Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

Comment l’Union européenne se défait en s’élargissant : le cas macédonien

Stevo Pendarovski, chef d’État macédonien, en compagnie d’Emmanuel Macron © vlada.mk

Ivo Bosilkov est politologue et enseignant-chercheur à l’University American College de Skopje. Dans cet article, il analyse les développements récents du processus d’élargissement de l’Union Européenne au prisme du cas de la Macédoine du Nord, candidate à l’adhésion depuis 2004. Après avoir changé de nom pour lever l’embargo de la Grèce à cette adhésion, la république issue de l’ancienne Yougoslavie fait maintenant face au blocus de la Bulgarie ; celle-ci exige que le gouvernement macédonien reconnaisse que sa langue officielle est en réalité un dialecte bulgare. Sous la pression de l’OTAN et des gouvernements d’Europe de l’Ouest, la classe politique macédonienne procède à une intégration à marche forcée de son pays dans le bloc euro-atlantique, malgré l’hostilité d’une grande partie de sa population. Article traduit par Andy Battentier.


L’accord de Prespa, signé en 2018 entre la Grèce et le pays alors nommé Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), consacre le changement de nom de cette dernière pour « Macédoine du Nord ». Ce changement était une demande de la Grèce depuis trente ans, qui estimait que le nom de Macédoine était un patrimoine appartenant à la culture hellénique, et qui craignait des revendications irrédentistes touchant ses territoires au Nord.

Cet accord fut célébré à Bruxelles comme une victoire des valeurs européennes, et la preuve vivante de la vivacité de l’européisme en ces temps de poussées nationalistes et d’aspirations illibérales sur le continent. Le traité n’a pas seulement mis fin à un différend de plus de trente ans, et ainsi levé le veto de la Grèce à l’adhésion macédonienne à l’Union européenne. Il entre également en résonance avec les vertus les plus célébrées du projet européen : la résolution des conflits par des institutions technocratiques, la création de liens entre des nations historiquement hostiles, et une vision du futur libérale et cosmopolite, où la prospérité s’obtient par la solidarité.

Cette lecture des événements n’est pourtant propre qu’à nourrir un récit fallacieux des événements, mobilisé par les dirigeants européens pour arracher à leurs citoyens un semblant de croyance dans l’illusion d’une Union vivante et fonctionnelle, en comptant sur leur manque de connaissance et d’intérêt pour le sujet. Comme toujours dans les Balkans, la vérité est bien plus complexe. Le rôle de l’UE dans ces événements atteste d’une nouvelle manière de ses dysfonctionnements, de son absence d’identité politique et de vision stratégique. Ces éléments l’amènent aujourd’hui à fermer les yeux sur la négation de la souveraineté — voire de l’existence — de l’État macédonien.

Un accord imposé malgré un référendum boycotté

Avant que l’accord de Prespa ne soit ratifié, les Macédoniens furent consultés sur le sujet par un référendum qui n’a pas atteint le quorum de 50% de participation, légalement nécessaire pour valider son résultat. Cet échec fut le résultat d’une campagne de boycott, visant à canaliser une opposition à ce qui était largement perçu comme une atteinte à la souveraineté des Macédoniens, sans précédent sur le plan international[1]. Le gouvernement a toutefois opportunément contourné ce résultat en affirmant que le référendum n’avait qu’une valeur consultative, comme s’il n’était qu’une sorte de sondage, et non un instrument de décision démocratique. Il a ensuite, par une combinaison de pots-de-vin et de menaces, obtenu le vote de membres de l’opposition au parlement, lui permettant d’atteindre la majorité des deux-tiers permettant la ratification[2].

Après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise le chantage à l’adhésion à l’Union Européenne.

Ce retournement de la démocratie s’est déroulé grâce au silence de l’Europe de l’Ouest, qui souhaitait se servir de cette adhésion pour intégrer le pays au sein de l’OTAN, éliminant ainsi la possibilité que ce dernier ne tombe dans la sphère d’influence russe[3]. Ces enjeux géopolitiques étaient palpables dans la formulation de la question du référendum : « Approuvez-vous le changement du nom de notre pays afin d’entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN ? ». Si rêve européen des Macédoniens il y a, il consiste à éradiquer la corruption systémique et à enraciner l’État de droit. Les tactiques machiavéliennes encouragées à l’Ouest pour faciliter la fin officielle du différend avec la Grèce mettent complètement en échec cet objectif.

Au-delà de ces transgressions, et du point de vue des relations internationales, il faut retenir que ce changement de nom advient après trente ans de pressions de la part de la Grèce, soutenue par ses alliés européens qui ont ainsi agi de façon diamétralement opposée aux principes démocratiques dont ils se revendiquent. La Grèce instrumentalise sa position de pouvoir en tant que membre de l’Union européenne, utilisant le chantage à l’adhésion pour obtenir des concessions démesurées d’une nation qui ne la menace aucunement. On voit mal, en effet, comment un pays d’à peine deux millions d’habitants est en mesure de menacer l’intégrité territoriale grecque, ou son monopole culturel sur le récit de l’histoire antique. La Macédoine contemporaine trouve ses origines à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Elle est alors portée par un petit peuple slave cherchant à se différencier des autres peuples slaves de la région, et possède une identité culturelle qui doit peu à la Macédoine antique[4].

[Pour en savoir plus sur le différend gréco-macédonien, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

Mais le camouflet diplomatique ne s’arrête pas là. En effet, après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise ce même chantage pour faire avancer ses revendications identitaires. Ces derniers mois, le gouvernement bulgare a annoncé poser son veto à une ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine à l’Union européenne tant que cette dernière ne reconnait pas qu’elle est en réalité… bulgare, que son histoire fait partie de l’histoire bulgare et que son langage est un dialecte bulgare[5]. Ces revendications sont détaillées dans un mémorandum officiel distribué aux membres de l’Union européenne, où la Bulgarie justifie ses positions par des affirmations révisionnistes. Elle déclare par exemple que la nation macédonienne fut inventée pour des motifs purement politiques par le président yougoslave Tito, niant ainsi le processus d’identification nationale démarré au 19ème siècle[6].

Imagine-t-on qu’en 1995, le Danemark ait empêché la Suède d’accéder à l’UE, lui reprochant de considérer que sa langue officielle soit le suédois, et non pas une forme de dialecte danois ? Cet acte s’inscrit en faux avec les valeurs affichées par l’Union, à la fois dans un sens politique et culturel. Politiquement, il abuse de la multilatéralité du processus d’élargissement de l’UE pour obtenir des concessions à un niveau bilatéral. Culturellement, il permet à un État de forcer un autre à transformer son identité nationale, malgré les proclamations d’objectifs de coopération supranationale. Malgré cela, le reste de l’UE regarde ailleurs et se contente de rappeler que la règle de l’unanimité s’applique — si un État-membre a un problème avec une entité extérieure, Bruxelles ne peut intervenir. En témoigne la déclaration récente du ministre allemand des affaires étrangères : « l’UE a 27 membres et la Bulgarie est l’un d’entre eux. Ses intérêts doivent donc être respectés, malheureusement »[7].

Une Union incapable de dépasser le rapport de forces entre nations

« Malheureusement » est ici un mot essentiel, car il reconnaît explicitement l’injustice du sort réservé à la Macédoine, mais que n’existent ni la volonté, ni les moyens de l’empêcher. « Malheureusement », donc, l’UE refuse d’intervenir pour empêcher de flagrants abus de pouvoir. Abus de pouvoir de la classe dirigeante macédonienne, qui a forcé les parlementaires de l’opposition à voter pour l’accord de Prespa, contre le résultat du référendum. Abus de pouvoir de l’OTAN qui a forcé par son lobbying cette même classe dirigeante à changer le nom de son pays. Abus de pouvoir de la Grèce qui s’est exercé sur la Macédoine par des moyens divers pendant trois décennies — cette même Grèce se faisait pourtant bien plus discrète durant les cinq décennies précédentes, lorsqu’elle faisait face à un État intégré dans une puissante république fédérale [la Yougoslavie, N.D.L.R.]. Abus de pouvoir, enfin, de la Bulgarie, qui exige de la Macédoine des concessions qu’aucune nation dans l’histoire n’a jamais eu à faire : admettre qu’elle est artificielle — au contraire de toutes les autres nations, apparemment naturelles et essentielles — et renier son propre récit national sous la pression d’un pays étranger.

Cette situation est la conséquence de l’absence de cohésion politique de l’UE, cohésion qu’elle n’a jamais sérieusement cherché à construire. Le « projet européen » ne dépasse aujourd’hui plus les cénacles de la bureaucratie bruxelloise, et se résume à une coagulation de « partenaires » en réalité uniquement focalisés sur leurs intérêts économiques nationaux. Cela concerne aussi la Macédoine, qui veut devenir un membre du club européen non pas parce qu’elle partage des principes idéologiques fondateurs avec lui, mais parce qu’elle souhaite une « part du gâteau ». C’est la même raison qui a poussé la Bulgarie à rejoindre l’UE en 2004. Plus de quinze ans plus tard, ce dernier élargissement à l’Est a abouti à l’exact opposé de l’enrichissement du projet européen. Or, si l’Union avait réellement travaillé sa cohésion politique, la Bulgarie ne pourrait à ce jour traîner l’idée européenne dans la boue en utilisant l’UE pour imposer à la Macédoine son révisionnisme historique.

L’UE n’a jamais sérieusement tenté de combiner son pouvoir économique avec un pouvoir politique, en cherchant à créer un sens au projet européen qui dépasse les cénacles de la bureaucratie bruxelloise.

Au delà de son pouvoir économique — qui se transmet toutefois de moins en moins aux citoyens au-delà de la classe moyenne éduquée — c’est la force symbolique de l’européisme qui a permis à l’Union de se maintenir durant des décennies. Mais celle-ci est aujourd’hui au pied du mur. Après plusieurs décennies de renforcement de la mentalité du jeu à somme nulle dans la politique de ses membres, la plupart des Européens ne savent même plus ce qu’est l’européisme. Ils ne voient l’UE que comme un moyen à utiliser à des fins nationales. La Pologne et la Hongrie n’ont jamais porté qu’une vision utilitariste de l’Europe, leur permettant d’obtenir des fonds et de consolider leurs hégémonies nationales. Les citoyens des membres historiques de l’UE ont regretté l’accueil de nouveaux membres, et se sont peu à peu tournés vers une droite nationaliste dont les discours leur paraissent plus honnêtes et authentiques que ceux de la technocratie bruxelloise.

Ce n’est pourtant pas le parasitisme économique supposé de certains membres qui est aujourd’hui le problème principal de l’Union. C’est son manque de cohérence politique et culturelle, qui est crûment exposé à sa frontière orientale et sonne le glas de la croyance en ses fondements sur des principes de démocratie et de droits de l’homme. Sans cette croyance, l’Union est sérieusement menacée. En somme, l’élargissement ne brisera pas l’UE à cause d’un nombre de pays trop importants, ou de déséquilibres économiques qui sont loin d’être des problèmes insolubles. Il risque de briser l’Union car il montre au monde qu’elle se moque de ses propres principes et qu’elle est incapable de se projeter au-delà des mécanismes de confrontation et de pouvoir.

Notes :

[1] https://www.euronews.com/2018/09/28/fyrom-referendum-can-a-group-without-a-leader-convince-people-to-keep-the-name

[2] https://china-cee.eu/wp-content/uploads/2018/11/2018p1145%EF%BC%882%EF%BC%89Macedonia.pdf

[3] https://infobrics.org/post/30360/

[4] Victor Roudometof (2000), The Macedonian Question: Culture, Historiography, Politics, East European Monographs

[5] https://greekcitytimes.com/2020/09/24/bulgaria-eu-should-not-recognize-macedonian-language/

[6] https://www.intellinews.com/balkan-blog-what-s-wrong-with-the-macedonian-language-195132/

[7] https://english.republika.mk/news/macedonia/maas-enlargement-process-to-face-difficulties-the-eu-must-protect-bulgarias-interests-as-well/

Entre souveraineté wallonne et fédéralisme radical : où va la Belgique ? – Entretien avec Francis Biesmans

Le jeudi 1er octobre, la Belgique s’est finalement dotée d’un gouvernement de large coalition, qui devrait reléguer pour un temps dans l’opposition les partis nationalistes et d’extrême droite néerlandophones. Mais ces 494 jours d’âpres négociations semblent avoir miné l’imaginaire d’unité « belgicaine » auquel la partie francophone du pays, tant bien que mal, était restée attachée. Pour la première fois, Wallons, Flamands et Bruxellois semblent éprouver ensemble la fragilité de l’édifice fédéral. C’est le moment qu’a choisi Francis Biesmans pour publier Le Pari wallon : un essai où ce Liégeois d’origine, professeur d’économie à l’Université de Lorraine, répond aux nationalistes flamands par un « fédéralisme radical » qui pose résolument la question de la souveraineté et de l’indépendance wallonnes. Le tout dans une Europe elle-même en crise où s’exacerbent les séparatismes. Entretien réalisé par Luca Di Gregorio.


LVSL – Votre essai Le Pari wallon (Petit Poisson Éditeur, 2020) a paru quelques jours avant le confinement, alors que les négociations visant à la formation d’un gouvernement fédéral en Belgique battaient leur plein…et de l’aile. Pourriez-vous nous résumer – comme vous le faites dans le livre – les conditions historiques de l’équilibre institutionnel auquel étaient parvenus francophones et néerlandophones depuis l’après-guerre ?

Francis Biesmans – Équilibre est un grand mot, c’est plutôt de déséquilibre dont il faudrait parler. Cependant, quoi qu’il en soit, il est nécessaire de remonter dans le temps pour comprendre comment la structure institutionnelle actuelle de la Belgique – particulièrement complexe – s’est mise progressivement en place.

Historiquement, est né au XIXe siècle un mouvement flamand, tout à fait justifié par ailleurs, qui était culturel au départ et réclamait essentiellement l’emploi du néerlandais dans tous les secteurs de la vie publique. Par la suite, le mouvement flamand acquit un caractère populaire par sa composition et se fixa des objectifs politiques. Dès l’entre-deux guerres, coexistaient en son sein deux tendances : l’une « minimaliste », qui voulait la flamandisation de l’enseignement, de la justice et des administrations publiques en Flandre ; l’autre, dite maximaliste, qui réclamait le fédéralisme, voire l’indépendance de la Flandre. Dès 1938, l’essentiel du programme minimaliste était réalisé.

Durant les années cinquante, le mouvement flamand, dont une fraction importante avait sombré dans la collaboration avec l’occupant nazi durant la guerre, reprend progressivement force et vigueur. Le courant fédéraliste y trouve un écho croissant.

Parallèlement, la Grande Grève de l’hiver 60, wallonne pour sa plus grande part, aboutira à ce que la revendication fédéraliste devienne populaire également en Wallonie – ceci sous l’impulsion du leader syndical André Renard.

Les années soixante verront un très fort développement des partis fédéralistes, Volksunie côté flamand, Rassemblement Wallon et Front Démocratique des Francophones (FDF) côté francophone, tandis que les familles traditionnelles vont progressivement se scinder sur une base linguistique.

Le processus de fédéralisation de la Belgique commence le 18 février 1970, lorsque le Premier ministre de l’époque, Gaston Eyskens, déclare devant la Chambre : « L’État unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et dans son fonctionnement, est dépassé par les faits ». Dix mois plus tard, la première réforme de l’État intervenait.

Les propositions institutionnelles des Flamands et des Wallons différaient fortement. En effet, les premiers étaient attachés avant tout à l’autonomie culturelle et défendaient l’organisation de la Belgique sur base de deux communautés : flamande et francophone ou « française » – faisons abstraction de la petite communauté germanophone. Par contre, les seconds réclamaient une Belgique fondée sur trois régions, à savoir la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. En résumé, un fédéralisme à deux contre un fédéralisme à trois.

Le résultat final fut un compromis « à la belge », puisque les deux communautés verront le jour. Certes, il faudra attendre la Grande Réforme de 1988-1989 pour que le paysage institutionnel soit fixé. Il n’empêche que, dès le départ, ce paysage était un hybride à la fois bi-communautaire et tri-régional.

La Belgique fédérale à l’issue de la Grande Réforme – il faudra attendre 1993 pour que le terme « fédéral » soit introduit dans l’article 1 de la Constitution – est une Belgique à cinq :

  • la Région wallonne ;
  • les Communautés française et germanophone, essentiellement compétentes pour la culture et l’enseignement ;
  • la Région de Bruxelles-capitale, aux compétences presque identiques à celles des autres régions ;
  • enfin, la Communauté/Région flamande, la Flandre ayant choisi de fusionner les deux entités.

Le paysage institutionnel ainsi laborieusement dessiné ne se modifiera plus.

Pour compléter le tableau, il faut cependant ajouter deux éléments. Sans entrer dans le détail du financement des diverses entités, une question extrêmement complexe, il faut signaler la position inconfortable de la Communauté française (Wallonie et francophones de Bruxelles), qui est dans l’incapacité de lever le moindre impôt et de ce fait, sujette à un problème de financement chronique. Enfin, une étape importante a été franchie avec la 6ème Réforme de l’État (2011-2014), lorsque la défédéralisation d’une partie de la sécurité sociale, les allocations familiales en l’occurrence, est devenue effective. Un premier pas certes, mais ô combien significatif.

LVSL – Qu’est-ce qui a provoqué le dialogue de sourds actuel, qui s’intensifie législature après législature ? Quels sont les principaux arguments des partis nationalistes flamands (et à travers eux une majorité de l’électorat flamand) et comment la classe politique y a réagi jusqu’à aujourd’hui ?

F.B. – À nouveau, un petit retour sur le passé s’impose. La Belgique vit en effet une véritable crise de régime. Mais cette crise vient de loin : très précisément, elle remonte à l’an 2007. Le cartel CD&V/N-VA (formé par le parti chrétien flamand et les nationalistes issus de la Volksunie), remporte haut la main les élections du 10 juin 2007. Yves Leterme (CD&V) tente alors de constituer un gouvernement des 5 partis traditionnels, le SPA (socialistes flamands) étant rejeté dans l’opposition. Au menu : la scission de l’arrondissement BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde)[1] et une nouvelle réforme de l’État. Zéro sur toute la ligne, car de 2007 à 2010, les gouvernements provisoires se succèdent les uns après les autres, tandis que la N-VA sort du cartel en septembre 2008. De nouvelles élections seront organisées le 10 juin 2010. Elles livrent deux grands vainqueurs : la N-VA au Nord et le PS au Sud de la Belgique.

Francis Biesmans

Les négociations se poursuivront pendant 541 jours (une année et demie !) avant que Di Rupo ne réussisse à former, le 6 décembre 2011, un gouvernement regroupant les six partis des trois familles traditionnelles. Mais, notons-le, il ne disposait pas d’une majorité de sièges en Flandre, ce que ne manquera pas d’exploiter la N-VA. Ce gouvernement accouchera, in fine, de la sixième réforme de l’État évoquée plus haut, et dont les conséquences négatives (notamment socio-économiques) pour la Wallonie se font encore sentir aujourd’hui.

Le 25 mai 2014, les élections législatives fédérales rendent leur verdict. La formation nationaliste flamande N-VA est la grande gagnante du scrutin : alors qu’elle avait obtenu 28,12% des suffrages en 2012, elle en récolte deux ans plus tard 33,23%. Finalement, l’impensable se produit : le mardi 7 octobre, un accord est scellé entre la N-VA, le CD&V, l’Open VLD (libéraux flamands) et les libéraux francophones du MR, seul parti non-flamand du pays à prendre part à la coalition. Son président Charles Michel devient le Premier ministre de cette coalition d’un type nouveau.

Ce gouvernement est évidemment très déséquilibré sur le plan linguistique, car le MR compte à peine 30% des députés de Wallonie et de Bruxelles, tandis que les droites flamandes en comptabilisent quasiment 75%. Le résultat est que les partis flamands, tout spécialement la N-VA, vont faire jouer la loi du nombre et imposer une bonne part de leurs volontés.

Tout ne baigne cependant pas dans l’huile pour cette coalition dominée par la N-VA, comme en témoigne le départ de cette dernière du gouvernement Michel suite aux divergences sur le Pacte migratoire. Dès décembre 2018, le gouvernement Michel, minoritaire à la fois en Flandre et en Wallonie, est en affaires courantes. Il l’est resté jusqu’au 1er octobre 2020, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’actuelle et improbable coalition «Vivaldi» a vu le jour.

Avec le recul, il est clair que la crise politique est désormais devenue la norme et les périodes de calme apparent, l’exception. La fragmentation politique consécutive aux élections du 26 mai 2019, notamment la montée en puissance du Vlaams Belang (l’autre parti nationaliste flamand, allié au FN au niveau européen, et désormais donné dans les sondages au-dessus de la N-VA), n’a fait qu’accentuer les difficultés à constituer un gouvernement fédéral.

Désormais, la crise de régime est structurelle.

LVSL – Dans ce contexte, quelle lecture faites-vous de l’accord de large coalition auquel viennent d’aboutir sept partis, avec l’accession du libéral flamand Alexander De Croo au poste de Premier ministre ? Tournant ? Prise de conscience ? Simple sursis ?

F.B. – D’abord, un constat : il aura fallu plus de seize mois de négociations en tous sens pour aboutir à un gouvernement de plein exercice. C’est une illustration parfaite de ce que la Belgique fédérale connaît une véritable crise de régime.

Je ferai ensuite remarquer que le gouvernement De Croo est minoritaire en Flandre – 41 sièges au Parlement fédéral sur 87 –, ce qui illustre à nouveau la difficulté extrême de constituer une coalition fédérale qui soit majoritaire dans toutes les Régions. Ce faisant, un boulevard s’offre maintenant aussi bien à la N-VA qu’au Vlaams Belang, qui ne manqueront pas de dénoncer un gouvernement « de gauche, dominé par les francophones ».

Enfin, vous le dites vous-même, la Vivaldi est composée de sept partis. Mine de rien, c’est, historiquement, du jamais vu ! C’est un élément de plus qui montre que la Belgique fédérale est devenue quasiment ingouvernable, rongée qu’elle est de l’intérieur par une crise de régime devenue structurelle.

Pour le reste, l’accord qui a été péniblement obtenu entre les sept est truffé de blancs, de propositions à affiner, de promesses budgétaires délicates, de négociations futures difficiles. Surtout, il viendra buter sur la contrainte d’une récession profonde, beaucoup plus profonde que ce que l’on pouvait imaginer dans un premier temps. La seconde vague du virus, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, ne fera qu’accentuer cette récession et dans la foulée, les contradictions béantes qui traversent ladite Vivaldi.

Je ne parierais donc pas sur sa longévité, même si je sais que les Vivaldiens redoutent plus que tout un retour aux urnes.

LVSL – Vous soulignez aussi que les tensions actuelles mettent en évidence l’existence de deux cultures politiques depuis longtemps divergentes : une Wallonie post-industrielle, d’ancienne tradition socialiste et syndicale, où l’extrême droite n’existe presque pas, et une Flandre plus catholique, nationaliste et néanmoins libérale, car plus à l’aise avec les flux et la culture (anglophone) de la globalisation…

F.B. – Certes, mais ici aussi, les choses viennent de loin. Historiquement, la gauche flamande porte une terrible responsabilité, elle qui n’a pas soutenu le mouvement flamand et ses revendications. Elle a ainsi laissé le champ libre à la droite catholique d’abord, puis au nationalisme d’ultra- ou d’extrême droite ensuite. Je voudrais à ce sujet rappeler que l’extrême droite flamande ne comptait pas moins de 17 députés au Parlement en 1939. Ces deux courants – nationalistes et catholiques – se partagent encore les voix de la majorité des Flamands et Flamandes.

Un autre facteur historique est à prendre en considération, cette fois explicatif de la forte prégnance du socialisme en Wallonie : le déroulement de la révolution industrielle. Je rappelle d’abord que la Belgique est le premier pays du continent européen à s’être industrialisé, immédiatement après l’Angleterre. Qui plus est, la révolution industrielle s’est déroulée selon un axe Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, c’est-à-dire selon un axe essentiellement wallon. Du côté flamand, le seul pôle était constitué par Gand et le textile. La classe ouvrière était donc très nombreuse en Wallonie dès le XIXe siècle et l’ancêtre de l’actuel Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Belge (POB), y devint rapidement hégémonique, aussi bien sur le plan électoral que sur le plan social – c’est le fameux monde ou pilier socialiste, avec ses coopératives, son syndicat, ses mutuelles, etc. Pour illustrer la force politique du parti socialiste, il suffira de noter que lors des premières élections au suffrage universel en 1919, le POB avait récolté 50% des voix en Wallonie.

Depuis lors, des évolutions notables se sont produites : en particulier, le cloisonnement entre les « mondes » chrétien et socialiste – ce que l’on nomme la « pilarisation » – s’est largement estompé. Il n’empêche que le clivage entre une Flandre de droite, voire d’extrême droite, et une Wallonie de gauche est plus que jamais d’actualité.

LVSL – Dans votre livre, vous plaidez pour une souveraineté retrouvée par la Wallonie. Votre pari du « fédéralisme radical » semble prendre au mot Bart De Wever, le président nationaliste du principal parti flamand (la N-VA), lequel déclarait il y a peu que deux démocraties coexistent désormais en Belgique. Prenez-vous acte ? Quelles seraient pour vous les bases institutionnelles d’une Wallonie souveraine ?  

F.B. – J’en prends acte, mais je conteste la vision de De Wever, qui repose entièrement sur l’approche traditionnelle en Flandre et se résume par la formule : la Belgique est composée de Flamands et de Francophones. En réalité, il y a trois démocraties et non deux en Belgique : en Wallonie et en Flandre bien sûr, mais aussi à Bruxelles. Ces affirmations mériteraient de plus amples développements, mais je me contenterai de rapporter un seul fait, d’ordre politico-électoral, qui les justifient entièrement : à l’issue des élections du 26 mai 2019, le premier parti de Wallonie est le PS, en Flandre, c’est la N-VA et à Bruxelles, ce sont les écolos qui sont dominants.

J’en viens à présent à la seconde partie de votre question. Une Wallonie souveraine, c’est avant tout une Wallonie qui ne serait plus minorisée dans le cadre belge – pour rappel, il y a 48 députés wallons parmi les cent cinquante que compte le Parlement fédéral – et qui pourrait mener les politiques qui lui permettraient de choisir, dans tous les domaines, ses propres voies de développement.

La souveraineté passe, comme vous le dites, par l’instauration d’un « fédéralisme radical ». Si on va à l’essentiel, ce dernier s’articule autour de quatre entités aux compétences et aux moyens financiers différenciés. Au centre de cette construction institutionnelle, se trouvent deux États, wallon et flamand, aux compétences très étendues, dotés de la pleine autonomie fiscale. Il résulte de ceci que les deux communautés flamande et française disparaissent. S’y ajoute la Région de Bruxelles-Capitale, dont les structures devront nécessairement être allégées et remodelées, étant donné la suppression des deux Communautés. Enfin, l’actuelle Communauté germanophone serait maintenue avec ses compétences présentes, son parlement et son gouvernement. Elle serait aussi organiquement liée à l’État wallon. Voilà pour ce qui concerne la structure institutionnelle sous-jacente au fédéralisme radical.

LVSL – Néanmoins, cet « État wallon » ne serait pas un État indépendant dans la mesure où vous préconisez tout de même son maintien dans la structure fédérale radicalement allégée de la Belgique. Quel serait l’intérêt pour les deux ou les trois États que vous appelez de vos vœux à demeurer unis dans une Belgique purement nominale ? Enfin, que pensez-vous du projet de rattachement à la France (la fameuse hypothèse « rattachiste »), qui a longtemps agité certains milieux de la gauche wallonne ?

F.B. – Le fédéralisme radical, c’est l’indépendance sans ses inconvénients, notamment le fait de ne pas devoir discuter à perte de vue avec l’Union européenne sur l’adhésion des nouveaux États. L’exemple de la Catalogne doit nous servir de leçon à cet égard. André Renard avait déjà dit clairement : « en tant que fédéraliste, je suis pour une Wallonie indépendante dans le cadre d’un État fédéral ». C’est exactement ma position.

La question du « rattachisme » ne se pose tout simplement pas aujourd’hui. Lorsque le fédéralisme radical se sera concrétisé, l’État wallon pourra alors se poser la question de ses rapports, à tout le moins privilégiés, avec la République française. Mais il serait politiquement suicidaire de brûler les étapes.

LVSL – Au plan socio-économique, quelle serait la viabilité économique d’une Wallonie où n’existeraient (presque) plus de transferts budgétaires venant de Flandre ? Quels pourraient être les atouts de cette région qui, rappelons-le, a été durement frappée, comme le Nord ou la Lorraine, par quarante ans de désindustrialisation ?

F.B. – Il faut savoir que, tendanciellement, la solidarité dite « nationale » se réduit comme peau de chagrin au fil du temps. Le dernier coup dur à cet égard a été porté en 2014 par Di Rupo, alors Premier ministre. En effet, dès 2025 et pendant dix ans, le mécanisme de transition (de solidarité) sera réduit de 60 millions chaque année et ce, aux dépens de la Wallonie. D’après mes calculs, la perte cumulée se montera à 3,3 milliards en 2034. Par conséquent, les soi-disant transferts sont de plus en plus un mythe.

Autre affirmation du même genre, couramment entendue, à laquelle je voudrais faire un sort : la Wallonie serait totalement incapable de gérer l’énorme dette qu’elle hériterait du fédéral. J’ai développé dans mon livre une méthode de partage de la dette fédérale qui repose sur deux éléments. D’une part, le service de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts, est aujourd’hui extrêmement peu coûteux. Ainsi, le lundi 19 octobre 2020, la Belgique a emprunté, à 10 ans, 1,8 milliard d’euros au taux de -0,399%, ce qui signifie que les obligations d’État émises (les OLOs) ne rapportent strictement plus rien à leurs détenteurs. D’autre part, le partage de la dette suppose de retenir un critère pour effectuer ce partage. J’ai proposé de se référer à la part des Produits Intérieurs Bruts (PIB) régionaux, évalués au lieu de travail, dans le PIB belge. L’application de cette clef donne 23% pour la Wallonie, ce qui signifie que cette dernière reprendrait à son compte cette part de la dette fédérale et assumerait le paiement (faible) des intérêts correspondants.

Pour illustrer un des atouts dont disposerait une Wallonie souveraine, je vais prendre l’exemple des soins de santé, si importants dans cette période de pandémie. De nos jours, les compétences en matière de santé sont éclatées entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés. C’est le résultat d’un processus long et progressif lié aux différentes réformes de l’État. En très gros, voici quelles sont les matières qui, au fil du temps, ont été dévolues aux trois entités :

  • Le fédéral a la haute main sur le cadre juridique, le mode de financement et le montant des remboursements des soins de santé. En d’autres termes, il est le maître absolu pour tout ce qui est remboursé par la Sécurité sociale ; d’un point de vue budgétaire, il est aussi compétent pour 90% des politiques relatives aux soins de santé et à l’aide aux personnes handicapées.
  • La Région wallonne a dans ses compétences les soins aux personnes âgées, la santé mentale, les assuétudes, le vaste domaine de la prévention (à l’exception des écoles), les soins de première ligne, les maisons de soins psychiatriques et les infrastructures hospitalières.
  • La Communauté française est compétente pour agréer les hôpitaux universitaires. Elle exerce également la tutelle sur l’ONE (Œuvre Nationale de l’Enfance) qui a en charge l’exercice de la prévention à l’école (les fameuses visites médicales) et la vaccination des enfants.

On comprend aisément que cet enchevêtrement des compétences est d’une rare complexité. Si l’on prend par exemple un hôpital, la Communauté dira s’il peut être considéré comme universitaire ou pas. La Région s’occupera, pour sa part, de la gestion de l’infrastructure, tandis que le fédéral fixera le montant des remboursements des soins dispensés par l’hôpital en question.

La gestion de la pandémie par l’État fédéral s’est avérée catastrophique. Le non-renouvellement du stock stratégique de masques, les retards considérables dans l’acquisition et la distribution de ces masques, l’absence de réalisation des tests adéquats pour le Covid-19 et les carences en matière de respirateurs artificiels, pourtant indispensables aux soins intensifs, ont révélé une impréparation totale du gouvernement fédéral autant que des erreurs de gestion qui défient l’entendement. Ces lacunes et ces erreurs, il faut le souligner, ont eu des conséquences très graves, notamment parce qu’elles ont accru la mortalité chez nos seniors.

Régionaliser les soins de santé permettrait donc à la fois une plus grande efficacité et une plus grande cohérence dans leur gestion. Un autre élément plaide aussi en faveur de leur régionalisation : la structure par âge respective des populations wallonne et flamande.

En effet, pour le dire d’un mot, la Wallonie compte une population qui est plus jeune que celle de la Flandre ou, pour le dire autrement, elle compte proportionnellement moins de personnes âgées. Ainsi, en 2020, la part des personnes de plus de 67 ans est de 16,4% en Wallonie et de 18,1% en Flandre. Comme chacun le sait, les soins aux seniors vont aller croissants avec le vieillissement de la population, ce qui implique que la Wallonie sortira gagnante lors d’une régionalisation du secteur des soins de santé. Le même constat peut être posé pour ce qui concerne les pensions.

LVSL – Que faire de Bruxelles, qui est à la fois la capitale du pays et de l’Europe, mais aussi une région belge à part entière et une métropole internationale en voie de gentrification ? Les Bruxellois sont-ils disposés à se solidariser avec les Wallons et à se positionner en tant que francophones (ce qu’ils sont à près de 90%) sur l’échiquier communautaire ?

F.B. – Sociologiquement parlant, Bruxelles connaît, certes, une tendance à la gentrification. Mais il est une autre tendance à l’œuvre qui est tout aussi significative : l’augmentation du nombre d’étrangers résidant dans la capitale. Si l’on se réfère aux statistiques publiées par l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse), on aboutit au constat – je cite – qu’au 1er janvier 2016, « un tiers des Bruxellois est un étranger, moins d’un Bruxellois sur deux est né belge ». Voilà qui devrait convaincre tout un chacun de la spécificité de la Capitale !

C’est aussi un élément additionnel, qui vient s’ajouter à ceux que j’ai avancés précédemment, et qui permet de conclure que Bruxelles est bien une Région spécifique, différente des deux autres, caractérisée de surcroît par une démocratie tout aussi spécifique.

Il faut cependant reconnaître que la complexité institutionnelle bruxelloise dépasse tout ce que l’on peut imaginer. En effet, de nombreuses compétences communautaires ont été transférées à la Région wallonne et à la Commission communautaire francophone (dite COCOF) à Bruxelles. Cette dernière a ensuite eu le bon goût de remettre lesdites compétences à la Commission communautaire commune bruxelloise (la COCOM pour les intimes). De cet imbroglio, une conclusion s’impose : il faut, à la faveur de la mise en place du fédéralisme radical, simplifier de manière radicale la structure institutionnelle de la Région de Bruxelles Capitale (RBC). Une tâche qui incombe avant tout aux Bruxelloises et Bruxellois.

Dès lors, à votre question « que faire de Bruxelles ? », je répondrais volontiers que je ne demande pas du tout à celle-ci de se solidariser avec les Wallons dans ce magma, à la fois inefficient et coûteux, qu’est la Communauté dite française. Que les Bruxellois soient eux-mêmes tout simplement et qu’ils s’assument en tant que Région.

Par ailleurs, ce sont les Wallons qui ont sorti Bruxelles du « frigo » en 1988-89 et lui ont permis de se constituer comme telle. L’article 3 de la Constitution dispose que « la Belgique comprend trois régions ». Les Bruxelloises et Bruxellois peuvent être certains qu’ils trouveront une opposition résolue de la Wallonie à l’égard des propositions de la N-VA de « cogestion » de Bruxelles par la Flandre et la Wallonie. Bruxelles est et sera une région à part entière, pour nous Wallons. N’en déplaise à De Wever, au Belang et au CD&V.

LVSL – D’autres voix ont commencé à en appeler à une reprise en main de la Wallonie par elle-même. En particulier, la crise semble avoir fait bouger les lignes au PS francophone. Son nouveau président Paul Magnette (qui s’était déjà fait remarquer par son opposition au CETA lorsqu’il était ministre-président wallon) paraît assumer une défense de plus en plus affirmée des francophones. Est-ce que tout cela vous paraît aller dans le bon sens ?

F.B. – Wait and see sera ma réponse. Nous verrons à l’avenir comment l’actuel président du PS se positionnera. Une chose est certaine à ce stade : le PS, du moins je l’espère, sera parmi les partis qui négocieront, face à la Flandre, le fédéralisme radical.

LVSL – Et l’UE dans tout ça ? Votre projet d’autonomie wallonne par la réindustrialisation et la relance écologique se heurte tout de même aux traités (même s’ils sont en partie suspendus en ce moment) et restera tributaire de la politique commerciale et monétaire… On imagine mal, par exemple, une réforme bancaire aussi ambitieuse que celle que vous proposez à l’échelle d’un aussi petit État-région…

F.B. – L’austérité est au cœur du dispositif mis en place par l’Union européenne. En effet, le Pacte de Stabilité et de Croissance imposait déjà le respect des deux critères budgétaires : 1. le déficit public ne peut excéder 3% du PIB ; 2. la dette publique doit être ramenée à 60% de ce même PIB moyennant des délais appropriés. La crise grecque allait conduire à un renforcement des dispositions du Pacte. Chaque État de la zone euro se voyait attribuer un objectif à moyen terme (OMT), qui était calculé en termes de « solde structurel », c’est-à-dire hors variations conjoncturelles. Les États étaient ensuite tenus d’inscrire leur OMT spécifique dans un programme de stabilité, de manière à éviter un dépassement de la limite des 3% en cas de ralentissement conjoncturel normal.

Lorsque la pandémie gagna l’Europe, les règles budgétaires ont été suspendues : c’est la clause dérogatoire. Cependant, le Commissaire européen à l’économie, Paolo Gentiloni, s’est exprimé clairement sur le caractère transitoire de cette suspension (L’Echo, 22/05/2020) : « Nous désactiverons la clause dérogatoire générale du Pacte quand le ralentissement économique grave affectant l’Europe dans son ensemble sera terminé. (…) Si nos prévisions se confirment, ce sera probablement le cas l’an prochain. » En d’autres termes, l’austérité budgétaire pourrait opérer son grand retour dès 2021.

Sans grande crainte de me tromper, je pense pouvoir dire que la clause dérogatoire ne sera pas remise en cause aussi rapidement tant la récession sera profonde. Mais, de toute façon, si c’était le cas, il n’y aura, pour la Wallonie, qu’une réponse possible : désobéir aux traités européens.

[1] L’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde s’étendait sur deux régions linguistiques : la région bilingue de Bruxelles d’un côté ; la région unilingue néerlandophone de l’autre. Quasiment tous les partis flamands voulaient sa scission. Ils l’obtiendront en juillet 2012… après quelques crises gouvernementales.

Frédéric Farah : « La gestion libérale du Covid-19 est un parfait exemple de Fake State »

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

La gestion de la crise pandémique du Covid-19 rappelle une nouvelle fois que l’appareil d’État, depuis plus de quarante ans, a perdu sa vocation, à savoir organiser et défendre l’intérêt général et les services publics. Ceux qui sont au cœur de l’État ont fait en sorte de le priver de cette vocation. L’État est devenu un outil de gestion au service des intérêts particuliers. À l’occasion de la sortie de son livre Fake State, l’impuissance organisée de l’État en France, nous avons souhaité interroger Frédéric Farah sur les ressorts de cette défaite culturelle et sur les solutions à même de libérer l’État et la nation française de cette parenthèse. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par D. Meyniel, L. Plaza et S. Mounier.


LVSL – L’instauration de ce que vous appelez le « Fake State », ce phénomène qui est apparu au début des années 80, comment l’expliquez-vous ? Est-ce purement lié à l’introduction de la pensée économique de l’école de Chicago ?

Frédéric Farah – Je pense qu’il y a dans une famille, d’inspiration libérale, un récit construit dont il faut expliquer la genèse. D’un point de vue économique, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le ralentissement des années 70, la France aurait progressivement rigidifié la vie économique et sociale avec toute une série de réglementations. Cette première idée est exprimée en 1960 dans le rapport Armand Rueff. Il propose un programme qui trouvera pour partie sa réalisation, ou sa promotion, à travers la commission Attali qui dénonce l’absence de concurrence, une rigidité sociale. Ces idées sont déjà là, avant Friedman, avant l’école de Chicago. On voit bien aussi dans les années 60 une sensibilisation, qui existait avant la guerre, à l’idée que l’État ne devrait pas être trop dépensier et qu’il faut se méfier du déficit. Cette pensée, un peu conservatrice, venait de l’idée, dominante du XIXe siècle jusqu’à la crise des années 30, que l’État doit gérer son budget en bon père de famille. Ensuite arrive le moment keynésien des années 30 et, après la Seconde Guerre mondiale, on laisse de côté cette idée du bon père de famille. Cependant, l’adhésion à la construction européenne dès les années 50 oblige l’État à couper dans certains budgets. C’est comme ça qu’il va, pour le financement de l’économie, favoriser la bancarisation de l’économie française en développant le secteur bancaire.

LVSL – Était-ce déjà une modification depuis un petit moment de la formation de nos élites ?

F.F. – Dans la nouvelle élite d’après-guerre, l’Inspection générale des finances (IGF) incarne une pensée assez conservatrice en matière économique et financière. On le voit bien à travers ce personnage qui déjà veut remettre un peu en cause ce dirigisme dès les années 60. C’est le jeune Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier est déjà l’incarnation, dès les années 66-67, de cette élite qui veut autre chose. Cela se manifeste dans le démantèlement progressif à partir des années 1960 de ce que l’on avait appelé le système du circuit du Trésor. L’État faisait en sorte de ne pas passer par les marchés financiers et de préférer toute une série de circuits administratifs pour faire en sorte, et c’est tous les travaux de Benjamin Lemoine, de montrer que l’État ne va pas être dépendant des marchés financiers, que l’État va avoir ses propres ressources pour éviter un raisonnement en termes d’aides publiques. On voit ainsi très bien que dès les années 60, l’idée qu’il faut remettre en cause ces circuits et revenir vers une logique plus marchandisée apparaît. Elle commence à se diffuser dans l’administration. Penser qu’il y avait une espèce de consensus keynésien dans les élites françaises d’après-guerre me paraît donc un peu imprudent à dire. Croire qu’il y a une espèce de keynésianisme comme en Grande-Bretagne qui se serait imposé de la même manière en France après la guerre, on ne peut pas le dire. Surtout que nous sommes dans l’après-guerre, à une époque que Pierre Rosanvallon a racontée dans son livre l’État en France, où l’État se fait modernisateur keynésien. Avec l’Insee créée en 1946, on crée le Plan, ainsi on se donne les outils pour agir mais sans forcément colorer ça. On fait du Keynes mais on ne le dit pas. Nous sommes dans un après-guerre où il faut repenser une élite discréditée du fait de la guerre, du fait de Vichy, etc.

LVSL – Ce changement s’opère également avec des idées venues de l’extérieur et qui infusent au sein de la société et de l’élite françaises ?

F.F. – Oui, arrive un autre temps qui vient des États-Unis où le keynésianisme commence à reculer dès 1963. La Nouvelle économie classique commence à se faire connaître et à être diffusée dans l’administration française, au début des années 70, pas avant. Puis, il y a aussi un événement politique très important : cette phase de 1968 à 1975 où la contestation sociale devient de plus en plus importante et inquiète toute une partie du patronat et des élites. C’est l’automne chaud en Italie en 1969, ce sont les grèves en 1968 en France, ce sont les contestations sociales en Allemagne, etc. On voit bien qu’il y a une inquiétude dans le patronat et les élites parce qu’après-guerre, on a vu de manière imparfaite l’arraisonnement du capitalisme par la démocratie, c’est à dire avec ce que Karl Polanyi a appelé un réencastrement. Il y a la volonté, d’après les travaux récents de Grégoire Chamayou, de contrôler sans passer forcément par la répression violente. Il ne s’agit pas simplement de séduire par ce que Luc Boltanski avait appelé la récupération de « la critique artiste ». Boltanski a dit : « Il y a deux types de critique au capitalisme, la critique sociale et la critique artiste », la seconde revendiquant plus d’autonomie, plus de reconnaissance individuelle… Il y a une autre façon de faire de la discipline : créer de la précarité. Cela signifie déstabiliser les conditions non seulement de travail mais du travail, c’est-à-dire du type de contrat. Ce rôle disciplinaire par rapport aux conditions salariales, c’est l’Europe, la Commission européenne qui va le jouer.

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

LVSL – Quel rôle la gauche joue-t-elle dans le développement de ces idées ?

F.F. – À la fin des années 60, la deuxième gauche insiste beaucoup sur la dénonciation du tout politique. La décennie 70, qu’on a appelé la décennie antitotalitaire, a dénoncé ce qui se passait en URSS, etc. Au-delà de cette critique tout à fait fondée, il y a eu un manque légitime progressif de l’idée du tout est politique – et derrière de l’idée de l’État, de son action, de son volontarisme, etc. À cela s’ajoute un terreau anthropologique culturel qui favorise un certain libéralisme. C’est l’affirmation dans la société française après la Seconde Guerre mondiale d’une grande poussée d’individualisme. C’est la Sécurité sociale qui a permis cette affirmation de soi. En nous libérant de la nécessité – le malade est protégé, le vieux touche une retraite, etc. – la sécurité sociale a permis de se préoccuper de soi-même. Il y a donc une affirmation de l’individu, ce qui est un terreau très favorable pour le libéralisme. En effet, celui-ci met en avant le fait de libérer l’initiative individuelle, que l’individu ne soit pas parrainé par un État, etc. Comme vous avez au même moment la dénonciation du politique, du collectif, etc., le libéralisme ne va pas simplement trouver dans des idées économiques de quoi prospérer, il va trouver dans un nouveau terreau culturel de quoi être promu. Tout ce qu’on voit dans les années 80 est formidablement analysé par Alain Ehrenberg dans ses livres Le culte de la performance, La fatigue d’être soi : l’idée de l’individu performant, fort, avec ce symbole de l’individualisme conquérant qu’a été Bernard Tapie, l’entrepreneur qui réussit, individuellement. En face, la figure de l’individualisme souffrant qui apparaît dans les années 90, c’est le SDF.

LVSL : Quel résultat produisent ces idées ?

F.F. – Tous ces éléments, se coagulant petit à petit, créent, par petites touches, un paysage qui va rendre possible la remise en cause d’un État qui serait jugé trop présent, trop puissant, omnipotent, inefficace. Ce sont toutes les critiques de Michel Crozier sur la bureaucratie, ce sont toutes ces choses-là qui irriguent alors. Ce ne sont pas des gens qui se réunissent le soir pour comploter. C’est un contexte, un imaginaire qui change sans concertation ni coordination. J’ai voulu montrer dans mon livre comment dès les années 70, dans des directions clefs du Trésor, de la prévision, etc., des individus arrivent progressivement avec un corpus d’idées et de réflexions dans la manière de conduire les finances publiques et l’économie. Ils sont déjà différents d’une génération qui, elle, a connu la guerre. Les hommes qui prennent en charge le Plan après la Seconde Guerre mondiale sont des gens qui ont connu la crise des années 30, la guerre, qui ont résisté. Certains ont même été torturés. Pour ces nouvelles générations qui prennent les commandes, la guerre ne devient progressivement plus qu’un artifice qui a sa place dans les livres. Ils étaient encore des bébés ou des jeunes enfants pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont peut-être connu des privations mais n’ont pas fait la guerre. Progressivement, le changement générationnel entraîne un éloignement du modèle bâti en 1945. Il y avait par exemple une sensibilité à l’égalité après la Seconde Guerre mondiale par la volonté d’en finir avec des idéologies racialistes fondées sur l’inégalité et qui voulaient la légitimer. Après-guerre, les élites rappellent qu’il n’y a pas de paix sans justice sociale et ils reviennent sur l’idée de l’égalité. Puis tout cela s’éloigne, et n’est plus qu’une affaire de livres ou de passé. Cela devient moins présent à l’esprit et le paysage change progressivement pour proposer autre chose.

LVSL – La construction européenne devient un élément central chez les nouvelles élites ?

F.F. – N’oublions jamais qu’après la guerre, l’État social et la construction européenne sont les deux piliers chez les élites pour que les années 30 et les horreurs ne reviennent pas. La construction européenne a été pensée évidemment comme un rempart contre la crise des années 30 mais elle est aussi, dès le départ, bâtie avec une idéologie non redistributive, non keynésienne, non socialiste. N’oublions pas que le moteur principal de la construction européenne ce n’est pas la paix, c’est l’anticommunisme. La construction européenne a ainsi avancé parce que nous avions un ennemi : l’URSS. Dans son livre La mélancolie démocratique, publié en 1990, Pascal Bruckner écrivait : « L’URSS nous a fait le pire coup, elle nous a privés d’un ennemi ». N’oublions pas non plus que le marché unique, c’est l’enfant de la crise des euromissiles de la fin des années 70. Quand Mitterrand voit que nous nous éloignons du camp atlantique et que des pacifiques se trouvent chez les Allemands à l’Est, il dit à Jacques Delors, alors à la tête de la Commission européenne, qu’il faut trouver un nouveau projet, quelque chose qui rapproche. Il faut de fait articuler la crise des euromissiles et le discours de Bundestag de 1983 avec les propositions de Delors pour le marché unique. Il faut bien voir que dès le départ le ver est dans le fruit. Le compromis des années 50, qui voit le Traité de Rome établir en 1957 que les services publics sont à la fois un monopole d’État et une délégation de service public, éclate dans les années 90. Ensuite, arrivent les événements qui vont construire la légitimation de cette chose d’inspiration libérale. Il y a tout d’abord cette chose étrange qu’on a appelé la crise des années 70. La crise des années 30 a fini avec la Seconde Guerre mondiale mais quand finit celle des années 70 ? À l’époque, les gouvernements pensent que c’est un simple trou d’air et ils continuent à mener une politique à-peu-près identique qu’auparavant. Quand Giscard d’Estaing est élu, Jacques Chirac fait une relance économique de 1974 à 1976 puis il laisse la place à Raymond Barre qui, lui, applique la rigueur. Les libéraux se saisissent de cette crise pour essayer de montrer que le keynésianisme ne marche pas, que l’État est trop présent. C’est « l’occasion qui fait le larron ». Ainsi, le discours libéral se saisit de ces occasions pour dire que la mécanique keynésienne ne marche plus, que les interventions de l’État génèrent de l’inflation et de la dette. Raymond Barre, à son arrivée en 1976 explique qu’il faut en finir avec cette plaisanterie en menant une politique de la rigueur tout en libéralisant le marché. Il crée en 1979 le CDD. Raymond Barre est un élève d’Armand Rueff, ne l’oublions pas, c’est la même filiation intellectuelle. Qu’on ne s’y méprenne pas, je suis la dernière personne au monde qui puisse être complotiste. A contrario, ce qui m’intéresse c’est de faire des généalogies, des archéologies…

LVSL – Oui, vous faites une sorte de cartographie à même de déjouer les théories complotistes dans votre livre.

F.F. –  C’est simplement par quoi on est éduqué, quels sont les idées qui nous habitent… Raymond Barre amène le CDD et c’est ça la force des choses : quand quelque chose s’inscrit dans le paysage on a l’impression qu’il toujours été là. Le CDD a quarante ans ni plus ni moins. Il ne faudrait pas parler du tournant de la rigueur dès 1983. Il faudrait dire qu’il y a eu une première inflexion, un premier tous de vis en 1976 et une deuxième qui arrive ensuite et où on veut renouer avec les vieilles doctrines du type : « Il faut être en équilibre… Il faut éviter un excès des dettes… » Ces propos sont tenus vingt ans avant le traité de Maastricht. Au départ on dit qu’il faut soutenir la croissance. Ensuite, le G5 se réunit à Tokyo et dit qu’il faut maintenant combattre l’inflation. Combattre l’inflation ce n’est pas juste un jeu, une virgule : c’est agir sur le cœur de l’activité économique c’est à dire sur la répartition. Quand il y a un peu d’inflation, le pouvoir est entre les mains du débiteur. De fait quand vous payez un peu de dettes ça lisse votre crédit, donc quand il y a un peu d’inflation ça lisse le crédit. Et quand on combat l’inflation on transfère la richesse du débiteur vers le créancier. En suivant, dès les années 70, dans les administrations françaises, on voit déjà à l’œuvre ces pensées économiques dont je parlais, qui se diffusent. Mais à cette époque, Bercy n’a pas la puissance qu’il a aujourd’hui. Ce qui est intéressant avec la montée de cette espèce de libéralisme, c’est la montée des entités financières comme le Trésor, les directions financières européennes. Là sont les lieux de pouvoir. Puis un autre événement accélère la diffusion de ces idées, c’est la victoire de Thatcher sur les mineurs. C’est un facteur psychologique quand on connaît la puissance des mineurs anglais, le syndicalisme en Europe n’a pas encore commencé sa décennie noire, quand les effectifs s’effondrent vers la fin des années 80, quand les bastions historiques disparaissent. N’oublions pas que les trois grandes figures héroïques de l’ouvriérisme en France étaient le métallo, le cheminot et le mineur. Le mineur disparaît, le métallo progressivement aussi et le cheminot est mutilé. Une partie du haut-patronat se dit que c’est le moment de ce que j’appellerais la Reconquista. En 1983 le CNPF, l’ancêtre du MEDEF, dit « 83, l’année de la flexibilité ».

LVSL – Revenons-en aux socialistes. L’arrivée au pouvoir en 1981 de Mitterrand aurait dû stopper cette inflexion libérale dont vous faites mention.

F.F. – Au cours de cette décennie 1970, la dénonciation de l’État, de son omniprésence, se développe avec cette deuxième gauche qui a toujours reproché à la première d’être jacobine, avec cette gauche autogestionnaire qui progressivement se grippe au fil du temps. L’époque est davantage à l’émancipation, à l’affirmation individuelle, à la contestation de l’État, à la remise en cause du dirigisme. L’idée d’un État qui intervient, ça respire la Quatrième République, ça sent la vieillerie… On a fait un mauvais procès à la Quatrième République mais tout de même, elle a amorcé la construction européenne, elle a réalisé la reconstruction. Après, elle s’est engluée dans deux guerres coloniales mais cette IVe République est la « mal-aimée » comme disait Georgette Elgey. Pourtant son bilan économique et social n’est pas mauvais. Lorsque les socialistes arrivent en 1981, ils sont issus d’un parti (NDLR : le Parti socialiste) qui n’a jamais été ouvriériste, parti qui n’a jamais été un parti de masse. C’est un parti qui était composé des nouvelles classes moyennes issues des Trente glorieuses : les profs, les infirmiers-infirmières, les catégories B de la fonction publique, une partie des catégories A. Le PS n’a jamais été un parti de masse ouvrière. En plus, son fond marxisant était plus du décor que réel. Il y en a certains au PS toutefois qui connaissaient Marx comme Jean-Pierre Chevènement. Le PS a permis à Mitterrand de gagner à Épinay et ce dernier était heureux au congrès de Metz de 1979 de battre Michel Rocard. Mais hormis ce fait, qu’a-t-il pesé ?

Quand les socialistes arrivent au pouvoir, ils arrivent à l’intérieur du pouvoir. Les élites du Parti socialiste avaient déjà fait la bascule vers autre chose comme une partie de l’administration financière avait déjà fait la bascule quelques années auparavant. Et il y avait la façade de Mitterrand dont les mots qui le caractérisent le mieux sont trouble, ambiguïté, conviction mal établie, fuyant… Mitterrand c’est le clair-obscur permanent, il fait du bien parce qu’il est romanesque. Dans les starting-blocks de 1981, il y a déjà une option qui sent le passé, mais qui ne le sait pas, c’est l’option Chevènement qui, pour faire vite, incarne le dirigisme à la française, la planification, la politique industrielle, l’État qui doit utiliser tous ses outils, dont la dévaluation du franc. Le signe que ce camp avait déjà perdu, c’est qu’au moment-même où ils rentrent à l’Élysée, ils devaient dévaluer le franc mais ils ne le font pas alors que c’était à ce moment-là qu’il fallait le faire. Il y avait la deuxième ligne, rocardo-delorienne, qui, elle, voulait liquider ce fond marxisant, dirigiste et qui va se saisir de l’Europe et de ses directions libérales pour s’y engouffrer et proposer sa ligne. C’est celle-ci qui va l’emporter mais au départ on croit naïvement que c’est la première qui va gagner. Pourquoi ? Il faut toujours se décentrer : j’ai lu beaucoup de travaux de Barba et de Pivetti, des italiens non traduits en français, dont Scomparsa della sinistra, c’est à dire la disparition de la gauche en Europe. Cela m’a frappé moi-même quand j’ai lu Barba qui disait : « Est-ce que nous sommes à l’époque de la mondialisation au début des années 80 ? ». La réponse est non. Et pourtant la banque centrale est encore à nos ordres, on dispose du franc, on contrôle encore les prix, on nationalise une partie de notre économie, on détient la majorité du secteur bancaire, etc. Et cela se finit en pantalonnade en 1983…

Les capitaux ne s’enfuient pas à la vitesse de la lumière comme aujourd’hui. Maastricht n’existe pas encore. La désinflation compétitive en 1983 est une fabrication de la haute administration française. Il n’y a même pas une coloration, une revendication théorique à Friedman, rien de tel. C’est l’administration qui invente cela. C’est l’État qui lance un programme de privatisation, ce n’est pas le marché. On a créé un complexe où tous ces éléments vont être favorables à la bascule. Ensuite il y a eu le prétexte de la contrainte extérieure, tant mise en avant dans les années 80 et qui porte le nom aujourd’hui de mondialisation. C’est l’instrument de la discipline parce que cela va modérer les revendications salariales et la désinflation compétitive. Cela va raboter le pouvoir de négociation des salariés. Le chômage va servir de chantage pour la modération salariale. Cela ne veut pas dire pour autant que l’État ne peut pas être l’État providence ou que l’État providence disparaît. Au contraire, il doit anesthésier les effets palpables donc il serait fou de se retirer. Mais lorsque vous observez que l’imposition de la dernière tranche des revenus est autrement plus élevée, autour de 56/60 au début des années 80, contre environ 40 aujourd’hui, vous comprenez que le problème n’est pas l’explosion de la dépense publique. C’est l’effondrement des recettes. À partir de la fin de la décennie 1990, la dépense publique est de plus en plus contenue.

Ce n’est pas que le PS ne résiste pas, de l’intérieur il est déjà acquis à autre chose. Qui favorise la libéralisation des capitaux ? Les socialistes… Après, il était nécessaire de légitimer un discours parfois théorique scientifique en mobilisant la science économique, en mobilisant toute une presse mainstream pour dire que les socialistes ont enfin grandi, qu’ils se sont rendus au réalisme. C’est ce que Rocard commentait en disant « on a enfin une culture du gouvernement ». Il s’agissait de mettre dans tous les manuels d’économie de générations entières d’étudiants que le mal dans le monde c’est la relance Mauroy 81/82. Le truc qu’il ne fallait pas faire, c’est l’archaïsme socialiste, c’est le vieux keynésianisme. Pourtant, au vu de la situation de l’époque, la relance est une bonne réponse mais les partenaires ont joué non-coopératifs car ils faisaient de la rigueur à côté. Cela a légitimé l’idée que la nationalisation, le contrôle des capitaux, le contrôle des prix, tous ces éléments étaient des vieilleries avec lesquelles il fallait en finir. Donc en fait tous ces éléments ont créé, sans aucune coordination ou concertation, un climat, un contexte, un espace favorable à la promotion d’idées d’inspiration libérale, qui regardent la nation comme une entreprise. Ce moment de la modernisation est consacré par les nouvelles élites incarnées cette fois-ci non plus par Valéry Giscard d’Estaing qui était déjà quarantenaire, bientôt cinquantenaire, mais par le jeune Laurent Fabius.

Ainsi, en rappelant que cela se fait sans coordination ni concertation, la dénonciation du politique, le nouveau terreau culturel, tout cela favorise l’affirmation de quelque chose qui va prendre sa force dans ce qu’on va appeler les années 1980, les années fric, où les socialistes sont appelés le « gang des R25 ». Ensuite on a essayé de raconter une belle histoire, quand les privatisations sont arrivées. On a mobilisé Catherine Deneuve pour qu’elle nous fasse des jolis slogans avec de la pub pour Suez. Il fallait rendre ça glamour et dire que c’était ça la modernité. On ne se rendait pas compte alors qu’on payerait le prix, quarante ans après, de la désindustrialisation, de ces influences politiques pour avoir une série de sortes de crises en tant que telles… Ainsi ce sont tous ces éléments qui rendent possible l’affirmation de nouvelles élites, le changement culturel, toutes ces choses-là qui vont rendre possible une autre orientation. Je pense qu’observer les choses par le seul prisme économique fait manquer plusieurs paramètres. Il faut mobiliser plusieurs choses pour voir ce qu’implique ce nouveau paradigme.

LVSL – Concernant l’introduction des règles de la concurrence, la destruction de l’article 9 du Préambule de 1946, l’École de la régulation avec la privatisation progressive d’entreprises d’utilité publique, etc. Quel rôle a eu l’Union européenne par rapport à ce travail déjà fait en interne ? On laisse souvent entendre que tous les maux viennent de l’Union mais comme vous le dites bien les élites néolibérales de l’État ont déjà fait tout un travail au préalable. Est-ce qu’il y a une possibilité d’inversement de tendance ou par résignation le cadre établi empêche toute forme d’alternative ?

F.F. – L’Union européenne est à l’image de ce qui se passe dans les années 1980. Sa tendance originelle non keynésienne et non redistributive s’approfondit dans les années 1980, du fait de l’effondrement du contre-modèle soviétique et parce que les États ont accepté que l’Union européenne prenne cette forme. Les États ont voulu le marché unique. Maastricht a été signé et ratifié. Nous avons créé un cadre qui a figé de manière durable un rapport de force favorable au capital contre le travail. Conséquence de ces décisions, les Européens n’arrivent plus à se penser comme des partenaires mais comme des concurrents. Il y a une compétition qui est pire entre Européens qu’entre les Européens et le reste du monde.

Deuxièmement, la cécité de la gauche sur l’euro m’exaspère. L’euro est une arme de destruction massive des droits des salariés. Il ne doit jamais être détaché des traités qui l’accompagnent comme le Pacte de stabilité de croissance. Ces traités impliquent des réformes structurelles du droit du travail et de la protection sociale, c’est-à-dire des réformes des dépenses publiques – qui sont essentiellement des dépenses sociales. Alors que ces dépenses publiques et sociales sont les moyens de ceux qui n’ont rien, l’euro – par son obsession de la stabilité des prix et de la libre circulation des capitaux – s’assure de toujours donner un coup d’avance au capital sur le travail. Cette monnaie n’a pas vocation à stimuler l’emploi ou à protéger les droits des travailleurs. En Italie et en Grèce, les réformes qui ont accompagné la mise en place de l’euro concernent les retraites, la protection sociale, les droits sociaux… En outre, nous avons créé une monnaie privée, alors que la monnaie est un bien social, un bien politique en tant que tel. Que la gauche ait pu penser que l’euro n’était qu’un vulgaire instrument qu’on pouvait mettre au service d’un projet social est gravissime.

Même si les dépenses publiques et sociales restent importantes, la mutation de l’orientation des politiques de protection sociale est vraiment problématique. Nous avons vu les conséquences des projets de privatisation de La Poste et de France Télécom, et de la gestion de l’hôpital public comme d’une entreprise. Dans le cadre actuel – avec ces règles européennes, cette banque centrale européenne et ces réformes structurelles comme réduction du périmètre de la protection sociale – il est difficile d’imaginer comment faire des politiques économiques différentes. La consolation est de dire : « Le social est suffisamment fort pour amortir » et que l’on va faire de la formation. La formation est toujours présentée à la solution à tout, dans un cadre ultra contraint, alors qu’en réalité, elle ne règle les problèmes qu’à la marge.

On se retrouve avec la même situation pour le plan de relance Castex de 100 milliards d’euros. Vous ne pouvez pas envisager un plan de plus en plus fort car l’outil monétaire pour créer la monnaie qui va avec n’existe pas. Même Bruno Le Maire a avoué le Fake State ! Il dit : « Si je vais voir les emprunteurs, les financiers et que je leur dis que je ne les rembourse pas, ils ne voudront jamais me prêter ». Dans l’actuel cadre européen, si l’on ne change pas, on ne peut pas faire autre chose que ce qu’ont fait Hollande et Sarkozy, c’est à dire des exonérations de cotisations sociales, fiscalisation de la protection sociale et ainsi de suite… On nourrit l’impuissance.

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

LVSL – Il y a un point généralement peu abordé concernant le démantèlement de l’État. Les étapes de la décentralisation en France suivent la logique des étapes européennes en matière de décentralisation, soit d’un renforcement des collectivités territoriales. On parle aujourd’hui de différenciation avec le projet de loi 3D. Selon vous, et en rapport avec ce que vous disiez sur les services publics et l’intérêt général, est-ce que ce semblant de proximité des territoires (sic) avec les citoyens peut renforcer/accélérer la destruction de l’État au profit de logiques concurrentielles dans les territoires ou est-ce une fausse piste ?

F.F. – De mon avis, la construction européenne d’après-guerre s’est fondée sur une erreur, qui a été l’antinationisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la Nation est égale à la guerre. Elle a cru que l’hitlérisme était un nationalisme alors que l’hitlérisme était un racialisme. Bien sûr que la nation peut conduire au nationalisme, mais au nom de la Nation on peut défendre une forme de patriotisme. La construction européenne s’est plutôt tournée vers le régionalisme, vers « les Grandes Régions ». Une manière de subvertir les nations assimilées à la guerre a été d’imaginer progressivement la possibilité de regroupements régionaux. Ces dernières années, des fusions et des regroupements de communes ont été présentées comme étant « la modernité ». Or, à l’époque où il existait 36 600 communes – ce qui n’est plus le cas – la plupart étaient de petite taille, il y avait une proximité réelle entre le maire et les habitants. Le maire était un inconnu sans étiquette politique. On pouvait lui parler. C’était un médecin, un instituteur, ce n’était pas un professionnel de la politique. Or, en fusionnant, on s’est éloignés les uns des autres au nom d’une certaine « modernité » et de la « proximité ».

D’autre part, comme s’est développé une idéologie concurrentielle de plus en plus forte, cela a modifié la nature de la première et de la deuxième DATAR. La première est celle habitée par l’ouvrage de Gravier Paris et le désert français. L’obsession à l’époque est l’égalité entre les territoires, réduire les écarts entre les régions, avec l’élément clef de la République : le département providence. N’oublions pas que la fonction première du train est l’aménagement du territoire, avec le plan de 1879 qui était de mettre dans chaque préfecture une gare. C’est l’esprit de la première DATAR. La deuxième DATAR dans les années 1990-2000 est tiraillée entre la logique d’attractivité et la logique d’égalité. Or comment maintenir l’égalité quand il faut favoriser le concurrentiel, être attractif et attirer des investissements ?

Aujourd’hui, et c’était déjà à l’œuvre en 1982, avec le délitement et la désertion des services publics de l’État, on recrée un niveau régional/local. Derrière cette décentralisation se cache un risque de mettre fin au keynésianisme territorial entre les différentes régions. Cette logique de plus en plus concurrentielle aboutira à des régions dynamiques tandis que d’autres se retrouveront à la traîne, avec des services publics et des moyens de l’État qui vont se déliter progressivement.

Je crois que c’est aussi une source d’inquiétude au moment même où la Nation civique et républicaine française traverse une période de troubles considérable. Même si elle n’a jamais été idéale, les principes qui l’ont guidée – une Nation ouverte, contractuelle, qui a le souci d’égalité, et qui ne reconnaît qu’une seule communauté, la communauté nationale au travers du lien politique – sont en plein affaissement.

Cela fait ressortir toutes sortes de revendications féodalistes. Je ne ferai pas de parallèles imprudents mais je viens du Liban. Bien sûr que les histoires sont différentes et ne se comparent pas, mais dans ce pays l’on n’a jamais réussi à former une conscience nationale. C’est un pouvoir de partis, de milices, qui distribuent des services contre la vie politique, sociale de ce pays. Aujourd’hui les citoyens appellent à un véritable État impartial, soucieux de l’intérêt général, qui ne soit pas un État confessionnel se mettant au service d’intérêts privés. Cette histoire libanaise est très différente, mais elle doit rester dans notre esprit pour nous dire de faire attention à la disparition de l’élite soucieuse de l’intérêt général et à la féodalisation. Il faut bien le garder à l’esprit.

LVSL – Il semble que malgré tout, après la crise de 2008, il y a eu dans les consciences une forme de victoire du vocabulaire propre au « Fake state » sur la dette, les rigueurs, les réformes structurelles et à ce qu’il véhicule chez bon nombre de concitoyens. Vous dites rapidement que parmi les solutions il faut recréer une forme d’hégémonie, regagner une influence culturelle et politique, mais plus concrètement comment cela se diffuse ? Est-ce qu’il faut faire comme dans les années 1960/1970, à savoir recréer des éléments permettant de mettre fin à cette parenthèse ?

F.F. – C’est une source d’inquiétude énorme. Il y a de la contestation, les gens sont préoccupés, mais comment faire coaguler tout cela ? Comment faire en sorte que ces préoccupations se rejoignent pour clôturer ce cycle d’inspiration libérale ? La vraie victoire doit être intellectuelle et culturelle, c’est-à-dire essayer à la fois de former les gens autrement, et en même temps développer d’autres récits que ceux que l’on entend depuis 40 ans. Comment faire pour que tout cela opère comme d’autres idées ont opéré dans les années 1960/1970 ? J’avoue être très inquiet car nous vivons dans une époque où il y a d’autres tentations qui compliquent cela.

Ce que j’aime dans le travail du Vent Se Lève c’est qu’il y a un mouvement de sérieux intellectuel, de réflexion, de construction, de prendre les choses à bras le corps. Mais je vois parfois s’affirmer dans l’espace public, et cela m’inquiète, des courants apocalyptiques qui attendent l’effondrement et qui reçoivent de plus en plus d’audience. Il y a des versions mal pensées de la décroissance, de l’écologie qui prennent de plus en plus de place dans le monde médiatique.

Une voie construite et raisonnable ne pourrait-elle pas exister ? Comment trouver les voies du changement ? Cela fait depuis 2008 et la crise sanitaire renforce cet état d’esprit, que nous ne voulons plus de ce moment libéral. Plus on avance, même vers le mur libéral dans lequel on vit, plus j’ai peur qu’il n’y ait pas des hommes et des femmes qui aient les outils et la réflexion nécessaires pour faire ce à quoi j’appelle de mes vœux : repenser l’État, la formation dans les grandes écoles, resocialiser l’économie, limiter la circulation des capitaux, etc. On ne pense même plus à réfléchir à la nationalisation… Je suis inquiet de la disparation d’un cadre commun de pensée. Je ne dis pas qu’il faut restaurer le passé, mais on a tellement intégré le monde dans lequel on vit que je ne vois pas comment sortir de l’hégémonie actuelle. Quarante ans c’est très court dans l’histoire de l’humanité, mais à hauteur d’homme ou de femme, c’est énorme.

On a créé Sciences Po en 1871 après la guerre contre la Prusse. On a créé l’ENA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. S’il n’y a pas une réforme de ce genre, nous n’y arriverons pas. Quand je vois la réforme de l’université, les réformes Blanquer à l’école, je suis très inquiet parce que ce sont des machines à tuer les imaginaires, à tuer la réflexion et au contraire à perpétuer le même système. Je ne sais pas si ceux qui sont aujourd’hui lycéens et jeunes étudiants auront les cadres intellectuels à penser. Ce livre est justement le témoignage de ma propre impuissance dans un ouvrage qui dénonce l’impuissance. Je reste attaché à l’humanisme.

LVSL – Enfin, est-ce volontaire et est-ce qu’il y a une logique derrière votre utilisation du « Fake State » qui est un anglicisme ? L’emploi du « Fake State » est à dessein ou cela sonnait-il juste bien ?

F.F. – J’ai choisi ce terme parce qu’il sonnait bien avec les expressions actuelles de « fake news », et parce que j’ai voulu aussi subvertir à la fois par la dérision, et en même temps en construisant un concept, cette langue néomanagériale qui nous habite. J’ai voulu subvertir cette langue insupportable. J’ai ramené l’État-Nation à l’image de ce qu’il est aujourd’hui, un truc bidon. Et comme aujourd’hui on pense qu’on lui donne de la qualité en le mettant en anglais je me suis dit que j’allais dénoncer cet État. C’est un État fake, et cela leur va bien à ces gens-là. Au-delà même du « ça sonne bien », choisir le nom de Fake State était une manière d’exprimer mon dégoût. L’État comme il fonctionne actuellement me dégoûte.

Fake State, de Frédéric Farah, aux éditions H&O, 2020 – 17€

GAIA-X : la France et l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM

©Descrier

Face à la crise de confiance des peuples et des entreprises quant aux capacités en matière de traitement souverain des données numériques dans les territoires nationaux européens, la France et l’Allemagne s’engagent dans un plan de construction d’une infrastructure Cloud de grande ampleur. Présentée comme une réussite inéluctable, de nombreux points semblent pourtant poser question quant au sérieux des parties prenantes dans l’élaboration de cette initiative de bon sens. Décryptage par Florent Jourde. 


« Nous ne sommes pas la Chine ni les États-Unis, nous sommes l’Europe avec nos propres valeurs et intérêts économiques que nous voulons défendre ». Ce sont les paroles de Bruno Le Maire lors du lancement en juin dernier du projet de « Méta-Cloud » européen GAIA-X. L’objectif semble établi : Gaia-X se veut représenter une nouvelle marche vers l’indépendance et la souveraineté d’une Europe décidée à s’imposer entre les deux mastodontes que sont les États-Unis et la Chine. Une quête d’affirmation diplomatique qui semble se construire autour d’une identité alliant puissance économique alternative et interventionnisme éclairé à travers son projet d’armée européenne. GAIA-X s’inscrit vraisemblablement dans cette double optique et vise au travers du cloud européen à la fois la garantie de valeurs comme celles de respect pour la vie privée, de souveraineté des données ou encore d’interopérabilité entre services. La consigne fournie par le ministère de l’Économie se veut en totale opposition avec la posture obscurantiste défendue outre-Atlantique et son « cloud act », loi fédérale adoptée en 2018, modifiant au passage le « Stored Communications Act » (SCA) de 1986, autorisant les instances de justices américaines à solliciter les opérateurs afin d’accéder aux données contenues dans les serveurs situés sur son sol et au-delà, sans obligatoirement en avertir le propriétaire. Cette impulsion européenne se conçoit comme un contrepoids à l’emprise de Washington et Pékin sur le marché de l’infrastructure cloud.

Au-delà du discours, les moyens engagés sèment le doute quant à la portée réelle du projet

Le lancement fait en réalité suite à un « manifesto » co-rédigé par le ministère de l’Économie et de l’Énergie allemand et le ministère des Finances français en février 2019, texte lui-même issu d’une initiative allemande sur « la stratégie industrielle nationale pour 2030 ». À ce stade, plusieurs axes furent énoncés comme « investir massivement dans l’innovation », « adapter notre cadre réglementaire » et mettre en place « des mesures efficaces pour nous protéger ». Comme souvent dans l’histoire du fonctionnement institutionnel européen, l’Allemagne invite une nouvelle fois son partenaire français à le suivre pour initier ce projet. Anne-Sophie Taillandier (directrice de la plateforme TeraLabs de l’Institut Mines-Telecom, l’un des cofondateurs de Gaia-X) ne cache d’ailleurs pas que les allemands en sont bien les initiateurs. Elle ajoute que, depuis, les deux pays ont « bien travaillé ensemble » pour le faire avancer. Est-ce à dire que GAIA-X émerge exclusivement de priorités industrielles allemandes ? L’interrogation reste en suspend.

Au-delà de cette direction bicéphale initiale, la volonté n’est clairement pas à l’entre soi et à terme l’ambition serait d’élargir cette direction. Bruno Le Maire, toujours dans son discours d’introduction, rappelait que les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne auraient déjà fait part de leur intérêt à rejoindre l’aventure. Il est donc aisé de saisir toute l’importance du sujet qui s’étend pour ainsi dire au-delà des frontières numériques avec une ambition non-dissimulée de venir renforcer la co-dépendance et la coopération entre États membres. Le projet est pour le moment porté par 11 entreprises allemandes (Beckhoff, BMW, Bosch, Deutsche Telekom, DEC-X, Fraunhofer Institute, Friedhelm Loh Group, IDSA association, PlusServer, SAP et Siemens) et 11 françaises (Amadeus, Atos, CISPE association, Docaposte, EDF, Institut Mines-Télécom, Orange, Outscale, OVHcloud, Safran et Scaleway ). Les 22 membres ont d’ores et déjà mis 75 000 euros chacun sur la table, soit une enveloppe d’environ 1,5 million d’euros au total. Une somme qui peut paraître modeste au vu des ambitions affichées (en comparaison, les investissements américains s’élèvent à plusieurs milliards de dollars). Du côté de sa structuration, GAIA-X est juridiquement une association à but non-lucratif dont le siège social s’établit à Bruxelles, au plus près des institutions européennes. Jusqu’ici, Gaia-X semble respecter les échéances prévues, un démonstrateur ainsi qu’un document officiel ont été publiés il y a peu, rappelant au passage les grandes lignes directrices du projet :

«1. Souveraineté des données.

2. Utilisation de technologies ouvertes, compréhensibles et sûres, entre autres utilisation des principes de l’ « Open Source », en écosystème ouvert.

3. Traitement décentralisé et distribué des données (Multi-Cloud, Multi-Edge ou Edge-to-Cloud) afin de réaliser des économies d’échelle.

4. Interconnexion et interopérabilité sémantique – sur la base de standards – au niveau du réseau, des données et des services – en particulier, interconnexion des environnements « Cloud » et périphériques.

5. Indépendance et automatisation de la certification des participants à l’écosystème GAIA-X ainsi que de la réalisation de contrats de participation et de leur respect en termes de sécurité informatique, souveraineté des données, accords de services et contrats cadres.

6. Mise à disposition de tous services centraux nécessaires pour garantir sécurité et convivialité du fonctionnement (par ex. authentification).

7. Autodescription des nœuds du système GAIA-X visant à favoriser la transparence mais aussi le développement de nouveaux modèles d’affaires et d’application entre différents participants (par ex. distribution de données ou services)»

Une démarche crédible ?

Avec des moyens limités et un calendrier ambitieux (livraison pour début 2021), GAIA-X peut-il espérer s’imposer comme un concurrent crédible face à Microsoft, Amazon ou encore Alibaba ? Il est permis d’en douter. GAIA-X ne sera pas une « super entreprise » européenne « mais plutôt une entité capable de favoriser, par ses directives et ses standards, l’essor d’acteurs déjà existants, tout en harmonisant les pratiques de ceux déjà en place ». La structure a donc pour vocation d’informer et d’accompagner les utilisateurs (les entreprises en premier lieu) dans leur choix d’une solution cloud adaptée à leurs besoins et selon leurs domaines d’activité tout en garantissant des conditions vertueuses d’hébergement des données.

exemple « pattern » ci-dessus ; Source OVH.com

Cette finalité émerge également du constat que nombre d’entreprises s’orientent presque machinalement vers les géants américains (Microsoft, Google et Amazon représentent plus de la moitié du marché du cloud mondial) sans véritable prise de considération des structures et des solutions « locales ». Il faut dire que les leaders du marché ont de sérieux atouts dans leurs bottes en termes d’API (Application Programming Interface) et de services au sens large. La future plateforme s’imagine donc en « place de marché » capable d’apporter visibilité et reconnaissance aux acteurs européens, en leur offrant un configurateur géant dont les GAFAM seront parties prenantes. Ceci constitue d’ailleurs le premier défi de la structure, à savoir, de permettre une interopérabilité complète entre l’ensemble des partenaires afin de proposer l’offre la plus cohérente, la plus personnalisable et la plus stable possible.

Cette visée d’interopérabilité soulève plusieurs enjeux notamment vis-à-vis du passage quasi-obligatoire à l’utilisation de solutions relativement standardisées voire éprouvées par la communauté d’utilisateurs. Il s’agit de trouver un langage commun pour espérer établir une communication. Cela va donc se traduire par des choix d’outils, de protocoles ou de standards connus et reconnus. Notons ici que ce problème risque de s’accroître au fur et à mesure de l’arrivée de nouvelles parties prenantes au projet… Une première version du démonstrateur, publiée par CLOUD&HEAT Technologies, est déjà en service, dans laquelle l’utilisateur est à même de choisir ses options de sécurité à l’aide d’un configurateur. Le choix se porte alors automatiquement sur les acteurs déjà en place et leaders du marché. Les noms de Redhat (société américaine) ou encore Kubernetes (plateforme open source dont le propriétaire n’est autre que Google) sont d’ores et déjà retenus.

Sur la diapositive ci-dessus réalisée par OVH (une des entreprises françaises au cœur du projet GAIA-X) on peut apercevoir les logos de certaines solutions associées. Ces dernières sont dans leur grande majorité situées outre-Atlantique.

Tout ceci pose une nouvelle fois la question de la dépendance face aux entreprises américaines et étiole les revendications souverainistes des discours. S’il convient de ne pas associer systématiquement entreprises et pouvoir fédéral américain, l’histoire récente montre que cette frontière est fragile, comme en témoigne la récente décision de Google de stopper l’utilisation de la licence de leur système d’exploitation mobile Android par le géant Huawei suite à des soupçons d’espionnage. Cas relativement extrême, et peut-être rare, mais qui a le mérite d’exister. Une autre source de crispation quant à la crainte d’une ingérence américaine fut illustrée par l’application Stopcovid (application de traçage française dans le cadre de l’épidémie COVID19) lorsqu’un système de captcha Google s’est glissé dans l’hébergement du dispositif. Un détail en apparence, qui en dit long sur les réalités du degré de dépendance auquel la France est sujette vis-à-vis de l’outre-Atlantique.

Sans pour autant rejeter en bloc l’initiative que représente GAIA-X et ses ambitions émancipatrices, force est de constater que celles-ci ne s’appliquent qu’à une certaine échelle. Oui, l’hébergement se fait sur le sol européen. Oui la confidentialité des données sera vraisemblablement garantie. Mais avec quels outils et sur quelle base concrète ? En majorité via l’intervention de solutions extra-européennes dans un premier temps. Le fait de privilégier une philosophie open source est une bonne chose mais demeure suspendu au bon vouloir des leaders du marché que sont Linux, Google et autres. Difficile, toutefois, de blâmer l’initiative tant l’émancipation totale semble utopique à l’heure actuelle. Reste–t-il une marge de manœuvre possible pour le projet ? La réponse n’apparaît pas évidente tant les moyens actuels ne semblent pas à la hauteur du défi. Yohan Prigent, VP Front chez Scalway, rappelait d’ailleurs dans un webinar que « GAIA-X ne veut pas réinventer la roue », « On ne va pas se dire “il y a un protocole qui existe pour l’object storage et qui s’appelle S3, allez en Europe on est plus fort on va faire S4 ». Une réflexion qui peut paraître sommaire d’un point de vue stratégique mais qui fait sens d’un point de vue industriel, tant on connait le coût d’investissement et le temps de développement de tels outils (incompatible avec le budget de départ). Mais la partie n’est pas jouée pour autant et l’on peut toutefois compter sur des développements innovants. La thématique du « multi-cloud » revient inlassablement et certains industriels du projet GAIA-X semblent se positionner en faveur de cette initiative. Une idée qui pourrait se matérialiser à travers le transfert de données depuis domaine (Amazon Cloud par exemple), pour les faire ensuite transiter par différents services, pour enfin les exporter sur une plateforme tierce. Le projet, malgré son niveau de dépendance, possède ainsi quelques atouts qui pourraient le démarquer sur le marché. Tout reste cependant à construire. Bruno Le Maire parlait en ce sens de pouvoir transférer ses données d’un opérateur à un autre. GAIA-X ambitionne bien plus et parle d’exporter ses ACL (Access Control List ; Gestion des droits d’accès), ses licences ou encore ses applications d’un partenaire à un autre si l’offre souscrite ne convient plus ou s’avère, par exemple, trop coûteuse. On entrevoit alors le potentiel technique et commercial pour un industriel lambda. GAIA-X sera donc, du moins dans sa forme de départ, davantage vu et « marketé » comme un tiers de confiance, un gage de qualité, une forme de certification européenne en somme.

GAIA-X se tourne vers l’ouest…

L’interopérabilité, nous venons de le voir, constitue une des clefs du succès. Cependant, une autre ambition semble se profiler à l’horizon. En effet, toujours au travers de la vidéo de démonstration précédemment mentionnée, celle-ci montre à plusieurs moments l’option de choisir une localité cloud située outre-Atlantique (East, West US, Canada). Ces données ne vont pas dans le sens de l’image de la figure d’opposition à l’impérialisme nord-américain qui fut promise. L’heure est effectivement davantage à l’inclusion des parties nord-américaines, si bien que l’on pourrait presque se demander si GAIA-X, en laissant une telle porte ouverte, ne recherche pas une forme d’adoubement de la part des américains. Une politique du gringue qui ne semble pas pour le moment bénéficier aux rivaux chinois. L’Europe semble donc choisir son camp, sans bousculer les liens géostratégiques historiques. Si l’Europe n’est pas les États-Unis, comme le rappelle Bruno Le Maire, il semble difficile pour elle de se détourner des vieux réflexes atlantistes. La position française reflète donc celle de son président, alternant entre gaullo-miterrandisme et néo-conservatisme. Dès lors, est-il pertinent pour l’Europe de continuer à se lier officieusement aux américains avec lesquels les intérêts stratégiques sont de plus en plus divergents ? Rien n’est moins sûr.

Les entreprises cloud américaines vont-elles se plier mécaniquement à ces nouvelles normes afin d’être référencées dans le catalogue ? La question mérite d’être posée, surtout lorsque l’on connait l’emprise américaine sur ce marché. Pourrait-on espérer des politiques incitatrices de la part de Bruxelles ? L’Europe se risquerait-elle à fermer la porte aux américains, sinon sur certaines cibles, s’ils ne se conforment pas aux exigences européennes ? Quelle réaction attendre alors de la part de Washington ? Autant de questions complexes que le projet GAIA-X ne pourra éviter. La ligne directrice semble être pour le moment de privilégier la coopération. L’Europe fait donc face à un paradoxe, tiraillée entre une politique d’ouverture et une volonté souverainiste et indépendantiste. Un discours ambigu qui se traduit également dans les faits. Le Health Data Hub, la solution d’hébergement des données de santé à la française, a été récemment confié à Microsoft. La CNIL a vivement réagi depuis appelant au choix d’un prestataire européen, mais le gouvernement Macron, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État aux numériques, Cédric O, se défend en pointant « le retard européen dans le cloud » et précisant qu’il n’y a « pas la possibilité de faire tourner des algorithmes d’intelligence artificielle aussi développés sur une infrastructure française que sur une infrastructure américaine ». Les préjugés sont décidément tenaces et cette réaction n’est pas sans déplaire au leader français OVH. Son directeur Octave Klaba ajoutait sur le sujet « Pas de cahier des charges. Pas d’appel d’offres. Le POC (Proof Of Concept) avec Microsoft qui se transforme en solution imposée ». Une énième démonstration du poids et de l’influence de ces pachydermes du numérique sur nos institutions. Un véritable danger, surtout quand on connait les politiques « d’enfermement propriétaire » dont usent et abusent des compagnies comme Microsoft. En tout état de cause GAIA-X répond à un besoin urgent mais est-il pour autant l’outil le plus adapté ? De plus, l’argument portant sur la communication défendu par le projet ne s’avère pas secondaire surtout quand nos propres politiques se révèlent incapables d’évaluer les capacités des entreprises françaises.

La piste du cloud « Hyperscaler » européen aux infrastructures souveraines

Le besoin réel sur lequel GAIA-X trouve sa légitimité aurait pu orienter ses décideurs vers la création d’un cloud aux infrastructures souveraines. L’idée en réalité n’est pas neuve et émerge en France durant l’ère du gouvernement Fillon en 2009. Lancé en grande pompe en 2011, le projet Andromède avait déjà pour ambition de rassembler les acteurs majeurs de l’industrie hexagonale à savoir Orange (au travers de l’entité Orange Business Services), Thales et Dassault Systèmes. Suite à un désaccord entre Orange et Dassault, deux nouveaux projets sont nés, d’un côté Cloudwatt porté par Orange Business, de l’autre Numergy piloté par SFR. L’expérience fut, au final, un échec puisque Numergy périclita dès 2016. Quant à son confrère Cloudwatt, malgré des signes encourageants, il s’acheva en janvier 2020. Un retour d’expérience qui explique sans doute en partie le changement de stratégie pour s’appuyer, une nouvelle fois, sur des acteurs connus et reconnus. Malgré ces échecs, Bruno Le Maire, malgré ces précédents projets morts et enterrés ne semblait pas écarter pour autant le  retour d’un énième  cloud souverain appelé cloud « stratégique ». De toute évidence, le défi est de taille, surtout lorsque ces acteurs évoluent en concurrence directe ou indirecte sur le marché privé.

Le projet franco-allemand part d’un idéal sans appel : celui de trouver un espace d’indépendance stratégique sur l’industrie numérique vis-à-vis des puissances extérieures. L’idée semble prometteuse au vu de certains développements qu’elle propose autour du souverainisme mais sa mise en application reste trop souvent incantatoire à ce stade. La vocation, comme nous l’avons vu, n’est pas de repartir de zéro en proposant des outils made in Europe mais bien de continuer d’utiliser les outils connus et reconnus quitte à piocher hors des frontières de la zone euro. Or les leaders de ce marché ne sont pas situés en Europe. S’il s’agit d’une position qui fait sens d’un point de vue court-termiste, c’est aussi un choix qui laisse la place à une certaine dépendance extérieure, majoritairement américaine. Certaines entreprises y trouveront sûrement un outil adéquat, capable de s’adapter à leurs besoins, à condition que le projet s’avère viable sur le long terme au vu des défis qui sont les siens.

 

Méditerranée orientale : la valse des puissances

Vendredi 24 juillet Recep Tayyip Erdogan assistait à la première prière musulmane au sein de la basilique Sainte-Sophie depuis sa reconversion en mosquée, date qui ne doit rien au hasard puisque, le même jour, 97 ans plus tôt, avait lieu la signature du traité de Lausanne qui fixait alors les frontières modernes de la Turquie, aujourd’hui contestées. La semaine dernière, c’était au tour de l’église Saint-Sauveur-in Chora de « s’ouvrir au culte musulman ». Ces reconversions n’ont rien d’anodin et constituent le sismographe de la dégradation des relations de la Turquie avec l’Union européenne, et plus particulièrement avec la Grèce.


Tension greco-turque en mer Égée

Voila plusieurs années que la Turquie d’Erdogan développe une stratégie de puissance à l’échelle régionale, dans la plus stricte application de la doctrine de la « patrie bleue », elle compte se libérer de ce qu’elle considère être un « emprisonnement à l’intérieur de ses rivages ». Ce désenclavement est devenu d’autant plus crucial cette dernière décennie que la zone de la Méditerranée orientale, qui s’étend de Chypre, à l’ouest, jusqu’aux côtes asiatiques à l’est, recèlerait plus de 5500 milliards mètres cubes de gaz[1]. La petite île grecque de Castellorizo, que quelques kilomètres seulement séparent de la cité turque de Kas, cristallise les enjeux de pouvoir autour de ces ressources naturelles ; elle est un actif stratégique de premier plan. En effet, la définition des zones économiques exclusives pose un problème insoluble entre les différents pays riverains en mer Méditerranée, compte tenu de la possibilité de leur extension à 200 milles nautiques (370 km) et de leurs superpositions.

© La Croix

L’application du droit international[2], permet à la Grèce de revendiquer une zone économique exclusive qui réduirait considérablement celle de la Turquie. Mais la revendication par la Grèce de cette ZEE constitue pour la Turquie une ligne rouge à ne pas franchir, car la Grèce disposerait d’une mer potentiellement gorgée de ressources gazières et, au surplus, d’une fraction de mer contiguë à la zone économique exclusive de Chypre. Il lui serait dès lors possible de se passer de l’agrément de la Turquie pour faire transiter des ressources naturelles (par gazoducs, par câbles) depuis les eaux chypriotes et israéliennes. Les tensions autour du projet de gazoduc EastMed, conclu par la Grèce, Chypre et Israël en janvier 2020, et qui doit permettre d’acheminer environ 10 milliards mètres cubes de gaz naturels par an vers l’Union européenne, illustrent parfaitement cette problématique.

© Le Monde 03/01/2020

Après une décennie de relatif statu quo, les choses se sont accélérées ces dix derniers mois, lorsqu’en novembre 2019 la Turquie a conclu un accord avec le gouvernement d’Union Nationale Lybien par lequel elle revendique des droits sur la ZEE grecque. La réponse n’aura que peu tardé puisque le 9 juin 2020 la Grèce signait un accord avec l’Italie et, le 7 août, un autre, avec l’Égypte, réaffirmant alors une souveraineté sur ses zones économiques exclusives. Assurément, comme le déclarait le 5 août le premier ministre grec, ces accords « resteront dans l’histoire du pays »…

Presque immédiatement le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, dénonçait « le soi-disant accord maritime » signé entre la Grèce et l’Egypte comme « nul et non avenu » et, le 10 août, Ankara déployait un bâtiment de recherche sismique, L’Oruç Reis, escorté par des navires de guerres au sud de l’île de Castellorizo.

Samedi 27 août six F-16 grecs qui quittaient Crète pour se diriger vers le sud de Chypre se sont trouvés interceptés par des avions de chasse turcs, donnant lieu à un spectaculaire combat simulé entre les deux flottes aériennes, chacune d’elle cherchant à dissuader l’autre de rester sur zone. En réponse, le 28 août, la Grèce débarquait des soldats sur Castellorizo, située à 8 kilomètres des côtes turques[3].

Cette escalade des tensions, si elle est bel et bien alarmante, n’en est pas encore parvenue à l’étape de la guerre ouverte, les relations gréco-turques ont en effet déjà connu des phases difficiles ; le 8 octobre 1996 un Mirage grec avait par exemple abattu un F16 Turc au-dessus des îlots inhabités d’Imia, la guerre ne s’était pour autant pas déclenchée entre les deux puissances. Il semblerait donc que ces incidents s’inscrivent plutôt dans un cadre contrôlé par Ankara, afin d’arriver en position de force à la table des négociations.

Un contexte géopolitique plus large

Ces tensions entre la Grèce et la Turquie autour des gisements gaziers en Méditerranée orientale prennent place dans une contexte géopolitique plus large, qui comprend en particulier la rivalité franco-turque en Libye. Cette rivalité s’est matérialisée le 10 juin par un acte d’une extrême gravité de la part de la marine turque ; l’illumination, à trois reprises, du Courbet, frégate furtive française, alors qu’elle essayait de contrôler le contenu d’un bâtiment tanzanien[4] dans le cadre de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU à l’égard de la Libye et alors qu’elle était missionnée par l’OTAN pour le faire respecter.

« Dans les armées françaises, l’illumination radar est considérée comme un acte de guerre, car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé » analyse le site Zone Militaire.

On notera, non sans ironie, les propos tenus par l’ambassadeur Turc, Ismaïl Hakki Musa, qui, auditionné par la commission des affaires étrangères du Sénat, se livre à un exercice bien solitaire lorsqu’il essaie de réduire cette triple illumination à un geste simplement irrité de la part de la marine turque face à la frégate française qui aurait fait « une queue de poisson » au navire turc…

La frégate française “Courbet”

L’OTAN au bord de l’implosion ?

Dès le 17 juin, à l’issue d’une réunion des ministres de la Défense des forces de l’OTAN, Jens Stoltenberg, le très consensuel secrétaire général de l’organisation, annonçait l’ouverture d’une enquête afin de « clarifier la situation et faire toute la lumière » sur l’incident, l’enquête n’a cependant été soutenue que par huit membres de l’OTAN…

Bien loin, donc, de satisfaire la France qui annonçait déjà la suspension de ses patrouilles pour l’OTAN, puis le 13 août le renforcement de sa présence militaire en mer Méditerranée orientale, en soutien à la Grèce, envoyant temporairement deux avions de chasses Rafale, deux navires de guerre, et mettant en place des manœuvres conjointes avec l’Italie, la Grèce et Chypre entre le 26 et le 28 août. Ces manœuvres apparaissent concurrentes à celles de la Turquie et des Etats-Unis, et révèlent au grand jour une OTAN profondément divisée.

Ce 14 juillet, à l’occasion de son discours aux armées prononcé à l’Hôtel de Brienne, Emmanuel Macron évoquait un « enjeu crucial pour l’Europe » en mer Méditerranée, où « l’Europe fait face au retour des puissances, à la désinhibition des comportements, au recours à la force et à l’intimidation ». De même, appelait-il les Européens à plus de coordination : « nous ne pouvons accepter que notre avenir soit construit par d’autres puissances ».

Si l’on doit bien porter au crédit du président français la volonté de se saisir de l’affaiblissement de l’OTAN pour fédérer l’Europe autour du cas grec, il semblerait que ce soit pour l’instant un échec. En effet, hormis l’Italie et la France qui participent aux manœuvres communes avec la Grèce et Chypre, aucun pays européen ne s’est encore impliqué militairement dans cette affaire.

Le feu vert donné à l’intégration de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne avait déjà constitué un camouflet pour la Grèce. Le faible appui dont elle bénéficie à présent face aux manoeuvres militaires de la Turquie sonne comme un nouvel affront, pour un pays qui a tant sacrifié pour demeurer dans l’Union.

[Pour une remise en contexte des liens entre la Grèce et la Macédoine du Nord, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme rédigé en février 2018 : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

En effet, le soutien accordé à la Grèce par l’Union européenne n’est pour l’instant que diplomatique : la porte-parole de la diplomatie européenne annonçait le 28 août que des sanctions à l’encontre de la Turquie seraient prises en septembre : « nous pourrions aller vers des mesures ciblant des activités sectorielles […] dans lesquelles l’économie turque est connectée à l’économie européenne »[5]. Quant à l’Allemagne, assurant actuellement la présidence tournante de l’UE, elle semble, en l’espèce, ne pouvoir assurer son rôle moteur au sein de l’Union, car la voici politiquement paralysée par la présence d’environ 4 millions d’habitants d’origine turque sur son territoire. En outre, de par sa situation géographique, elle se trouve particulièrement sensible au chantage d’Ankara à la pression migratoire.

La volonté de bénéficier de l’Union européenne et de l’OTAN face aux menées expansionnistes de la Turquie est assurément l’une des raisons qui ont expliqué pourquoi le gouvernement d’Alexis Tsipras n’est pas sorti de l’euro et a accepté les nouvelles mesures d’austérité imposées depuis 2015. Et pourtant, la Turquie n’est aujourd’hui entravée dans ses prétentions que par une résistance bien relative de la part de l’Union européenne…

Notes :

[1] Selon une estimation de la Commission géologique américaine réalisée en 2010

[2] Convention de Montego Bay signée le 16 novembre 1973, texte fondateur du droit international de la mer

[3] Lors même que l’article 14 du traité de paix signé par la Grèce avec l’Italie en 1947 par lequel la Grèce avait acquis l’île, stipule que « ces îles seront et resteront démilitarisées » https://www.cvce.eu/obj/traite_de_paix_avec_l_italie_10_fevrier_1947-fr-0eaf4219-d6d9-4c35-935a-6f55327448e7.html

[4] le Cirkin, un cargo suspecté d’acheminer des armes vers la Libye, battant pavillon tanzanien, transportant officiellement du fret humanitaire, sous protection de deux frégates turques…

[5] Josep Borell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité lors d’une conférence de presse

La Biélorussie se dirige-t-elle vers un nouveau Maïdan ?

© Alexandra Zakharova

La Biélorussie est-elle secouée par une révolution de couleur, libérale et pro-occidentale ? Plusieurs signaux faibles indiquent plutôt un jeu trouble à l’égard de l’opposition biélorusse, non de la part de pays occidentaux, mais de la Russie (le gouvernement biélorusse a entre autres annoncé l’arrestation de paramilitaires salariés par Wagner, la grande société militaire privée russe), visant à déstabiliser le président Alexandre Loukachenko. Ce dernier a en effet initié depuis plusieurs années un tournant vers l’Ouest et les relations étaient dernièrement au plus bas avec le Kremlin. Mais par-delà ces enjeux géopolitiques, le séisme qui secoue actuellement le pays a essentiellement des causes endogènes – le régime étant désormais rejeté par la majorité de la population, y compris par ses soutiens traditionnels parmi les classes populaires, qui s’en sont massivement détournées sur fond de stagnation économique et de corruption.


Alexandre Loukachenko était pourtant si populaire à ses débuts. Élu démocratiquement en 1994 (à l’époque les 80% de suffrages n’étaient pas usurpés) sur les vestiges d’une URSS largement regrettée, il bénéficia du soutien des laissés pour compte de la transition. Ses slogans anti-corruption étaient bien rodés et plaisaient aux Biélorusses, de même que sa communication centrée sur ses origines modestes, sa carrière de directeur de kolkhoze et son langage peu châtié ; sa dénonciation du libéralisme économique portait, dans un contexte où les plans d’ajustement structurels provoquaient des ravages sociaux dans tous les pays de l’ex-URSS. Au pouvoir, il rétablit l’ancien drapeau soviétique ainsi que le statut officiel de la langue russe, tout en préconisant une union avec son grand voisin qui devait lui permettre de prendre la tête d’une nouvelle URSS.

Système néo-soviétique et alignement sur la Russie : les limites d’un compromis

Malgré la brutale répression de l’opposition, Loukachenko restait celui qui avait permis de limiter le choc de la transition et la hausse des inégalités, si importantes dans la Russie voisine et en Europe de l’Est. Le pacte social était clair : le développement économique en échange de la loyauté politique. Et ce pacte fonctionna à merveille : bénéficiant de généreux subsides russes (des hydrocarbures à bas prix, représentant une économie annuelle de près de 10% du PIB), il parvint à assurer une croissance moyenne de plus de 8% pendant les années 2000 et à préserver le meilleur système de santé d’ex-URSS : à titre d’exemple, la mortalité infantile est considérablement plus faible en Biélorussie (4‰) qu’aux Etats-Unis (6‰) ou en Russie (8‰).

Depuis 2010 pourtant, l’économie stagne, l’endettement public explose et les salaires réels ont chuté de 30% du fait de l’inflation. Sur fond de guerre en Ukraine, Loukachenko établit un contrat social moins favorable : la loyauté ou le chaos. Par ailleurs, face à la pression croissante d’une Russie soucieuse de s’assurer un contrôle total de son « étranger proche », le président biélorusse déploie une politique de souveraineté. Pour garantir l’autonomie stratégique du pays, il effectue des rapprochements remarqués avec la Turquie et la Chine, mais s’ouvre aussi vers l’Union européenne.

lire sur LVSL, par le même auteur : « La Biélorussie en quête de souveraineté et d’identité »].

Les sanctions pour méconnaissances des droits de l’Homme sont levées en 2016, en échange de la libération des derniers prisonniers politiques, et en mai 2020 est signée le premier accord de visas entre Minsk et Bruxelles. D’un point de vue intérieur, le discours connaît une inflexion : désormais, il tente de se démarquer du « grand-frère russe » par la promotion d’une identité biélorusse fondée sur la langue nationale, dont l’usage reste pourtant minoritaire.

Mais la Russie se crispe : elle menace de fermer l’accès à son marché (60% des exportations biélorusses) et conditionne le maintien des subventions vitales pour le pays par son annexion dans une « Fédération russo-biélorusse ». L’entrevue de Sotchi en décembre 2019 n’a pas réglé la question, bien au contraire : Loukachenko a, au prix de fortes pertes économiques, refusé d’agréer à l’ultimatum et a évoqué d’autres sources d’approvisionnement en hydrocarbures. Parmi celles-ci, les États-Unis  ont pris une longueur d’avance.

On ne trouve pas, dans les mobilisations actuelles, une fracture entre une classe moyenne urbaine et libérale, et des classes populaires pro-russes et conservatrices. À l’inverse de celles de 2010, où les manifestations contre la réélection de Loukachenko n’eurent lieu qu’à Minsk, les actions se multiplient dans l’ensemble du pays

Par ailleurs, le président s’est ridiculisé lors de l’épidémie de Covid-19, moquant les malades et prétendant qu’il suffit d’un verre de vodka pour en être épargné. Le contrat social proposé par Loukachenko ne satisfait plus la population, pour qui le régime est désormais, plutôt qu’une protection, la source principale d’instabilité et de stagnation des niveaux de vie.

Nouveau Maïdan, opération russe ou révolte endogène ?

Cette grogne sociale a été le terreau de nouvelles formes de contestation. À l’inverse des vieux partis d’opposition, groupusculaires et urbains, enfermés dans des querelles de personne ou d’idéologie (nationalistes contre libéraux), le blogueur Serguei Tikhanovski sillonne les campagnes, se faisant porte-voix de la colère des plus modestes et de leurs préoccupations quotidiennes. Avec une gouaille et un discours simple, critiquant la corruption du régime et la déconnexion des élites, il gagne une immense popularité auprès de ceux qui furent longtemps les soutiens du régime. Si Serguei est empêché de se présenter, sa femme Svetlana le supplée, bénéficiant des préjugés sexistes de Loukachenko qui ne peut s’imaginer avoir quoi que ce soit à craindre d’une femme.

Par une campagne modeste et peu politisée, avec pour seul programme l’organisation d’élections libres, elle obtient un soutien écrasant de la population, victoire obstruée par des fraudes massives, qui octroient au président sortant ses usuels 80%. Les protestations se multiplient dans le pays et le pouvoir se durcit. Loukachenko prévient : « il n’y aura pas de nouveau Maïdan ».

[Pour une mise en contexte du mouvement Maïdan en Ukraine et de ses conséquences, lire sur LVSL l’article de Lilith Verstrynge : « Ukraine : élection d’un candidat “anti-système”… dans un cadre pro-occidental ? »]

Le parallèle avec le coup d’État ukrainien de 2014 apparaît pourtant plus que douteux. S’il fallait établir une comparaison, la situation actuelle serait sans doute plus proche de la révolution qui a emporté en 2018, avec le large assentiment de la population, le gouvernement corrompu et autoritaire de l’Arménie. On ne trouve pas, dans les mobilisations actuelles, une fracture entre une classe moyenne éduquée, urbaine et libérale, et des classes populaires pro-russes et conservatrices. À l’inverse de celles de 2010, où les manifestations contre la réélection de Loukachenko n’eurent lieu qu’à Minsk, les actions se multiplient dans l’ensemble du pays. Des mobilisations massives se tiennent dans de petites villes industrielles et les immenses usines soviétiques se mettent en grève – symptôme d’un courage remarquable lorsqu’on sait que tous les salariés sont soumis à des contrats d’un an, résiliables sans motif ou indemnisation, sans même parler de la propension du régime à torturer ses opposants dans les geôles.

Le régime fait maintenant face à une population qui n’a plus peur. Les prisons se remplissent, sans tarir le flot des contestataires. Son avenir semble compromis à mesure que les démissions se multiplient dans les forces de l’ordre. Il reste néanmoins deux variables inconnues : la réaction de l’armée et celle de Moscou.

L’armée biélorusse est une armée de conscrits, sa hiérarchie a toujours été méprisée par le régime, qui repose essentiellement sur les forces intérieures et sur le renseignement (qui porte encore le nom de KGB), directement aux ordres du président. Beaucoup d’officiers supérieurs biélorusses sont, de surcroît, proches de la Russie, tant par leur formation que par leur mentalité, laissant envisager la possibilité d’un putsch. Les autorités ont distribué des munitions à la troupe, reste à savoir contre qui elles seront utilisées.

La deuxième inconnue est la réaction du Kremlin, qui joue un jeu pour le moins ambigu. Contrairement à la configuration qui prévalait lors des « révolutions de couleur » en Ukraine ou en Géorgie, les protestataires biélorusses ne sont pas, pour leur majorité, hostiles à la Russie, qui est encore perçue positivement par la population.

La Russie, de son côté, a même tacitement soutenu les opposants en leur donnant une couverture positive dans les médias qu’il contrôle[1]. Des troupes paramilitaires russes du groupe Wagner ont été arrêtées par le régime, qui les accuse de chercher à déstabiliser les élections. Pour l’heure, il est impossible de juger de la véracité de cette accusation, qui pourrait s’avérer être une opération de propagande du régime. Mais elle n’en demeure pas moins plausible. Une volonté russe de déstabiliser le régime et de l’acculer à une répression qui mettrait un terme définitif à sa politique d’ouverture vers l’Occident n’est pas à exclure. Cela aurait pour effet d’accroître la dépendance de Minsk vis-à-vis de Moscou, voire de l’obliger à implorer l’aide du « grand-frère » pour réprimer sa propre population.

[Pour une étude des sociétés militaires privées comme nouvel acteur géopolitique, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme].

Toutefois, renverser Loukachenko serait un pari très risqué pour Vladimir Poutine. Si le président biélorusse n’est pas assez discipliné aux yeux de Moscou, il demeure son dernier allié régional. Plus encore, le renversement d’un régime autoritaire dans ce pays « frère », serait de très mauvais augure pour le Kremlin qui lui-même doit faire face à une contestation de plus en plus virulente. Si le président russe est l’un des rares chef d’État et de gouvernement à avoir transmis ses félicitations à Alexandre Loukachenko, celles-ci sonnent avant tout comme un rappel à l’ordre.

Notes :

[1] À titre d’exemple, on se référera aux articles suivants :

 

Conseil européen : tandis que Macron parle, l’Union européenne poursuit sa désagrégation

Capture écran

Historique, l’accord signé lundi soir à l’issue du Conseil européen ? Si tant est que l’on puisse parler d’Histoire, celle-ci devrait plutôt retenir que les pays frugaux, Pays-Bas en tête, ont obtenu d’importants rabais et arraché des concessions majeures à la France. L’Allemagne, qui souhaite apaiser l’Italie pour conjurer le spectre d’une dissolution de la zone euro, sans pour autant remettre en cause les règles néolibérales de l’Union européenne, est l’autre grande gagnante de cet accord. Celui-ci s’apparente davantage à un rafistolage désespéré d’une construction européenne dont les déséquilibres deviennent insupportables pour les pays du Sud – l’accord n’y change rien –, qu’à une modification quelconque d’orientation. Par Lorenzo Rossel et Valentin Chevallier.


C’est un refrain lancinant qui est répété depuis quelques jours. L’Union européenne, fièrement représentée par Ursula von der Leyen et Charles Michel, aurait vaincu les égoïsmes nationaux. C’est grâce à l’architecture européenne qu’a pu être avalisé le plan de relance de 750 milliards d’euros qui viendrait soutenir durablement les économies touchées par la pandémie. Charles Michel parle d’ailleurs de « révolution copernicienne ». C’est la promesse d’une Europe unifiée et intégrée qui est ravivée par le plan #NextGenerationEU, qui ouvre la voie à des lendemains qui chantent au son de l’ode à la joie. Au-delà de la fable médiatique, de quoi cet accord est-il le nom ?

Financements européens : la défaite de la France

Alors que les subventions européennes destinées à soutenir les économies les plus touchées diminuaient de 100 milliards d’euros (sur les 500 milliards initiaux), le président Conseil Charles Michel appelait les chefs d’États au sursaut européen. Les frugaux, menés par le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte, réclamaient quant à eux une surveillance accrue du Conseil sur l’utilisation des fonds du plan de relance – prétexte à l’imposition de mesures d’austérité comme condition à leur déblocage. Samedi soir, on connaissait donc les contours que prendrait l’accord final. Pourtant, les leaders politiques ont encore argumenté pendant deux jours.

Outre le refus absolu des pays frugaux d’envisager l’idée même d’un commencement de fédéralisme budgétaire à l’échelle de l’Union, le débat européen sur la création de ressources propres pour le budget européen a valu d’houleuses réunions bilatérales. La France, face aux pays de l’Est, a logiquement défendu ses intérêts financiers pour mutualiser le produit de ses quotas ETS – le mécanisme de calcul pour les émissions de gaz à effet. Elle ne fut pas suivie, malgré la volonté affichée par une partie importante des chefs d’État de réorienter la construction européenne dans une direction écologique.

Bien plus qu’une hésitation entre deux conceptions de la négociation budgétaire, on assiste à une confrontation idéologique et financière entre États.

Une mutualisation des dettes publiques des pays du Sud par un rachat total par la Banque centrale européenne (BCE) ou une monétisation de cette dette comme le préconisent l’Institut Rousseau ou Jean-Luc Mélenchon, ne pouvaient être acceptées politiquement par des États frugaux (rejoints sur ce point par plusieurs pays de l’Est) qui ne s’estiment pas comptables des dettes publiques des pays du Sud. Le plan de relance de 390 milliards d’euros de subventions financées par un emprunt commun correspond donc au maximum acceptable pour les États frugaux. Les coupes de 110 milliards d’euros demandées par les frugaux ont laissé intacts les fonds destinés au remboursement des plans de relance nationaux, et ont concerné la quasi-intégralité des dépenses communes, réduisant le caractère européen du plan. La responsabilité incomberait à première vue à la prétendue pingrerie des frugaux, rejoints par quelques pays de l’Est aux intérêts troubles. C’est pourtant le format même du Conseil européen qui permet à ce que de tels refus soient rendus possibles.

Autre victoire des frugaux : les subventions sont conditionnées par la mise en place de mesures d’austérité. Afin d’en bénéficier, les pays signataires de l’accord s’engagent à respecter les recommandations du semestre européen. Si un seul gouvernement estime qu’elles n’ont pas été suivies, il peut bloquer l’attribution de fonds à un État jugé laxiste en la matière pour trois mois, et exiger une convocation des chefs d’État européens qui trancheront le litige à la majorité. Giuseppe Conte a d’ailleurs tenu à présenter le plan de réformes à venir en Italie et qui correspondent, pour beaucoup, aux préconisations de la Commission européenne, de l’Allemagne ou des Pays-Bas. En Espagne, beaucoup se sont félicités de l’accord. Le deuxième vice-président du gouvernement espagnol et dirigeant de Podemos, Pablo Iglesias, indique pourtant au Monde que « Cet accord est un échec pour les défenseurs des politiques néolibérales. Je comprends que cela provoque de la frustration chez ceux qui voulaient un plan d’austérité, mais ce n’est pas ce qui a été signé ». Même si de nombreuses conditions sont relatives à des priorités affichées par l’Union européenne, comme la transition écologique et énergétique ou encore le numérique, il y a fort à parier que la rigueur budgétaire traditionnelle sera de mise. Ce qui n’est que l’autre nom d’un plan d’austérité.

Ce point n’a que peu retenu l’attention de la presse française. Il est pourtant essentiel, tant il perpétue l’esprit néolibéral qui est au cœur de la construction européenne. Si les fonds devraient temporairement bénéficier aux pays du Sud, leur déblocage se fera dans la douleur.

Ainsi, pour obtenir un accord sur un plan de relance au rabais, la France a beaucoup sacrifié sur ses autres ambitions. Lors de son discours prononcé à la Sorbonne il y a trois ans, Emmanuel Macron avait en effet détaillé l’ensemble des objectifs français de la négociation budgétaire. Il voulait d’abord limiter la progression des politiques historiques comme la Politique agricole commune (PAC) et surtout la politique de cohésion, pour faire de la place pour la recherche, l’espace, la politique étrangère et de défense et les autres priorités politiques françaises. L’utopie jupitérienne n’a pas résisté longtemps aux mécanismes de négociations européens. Par rapport à la proposition initiale de la Commission européenne, résolument alignée avec le discours de Macron, l’accord final marque un net recul. La PAC et les fonds de cohésion ont bien progressé en valeur relative et donc en part du budget pluriannuel – lequel diminuait de 60 milliards d’euros. Mais le budget de la défense a été raboté de 4 milliards d’euros, celui de la recherche de 10 milliards d’euros, l’espace de 1 milliard d’euros et Erasmus de 2 milliards d’euros par rapport aux propositions initiales. Le Parlement européen, seul espace démocratique de l’Union européenne, a depuis menacé de rejeter un tel accord.

Malgré son approche conciliante, Emmanuel Macron souhaitait conserver un niveau acceptable de PAC pour les agriculteurs français, car c’est la France qui en bénéficie le plus. La PAC a donc certes été maintenue en euros courants, mais en tenant compte de l’inflation, le volume de la politique diminue nettement, de l’ordre de 15%, ce que n’ont pas manqué de faire remarquer des députés LR très réceptifs comme Arnaud Danjean. Emmanuel Macron, en europhile convaincu, voulait supprimer les rabais pour réaffirmer le consensus sur le financement du budget de l’Union. La France s’apprête donc à en payer encore davantage. Sur le cadre 2021-2027, elle s’acquittera chaque année de plus d’1,4 milliard d’euros en faveur de l’Allemagne, qui a conservé son rabais, des Pays-Bas, dont le rabais a progressé de plus 20% par rapport à 2014, de la Suède (+30%), de l’Autriche (rabais multiplié par quatre) et du Danemark (rabais multiplié par trois). Ici encore, il semble hypocrite de blâmer cette pingrerie alors que c’est l’Union européenne et les traités européens qui permettent de telles dérogations pour certains États.

Ingénue, la France voulait également introduire des ressources propres au budget européen. Outre un intérêt financier, l’objectif de la France était de mettre fin au débat sur le « juste retour » qui empoisonne le financement du budget européen depuis trente ans et justifie aux yeux des frugaux l’existence et la surenchère dans les demandes de rabais. Seule la ressource plastique est adoptée avec un mécanisme de correction. Elle ne constitue pas une vraie ressource fiscale pour l’Union à l’image des droits de douanes mais simplement une modalité de calculs de clef de contribution. L’adoption des autres ressources est reportée à une future négociation qui verra immanquablement la règle de l’unanimité balayer les ambitions françaises – règle de l’unanimité permise, là encore, par les traités européens.

Enfin, l’un des enjeux majeurs de la négociation était l’adoption d’un objectif de réduction des émissions et des dépenses vertes contraignant chaque État à investir 30% de ses fonds européens dans des projets environnementaux : là encore c’est un échec devant la même opposition renforcée par la presque totalité des pays de l’Est : l’objectif de 30% reste valable au niveau européen mais n’est pas contraignant pour chaque État, ce qui empêche de fait sa réalisation. C’est donc un quasi chou blanc sur l’ensemble de ces objectifs de négociation pour la France. La France, de fait, sort affaiblie de cet accord et est le dindon de la farce. Certains échecs ne constituent en outre même pas un statu quo mais des reculs : les rabais accordés seront chers à payer et constitueront la référence des prochaines négociations, de même que les droits de douanes perdus par le budget communautaire. À long terme, ils préviennent toute idée de fédéralisme budgétaire, objectif affiché d’Emmanuel Macron.

Alliances nationales et structures continentales

Le dernier Conseil européen a logiquement mis en lumière les nombreuses alliances de circonstance entre les États-membres. Pour beaucoup, il est plus intéressant de porter la focale sur ces alliances de circonstance plutôt que s’attaquer à la racine – institutionnelle et européenne – du problème. Hormis la presse spécialisée, personne ne connaissait jusqu’alors les groupes de Visegrád, Triangle de Weimar, la nouvelle Ligue hanséatique ou encore l’alliance des frugaux. De nombreuses alliances existaient avant la création de l’Union européenne. Certaines n’ont pas survécu au processus d’intégration européen. D’autres se sont au contraire affirmées.

C’est le cas du groupe de Visegrád, qui réunit la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie et la Slovaquie. Vieille de 700 ans, l’alliance entre les quatre États slaves s’est affirmée ces dernières années, jusqu’à adopter un logo officiel ainsi qu’un site Internet. La raison de cette légitimité retrouvée est à chercher dans les intérêts communs qu’ont eu les quatre gouvernements de s’opposer avec force à la proposition de la Commission européenne et de Jean-Claude Juncker de répartir équitablement les migrants arrivés en 2015 sur le territoire de l’Union. Depuis, le groupe de Visegrád se réunit régulièrement afin de peser en amont sur les négociations. Les premiers ministres polonais et hongrois Mateusz Morawiecki et Viktor Orban ont ainsi obtenu que le prochain budget européen ne soit pas conditionné par le respect de l’État de droit dans chacun des États mais simplement à l’échelle européenne. Le texte final de l’accord du Conseil européen se borne à pointer les problèmes de malversations et de corruptions qui entraveraient la bonne allocation des fonds européens. Aussi contestables les positions du groupe de Visegrád peuvent l’être, l’Union européenne n’a pas une seule fois cherché à comprendre pourquoi un tel groupe s’est reconstitué. Au contraire, les diplomates bruxellois se sont contentés de jeter l’anathème sur ces pays en les qualifiant de « racistes et xénophobes ». C’est pourtant bien la même Union européenne qui s’est montrée pusillanime à l’égard de l’Italie lors de la crise des migrants…

Les frugaux, rejoints lors du Conseil par la Finlande, ont compris que réunis, ils pouvaient bloquer, malgré leur poids démographique très faible, toute avancée. Voulue au départ par Charles de Gaulle du temps de la Communauté économique européenne (CEE), la règle de l’unanimité a de fait permis de bloquer certaines velléités qui pouvaient être contraires aux intérêts nationaux. Aussi, cette règle vient réduire le pouvoir d’initiative dont dispose la Commission européenne, qui permet de proposer des politiques propres à l’échelle de l’Union – qui different d’ailleurs souvent des aspirations populaires : les accords régionaux de libre-échange proposés par la Commission européenne, comme le CETA, le JEFTA ou celui en cours avec le Mercosur, en témoignent.

La centralité du pouvoir à Bruxelles n’a pas empêché le renforcement de certaines alliances. D’autres au contraire ne résistent pas à l’alternance politique. Le Triangle de Weimar a certes joué un rôle significatif pour l’adoption du Traité de Lisbonne en 2009. Mais la victoire des ultra-conservateurs et atlantistes du PiS en Pologne lors des élections parlementaires de 2015 a mis un coup d’arrêt sérieux à cette alliance entre la France, l’Allemagne et la Pologne. Quant à la nouvelle Ligue hanséatique, elle fut officialisée en opposition aux politiques soi-disant laxistes et dépensières des États du Sud de l’Europe. Cependant, l’Irlande ou les États baltes se sont éloignés de l’alliance pour rejoindre la France, l’Italie et l’Espagne pour appuyer l’idée d’émettre des coronabonds. Victorieuse du dernier Conseil européen, l’alliance entre l’Autriche, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas devrait décliner à son tour.

Deux raisons à cela. La première est que ces alliances, à l’exception du groupe de Visegrád, ne sont conclues que pour forcer la main des autres États lors des négociations au Conseil européen. C’est la logique du Conseil européen qui permet cette prise d’initiatives. Maintenant que les quatre avaricieux ont obtenu leurs rabais, rien ne les prédestinent à faire perdurer l’alliance, en dépit des nombreuses photos prises lors du Conseil européen où l’on voit Mark Rutte, Mette Frederiksen, Stefan Löfven et Sebastian Kurz tout sourire dans le bureau de la délégation suédoise. Ensuite, la pression politique interne risque, comme pour le Triangle de Weimar, de mettre en lambeaux cette nouvelle alliance. Les écologistes européens se sont réunis pour discuter du rôle des écologistes en Autriche, Suède et Finlande au sein de leurs coalitions respectives. Si les verts finlandais ont obtenu que Sanna Marin, la Première ministre de Finlande, ne rejoigne pas officiellement l’alliance des frugaux, les écologistes autrichiens, qui gouvernent en coalition avec la droite en Autriche, ne se seraient pas montrés assez offensifs face à l’attitude pingre du premier ministre Kurz.

Enfin, il est à noter que ces alliances n’existent pas au Sud de l’Europe. La singularité méridionale s’explique par l’attachement que les États et peuples au Sud de l’Europe ont jusqu’à présent eu pour le projet européen. Les politiques d’austérité décidées par la Troïka n’ont pas singulièrement diminué l’appétence des ces États pour le projet européen. L’Espagne, le Portugal ou encore la Grèce ont toujours souhaité que les projets avancent de concert avec l’ensemble des autres États membres sans alliance opportune. L’Italie, ayant largement souffert de l’abandon réel de l’Union européenne et des États membres durant la crise économique puis surtout lors de la crise des migrants, n’a pu que constater, amère, la création d’une nouvelle alliance au Nord pour s’opposer au plan de relance européen.

Cela n’a pourtant pas empêché Giuseppe Conte et son gouvernement de se battre au Conseil européen pour qu’un accord commun aboutisse. Mais le sentiment d’appartenance à l’Union européenne dans la péninsule est sévèrement atteint par l’attitude nombreux gouvernements au Nord, ainsi que par l’abandon de la Commission européenne depuis la crise des migrants. À juste titre, les Italiens se rendent compte que les supposées avancées permises par l’Union européenne sont caduques et seule l’intervention de l’Allemagne a pu, jusqu’à nouvel ordre, éviter que le projet d’une sortie de l’Italie au sein de l’Union européenne prenne de l’ampleur – du moins jusqu’aux nouvelles mesures d’austérité que l’on exigera d’eux.

Leçons à retenir d’un énième échec européen

Le dernier Conseil européen a été une apothéose de ce que peut l’Union européenne pour trouver des solutions durables aux problèmes que subissent les États et les citoyens. Les logorrhées d’Emmanuel Macron sur le caractère historique du Conseil européen, psalmodiées par les éditorialistes en France, ne sauraient cacher la réalité. Parmi les difficultés auxquelles le projet européen ne peut se soustraire, figure d’abord celle de ses principaux défenseurs. Les fanatiques de l’Union européenne fédérale ne réfléchissent qu’à des solutions budgétaires néolibérales de court-terme, sans envisager que des problèmes plus larges menacent l’Union européenne. Il est illusoire de penser qu’avec un respect strict et absolu des règles de Maastricht les problèmes de l’Union européenne disparaîtraient.

La deuxième difficulté réside dans l’impossibilité pour les défenseurs de l’Union européenne de considérer de manière structurelle les problèmes européens. La monnaie unique, véritable veau d’or, constitue une bonne illustration. Certains pays en ont profité, comme l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas. Mais de trop nombreux autres pays, la France et l’Italie en tête, ont souffert d’un euro trop fort alors que leurs économies nécessitent qu’il perde de sa valeur par rapport à d’autres monnaies comme le dollar américain. La monnaie unique n’a aucunement été pensée comme un instrument monétaire intégré et commun à même de servir les économies européennes. Nicolas Dufrêne, le directeur de l’Institut Rousseau, le souligne dans son éditorial du 6 mai 2020 au sujet de la décision de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe concernant le programme d’achat d’actifs publics de la Banque centrale européenne, les PSPP : « Ceux qui désirent sauver l’euro doivent proposer cette réforme ciblée des traités (en matière de création monétaire et de financement monétaire des États NDLR), sinon les incantations n’y feront rien : l’euro sera condamné de par le décalage croissant entre la règle et la nécessité. ». Le moins que l’on puisse dire est qu’une telle réforme des traités semble très improbable.

Indirectement, les traités européens, tout particulièrement le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), constituent un autre problème structurel alors qu’ils sont censés permettre aux institutions européennes d’être plus réactives et plus agiles dans leur manière de fonctionner. Sans revenir sur les dispositions issues de Maastricht, le flou juridique général qui entoure de nombreux articles du TFUE empêche la mise en place de véritables politiques à l’échelle de l’Union. C’est le fruit, là encore, d’interminables négociations entre les partenaires européens lors de sommets eux-mêmes sans fin. Chaque État-membre sécurise son pré-carré, sur telle ou telle disposition, comme les aides d’État, les ententes, les abus de position dominante etc. Il pourrait être facile, à première vue, de considérer que ces piétinements sont de la responsabilité des États-membres. Au contraire, dans un article paru en mars dans Le Vent Se Lève, Vincent Ortiz, Eugène Favier et Pablo Rotelli écrivent : « Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ? ». Il est ainsi vain de reprocher aux Pays-Bas ou à l’Allemagne cet excès d’égoïsme national alors même que les règles fixées par l’Union européenne encouragent de tels comportements.

D’autres problèmes, corrélés à la monnaie unique et aux traités, à l’image des politiques d’austérité que l’on inflige aux pays du Sud de l’Europe, se superposent et finissent de désespérer de tout changement structurel et radical au cœur même du fonctionnement de l’Union européenne. Certes, l’Italie et l’Espagne vont recevoir des milliards d’euros au titre du plan de relance validé, encore une fois dans la douleur et au prix d’insomnies. Mais personne n’est assez dupe pour penser que l’Union européenne sera sauvée par ce plan de relance sachant que les discussions budgétaires sont toujours défavorables aux économies du Sud de l’Europe et de la France. Les subventions que vont recevoir ces économies ne sont qu’un maigre pécule comparé aux milliards d’euros récupérés par les économies du Nord de l’Europe. La mise en place de l’euro a créé des déséquilibres irréparables entre des États du Nord et États du Sud. Les mesures prises au sortir du Conseil européen n’y changent rien.

Emmanuel Macron, soi-disant le plus européen parmi les Européens, n’oublie pas non plus son propre intérêt, à savoir sa possible réélection dans deux ans. Est-ce avec de telles ambitions que l’on entre dans l’Histoire ? Prenons le parti d’en rire.

Les quatre frugaux, ventriloques d’une Union européenne dans la débâcle

Alors que se déroule le Conseil européen, moines soldats et autres condottieres eurobéats se livrent à d’irréalistes prédications où l’Union européenne serait, enfin, à même d’être à la hauteur de l’enjeu. De ces vaticinations demeure une réalité intangible, à savoir de multiples divisions entre États-membres. Les coupables d’un éventuel échec lors du Conseil sont déjà trouvés : les bien-nommés « quatre frugaux ». L’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ne défendent pourtant que ce qu’est intrinsèquement l’Union européenne depuis trois décennies : une libre circulation totale des capitaux, des biens et services et des hommes dans un marché libéré de toute contrainte étatique. L’idée qu’il faudrait se montrer solidaires dans le jeu à somme nulle européen leur est étrangère. Leur reprocher de ne pas respecter à la lettre les commandements de l’Union européenne, sans remettre en cause la concurrence institutionnalisée par les Traités européens, qui rend inévitables les passagers clandestins, est la dernière coquecigrue des élites néolibérales européennes.


Les dramaturges européens ont trouvé un nouvel acte à leur pièce. Celle-ci a démarré en février 2020, lorsque le président du Conseil européen Charles Michel a réuni les chefs d’États pour négocier à Bruxelles le prochain budget pluriannuel européen, de 2021 à 2027. La propagation du Covid-19 n’alarmait pas davantage les cénacles dans les capitales européennes. Le départ, effectif, du Royaume-Uni, vint pourtant troubler ce qui aurait pu être une négociation coutumière, à savoir le maintien du ratio accordé à la Politique agricole commune (PAC) ou l’augmentation du budget consacré à la Politique extérieure de sécurité commune (PESC). Comment parvenir à maintenir un budget équivalent avec le départ d’un de ses plus importants contributeurs ?

[Pour eux], davantage d’intégration européenne ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud.

C’était sans compter sur la volonté de plusieurs États-membres, dont la France, de profiter de la situation pour augmenter le budget européen. Verhoging van de Europese begroting ? (« un accroissement du budget européen ? ») se sont inquiétés les Néerlandais. Les Pays-Bas, orphelins du Royaume-Uni, ont donc commencé à jouer leur nouveau rôle, celui d’opposants à tout renforcement de l’intégration européenne. Le premier ministre libéral néerlandais, l’inamovible Mark Rutte, est venu à Bruxelles avec une biographie de Frédéric Chopin sous le bras. L’idée était entendue : les Pays-Bas étaient prêts à négocier, mais à budget constant, voire avec un budget très légèrement diminué, de 1100 milliards, soit 1% du budget total de l’Union. La pensée calviniste qui irrigue les élites amstellodamoises depuis le XVIe siècle rappelle un point essentiel : un sou est un sou. Si un État-membre quitte l’Union européenne, alors il est logique que l’on contribue moins au budget européen.

[Pour une analyse de l’idiosyncrasie hollandaise en la matière et du rôle des Pays-Bas dans l’Union européenne, lire sur LVSL, par le même auteur : « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? »]

Charles Michel, en piètre négociateur, a cru pouvoir faire vaciller celui qu’on surnomme Mister Teflon. Après tout, le budget européen est voté à l’unanimité et avec le ralliement des Néerlandais, la négociation pourrait s’avérer fructueuse, l’Allemagne ayant intégré l’idée qu’une augmentation sensible du budget européen pouvait servir ses propres intérêts. Le président du Conseil européen a donc invité son homologue néerlandais à un échange bilatéral pour négocier les principaux points de crispation. Mark Rutte est de fait venu… accompagné de trois de ses homologues, à savoir les premiers ministres respectifs de l’Autriche, du Danemark et de la Suède, Sebastian Kurz, Mette Frederiksen et Stefan Löfven. Les quatre frugaux dévoilaient leur alliance.

La ligue hanséatique des ladres

La comédie des sommets européens a trouvé ses nouveaux histrions. Subtile évolution de la nouvelle ligue hanséatique, popularisée par le Financial Times, les quatre frugaux ont la particulière délicatesse d’être, pareillement à Harpagon dans l’Avare de Molière, des avaricieux. Non seulement ils se refusent à participer activement à l’avenir budgétaire de l’Union européenne, mais la crise du coronavirus va dévoiler leur allergie à toute solidarité financière à l’égard des États-membres sévèrement touchés par la pandémie, au premier chef l’Italie. De fait, un mois après leur coming out médiatique, les quatre frugaux se sont retrouvés sur une position commune lorsque l’idée d’émettre des coronabonds, de mutualiser la dette des États ou d’accorder des subventions fut proposée par une dizaine d’États européens, à commencer par la France, l’Italie ou encore l’Espagne. L’attitude du ministre des Finances néerlandais, le conservateur Wopke Hoekstra, qui suggéra l’idée qu’une enquête européenne soit menée pour savoir pourquoi certains États-membres ne pouvaient gérer à eux seuls les conséquences économiques et sociales du confinement suffit pour saisir la haute idée que se font les frugaux de la solidarité européenne.

D’aucuns parleraient de dogmatisme. Mais les quatre frugaux se révèlent être surtout d’éminents descendants de Pyrrhon, dont le scepticisme dont ils font preuve à l’égard de leurs homologues dépasse la stricte opposition entre Europe du Nord et Europe du Sud. Après tout, l’Irlande, la Belgique ou encore les États baltes ont apposé leur signature à la proposition d’émission des coronabonds. Derrière cette alliance conjoncturelle se cache en définitive trois orphelins du Royaume-Uni et un État isolé, orphelin de sa relation privilégiée avec l’Allemagne. Il ne fait mystère à personne que l’Autriche, depuis des décennies, a globalement calqué, et tout particulièrement depuis son entrée dans l’Union européenne en 1995, ses positions européennes sur celle de l’Allemagne. Ce positionnement correspond, pour la diplomatie autrichienne, à une neutralité à laquelle tient le pays. La proximité culturelle, politique sinon spirituelle entre Vienne et Berlin n’est plus à établir. Seules les embardées extrémistes autrichiennes, lorsque l’extrémiste Jörg Haider gouverna pour la première fois dans un pays européen après 1945 en coalition avec la droite en 1999, ont pu crisper les relations.

Les élections législatives de 2017 ont permis l’arrivée au pouvoir de l’ambitieux et jeune ministre des Affaires étrangères Sebastian Kurz, qui a de nouveau rompu la tradition séculaire de cogestion entre conservateurs et sociaux-démocrates autrichiens pour s’allier avec le parti d’extrême droite d’Heinz-Christian Strache, le FPÖ. La coalition entre les deux partis n’a pas été du goût des hiérarques de la CDU ni même, et c’est plus surprenant, de la CSU bavaroise. Les nouvelles élections législatives de 2019, qui ont obligé Kurz à s’allier avec les Verts, n’a pas fondamentalement changé la nature de la relation entre le Premier ministre autrichien et la chancelière allemande. Angela Merkel reproche à Kurz de s’être allié avec l’un des partis les plus extrémistes d’Europe. Tandis que ce premier reproche à la chancelière allemande ses positions trop hétérodoxes en matière économique (!) et trop éloignées des valeurs conservatrices. L’épisode de l’ouverture des frontières aux migrants en Allemagne a profondément marqué une Autriche très réticente à l’immigration de masse. L’émacié jeune leader autrichien a donc trouvé en la figure de Mark Rutte un allié idéal pour barrer la route aux soi-disant largesses budgétaires dont pourrait faire preuve l’Union européenne.

Si l’alliance avec l’Autriche va très probablement demeurer circonstanciée à la négociation sur le « Recovery Fund » portée par la présidente de la Commission von der Leyen et le président du Conseil Michel, les Pays-Bas peuvent compter sur l’assertivité des dirigeants sociaux-démocrates danois et suédois. Tout comme La Haye, Copenhague et Stockholm avaient pour habitude de rester discrets lors des négociations européennes et se suffisaient de l’intransigeance des leaders britanniques pour que leurs revendications soient transmises. À eux seuls, bien que contributeurs nets au budget européen, les Danois et les Suédois pèsent très peu sur la scène européenne et ne sont même pas membres de la zone euro.

Le Danemark, autant que les Pays-Bas, a toujours difficilement accepté que les choix décisifs pour l’Union européenne se limitent à l’action du couple – en France – ou du moteur – en Allemagne – franco-allemand. Le petit royaume scandinave a donc mené une politique étrangère atlantiste – d’aucuns parlent de superatlantisme – dans une étroite collaboration avec les États-Unis et le Royaume-Uni, à même de contrebalancer l’axe Paris-Berlin. C’est en ce sens qu’on peut lire la décision de l’ancien Premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen d’entrer en guerre contre l’Irak en 2003, à l’image du Royaume-Uni et de la Pologne. Naturellement, le Brexit a été difficilement vécu à Copenhague et le pays cherche depuis à s’appuyer sur des États à même de partager ses orientations.

Cette inclinaison diplomatique est encouragée par l’éloignement relatif des États-Unis sur la scène européenne depuis que l’ancien président américain Barack Obama a opéré ce qu’on nomme le « pivot » vers l’Asie. À rebours de croyances populaires, Donald Trump poursuit cette politique, suscitant l’embarras des pays pro-Washington au sein de l’Union européenne, comme la Pologne mais également le Danemark. Ne pouvant plus contrebalancer son retrait des affaires européennes par un atlantisme soutenu, le Danemark a vu dans les Pays-Bas, pays lui aussi atlantiste et rigoriste sur les finances publiques, un nouvel État leader capable de porter la voix de l’Europe du Nord. Il n’est étranger à personne que le Danemark s’est toujours montré frileux dès qu’est abordée la question de l’intégration budgétaire et économique de l’Union européenne. La visite officielle d’Emmanuel Macron en août 2018 au Danemark pour rencontrer son homologue Lars Løkke Rasmussen n’a pas dissipé le clivage.

Pour la Suède, qui comme l’Autriche, est entrée dans l’Union européenne en 1995, la position officielle dans les affaires internes s’est limitée à une intégration en retrait et à un alignement des positions avec le Royaume-Uni. Plus qu’au Danemark, le Brexit a été un cataclysme pour le royaume scandinave bien qu’il s’en cache. Le pays a continuellement contribué main dans la main avec Londres pour obtenir des rabais lors de l’élaboration du budget européen et Stockholm s’est toujours vivement opposé à davantage d’intégration. Pour les Suédois, et la ministre actuelle des Finances Magdalena Andersson le confirme, davantage d’intégration ne peut mener à rien si aucune politique d’ajustement structurel des finances publiques n’est pas menée par les États – comprendre, les États du Sud. C’est ainsi que la ministre s’exprimait en 2016 : « Pour une économie petite et ouverte comme celle de la Suède, le fait d’appartenir à son marché [le plus grand marché intérieur du monde] est un grand avantage. Pour que le marché demeure efficient et soit renforcé, des réformes doivent être menées dans l’intérêt des citoyens ». Si la Suède ne souhaite aucunement quitter l’Union européenne, le statu quo est préférable à toute intégration. Il a de fait paru naturel au gouvernement social-démocrate de Löfven de s’allier avec les euroréalistes Néerlandais.

Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Lors de la crise grecque, en 2014, le Danemark mais surtout la Suède avaient pu compter sur une alliance déjà conjoncturelle entre le britannique David Cameron, le néerlandais Mark Rutte, l’allemande Angela Merkel et le suédois Fredrik Reinfeldt. L’on se souvient des quatre dirigeants européens ensemble sur une petite embarcation dans la résidence d’été du Premier ministre suédois, en opposition frontale aux États dépensiers de l’Europe du Sud. Le rapprochement récent de l’Allemagne avec la France a de nouveau braqué les deux États scandinaves, qui ne supportent plus de voir les deux principales puissances économiques élaborer des solutions sans consulter les autres dirigeants européens. L’alliance avec les Pays-Bas, pourtant dirigés par le néolibéral Rutte, ne les a pas encombrés outre mesure. Au contraire, les logiques économiques l’emportent aisément sur les revendications partisanes au Danemark et en Suède. L’attachement européen reste relatif dans les pays scandinaves et il est inconcevable, peu importe la couleur politique, que la sobriété économique revendiquée au Nord serve à payer les déboires du Sud.

Le Premier ministre suédois Stefan Löfven, pourtant issu de la même famille politique sociale-démocrate que son homologue espagnol Pedro Sanchez, n’a pas hésité, non sans quérulence, à menacer d’un veto suédois les négociations s’il s’avérait que l’Espagne n’acceptait pas des prêts avec contreparties lors d’une rencontre entre les deux chefs d’États cette semaine dans la résidence d’été du Premier ministre suédois. Quant à Mette Frederiksen, la Première ministre danoise, elle ne cesse de répéter que les premiers bénéficiaires de toute politique à l’échelle européenne doivent être les Danois et l’État-providence danois.

Une alliance de circonstance prête à abcéder

Si les quatre frugaux mettent en surchauffe les cabinets des chancelleries européennes, il convient de replacer à sa juste mesure leur degré d’influence. Mark Rutte et ses estafiers ne sont que pure construction médiatique et leur alliance ne sert que des intérêts très conjoncturels. C’est toute la singularité de s’allier entre pingres, puisque ce sera au plus frugal (sic) que cette alliance profitera. Personne n’est assez dupe pour croire que Rutte, Frederiksen, Löfven et Kurz partagent outre mesure des objectifs communs. L’unique et véritable convergence réside dans la volonté pour les trois premiers de prolonger, dans le prochain budget européen, les rabais qu’ils ont obtenus au même titre que le Royaume-Uni pour le cadre financier pluriannuel. D’ailleurs, la France est prête à abandonner l’exigence de disparation des ristournes pour convaincre ses homologues frugaux d’accepter le plan de soutien de 750 milliards d’euros proposé par la Commission européenne suite à la proposition conjointe d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

[Pour une analyse détaillée de ce plan, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ? »]

De nombreux dirigeants européens, à commencer par Emmanuel Macron, Pedro Sanchez, Giuseppe Conte et Angela Merkel, qui a pris la tête de la présidence tournante de l’Union au 1er juillet jusqu’au 31 décembre 2020, l’ont parfaitement intégré. L’objectif pour les partisans du plan de relance européen, aussi critiquable soit-il par ailleurs, est de convaincre chacun des frugaux sur ce qui les intéresse de prime abord pour mieux tuer dans l’œuf l’alliance circonstanciée. Autrement dit, de faire abcéder cette nouvelle ligue. Ce sont de fait les intérêts nationaux, à la fois politiques et économiques qui priment.

Sebastian Kurz semble être le premier à vouloir lâcher du lest en se contentant de limiter le montant des subventions accordées aux États les plus touchés mais en acceptant le principe que l’ensemble du plan ne contienne pas uniquement des prêts. Aussi anecdotique cette position soit-elle, elle tranche de fait avec la position jusqu’au-boutiste tenue le premier ministre néerlandais qui conditionne le plan de relance à l’unanimité des États. Cette inclinaison est le résultat d’une pression douce mais réelle de ses partenaires écologistes au sein de la coalition gouvernementale d’une part, les Grünen étant favorables à des mécanismes de solidarités plus approfondis. D’autre part, la proximité économique et géographique entre Vienne et Rome pourrait convaincre le leader autrichien de prendre en compte le projet de réformes porté par Conte afin d’avaliser le plan de relance. Le Premier ministre italien n’a pas hésité à se rendre à Vienne, mais également à Berlin et à La Haye pour convaincre ses homologues du sérieux de son agenda de réformes.

Pedro Sanchez, dont le capital politique interne est fortement entamé en raison d’un confinement sévère de la population, a également pris soin de rencontrer un par un ses homologues pour tenter de faire les faire incliner en faveur du plan. Sans réel succès jusqu’à présent, Mark Rutte lui ayant signifié qu’il ne signerait l’accord qu’en cas « d’efforts substantiels réalisés par l’Espagne ». Sa rencontre, comme évoquée plus haut, avec le Premier ministre suédois n’a pas permis de réelles avancées. Néanmoins, au contraire de la position quinteuse du Néerlandais, Stefan Löfven n’a pas écarté l’idée qu’un accord puisse être trouvé en dernière instance. Il a de fait indiqué aux journalistes « qu’on n’entre pas dans une négociation avec cette attitude, on entre dans une négociation pour essayer de trouver une solution ». Il s’est d’ailleurs rendu à Paris jeudi pour arrondir les angles avec le président Emmanuel Macron avant de s’envoler pour Bruxelles. La position suédoise est similaire à la position danoise. Le gouvernement social-démocrate de Mette Frederisken a indiqué vouloir faire en sorte qu’un compromis aboutisse. L’intérêt particulier des deux royaumes scandinaves réside dans la capacité qu’auront l’un et l’autre de voir leurs gouvernements respectifs sortir gagnant de cette négociation. C’est déjà un pari réussi au Danemark, Mette Frederisken ayant obtenu le soutien de l’opposition libérale au Parlement danois. En Suède, Stefan Löfven compte maintenir jusqu’au bout cette attitude pour paralyser la progression des Démocrates suédois, situés à l’extrême droite, qui demeure la deuxième ou troisième force politique dans les intentions de votes.

Non, le véritable caillou dans la chaussure des Européens demeure les Pays-Bas de Mark Rutte. La visite officielle d’Emmanuel Macron fin juin à La Haye, rapidement suivi par Giuseppe Conte puis par Pedro Sanchez ne sont pas étrangères à la situation, pas plus que l’invitation d’Angela Merkel adressée à Mark Rutte pour qu’il se rende à Berlin au début du mois. Tel un stylite, le chef de gouvernement néerlandais fait monter les enchères en menaçant de mettre un veto batave au plan européen, même si ses trois spadassins finissent par apposer leur signature au Recovery Fund. Le Premier ministre n’a pas, d’après sa lecture personnelle des événements, à s’inquiéter outre mesure d’un veto néerlandais. Ce dernier est au zénith dans les sondages, avec des alliés peu encombrants depuis que la CDA du ministre des Finances Wopke Hoekstra se débat en interne pour savoir qui serait en mesure de se présenter aux élections législatives néerlandaises de mars 2021.

61% des Néerlandais rejettent le plan européen proposé par la Commission européenne et ces derniers considèrent Mark Rutte comme le meilleur Premier ministre d’après-guerre. C’est ainsi qu’il a déclaré, en cas de pressions de ses homologues, qu’il n’est pas « fait de massepain » – pâte friable – pouvant « supporter sans problème » cette pression. La seule véritable concession qu’il a apportée étant qu’il trouvait le projet de budget européen de Charles Michel plus présentable qu’en février. Aussi, il s’est décidé à ne pas ramener la biographie de Frédéric Chopin avec lui à Bruxelles.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ?

L’impétueux chef d’État néerlandais sait que sa position de leader des quatre frugaux sert à la fois les intérêts des Pays-Bas mais également les siens sur la scène politique intérieure. Ce dont ne se rend pas compte Mark Rutte est qu’il risque d’être rapidement isolé en cas de veto néerlandais. N’est pas le Royaume-Uni qui veut. De fait, la préservation de la monnaie unique et du marché commun sont ce qui a fait basculer Angela Merkel et son gouvernement dans le camp adverse. Le ministre des Finances allemand Olaf Scholz exerce d’ailleurs une pression sur Stefan Löfven et Mette Frederiksen. Plus inquiétant pour Mark Rutte, Angela Merkel, en conférence de presse avec son homologue italien, a mis en garde le chef d’État néerlandais et les autres frugaux en expliquant clairement qu’aucune concession réelle ne sera accordée sur une réduction globale du plan. Giuseppe Conte a ajouté, non sans acrimonie, que les quatre frugaux avaient tout intérêt à signer le plan, au risque que la destruction des économies du Sud ait un effet d’entraînement dans l’ensemble de la zone euro et plus largement au sein de l’Union européenne.

Le véritable problème est à l’échelle de l’Union

L’attitude qu’ont chacun des quatre États est certes sujette à caution. Mais les quatre frugaux ne sont pas les seuls à tenter d’obtenir des concessions sur le plan de relance et, par ricochet, sur le futur budget européen. La Hongrie et la Pologne, pourtant largement bénéficiaires du plan à venir, réclament à leur tour qu’aucune contrepartie en matière de respect de l’État de droit ne soit invoquée pour le prochain budget européen. La République Tchèque semble de son côté vouloir accepter le plan tel quel, mais à condition qu’elle bénéficie sur le prochain budget de rallonges.

Ce qui s’exprime ici est moins une attitude individualiste que la conséquence de la logique de l’Union européenne. Les élites pro-européennes ont beau jeu de vouloir dénoncer l’attitude des quatre frugaux. Mais ces derniers ne tentent-ils pas de respecter à la lettre le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et le Traité de l’Union européenne (TUE), dont la naissance a été rendue possible par le Traité de Maastricht ? Dans un colloque organisé à Zurich en février 2019, Mark Rutte rappelait à juste titre qu’il était pour davantage d’Europe et pour un accroissement du rôle de cette dernière sur la scène géopolitique mondiale. Il ajoutait, non sans malice, que chacun devait en interne respecter scrupuleusement les règles fixées en commun et ratifiées par tous les États membres : « Mais un accord est aussi un accord en ce qui concerne l’euro et le Pacte de stabilité et de croissance. Car ici aussi, faire entorse aux règles peut contribuer à l’érosion du système tout entier et nous ne pouvons rien accepter de tel ».

La pandémie du coronavirus est bien venue ébranler l’édifice européen et son caractère exceptionnel oblige les États et l’Union européenne à activer des outils eux-mêmes exceptionnels. C’est d’ailleurs la ligne portée par l’Allemagne qui a effectué un retournement spectaculaire sur la question en quelques mois. Suffirait-il dès lors d’une crise exogène pour affriander les plus frugaux des Européens, alors que ce sont ces derniers qui se sont montrés, en apparence, comme les plus droits dans leur respect des institutions et des règles budgétaires ?

Prise dans cette configuration, cette analyse montre toute l’absurdité de l’architecture européenne qui oblige, in fine, à ce que les États se livrent, à coups d’artifices juridiques, à une concurrence rude et imparfaite. Les Pays-Bas sont l’un des pays qui a le plus profité de l’Union européenne, contrairement à la France ou à l’Italie mais personne ne s’était réellement ému jusqu’à présent du dumping fiscal exercé par les Néerlandais, tant que ces derniers respectaient le pacte de stabilité budgétaire. Le problème n’est donc pas tant que les Néerlandais se soient montrés plus malicieux dans leur gestion des affaires européennes que des règles édictées qui, de fait, montrent l’impasse, sinon la débâcle qu’offre l’Union européenne. Ce dont souffre l’Union européenne et son élite néolibérale est l’aboulie que même une crise de l’ampleur du Covid-19 ne semble que partiellement soigner. C’est cette même élite, qui, sans vergogne, n’a pas hésité à appliquer l’austérité, dont les conséquences sont loin d’être terminées, à la Grèce, à l’Espagne, à Chypre, au Portugal ou encore à l’Irlande. C’est encore cette même élite qui a, coûte que coûte, souhaité préserver la monnaie unique, avec les conséquences dramatiques que l’on mesure chaque jour au niveau du chômage et de la pauvreté, là encore au Sud de l’Europe.

De nombreux éditorialistes font mine de s’étonner de l’attitude des Pays-Bas, de la Suède, du Danemark et de l’Autriche. Ils constatent à quel point ce sont d’affreux radins nocifs à l’intégration européenne. Mais de quelle intégration parle-t-on ? Une intégration qui consiste à poursuivre l’affaiblissement de nombreuses économies car trop divergentes les unes des autres ? Une intégration qui accepte en son sein le non-respect de la question des droits humains les plus élémentaires, à l’image de ce qui s’est déroulé durant la campagne présidentielle polonaise ? Ils oublient en définitive que le problème de ces interminables sommets européens est intrinsèquement, ontologiquement lié à la nature même de l’Union européenne et de sa construction.

Ce ne sont pas quelques milliards en plus ou en moins, à coup de prêts ou de subventions qui changeront quoi que ce soit au problème. Les élites néolibérales et autres cénobites eurobéats pourront toujours se consoler à coups de discours et autres arguties antiphonaires.

Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ?

© Emmanuel Sangnier

À survoler la presse française, le plan de relance européen est un succès pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire visant à contrebalancer l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le fantasme des élites françaises de « clouer la main de l’Allemagne sur la table » par la mutualisation budgétaire. Le son de cloche est bien différent dans les couloirs bruxellois, où les États-membres de l’Union européenne avancent leurs pions dans les coulisses ; là-bas, on n’oublie pas que la France a déjà fortement reculé par rapport à ses ambitions initiales et risque de payer le prix fort de cet accord. L’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation accroîtra nécessairement son coût pour la France – qui est, selon les données macroéconomiques du premier trimestre, le pays de l’UE le plus touché par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de conception de l’union économique et monétaire ; pis : il fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne – et particulièrement sur les pays du Sud. Par Lorenzo Rossel.


Le Conseil européen de ce week-end doit conclure des négociations budgétaires qui ont commencé1 il y a deux ans autour du budget pluriannuel de l’Union pour la période 2021-2027 (la proposition initiale émise en mai 2018 était de 1135 milliards d’euros pour l’ensemble de la période). L’atmosphère était alors toute différente : on ne parlait que de « réformes » des grandes orientations politiques et de la volonté élyséenne de construire une souveraineté européenne. L’enthousiasme a été de courte durée ; les plus optimistes ont dû acter en février dernier l’impossibilité de réforme des grands équilibres du budget – les pays de l’Est refusant une diminution de la politique de cohésion, la France toute réforme substantielle de la Politique agricole commune, les « frugaux » nordiques et l’Allemagne une hausse substantielle de leur contribution – visant à dégager une marge de manœuvre pour investir dans l’espace, la défense ou le numérique.

Les « frugaux », le Sud et le bloc franco-allemand : l’impossible équilibre ?

La crise consécutive au coronavirus et la récession historique qui s’annonce ont cependant conduit les responsables européens à s’accorder sur la nécessité d’un plan de relance – NextGenerationEU – à 750 milliards d’euros (500 milliards de transferts, 250 milliards de prêts à taux avantageux) en plus du budget pluriannuel.

Le bloc des pays du Nord est constitué des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark, de la Suède et de la Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais

[Pour une recontextualisation de Conseil européen et un décryptage des points techniques qui y sont discutés, lire sur LVSL par le même auteur : « Plan de relance européen : la farce et les dindons »]

On peut identifier quatre blocs antagonistes dans cette négociation – avec de nombreuses nuances internes et des recoupement partiels :

  • Le bloc central franco-allemand (rejoint à l’occasion par le Luxembourg, la Belgique ou l’Irlande) qui s’est politiquement mis en jeu pour cette proposition. En-dehors de la défense de cet accord il n’est que peu revendicatif, à condition que le rabais de contribution côté allemand et la politique agricole commune côté français soient préservés.2
  • Le bloc des pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Chypre et Malte. La Croatie, la Roumanie et la Bulgarie pouvant être considérées tant du Sud que de l’Est), les plus touchés par la crise, qui devraient être les principaux bénéficiaires de cette proposition. Leur objectif est de modérer la conditionnalité – c’est-à-dire principalement des mesures d’austérité – que cherchent à leur imposer les États du nord en échange de l’accès aux fonds du plan de relance.3
  • Le bloc des pays de l’Est, qui bénéficient moins de cette proposition de fonds de relance, mais qui sont prêts à accepter le plan, en échange d’une sanctuarisation de la Politique de cohésion (sans aucune condition relative au respect de l’État de droit, notamment pour la Pologne ou la Hongrie…) dans le budget pluriannuel. Dans une moindre mesure, ils soutiennent un maintien à un niveau élevé de la PAC ainsi que des retours plus importants pour eux sur le plan de relance.4
  • Les pays du Nord enfin : Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède et Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité comme condition d’accès aux fonds, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais, déterminés à réduire le montant des transferts pour les transformer en prêts, à durcir la gouvernance jusqu’à demander l’unanimité pour la validation des plans de relance nationaux « subventionnés » par le plan de relance européen NextGenerationEU.

Par-dessus tout, la ligne rouge des pays du Nord consiste dans la mutualisation des dettes, qu’elle s’effectue à travers une augmentation pérenne et conséquente du budget ou par l’émission d’obligations par une autorité européenne (les coronabonds). Ces pays étant dépositaires de fortes traditions parlementaires où les objectifs budgétaires sont fortement soutenus et surveillés, les gouvernements nordiques, en particulier celui du premier ministre néerlandais Mark Rutte, jouent de la menace d’un blocage de leur parlement en cas de contribution nationale trop élevée ou de règles européennes de gestion trop « laxistes ».

Pour résumer : le plan de relance, priorité politique du bloc central franco-allemand, rencontre l’opposition du bloc nordique, le soutien non désintéressé du bloc du Sud et l’indifférence du groupe de l’Est.

Alors que comme le montrait le précédent article, la proposition de la Commission était budgétairement défavorable à la France, il semble que la nouvelle proposition révisée de Charles Michel soit le produit de concessions françaises supplémentaires.

La grande réforme du financement de l’Union n’aura vraisemblablement pas lieu. La France, soutenue par la Commission et le Parlement européens, bute sur une série d’obstacles. On trouve en premier lieu l’Allemagne, secondée par les pays de l’Est, opposée à l’introduction de la ressource ETS. On trouve ensuite les paradis fiscaux (Pays-Bas, Luxembourg, Irlande…), opposés à la mobilisation de ressources qui mèneraient vers des harmonisations fiscales (taxe numérique, assiette commune sur les sociétés, taxe sur les transactions financières) et mettraient fin à l’optimisation indécente des plus sourcilleux sur la dépense commune : les Pays-Bas.

On trouve enfin les « frugaux », secondés par l’Allemagne, quant à la suppression des rabais. Ces derniers pourraient même augmenter (rappelons que si ceux-ci ne sont ne serait-ce que maintenus, cela reviendrait à ce que la France rembourse, sans aucune plus-value européenne, 8 milliards de 2021 à 2027 à l’Allemagne, au Danemark, à la Suède, à l’Autriche et aux Pays-Bas !), comme à quasiment chaque négociation depuis 1984 et le fameux I want my money back de Margaret Tatcher. La revendication de « mécanismes de correction » (terme poliment employé par la Commission) réduisant les contributions nationales – jusqu’à 25% dans le cas des Pays-Bas – des bénéficiaires n’a pas disparu avec le départ de nos voisins d’Outre-manche. Ces rabais minent tout autant le « projet européen » que la sécession fiscale de nos grandes fortunes. Ce graphique, extrait d’une note du think thank Bruegel, illustre le caractère régressif du financement du budget européen.

Source : Bruegel, A new look at net balances in the European Union’s next multiannual budget, https://www.bruegel.org/2019/12/a-new-look-at-net-balances-in-the-european-unions-next-multiannual-budget/

L’intégrité du plan de relance semble encore menacée par les assauts des « frugaux ». Danois, Suédois et Autrichiens ayant sur ce volet modéré leurs ardeurs, l’activisme des Néerlandais est à souligner : une coupe de 100 milliards dans les 500 milliards de transferts n’est pas impossible d’ici à la fin de la négociation, amputant un plan déjà modeste par les moyens au regard de ses objectifs.

Les autres frugaux se consolent par des demandes de coupes supplémentaires dans les 1100 milliards proposés en mai dernier par la Commission (contre 1135 milliards dans la première proposition de la Commission en mai 2018) et par des demandes de rabais supplémentaires.5

Sur le sujet de la gouvernance, le premier ministre néerlandais se montre également très virulent et exige la validation des plans de relance nationaux à l’unanimité des États-membres pour débloquer les fonds du plan de relance, ce qui conduirait inévitablement, au vu des priorités politiques des gouvernements – conservateurs ou sociaux-démocrates – nordiques, voire baltes, à un durcissement de l’austérité, à des « réformes structurelles » avec des objectifs d’équilibre des budgets de l’État et des comptes sociaux sans se soucier de leur effet dépressif (sur des économies déjà déprimées…). Sur cette question précise, il semble tout aussi isolé que déterminé, et son parlement avec lui. La volonté de conditionner les subventions et les prêts à des mesures austéritaires rencontre cependant une approbation plus large, qui s’étend jusqu’à l’Allemagne et la présidente de la Commission – on peut d’ores et déjà considérer que l’injection d’une certaine dose d’austérité fait partie des accords qui seront signés.

Les « frugaux » apparaissent donc comme les derniers États-membres suffisamment insatisfaits pour faire échouer le Conseil européen. Un coup de théâtre dans la belle communication élyséenne de sortie de confinement n’est donc nullement impossible, embarrassant le président qui a déjà mis le plan européen du côté des réussites de son quinquennat. Celui-ci, constituerait-il, s’il était adopté, « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies » comme l’affirme le président Macron ?6

Une révolution politique ?

Le président de la République a en effet investi depuis le discours de la Sorbonne une grande partie de son capital politique dans un approfondissement de la construction européenne, parallèlement à une volonté de stopper le processus d’élargissement7. Le plan de relance proposé constitue-t-il un point de rupture en la matière, aux conséquences de long terme ?

Une grande part des observateurs bruxellois – divers think thank comme Bruegel ou l’institut Robert Schumann, les correspondants français à Bruxelles à l’image de Jean Quatremer, passé d’une période de dépression sur la construction européenne en février8 à l’allégresse en mai, (devisant même de la construction d’un Trésor européen9) soulignent bien une rupture importante : pour la première fois, l’Union va emprunter pour redistribuer entre les États-membres.

Cependant – et c’est là une caractéristique essentielle de ce plan – il se fait à traités constants. La Commission a en effet tiré le maximum de ceux-ci et notamment de l’article 122 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne. Or quand on examine celui-ci, ce qui autorise un tel plan est son caractère à la fois « exceptionnel » et « limité dans le temps ». Aucun renouvellement de ce plan dans trois ou quatre ans (à l’échéance des engagements de dépenses de celui-ci) n’est donc prévu et seules des circonstances « exceptionnelles » pourraient justifier un nouvel arrangement de la sorte. De telles circonstances exceptionnelles seraient de nouveau évaluées au regard des demandes budgétaires en application du principe de proportionnalité. Surtout, l’Union ne pourra pas faire « rouler » davantage la dette créée d’ici 2024 par la réponse à la Crise du Covid-19 au-delà de la date limite (2058 selon l’échéance prévue par la Commission dans sa proposition amendée de décision ressources propres). Le Trésor européen entrevu par Jean Quatremer a donc une durée de vie limitée, contrairement à ceux des États-membres – immortels jusqu’à preuve du contraire.

Assurément, les traités ont été distordus et vu les échéances, il n’est guère impossible que d’ici à 2058 ils soient révisés, mais cet accord ne représente aucun changement de logique pérenne et ne peut constituer a contrario de ce qu’avance le président Macron « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies ».

Au niveau économique également, en apparence le plan semble constituer une rupture. Il va bien permettre à l’Italie de passer l’année sans voir sa dette attaquée par les marchés (si la Banque centrale européenne maintient sa politique en dépit des recours juridiques qui se multiplient, traités à l’appui, contre elle). Les transferts budgétaires impliqués par NextGenerationEU sont cependant bien trop faibles et dans quelques années l’Italie sera confrontée aux mêmes problèmes structurels : une productivité en baisse depuis l’introduction de l’euro, un sous-investissement chronique dans les infrastructures et l’éducation (partiellement compensé certes pendant quelques années), une fuite de ses diplômés vers les pays du Nord, un Mezzogiorno inadapté au libre-échange et à une monnaie forte et une fissure encore accrue dans le consensus fiscal avec le Nord.

Nulle révolution économique, donc, mais des enjeux politiques conséquents pour Emmanuel Macron et Angela Merkel, les promoteurs du plan. Le président français se pose en sauveur de l’Europe pour fédérer son électorat. Plusieurs analyses – de la cartographie électorale d’Emmanuel Todd et d’Hervé le Bras10 à l’économie politique de Bruno Amable et Stefano Palombarini11 – ont montré l’aspect fédérateur du projet européen pour des composantes de l’électorat autrefois opposées entre centre droit et centre gauche. En dehors de l’objectif de préservation de la PAC (ce qui au passage limite les possibilités de réforme et « d’écologisation » des dispositifs européens) et du soutien à un plan de relance temporaire, la France semble avoir tout cédé sur ses ambitions de réforme du budget, et notamment sur le volet ressources.

Le modèle structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel

Les nouvelles priorités en dépenses du président que sont la défense et l’espace ont quant à elles été rabotées au fur et à mesure de la négociation par rapport au projet de budget initial de la Commission en mai 2018. Les montants envisagés (moins de 10 milliards sur 7 ans pour la défense, 13 pour l’espace) semblent trop faibles au regard des objectifs élyséens d’armée européenne ou du moins de commandement intégré alternatif à l’OTAN – d’autant que sur ces positions la France reste très isolée, l’Allemagne et la Pologne souhaitant notamment conserver le parapluie américain.

[Lire sur LVSL : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »]

Contrairement aux objectifs qu’il s’était donné en 2017 et à la promesse de révolution faite à son électorat, Emmanuel Macron a donc échoué à redonner un nouvel élan au « projet européen ». Il n’a su le mettre à l’abri – sauf durant une exception temporaire de quelques années au maximum, et de manière limitée – de ses logiques austéritaires et concurrentielles, des comportements parasitaire et de ses passagers clandestins. En-dehors de Bruxelles et de son entre-soi très chic de think thank, de correspondants de grands journaux européens, de lobbyistes, de syndicats, d’ONG et de fonctionnaires européens, il continue d’exister 27 projets européens plus ou moins ambitieux.

Le seul projet commun que l’Union parvienne à générer sur les dernières années semble être celui d’un recentrage national. Le président de la République, au lieu de s’attaquer aux sources des divergences économiques et politiques que sont le marché et la monnaie uniques, a préféré emboîter le pas à trente ans de politique européenne des gouvernements français depuis Maastricht : pousser pour une solidarité budgétaire, conçue comme un palliatif aux maux précédemment décrits ; une forme de solidarité que personne ne souhaite au sein des pays riches.

Le palliatif pour maintenir le statu quo

Pour Angela Merkel également, le capital politique investi est important. De la même manière qu’en 2015 au moment de la décision unilatérale de l’Allemagne d’ouvrir ses frontières aux réfugiés, il n’a fallu qu’un changement de ton de la chancelière pour que l’ensemble de la CDU se convertisse rapidement à des objectifs ambitieux. Bien que la volonté initiale de la chancelière ne s’étendait sans doute pas au-delà du maintien du statu quo, et qu’elle ait très clairement souligné le caractère unique (Einmal : une fois) du plan de relance, l’ensemble de la grande coalition a suivi, de même que la plupart des grands médias allemand (à l’exception du très ordolibéral Frankfurter Allgemeine Zeitung), marginalisant les critiques comme Friedrich Merz. Il se dessine outre-Rhin un unanimisme autour du fait que l’Allemagne doive sauver le continent de la fragmentation – notamment face à la perspective d’une sortie de l’Italie.

Cette bonne volonté n’est pas critiquable en elle-même – et en un sens admirable – mais ni les moyens, ni la réflexion d’ensemble ne suivent. En 2015, l’Allemagne pensait mettre fin par la seule force d’une volonté collective – incarnée par la phrase Wir schaffen das de la chancelière – à une longue tradition de nation définie sur des bases ethniques et accueillir plus d’un million de réfugiés syriens en un court laps de temps, sans se poser les questions de l’échec relatif de l’intégration des populations d’origine turque. De la même manière, elle se découvre aujourd’hui la puissance magique de résoudre les difficultés des pays du Sud par quelques transferts budgétaires inconséquents au regard de la nécessité, sans se poser la question de la cause des déséquilibres structurels qui polarisent l’Union.

Le modèle économique structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, ou même plus simplement l’existence du rabais allemand de contribution au budget de l’Union européenne de 3,5 milliards par an, qui pèse sur les finances françaises, italiennes et espagnoles, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel.

Dans ce contexte, il y a fort à parier que l’enthousiasme outre-Rhin durera quelques mois. À la première difficulté, toutefois, le retournement pourrait être très rapide. Il est même probable que l’extrême droite en profite comme en 201712 en cas de contrecoup à l’excès d’enthousiasme allemand que l’on observe actuellement.

Le plan de relance européen qui sera annoncé – sauf grand retournement – dans les jours prochains constituera donc une bouffée d’oxygène pour les bénéficiaires méditerranéens qui devraient pouvoir passer l’année sans crise majeure ; celle-ci est repoussée de plusieurs années et le plan aura permis d’acheter du temps. Cependant il ne constitue en aucun cas, en raison de ses caractéristiques sous-dimensionnées, exceptionnelles et limitées dans le temps, une révolution dans la logique de concurrence qui préside au fonctionnement de l’Union européenne. Il porte le risque d’une austérité imposée comme condition à son existence. En outre, le capital politique investi se fait au détriment d’autres volets qui pourraient permettre de lutter contre la fragmentation (harmonisation fiscale, autonomie financière conséquente de l’Union et sortie de la logique du juste retour, réaffirmation d’un consensus fiscal pour le budget européen par la suppression des rabais, investissement dans une logique de puissance par une indépendance de l’OTAN et sur le volet numérique).

Pour la France, il signifie le rétrécissement des ambitions du discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron face au scepticisme des « frugaux », alors que dans quelques années la France ne pourra plus se permettre de porter la même ambition en raison de sa situation financière dégradée. Pour l’Allemagne et pour l’Europe du Nord par extension, il pourra provoquer à moyen terme le basculement dans l’euroscepticisme devant la déception suscitée et dans la crise politique, achevant définitivement le système de grands Volksparteien (CDU et SPD) et paralysant encore davantage le jeu politique outre-Rhin.

Notes :

1 Pour plus d’informations, le lecteur pourra se référer aux infographies de politico.eu : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

2 Une augmentation pour le fonds européen de défense et la politique spatiale de l’Union serait la bienvenue à l’Elysée tandis que l’Allemagne privilégie toujours l’enveloppe de la politique de cohésion pour ses régions de l’Est. France et Allemagne s’opposent en revanche avec force sur le volet des financement, où la France pousse très fortement pour la mutualisation du produit de la vente des quotas ETS sur un marché du carbone, pour lequel elle a tant œuvré dans les années 2000.

3 La proposition de la présidence du Conseil en la matière est moins technocratique que la proposition initiale de la Commission : elle impliquerait une validation à la majorité qualifiée inversée du Conseil (55% des États-membres, représentant 65% de la population, doivent voter contre un plan national pour qu’il soit refusé et que l’État membre en question ne reçoive aucun fonds européens) et une validation du Parlement européen.

4 Ils s’opposent également à une « écologisation » du financement du budget : le projet de la Commission, soutenue en cela par le Parlement européen, comprenait en 2018 l’introduction, dans les ressources de l’Union, d’une contribution plastique (censée rapporter 6 milliards par an) et d’une part du produit de la vente des quotas carbone du marché ETS (selon les propositions et avec des hypothèses conservatrices de prix moyen sur la période de l’ordre de 25€/tCO2, ce prix ayant dépassé 30€ en juillet 2020, cette part pourrait rapporter de 3 à 10 milliards au budget de l’Union). Cette « écologisation » est en réalité très défavorable aux États de l’Est qui concentrent une grande part des industries émettrices de CO2 et augmentent marginalement leurs contributions sur ces 9 à 16 milliards de ressources qui se substitueraient aux contributions calculées selon la richesse nationale de chaque Etat. Elle est en revanche extrêmement favorable à la France, où les secteurs couverts par des quotas ETS vendus aux enchères et notamment la production d’électricité sont résolument décarbonés : sa part dans les quotas mutualisés serait donc très faible (6%-7% selon le Think Thank Bruegel contre 17,5% pour la part française du RNB européen)

5 La boîte de négociation de Charles Michel dévoilée en juillet coupait déjà le budget pluri-annuel de 25 Md€ à 1175 Md€ pour l’ensemble de la période : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

6 Entretien du président de la République du 14 juillet 2020 avec Léa Salamé et Gilles Bouleau

7 La France, très isolée sur ce point, a soutenu à l’automne 2019 et à l’hiver 2020 avec seulement l’appui du Danemark et des Pays-Bas, une réforme du processus en essayant d’inclure le principe de réversibilité. Cette réforme avait également pour objectif principal de retarder l’entrée imminente dans l’Union de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, puis à plus longue échéance de la Serbie et des États restants de l’ancienne Yougoslavie

10 Voir Emmanuel Todd et Hervé le Bras : Le mystère français, 2013, Emmanuel Todd : Les luttes de classes en France au XXIème siècle, 2020.

11 Bruno Amable et Stefano Palombarini : L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, 2017

12 Aux élections de 2017, consécutivement à la crise des réfugiés, l’AFD entrait au Bundestag avec 12,6% des suffrages nationaux.