« La ville de demain s’inventera aussi à la marge » – Entretien avec Stéphane Juguet

Curieusement, l’information a fait peu de bruit, pourtant elle pose la question de l’intérêt général. Alors que le groupe Caisse des dépôts (CDC) avait annoncé l’implantation à horizon 2025 d’un campus de 3 000 collaborateurs dans la Zac Ivry-Confluences à Ivry-sur-Seine, sa direction a finalement renoncé à ce projet. En cause : la fronde et la campagne méprisante à l’égard de de la ville du Val-de-Marne menées par le syndicat Unsa-CDC. Si l’opération immobilière de 50 000 m2 est maintenue (les travaux ont débuté), le siège de la Caisse des dépôts investira un nouveau site à proximité de la gare d’Austerlitz. Pour mieux comprendre la difficulté à donner corps à de nouvelles polarités en termes d’aménagement urbain, rencontre avec l’anthropologue et prospectiviste Stéphane Juguet, spécialiste de la concertation de rue dans les quartiers dits difficiles, un expert qui s’applique à pratiquer sa discipline en réduisant la distance avec son sujet d’étude, c’est-à-dire à hauteur de trottoir, en contrechamp des visions surplombantes des plans d’urbanisme. Entretien réalisé par Nicolas Guillon.

LVSL – Depuis près de vingt ans, vous conduisez avec votre équipe des missions de concertation particulièrement originales dans leur forme. Vos multiples interventions dans des territoires trop souvent regardés avec condescendance font de vous un observateur privilégié de nos villes. Pouvez-vous tout d’abord expliquer en quelques mots votre méthode de travail ?

Stéphane Juguet – Considérant que la pratique de la concertation, telle que nous la connaissons le plus souvent, c’est-à-dire institutionnalisée, enfermée dans un cadre, lui fait perdre tout son sens, nous lui faisons prendre l’air de la rue, le lieu républicain par excellence, où s’exprime la citoyenneté et où se font jour les vulnérabilités. Le collectif de l’agence What Time Is I.T., que j’ai créée en 2004, regroupe des chercheurs en sciences humaines, des prospectivistes, des designers et des artisans-prototypistes. Car pour que les idées des citoyens ne restent pas des paroles en l’air, nous les incarnons dans la matière et la mise en scène par le biais d’installations transgressives. C’est pourquoi au terme concertation nous préférons ce néologisme de notre invention : « concert’action ». Concerter la rue revient à sonder les imaginaires, lesquels nous constituent en tant qu’êtres humains. Or il est venu le temps de déconfiner les imaginaires. Mais ce n’est pas dans une réunion publique, dont on a pris soin de gommer toute controverse, et dans laquelle on voit toujours les mêmes, qui est en mesure d’opérer ce déconfinement. En revanche, organiser une block party dans la cité Charles-Hermite, Porte de la Chapelle, après le démantèlement de la colline du crack, c’est au contraire créer les conditions d’un dialogue plus sincère dans lequel se dira peut-être ce qui ne se dira jamais dans une réunion publique. Et de ce dialogue dépend en partie la préservation de notre pacte républicain, dont il ne faut pas avoir peur de dire qu’il est danger.

LVSL – Actuellement, vous intervenez également à Ivry-sur-Seine, dans la Zac Ivry-Confluences, où le projet de campus de la Caisse des dépôts a finalement été abandonné…

S.J. – Je ne dénonce personne mais nous avons là un acteur central de la fabrique urbaine dont le cœur de métier est précisément le développement des territoires. Ce campus aurait été une vitrine extraordinaire pour la Caisse des dépôts par le message envoyé. Mais c’est surtout le peu de bruit fait autour de cette affaire qui m’interpelle, le peu de réactions qu’elle a suscitées. Le silence de l’État est particulièrement pesant car il en va de l’intérêt général. Celui-ci serait-il devenu moins mobilisateur, moins désirable ? En tous cas, il se rétracte, ce qui dit le degré de fragilité de notre pacte républicain.

« La question qui nous est posée est celle de la localisation des projets d’intérêt général, lesquels ont aujourd’hui vocation à investir les marges urbaines. »

Que vient faire ici l’intérêt privé de quelques-uns pour qui apparemment Ivry-sur-Seine n’est pas assez bien ? Ces considérations ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Sans parler du mépris de classe ! Au-delà du cas d’Ivry, la question qui nous est posée est celle de la localisation des projets d’intérêt général, lesquels ont aujourd’hui vocation à investir les marges urbaines. Je suis convaincu que la ville de demain s’inventera aussi à la marge, Porte de la Chapelle ou à Ivry-sur-Seine. J’assume cette position radicale fondée sur des années d’expérience de terrain. 

LVSL – Vous n’ignorez pas que les marges urbaines ont historiquement été conçues comme des espaces de relégation où l’on repousse ce qu’on ne veut pas voir. Que proposez-vous pour inverser les codes ?

S.J. – Dans cette période de grande incertitude, il est important de renouer avec le désir de faire société et d’en trouver les ressorts. Dans notre mission sur la Zac Gare des Mines-Fillettes, par exemple, nous voyons clairement que l’urbanisme transitoire que nous y avons déployé a créé le début d’une appétence chez les habitants. Les fondamentaux sont là si tant est qu’on ait l’ambition de remettre la République dans la place. Je voudrais d’ailleurs profiter de cette tribune pour saluer nos interlocuteurs de Paris Métropole Aménagement qui sont à notre écoute et font même preuve d’un certain courage dans leur accompagnement de notre travail.

Comment saisir l’opportunité que nous offre Paris 2024 pour créer des polarités urbaines et pas juste des équipements au service de la gentrification ? Cela sous-tend de faire confiance à l’ingéniosité populaire. Avec les années, la norme a fini par devenir l’idéologie de la ville. Or, nous l’avons vu avec la crise sanitaire, la norme est par définition incapable de s’ajuster quand cela est nécessaire. Lorsque le virus est venu s’inviter à notre table, nous n’avons pas su l’accueillir et la seule solution trouvée par les autorités pour éviter la catastrophe fut le confinement, une mesure moyenâgeuse. Cette verticalité du pouvoir est l’aveu que nous ne faisons plus confiance à l’ingéniosité populaire. Nous voulons tout maîtriser alors qu’une ville bien gérée serait précisément celle qui saurait lâcher prise sans perdre la maîtrise. Dans les secteurs classés par notre administration « zone de sécurité prioritaire », que l’on a jugé pertinent de truffer de caméras de vidéosurveillance, c’est un peu le bazar, certes, mais cette ville-là a au moins le mérite de mettre tous nos sens en éveil, jusqu’à presque les dérégler. Contrairement aux apparences, ce n’est pas pour autant qu’y règne l’anarchie, juste un mouvement brownien, dans lequel chacun a appris à s’ajuster en temps réel. L’innovation ne va pas toujours se nicher dans les start-up.

LVSL – Si l’on comprend bien, la ville du futur ne saurait s’en remettre aux algorithmes ? 

S.J. – Nous sommes entrés dans un monde computationnel, marqué par une digitalisation croissante des pratiques. S’il n’est pas question ici de remettre en cause ces avancées technologiques indiscutables, la ville ne saurait pour autant se réduire à sa matrice numérique. Nos villes sont devenues au fil des ans standardisées, la cité s’est progressivement « photoshopée ». L’avantage du numérique c’est qu’il est réplicable à l’infini. L’inconvénient c’est qu’il nous ramène toujours à un modèle économique. De ce fait, la fabrication de la ville est de plus en plus déléguée au privé.

« Nos villes sont devenues au fil des ans standardisées, la cité s’est progressivement  “photoshopée” .»

Nos villes seront demain, qu’on le veuille ou non, cosmopolites. Rendons-les donc hospitalières plutôt que de les homogénéiser. Sortons de nos tableaux Excel pour réinjecter de la surprise dans nos quartiers gentrifiés, quittons cette lecture froide de l’urbanisme guidée par des critères trop raisonnables. Faisons de la place à la transgression pour mieux affronter la dureté de certains quartiers. Militons pour une fabrique urbaine néo-situationniste, pour un nouveau genre de pop city : productive, originale et populaire. Le citoyen a, bien sûr, son rôle à tenir, il n’a pas le droit de lâcher l’affaire et de s’en remettre à une gouvernance qui se résumerait à peu de choses près à cette formule : « Ne vous inquiétez pas, on s’occupe du reste ». Car lâcher l’affaire reviendrait à abandonner la condition d’être politique, ce serait s’exposer à finir comme des pantins et faire le lit de l’autoritarisme.

Le Paris d’Haussmann, la fabrique de la ville marchande

Vue des Halles de Paris depuis l'église Saint Eustache
Vue des Halles de Paris depuis l’église Saint Eustache, Tableau de Felix Benoist

À l’occasion des 150 ans de la Commune, différents débats ont eu lieu quant aux causes de cette « Révolution sans précédents de l’histoire », comme l’avait qualifiée le communard Charles Longuet. Pour certains elle constitue, comme le disait en son temps François Furet, « la dernière scène de la Révolution française » : une insurrection patriotique menée par le peuple parisien, contre le siège prussien. Pour d’autres, héritiers de Marx, elle témoigne de l’avènement de la lutte des classes et des velléités révolutionnaires du mouvement ouvrier naissant. Ses déterminants géographiques ont été peu évoqués. Pourtant, le caractère urbain de cette insurrection semble structurant à plus d’un titre. Elle a vu s’opposer le rêve communard de démocratie sociale et participative au projet haussmannien. Celui-ci visait à faire de Paris une cité bourgeoise dépolitisée.

L’historien Jacques Rougerie voit ainsi dans la Commune une «tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain ». Roger V. Gould désigne quant à lui la Commune comme « la plus grande révolution urbaine dans l’Histoire moderne qui s’est produite juste après la première expérience d’une planification urbaine dans une capitale industrielle ». Cette planification urbaine menée de 1853 à 1870 par le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, a définitivement fait entrer Paris dans la modernité capitaliste au détriment des classes laborieuses. Elle est aujourd’hui vue globalement de façon positive à travers le marketing territorial parisien. Une majorité de médias célèbrent en Haussmann un homme d’action visionnaire qui aurait fait de Paris une Ville-Lumière propice à la grandeur de la France, y occultant ainsi tout le volet social et sécuritaire de ces opérations. 

Pourtant en 1872, de façon claire et visionnaire, Engels dénonçait déjà dans ses opération les processus de gentrification à l’œuvre :

« J’entends ici par “Haussmann” la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues […]. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. » 

Cette critique marxiste de la ville s’est ensuite consolidée et améliorée avec les travaux de Henri Lefebvre sur Le droit à la ville dans les années 60. Plus récemment, ceux du géographe David Harvey sur le capitalisme urbain ont permis d’entrevoir dans l’haussmannisation un moment clé où l’urbanisme devient le fer de lance du capitalisme moderne. Se réintéresser à l’haussmannisation de Paris permet ainsi aujourd’hui de mieux appréhender d’une part les bouleversements urbains à travers le monde : de New-York (rénovée à partir des années 1930 par l’urbaniste Robert Moses) à Dubaï (passé en quelques années de village de pêcheurs à Métropole mondiale) et d’autre part aux luttes urbaines qui peuvent accompagner ces rénovations.

Paris, 1851  

En 1851, un million d’habitants vivent à Paris. La population a déjà doublé par rapport à 1801. Contrairement à Londres qui a pu, malgré elle, bénéficier du grand incendie de 1688, Paris est une ville qui évolue toujours dans un tissu urbain hérité des structures médiévales. On y trouve de nombreux Hôtels particuliers, des ruelles étroites, des marchés restreints tandis que le centre de la capitale est surpeuplé à l’image de l’Île de la Cité ou du Quartier de l’Hôtel de Ville.

De nombreux problèmes de sécurité ou d’hygiène liés à la pollution urbaine et à l’insalubrité des logements pauvres favorisent la propagation d’épidémies. En 1832, le Choléra tue 20 000 personnes rien qu’à Paris. Bien que des opérations de spéculation immobilière aient eu lieu sous la Restauration et la Monarchie de Juillet dont les écrits de Balzac témoignent [1], Paris reste une ville à caractère populaire. La ville regroupe des travailleurs manuels, des artisans, des ouvriers de manœuvre et qualifiés mais également des employés de commerce, de l’hôtellerie et de la restauration ou encore des domestiques (Clerval, 2016). Cette dynamique sociale est renforcée par l’exode rural et l’industrialisation.

Néanmoins, bien qu’étant une ville populaire, Paris reste le centre du pouvoir politique depuis octobre 1789. Les différents régimes successifs très centralisés régentent l’administration française depuis la capitale et les capitaux marchands et financiers de la bourgeoisie française sont eux aussi concentrés à Paris. S’il existe des quartiers avec une identité populaire comme le faubourg Saint-Antoine, la segmentation sociale dans la capitale française n’apparaît pas par le quartier mais par l’étage qui est occupé dans l’immeuble (Loyer, 1981). Un même immeuble peut ainsi accueillir à la fois domestiques, ouvriers, employés, médecins, clercs de notaires ou bourgeois rentiers.

Pourtant cette « mixité urbaine » ne doit pas masquer les antagonismes sociaux de plus en plus présents. Particulièrement après 1830, on y trouve un agrégat de travailleurs issus des classes populaire et une élite bénéficiant des charges administratives et judiciaires ou propriétaire des banques, commerces et de l’industrie naissante. De plus, la bourgeoisie parisienne entretient une vision péjorative des classes laborieuses parisiennes qu’elle assimile à une classe dangereuse et ennemie (Chevalier, 1958). À titre d’exemple, le critique Saint Marc Girardin écrit dans la Revue des deux-mondes en 1831 : « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Cette angoisse d’une classe barbare et misérable est renforcée par les différents évènements révolutionnaires qui animent la capitale depuis 1789 dont les derniers en date en 1830 et 1848 voient l’apparition de nombreuses barricades.

L’haussmannisation : un chantier pharaonique

C’est dans ce contexte d’une opposition socialiste victime de la répression et d’une bourgeoisie acquise au nouveau régime impérial que Napoléon III nomme en juin 1853 Georges Eugène Haussmann préfet de la Seine. Haussmann qui a déjà fait ses classes administratives sous le règne du roi Louis-Philippe est ainsi chargé de réaménager Paris avec une double visée.

Tout d’abord, il poursuit un objectif politique visant à faire de Paris une ville d’ordre et de prestige. Cette transformation a pour but la résolution des problèmes sanitaires et de mobilité grâce à la réalisation de grandes artères et de réseaux d’assainissement, travaux déjà engagés par le préfet de la Seine Rambuteau (1833-1848). Ceci tout en écrasant les foyers de contestations qui ont émaillé les révolutions passées.

Il y a ensuite une vision économique libérale devant faire de Paris une ville bourgeoise dans laquelle il fait bon vivre avec des opéras, des parcs, des jardins et des grands espaces aérés où pourront se greffer de grands commerces (augurant les futurs centres commerciaux). Le but est également de favoriser pour la bourgeoisie française des placements de capitaux sécurisés et lucratifs et de relancer l’économie après la crise économique qui a précédé et accompagné la révolution de 1848.

Haussmann théorise cette vision urbaine d’une ville de prestige, faite pour la haute société française et occidentale dans une note secrète à l’Empereur rédigée en juin 1857 : 

« Il n’est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l’accorde. Ce doit être un foyer de l’activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d’idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l’accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse, et au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de la province. »

Le Paris de Napoléon III aboutit alors à une ville moderne en perpétuels travaux durant toute la durée du second empire, Haussmann se présentant lui même comme un « artiste démolisseur ».

Napoléon III
Napoléon III, tableau de Etienne Billet, 1860

En tant que préfet de la Seine, Haussmann bénéficie de nombreux pouvoirs dans une ville où, depuis l’expérience de la Commune de Paris sous la Révolution française, l’État français refuse d’accorder un pouvoir municipal au peuple de Paris. Il s’entoure pour son travail d’une garde rapprochée d’ingénieurs diplômés de grandes écoles (Pont et chaussées, Polytechnique) à l’image d’Adolphe Alphand, Zoroastre Alexis Michal ou Eugène Belgrand. Rétrospectivement, cela peut être vu comme la naissance d’une élite technocratique ayant tout le contrôle sur les politiques urbaines.

À terme, l’action d’Haussmann transforme le visage de Paris de façon radicale : la surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares, 64 kilomètres de voies vont être construites, 20 000 immeubles détruits, 40 000 érigés, 80 000 arbres plantés, 600 kilomètres d’égouts percés. La surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares. De plus, la population parisienne double en atteignant deux millions d’habitants en 1870. À cela s’ajoute à l’annexion de onze communes comme Belleville, Montmartre, Vaugirard en 1859 avec la loi Riché. Des quartiers historiques et très peuplés comme celui de la Cité sont fortement réaménagés, grâce à l’aération du parvis de Notre Dame de Paris ou la création de la préfecture de police et de la seine. Walter Benjamin note à ce propos : « On disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne ».

Haussmann a dirigé ce projet pharaonique en traduisant parfaitement la vision que Napoléon III avait élaborée pour sa capitale en juin 1853 lorsqu’il déclarait : «aérer, unifier et embellir la ville ». Les croisées gigantesques mises en place au début de l’action d’Haussmann permettent la création de grands boulevards, à l’image du boulevard de Sébastopol ou du boulevard Saint Michel. À cela, s’ajoute la création de grandes avenues comme l’avenue de l’Opéra ou les avenues qui découlent de la place de l’Étoile, mettant un terme aux innombrables ruelles et impasses.

Haussmann exécute également la demande d’une ville de prestige et de luxe énoncée par l’Empereur à travers la construction de l’Opéra Garnier ou d’églises esthétiquement innovantes telle que l’église Saint-Augustin. La multiplication des squares, parcs et bois comme celui de Boulogne ou de Vincennes s’inscrit pleinement dans l’idée d’une ville embellie et bourgeoise pour satisfaire les flâneries des parisiens aisés. Enfin, l’haussmannisation accroît le rôle de Paris comme centre de communication, de circulation du capital et de la force de travail (Harvey, 2018) sur le territoire français à travers la construction de nombreuses gares (Gare de Lyon, Gare du Nord).

Le Paris d’Haussmann, une ville de revanche et de dépolitisation

Ce que les contemporains du préfet de la Seine appelaient un « embellissement stratégique » comme le rappelle Walter Benjamin permet aux classes aisées parisiennes de se réapproprier le centre parisien à travers les opérations de rénovation liées à la spéculation immobilière permises par la préfecture. Haussmann met en œuvre par sa propre initiative des partenariats avec le secteur privé en faisant financer par la municipalité les expropriations. Cette dernière revend ensuite le lot à des promoteurs immobiliers qui vendent à leur tour les logements à de riches propriétaires qui finissent par mettre en location ces biens, suscitant ainsi une hausse artificielle des loyers. Ces opérations mettent fin à une segmentation sociale par étages, remplacée par une segmentation par immeubles et quartier (Loyer,1981). En découle notamment une migration intérieure des classes populaires parisiennes vers l’Est et les quartiers périphériques annexés comme Belleville ou Montmartre. Néanmoins, les classes populaires subsistent dans les voies anciennes non rénovées par la préfecture, en majeure partie dans les faubourgs historiques de l’est comme le Faubourg Saint-Antoine et ce phénomène d’embourgeoisement reste également limité par l’industrialisation qui accroît la force de travail sur le territoire parisien.

Le Paris d’Haussmann peut alors être vu comme l’archétype d’une « ville revanchiste » (Smith, 1992) contre les classes populaires et les foyers de contestations rendus possibles par les ruelles étroites issues du Paris médiéval. Lors de l’élargissement de la rue Beaubourg qui fait disparaître la tristement célèbre rue Transnonain, lieu d’un massacre par l’armée lors d’une révolte parisienne en 1834, Haussmann déclare « C’est l’effondrement du vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades ». Nous pouvons également rappeler les propos d’Ernest Picard, député de la seine et membre de l’opposition qui dénonce les nouveaux boulevards et artères de manière ironique : « Maintenant l’artillerie pourra manœuvrer à l’aise sur un champ de tir suffisamment agrandi c’était absolument indispensable : les boulets ne savent pas prendre la première à droite ».

À la place d’une capitale structurée par plus d’un demi-siècle de contestations politiques et populaires, le nouveau pouvoir cherche à mettre en place une capitale spectacle et dépolitisée à travers son luxe, ses grandes avenues, ses grands boulevards et ses grands magasins comme Le Bon Marché. David Harvey analyse ces nouveaux temples de la consommation ainsi : « une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique ». 

Cette vision d’une capitale marchande et dépolitisée est symbolisée par la réponse d’Haussmann du 28 novembre 1864 à l’opposition qui milite pour plus de pouvoir politique local avec un corps municipal élu :

« Est-ce bien, à proprement parler, une commune que cette immense capitale ? Quel lien municipal unit les deux millions d’habitants qui s’y pressent ? Peut-on observer entre eux des affinités d’origine ? Non ! La plupart appartiennent à d’autres départements ; beaucoup à des pays étrangers, dans lesquels ils conservent leur parenté, leurs plus chers intérêts, et souvent la meilleure part de leur fortune. Paris est pour eux comme un grand marché de consommation ; un immense chantier de travail ; une arène d’ambitions ; ou, seulement un rendez vous de plaisir. Ce n’est pas leur pays. S’il en est un grand nombre qui par le travail, l’ordre et l’économie arrivent à se faire une situation honorable dans la ville (…) d’autres, ballotés incessamment d’ateliers en ateliers, de garnis en garnis, ayant pour tout foyer les lieux publics ; pour toute parenté, le bureau de bienfaisance, auquel ils s’adressent dans le malheur, sont de véritables nomades au sein de la société parisienne, absolument dépourvus du sentiment municipal. »

Les transformations urbaines opérées sous le Second Empire à Paris furent souvent critiquées par certains journalistes, caricaturistes poètes ou écrivains. Ils dénonçaient le caractère rationalisé et uniforme du nouveau Paris et son mépris pour le Paris historique, médiéval et romantique. Victor Fournel, historien et spécialiste du vieux Paris critique dans les années 1850 Haussmann comme un « Atilla de la ligne droite qui est passé sur Paris comme une trombe » tandis que le poète Charles Baudelaire regrette avec mélancolie le vieux Paris dans son poème « Le Cygne » : 

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie 

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie 

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »

Outre cette critique artistique, des journalistes et membres de l’opposition à l’Empereur dénoncent la gestion financière du préfet de la Seine comme Jules Ferry qui publie en 1868 Les comptes fantastiques d’Haussmann. Ces critiques de l’opposition s’ajoutent à la libéralisation politique du Second Empire à la fin des années 1860. Elles ont en grande partie raison de son éviction après l’arrivée du libéral Émile Ollivier au poste de chef du gouvernement en janvier 1870, quelques mois avant la chute du Second Empire puis du siège de Paris par les armées allemandes qui mènera le 18 mars 1871 à la Commune de Paris. Si pendant soixante-douze jours, la Commune de Paris va promouvoir un modèle de démocratie locale et sociale alternatif à celui promu par le gouvernement centralisateur du préfet Haussmann, la IIIe République poursuivra dans le même esprit les politiques de son prédécesseur sous l’égide de Jean-Charles Alphand nommé par le Président de la République Adolphe Thiers directeur des travaux de Paris en mai 1871. L’haussmannisation de Paris inspirera alors de nombreux travaux d’urbanisme dans des grandes villes européennes jusqu’à l’entre-deux-guerres (Clerval, 2016).

Notes :

[1] « En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne. » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846 » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846.

Références :

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions Allia, 1938, 62p.

Anne Clerval, Paris sans le peuple, Éditions la découverte, 2012, 336p.

Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses (à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle), Éditions Plon, 1958

David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Éditions les prairies modernes, 2012, 544p.

Pierre Milza, Napoléon III, Éditions Tempus Perrin 2007, 864p.

Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La fabrique, 2015, 280p.

Jacques Rougerie : La Commune de Paris, Que sais-je, 2019, 130p.

Jacques Rougerie : Paris libre, 1871, Éditions Seuil, 2004, 304p.

Robert Tombs : Paris, Bivouac des révolutions, la Commune de 1871, Éditions Libertalia, 2014, 470p.

Conquérir le droit à la ville pour penser la propriété autrement

© Damien Astier

Le droit à la ville, tel qu’il a été théorisé par le philosophe et géographe marxiste Henri Lefebvre en 1967, est plus que jamais menacé par l’avènement de la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu. Face à la logique de privatisation de l’espace public et de marchandisation du territoire, les classes populaires et les habitants les plus précaires sont les premières victimes. Comment dès lors conquérir un droit à la ville pour tous ? La clé pourrait bien se situer dans notre conception de la propriété, qui ne doit plus s’entendre comme une forme d’appropriation individuelle, mais comme une nouvelle responsabilité partagée. Par Damien Astier.


Le droit à la ville en péril

Comme l’écrivait Henri Lefebvre dans son ouvrage Le Droit à la Ville en 1967, la société
urbaine, qu’il différencie de la ville, est la finalité de l’industrialisation – « l’urbanisation et
l’urbain contiennent le sens de l’urbanisation » –, et la ville est le lieu d’expression de la lutte des classes. Cinquante ans plus tard, on voit comment la classe dominante – la bourgeoisie propriétaire associée à l’aristocratie stato-financière[1] – a façonné une ville comme Paris : privatisation du patrimoine immobilier et des lieux de culture (déchus en lieux de consommation), gentrification et ségrégation socio-spatiale, évacuation de la classe ouvrière (que l’on entendra au sens marxiste comme réunissant aujourd’hui les prolétaires, ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre pour subsister), concurrence des usages et standardisation des commerces et de l’architecture, diktat des rythmes urbains – la proximité de la ville du “quart d’heure[2]” relevant bien souvent d’un « luxe », qui se paye à prix fort sur le marché de l’immobilier.

Les classes populaires, ainsi évacuées du centre de la métropole, se retrouvent exclues trois fois : par la distance-temps (éloignement domicile-travail), par la distance-coût (l’enjeu de la gratuité des transports se pose, la hausse des tarifs de stationnement – sans parler de péage urbain – étant un facteur de ségrégation puissant), et par le coût de « consommation » de la ville (activités de loisir, culture, divertissement, restaurants). En effet, la ville capitaliste, à la fois lieu de consommation et consommation du lieu, comme la définissait Henri Lefebvre, promeut la valeur d’échange – consommation des espaces et produits de la ville – contre la valeur d’usage – la fête, le droit à l’œuvre, le « théâtre spontané » – au point de la contester partout, voire de la résorber dans l’échange. Or, cette valeur d’usage résiste, irréductible, constitutive de l’urbain, enjeu du droit à la ville. Ainsi, comme l’écrit Henri Lefebvre :

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Henri_Lefebvre_1971.jpg
Le philosophe, géographe et sociologue Henri Lefebvre © Bert Verhoeff

« Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, droit à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. »

On ne peut que constater que l’appropriation de l’espace public, la pratique et l’usage des lieux publics, se trouvent à la fois de plus en plus contestés par leur privatisation et de plus en plus contrôlées, voire criminalisées par la puissance publique (vidéosurveillance, répression des manifestations des gilets jaunes et dans une moindre mesure des militants écologistes, évacuation de Nuit Debout, contrôle de parcours et tentative d’interdiction des cortèges de grèves…).

Les politiques conduites lors des dernières mandatures se sont adaptées à cette tendance de la classe dominante, oscillant entre timides poches de résistance (fermeture des voies sur berges, développement du logement social) et compromis marchands « gagnant-gagnant ». La ville – son territoire – se négocie sur le marché des valeurs d’échange : espace, foncier et immobilier sont rangés au rayon de marchandises et valorisés comme tels, selon l’offre et la demande. Le patrimoine privé municipal n’y échappe pas, jouant le jeu de la course à la valorisation foncière – pourvoyeuse à court terme de recettes municipales asphyxiées par l’austérité – dictée par la densification et l’orientation de la programmation urbaine vers les produits les plus « rentables ». Le dispositif des appels à projets, seul, résiste à sa manière à la stricte logique de marché en négociant la souveraineté municipale contre un renoncement de valorisation.

L’espace public et le patrimoine public municipal – lieux de valeur d’usages par excellence – sont attaqués : concessions publiques hautement valorisées comme le parc des expositions ou encore les parcs de stationnement Vinci, substituant du « privé marchand » à du « public tarifé », naming (POPB devenu Accord Hotels Arena), mécénat (bourse du commerce concédée à M. Pinault) dont les bienfaiteurs s’achètent un capital symbolique à moindre coût (avec défiscalisation partielle à la clé) sur le dos de collectivités locales aux finances publiques taries par la doctrine d’austérité gravée dans les traités européens que le gouvernement applique si consciencieusement.

La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange.

On constate également l’émergence d’espaces à statut ambigu comme les lieux « ouverts au public », espaces en réalité privés dont l’ouverture au public est contrôlée et restreinte à des plages horaires définies (centre commerciaux, abords de musées ou monuments, excluant SDF, « fauteurs de troubles présumés » et autres indésirables) : le public est ici regardé comme consommateur et non usager ou citoyen. Et si des « tiers-lieux » émergent encore, souvent autour d’activités artistiques développées sur des friches ou dans des interstices du tissu urbain échappant à la surveillance, rapidement l’État et le marché s’activent à le récupérer, le régulariser ou, à défaut, ordonner sa destruction.

La ville n’est plus « œuvre » vectrice de valeurs d’usage, mais lieu de consommation et de valeurs d’échange. Elle doit être circulée en permanence et jamais appropriée, traversée par des flux de citadins, de travailleurs, de touristes, de consommateurs (à l’instar des capitaux qui, gelés ou bloqués, révèlent l’inanité du système économique capitaliste qui consacre la valeur d’échange et le mythe d’une croissance infinie) et ne jamais prêter le flanc à des fixations durables, des regroupements de citoyens imprévus et par définition « non-autorisés », des irruptions démocratiques directes alors capables de revendiquer leur droit à l’expression, à la contestation, à la révolte, à la ville.

La propreté et la sécurité comme thèmes de campagne municipale particulièrement mis en exergue à Paris participent de cette logique : rendre l’espace public propre, c’est une manière de dire en creux qu’il doit être évacué, aseptisé, vidé et invisibilisé de toute l’indignité et la souffrance que le capitalisme engendre (vive les « pics d’or », non aux « campeurs » migrants du canal) et rendu hermétique à toute expression populaire publique, organisée ou spontanée, susceptible de contester l’ordre. Le confinement sanitaire nous a donné un aperçu, avec ses drones et sa police, de ce que pourrait engendrer une tendance sécuritaire légitimant l’état d’urgence permanent.

Porte d’Auteuil © Damien Astier

Ainsi, comme l’écrivait Henri Lefebvre : « Si la classe ouvrière se tait, si elle n’agit pas, soit spontanément soit par la médiation de ses représentants et mandataires institutionnels, la ségrégation continuera avec des résultats en cercle vicieux (la ségrégation tend à interdire la protestation, la contestation, l’action, en dispersant ceux qui pourraient protester, contester, agir). »

Ce n’est pas de davantage de technologie ou d’innovation en matière de gestion ou de management urbain prétendu « smart » dont a besoin la ville, c’est de (re)devenir un lieu de liberté, d’expression gratuite et offerte, d’art, d’appropriation, de conflit. Une équipe municipale, ou candidate à la mairie, doit nécessairement se positionner par rapport au droit à la ville, c’est-à-dire reconnaître la lutte de classes et choisir son camp : œuvrer pour consacrer la primauté de l’humain, de l’usager qui « fait société » urbaine, porteur de valeur d’usages, ou bien s’attacher à protéger le décor urbain, les propriétaires et exploitants d’une ville réduite à des valeurs d’échange.

La propriété à responsabilité partagée

Dans certaines villes, on entend parfois élus et habitants s’insurger, à juste titre, contre la cherté des logements, les immeubles vacants, ou encore contre la disparition des commerces de proximité au profit d’agences bancaires ou d’assurance. Dans d’autres villes, on les voit lutter contre les marchands de sommeil, prédateurs de quartiers en perdition, et s’escrimer à redonner une vitalité à des rez-de-chaussée désaffectés.

Ces situations résultent d’une même logique qui sévit sur la ville, ou plus exactement qui produit la ville : une économie de marché malade. Malade de la spéculation, qui amène à considérer, en zones tendues, l’immobilier comme un placement financier, un « actif » offrant du rendement, comme une action en bourse crache des dividendes… ou s’écroule. Malade aussi d’être dépendante de la santé économique de « sa demande », constituée des habitants et usagers de la ville : trop pauvres, trop précaires, et c’est le parc immobilier qui se paupérise et se dévalue.

Face à ces situations, et plus particulièrement en matière de logement, l’action des pouvoirs publics a longtemps poursuivi deux grandes orientations : ou bien laisser faire le marché, fiévreux ou fébrile, en s’attachant à en récupérer les retombées financières
lorsqu’il est spéculatif et haussier (DMTO, taxes d’aménagement) ou à le perfuser et tenter de l’orienter dans le cas contraire (TVA réduite, investissement locatif), ou bien faire de la ville en dehors du marché, notamment par la construction de logements locatifs
conventionnés (sociaux et intermédiaires), financés par la collectivité et dont le prix d’usage échappe à la logique marchande.

Entre ces deux pôles opposés, de récentes expériences ont vu le jour, qui visent à corriger des aspects spécifiques et déviants du marché. Tout d’abord, on peut songer à l’encadrement des loyers du parc privé, véritable offensive contre la dérive spéculative délétère qui asphyxie les habitants et gentrifie sans fin les centres urbains. La mesure reste limitée actuellement par la modestie du dispositif réintroduit par la loi ELAN, qui ne concerne que les nouveaux baux d’habitation. Une seconde mesure repose sur le contrôle des usages, à travers les clauses d’affectations et autres clauses constructives exigées par les collectivités « propriétaires » sur leur patrimoine cédé dans le cadre d’appels à projets urbains innovants, développés de manière massive depuis la première vague des « Réinventer » initiée par la Ville de Paris. Dans cette approche, la collectivité reprend une forme de souveraineté sur son territoire en contractualisant les engagements du porteur de projet, mais ces engagements restent provisoires et limités dans le temps (quelques années) en raison de la nature des droits cédés (pleine propriété). Enfin, l’impulsion de formes d’accession sociale à la propriété, via le montage OFS-BRS[3] permet de créer un statut de propriétaire d’usage à durée limitée. Toutefois, l’exclusion de recourir au marché pour en fixer le prix, d’une part, et les conditions strictes d’éligibilité des bénéficiaires, d’autre part, en font un produit nécessitant une administration assez lourde.

Ces trois approches partagent néanmoins un objectif commun, bien qu’abordé sous des angles différents : en finir avec la propriété dominante, abusive, c’est-à-dire ôter à la propriété des composantes qui peuvent en faire un danger pour ville, un obstacle à la démocratie urbaine, un péril pour les habitants comme pour les usagers.

Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine.

Aucune de ces approches n’est suffisante à rétablir, seule, le droit à la ville : il faut donc s’attacher à les combiner pour conserver leurs atouts tout en dépassant leurs limites. Cela peut s’obtenir immédiatement sur le foncier public, maîtrisé par la collectivité : à coté des logements sociaux cédés aux bailleurs publics (HLM ou institutionnels) peuvent émerger des logements – et plus largement de l’immobilier – en propriété à responsabilité partagée.

Cela doit reposer sur une modalité : la contractualisation à travers un bail long terme[4] au sein duquel la collectivité encadre ce qu’elle souhaite voir contrôlé (destination, rendement, charges d’entretien…) et sur un principe de partage des responsabilités, qui implique que les clauses supportées par l’acquéreur s’accompagnent d’une sécurité dont la collectivité reste garante (droit de délaissement). Pour ce faire, une foncière publique est nécessaire, associant des fonds propres ou apports en nature de partenaires publics (collectivités, Action Logement, CDC), mais restant pilotée par les collectivités détentrices du droit des sols. L’horizon deviendrait ainsi de municipaliser le sol, pour que le territoire urbain ne devienne plus jamais une marchandise, mais reste une res publica sur laquelle la démocratie puisse s’exprimer[5].

Il ne s’agit plus d’opposer le public au privé, le locataire au propriétaire, mais de réconcilier et coresponsabiliser le citoyen « propriétaire » d’un morceau de ville (l’usager de la ville, qu’il soit habitant, commerçant, travailleur, étudiant) et l’assemblée délibérante garante de la vitalité urbaine. Mesdames et messieurs les élus, à l’aube de votre mandat, posez-vous la question : allez-vous vendre votre ville, et abdiquer petit à petit votre souveraineté, ou préférerez-vous la confier, et en conserver in fine la maîtrise ?

[1] Catégorie tirée de l’ouvrage d’Emmanuel Todd « La lutte de classes en France au XXIème siècle ».

[2] Concept tiré de la campagne « Paris en Commun » de la candidate et maire sortante Anne Hidalgo.

[3]  Bail réel solidaire (montage plus sophistiqué que le PSLA, par sanctuarisation de la subvention publique initiale).

[4]  Droits réels immobiliers sur le principe de l’emphytéose.

[5] On découvre à quel point l’espace public, parce qu’il est public, est à la fois lieu de friction sociale et d’expression de la souveraineté municipale (voies sur berges à Paris, partage modal, terrasses…).

Quels modèles d’urbanisme pour la transition écologique ?

Urbanisme néoclassique de la Reconstruction, place Jeanne Hachette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Réhabiliter une vision concertée de l’urbanisme pour relever les défis de la conversion écologique en aménagement du territoire : au-delà de l’incantation actuelle à faire la transition par des villes en ordre dispersé, la planification par l’État d’un modèle progressiste permettrait de lutter contre l’étalement urbain et la congestion des centres. L’habitat concentré en banlieue proche et la cité-jardin pour aménager les transitions périurbaines apparaissent comme autant de systèmes d’urbanisme à réactiver. Un tel bouleversement suppose, à rebours des orientations de la loi Elan (2018), de redonner un pouvoir essentiel à un architecte renouant avec la figure moderniste de l’urbaniste-ingénieur.


L’urbanisme contemporain est plongé dans le désarroi. Il traverse une crise historique qui s’explique par son abyssale vacuité programmatique : il ne dispose plus de modèle cohérent, ne suit aucun projet-type ni n’opère selon les missions d’une planification nationale. Désaissis de leur pouvoir sur le projet urbain, les jeunes architectes en désertent les problématiques au profit des cultures visuelles (art vidéo, design graphique, etc). La spéculation immobilière défait le tissu urbain, les enseignes commerciales parasitent les paysages urbains, le secteur de la construction est indifférent à la valeur architecturale ; enfin, le discours académique sur l’urbanisme, enseigné aux étudiants de sciences sociales en dépit des architectes, s’est éloigné de son volet technique et artistique : une hégémonie situationniste règne sur une partie des sciences sociales abordant la ville sous l’angle quasi-unique de l’habitant et de son droit à la ville. Dans la France du XXIe siècle, peu de métiers forment encore à la réunion de la forme et de la fonction dans la conception du projet urbain pour concilier questions techniques et esthétiques, nécessité et culture. Le monde de l’urbanisme s’est fragmenté.

La loi Elan, votée par le gouvernement Philippe en 2018, consacre cette vision antimoderniste en opposant aux acteurs de la construction (promoteurs immobiliers, BTP), chargés de bâtir rapidement à moindre coût, le supposé temps long des architectes et du patrimoine dont le rôle est marginalisé. En filigrane, il y a l’idée qu’il n’existe pas de conciliation possible entre impératifs techniques et (belle) forme architecturale car n’y aurait plus d’argent dans les caisses et que le temps presse. En visant un choc de l’offre pour bâtir mieux, plus vite et moins cher, la loi Elan nivelle par le bas et abaisse les coûts pour les bailleurs sociaux dont le ralentissement de l’activité s’explique… par la baisse des APL et des dotations aux bailleurs sociaux sous la présidence Macron.

Nous entrons dans une nouvelle ère. Un double défi s’annonce : la transition écologique et la résolution de la crise sociale dans un pays qui souffre d’individualisme pavillonnaire. Mais la réponse est inadaptée depuis plusieurs décennies : l’instrumentalisation politique de la notion de droit à la ville par les élus locaux puis le marketing urbain néolibéral a progressivement formé une nébuleuse de pensée quasi-unique sur la pertinence d’une échelle locale impuissante à contrer la dynamique multinationale du capitalisme contemporain.

En creux, le mythe du retour des villes est anti-étatique car il soustrait l’action politique de l’échelle nationale fondée sur l’aménagement du territoire. Or depuis les premières lois de décentralisation (1981), l’État encourage la délégation de ses prérogatives aux échelons inférieurs de gouvernance territoriale, aujourd’hui jusqu’au niveau des métropoles sommées de se survivre ou de périr face à la mondialisation. Un contraste se joue entre l’impensé géo-darwinien d’une transition écologique opérée en ordre dispersé par les villes (déséquilibré par principe), acceptant en creux la fragmentation néolibérale de l’État social, et la planification centralisée à la française qui vise l’égalité de traitement des territoires en subvenant à ses besoins financiers quel que soit leur rang. Le droit à la ville n’est alors que le symptôme d’une impuissance à maîtriser l’urbanisme à la bonne échelle. Pour contrer cette dynamique, l’urbanisme pourrait redevenir une politique à l’échelle nationale grâce à la planification qui a connu son heure de gloire durant les premières années de la Seconde Reconstruction (1945-1953), cette fois-ci au service de la transition écologique des années 2020. Les milieux réactionnaires et libertaires communient dans l’erreur en attribuant la détérioration des paysages à l’industrie, alors qu’il faudrait l’imputer à l’individualisme pavillonnaire défendu de Giscard à Sarkozy et aux lois de décentralisation qui ont retiré l’implication de l’État au profit des municipalités. Le réquisitoire postmoderne contre l’industrie obscurcit les véritables enjeux ayant trait au rôle et à l’échelle de la maîtrise d’œuvre. Mais quels modèles d’urbanisme faut-il alors adopter ? Et quel rôle donner aux architectes ?

La transition écologique : l’histoire est la source de tout progrès

Les idolâtres des nouvelles technologies voient la « révolution » numérique comme le levier de la transition écologique. Dans le domaine de la construction, c’est la mode de l’imprimante 3D et du BIM (Building Information Modelling, technologie de modélisation numérique). Si la consommation d’énergie nécessaire à l’usage de ces machines dépend en amont de l’extraction de ressources fossiles, l’impact carbone sera négatif. Une étude du think tank The Shift Project montre que la transition numérique contribue déjà à hauteur de 3% aux émissions globales de CO2. La dématérialisation de l’économie est un mythe.

A l’inverse, les innovations modernes les plus profitables à la transition écologique comme le nucléaire peuvent être associés au retour de techniques pré-carbones historiques. En somme, la combinaison du high-tech et du low-tech constitue la solution la plus profitable, notamment dans le secteur de la construction où l’innovation semble inutile. Si l’accumulation exponentielle d’émissions de CO2 commence grosso modo avec la diffusion de la révolution industrielle en Europe occidentale autour de 1850, les européens n’ont pas pour autant commencé à construire leurs villes à partir de cette date-là. Cela signifie que les méthodes constructives proto-industrielles constituent une solution existante et éprouvée de bâtiments édifiés avec un bilan carbone nul ou insignifiant et des matériaux aussi divers que la pierre, la brique, le bois, le verre. Dans La fin de l’avenir, l’historien médiéviste Jean Gimpel analysait le déclin technologique de l’Occident durant la seconde moitié du XXe siècle comme une opportunité pour renouer avec des innovations techniques durables plus anciennes, notamment issues de révolutions industrielles antérieures comme celle qu’a connu… la France du XIIIe siècle. Ce projet était déjà porté à la fin du XIXe siècle par les socialistes anglais et le mouvement des Arts and Crafts, avec un résultat mitigé.

Immeubles reconstruits durant l’après-guerre, Saint-Malo, © Olga1969, Licence Creative Commons

Cette voie doit nous conduire à reconsidérer le bâti historique. Au lieu de démolir et reconstruire, il faut entretenir, rénover, préserver, car l’architecture qui produit le moins de CO2 est encore celle qu’on ne construit plus. Récemment, des projets de recherche se sont intéressés aux potentialités écologiques de l’architecture vernaculaire, dont les méthodes constructives se caractérisent par l’usage et la transformation de ressources naturelles locales. Leur viabilité écologique s’accompagne de grandes qualités esthétiques : le bâti vernaculaire se conforme au site et aux conditions physiques de leur environnement, tout en renforçant la cohérence des paysages culturels. Les stratégies contemporaines d’isolation thermique par l’intérieur permettraient alors d’optimiser les performances écologiques de ces bâtiments (le BTP entretient la confusion sur la notion de passoire thermique qui ne concerne que les constructions de 1948 à 1975). En s’inspirant de l’architecture vernaculaire, l’aménagement saisit la transition écologique comme un moyen d’améliorer le paysage. C’est là d’ailleurs le prérequis de tout principe d’ingénierie : saisir la contrainte pour faire mieux.

Renouer avec ces méthodes de la longue durée pose essentiellement deux problèmes. Le réemploi de matériaux et de techniques anciennes se heurte à leur coût élevé à cause de la concurrence étrangère permise par le libre-échange quasi-intégral. La réintroduction de barrières tarifaires et l’usage de la dévaluation sont des armes idéales pour relancer les industries locales et traditionnelles. Seule une politique économique de l’État peut y parvenir en compensant la chute d’activité du BTP, en relocalisant l’outil de production et son système d’acheminement pour rompre avec la dynamique multinationale du capitalisme.

Le milieu éducatif et professionnel de l’architecture ne dispose pas de connaissance du vernaculaire à l’inverse des métiers du patrimoine : conservateurs, archéologues du bâti,  historiens ou encore architectes du patrimoine, géographes et géo-scientifiques. La crise industrielle entamée durant la seconde moitié du XXe siècle et la délocalisation des outils de production provoquée par la mondialisation néolibérale ont fait disparaître presque complètement les savoir-faire traditionnels. Par conséquent, particuliers et entreprises en bâtiment sont incapables de reproduire par eux-mêmes des méthodes qu’ils doivent réapprendre de ces spécialistes, et nul artisanat 2.0 ni autoconstruction libertaire ne peuvent parvenir au niveau de qualité de leur travail.

Comme un serpent qui se mord la queue, nous avons vu que la loi Elan marginalise les métiers de l’architecture et du patrimoine et les éloigne du pouvoir technique…  C’est pour cela qu’il faut imputer la misère contemporaine de l’urbanisme aux responsables politiques et au pouvoir économique plutôt qu’aux architectes victimes de ce rapport de force. Cependant, l’enseignement de l’architecture s’est rendu impuissant à s’y opposer.

Changer l’enseignement de l’architecture

Si l’urbaniste qui conçoit la ville doit être l’architecte et non pas l’administrateur ni quelconque acteur privé, il faut au préalable que l’enseignement de l’architecture soit orienté vers une conception tout à la fois esthétique (faire une belle ville), sociale (faire habiter tout le monde) et fonctionnelle (travailler et se déplacer). C’était le compromis auquel les architectes reconstructeurs étaient parvenus.

Or, depuis les années 1970 et l’essor des critiques antimodernes, la figure de l’architecte-ingénieur s’est effritée. Pour qu’il redevienne le véritable auteur de la ville, l’architecte doit se penser comme un homme ou une femme de l’art qui se met au service d’une composition urbaine cohérente et globale, capable d’articuler les différentes échelles du projet (mobilière et décorative, constructive et architecturale, paysagère et infrastructurelle). Sur ce point, l’art ne peut pas être considérée comme une discipline autonome comme les pures performances de la starchitecture des années 1990-2000, ni s’identifier uniquement, comme lors de la Renaissance italienne, à l’enseignement des arts libéraux : il doit être reconduit à la notion grecque et médiévale plus ample de tekhnè qui associe art et technique et attribué à ce que le bas Moyen-Âge appelait les arts mécaniques. L’architecture doit être désindividualisée et subordonnée à un projet de société.

À partir des années 1960, l’enseignement de l’architecture se sépare des Beaux-Arts, s’ouvre aux sciences sociales et se dématérialise en s’intéressant aux thèses structuralistes et post-structuralistes. Durant les années 1970, l’architecture est un angle d’approche privilégié pour analyser le tournant culturel postmoderne des sociétés occidentales : elle est désormais appréhendée comme un objet signifiant et textuel. Délaissant la question du chantier, elle devient également plus abstraite, car ce n’est plus l’art ni le temps, mais l’espace qui devient son angle d’analyse, comme en témoigne l’influence d’Heidegger pour défendre la primauté anti-humaniste du site sur le programme.

Des concepts abstraits font leur apparition, comme la mémoire au sens phénoménologique qui remplace le patrimoine historique auquel se référaient les architectes de la Reconstruction, si bien que l’enseignement actuel de l’histoire dans les écoles d’architecture est devenu catastrophique : la connaissance de l’architecture française et européenne qu’ont les nouvelles générations demeure souvent de l’ordre de la culture générale. L’histoire, c’est-à-dire le temps, doit redevenir un angle d’approche aussi important que l’espace pour former les architectes. Au lieu de lire les écrits auto-référencés des architectes contemporains célèbres comme Rem Koolhaas et Bjarke Ingels, la nouvelle génération devrait accumuler les connaissances de terrain et connaître, à la manière des chercheurs de l’inventaire, le bâti existant. Il en résulte paradoxalement une approche très formaliste qui est incapable de se reconnecter avec les dimensions sociales et techniques plus larges de l’urbanisme.

De l’autre côté, avec l’apparition progressive des urban studies, l’enseignement de l’urbanisme s’est autonomisé pour appréhender la ville comme une réalité propre au lieu de l’intégrer de manière systématique à l’art et l’histoire. L’enseignement de sciences sociales (sociologie, géographie) dispensé dans les diplômes d’urbanisme aborde trop sommairement l’histoire de l’art qui constitue pourtant le domaine privilégié pour étudier la forme des villes. Sa lecture cohérente en modèle est fragilisée par la critique postmoderne des années 1970 et son ode à l’incompréhensibilité d’un monde complexe. A rebours de cette évolution, il faut se replonger dans les expériences historiques du projet urbain pour en reconstituer le caractère d’œuvre collective.

Les modèles historiques du projet architectural et urbain

Cathédrale Saint-Étienne et habitat collectif reconstruit par Jacques-Henri Labourdette, Beauvais (Oise), © Dorian Bianco

Il faut réhabiliter la figure rationnelle de l’architecte-ingénieur. Cette conception domina deux moments qui furent parmi les plus extraordinaires contributions de l’architecture française au progrès technique et humain : la cathédrale gothique et la Reconstruction d’après-guerre. Lorsque l’abbé Suger fait rebâtir le chœur de Saint-Denis entre 1140 et 1144, naît progressivement un système constructif révolutionnaire par lequel la stabilité de l’édifice ne repose plus sur sa masse comme dans le modèle gréco-romain, mais sur l’équilibre des forces que souligne l’esthétique constructive. Dès lors, les cathédrales gothiques du Bas Moyen-Âge feront disparaître l’épaisseur du mur grâce à un système de colonnes légères qu’inonde la lumière naturelle à travers le vitrail. Plus on s’élève, plus on évide, et avec moins de pierres : Less is more, on fait plus avec moins. Ce principe qu’un ingénieur contemporain ne saurait remettre en question a été inventé dans l’Île-de-France du XIIe siècle, et le mur rideau des gratte-ciels modernes n’en font que systématiser le principe. Loin du réquisitoire anti-technologique de certains écologistes, c’est ce genre de principe d’ingénierie qu’il faut retrouver pour maximiser la transition environnementale tout en faisant une ville plus belle qu’elle ne fût jamais.

Il n’existe pas de théorie que les architectes du gothique nous aient laissé de leurs églises, seuls de rares dessins qui nous sont parvenus témoignent que la construction a été pensée. La cathédrale s’élaborait sur le chantier, où l’on dût inventer le système moderne de la préfabrication pour accélérer la construction et réduire les coûts de production. Loin d’être anonymes, les architectes étaient à la fois des maîtres d’œuvre, des bâtisseurs et même des entrepreneurs auxquels s’adjoignaient verriers et tailleurs de pierre qu’on ne distinguait pas encore trop des sculpteurs. La cathédrale était une œuvre collective et non  individuelle. Jean Gimpel rappelle que l’artiste médiéval n’était, à la manière de la partie pour le tout, qu’un ouvrier au service d’un grand ouvrage.

Collégiale Saint-Wulfran et Immeuble collectif d’État reconstruit durant l’après-guerre, Abbeville (Somme), © Dorian Bianco

Dans la lignée de cette conception française et anti-individualiste de l’architecture, la Reconstruction des villes sinistrées par la Seconde Guerre mondiale n’a pas davantage eu le temps de recevoir quelconque théorie : il fallait refaire la ville dans l’urgence, c’est-à-dire imaginer une architecture nécessaire qui redresse les fonctions économiques et politiques essentielles tout en fournissant un logement à tous. Il en résulta, à l’exemple de Saint-Malo, un compromis entre modernité et tradition, et un style mêlant simplicité fonctionnelle (hygiène, lumière, béton armé, absence de système ornemental), une esthétique pittoresque pour rassurer les habitants (toitures à lucarnes, parements en matériaux traditionnels) et un urbanisme néoclassique (lisibilité de la voirie, perspectives, ordonnancement des façades). Par un système de planification étatique, les plans étaient réalisés par des urbanistes qui étaient des architectes modernes, régionalistes ou néoclassiques. Dans le sillage d’Auguste Perret, c’est le triomphe du classicisme structurel où, comme dans le gothique, l’esthétique constructive anime l’élévation des façades.

Il fallût industrialiser le chantier en préfabriquant par avance les modules constructifs. Ce fut l’œuvre de l’intérêt général et du travail collectif : pensons qu’Amiens fut rebâti par 200 architectes en l’espace de douze ans, et qu’en 1962 avait-on presque achevé la Reconstruction de 1600 villes françaises avec une architecture d’une grande inventivité stylistique. Les limites du génie humain étaient repoussées. Pour reconstituer le patrimoine mobilier détruit, des artistes sculpteurs, peintres et verriers furent commissionnés comme dans la Manche où l’on vit un renouveau de l’art sacré au cours des années 1950. Les bas-reliefs, comme ceux qui ornent la caisse d’assurance-maladie de Basse-Normandie à Caen, témoignent d’un art social, compréhensible et modeste au service d’un projet de redressement national. Cette réunion des arts dans un contexte de nécessité demeure dans la droite lignée de la cathédrale gothique. A la manière des artistes et bâtisseurs médiévaux, l’individualité esthétique de ses auteurs était reléguée au second plan, tout en étant reconnue par le droit du travail (qui, au XIIIe siècle, existait sous une forme associative libérale). Comme pour la cathédrale, l’architecture moderne se voulait un art total où les œuvres d’art ne sont pas autonomes, mais au service d’un grand projet. Cette conception se retrouve dans le projet urbain soviétique ainsi que dans le mobilier scandinave, conçus comme des œuvres du génie collectif au service de la société.

La transition écologique, par son caractère d’urgence absolue, n’a pas le temps de recevoir de théorie. Or aujourd’hui, la question est confiée à des administrateurs qui ne se soucient pas de la dimension culturelle et patrimoniale et qui ne posent aucunement la nécessité de redistribuer les richesses pour s’en donner les moyens, tandis qu’un milieu élitaire s’est éloigné du chantier et se perd dans des discussions byzantines sur le concept en architecture. Nous attendons la venue d’une nouvelle œuvre collective où les métiers se remettraient à coopérer dans une mentalité d’ingénieur, sans enrichissement personnel ni égoïsme local, à la manière de ce que furent le chantier médiéval et la Reconstruction. Maurice Thorez ne déclarait-il pas en 1937 à la Mutualité : « Je me prends souvent à comparer aux bâtisseurs de cathédrales animés de la foi ardente qui « soulève les montagnes », et permet les grandes réalisations, les constructeurs de la nouvelle cité socialiste ».

Quels aménagements planifier ?

Un zeitgeist antifrançais règne dans les manières contemporaines de faire la ville, façonnées d’impensés spencériens et anti-humanistes. La nouvelle architecture domestique, à l’exemple du nouveau quartier Rive Gauche à Paris, est anti-urbaine par son absence d’ordonnancement, de cohérence avec le tissu historique, et de lisibilité visuelle ensevelie dans d’interminables quinconces et angles décalés justifiés à renfort d’arguments psychologistes ou post-stucturalistes. L’architecture monumentale, comme la Philharmonie de Paris, est anti-sociale par son incapacité à accueillir la vie de la Cité en excluant les non-diplômés de son périmètre, à la différence de la cathédrale gothique dans laquelle tout le monde se rencontrait et des bâtiments de service publics reconstruits d’après-guerre.

L’architecture biomorphique des années 2010, cassant la cohérence des paysages urbains, n’est rien d’autre que du marketing urbain, car remplacer un angle droit par une ligne courbe n’a jamais fait réduire les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, l’écoconstruction contemporaine souffre d’une absence abyssale de conformité paysagère et ne semble être que la mauvaise version du puritanisme esthétique. Conception biologiste inconsciemment dirigée contre la tradition rationnelle à la française d’un côté, narcissisme d’architectes qui se considèrent comme des artistes en liberté de l’autre, et qu’on juge, à la manière d’œuvres d’art, par leur « geste ». Ce n’est plus un tribunal, c’est du Renzo Piano, ce n’est plus une salle de concert, mais du Jean Nouvel. Le programme disparaît derrière des figures qui se croient à la cour des Médicis.

Comment renverser ces modèles défaillants d’urbanisme ? L’entretien du patrimoine ne suffit pas, il faudrait mettre en place une économie de guerre contre le réchauffement climatique qui s’autorise le déficit en rompant avec l’austérité budgétaire… En somme, c’est un léninisme keynésien appliqué à l’urbanisme qui prend pour modèle les meilleures réalisations internationales (tout particulièrement d’Europe du Nord) et françaises. Les chantiers gothique et reconstructeur constituent les modèles à la fois symboliques et anthropologiques d’une nouvelle œuvre nationale.

Cité-jardin (1921-1939), Suresnes (Hauts-de-Seine), © Dorian Bianco

Que faire ? La planification des zones d’habitat dense (centre-ville, banlieue proche) consisterait à réduire et séparer les flux, améliorer la qualité du bâti et renforcer la place du logement social par l’achat de logements insalubres à rénover. Pour y parvenir, la suppression de la gouvernance métropolitaine permettrait de restaurer l’autorité financière et administrative de l’État et des communes (dissolution du Grand Paris et mise en place d’un arsenal juridique contre la spéculation immobilière). La recréation du commissariat au plan et de la planification quinquennale deviendraient les instances privilégiées d’aménagement du territoire et de l’urbanisme. Pour clore l’ère de la décentralisation (1981), l’État nommerait un architecte-urbaniste en chef pour chaque ville, ayant reçu une formation d’architecte du patrimoine et avec un rôle contraignant pour tous les projets d’urbanisme, qui traiterait directement avec une association syndicale représentant les municipalités et les habitants. Il éditerait des plans locaux d’urbanisme qui suivraient des directives nationales prescrivant la conformité écologique et paysagère des projets (plantations d’arbre, jardins à l’anglaise), la densification des espaces bâtis par l’habitat collectif, la conformité architecturale au bâti ancien et à la lisibilité urbaine (néoclassicisme structurel à la française, règlements d’alignement), l’usage de principes de construction vernaculaires et/ou écologiques pour les nouveaux bâtiments, l’obligation de l’isolation thermique par l’intérieur et les règles d’embellissement et de cohérence esthétique qui interdisent les matériaux et les enduits non vernaculaires pour soutenir la production des industries locales et traditionnelles. Cette restauration provisoire du compromis fordo-keynésien remettrait dans les mains de l’État la maîtrise d’ouvrage, préalable à quelconque transformation socialiste ultérieure de la maîtrise d’œuvre et de la construction : la planification fonctionne d’abord sur la base d’une politique économique de l’État qui soutiendrait fiscalement les commerces de proximité en soustrayant le CICE des grandes entreprises pour le diriger vers les petites entreprises. Leur socialisation ne se poserait qu’ensuite.

D’autres solutions existent pour éviter les démolitions inutiles. L’interdiction de la destruction de tout immeuble antérieur à 1962 (sauf dérogation ministérielle) et de tout ensemble bâti inventorié pour son caractère architectural ou écologique remarquable antérieur à 1995 suppose de donner un rôle contraignant à l’inventaire général du patrimoine culturel. Cette règle pourrait être assouplie pour les pavillons construits à partir de la loi Loucheur (1928), avec l’autorisation de détruire les pavillons non inventoriés. L’État pourrait ainsi montrer montrer ses volontés esthétiques. Le contrôle des loyers, notamment en centre-ville, est un mécanisme à employer en parallèle pour éviter la gentrification engendrée par la patrimonialisation et faire habiter les employés plus proche de leur lieu de travail. Enfin, le système de consultation-validation des projets d’urbanisme par l’architecte communiste André Lurçat lors de la Reconstruction de Maubeuge permettrait d’éviter la réalisation de projets trop impopulaires. Enfin, l’aménagement d’un réseau cyclable dans les villes petites et moyennes sur le modèle de Copenhague (chaussées séparées unidirectionnelle, séparation des flux, feux de circulation adaptés à la vitesse des vélos) accompagnerait la planification d’un nouveau système de circulation (sauf pour les villes trop denses comme Paris où l’offre en transport collectif prime sur le transport individuel). L’État pourrait encore légiférer dans les domaines suivants : la fin du parasitage commercial des paysages urbains par la suppression de la publicité des espaces publics, le démontage des enseignes lumineuses, la réduction de l’éclairage public…

L’aménagement des transitions périurbaines où l’habitat est relâché nécessite une planification différente. L’interdiction par décret ministériel l’artificialisation des sols apparaît comme une mesure urgente face à la crise environnementale. Pour les zones périurbaines, l’achèvement des enquêtes d’inventaire auxquelles est donné un rôle juridique contraignant permettrait d’empêcher la démolition inutile des lotissements présentant un caractère architectural, historique ou écologique remarquable. Sur la base de ce travail, une partie des installations commerciales de grande surface ne présentant pas d’intérêt serait démolie et remplacée par une ceinture de cultures maraichères à destination de nouveaux marchés périurbains qui s’installeraient dans des centres commerciaux réhabilités à cette fin. Les municipalités et l’État peuvent racheter les terrains des logements vacants parmi les lotissements périurbains non protégés de la destruction par l’inventaire (la plupart) afin de les détruire et de les remplacer par des cultures à destination des marchés périurbains. La construction en banlieue des résidences en habitat collectif et semi-collectif préfinancés sur le modèle des ISAI d’après-guerre permettrait de reloger les ménages endettés par l’achat de leur pavillon (et annuler leur dette), tout en évitant l’expropriation violente.

Parties communes du logement social périurbain en habitat semi-collectif d’Håndværkerparken (1984), Arkitektgruppen i Aarhus, aménagé en référence aux paysages culturels nationaux : un modèle environnemental et architectural, Aarhus (Danemark), © Dorian Bianco

Les circulations périurbaines évolueraient vers un système de pistes cyclables séparées du réseau viaire, sur le modèle des périphéries danoises et néerlandaises pour relier les logements aux infrastructures publiques et les cultures aux marchés. En parallèle, la reconstitution dans les grandes villes d’un réseau de transport relierait de manière satellitaire centres et périphéries et de manière réticulaire villes et arrière-pays productifs agricoles et industriels (chemin de fer et bus) en suivant des éléments de la Green Belt imaginée par Ebenezer Howard en 1898. Les Établissements publics comme la RATP parisienne ne sont-ils pas des exemples pour ces nouvelles transportations périurbaines ? Sur ce point, une planification soucieuse des strictes nécessités écarterait sans doute la création de villes nouvelles puisqu’une double contre-dynamique doit enrayer le néolibéralisme urbain : la déconcentration des villes métropolisées et la redensification des petites villes et moyennes sur la base d’une relocalisation économique de leurs emplois. Cette œuvre immense demande la collaboration des métiers par des programmes communs entre divers établissements publics (Université, Centre des monuments nationaux, Office national des forêts, Agence de l’énergie, etc) pour la préservation environnementale et la conformité aux paysages culturels français. De la même façon qu’en centre-ville, les plans d’aménagement locaux prescriraient des directives architecturales et paysagères comme l’interdiction des enduits non traditionnels et des parements en matériaux non locaux pour tous les nouveaux programmes de logement. Ne faudrait-il pas récréer un paysage de transition entre ville et campagne en se fondant sur l’histoire de chaque « pays traditionnel » tout en augmentant la surface des forêts dans les friches périurbaines ? Des exposition de modèles-types de lotissements périurbains et de typologies sur la base du travail entamé par les atlas paysagers des DREAL le permettrait.

Logement social d’Hesselbo (1984) en maisons individuelles groupées, Vandkunsten arkiteker, Værløse (Danemark) : un modèle-type ?, © Dorian Bianco

Les choix politiques doivent faire l’objet d’une délibération démocratique, mais le projet urbain qui les réalise doit revenir à la maitrise d’œuvre (l’architecte) qui a le pouvoir de faire la ville sans le concours clientéliste des acteurs locaux. La figure de l’architecte-ingénieur, qui caractérisa le maître d’œuvre du chantier gothique, fut ressuscité par le mouvement moderne et le rationalisme constructif français. Contre l’anarchie visuelle et le chaos postmoderne qui l’ont affaibli ces dernières années, il reviendrait sur le devant de la scène pour concevoir un urbanisme écologique par l’intérêt général et pour les gens, conçu comme un pilier de la reconstruction de l’État social.

La reconstruction d’après-guerre, un modèle pour sortir du néolibéralisme ?

Le quartier Saint-François, Le Havre, reconstruit dans un style mêlant le pittoresque normand et le modernisme. © Dorian Bianco

Durant l’été 1940, l’armée allemande endommage plusieurs villes françaises. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est au tour des alliés de bombarder le Nord et l’Ouest de la France pour libérer le territoire de la domination nazie. De nombreuses villes sont dévastées par les combats, partiellement ou en totalité : Caen, Évreux, Brest, Maubeuge, Dunkerque, Abbeville, Creil ou encore Amiens. En tout, 1 600 communes françaises sont en grande partie détruites, pour la plupart dans le nord du pays, en Picardie, en Normandie et en Bretagne.


Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale se transforme en Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). La tâche de ce gouvernement s’avère colossale : il doit reconstruire les villes sinistrées dans l’urgence, résoudre la crise du logement et relancer l’économie française. Face au discrédit de la droite conservatrice et des libéraux, dont une partie s’est compromise dans la Collaboration et les politiques raciales du régime de Vichy, le GPRF pose les fondations d’un État social ambitieux avec la création de la Sécurité sociale par l’ordonnance du 19 octobre 1945. L’État et la puissance publique constituent alors des leviers privilégiés du redressement de l’économie du pays, en nationalisant certains secteurs clefs comme les transports ou l’énergie et en planifiant l’urbanisme des villes à reconstruire.

La Tour Perret (1949-1952) vue depuis la rue de Noyon, Amiens. Erigée par Auguste Perret, elle couronne la reconstruction du centre-ville d’un projet monumental en béton armé. © Dorian Bianco

Par conséquent, la période officielle de la Reconstruction (1945-1955) correspond à la mise en place d’un modèle économique et social de type keynésien qui, pour la première fois, permet à l’urbanisme de devenir une question d’intérêt général et une prérogative de l’État social. En octobre 1944, le GPRF crée le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en charge de coordonner les plans de reconstruction des centres-villes détruits et de contrôler l’attribution des marchés. Grâce au plan Marshall, l’État finance directement chaque programme par une planification urbaine reposant sur une économie mixte et le compromis fordo-keynésien (Vakaloulis, 2001). Ce système s’appuie sur l’industrialisation et la modernisation fordiste du travail ouvrier : la commande aux industries locales induit une politique de relance de la demande, qui participe à la croissance économique générale en remplissant les carnets de commande des entreprises.

L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier

La Reconstruction constitue un tournant dans la fondation de l’État social à la française puisqu’il double l’échelle municipale (devenue aujourd’hui celle des politiques urbaines, précédée dès les années 1930 par le socialisme municipal d’Henri Sellier) d’une échelle nationale, celle de l’État. La planification étatique offre alors deux avantages : en premier lieu, elle repose sur l’égalité territoriale car elle établit des schémas de reconstruction pour l’ensemble des zones sinistrées sans discriminer leur rang administratif, à l’inverse de la logique actuelle de métropolisation qui favorise les grandes agglomérations au détriment des petites et moyennes villes ; en second lieu, elle freine la spéculation immobilière grâce à la nationalisation du crédit et au programme des Immeubles sans affectation individuelle (ISAI) et des Immeubles collectifs d’État (ICE). L’État finance ainsi la construction des logements qui sont ensuite attribués aux propriétaires ayant perdu leur bien immobilier, en échange de leurs indemnités de guerre.

Ce système permet d’évaluer les besoins en logements pour chaque ville sinistrée. A cette occasion, la Reconstruction permet de renforcer la présence de logements sociaux par un nouvel arsenal juridique :  plafonnement des loyers en 1948 et création des Habitations à loyer modéré (HLM) en 1949, venant remplacer les anciens HBM. Cependant, l’État social français est dépassé par la fièvre socialisatrice du Nord-Ouest de l’Europe, en Scandinavie et au Royaume-Uni. Sous le gouvernement travailliste de Clement Attlee, le Town and Country Planning Act de 1947 permet à l’État de construire des logements sociaux en masse et de réduire significativement le parc locatif privé. En Europe de l’Ouest comme à l’Est, une hégémonie du plan s’empare des économies d’après-guerre.

La planification urbaine et la naissance d’un style architectural

Croisement des rues Gresset et Léon Blum, centre-ville reconstruit d’Amiens. La brique de parement, l’ossature en béton et les toitures d’ardoise percées de lucarnes sont autant d’éléments pittoresques typiques du ‹‹ style MRU ›› de la Reconstruction. © Dorian Bianco

Sur le plan urbanistique et architectural, l’intérêt et l’originalité de la Reconstruction reposent dans les objectifs du plan de reconstruction et d’aménagement appliqué à chaque ville. Il est élaboré par un urbaniste en chef désigné par la mairie, contrôlant à son tour un architecte en chef. Lorsqu’une ville a été presque intégralement rasée, il faut par conséquent refaire la ville dans l’urgence en construisant des logements, en remembrant les voies de communications principales et en rétablissant les fonctions urbaines essentielles que sont les bâtiments de services publics. Ainsi, les conditions historiques particulières de la Reconstruction imposent d’une part l’adoption d’une doctrine urbanistique moderne et progressiste et d’autre part un système de standardisation sur les chantiers.

Mais les architectes ne s’en tiendront pas seulement à ces nécessités et feront preuve d’un véritable souci esthétique pour renouveler la physionomie des villes sinistrées. Outre la mise en valeur des monuments historiques dans les plans de reconstruction (églises gothiques, musées, etc.), cette crise urbaine de l’après-guerre constitue aussi l’opportunité de faire émerger une véritable conception de l’architecture, parfois nommée « style MRU » [Texier, 2015] en référence à l’intervention publique qui lui est indissociable.

Contrairement à certaines idées reçues, il n’y a pas eu de doctrine urbanistique appliquée de façon uniforme et les reconstructions réalisées se sont avérées parfois très différentes les unes des autres. Beaucoup sont considérées a posteriori par les historiens de l’architecture comme de remarquables réussites qui constituent un élément essentiel du patrimoine du XXe siècle. Surtout, la prévalence du modernisme durant l’après-guerre n’a pas empêché les architectes reconstructeurs de recourir à l’architecture régionaliste, dans un esprit pragmatique qui a parfois permis de ne pas rompre brutalement avec l’apparence traditionnelle des villes du nord-ouest de la France. Il faut cependant admettre que l’attrait pour les régionalismes s’explique également par le legs vichyste de la Charte de l’architecte reconstructeur (1941) insistant sur le respect des traditions architecturales locales initié dès les plans d’urbanisme des villes sinistrées en 1940.

La reconstruction du Havre par Auguste Perret, de 1945 à 1954, aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, ainsi que le centre-ville de Maubeuge par André Lurçat, entre 1945 et 1969, où l’architecte imagine un urbanisme communiste pourvoyant un accès égalitaire au logement, sont des exemples de réalisations remarquables qui ne doivent cependant pas cacher la diversité des reconstructions souvent moins connues du grand public, où s’est forgé le « style MRU » qui fait jouer, selon les lieux, le fonctionnalisme avec le classicisme et un style pittoresque, quelque peu jacobin par son caractère sériel, marqué par l’ordonnancement des façades.

Une architecture sociale et progressiste ?

Plusieurs cas de reconstruction déclinent cette nouvelle architecture. Parmi eux, la reconstruction d’Amiens, bombardée par les Allemands, fut le fruit d’une collaboration de 200 architectes coordonnés par Pierre Dufau en charge d’élaborer un nouveau plan d’urbanisme en 1946, modifiant le premier plan de juillet 1941.

À l’inverse du modernisme corbuséen choisi pour les Grands ensembles, et qui fait table rase de la rue traditionnelle en construisant les barres en cœur d’îlot, Pierre Dufau décide le remembrement du centre-ville avec un alignement des parcelles et un ordonnancement des façades sur rue, favorisant le logement collectif et reproduisant la physionomie traditionnelle des centres-villes français. En guise de compromis, il autorise les nombreux architectes à recourir à des styles et des matériaux variés, allant d’un répertoire emprunté à l’architecture vernaculaire picarde au modernisme. Une relative cohérence architecturale se dégage néanmoins de la reconstruction d’Amiens. Le choix de la pierre de taille pour les immeubles de la place Gambetta, qui relie la cathédrale à l’Hôtel de Ville, dénote une inspiration francilienne et une monumentalité discrète avec des lucarnes à croupe posées sur des toitures en ardoises et un balcon filant au deuxième étage.

Rue Dusevel, centre-ville reconstruit d’Amiens. Les immeubles mêlent confort moderne et une architecture régionaliste picarde. © Dorian Bianco

Mais la plupart des immeubles comportent des façades en brique rouge, souvent émaillées de béton ou de pierre pour les éléments de structure dans le style du Nord de la France, comme les rangées d’immeubles de la rue Dusevel et les ensembles qui entourent la place de l’Hôtel de Ville. Le croisement des rues Allart et des Trois Cailloux affichent même un répertoire régionaliste, comme la façade surmontée d’un pignon à gradin d’inspiration flamande du n°4 place René Goblet. Le centre-ville reconstruit d’Amiens donne ainsi l’impression d’un urbanisme planifié et rationnel qui a su préserver néanmoins un caractère local  grâce au choix de l’horizontalité et de la rue traditionnelle. Pierre Dufau s’inspire également du modèle scandinave : les logements disposent d’équipements hygiéniques et de pièces lumineuses, tandis que des aires de jeu sont aménagées pour les enfants.

​D’autres villes possèdent des réalisations analogues, dont on pourrait multiplier les exemples : à Dunkerque, les rues Clémenceau et de Bourgogne sont bordées d’immeubles modernistes avec une structure de béton armé et un parement de briques rouges, le matériau traditionnel de la ville. Autour de l’église Saint-Eloi et de son beffroi de briques jaunes, deux îlots ont été réalisés dans un programme architectural qui reproduit la tradition flamande (lucarnes à gable, appareil et panne vernaculaires). À Calais, la reconstruction du centre-ville se partage entre une partie régionaliste, avec briques rouges et toitures en ardoises percées de lucarnes, et une partie moderniste, avec des barres de béton. Enfin, dans la baie de Somme, la reconstruction fonctionnaliste d’Abbeville débute avec le plan Gréber de 1946 et se termine avec l’inauguration de l’Hôtel de Ville en 1960, encadré par une place aux façades ordonnancées en béton et brique rouge. Le beffroi majestueux de la mairie symbolise en définitive la double échelle de pouvoir de la Reconstruction : la municipalité et l’État.

La Reconstruction est également l’occasion de proposer aux sinistrés l’adoption d’un mobilier moderne, marqué par la simplicité et l’utilité. Pour la première fois dans l’histoire de la décoration française, une conception « sociale » du mobilier voit le jour avec la production de meubles de bonne qualité en série, vendus à un prix économique, à destination des appartements reconstruits qui bénéficient du tout nouveau confort moderne (lumière naturelle, hygiène, électricité et eau).

Méconnu du grand public, le normand Marcel Gascoin s’inspire du design démocratique des Scandinaves pour proposer des intérieurs types à destination des classes populaires : il conçoit le Logis 49, un logement pour une famille modeste présentée par la Caisse d’allocations familiales d’Île-de-France, ainsi que des appartements types dans la ville du Havre qui devaient servir de modèles d’aménagement. Dans les villes gouvernées par la gauche socialiste ou communiste, la Reconstruction offre souvent l’occasion d’augmenter la part de logements sociaux et de favoriser l’accès des classes moyennes et populaires à des équipements ménagers et hygiéniques nouveaux.

Le centre-ville reconstruit de Dunkerque et son beffroi (XVe siècle). La construction de nombreux logements sociaux s’y accompagne du souci constant d’apporter aux habitants tout autant le confort matériel qu’une cohérence architecturale forte, comme ici avec les immeubles fonctionnalistes qui s’accordent avec le gothique de brique. © Dorian Bianco

La fin précoce d’un modèle durable

L’architecture de la Reconstruction, et le style MRU qu’elle a vu naître, va très vite cesser d’occuper le devant de la scène. Le plan Courant adopté en 1953 marque en France un nouvel infléchissement dans la politique du logement collectif en ouvrant la voie à la généralisation du modèle corbuséen des Grands ensembles qui devient dominant durant les années 1960, et dont le programme architectural, fondé sur le zoning, se définit par un urbanisme fonctionnaliste de barres et de tours en cœur d’îlot. On découvre alors l’ampleur du mal-logement et de la vétusté du parc existant, qui presse la mise en place d’un nouveau grand projet d’immeubles collectifs. À une échelle plus vaste qu’au Danemark, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la France appartient au groupe de pays ayant choisi de recourir massivement à ce modèle pour résoudre la crise du logement avec la Suède et son Miljonprogrammet ainsi que l’Union soviétique et sa Krouchtchevka (à partir de 1955). La standardisation expérimentée sur les chantiers de la Reconstruction servira à son tour de modèle pour ériger à un faible coût les nouveaux logements collectifs dans les zones dites aujourd’hui de « banlieue ».

http://www.pierremansat.com/2018/03/droit-a-la-ville-henri-lefebvre-4-5-avril-inscrivez-vous-vite.html
Couverture de l’édition originale du “Droit à la ville” de Henri Lefebvre, paru quelques semaines avant mai 1968. Le plan est celui de Moscou. © blog de Pierre Mansat

Mais à partir de la fin des années 1960 et des bouleversements sociaux engendrés par les événements de mai 68, des critiques antimodernes, provenant d’horizons politiques variés, émergent pour dénoncer l’inhumanité du modèle de la ville fonctionnaliste promu par la charte d’Athènes de 1934, essentiellement dirigé contre les Grands ensembles et les principes corbuséens. Parmi elles, le droit à la ville apparaît en 1968 sous la plume du sociologue marxiste Henri Lefebvre pour dénoncer l’aliénation des individus par la standardisation urbanistique, et revendique l’appropriation démocratique du pouvoir citadin, à l’échelle locale, contre la planification étatique taxée d’autoritarisme. En parallèle, de nombreux architectes prônent le retour à une architecture adaptée à la physionomie traditionnelle de la ville, comme Aldo Rossi en Italie, ou valorisent l’esthétisation du regard sur l’urbain et ses signes visuels, comme Robert Venturi avec Las Vegas.

À partir des années 1960, les critiques postmodernes du fonctionnalisme, en s’érigeant contre la massification de l’architecture et sa prétendue uniformité, finissent par s’opposer de fait aux deux modèles d’urbanisme collectif, Reconstruction et Grands ensembles, qui pouvaient désormais se targuer d’un bilan positif à deux titres : d’une part, ils ont imposé une conception sociale et collective de l’aménagement urbain, d’autre part ils ont fait reculer la pauvreté et le mal-logement et amélioré les conditions de vie matérielles des Français. Durant les années 1970 et 1980, les représentations collectives de l’architecture changent et une nouvelle idée émerge peu à peu : et si la vie était plus belle dans un palais baroque que dans un logement collectif de Maubeuge ou de Dunkerque ?

Ainsi, la Reconstruction n’était pas exempte de critiques : il est vrai que le modèle français d’État social de l’après-guerre, bien qu’il ait été en partie l’œuvre des communistes, n’a pas été en mesure de rompre avec le capitalisme. En effet, le système des Immeubles sans affectation individuelle visait la restitution de la propriété privée (et de la structure de classe dans certains cas, comme au Havre), tandis que la relance de la demande aux industries locales confortait en définitive le capitalisme fordiste. En outre, la disposition intérieure des appartements valorisait la famille nucléaire et les aménagements des cœurs d’îlots donnaient la part belle à la voiture. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une simple économie sociale de marché par laquelle l’État aurait dirigé le développement capitaliste de l’économie comme ce fut le cas sous le régime de Vichy, mais bien d’une planification plus avancée qui permit de soustraire en partie de l’initiative privée les secteurs de la santé, des services publics et de l’urbanisme.

Surtout, la Reconstruction et les Grands ensembles symbolisent l’hégémonie du logement collectif et de la ville concentrée (en dépit de nombreuses reconstructions pavillonnaires des années 1950, comme au quartier d’Aplemont du Havre par les ateliers Perret). Ils s’opposent au modèle de la ville étalée typique du logement individuel périurbain qui connaîtra un nouvel essor à partir des années 1970 et 1980 sous l’impulsion des lois d’accession à la propriété votées sous Valéry Giscard d’Estaing.

La rupture néolibérale

L’église Saint-Joseph (Le Havre) vue depuis le boulevard François 1er. L’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO du centre-ville témoigne de la reconnaissance récente envers la qualité architecturale de la Reconstruction. © Dorian Bianco

À partir du dernier quart du XXe siècle, les évolutions globales du capitalisme débouchèrent sur l’avènement d’un nouveau tournant politique. Celui-ci met en place des politiques de  néo-libéralisation (Harvey, 2012) qui chercheront rapidement à liquider l’héritage des orthodoxies planificatrices comme la social-démocratie keynésienne et le communisme soviétique, taxés de bureaucratisme et d’inefficacité. Dès le milieu des années 1980, le modèle des Grands ensembles est décrié et progressivement rendu responsable de tous les maux de l’époque néolibérale (exclusion, criminalité, pauvreté et chômage), comme si l’urbanisme en était le principal responsable au dépend des réformes sociales menées sous la Ve République.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original.

Finalement, la critique des Grands ensembles a dominé la perception négative du modernisme français en éclipsant le précédent héritage de la Reconstruction et son style MRU, emporté malgré lui par le rejet des modernes, a finalement été oublié du grand public. Aujourd’hui, son héritage demeure essentiellement d’ordre patrimonial, surtout depuis l’inscription en 2005 du centre-ville reconstruit du Havre sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Si les historiens reconnaissent désormais l’intérêt historique d’une architecture indissociable de l’esprit étatiste et planificateur du CNR puis de la jeune IVe République, le grand public ignore encore largement la valeur progressiste de ce modèle urbain original, différent à la fois des Grands ensembles devenus impopulaires à force d’acharnement critique et des formes diverses d’urbanisme qui ont émergé de manière contemporaine au postmodernisme, lequel a accompagné la néo-libéralisation du champ de la production architecturale. Et si la Reconstruction n’était pas seulement un héritage historique, mais aussi un modèle à renouveler, dont les politiques urbaines actuelles pourraient s’inspirer pour sortir du néolibéralisme ?

Sortir du néolibéralisme en s’inspirant de la planification urbaine d’après-guerre ?

Pour y apporter des éléments de réponse, il faut au préalable redéfinir le rapport complexe qu’entretiennent planification urbaine et néolibéralisme. Contrairement à l’opinion courante, les politiques économiques néolibérales ne sont pas aussi anti-État que l’ultralibéralisme, car elles promeuvent l’État et l’intervention publique comme un levier privilégié de libéralisation et de privatisation des structures socio-économiques (Stiegler, 2019), surtout dans les pays comportant traditionnellement un État fort comme la France et les pays scandinaves.

Il existe en fait une planification urbaine de type néolibéral, dont le caractère « géo-darwinien » (Baeten, 2017) consiste à doter les structures administratives de ‹‹ gouvernance ›› (comme les intercommunalités) de politiques publiques visant à adapter la ville au flux de la mondialisation économique. Elle se manifeste par des phénomènes socio-spatiaux comme la métropolisation, à l’exemple de la Métropole du Grand Paris, créée en 2016, qui renforce le développement économique de la capitale au détriment des anciens hinterlands productifs du capitalisme fordiste, comme la vallée de la Somme, ou le bassin minier du Nord.

Aux yeux de la plupart des urbanistes tournés vers les modèles de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction.

La tradition française des grands projets architecturaux s’adapte ainsi à l’ère néolibérale en utilisant le poids traditionnel des pouvoirs publics dans l’aménagement et l’urbanisme : d’un côté, l’on peut classer les projets libéraux ou néolibéraux dirigistes (travaux haussmanniens, grands projets mitterrandiens, métropoles mondialisées), de l’autre les programmes qui dépassent la seule orientation de l’économie pour instaurer un véritable État social (logements sociaux, reconstruction d’après-guerre, grands ensembles). Les centres-villes reconstruits appartiennent donc pleinement à l’héritage de la Libération et de la IVe République.

Alors qu’il apparaît nécessaire pour certains de réactualiser le modèle d’État social d’après-guerre, renouer avec son mode de planification urbaine relèverait pour beaucoup d’une erreur historique. Aux yeux de la plupart des urbanistes et des administrateurs tournés vers les modèles postmodernes et non-étatiques de la « ville durable », longtemps souhaitée et finalement peu réalisée, il serait inimaginable de s’inspirer à nouveau du modèle de la Reconstruction ou bien d’une forme quelconque d’urbanisme fonctionnaliste, associés au temps de la voiture et des industries polluantes. Il est vrai que le fonctionnalisme et le modernisme répondaient à des conditions historiques particulières, qui demandèrent de mettre fin à la pénurie de logements après les dévastations de la guerre par la standardisation industrielle du logement. Une fois cet épisode achevé durant les années 1960, Jean-François Lyotard pouvait dès lors à juste titre voir la naissance d’une « condition postmoderne » qui devait dépasser la société industrielle, matérialisée par le choc pétrolier et la stagflation de 1973.

Penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition.

 

Croisement des quais de Southampton et de Notre-Dame, Le Havre © Dorian Bianco

Cependant, la France traverse aujourd’hui une crise majeure qui crée les conditions d’une nouvelle urgence historique, qui devrait mettre fin à cette condition postmoderne : le réchauffement climatique, doublé d’une crise économique non résolue depuis 2008. Le modèle économico-urbanistique de la reconstruction pourrait alors servir d’exemple pour mettre en place une transition écologique au sein de l’urbanisme et de l’architecture en les sortant de leur ornière néolibérale : penser la durabilité à l’échelle étatique et non plus seulement locale, afin de créer les conditions macro-économiques pour relocaliser la production dans le secteur du bâtiment (sortie du libre-échange intégral pour rendre possible les fameux « circuits-courts »), rétablir la structure administrative d’après-guerre (État, département, commune) pour brimer la gouvernance antidémocratique des métropoles dont la logique spatiale sélectionne les territoires aptes à la transition écologique (et rend donc celle-ci incomplète), renouer avec la planification urbaine conçue comme une politique nationale, valoriser le logement collectif et le modèle de la ville concentrée contre le pavillon, renouveler des éléments d’une théorie fonctionnaliste qui saurait pragmatiquement composer avec les spécificités des environnements locaux, et surtout penser l’articulation du politique à l’urbanistique et à l’architectural en ne sacrifiant pas la volonté de faire style pour relever les défis de la transition, mais en utilisant ces conditions pour poursuivre l’histoire de l’architecture française. Par exemple, végétaliser les espaces publics en s’inspirant de la modernité organique et des paysages vernaculaires français.

La Reconstruction revêtirait alors une double signification, à la fois héritage de l’État social à la française et modèle pour concevoir une transition écologique à l’échelle nationale.

Bibliographie :

-Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, L’architecture de la reconstruction en France, 1945-1953, Paris, Le Moniteur, 1982

-Pierre Gency, Marcel Gascoin, design utile, Paris, Editions Piqpoq, 2011

-Texier (Simon), « Amiens, la naissance du style Reconstruction », Le Moniteur architecture, n° 240, mars 2015

-Michel Vakaloulis, Le capitalisme postmoderne, éléments pour une critique sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2001

-Gilles Plum, L’architecture de la reconstruction, Paris, Editions Nicola, 2011

-Anne Dumesnil et Philippe Nivet, Les reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003

Patrice Gourbin, Beauvais, Laissez-vous conter la reconstruction, Ville de Beauvais

-Sous la direction de Tuna Tasan-Kok et Guy Baeten, Contradictions of neoliberal planning, Springer, 2012 (en anglais)

-Barbara Stiegler, ‹‹ Il faut s’adapter ››, Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019