Penser en Turquie : l’horizon pénitencier

Regroupement d’élèves dans l’université de Bogazici (Bosphore)

Turquie. Depuis le lundi 19 mars, à l’université du Bosphore à Istanbul (Boğazici Universitesi), une vague de répression policière s’abat sur les étudiants qui refusent de célébrer la guerre et la victoire militaire d’Afrin. Alors que les insultes, les coups et les arrestations font partie de leur quotidien, ils se voient privés de tout appui judiciaire. Aujourd’hui, treize étudiants sont encore détenus. Un élément de plus qui s’ajoute au panel répressif du gouvernement. LVSL a pu rencontrer sur place une étudiante.


Depuis le début des opérations militaires à Afrin, nombre de professeurs et d’élèves s’insurgent contre la politique belliciste du président Erdogan et la castration intellectuelle en cours. Pour contrer la contestation, des professeurs ont été jugés pour propagande terroriste, tandis que d’autres ont été contraints de démissionner pour ne pas perdre leurs droits[1]. Plus largement, toute voix discordante se voit dûment sanctionnée. Les opposants politiques sont sans cesse attaqués à l’image des membres du HDP (Parti Démocratique des peuples).

Le 18 mars 2018, la ville d’Afrin défendue par les Kurdes du YPD (Unités de protection du peuple) est tombée entre les mains de l’armée turque et de son allié syrien, l’Armée syrienne libre. Aux yeux d’Erdoğan, il s’agissait d’éviter à tout prix la même situation qu’à Kobané. Les Kurdes s’étaient emparés de la ville, formant un territoire kurde uni dans le nord de la Syrie. Cette crainte stratégique explique l’ampleur de l’investissement militaire pour reprendre la ville aux Kurdes. Le nom donné à l’opération, « Rameau d’olivier », évoque une entreprise libératrice et pacificatrice.

L’université attaquée

L’atmosphère liberticide en Turquie s’est considérablement accentuée depuis le référendum de 2017 et la chasse aux professeurs critiquant le pouvoir. L’omnipotence de la muselière présidentielle se manifeste par la répression de toute activité critique des décisions du gouvernement, et par une vaste entreprise de propagande criminalisant les Kurdes. Ainsi, toute forme de pacifisme est vue comme une manifestation de sympathie envers les Kurdes et dûment réprimée par des arrestations.

Le lendemain de la prise d’Afrin par les forces turques, des « activistes islamistes »[2] de l’université offraient sur le campus des desserts à tout le monde afin de célébrer la victoire. Immédiatement des étudiants refusant toute forme de guerre se rassemblent et brandissent des panneaux: « La guerre et l’occupation ne peuvent être célébrées ». Afin de ne pas créer de heurts, le doyen de l’université décide d’intervenir et convainc les premiers de s’en aller. C’est à partir de ce moment que les attaques envers les étudiants refusant la célébration commencent. Les réseaux sociaux et certains médias engagent un lynchage massif. En témoignent les propos tenus par le président Erdoğan :

« Puisqu’il y a des terroristes dans l’Université du Bosphore qui nuisent à l’image de l’institution, nous les trouverons grâce aux analyses vidéo et nous ferons le nécessaire. »

Erdoğan met en place un système politique et social dans lequel chaque opposition au pouvoir est accusée de terrorisme. La guerre devient donc nécessaire à la pérennisation, déjà bien avancée, de son pouvoir. L’AKP (parti du président, Parti de la justice et du développement) utilise la bataille et la prise d’Afrin pour supprimer toute velléité de contestation. Le YOK (Conseil Supérieur de l’Éducation) a été saisi afin qu’ils autorisent l’éviction des étudiants de l’université. Si c’est accordé, la suppression totale des voix anti-bellicistes et anti-AKP serait bien plus aisée pour le pouvoir. À cela s’ajoute la pression sociale puisque des sympathisants de l’AKP viennent fréquemment devant l’université les provoquer en les injuriant de « terroristes » et de «traîtres à la patrie». Ils les accusent de trahir la commémoration des martyrs.

Arrestation des étudiants

Tilbe Akan, étudiante victime de la violence sociale et policière, a rencontré des membres de la rédaction afin d’expliquer le déroulement des évènements. Elle a tenu à être nommée. Elle explique que cela fait plusieurs mois que l’on retrouve des policiers devant et dans les universités, afin de surveiller toutes les activités susceptibles de basculer vers la révolte. Cette surveillance est soutenue par des étudiants pro-AKP qui n’hésitent pas à dénoncer à la police ou sur des sites pro-AKP, les noms des étudiants de gauche qui critiquent le pouvoir ou la guerre. La semaine dernière, ce sont onze étudiants qui ont été placés en détention relate le journal Dokuz8news. Avant ces derniers, dix furent détenus puis relâchés. Dans un communiqué, l’avocat Engin Kara explique que la police est particulièrement violente avec les femmes et leur met une pression psychologique plus forte qu’aux hommes. Tout est mis en œuvre pour effrayer ces jeunes. Tilbe décrit le moment où sept d’entre-eux ont été placés et frappés dans un bus pénitencier qui faisait simplement le tour de l’université. Avec effroi, elle explique que les policiers leur ont bandé les yeux, avant de les toucher, insulter et frapper. Depuis une semaine et demie, la police effectue des raids, à cinq heures du matin, dans les appartements de l’université pour emmener les étudiants avec eux. D’autres étudiants détenus ont été battus et des jeunes femmes ont subi des attouchements sexuels. Pour cette raison, l’étudiante ne dort plus dans son appartement. Le lendemain de ces raids, le doyen de l’université décide de poursuivre en justice la police car elle n’a pas le droit de s’en prendre aux étudiants dans l’enceinte de l’université. Pour répondre aux multiples attaques de la police, les étudiants défilent avec le slogan « The university will not obey ». Des conférences de presse données par diverses organisations de défense s’insurgent contre la répression.  Le doyen de l’université dénonce ces accusations outrageuses :

«On ne peut pas poursuivre en justice quelqu’un pour avoir des opinions, on ne peut qualifier de terroriste sans une décision judiciaire »

Face à cette situation, l’association « Solidarité avec les Universitaires pour la Paix et défense des droits humains en Turquie » (SUP-DDHT) était place de la Sorbonne à 14h30, le 30 mars 2018, pour donner une conférence de presse. À l’échelle mondiale, une lettre signée par 935 universitaires de diverses universités, dont Harvard, Cambridge et Yale dénonce fermement la situation : « Nous sommes opposés à la récente arrestation et au harcèlement des étudiants de l’université de Bogazici ». Amnesty International s’est également emparée du problème et exige la libération immédiate des étudiants.

Brider l’esprit critique et les mots

Une fois de plus, Erdogan montre sa crainte face à l’activité intellectuelle et critique. L’étau obscurantiste se referme indéniablement sur la société turque sous-couvert de protéger les individus et les mœurs à l’image du témoignage d’une professeure de petite section, citant les chansons qu’elle doit passer en cours “Grand-mère sert grand-père, maman sert papa, et maintenant c’est ton tour, toi aussi, petite fille, tu vas servir ton mari[3]. La société turque est prise dans une dynamique de castration sociale de grande ampleur. Quelques mois auparavant, 139 141 livres ont été contrôlés par le Ministère de la Culture. Toutes les publications sur le mouvement Gülen et Fetullah Gülen ont été retirées des bibliothèques. D’autres livres font l’objet d’enquêtes, parmi lesquels Spinoza, Camus et Althusser car ils ont été, d’après eux, liés à une organisation terroriste. L’éditeur Osman Kavala, fondateur d’Iletism a été arrêté à cause des suspicions de lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).

Impossible de savoir si Erdoğan a lu le roman dystopique 1984 d’Orwell mais les deux systèmes étatiques semblent posséder une trame narrative commune. Les mots réunissent les deux hommes. Orwell avait sa novlangue, Erdoğan semble l’avoir compris et s’attèle à la réduction de la faculté de penser en restreignant son espace vital. Ces menottes mises aux mains des professeurs, étudiants, journalistes, politiques et livres ne servent qu’à empêcher toute révolte, toute manifestation à l’encontre de l’autorité souveraine. Penser, rêver et aimer : voilà le triptyque grammatical dont a horreur le président, des synonymes de l’alternative politique.

Vincent Benedetto.

[1] http://lvsl.fr/purge-universitaire-en-turquie-les-professeurs-dans-le-viseur-judiciaire

[2] Tilbe Akan

[3] « Le système scolaire turc à l’épreuve d’une révolution conservatrice » Médiapart, Nicolas Cheviron, mardi 31 octobre 2017

La sélection à l’université : comment en est-on arrivé là ?

Le 15 janvier dernier s’est ouverte la plate-forme PARCOURSUP, qui prend le relais d’APB (Admission Post Bac) pour l’inscription des nouveaux bacheliers à l’université. En 2017, près de 630.000 élèves de Terminale étaient inscrits sur la plate-forme APB, un chiffre en augmentation constante depuis des années. La nouvelle procédure PARCOURSUP, issue du projet gouvernemental modifiant l’accès aux études supérieures, se caractérise par la possibilité pour les universités de sélectionner les lycéens en fonction de leurs résultats dans le secondaire. De plus, cette réforme amène un profond changement de l’organisation de l’enseignement supérieur à travers l’année de césure et l’individualisation des parcours, qui vont, selon les opposants à la réforme, renforcer les inégalités sociales à l’université. À l’heure où ce nouveau dispositif est vivement critiqué, il faut retracer l’historique de cette loi pour en comprendre la logique sous-jacente.

Sélection ou pas sélection ? La bataille des mots

« Orientation et réussite des étudiants » : c’est le nom de l’actuel projet de loi qui vise selon la ministre de l’Enseignement Supérieur Frédérique Vidal à assurer un accompagnement pédagogique pour les lycéens afin d’obtenir une place dans la filière universitaire qui leur convient le mieux. Cependant en face de cela , les opposants à la loi n’hésitent pas à évoquer une « sélection pour trier les étudiants », reprochant à la Ministre de mettre en place une « sélection qui ne dit pas son nom ». La première bataille qui s’enclenche est sémantique.

Du BAC à l’appréciation subjective, une sélection dans les faits

Pour savoir ce qu’il en est, regardons dans les faits ce qui pose problème. Le projet de loi vise à la modification de l’article L612-3 du code de l’éducation, qui pose les conditions d’accès à l’université. La première modification qu’il convient de noter est celle de la suppression de la priorité académique, dispositif qui donne le droit à tout bachelier d’obtenir une filière non sélective de son choix dans l’académie où se trouvait son lycée. Cette première modification n’est pas anodine puisqu’elle transforme la nature même du BAC, qui fut pensé non simplement comme un certificat d’études du secondaire mais aussi comme le premier diplôme du supérieur, donnant droit à des études.

La suite du processus s’apparente au fonctionnement même de PARCOURSUP. Mme Vidal explique que la procédure s’effectue en plusieurs phases, jusque-là rien de nouveau par rapport à APB. La première étape, qui est essentielle, concerne la publication d’attendus nationaux par le ministère, ou locaux qui sont remontés par les universités. Ceux-ci servent d’indication à destination des lycéens, parents d’élèves, professeurs de lycées et d’universités pour juger de l’adéquation d’un profil avec les différents cursus… Rien de contraignant (légalement) pour le moment, et c’est justement là que les phases suivantes de PARCOURSUP interviennent.

“Les universités se pratiquent déjà une sélection officieuse, notamment en sous-estimant leurs capacités d’accueil.”

Les vœux émis par les lycéens reçoivent un avis de la part des professeurs principaux et du conseil de classe de 2nd trimestre avec comme bases ces fameux attendus. Le but de ces vœux est qu’ils soient examinés par les lycéens mais aussi les établissements du supérieur qui auront accès à leurs dossiers. Puis c’est à ces mêmes établissements, sur la base de ces avis, des attendus, et des résultats du lycéen, qui tranchent en fonction de la nature des filières (non sélectives, sélectives et « en tension »). Pour les filières non sélectives, jusque-là ouvertes grâce à la priorité académique, le dispositif du « oui si » entre en jeu, permettant d’accepter la filière à condition de se conformer aux recommandations de l’établissement (année de césure, cours de rattrapage, cursus professionnels etc.). Mais en plus de cela, grâce à la catégorie « sous tension », qui regroupe 170 filières en France, les universités pourront faire valoir un « non » même à un lycéen de l’académie. Et tout cela, dans un contexte où les universités se plaisent à pratiquer déjà la sélection officieuse, notamment en sous-estimant leurs capacités d’accueil. 2

Cette réforme fait passer la condition d’acceptation du bachelier de la simple acquisition du BAC, des critères donc objectifs de qualification, à des critères subjectifs : l’appréciation d’un dossier fourni par le lycéen. C’est une sélection sur dossier qui s’applique dans les faits et qui marque le règne de la subjectivité, sans véritable garantie juridique au plan national, comme critère de validation et d’acceptation.

Pourquoi cette réforme : les argumentaires

Pour ses partisans, cette réforme veut panser les deux maux qui affectent aujourd’hui l’université : le taux d’échec relativement fort et, argument favori mis en avant, le tirage au sort. En effet, le taux d’échec à l’université déclenche souvent des polémiques quant à son étendue véritable et à son calcul. « 60% des nouveaux inscrits à l’université n’obtiennent pas leur licence » selon les chiffres annoncés par le Ministère, bien que de nombreuses organisations contestent la lecture des chiffres 3. C’est donc l’idée que cette réforme va adapter la demande de formation et la « compétence » de chacun à suivre lesdites formations. Ensuite, deuxième raison avancée, le tirage au sort. Ce dispositif était celui qui s’appliquait dans les filières dites sous tension. Résultat de ce dispositif : c’est près de 80.000 lycéens qui n’avaient pas d’affectation l’été dernier. Une situation impossible à tenir, qui avait en effet soulevé des contestations lors de la rentrée dernière et qui est aujourd’hui critiquée tant à droite qu’à gauche. La nouvelle loi entendrait ne plus laisser la place au hasard pour décider de l’avenir du lycéen.

Cependant, si le diagnostic semble être le même, les solutions diffèrent. D’un côté, le flanc droit, représenté tant par la Confédération des Présidents d’Université (CPU), la Fédération des Associations Générales Etudiantes (FAGE), ou la droite universitaire de l’UNI avancent la solution de la sélection.

De l’autre des syndicats étudiants comme l’UNEF ou Solidaires Étudiants, des syndicats professionnels SNESUP, CGT, FO et SUD des collectifs comme le groupe Jean-Pierre Vernant ou l’Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES) 4 , tirent un diagnostic structurel et mettent en avant le manque de moyens humains et financiers à l’université qui s’est caractérisé par un budget de l’ESR (Enseignement Supérieur et de la Recherche) en très faible augmentation depuis des années. Celui-ci, avec la hausse considérable du nombre d’étudiants, conduirait à une situation où les demandes sont supérieures à l’offre, menant à un déficit de places ou à des baisses du nombre d’heures de cours. 5.

Pourquoi cette réforme ? Dix ans de politiques libérales à l’université

Depuis plusieurs années déjà, la France vit une augmentation conséquente de sa population étudiante du fait d’une tendance générale à la hausse démographique dans le pays mais aussi à une hausse de réussite au baccalauréat général. Ce constat devrait mener naturellement à une augmentation des moyens financiers et humains à l’université pour répondre aux besoins, mais c’est sans compter sur les projets politiques des gouvernements successifs.

Il suffit de revenir à la phrase de Noam Chomsky sur la stratégie pour privatiser un service public : « commencez par baisser son financement. Il ne fonctionnera plus. Les gens s’énerveront. Ils voudront autre chose. C’est la technique de base pour privatiser un service public. ». Une véritable leçon de tactique néolibérale qui marche aussi pour l’université et la mise en place de la sélection.

Pour comprendre les premiers pas de cette modification de l’ESR, nous pouvons revenir notamment sur deux réformes récentes : la loi LRU de 2007 et la loi Fioraso de 2013. La loi LRU de 2007 sur l’autonomie des universités instaure la gouvernance universitaire par le local et l’entrée du privé (non élu) dans les conseils universitaires à travers les personnalités extérieures. Les universités disposent de pouvoirs accrus sur leurs politiques de gestion budgétaire, de recrutement du personnel, devenant ainsi non plus des traductions locales d’un service public national mais une nouvelle entité, un acteur autonome qui se sépare peu à peu de l’État. Ces universités deviennent aussi par là concurrentes entre elles. Évidemment, il n’est pas encore question de privatisation et les universités ne sont pas des établissements de droit privé totalement indépendants de l’appareil étatique.

Par la suite, c’est la loi Fioraso de 2013 qui entre en jeu. Issue des négociations entre les organisations syndicales et le gouvernement de l’époque, cette loi entend apporter des nouveautés dans deux domaines. Dans le domaine social, elle augmente les bourses sur critères sociaux (bourses étudiantes), garantie offerte aux syndicats suite aux négociations. Dans le domaine de l’enseignement supérieur elle instaure l’obligation pour les établissements du supérieur de s’intégrer dans une communauté d’établissements avec d’autre établissements du supérieur, ces nouvelles entités portant le nom de COMUE. Celles-ci, pouvant sous certaines conditions construire de nouvelles formations ou des structures de recherche, visant « la promotion à échelles nationale et internationale » dans une logique concurrentielle et élitiste de l’enseignement supérieur. Après la multiplication des acteurs de l’ESR en concurrence les uns aux autres, on ajoute des mégastructures souvent incohérentes renforçant le phénomène de compétition universitaire dans la pure tradition de la marchandisation du savoir.

Les premières étapes semblent claires, création d’un marché et promotion de la logique de l’université d’élite notamment avec les offensives légales de l’autonomie universitaire et des COMUE. Mais cette promotion de l’élitisme à l’université ne s’arrête pas là. C’est par la promotion d’abord budgétaire que cela s’applique, notamment au travers de mise en place d’IDEX (Initiative D’excellence), ayant pour but de promouvoir des ensembles pluridisciplinaires de « rang mondial ». Et ajouter à cela les arguments répétitifs des classements internationaux des « meilleurs universités », comme le classement de Shanghai n’offrant pas la meilleure place à la France. Au passage, il convient de rappeler que la plupart de ces classements et notamment celui de Shanghai sont souvent critiqués pour ce qui est de leur pertinence6.

Un rapport de force institutionnel des plus défavorables

Cela fait 10 ans que cette logique dans l’enseignement supérieur est à l’œuvre, voire plus encore si l’on remonte à la réforme LMD ou au processus de Bologne. Une contestation idéologique qui n’a pas forcément eu de répercussion dans le rapport de force que veulent opposer les collectifs et les syndicats à cette loi. Alors que le débat sur la sélection traîne depuis quelques années et notamment à la suite du fiasco APB, les pions du gouvernement sont déjà avancés. Qu’en est-il de la contestation ?

Aujourd’hui dans le monde universitaire, les principaux opposants à la loi restent les syndicats. Du côté professoral, la majorité acquise par le SNESUP ne semble pas porter ses fruits. Au sein du syndicat majoritaire de l’ESR, la division fait rage, et s’est traduite par des oppositions fortes des différentes lignes ou tendances politiques pendant le dernier congrès de 20177. Malgré une prononciation contre le Plan Étudiant, l’action du syndicat peine à faire émerger une contestation efficace. De l’autre côté, si d’autres syndicats semble vouloir s’imposer (comme la CGT FERC SUP, SUD éducation ou FO), la composition des conseils nationaux témoigne d’une hégémonie encore très forte du SNESUP.

“Mais si la contestation étudiante semble impérative à cette heure, il est clair que la situation très fragile des mouvements de jeunesse ne paraît pas favoriser son déclenchement.”

Beaucoup plus attendu : le mouvement social étudiant. Celui-ci est l’objet de beaucoup d’espérance de contestation pour des raisons historiques et en particulier en France. L’UNEF, syndicat étudiant historique installé depuis plus de 100 ans, est très opposé à la sélection à l’université. Cependant celui-ci est en perte de vitesse et ce depuis plusieurs années. En témoignent les défaites électorales successives dans les élections universitaires au profit de la FAGE, qui est favorable à la réforme. L’effondrement électoral de l’UNEF ne semble pas profiter à d’autres structures plus radicales sur l’échiquier politique. En témoigne la situation de Solidaires étudiants qui ne parvient pas à obtenir un représentant national et dont l’amélioration des résultats ne suit pas mécaniquement la baisse de l’UNEF. C’est plutôt du côté de la droite universitaire qu’est apparue une certaine dynamique, représentée à travers l’UNI. Ou encore du côté des corporations étudiantes, de la FAGE ou de PDE, qui profitent de la dynamique. Des organisations qui ont renforcé leurs positions en investissant le terrain de la « vie étudiante » qui semblait abandonnée par les syndicats. Et ces organisations corporatistes, se sont déjà prononcées en faveur à la sélection. 8

Quant au rapport de force institutionnel, les 312 députés auront vite fait de régler la situation dans un parlement tenu par les “Marcheurs”.

Bifurcation sur le terrain de la bataille politique

Du point de vue des institutions en place, il est clair que le rapport de force, pour les opposants à la loi, est déjà perdu. Et le gouvernement en semble conscient, disposant de tout l’arsenal législatif lui permettant d’approuver la réforme, même au mépris d’une véritable discussion avec les « partenaires sociaux ». Il n’est plus question de cultiver sa position dans la société, mais bien d’appliquer le plus rapidement possible la réforme au risque d’apparaître impopulaire auprès d’administrations ou de parents d’élèves qui pourraient approuver la réforme mais ne sont pas d’accord avec son application actuelle. Face à cela, il n’y a qu’un mouvement social d’ampleur qui peut régler la question, donnant la possibilité de contrebalancer le pouvoir du gouvernement. Aujourd’hui, celui-ci fait ouvrir sa plate-forme alors que le législateur n’a pas définitivement tranché.

Mais si la contestation étudiante semble impérative à cette heure, il est clair que la situation très fragile des mouvements de jeunesse ne paraît pas favoriser son déclenchement. Entre adhésions moins fortes, défaites électorales ou succession de mouvements perdus10, le possible mouvement de jeunesse paraît dur à enclencher pour les organisations traditionnelles. La stratégie de négociations initiée par l’UNEF en 2013 se fondait sur une majorité acquise dans les conseils universitaires et avec en face un acteur politique ouvert aux négociations. Cette situation n’est plus la même lorsque la stratégie des pouvoirs publics est celle du « tout ou rien », imposant une blitzkrieg normative sur plusieurs sujets, par exemple la question de la réforme du Code du travail ou la suppression de l’ISF.

Les organisations syndicales (professionnelles, étudiantes et lycéennes) ont quant à elles décidé de se mettre en ordre de bataille et appellent déjà à une mobilisation le 1er février.

Une contestation du côté lycéen ?

Lors de la mobilisation Devaquet de 1986, ce sont les lycéens qui furent les acteurs principaux de la mobilisation. Étant le groupe le plus touché par la réforme, les étudiants ayant déjà leur place à l’université, la mobilisation avait pris de l’ampleur en premier lieu dans les lycées. La réforme actuelle est assez semblable sur la question de la sélection. Des syndicalistes lycéens ont déjà commencé le travail de mobilisation et en particulier de blocage, méthode souvent utilisée dans la contestation lycéenne.

La contestation de 1986 était aussi l’occasion d’une politisation accrue dans le milieu, ce qui a conduit des années plus tard à la création des premiers syndicats lycéens.

Dans ce milieu très peu syndiqué mais engagé, c’est l’occasion d’une contestation contournant toute forme traditionnelle d’organisation. Reste à voir ce que vont faire les organisations lycéennes ainsi que la masse des lycéens concernés par la réforme, qui apprennent petit à petit l’ampleur de l’attaque.

La situation aujourd’hui

La réforme commençait déjà à s’appliquer grâce au forcing effectué par le ministère. Elle comprendra la mise en place de la sélection pour l’entrée à l’université, la destruction du BAC en tant que premier diplôme du supérieur et la possibilité de contractualiser les relations étudiants/établissements au travers du mécanisme du « oui si », mettant en place l’individualisation des parcours. C’est tout le fonctionnement des universités qui est remis en cause avec cette loi qui ouvre la voie à une dérégulation constante de ce service public. En pleine concertation avec les établissements du supérieur, le gouvernement fait face à la contestation d’organisations étudiantes qui met en avant la fin des diplômes nationaux, l’individualisation des parcours, le risque sur les statuts des établissements ou de la fin de la compensation. Tout cela accompagné d’annonces sur la réforme du BAC qui devrait prochainement voir le jour et qui accentuent cette dérégulation juridique de l’enseignement et des qualifications. Si cette offensive unilatérale du gouvernement fait du bruit, cela ne semble pas freiner ses ambitions.

De leur côté, les lycéens commencent à appréhender la réforme, de quoi espérer que la mobilisation démarre pour opposer un rapport de force et une coupure politique à la dynamique Macron.

Sources :

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid30617/notes-flash.html

http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl0391.asp

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid122054/www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid122054/le-plan-etudiants-accompagner-chacun-vers-la-reussite.html

http://www.ares-infos.org/2013/06/03/retour-sur-la-loi-lru-au-lendemain-de-ladoption-de-la-loi-fioraso/

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid81469/22-juillet-2013-juillet-2014-que-change-loi-relative-enseignement-superieur-recherche.html

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid51351/initiatives-d-excellence.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_%C3%A9tudiante_au_Conseil_national_de_l%27enseignement_sup%C3%A9rieur_et_de_la_recherche

https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_%C3%A9tudiante_dans_les_%C5%92uvres_universitaires

http://www.snesup.fr/rubrique/chiffres-cles-adherents-resultats-des-elections

http://www.snesup.fr/rubrique/congres-dorientation-2017

https://www.solidaires-etudiant.org/blog/2016/10/05/selection-en-master-laccord-de-la-honte/

http://www.solidaires-etudiant.org/blog/2017/11/24/fin-de-la-compensation-a-luniversite-la-ministre-prise-la-main-dans-le-sac/

http://www.ferc-cgt.org/mobiliser-contre-le-plan-etudiant

https://www.solidaires-etudiant.org/blog/2017/12/09/le-gouvernement-compte-reformer-les-universites-par-ordonnances/

http://unef.fr/2017/04/28/non-a-lautorisation-du-tirage-au-sort-a-luniversite-les-etudiant%C2%B7e%C2%B7s-refusent-cette-nouvelle-forme-de-selection/

http://www.uni.asso.fr/

http://www.groupejeanpierrevernant.info/

http://www.cpu.fr/

https://unl-sd.org/lunl-sd/

1Le projet de Loi Devaquet a vu le jour en 1986 et a du être retirer à la suite d’une contestation lycéenne importante. Celui-ci prévoyait une mise en place d’une sélection à l’entrée de l’Université.

2http://unef.fr/2016/07/19/sosinscription-capacites-daccueil-selection-illegale-lunef-denonce-le-parcours-du-combattant-des-bacheliers/

3http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article7838

6http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/08/16/universites-le-classement-de-shanghai-fortement-discute_4983511_4355770.html

7http://www.snesup.fr/rubrique/congres-dorientation-2017

8https://www.fage.org/news/actualites-fage-federations/2017-11-08,fage-plan-etudiants-des-mesures-sociales-pour-accompagner-la-reforme.htm

9Le Conseil Supérieur de l’Education ainsi que plusieurs Conseil Universitaires se sont prononcé contre l’applicaiton du Plan Etudiant.

10Reforme des retraites 2010, Loi travail 2015.

Crédits Une : Wikicommons, Jokx

[IDÉES] Universités : La casse sociale au nom de la pédagogie

©MMEKAYHAGAN. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Dans ce texte nous nous efforçons de montrer qu’une fois de plus, l’obsession de la « pédagogie » dans les débats relatifs à l’éducation relève d’un procédé redoutablement efficace pour dissimuler et empêcher la pensée des réformes réellement nécessaires du secondaire et du supérieur. Dire que les professeurs des universités doivent être « pédagogues » au sens où l’on pousse les professeurs du second degré à l’être relève d’une inversion néfaste : c’est au contraire la continuité d’une vraie « recherche », propre au travail de tout professeur, qu’il faut valoriser.

Par Margaux Merand, Professeur de Philosophie.
Avec la collaboration d’Hélène Parent, Professeur de Lettres. 

Dans un article de Sophie Blitman, « Les enseignants-chercheurs sont-ils vraiment des enseignants ? », paru dans un Blog du Monde.fr le 8 décembre 2016, on apprend qu’il faut, à l’image de ce qui se fait dans le secondaire, sensibiliser les maîtres de conférences et autres professeurs des universités à la pédagogie. Ces derniers en effet seraient avant tout des chercheurs, auxquels ferait globalement défaut la qualité de pédagogue.

À ce stade une première remarque s’impose : l’article porte évidemment sur une acception très particulière de la « pédagogie ». C’est celle qui est actuellement véhiculée par les ESPE (Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education) – les centres de formation des professeurs du second degré, remplaçant les anciens IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres). Pédagogie dont on assomme donc les professeurs fonctionnaires-stagiaires, lauréats des concours de l’enseignement, lors de leur première année d’exercice. Sa recette est rapidement formulée dans le texte : « scénarisation d’un cours et définition d’objectifs, classe inversée et approche par projets, motivation et évaluation des étudiants… ».

C’est en somme l’ensemble des méthodes qui doivent rendre le « cours magistral » marginal, en lui préférant un ensemble de pratiques d’enseignement censées faciliter l’apprentissage et rendre le cours plus accessible et « attractif ». Ainsi la pédagogie privilégie les cours clairement structurés selon différentes étapes :

  • Définition des contenus d’enseignement et des objectifs d’apprentissage en début de séance ;
  • Phase de « dévolution » et détermination des méthodes de travail ;
  • Début de l’activité par laquelle les élèves vont, seuls ou en groupes, s’efforcer d’atteindre par eux-mêmes le savoir plutôt que de le recevoir « du dehors » dans une forme purement magistrale d’enseignement ;
  • Éventuelle phase transitoire de synthèse et de mise en commun des résultats trouvés par les élèves ;
  • Phase de « régulation » où le professeur invite les élèves à opérer des corrections ;
  • Phase d’ « institutionnalisation » du savoir : on arrive enfin à la connaissance dans sa forme aboutie, trouvée par l’effort et le tâtonnement des élèves eux-mêmes, et mise à l’écrit par le professeur au tableau.

Il faut remarquer une chose essentielle : certaines idées sont louables, certaines pratiques, tout à fait justifiées. Le problème est que ces idées et pratiques sont dévoyées dès le départ par un mensonge absolu, celui qui veut que les élèves puissent eux-mêmes accoucher d’un savoir plutôt que de le recevoir passivement du dehors, et alors même que tout est fait pour qu’ils aient de moins en moins les prérequis nécessaires à une telle autonomie. D’une part, les élèves n’ont pas à produire par eux-mêmes un savoir que le professeur a, en vertu de ses compétences et de son autorité, à leur transmettre.

C’est au moment des évaluations que les élèves sont mis dans une telle position, mais l’évaluation est la suite logique d’un cours, sauf à penser que les cours sont superflus. Ensuite, l’on doit effectivement pouvoir mettre les élèves dans une position active de réflexion et de participation au cours : les ESPE n’ont rien inventé. N’importe quel professeur digne de ce nom sait se remettre en question, développe régulièrement des innovations et des activités à réaliser en classe, amende ses cours, etc. Mais de telles activités ne sont possibles que ponctuellement – ce n’est pas le modèle de toute séance –, et sur la base d’acquis solides. Or que faisons-nous actuellement, pour nous assurer de la validation des acquis ? Nous adoptons, par exemple, le décret du 3 juillet 2014, qui met fin à la possibilité de redoubler la seconde, sauf dans des situations très exceptionnelles et à la demande des familles[1].

L’idée est intéressante, qui consiste à ne pas réduire les effectifs des classes, à marginaliser le phénomène du redoublement de la quatrième à la Terminale, à faire les heures d’AP (Accompagnement Personnalisé) en classe entière, à entretenir par tous les moyens – au lieu de s’efforcer de le réduire – le problème de l’hétérogénéité des classes, et à vanter ensuite les mérites des pratiques pédagogiques qui attendent des élèves qu’ils soient capables de penser par leurs propres moyens. Sans nous étendre plus avant sur les nombreuses difficultés que pose une telle conception de l’enseignement, détaillées dans un autre article[2] – conception qui est invariablement celle des réformes gouvernementales des trente dernières années, le clivage gauche / droite étant ici complètement inexistant –, poursuivons la lecture du texte qui en préconise l’extension au supérieur et en particulier à l’université.

I – Oui, les professeurs du supérieur sont recrutés et promus en tant que chercheurs.

L’article déplore que « la carrière des enseignants-chercheurs [soit] essentiellement fondée sur leurs performances en recherche. C’est en effet ce critère qui préside à leur qualification par le Conseil national des universités (CNU), c’est-à-dire leur entrée dans le corps des maîtres de conférences, puis des professeurs. »

Il faut en effet avoir réalisé une thèse, et obtenu la qualification du CNU (Conseil National des Universités), pour candidater à un poste de MCF (Maître de conférences). Cela ne veut pas dire que les enseignants-chercheurs ne sont pas des enseignants, mais simplement que l’enseignement d’un professeur du supérieur n’a de sens que par rapport à sa recherche. Un véritable professeur à l’université est une personne dont l’enseignement découle, en droit, d’une activité de recherche soutenue. Il est donc recruté premièrement sur ses qualités de chercheur. On aura raison, en ce sens, de reprocher à un professeur de fac – comme il arrive malheureusement – d’être totalement inactif sur le plan de la recherche depuis des années, et de ressasser les sempiternels mêmes cours. C’est contraire à sa fonction.

L’auteur poursuit en indiquant cette fois que l’ « on devient professeur en passant une HDR, comprenez une habilitation à diriger des recherches (et non pas des formations). A ce niveau, rares sont ceux qui continuent d’enseigner aux étudiants de licence, encore moins en première année, ces cours étant souvent perçus comme une charge peu valorisante pour d’éminents chercheurs… ». En effet, lorsque l’on est maître de conférences habilité à diriger des recherches ou professeur des universités (PU), on enseigne tendanciellement moins dans les premières années du cursus universitaire, pour la bonne raison que ces années sont celles qui nécessitent le moins le recours à la recherche.

Dans une discipline comme la philosophie, les cours seront essentiellement de deux sortes de la L1 à la Licence : de l’histoire de la philosophie – des cours sur des auteurs –, et, dans une bien moindre mesure, de la méthodologie. Ces cours ne requièrent pas d’appui sur la qualité de « chercheur » de l’enseignant-chercheur, et il semble assez logique que les nouveaux arrivants s’en chargent, par exemple les doctorants, ou mieux encore les PRAG (professeurs agrégés du second degré affectés dans le supérieur). Les MCF HDR ainsi que les PU encadrent des travaux de recherche, ils sont donc fondés à enseigner plutôt au niveau du Master – où il est question… de recherche ; et où, en principe, commence à se former une authentique communauté de recherche entre professeurs et étudiants.

II – Ce qu’il faut réformer, ce sont les premières années du cursus universitaire qui ne sont ni une formation rigoureuse du type de celle des classes préparatoires, ni une initiation à la recherche : un entre-deux intenable.

Si l’on voulait à tout prix critiquer une telle répartition des cours, et inciter les MCF et PU à enseigner davantage dans les premières années du cursus, peut-être faudrait-il faire en sorte que lesdites premières années soient conçues différemment. Qu’on y invite réellement les étudiants à faire autre chose que de l’histoire de la philosophie et de la méthodologie, c’est-à-dire autre chose qu’une réplique affaiblie de ce qui se passe dans les classes préparatoires. Cela permettrait incidemment de se poser la question du positionnement de l’université par rapport aux prépas, point totalement aveugle des réflexions sur le secondaire et le supérieur.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable.

Veut-on faire de l’université, comme le préconisait Foucault dans « Pour en finir avec les mensonges », un entretien avec Didier Eribon paru dans Le Nouvel Observateur en 1985[3], le lieu d’une formation à des qualités spécifiques, qui sont celles de la recherche ? Ou l’université doit-elle être, jusqu’au Master, une version moins ardue et non généraliste de ce qui se passe en prépa ? L’on peut tout à fait accorder sa préférence à la deuxième option, et dire que les étudiants de Licence sont en règle générale inaptes à produire de réels savoirs, les premières années devant rester une propédeutique. Mais dans ce cas, il faut se donner les moyens d’une formation conséquente à la fac, bien plus à la hauteur de celle dispensée dans les prépas.

En clair, reprocher aux MCF HDR et aux PU de ne pas enseigner en Licence n’a de sens que si l’on fait en sorte que les premières années universitaires engagent davantage de travail de recherche, en assumant donc une frontière nette entre ce qui se fait à la fac et ce qui se fait en prépa. Mais si l’on doit objecter que les choses sont très bien comme elles sont, et qu’on ne peut pas être aussi exigeants avec de jeunes étudiants, parce qu’ils n’ont pas la maturité requise pour faire partie de la communauté des chercheurs à ce stade de leurs études, alors on doit maintenir l’actuelle organisation des cours du premier cycle, mais la rendre plus rigoureuse. Voilà la vraie réforme en jeu.

Pour reprendre l’exemple d’une discipline que nous connaissons bien, cela implique de former plus efficacement les étudiants aux exercices académiques (méthodologie) et à la philosophie générale. Rien ne sert de souligner que les étudiants dont le parcours fut purement universitaire et ceux qui ont fait une prépa sont complètement inégaux devant la préparation des concours de l’enseignement du second degré. Peut-être faudrait-il s’inquiéter d’un tel écart, et y remédier ? Pour cela, il n’est pas besoin de former les MCF et les PU à la pédagogie, mais de s’inspirer de certaines composantes des classes préparatoires, de leur aspect généraliste et de la régularité des évaluations qui s’y tiennent. Rappelons que l’enseignement « méthodologique » à l’université se limite, dans de nombreux cas, à une « UE » (unité d’enseignement) à valider sur un semestre, à raison de 2h de cours par semaine et d’une ou deux évaluations, pour la totalité du premier cycle.

Ni recherche, ni préparation aux compétences requises pour réussir, à terme, les concours de l’enseignement, les premières années du cycle universitaire sont une sorte d’entre-deux inacceptable. Voilà donc encore un article qui masque habilement les réformes nécessaires du supérieur : celles qui devraient permettre à la fac d’être autre chose que la « poubelle » des classes préparatoires. Celles qui devraient permettre de ne pas condamner les étudiants à une absence quasi totale de débouchés professionnels à l’issue de l’obtention d’une Licence et d’un M2.

III – La dégradation du secondaire impacte le niveau des étudiants et le profil des enseignants-chercheurs.

Poursuivons la lecture de l’article : « Si les enseignants-chercheurs sont de fait des enseignants, ils ne sont pas considérés comme tels et les jurys se demandent peu si la personne recrutée a ou non des qualités de pédagogue. » Pour devenir pédagogue, il n’est pas nécessaire de suivre des cours à l’ESPE ; il est en revanche décisif de passer par le secondaire. Surprise ! Les candidats qui vont à la fac le font pour ne jamais avoir à s’y coller. Pourquoi ? Parce que les conditions du métier sont déplorables. Il serait sans doute salutaire que les professeurs réalisent quelques années d’enseignement dans le secondaire avant de prétendre à une carrière à l’université, mais cela nécessite de s’en donner les moyens et de ne pas employer toute son industrie à les en dissuader.

Dégrader le secondaire […] c’est vider de son sens le supérieur.

Dire cela, c’est encore pointer une difficulté : beaucoup de candidats se destinent à la recherche et à une carrière à l’université dans l’unique but de ne pas avoir à mettre les pieds dans le secondaire, et non pas nécessairement parce qu’ils auraient quelque chose à dire. On voit donc bien qu’à force de dégrader le secondaire, ce que l’on fait conjointement, c’est vider de son sens le supérieur. Il n’est pas ou pas toujours un espace de production de savoirs, mais tend à devenir l’endroit où ceux dont le parcours académique est suffisamment brillant peuvent s’offrir le luxe de s’isoler et de se protéger. Sans doute ce genre de motivations favorise-t-il grandement la qualité des travaux de recherche.

Enfin, idéalement, un professeur à la fac n’a pas à être « pédagogue » : il a à assurer des cours qui s’imposent par leur qualité. Les étudiants à la fac ont choisi d’être là et, contrairement à ce qui se passe dans les prépas, ils sont censés être autonomes dans leur travail, capables de se fixer un cadre. Le professeur n’a pas à pallier le manque de sélection, à aller vers les étudiants ou à s’adapter à eux et aux lacunes qu’ils ont creusées dans le secondaire : ils se débrouillent, et la seule chose qu’ils soient en droit d’exiger, c’est que le cours présente un intérêt intellectuel.

L’article précise plus loin que « loin d’être innées », les compétences de pédagogue « se révèlent d’autant plus importantes aujourd’hui que les universités doivent faire face à un afflux d’étudiants, pas toujours autonomes dans leur apprentissage. Plus que jamais, les enseignants d’universités doivent être de bons pédagogues. » Nous atteignons ici le summum de l’hypocrisie et du défaut de pensée logique. Si les étudiants ne sont pas autonomes dans leur apprentissage, peut-être est-ce parce que le secondaire ne les y forme plus ? Et si le secondaire ne les y forme plus, peut-être est-ce parce qu’il souffre de réformes successives délétères et de l’emprise du pédagogisme ? En somme, ce qui est en réalité le résultat de cette catastrophe que représente l’obsession de la pédagogie et qui vise systématiquement à empêcher la détermination des bonnes réformes (celles qui devraient matériellement permettre une amélioration significative de l’éducation dans le secondaire) apparaît ici comme … la justification d’une dégradation analogue du supérieur. La malhonnêteté intellectuelle à son degré le plus élevé : ne pas présenter un résultat comme un résultat, mais comme un état donné (tout en reconnaissant qu’il est « nouveau », illogisme intéressant), dont on se dispense de penser la cause et donc la possible réversibilité.

IV – La qualité de chercheur du professeur du second degré, et la question de la formation continue. 

L’article est enfin à l’opposé de ce qu’il est urgent de reconnaître, et il opère une complète inversion: insistons plutôt sur la qualité de « chercheur » des professeurs du second degré que sur celle d’ « enseignant » des enseignants-chercheurs.

Le métier de professeur du secondaire n’a lui-même de sens que parce que le professeur fournit un travail de recherche, un travail de composition et de renouvellement constant de ses cours; bref, que parce que le professeur du secondaire s’engage véritablement dans une « formation continue ». C’est ce qui rend le métier stimulant pour le professeur comme pour ses élèves ; c’est ce qui rend ses cours uniques et fait du professeur un intellectuel, certes pas un chercheur dans la même acception que celle admise pour le supérieur, mais un chercheur tout de même. Car autrement il suffirait de donner des manuels aux élèves.

Or on observe qu’étrangement, un professeur est nécessaire pour faire des liens entre des savoirs conceptuellement complexes et des exemples concrets, pour lier les connaissances entre elles, pour proposer des recoupements originaux, pour solliciter l’imagination des élèves. C’est sur la qualité de chercheur du professeur du secondaire qu’il faudrait insister, c’est cette qualité qu’il faudrait valoriser au lieu de détériorer toujours plus les conditions dans lesquelles il enseigne et de réduire à néant toute possibilité pour lui de continuer à se former et à chercher. À la place, nous avons droit à un article qui insiste sur la qualité d’enseignant des enseignants-chercheurs.

On ne saurait mieux illustrer l’empêchement de « formation continue » des professeurs, et l’absence totale de communication entre secondaire et supérieur, que par la manière dont sont gérées les demandes de « mise en disponibilité ». Un enseignant du second degré a en effet le droit de demander une « disponibilité », reconductible deux ans, pour effectuer une thèse dans le supérieur, dans le cadre d’un contrat doctoral (un financement de thèse comportant une durée réglementaire de trois ans). L’obtention d’un tel contrat est actuellement extrêmement difficile dans les disciplines littéraires.

À l’exception de quelques universités parisiennes (Paris I, Paris IV, par exemple), les facultés disposent généralement d’un contrat doctoral pour l’ensemble du département, quand elles en disposent. C’est un chemin semé d’embûches, et le professeur pourrait se croire au bout de ses peines lorsqu’il a décroché un financement, à force de candidatures, de modifications du projet de thèse, de travail scientifique et de ruse, mais ce n’est pas tout. Il lui faut encore demander la fameuse disponibilité, dont l’accord revient au Recteur de l’académie d’enseignement. Or il est de plus en plus fréquent que ces demandes soient rejetées, et que les professeurs aient à formuler des recours et à solliciter leurs directeurs de thèse, comme ceux des écoles doctorales, afin d’obtenir satisfaction dans le meilleur des cas. Le motif allégué : les nécessités de service.

Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

Malgré les belles promesses d’augmentation du nombre de postes dont on nous rebat les oreilles depuis le début du mandat de François Hollande, on manque d’enseignants dans certaines disciplines, et les académies les plus difficiles sont souvent les plus déficitaires. L’augmentation effective du nombre de postes aux concours de l’agrégation et, surtout, du CAPES, ne doit pas masquer une réalité inquiétante : tous ces postes ne sont pas pourvus, car le niveau de recrutement est très bas. Au CAPES de lettres modernes, par exemple, sur les 1316 postes offerts en 2016, 1076 seulement sont pourvus.

À cela s’ajoutent les démissions des enseignants stagiaires en cours d’année, dont la proportion entre 2012 et 2015 a triplé dans le primaire, doublé dans le secondaire, obligeant le Ministère à recourir massivement aux listes complémentaires et aux contractuels, et creusant un peu plus les inégalités entre les académies attractives et les académies déficitaires[4]. Plus personne ne veut être enseignant, et parmi les gens qui se présentent aux concours, certains ont manifestement un niveau trop faible pour être recrutés. La conséquence sur les enseignants déjà en poste ne se fait pas attendre : il est désormais impossible de demander une mise en disponibilité pour espérer connaître une évolution de carrière, pour laquelle un doctorat est absolument nécessaire – que ce soit pour enseigner à l’université ou dans les classes préparatoires. Il en résulte que les enseignants sont absolument prisonniers d’un système qui, non content de les traiter comme des pions corvéables à merci, les enferme en son sein, sans possibilité d’issue ni de progression.

V – Refuser de reconnaître la qualité de chercheur du professeur du second degré est au cœur de l’idéologie portée par les réformes de l’enseignement.

Alors même que l’Education Nationale devrait se réjouir de voir ses enseignants souhaiter poursuivre une activité intellectuelle de qualité en s’engageant, par exemple, dans la recherche (ce qui est la garantie d’un enseignement de meilleur niveau), elle préfère les enfermer et les condamner à se scléroser intellectuellement, en les abrutissant à grand renfort de réunions, de projets pluridisciplinaires, de nouvelles pédagogies.

Nos représentants politiques, à vouloir brider cette liberté et à nous maintenir enfermés dans ce système, sont-ils simplement méchants et revanchards à l’égard de ces malheureux professeurs qui, selon une rengaine bien connue, passent leur temps à se plaindre, à faire grève et, le reste du temps, à se dorer la pilule en vacances ? Si ce n’était que cela. Mais la réalité est, à nos yeux, bien plus grave. Dans cette histoire, les enseignants ne sont en effet qu’un instrument. Pourquoi leur refuser une mise en disponibilité pour recherches, alors même que les contrats doctoraux ne sont attribués qu’à une minorité de personnes, et qu’on accorde par ailleurs à certains professeurs des décharges représentant plus de la moitié de leur service pour aller enseigner dans les ESPE, où ils se feront les chantres de la désastreuse réforme du collège ?

Les nécessités de service ont bon dos, la véritable raison est évidemment ailleurs : il semble bien que nos représentants n’aient aucun intérêt à doter l’école publique d’enseignants solides sur le plan intellectuel. La réforme du collège refuse aux élèves un enseignement riche et complexe sous un joli prétexte d’égalitarisme. Pour appliquer ce que propose cette réforme, nul besoin d’enseignants qui maîtrisent leur discipline ou souhaitent se perfectionner : des animateurs suffisent, pour peu qu’ils soient serviles, tous enclins à avaler et à recracher ce que leur sert le ministère. La possibilité même d’une réflexion critique, dès lors, apparaît dangereuse : que les enseignants qui voudraient protester ou même simplement réfléchir s’en aillent ! Le ministère n’a pas besoin d’eux.

On pointera là une manière d’étouffer sans vergogne le débat démocratique. Mais, par ailleurs, quelles vont être les conséquences concrètes de ce processus ? Va-t-on, par cette voie, atteindre le bel idéal égalitaire dont on nous chante les louanges depuis des mois ? Certainement pas. C’est le contraire qui adviendra. Les enfants issus d’un milieu social favorisé iront dans le privé, et les professeurs rigoureux mais déçus qui voudront sauver leur peau seront forcés de démissionner et donc, de retrouver du travail dans le privé également, car tout le monde ne sera évidemment pas accepté dans le supérieur. Tout cela ne sera pas sans nous rappeler un autre système d’enseignement, extrêmement égalitaire, qui sévit dans un certain pays outre-Atlantique.

Crédit photo :

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Sources :

[1] Décret n° 2014-1377 du 18 novembre 2014 relatif au suivi et à l’accompagnement pédagogique des élèves (https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/11/18/MENE1418381D/jo)

[2] Se rapporter à notre article : « Et si l’Education Nationale était réformée par des professeurs ? », Margaux Merand & Hélène Parent ; entretien réalisé par Alexis Feertchak et publié au FIGAROVOX le 30/09/2016.

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/30/31003-20160930ARTFIG00326-et-si-l-education-nationale-etait-reformee-par-des-professeurs.php

[3] http://hydra.humanities.uci.edu/foucault/mensonge.html

[4] Rapport n°144 Carle-Férat du 24 novembre 2016, p. 37.

http://www.senat.fr/rap/a16-144-3/a16-144-31.pdf