’a pas duré. Passé l’instant d’euphorie succédant aux élections, la réalité sociale a repris le devant de la scène et s’est muée en un mouvement de contestation massif, rejetant sa politique et même sa personne.

Dans la bouche du Président, même l’Europe ne fait plus recette – plus grand-chose ne le fait d’ailleurs. Pourtant, d’Europe il est bien question dans cette crise. Emmanuel Macron n’a de cesse de rappeler dans sa “Lettre aux Français” qu’il entend offrir une « clarification » de son projet. Pourtant, comment évoquer les quatre grands thèmes retenus dans le débat (« démocratie et citoyenneté », « transition écologique », « organisation des services publics », « fiscalité et dépenses publiques[4] »), pour peu qu’on les prenne au sérieux, sans aborder l’épineuse question des institutions européennes qui les conditionnent, et des “Grandes Orientations de Politique Economique” (GOPE) émises chaque année par la Commission européenne ? (« GOPE » art 121 TFUE, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[5]).

“Gilets jaunes” : une soif d’ancrage territorial et de justice sociale qui se heurte aux traités européens

Ces « GOPE », au fil des révisions constitutionnelles (PSC 1997[6], six-pack[7]), sont passées de simples recommandations à de véritables instruments de contrôle prévoyant des sanctions financières en cas de non-respect desdites « recommandations », pouvant s’élever jusqu’à 0,2 % du PIB[8] du pays membre concerné. Voici, et l’on comprendra aisément pourquoi ces directives européennes constituent une grave ingérence dans la politique intérieure des pays membres, quelques extraits du rapport concernant la France pour les prévisions de l’année 2018-2019 :

« Recommande que la France s’attache, sur la période 2018-2019 : à veiller à ce que le taux de croissance nominale des dépenses publiques primaires nettes ne dépassent pas 1,4 % en 2019 […] poursuivre les réformes du système d’enseignement et de formations professionnels, à renforcer son adéquation au marché du travail […], en supprimant les impôts inefficaces et en réduisant les impôts sur la production prélevés sur les entreprises, […] réduire la charge réglementaire et administrative afin de renforcer la concurrence dans le secteur des services et de favoriser la croissance des entreprises[9] ».

Comment ne pas voir, à la lecture de ces quelques passages, que la politique qui a précipité la société française dans cet état quasi-insurrectionnel est soutenue à bras-le-corps par les institutions européennes ?

Si dans les récents événements en Europe opposant le Royaume-Uni et le continent, l’Europe du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, il devient de plus en plus difficile de concevoir un “peuple européen”, il règne en revanche un désir de faire peuple chez les Gilets Jaunes, qui se double de la réaffirmation symbolique d’une communauté politique et d’un imaginaire révolutionnaire puisant aux sources de l’histoire française. Ce processus de recentrage sur les spécificités nationales et historiques du pays, qui vise principalement pour les « Gilets Jaunes » des services publics efficaces plutôt que rentables, un système de redistribution réellement solidaire, des institutions réellement démocratiques, ou encore un système fiscal équitable, est de fait un acte de résistance à l’agenda ultra-libéral du projet européen.

Ce conflit d’intérêts recouvre aussi une dimension géographique. Le dessein fédéraliste du projet européen se heurte à l’attachement territorial qui ressort des revendications des « Gilets  Jaunes » et met en évidence les limites du projet européen tel qu’il existe. À l’heure d’une volonté d’uniformisation des normes marchandes voulue par Bruxelles ou Francfort, de la part d’organes européens non élus, une certaine cohérence territoriale anime le mouvement des « Gilets Jaunes », lesquels s’efforcent de régénérer le lien social qui s’était délité au fil des dernières décennies. Ainsi témoigne Gérald, « Gilet Jaune » de la Vallée de la Bruche, dans le Bas-Rhin : « L’objectif est d’aller chez les commerçants locaux et de faire revivre notre vallée, de se battre contre les fermetures de classes ou de lignes de chemin de fer[10] ».

Les préoccupations des « Gilets Jaunes » témoignent d’une exigence d’action des pouvoirs locaux, d’un contact avec des interlocuteurs en prise avec leur territoire et leur mode de vie, de services publics de proximité. Or les maires se sont vus peu à peu dépossédés de leurs compétences depuis les objectifs d’intercommunalité et de décentralisation[11]. Ils se sont également retrouvés pris en étau entre demande constante d’équilibre budgétaire d’un côté, et augmentation des charges de l’autre alors que les hôpitaux, bureaux de postes, gares ferment les uns après les autres dans les territoires ruraux.

En ce sens le RIC (référendum d’initiative citoyenne), mesure phare des « Gilets Jaunes », traduit une volonté de réappropriation d’un territoire en tant qu’il est lié à une communauté qui partage un destin et revendique une culture ayant peu à voir avec celle de la « start-up nation », ou avec l’obsession maastrichtienne des 3 %  de déficit. À cette volonté s’oppose un fonctionnement de l’Union européenne qui favorise l’ingérence dans la politique économique des pays-membres, sans consultation des peuples ni même de passage par une forme de démocratie représentative.

Le gros du levier législatif de l’Union européenne se trouve en effet entre les mains d’organes non élus, comme la Commission européenne, où des ministres peuvent participer (art. 16[12] & 48 §4 TUE[13]) à des procédures de révision des institutions européennes, ainsi qu’assurer le contrôle des propositions qui sont émises par le Parlement. En plus d’institutionnaliser une collusion du législatif et de l’exécutif, cet organigramme des pouvoirs constituants se passe de tout contrôle populaire. La hiérarchie des pouvoirs européens traduit une situation paradoxale et profondément non-démocratique dans laquelle les élus du Parlement européen ont des pouvoirs plus que restreints, tandis que les non-élus de la Commission européenne disposent de l’entière initiative législative (art. 17 TUE[14]).

En prenant à la suite quelques-unes des autres doléances des « gilets jaunes », la symétrie avec les directives des « GOPE » en devient presque enfantine :

« Fin de la politique d’austérité. On cesse de rembourser les intérêts de la dette qui sont déclarés illégitimes et on commence à rembourser la dette sans prendre l’argent des pauvres et des moins pauvres, mais en allant chercher les 80 milliards de fraude fiscale […] Que des emplois soient créés pour les chômeurs. Protéger l’industrie française : interdire les délocalisations. Protéger notre industrie, c’est protéger notre savoir-faire et nos emplois […] Fin immédiate de la fermeture des petites lignes, des bureaux de poste, des écoles et des maternités […] Interdiction de vendre les biens appartenant à la France (barrage, aéroport…)[15] ».

Les articles 63 à 66 du TFUE[16] (« toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites »), renforcés par l’arrêt Sandoz GmbH 1999[17] (« constitue une entrave toute mesure nationale de nature à dissuader les mouvements de capitaux entre les États membres ») empêchent toute politique visant à limiter les délocalisations puisqu’il s’agirait d’une violation de l’une des quatre libertés fondamentales de l’UE : la liberté de circulation des capitaux[18]. L’impossibilité de restreindre ces flux monétaires entraînent de fait une délocalisation des placements financiers ainsi qu’un phénomène de désindustrialisation progressive en privant les États membres de la souveraineté monétaire si essentielle aux politiques économiques et sociales, qui deviennent soumises à des intérêts privés.

D’autre part, la Banque Centrale européenne, dont l’indépendance (Art 119[19], 130 TFUE[20]) rend son action imperméable aux turbulences de l’opinion publique, dispose d’un droit de production de ce qui s’apparenterait à des normes obligatoires à portée générale (Art. 132 TFUE[21]). Une grande partie de l’activité de la BCE, en réalité, est employée à promouvoir des moyens de lutter contre l’inflation et d’en faire la priorité, voire l’obsession des États membres, par les divers leviers de pression dont elle dispose : un agenda peu compatible avec une politique de lutte contre le chômage de masse. Phénomène économique bien connu : la stabilité des prix – point de fixation des politiques économiques des instances européennes – garantit le rendement du capital, tandis que la faible inflation coïncide avec la stagnation des salaires, qu’accompagne un taux de chômage élevé.

Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des États-membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « gilets jaunes », selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays

Le carcan de la dette, prétexte aux politiques d’austérité qui sont un des facteurs de la contestation citoyenne actuelle, a été constitutionnalisé par l’article 123 du TFUE[22] qui interdit aux pays-membres d’emprunter à des Banques Centrales. Ces pays doivent en conséquence emprunter avec intérêts, à des banques privées, générant une dette publique colossale. Des politiques d’investissement public impliquent en somme de payer des intérêts au grand bénéfice d’investisseurs privés et au grand malheur de la majorité. Quant à la lutte contre l’évasion fiscale que souhaitent les Gilets Jaunes, l’Union européenne abrite en son sein même des paradis fiscaux (Luxembourg, Irlande) qu’elle ne reconnaît pas dans sa liste noire officielle, ce qui laisse émerger quelques doutes quant à sa volonté de lutter efficacement contre ladite évasion fiscale.

Un examen des grandes orientations politiques économiques de l’Union européenne et une compréhension de leur influence réelle sur la politique des États membres permet d’éclaircir l’intuition fondamentale des « Gilets Jaunes » selon laquelle ils ne sont plus maîtres du destin de leur pays. Au moment où des mouvements « Gilets Jaunes » essaiment un peu partout en Europe, ils n’ont souvent de commun que le revêtement du désormais symbolique jaune fluo, et semblent pour l’instant se décliner en autant de processus, propres à une culture et à une histoire, qu’il existe de peuples en ce continent. Si dénominateur commun il y a entre ces « Gilets Jaunes » européens, c’est plutôt dans la négation de son projet actuel. Même lorsqu’il n’est pas formulé directement ce rejet est présent de facto, puisque les attentes des « Gilets Jaunes » se retrouvent en contradiction avec les politiques conduites et prescrites par l’Union européenne.

Un Président affaibli sur la scène européenne

Sur la scène européenne, le président voyait déjà se former en face de lui un camp eurosceptique grandissant et un Berlin aux abonnés absents, peu pressé de parachever la construction européenne. Les “partenaires” allemands semblaient déjà avoir renoncé à toute réforme d’envergure de l’eurozone, et leurs orientations contrastaient déjà avec l’ambition du Président français ; les voilà maintenant dotés d’un blanc-seing pour justifier leur immobilisme. En effet, le défi que représentent les « Gilets Jaunes » est un signal calamiteux pour la relation tant choyée avec Berlin, un véritable camouflet pour la crédibilité des réformes promises par le Président français qui semble encore moins à même d’obtenir un quelconque infléchissement de la part des Allemands, presque soulagés de ne pas avoir à faire de concession autour d’une réforme de la zone Euro.

Mais Berlin n’est pas le seul acteur européen à se repaître de la situation. Matteo Salvini entend bien profiter de la situation d’une Bruxelles embarrassée par le déficit français. L’homme fort de l’Italie espère pouvoir jouer sur la différence de traitement autour d’un déséquilibre budgétaire que va sans doute provoquer la gestion du président français de cette crise sans précédent, par rapport aux réactions de réprobation qu’a suscité à la Commission européenne le budget déficitaire présenté par le vice-premier ministre Italien. Il affirme également vouloir bénéficier de cette crise pour se poser en rempart contre un risque de contagion européenne du mouvement, désirant ainsi promouvoir un nouvel axe italo-germanique comme moteur européen. Énième passe d’armes cynique montrant encore une fois que c’est indéniablement la paix et la concorde qui règnent grâce à l’Union européenne…

Une chose est probable : après les taxes, la fiscalité, les institutions de la Cinquième République, c’est l’Union européenne qui risque de s’inviter de plus en plus dans les débats.

Outre-manche, le Président ne convainc pas plus dans la situation actuelle. Autrefois champion du camp libéral, il s’est décrédibilisé aux yeux des « pro-remain » qui ne croient plus en sa capacité à mener à bien ses réformes. Côté « pro-Brexit », du soulagement de ne plus être autant isolés face aux railleries du continent, le sauveur-même de l’Europe ne pouvant plus être érigé en modèle d’exemplarité ni de stabilité. Emmanuel Macron, quant à lui, tente de se servir de ce qu’il analyse comme un imbroglio politique autour du « Brexit » et au sein de la classe politique britannique pour mettre en garde contre les inclinations malavisées des « Gilets Jaunes » au RIC (Référendum d’initiative citoyenne) et à la démocratie directe. Voilà le genre de situation grotesque et chaotique qui attend les peuples lorsqu’ils trouvent l’occasion de se prononcer, dit en somme Emmanuel Macron. Cette délibération autour du « Brexit », quoi que l’on pense de certains de ses rebondissements, n’est que le fruit du processus démocratique organisant une réponse politique aux aspirations de la majorité anglaise. S’asseoir purement et simplement sur ce référendum, comme les dirigeants français et grecs l’ont fait à l’occasion de la victoire du “non” dans leurs pays respectifs en 2005 et en 2015, aurait sans doute provoqué moins de remous que le respecter. Le président Macron s’inscrit dans la droite ligne d’un Jean Quatremer, correspondant européen pour Libération, qualifiant le vote du Brexit de « référendum imbécile » – il est vrai que le concept de peuple souverain est peu développé chez cette tranche d’europhiles dogmatiques et béats.

En France, les « Gilets Jaunes » hésitent quant à la stratégie à adopter pour les échéances européennes. Néanmoins une chose est probable : après les taxes, la fiscalité, les institutions de la Cinquième République, c’est l’Union européenne qui risque de s’inviter de plus en plus dans les débats à mesure que les Français qui y participent, vont réaliser à quoi ils se heurtent vraiment.


[1]https://www.capital.fr/economie-politique/la-presse-internationale-juge-macron-lallemagne-tres-acide-1319373

[2]https://www.courrierinternational.com/une/vu-dallemagne-les-gilets-jaunes-un-desastre-pour-les-finances-de-leurope

[3]https://www.euractiv.fr/section/affaires-publiques/news/bruxelles-garde-un-oeil-sur-le-cout-des-annonces-de-macron/

[4]https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais

[5]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012E%2FTXT

[6]https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Glossary:Stability_and_growth_pact_(SGP)/fr

[7]http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-11-898_fr.htm?locale=fr

[8]0,5 % en cas de fraude statistique

[9]https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/file_import/2018-european-semester-country-specific-recommendation-commission-recommendation-france-fr.pdf

[10]https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/01/18/les-gilets-jaunes-de-la-vallee-de-la-bruche-soignent-leur-ancrage-territorial_5411126_823448.html

[11]Loi Notre : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030985460&categorieLien=id

[12]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT

[13]https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:12008M048:fr:HTML

[14]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A12012M%2FTXT

[15]https://www.lexpress.fr/actualite/societe/salaire-maximal-smic-retraite-a-60-ans-la-liste-des-revendications-des-gilets-jaunes_2051143.html

[16]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A12008E063

[17]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61997CJ0439

[18]Ainsi que la liberté d’établissement.

[19]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/387-article-119.html

[20]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/chapter-2-monetary-policy/398-article-130.html

[21]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:12012E/TXT

[22]http://www.lisbon-treaty.org/wcm/the-lisbon-treaty/treaty-on-the-functioning-of-the-european-union-and-comments/part-3-union-policies-and-internal-actions/title-viii-economic-and-monetary-policy/chapter-1-economic-policy/391-article-123.html

Les politiques européennes contre le changement climatique : entre progrès et hypocrisie

Marche pour le climat, Paris, 2018, Photo © Vincent Plagniol pour Le Vent se Lève

À l’occasion de la récente COP24, alors que l’Union européenne se targue d’être le leader mondial en matière de défense du climat, il convient de s’interroger sur la place accordée à cet enjeu primordial dans les politiques de l’Union. Qu’il s’agisse de négociations à l’échelle internationale ou bien au sein même de l’UE, l’histoire des politiques qui visent à protéger la planète des changements climatiques et de leurs dangers se présente comme tumultueuse et non linéaire.


 

« L’homme a été doué de raison et de force créatrice afin de multiplier ce qui lui a été donné. Mais jusqu’à présent il n’a fait… que détruire ! Il y a de moins en moins de forêts !… Les rivières se dessèchent ! Le gibier disparaît ! Le climat se détériore !… De jour en jour la terre devient de plus en plus pauvre et de plus en plus laide… », peut-on lire dans la pièce de théâtre Oncle Vania d’Anton Tchekhov. Bien que le texte soit paru en 1897, ces propos semblent faire écho à la situation actuelle : le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), publié le 8 octobre 2018, confirme que la température mondiale a augmenté de 1 °C en moyenne par rapport à l’ère préindustrielle et expose les risques tragiques d’une augmentation au-delà de 1,5 °C (qui devrait intervenir d’ici 2030-2052).

L’urgence de réduire les émissions de dioxyde de carbone de 45 % d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité carbone avant 2050 est par conséquent de plus en plus pressante. Les scientifiques tirent – encore ! – la sonnette d’alarme, en rappelant que ce sont les activités humaines qui sont responsables du réchauffement climatique, tandis que les opinions publiques s’approprient cette lutte – face à l’inefficacité des décideurs politiques – en multipliant les initiatives citoyennes (à l’instar des Marches pour le Climat). Il nous semble pertinent, dans ce contexte, de nous pencher sur la place historique de la lutte contre le changement climatique dans les négociations politiques de l’Union européenne : longtemps (auto-)présentée comme leader mondial en matière de climat, l’Union européenne s’est-elle montré à la hauteur du drame malheureusement déjà en cours qu’est le changement climatique ?

La politique de l’Union européenne mise en œuvre pour limiter le changement climatique s’inscrit d’abord dans des négociations à l’échelle internationale. En 1972, la Conférence de Stockholm réunit les États des Nations Unies qui, pour la première fois, envisagent une coordination politique internationale en matière de protection de l’environnement et de la planète. Mais la question climatique ne sera discutée en tant que telle que 20 ans plus tard. En effet, au cours du sommet de la Terre de Rio de Janeiro (3 juin-14 juin 1992), 154 pays et l’Union européenne signent la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. La CCNUCC réunit annuellement 197 parties depuis 1995 au cours des fameuses COP (Conferences of the Parties). Ces conférences se tiennent à chaque fois dans une ville différente et rassemblent les dirigeants des parties ainsi que des acteurs non-gouvernementaux (ONG, scientifiques, etc.). Leur objectif est de dresser un état des lieux climatique et de s’accorder sur les impératifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Notons que sur les 24 COP qui ont d’ores et déjà eu lieu, 11 se sont déroulées dans des villes de l’Union, ce qui témoigne d’une forte implication.

« La première pierre d’un régime juridique de la protection du climat » est posée à l’occasion de la COP3 qui s’est déroulée à Kyoto en décembre 1997. À l’issue de cette COP, le Protocole de Kyoto est signé le 11 décembre 1997. Cependant, il n’entrera en vigueur que le 16 février 2005, après que 55 parties de la Convention responsables d’au moins 55 % des émissions de CO2 aient ratifié le texte. Il s’agit du premier engagement ambitieux, parce que supposé juridiquement contraignant – bien que l’on puisse parler ici de « droit mou » -, sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Les parties signataires de l’annexe 1 s’engagent à une réduction des émissions de 5 % en moyenne au cours de la période du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2012 (par rapport au niveau d’émissions de l’année 1990). Notons que l’engagement de réduction de l’Union Européenne (-8 %) est le plus élevé, avant les États-Unis (-7 %), le Canada et le Japon (-6 %).

Le fait que l’Union se soit présentée comme une partie en soi au cours des négociations n’empêche en rien des divisions entre les États membres (et même au sein de ces États). Cela n’a également pas permis aux positions de l’UE de s’imposer face à celles défendues par les États-Unis, notamment en ce qui concerne les objectifs quantitatifs et les mécanismes de flexibilité qui s’articulent autour d’un système de quotas de droits à polluer. L’article 4 du Protocole permet cependant, comme le souhaitait l’Union Européenne, que des pays de l’annexe 1 puissent s’organiser en « bulle » – c’est-à-dire en organisation collective et solidaire – pour remplir les objectifs du Protocole, selon un principe d’application conjointe. Finalement, l’Union apparaît comme la bonne élève si l’on doit la comparer aux États-Unis qui ont refusé de prendre part au Protocole, bien que responsables alors de 20 % des émissions de CO2. Le 31 mai 2002, l’Union Européenne ratifie le document, tandis qu’un accord communautaire répartit les objectifs de réductions entre les différents États membres.

Plus récemment, c’est la COP21 (qui s’est tenue à Paris du 30 novembre au 12 décembre 2015) qui a fait couler beaucoup d’encre : l’accord de Paris sur le climat, signé par les 196 délégations de l’ONU (195 États et l’Union Européenne, compétente pour la ratification), entre en vigueur le 4 novembre 2016. Il fixe la limite du réchauffement climatique nettement en dessous des 2 °C d’ici à 2100, avec 1,5 °C comme objectif. Mais encore une fois, c’est seulement lorsque l’on compare l’UE avec les États-Unis (Donald Trump ayant annoncé le retrait des États-Unis de l’accord de Paris le 1er juin 2017) qu’elle semble agir selon la ligne fixée par l’accord. En réalité, aucun pays membre de l’UE ne respecte à ce jour les objectifs fixés, si l’on en croit le classement du Climate Action Network (CAN), daté du 18 juin 2018. Sept pays européens se sont rassemblés à Paris fin avril 2018 pour encourager l’UE à se montrer plus ambitieuse sur ses objectifs pour l’année 2030, mais le CAN affirme qu’ils ne se montrent pas assez rigoureux quant à leur réduction nationale d’émission de gaz à effet de serre. La déception est d’autant plus grande que l’Union s’était présentée comme chef de file au moment de l’accord de Paris.

L’histoire des politiques communes au sein de l’UE concernant le changement climatique est également récente : le traité de Rome ne donnait aucune compétence à la Communauté Européenne en matière d’environnement. De plus, l’Acte unique européen de 1986 est généralement considéré comme le point de départ de la politique européenne environnementale, mais les enjeux du changement climatique deviennent une compétence de l’Union européenne seulement avec la signature du Traité de Lisbonne, le 13 décembre 2007 (en vigueur le 1er janvier 2009). Un nouvel objectif commun aux États membres voit alors le jour, à savoir « la promotion, sur le plan international, de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement, et en particulier la lutte contre le changement climatique » (article 191 du TFUE). Pour ce qui est de l’institutionnalisation nécessaire à la mise en œuvre de cet objectif, un poste de commissaire à l’Action pour le Climat est créé à la Commission européenne en 2010. Une direction générale Climat est, de plus, chargée de proposer des politiques de lutte contre le changement climatique et de représenter l’Union dans les négociations internationales pour le climat.

Concernant les dispositifs législatifs, le Paquet Énergie-Climat est signé lors du Conseil européen de Bruxelles les 11 et 12 décembre 2008 et adopté ce même mois par le Parlement européen et le Conseil des ministres. Il s’articule autour de l’objectif dit des « 3×20 », selon lequel d’ici à 2020, la part des énergies renouvelables européennes doit passer à 20 %, les émissions de CO2 doivent être réduites de 20 %, tandis que l’efficacité énergétique doit être améliorée de 20 % (ce dernier objectif n’ayant pas de nature contraignante, contrairement aux deux premiers). Cet ensemble de mesures a été complété par de nouveaux objectifs fixés pour la période 2020-2030 qui s’inscrivent dans le Cadre d’action en matière de climat et d’énergie à l’horizon 2030. L’UE s’engage alors à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, à porter la part d’énergie renouvelable à 27 % et à améliorer l’efficacité énergétique de 27 %. Notons que seul le premier de ces objectifs a une nature contraignante.

Dans le cadre de la ratification du Protocole de Kyoto, un marché européen de quotas de CO2 (Système communautaire d’échange de quotas d’émission, SCEQE-UE) a été mis en place au sein de l’Union Européenne (à partir de 2005). Cet outil propose que les entreprises de certains secteurs vendent et achètent des quotas d’émission de CO2. Il rencontre de très nombreuses critiques : comment peut-on faire confiance aux mécanismes du marché pour réduire drastiquement les émissions de carbone ? Le SCEQE s’est d’ailleurs montré inefficace à dissuader les entreprises à limiter rigoureusement leurs émissions de carbone.

Notons, pour conclure, que les négociations de la COP24 ont témoigné d’un nivellement par le bas au sein de l’UE, dont se rendent notamment responsables l’Allemagne et la Pologne, qui continuent d’investir dans le charbon. Certes, faire un détour par l’histoire nous permet de constater une volonté de l’UE de s’imposer dans les négociations internationales climatiques, tout en fixant des objectifs communs et en mettant en œuvre des dispositifs pour ses États membres. Cependant, au-delà de ce cadre purement théorique dans lequel « les dirigeants européens se sont engagés à transformer l’Europe en une économie à haute efficacité énergétique et à faible émission de carbone », il reste à voir ce qui est effectivement mis – ou non – en œuvre.

 

Crédits photo @Spielvogel, Wiki Commons

« Seul un « Green New deal » européen nous permettrait de nous en sortir par le haut » – Entretien avec Aurore Lalucq

Aurore Lalucq

Aurore Lalucq est économiste de formation et travaille depuis quelques temps sur le financement de la transition écologique, a fortiori au niveau européen. C’est plus particulièrement sur ce sujet que nous avons souhaité l’interroger, dans un contexte post COP24 où l’Union européenne bégaie sur ses politiques climatiques et où le mouvement des gilets jaunes pose directement la question du facteur social dans la transition écologique. Aurore Lalucq a notamment publié Faut-il donner un prix à la nature avec Jean Gadrey (Éditions Les Petits Matins 2015), qui a obtenu le prix du livre de la Fondation de l’Écologie politique. Elle est directrice de l’institut Veblen et porte-parole du mouvement Génération.s.


 

LVSL – Dans une tribune parue dans le JDD vous plaidez pour la mise en place d’un Maastricht vert en privilégiant le budget carbone. Dans un premier temps, pourriez-vous nous dire quel bilan vous tirez de l’action communautaire européenne en matière climatique ?

Aurore Lalucq – Il y a eu du positif, mais il y a désormais beaucoup de négatif. L’Europe a longtemps été pionnière dans le domaine environnemental que ce soit à travers son rôle dans le débat international ou la mise en place de directives comme Reach visant à limiter les polluants chimiques. Mais depuis l’échec de Copenhague et malgré l’accord de Paris, nous sommes entrés dans un statu-quo d’autant plus inquiétant que les émissions de gaz à effet de serre repartent à la hausse sur le continent. Et le marché de quota de CO2 demeure défaillant. Rappelons que sur ce marché, mal régulé (trop de droits à polluer ont été émis) et gangréné un temps par une fraude massive, la tonne de CO2 s’échange autour de 9 dollars la tonne d’après le dernier panorama d’I4CE. Un montant bien trop faible pour modifier nos modes de production.

La situation ne serait pas dramatique si en parallèle l’Europe investissait massivement dans la transition écologique, puisque investir dans l’isolation des bâtiments, les renouvelables, etc. s’avère bien plus efficace que donner un prix au carbone (un prix n’a jamais rien sauvé, ce n’est pas son rôle). Malheureusement dans ce domaine la situation n’est guère plus réjouissante. Le plan Juncker, présenté comme un succès par les institutions européennes, parait bien modeste compte tenu de l’échelle du continent. Par ailleurs, son mode de fonctionnement (débloquer des euros pour permettre d’en débloquer d’autres, c’est-à-dire faire levier sur la levée de fonds) limite le financement d’un grand nombre de projets.

Parallèlement, la transition écologique devient prétexte à la dérèglementation financière. Ainsi depuis plusieurs mois, la Commission européenne évoque la possibilité de réduire les exigences en capital des banques (leurs coussins de sécurité en cas de problème) dès lors qu’elles octroient des prêts ou financent des investissements dits verts. C’est ce qu’on appelle le « le Green Supporting Factor ». L’idée est simple. Pour inciter les banques à financer la transition écologique, il suffirait de les pénaliser, en accroissant leurs exigences en capital quand elles financent des énergies carbonées par exemple, et de les soutenir en réduisant ces mêmes exigences quand elles financent des énergies renouvelables… Une idée risquée dans un contexte financier en proie à l’instabilité.

Bref, aujourd’hui le bilan est plutôt décevant. Néanmoins, il serait un peu trop facile d’imputer la responsabilité de cet échec à l’Europe. À mon sens, cette situation est bien plus le résultat de jeux troubles menés par les États qui excellent pour s’engouffrer dans les failles béantes d’une construction européenne inachevée et défendre leurs intérêts nationaux.

Du fait de l’importance prise par l’intergouvernementalité, c’est-à-dire du poids des États dans la prise de décision au niveau européen, le bilan de l’action communautaire est surtout celui des États. Et c’est bien l’action des États qui plombe aujourd’hui celle de l’Europe. Je ne dis pas que la zone euro et l’Union européenne sont dénuées de défauts, loin de là, mais qu’il serait intellectuellement faux et malhonnête de ne pas relever l’existence de manœuvres étatiques.

Ainsi durant la crise financière (et la crise grecque !), les deux pays moteurs de la construction européenne –  la France et l’Allemagne –  ont avant tout cherché à protéger leurs intérêts économiques et leurs bastions bancaires. En outre notre pays s’avère très actif dès qu’il s’agit de torpiller toute velléité de régulation bancaire.

La même chose se passe du côté de l’environnement. Prenons l’exemple du marché de CO2. Derrière une union de façade, les égoïsmes nationaux ont conduit à une allocation initiale de droits trop importante par rapport aux besoins réels. Le résultat fut un matelas de droits d’émissions non utilisés qui s’est progressivement constitué au cours de la décennie passée. Un matelas tellement important qu’il est étonnant de ne pas voir avoir vu le prix de la tonne de CO2 tomber à zéro ! Les États membres n’ont aucun intérêt à reformer ce marché. D’ailleurs aucun pays n’émerge réellement en leader de cette réforme. Ce sont la Commission et surtout le parlement qui portent ce combat aujourd’hui.

Et non seulement le marché carbone européen est inopérant pour le moment – espérons que les réformes en cours porteront leurs fruits, mais il ne prend pas toutes les émissions en compte : celles issues de l’agriculture, du transport, le bâtiment etc. n’y sont pas intégrées. Leurs niveaux sont déterminés à travers un mécanisme peu connu : le règlement sur la répartition de l’effort. En 2017, lors des négociations, la France a tout fait pour que ce budget carbone soit le plus élevé possible afin d’afficher une trajectoire de diminution de ses émissions extrêmement vertueuse… ce qu’elle n’a même pas réussi à faire par ailleurs. Toujours lors de ces négociations, la France s’est assurée l’appui de la Pologne en lui promettant son soutien pour ses centrales à charbon. La Commission et le parlement n’ont rien pu faire.

Autre exemple : les accords de commerce. Les dirigeants français ont beau jeu de dire que le CETA leur a été imposé par l’Union européenne… il faut savoir qu’en ce moment même, c’est la France qui fait du forcing pour faire avancer les accords avec la Nouvelle-Zélande, qui vont eux aussi à l’encontre des accords de Paris. Nous devons donc faire face à un double discours des États qui accusent en permanence l’Europe de tous les maux quand cela les arrange, alors qu’ils troublent régulièrement les négociations. Face à ces manœuvres, l’Union européenne est relativement démunie.

L’Europe c’est donc avant tout ce que les États décident d’en faire. Et la situation actuelle est bien regrettable, car nous sommes en train de nous priver de l’outil européen pour lutter contre le dérèglement climatique, alors qu’il constitue une échelle pertinente pour mettre en œuvre la transition sociale-écologique.

LVSL – Quand vous parlez de Maastricht vert, qu’entendez-vous par ce terme ? Quel rapport avec Maastricht ?

AL – C’est un titre à vrai dire un peu provocateur, pour essayer d’enclencher le débat sur les indicateurs, l’urgence de la transition écologique et le projet européen. On aurait tout aussi bien pu parler de pacte de stabilité… L’idée était à la fois de démontrer la vétusté de nos indicateurs actuels et leur caractère absurde compte tenu des enjeux environnementaux et politiques actuels. Rappelons que la seule réponse européenne aux dérives xénophobes italiennes porte sur son budget.

Au niveau européen et national, nos indicateurs principaux portent sur le niveau d’endettement public et la croissance du PIB.

Commençons par les indicateurs budgétaires. Ils ne veulent rien dire d’un point de vue économique. Un pays peut aller très bien (cf. le Japon qui n’est pas dans un état déplorable, me semble-t-il), avec un taux d’endettement autour de 250%, et très mal (voir certains pays d’Amérique latine) avec un taux d’endettement de 60%.  Ce qui compte ce n’est pas niveau d’endettement, mais l’usage qui est fait de cette dette : couvre-t-elle les frais de fonctionnement ? Si oui, s’agit-il d’une phase transitoire ou non ? A-t-elle été contractée pour investir, dans l’éducation, l’environnement, la santé, etc. ? Quid du rapport de force du pays sur la scène internationale ?

Nous autres économistes hétérodoxes avons perdu la bataille intellectuelle sur ce sujet. Je crains que nous n’arrivions pas à faire comprendre qu’une crise financière vient des dettes privées et non des dettes publiques et que c’est ce niveau de dettes privées qu’il faudrait analyser de manière fine.

D’où l’idée de passer à d’autres indicateurs. De toute façon, il est illusoire de penser qu’un projet de société construit autour d’un taux d’endettement peut faire rêver…

L’autre point de débat, c’est la question de la croissance du PIB : peut-on suivre une trajectoire dite de « croissance verte » ou doit-on décroître ? Le problème de ce débat, c’est qu’il maintient le PIB dans une position centrale, là où il nous faudrait faire un pas de côté, passer à autre chose. Je plaide pour ma part pour la post-croissance. Le PIB a été créé et adopté à un moment précis, celui de la crise des années 1930 aux États-Unis, et celui de la France de l’après-guerre, dans une perspective de (re)construction d’un pays. Le développement matériel était le principal objectif poursuivi et le PIB le parfait indicateur  pour analyser si les politiques menées allaient dans le bon sens. Aujourd’hui, aux vues des enjeux environnementaux, il est clairement inadapté, il faudrait en sortir. Dans nos sociétés sur-développées matériellement, il ne s’agit pas de produire plus, mais de partager, de répartir les richesses. De passer du toujours plus au mieux. On peut parfaitement conserver le PIB en parallèle, mais il faut de toute urgence que des indicateurs physiques et sociaux guident nos politiques publiques. Car il est impossible de mesurer l’état de l’environnement avec un indicateur dont le but est de mesurer l’activité économique. C’est absurde, on regarde la mauvaise jauge. Excusez cette métaphore malheureuse, mais vous viendrait-il à l’idée de regarder votre jauge d’huile pour savoir s’il vous reste de l’essence ? Non. Et bien c’est pareil pour le PIB. Il ne peut rien nous dire sur l’état de la biodiversité ou le dérèglement climatique. Ce n’est pas son rôle. Il n’a pas été créé pour cela. Si nous voulons connaitre l’état de l’environnement, il nous faut passer à des indicateurs physiques.

D’où l’idée pour relancer le projet européen et embrasser un projet ambitieux de transition sociale-écologique, d’adopter des critères ayant une réalité tangible, comme celui du budget carbone. L’adoption de tels indicateurs nous permettrait de sortir de la politique des petits pas.

LVSL – Toujours dans cette tribune, vous dites « la répartition du budget carbone ne peut évidemment faire fi de la responsabilité historique de notre continent dans le dérèglement climatique, des différences de niveau de vie ou encore de la démographie. C’est pourquoi elle ne pourra se faire que sur la base de critères économiques et sociaux ». Du coup comment est-ce qu’on fait concrètement pour déterminer qui est responsable de quoi et qui doit faire quoi ? Comment est-ce qu’on peut empêcher des pays émergents comme l’Inde, la Chine ou le Nigeria de polluer davantage ? Que répondriez-vous à Jair Bolsonaro quand il dit que la préservation de la forêt amazonienne est un frein au développement économique de son peuple ?

AL – Le mot empêcher est très intéressant. Il ne s’agit pas de les empêcher, il s’agit de nous empêcher. C’est totalement différent.

Car c’est bien notre pollution qui se trouve en Chine, en Inde, au Bangladesh et où sont produits nos habits, nos meubles, nos brosses à dents, nos produits de consommation courante. Accuser ces pays de trop polluer est d’un très grand cynisme et nous permet de maintenir une certaine forme de déni quant à notre responsabilité historique dans le dérèglement climatique et la perte de biodiversité. Il est assez intéressant d’étudier les balances commerciales en flux physiques plutôt que monétaires. Non seulement les pays occidentaux émettent beaucoup de gaz à effet de serre depuis leur territoire, mais la situation est bien plus préoccupante si on intègre les émissions des produits importés.

Aussi si l’objectif est de réduire la production là-bas, alors nous devons réduire notre consommation ici et réguler d’un point de vue social et environnemental le commerce international. Il y a donc urgence à sortir de la surconsommation et à revenir à quelque chose d’un peu plus raisonnable. D’être plus matérialiste en somme et moins dans le tout jetable. De reprendre le temps de faire. En cela la réduction du temps de travail couplée à une réforme fiscale ambitieuse pour éviter les effets rebonds de consommation (en gros que cette RTT ne se traduise par plus de voyage en avion par exemple) me parait une piste prometteuse .

Ensuite, il ne s’agit pas d’aider les pays dits en voie de développement, mais de leur rendre leur dû : l’accès aux technologies les moins polluantes, des transferts d’argent afin qu’ils puissent laisser certaines ressources dans leur sol, etc. C’est la moindre des choses compte tenu du fait que nous leur avons pris leur droit à polluer.

Concernant Bolsonaro et la forêt amazonienne, ne nous mentons pas. Ce type de personnage trouvera toujours des arguments pour justifier une politique réactionnaire dans le domaine des mœurs, de la démocratie, du social et évidemment de l’environnement. Mais sa réaction vient d’autant plus justifier la nécessité de créer des fonds pour que les pays riches permettent à chaque pays de choisir son mode développement et puisse ne pas exploiter certaines ressources naturelles.

Attention néanmoins à la tentation de créer des sanctuaires dans d’autres pays pour pouvoir justifier la non-remise en cause de notre modèle de développement. C’est aussi chez nous, et surtout dans nos villes, que nous devons réintroduire des végétaux et préférer les infrastructures végétales au béton. C’est avant tout chez nous qu’il faut empêcher l’artificialisation des sols, la destruction de zone humide, etc.

L’enjeu est de retrouver un semblant d’équilibre écologique et éviter de polluer ici et compenser ailleurs qui constitue une ineptie environnementale (la destruction de la nature ne se compense pas) et une injustice sociale. Il faut empêcher et compenser nos émissions avant tout sur place, c’est le seul moyen d’entamer un début de rééquilibrage.

Sur la question de la répartition des budgets carbone, ma référence ce sont les travaux d’Eloi Laurent. Il établit toute une série de critères pour déterminer le niveau du budget carbone. Il propose ainsi que ce budget ne soit pas comptabilisé dans l’absolu, mais relativement à la population et au niveau de développement économique, par souci d’équité. Par exemple si la Chine est le premier émetteur de CO2 au monde, c’est aussi le pays le plus peuplé. Si on ramène les émissions chinoises à sa population, celles-ci sont nettement inférieures à celles des États-Unis. Ensuite, la question du niveau du développement entre en compte. La France et l’Allemagne par exemple ont un niveau de développement matériel qu’un pays comme le Gabon ou le Bangladesh sont loin d’avoir. Ces pays ont donc le droit de polluer pour se développer comme ils l’entendent. Enfin, dernier critère celui de la responsabilité historique des pays. Tous les pays n’ont pas le même historique d’émissions de CO2. Il serait injuste de demander les mêmes efforts aux Européens qu’aux Vietnamiens par exemple. Pour toute cette série de critères, Eloi Laurent propose de s’appuyer entre autres sur les écarts à la moyenne. Une solution technique simple et efficace.

LVSL – Vous dites qu’il s’agirait de partager équitablement les quantités de gaz à effet de serre émis entre les pays membres sur la base de critères économiques et sociaux. Toujours dans votre tribune, il est écrit que : « dans cette perspective, la réalisation des objectifs serait effectivement contrôlée et sanctionnée ». Par quel mécanisme institutionnel vous voulez pousser l’Union européenne dans cette direction ?

AL – Le pacte de stabilité n’a cessé d’évoluer. Au seuil des 3% de point de PIB pour les déficits publics et des 60% pour la dette ont été ajoutés d’autres indicateurs macro-économiques, c’est ce qu’on appelle le 2 packs puis le 6 packs, etc. Il s’agit d’une véritable usine à gaz dont les effets économiques sont souvent négatifs puisqu’elle a pour effet d’accentuer les cycles économiques. Je m’explique : l’économie est une machine assez sensible ; quand elle est en surchauffe, il faut la ralentir, et inversement quand elle ne va pas bien, il faut la relancer. Avec ce type d’indicateur, la tentation est grande de mener toujours la même politique, ce qui a pour effet de renforcer les phases de récession. Et si la croissance du PIB n’est pas bonne pour l’environnement, l’austérité ne fait pas de bien non plus, car elle impacte négativement l’investissement. D’où l’idée de faire évoluer ces packs vers des indicateurs physiques et sociaux. On pourrait imaginer un plafond physique (à ne pas dépasser : CO2, méthane, destruction de la biodiversité…) et un plancher social (en dessous duquel il ne faudrait pas descendre : taux de pauvreté, etc.) par exemple, en fonction desquels seraient déterminées les politiques et les directives. Ces seuils pourraient être réévalués en fonction de l’évolution de l’état social et environnemental du continent.

Notez qu’en cas de non-respect du pacte de stabilité des sanctions financières sont normalement prévues (de l’ordre de 0,2 % du PIB). Si ces sanctions ne sont jamais appliquées, cette possibilité de taper au portefeuille existe. On pourrait ainsi parfaitement imaginer un fonds de transition écologique pour aider certains pays dans leur transition , financé par les amendes aux pays qui ne respectent pas les objectifs. La vraie difficulté est politique et non technique.

LVSL – Sur le plan politique, quelle est selon vous la bonne stratégie politique pour arriver à imposer ces quotas carbone ? Comment dépasser les blocages créés par des pays qui ne voudraient pas coopérer ?

AL – Ce n’est pas simple. À mon sens, il faut dans un premier temps lever l’opacité en termes de gouvernance qui règne en Europe. Comment ? En donnant un peu plus vie au parlement européen, en exigeant des comptes-rendus et verbatims des réunions de négociations afin de démasquer les stratégies égoïstes de certains États.

Ensuite, il nous faudrait une institution européenne qui ressemble à l’organe de planification à la française. Je m’explique : le Plan à la française n’avait rien à voir avec la planification soviétique. Cet organe a été créé en 1944. Il s’agissait d’un endroit où les différents corps intermédiaires, les partenaires sociaux, discutaient en permanence pour penser le long terme et mettre en œuvre les objectifs assignés. Comme le disait le gaulliste Pierre Masset, le plan est un « réducteur d’incertitude ». C’est exactement ce dont nous avons besoin aujourd’hui : du dialogue, de la réduction des incertitudes pour penser le long terme et changer de mode de développement. Alain Lipietz l’explique parfaitement dans ses travaux.

Enfin pour coopérer et dépasser les blocages entre pays certains pas devront être faits. La question du nucléaire français bloque beaucoup de dossiers avec l’Allemagne par exemple. Quand la France dira à l’Allemagne « tu te débarrasses de tes vieilles centrales à charbon, je me débarrasse de mes vieilles centrales nucléaires » nous pourrons avancer. Le tout est que ces discussions se fassent de manière transparente et que les pays assument leurs faiblesses et leurs contradictions. Car chaque pays en a : l’Allemagne a des infrastructures dans un état déplorables par exemple (routes, trottoirs ponts etc. car les excédents ne sont pas réinvestis), pour la Pologne le charbon représente des milliers d’emplois. Bref tous les pays ont besoin d’aide. Un Green New deal européen nous permettrait de nous en sortir par le haut.

LVSL – En septembre vous signiez un appel collectif à « libérer l’investissement vert » dans Alternatives économiques, en compagnie d’une centaine de personnalités. Vous dites « Pour la France, les investissements publics et privés nécessaires à l’atteinte de ces objectifs climatiques ont été estimés par le think tank I4CE entre 45 et 75 milliards d’euros par an (entre 2 % et 3 % du PIB). Or, aujourd’hui, nous ne dépensons que 31 milliards d’euros répartis à parts égales entre ménages, entreprises et acteurs publics : le compte n’y est pas ». Comment voyez-vous les contraintes budgétaires européennes (règle d’or, TSG) et comment vous positionnez-vous par rapport aux traités ?

AL – Je suis fédéraliste, mais j’ai voté contre le traité européen en 2005 car j’estimais que ce traité mènerait à terme à une probable désintégration de l’Europe. De même, la façon dont l’euro a été construit ne m’a jamais convaincue. Comment peut-on créer une monnaie sans budget conséquent ? Sans transferts ? Et je ne crois pas au gradualisme, qui est le fondement de la construction européenne (la politique des petits pas en somme). Il aurait fallu à mon sens être beaucoup plus ambitieux dès le début.

Néanmoins, je ne fais pas partie de ceux qui à chaque problème répondent « la faute à l’Europe » et selon lesquels il est impossible de faire quoi que ce soit dans le cadre des traités. Ce n’est pas vrai. L’Allemagne et la France n’ont pas respecté le pacte de stabilité un nombre de fois considérable et il ne s’est strictement rien passé. Aucune sanction n’a été prise. Le problème de l’Europe est beaucoup plus idéologique et politique qu’institutionnel, et d’ailleurs il concerne la plupart des pays du monde : c’est le manque d’alternatives économiques et politiques, le fait de considérer la dette comme l’alpha et l’oméga de tous nos problèmes, et la privatisation des biens publics et la flexibilisation du marché du travail comme solution à tout problème.

L’Europe est bien trop souvent devenue notre mauvais objet. Pendant des décennies, elle a permis de justifier certaines politiques que nos élus nationaux, notamment étiquetés à gauche, n’assumaient pas. Aujourd’hui elle est accusée de tous les maux par certains. Elle est encensée et détestée pour ce qu’elle n’est pas. Tout se passe comme si nous n’étions pas sortis du manichéisme des débats sur le traité constitutionnel.

Le problème c’est que la gauche écologique n’a pas encore réussi à assoir une majorité ni idéologiquement ni dans les urnes. L’Europe n’y est pas pour grand-chose. Il ne faudrait pas essentialiser l’échelle nationale. La politique menée par le gouvernement actuel par exemple n’a rien à voir avec l’Europe. Elle se ferait de toute façon avec ou sans elle.

La réalité, c’est que nous n’avons pas d’autre choix que de réussir l’Europe. Son échec aurait des conséquences politiques majeures. La bonne nouvelle, c’est que – même si nous devons absolument changer les traités –  nous pouvons faire beaucoup dans leur cadre. Je rejoins en cela la « modeste proposition » de Yanis Varoufakis que nous avons publié dès 2013 à l’Institut Veblen et aux Petits Matins.

Par exemple, rien ne nous empêche de réclamer la poursuite du quantitative easing, mais d’en demander un fléchage vers l’investissement dans la transition écologique. Depuis 2009, la BCE sort de ses carcans en injectant 50 à 80 milliards d’euros pars pour sauver le système bancaire.

Cela veut dire qu’avec de la volonté politique, on peut ! Sans même changer les traités ! Flécher cet argent vers un Green New deal ferait sens. À l’époque du New Deal, les États-Unis étaient un peu dans notre situation : un fédéralisme balbutiant, des États du Nord plus riches que ceux du Sud… Et Roosevelt arrive avec une politique que personne n’oserait faire aujourd’hui, en taxant les hauts revenus à plus de 90%, en jetant les bases d’un État providence au moment où les caisses de l’État sont vides… Et c’est peut-être ce qui a permis aux États-Unis de ne pas sombrer dans un certain type de populisme ou de fascisme. Nul besoin de vous expliquer pourquoi un tel plan serait pertinent et salutaire dans le contexte européen actuel…