Accord UE-MERCOSUR : face à l’obsession libre-échangiste de Bruxelles, une opposition de pacotille

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en déplacement en Uruguay pour annoncer la fin des négociations sur l’accord avec le MERCOSUR. © Free Malaysia Today

La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.

Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte. 

L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.

L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste

Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.

Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.

Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.

Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.

Un traité qui fédère les colères

Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.

La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.

En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.

Le mirage des « clauses miroirs »

Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité. 

Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.

Ces dangers pour le secteur agricole pousse même la toute-puissante FNSEA à s’opposer à l’accord « tel qu’il est rédigé », alors que le syndicat agricole majoritaire est habituellement favorable au libre-échange. Le président du syndicat, Arnaud Rousseau, est emblématique de ces contradictions, puisque le groupe Avril, dont il est le PDG, a récemment acheté une société brésilienne produisant et transformant de l’huile de ricin, et a donc tout intérêt à la conclusion de cet accord… Plus largement, tout le lobby agro-industriel est dans un double discours sur cet accord. Si la concurrence déloyale face à des produits contenant des antibiotiques ou pesticides interdits en France ou en Europe est souvent dénoncée, c’est généralement pour prôner un alignement vers le bas, en dérégulation et en réduisant les contrôles des exploitations, afin de pouvoir utiliser les produits autorisés à l’étranger.

Quant aux fameuses « clauses miroirs » continuellement mentionnées par les soutiens de l’accord, elles restent un mirage. D’une part, car il est très difficile de faire adopter par d’autres pays nos standards sanitaires et environnementaux, et plus encore de s’assurer de leur respect. Par ailleurs, comme l’avait mentionné le ministre de l’agriculture dans une réponse à un sénateur, « la mise en place de mesures miroirs nécessite de s’assurer qu’elles soient compatibles avec les règles de l’OMC », faute de quoi elles exposent à des mesures de rétorsion. L’eurodéputé macroniste Pascal Canfin reconnaît d’ailleurs lui-même à quel point l’ouverture à la mondialisation rend le respect des règles quasi-impossible : sur France info, celui-ci déclarait que « si demain matin on mettait une clause miroir sur le poulet ukrainien, la moitié de nos étals de supermarché n’auraient plus de nuggets. »

Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.

Une lutte d’influence

Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur. 

Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.

Les revirements tardifs de certains sur le sujet, influencés par la protestation des agriculteurs et l’opposition de 3 Français sur quatre à l’accord, apparaissent donc comme un mensonge. Peu importent la récente tribune de 600 parlementaires français à Ursula von der Leyen ou le vote d’une résolution hostile à l’accord « en l’état » par le Parlement français : ces actes restent symboliques, la décision politique a déjà été prise. Le rejet de la ratification du CETA par le Sénat en avril dernier l’a rappelé : cette opposition n’a aucun effet concret car l’accord s’applique même en n’étant pas ratifié, la politique commerciale étant déléguée à Bruxelles par les traités européens.

Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.

Mirages de la « souveraineté numérique européenne »

Souveraineté numérique européenne - Le Vent Se Lève
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en compagnie du président des États-Unis Joe Biden © Compte Facebook de la Maison Blanche

« Souveraineté numérique » : cette notion est devenue centrale dans l’agenda de l’Union européenne (UE). Sa mise en place souffre pourtant des nombreuses faiblesses de la construction fédérale – notamment son caractère supranational, néolibéral et atlantiste. Si de nombreux commentateurs évoquent un supposé « tournant géopolitique » des élites européennes – qui auraient pris conscience de la nécessité de s’autonomiser des grandes puissances – la réalité est autre. Loin d’avoir conquis un semblant d’indépendance en matière numérique, le Vieux continent demeure largement dominé par les États-Unis. Une réalité que le conflit ukrainien est venue cruellement rappeler, et que les structures de l’Union européenne contribuent à pérenniser.

Un des éléments marquants des cinq dernières années en Europe fut incontestablement la montée en puissance de la thématique de la « souveraineté numérique européenne ». Dès sa candidature au poste de présidente de la commission, Ursula von der Leyen avait fait de la stratégie numérique l’une de ses priorités1, sur fond de défiance croissante face aux conséquences économiques, politiques et sociales de la domination écrasante des Big Tech, ainsi que du retard accumulé par l’Union européenne (UE) dans ce domaine.

Plusieurs facteurs ont ensuite contribué à renforcer l’importance de cette thématique au sein de l’UE, et surtout à en redéfinir la portée autour de la notion de souveraineté. Parmi ceux-ci, la crise du covid-19 aura été particulièrement déterminante pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’elle a conduit à une accélération sans précédent de l’emprise du numérique – et des entreprises qui le dominent – sur le moindre aspect de nos existences2. Ensuite, parce que cet épisode a également conduit à une réhabilitation de notions que trente ans de mondialisation néolibérale avaient contribué à occulter – une tendance également renforcée par la guerre en Ukraine – à commencer par celles de souveraineté, d’autonomie stratégique ou encore de sécurité d’approvisionnement.

Les dizaines de milliards d’euros prévus par le plan européen font pâle figure face aux centaines de milliards débloqués par les plans américain ou chinois

C’est donc dans ce contexte que la « souveraineté numérique » s’est progressivement imposée comme un élément déterminant de la stratégie numérique européenne. En février 2020, dans une tribune consacrée à ses propositions en la matière, Ursula von der Leyen concluait ainsi en affirmant que « tout ce qui précède peut se résumer par la notion de “souveraineté technologique”, qui désigne la capacité que l’Europe doit avoir de faire ses propres choix, fondés sur ses propres valeurs et respectueux de ses propres règles »3. De son côté, le Président du Conseil européen, Charles Michel, expliquait dans un discours un an plus tard que « La souveraineté numérique est au cœur de l’autonomie stratégique européenne »4, tandis que l’Allemagne et la France, notamment, ont placé la notion au centre de leur présidence tournante de l’UE, respectivement en 20205 et en 20226.

Maîtrise interne et influence externe

Selon la politologue d’Oxford Julia Carver, « le cœur du discours [sur la souveraineté numérique, ndlr] consiste à revendiquer un contrôle légitime sur l’environnement numérique interne de l’Union (par exemple, le “marché unique numérique”) ainsi que la possibilité de tracer sa voie dans le domaine numérique mondial – c’est-à-dire à pouvoir agir en tant qu'”acteur numérique” mondial »7. Concrètement, cela passe notamment par des régulations ambitieuses (et pour certaines inédites) visant à consacrer une « troisième voie » européenne entre le laissez-faire américain et l’autoritarisme chinois : DMA, DSA, Data Act, IA act, etc. Ce faisant, l’UE ambitionne en même temps de rattraper son retard sur ces deux acteurs en essayant de redéfinir les règles du jeu au niveau mondial, tout en jetant les bases de ce qui devrait être une authentique politique industrielle numérique européenne (que l’on pense simplement au Chips Act).

Outre leur ampleur et le rôle de « pionnier » qu’ils confèrent à l’UE en matière de régulation du numérique, ces efforts incarnent ainsi parfaitement le « tournant géopolitique » pris par l’UE ces dernières années, après des décennies d’aversion pour ces questions8. De la même manière, il s’agirait également d’une rupture décisive avec une vision trop longtemps véhiculée d’un internet comme enjeu apolitique dont les États ne devraient pas se mêler. Pour autant, les ambitions affichées par l’UE en matière de souveraineté numérique restent fragilisées par au moins trois caractéristiques inhérentes au projet européen : son caractère supranational, néolibéral et atlantiste.

Quelle(s) souveraineté(s) européenne(s) ?

Tout d’abord, si l’Union européenne est restée jusqu’à ce jour un « nain géopolitique », c’est en grande partie parce que son projet se caractérise par une tension fondamentale entre partisans d’un authentique fédéralisme européen et les tenants d’une approche intergouvernementale. Il en résulte ce partage de compétences typiquement européen entre un pilier exclusivement communautaire, un pilier exclusivement interétatique et un pilier « mixte » caractérisé par la co-décision entre le Conseil et le Parlement européens9.

Dans ce contexte, parler de « souveraineté numérique européenne » implique donc de se demander de quelle souveraineté il est question. Pour la Commission, la réponse va de soi – ou plutôt elle devrait aller de soi. Ce n’est qu’à l’échelle de l’UE que l’on pourrait être en mesure de déployer des ressources à mêmes de rivaliser avec les superpuissances numériques américaines et chinoises. Ainsi, comme l’explique à nouveau Julia Carver, « dans le cas de l’UE, le changement discursif en faveur de la souveraineté numérique peut également impliquer un passage des “souverainetés des États-membres” à la “souveraineté européenne” (au singulier) dans l’environnement numérique.

D’un point de vue réaliste, l’affirmation par l’UE d’une revendication de “souveraineté” pourrait refléter une logique de multiplicateur de pouvoir pour façonner les affaires mondiales, car elle démontre sa capacité à “parler d’une seule voix” et à agir conjointement au nom de ses 27 États membres. D’autres chercheurs ont souligné la manière dont les revendications de souveraineté numérique de l’UE ont intrinsèquement cherché à différencier l’UE d’autres pays, notamment les États-Unis, la Russie et la Chine »10.

Néanmoins, il est évident que cette ambition continue de se heurter à la prévalence des intérêts et des conceptions étroitement nationales en Europe, comme en témoigne le Chips Act, par exemple. Proposé en 2022 par la Commission européenne pour « pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs »11, ce paquet législatif faisait suite à une grave pénurie mondiale de puces électroniques ayant alerté les différents Étas de la planète sur l’importance stratégique de ces composants et sur la concentration extrême de leur production, dans un contexte de rivalité géopolitique et technologique exacerbée12. Dans la foulée des États-Unis, de la Chine ou encore de la Corée du Sud, l’UE voulait donc elle aussi se doter d’un plan visant à réduire sa vulnérabilité dans ce domaine, en accroissant son contrôle sur les différents maillons de la chaîne de valeur de cette industrie hautement stratégique.

Las, le résultat final est très loin de pouvoir rivaliser avec la cohérence et les moyens dégagés par les autres puissances mondiales, notamment parce que des États comme la France ou l’Allemagne ont voulu garder la main sur leur propre stratégie industrielle. Les dizaines de milliards d’euros prévus par le plan européen font ainsi pâle figure face aux centaines de milliards débloqués par les plans américain ou chinois13, tandis qu’en parallèle les États européens se font concurrence entre eux pour attirer les investisseurs et les infrastructures à coup de milliards de subsides14.

Une Union constitutivement néolibérale

Le deuxième axe de tension qui fragilise la volonté de « souveraineté numérique » de l’Union a trait à son caractère néolibéral. L’UE est en effet l’entité politique qui a poussé le plus loin l’application – et même la constitutionnalisation – des dogmes néolibéraux, y compris au mépris de ses propres intérêts et de sa propre sécurité géopolitiques15. La faiblesse et l’incohérence de la stratégie industrielle (numérique) européenne, par exemple, ne sont donc pas uniquement dues aux forces centrifuges des États membres. Elles sont également l’expression de l’aversion historique de l’UE elle-même pour ces notions.

Pierre Régibeau, ancien économiste en chef de la commissaire Vestager, expliquait que « l’Europe [serait] mieux servie par une concurrence mondiale maximale », ajoutant : « si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi, parce qu’il le faut »

On a ainsi beaucoup glosé sur le choix (effectivement douteux) de la commissaire Vestager de nommer l’américaine Fiona Scott Morton au poste d’économiste en chef de la concurrence, l’année dernière16. Beaucoup y ont vu un revirement incompréhensible de la part de celle qui s’était pourtant taillée une réputation de « bête noire des GAFAM ». Mais c’est se méprendre sur le sens de son « combat » contre ces entreprises, dont elle critique d’abord et avant tout les pratiques anti-concurrentielles au nom d’une vision idéalisée du « marché » typiquement néolibérale. Son précédent économiste en chef depuis 2019, le Belge Pierre Régibeau, expliquait d’ailleurs dans une interview récente qu’il continuait de croire que « l’Europe est mieux servie par une concurrence mondiale maximale », allant jusqu’à affirmer que « si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi, parce qu’il le faut »17.

De la même manière, la croyance naïve de l’UE dans les vertus du libre-échange l’ont poussé depuis plusieurs années à défendre des clauses de libéralisation du commerce électronique conçues par et pour les géants essentiellement américains du numérique, notamment au sein de l’OMC depuis janvier 201918. Des clauses que les fonctionnaires européens jugeaient parfaitement compatibles avec les efforts de régulation interne entrepris au même moment au sein de l’UE… avant que les États-Unis eux-mêmes ne les abandonnent par crainte de se priver des marges de manœuvre nécessaires pour mieux encadrer leur propre industrie numérique19.

Même les législations les plus emblématiques de la volonté européenne de reprendre en main son destin numérique comme le DMA, le DSA ou encore l’AI Act peuvent être analysées à la lumière de ce biais néolibéral. Sans même évoquer la façon dont le lobbying éhonté des Big Tech a permis d’en atténuer souvent décisivement la portée20, ces législations se caractérisent toutes par un même objectif fondamental : s’assurer que le marché numérique européen fonctionne le mieux possible. Certes, il s’agit également de faire en sorte que les « droits fondamentaux soient respectés en ligne », mais dans une conception à nouveau typiquement néolibérale des droits entendus dans une perspective étroitement individuelle, marchande et « négative »21.

L’éléphant (atlantiste) dans la pièce

Enfin, « l’éléphant dans la pièce » du débat sur la souveraineté numérique européenne a pour nom les États-Unis. Il est en effet évident que c’est vis-à-vis de ces derniers et de leurs entreprises technologiques que l’UE est la plus dépendante et la plus vulnérable. Un exemple parmi tant d’autres : en mars dernier, le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) accusait la Commission d’avoir violé ses propres règles de protection des données dans son utilisation de Microsoft 365…22 Plus largement, que ce soit dans les domaines du cloud, des réseaux sociaux, de la recherche en ligne ou encore des systèmes d’exploitation et la bureautique, le marché numérique européen demeure quasi intégralement dominé par des acteurs américains – tandis que les révélations d’Edward Snowden, en 2013, ont montré la porosité qui existait entre ces acteurs et les services de renseignements des États-Unis.

Toute velléité de souveraineté numérique européenne devrait donc commencer d’abord et avant tout par s’émanciper de cette domination de fait. Un objectif qui se heurte à la persistance d’un alignement – voire d’une subordination – historique de l’UE aux intérêts géopolitiques américains, encore une fois y compris au mépris de ses propres intérêts, une situation que la guerre en Ukraine n’a, à nouveau, fait que renforcer.

Certes, les réactions courroucées des États-Unis accusant l’UE de cibler injustement leurs entreprises à travers des dispositifs comme le DMA ou le DSA (ou les projets de taxe numérique) pourraient donner à penser que l’UE s’est (enfin) décidée à prendre sérieusement les choses en main23. En réalité, elles révèlent plutôt le degré de suffisance impériale que peuvent s’autoriser les États-Unis vis-à-vis de l’Europe tant ces escarmouches limitées représentent plutôt l’arbre qui cache la forêt. L’élaboration et la mise en œuvre de la stratégie numérique européenne se fait en effet largement en concertation à la fois avec les entreprises et les autorités américaines, que ce soit à travers du lobbying24 ou des instances plus formelles comme l’EU-US Trade and Technology Council (TTC)25.

Une situation qui se traduit par des concessions majeures, voire à des capitulations pures et simples. En avril dernier, on apprenait par exemple que l’agence européenne pour la cybersécurité (ENISA) proposait d’abandonner les exigences de souveraineté dans son nouveau projet de certification de cybersécurité pour le cloud, facilitant ainsi d’autant plus l’accès des mastodontes américains du secteur aux juteux marchés gouvernementaux notamment26. En 2021 déjà, moins d’un an après que la France et l’Allemagne aient annoncé le lancement en grandes pompes du projet Gaia-X, censé réaffirmer la souveraineté de l’Europe dans le cloud face à la domination américaine, l’initiative était finalement ouverte… aux GAFAM et à leurs homologues chinois27.

De quoi donner à cette « souveraineté numérique européenne » des relents néocoloniaux, reposant sur l’illusion de renouer avec une hégémonie perdue ?

Mais l’exemple le plus frappant du privilège impérial numérique dont bénéficient les États-Unis en Europe se situe probablement dans la saga entourant le transfert de données entre les deux entités. Depuis 2015, la CJUE a déjà invalidé deux fois les accords conclus entre l’UE et les États-Unis pour encadrer le transfert de données personnelles au motif que ces derniers n’offraient pas un niveau de protection adéquat, faute d’une législation nationale sur la protection des données personnelles mais aussi en raison de lois comme le CLOUD Act, notamment. Or, malgré l’absence de changement sur ces différents points, la Commission a conclu un nouvel accord en 2022 qui risque à son tour d’être invalidé28.

Être souverain malgré, contre ou avec les autres régions du monde ?

On le voit, le projet de souveraineté numérique européenne est donc considérablement fragilisé par les trois caractéristiques fondamentales détaillées ci-dessus. Mais il pose également question dans sa relation avec d’autres régions du monde, en particulier au sein du « Sud global ». L’UE n’est en effet pas la seule à s’inquiéter de la domination croissante des États-Unis (et de plus en plus de la Chine) sur l’économie numérique mondiale, comme en témoignent les nombreuses réflexions et expériences menées sur ces enjeux aussi bien en Amérique latine qu’en Asie ou en Afrique29.

Or, comme l’explique le chercheur Alexandre Costa Barbosa, « dans sa volonté de prendre la tête du développement de la réglementation numérique (comme avec le RGPD, la loi sur les données, le paquet de lois sur les services numériques et la loi sur l’IA), l’UE semble ignorer les voies réglementaires extérieures »30. Pire même, sous couvert de coopération et d’aide au développement, l’UE cherche le plus souvent à imposer son approche à des pays ou à des régions pour lesquels elle n’est pas forcément la plus adaptée31, quand elle ne les enrôle pas purement et simplement comme fournisseurs de matières premières critiques pour ses seuls objectifs de « souveraineté » internes32.

De quoi donner à cette « souveraineté numérique européenne » des relents néocoloniaux, qui reposent toutefois largement sur l’illusion qu’entretiennent les dirigeants européens au sujet de leur capacité à renouer avec une hégémonie perdue. Pourtant, face à l’avance prise par les États-Unis et la Chine dans ce domaine – et aux menaces de « guerre froide numérique » que leur rivalité croissante fait peser sur le monde – le salut de l’UE passera bien plus sûrement par un authentique multilatéralisme respectueux des intérêts et de la souveraineté de chacun, y compris des pays du Sud. Une option que l’UE pourrait défendre avec d’autres dans le cadre des négociations à l’ONU pour un « Pacte numérique mondial »33, par exemple. Mais à condition de faire preuve d’humilité et d’oser un authentique « non-alignement numérique », deux options qui trancheraient radicalement avec les positionnements européens actuels34

Notes :

1 U. von der Leyen, « Une Union plus ambitieuse. Mon programme pour l’Europe : orientations politiques pour la prochaine Commission européenne 2019-2024 », Bruxelles, 2019.

2 À ce propos, lire, par exemple : J. Brygo, « Travail, famille, wifi », Le Monde diplomatique, juin 2020 ou encore N. Klein, « Screen New Deal », The Intercept, 8 mai 2020.

3 « Façonner l’avenir numérique de l’Europe: tribune de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen », Bruxelles, 19 février 2020.

4 « La souveraineté numérique est au cœur de l’autonomie stratégique européenne », Discours du président Charles Michel lors de l’événement en ligne “Masters of Digital 2021”, février 2021.

5 « Développement de la souveraineté numérique », site de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne : https://www.eu2020.de/eu2020-fr/europe-souverainet%C3%A9-num%C3%A9rique/2366044.

6 L. Xenou, « Le modèle de souveraineté numérique européenne promu par la présidence française du conseil de l’Union européenne », L’Académie des sciences morales et politiques éd., Annuaire français de relations internationales, 2023.

7 J. Carver, « More bark than bite? European digital sovereignty discourse and changes to the European Union’s external relations policy », Journal of European Public Policy, 2024 (c’est nous qui traduisons).

8 Lire, par exemple : F. Louis, « La transition géopolitique européenne », Le Grand Continent, 1er septembre 2022.

9 C. Leterme, « De quoi l’Union européenne est-elle le nom ? », Bulletin d’Attac-Québec, n°42, décembre 2013.

10 Carver, « More bark than bite… », op. cit. (c’est nous qui traduisons).

11 « EU Chips Act : le plan de l’Europe pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs », Déclaration de la Commission européenne, Bruxelles, 8 février 2022.

12 E. Morozov, « Doit-on craindre une panne électronique ? », Le Monde diplomatique, août 2021.

13 Lire, entre autres : R. Loukil, « Le plan européen dédié aux semi-conducteurs n’est pas à la hauteur des ambitions, juge Roland Berger », L’usine nouvelle, 21 septembre 2022.

14 G. Renouard, « Le risque d’un manque de cohérence en Europe menace la réindustrialisation des pays de l’UE », La Tribune, 27 juin 2023.

15 F. Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.

16 « À Bruxelles, la nomination choquante de Fiona Scott Morton », Le Monde, 17 juillet 2023.

17 M. Verbergt, « Pierre Régibeau, l’ex-bras droit belge de Vestager: “Si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi” », L’Echo, 4 août 2023.

18 C. Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

19 C. Leterme, « Protectionnisme numérique : quand les États-Unis tournent le dos à l’OMC », Le Vent Se Lève, 19 décembre 2023.

20 « Lobbying power of Amazon, Google and Co. continues to grow », Bruxelles, Corporate Europe Observatory, 8 septembre 2023.

21 C. Leterme, « Portée et limites de l’offensive européenne sur le numérique », La Revue européenne des médias et du numérique, n°61-62, printemps-été 2022.

22 J. Tar, « EU Commission breached data protection rules using Microsoft 365, EU watchdog found », Euractiv, 11 mars 2024.

23 S. Stolton, « US pushes to change EU’s digital gatekeeper rules », Politico.eu, 31 janvier 2022.

24 B. Vranken, « Big Tech lobbying is derailing the AI Act », Social Europe, 24 noivembre 2023.

25 « Tech lobby eyes opportunities created by new EU-US Trade and Tech Council », Bruxelles, Corporate Europe Obseratory, 28 septembre 2021.

26 F. Yun Chee, « EU drops sovereignty requirements in cybersecurity certification scheme, document shows », Reuters, 3 avril 2024.

27 C. Goujard & L. Cerulus, « Inside Gaia-X: How chaos and infighting are killing Europe’s grand cloud project », Politico.eu, 26 octobre 2021.

28 « European Commission gives EU-US data transfers third round at CJEU », Vienne, NOYB, 10 juillet 2023.

29 A. Costa Barbosa, « Popular Digital Sovereignty for a Left-Led Sustainable Re-Globalisation », Transform!’s Economics Working Group Blog Series. 12 janvier 2024.

30 Ibid.

31 En matière de commerce électronique, par exemple, lire : S. Scasserra & C. Martinez Elebi, Digital colonialism. Analysis of Europe’s trade agenda, Amsterdam, Transnational Institute, 2021.

32 A. Gonzalez & B.-J. Verbeek, « The EU’s critical minerals crusade », Amsterdam, SOMO, 15 mai 2024.

33 C. Leterme, « 2024 : année charnière pour la gouvernance numérique mondiale ? », La Revue européenne des médias et du numérique, n°69, printemps-été 2024.

34 L. Bertuzzi, « Pacte numérique mondial de l’ONU : l’UE veut imposer ses normes numériques à l’international », Euractiv, 22 mars 2023.

Qui est réellement Ursula von der Leyen ?

Elle est décrite par le magazine Forbes comme la « femme la plus puissante du monde » depuis deux ans. Elle occupe la première place de la catégorie Dreamers du média Politico. Elle bénéficie de portraits tous plus hagiographiques les uns que les autres dans la grande presse. La carrière de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est pourtant entachée de nombreux scandales. Intronisée par les conservateurs pour mener un second mandat, elle concentre à elle seule les raisons du rejet populaire des institutions européennes.

Reproduction sociale et scandales politiques

Née dans une grande famille aristocratique, fille de l’ancien fonctionnaire européen et président du Conseil fédéral Allemand Ernst Albrecht, Ursula Von der Leyen fréquente dès l’âge de six ans l’École européenne. Cet établissement (il en existe quatorze dans le continent européen) est réservé aux enfants de fonctionnaires européens, d’institutions intergouvernementales (parmi lesquelles l’OTAN), ou de certaines sociétés privées. Ce privilège lui permet de devenir trilingue (allemand-français-anglais). Elle étudie ensuite les mathématiques, puis les sciences économiques, avant de se rediriger vers des études de médecine, pour passer sa thèse d’exercice – dans laquelle sont relevés pas moins d’un plagiat toutes les deux pages – en 1991.

Encartée depuis 1990 au sein de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti libéral-conservateur ayant également abrité son père (en tant que vice-président fédéral), puis l’ex-chancelière Angela Merkel, Ursula Von der Leyen se lance officiellement en politique en 2001, en remportant un mandat d’élue locale dans la région d’Hanovre. Elle est élue députée en 2003 au Landtag de Basse-Saxe. S’ensuivent plusieurs passages dans les ministères fédéraux : Ursula Von der Leyen est nommée en 2005, par Angela Merkel, ministre fédérale de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse ; en 2009, ministre fédérale du Travail ; puis, en 2013, ministre fédérale de la Défense, où elle sera la première femme à occuper le poste.

Son passage au ministère de la Défense est marqué par plusieurs scandales : entre accumulation de mauvaises décisions de gestion, procédures contractuelles non respectées et gaspillage d’argent public (plusieurs dizaines de millions d’euros ont été dilapidés sans aucun contrôle pour payer des consultants, conseillers et autres sous-traitants privés), l’image d’Ursula Von der Leyen pâtit de son exercice de la fonction. 

À son départ du ministère, sa popularité est évaluée à moins de 30% (elle est considérée comme la 2ᵉ personne la moins compétente du gouvernement), et sa compétence pour diriger la Commission européenne est appuyée par un tiers de la population. Peu importe, l’enquête parlementaire diligentée par l’opposition a été rendue impossible ; les traces ont toutes été rigoureusement effacées des deux téléphones professionnels de l’ex-ministre de la Défense.

Mais alors, pourquoi proposer une ministre très impopulaire, couverte de nombreuses affaires, à la tête de la Commission européenne ? Ce n’est nul autre qu’Emmanuel Macron, qui propose son nom à la chancelière de l’époque Angela Merkel en juillet 2019, la décrivant comme « l’avion de combat du futur », et saluant « son efficacité, sa capacité à faire ». Tenons-nous le pour dit.

Scandale Pfizer et revirements en chaîne

Élue en 2019 d’une courte majorité (51,7% des voix), Ursula Von der Leyen douche rapidement les espoirs du centre-gauche réformiste, en appliquant quasi-immédiatement une politique dans la continuité de Jean-Claude Juncker. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais rapidement, une affaire éclate. En avril 2021, en pleine période de crise sanitaire, un article du New York Times révélait des SMS échangés entre la présidente de la Commission européenne et Albert Bourla, PDG de la société pharmaceutique Pfizer.

Ces messages, échangés pendant plus d’un mois, portaient sur les négociations sur un contrat d’achat de 1,8 milliard de doses du vaccin Pfizer/BioNTech contre le COVID-19. Ces doses se révéleront plus onéreuses que prévu : 19,50€ par vaccin au lieu des 15,50€ prévus. Trois ans plus tard, la situation est toujours bloquée ; Ursula Von der Leyen refuse de divulguer les échanges, malgré les demandes répétées de la médiatrice européenne Émilie O’Reilly. Malgré un surcoût de pas moins de 7,2 milliards d’euros d’argent public…

Ursula Von der Leyen, c’est aussi une idée particulière de la tenue des promesses. Récemment, nous pouvions apprendre qu’elle commençait à revenir sur certaines mesures qu’elle souhaitait mettre en œuvre : le Pacte vert pour l’Europe, qui a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Même son de cloche pour l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, qu’elle défend ardemment depuis l’invasion du pays par la Russie. La perspective d’une réélection (ou d’une éjection) ne se comptant plus qu’en mois, la fait donc gouverner en fonction des différents sondages d’opinion sur les échéances électorales. Et tant pis si l’Europe entière en pâtit. 

Celle qui voulait pourtant faire de l’Europe « le premier continent neutre pour le climat » commence à lentement, méticuleusement, détricoter ce Pacte vert pour l’Europe, qu’elle a pourtant érigé au rang de priorité lors de son premier mandat. À l’instar d’Emmanuel Macron, qui réclame désormais une « pause » dans les politiques climatiques (ont-elles seulement commencé ?), ou du Parti Populaire Européen (dans lequel siègent la CDU, les Républicains, ou encore Forza Italia) qui le fustige, la présidente de la Commission européenne s’accommode sans mal aux jérémiades de ses semblables libéraux-conservateurs.

Reine du dumping social et de la concurrence effrénée

Comme nous l’analysions ici, l’élargissement de l’UE vers l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est, pose des problèmes majeurs. Outre le soutien légitime au pays agressé, l’intégration de celle-ci au sein de l’UE aurait de lourdes conséquences économiques et géopolitiques. Le détricotage progressif des États-providence européens, ainsi que du droit du travail et des acquis sociaux, risque d’être brutalement accéléré, comme les élargissements de 2004 (entrée de dix pays d’Europe centrale) et 2007 (entrée de la Bulgarie et de la Roumanie) l’ont démontré.

Suivant les « quatre libertés » du marché unique européen – libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes -, les grandes entreprises ont ainsi pu délocaliser à tour de bras leur production vers l’Europe de l’Est, afin de bénéficier d’un coût du travail nettement plus faible. Le salaire minimum est fixé, en Ukraine, à 168€ par mois – un montant bien inférieur aux 400€ des travailleurs bulgares, pour l’heure les plus mal lotis du continent. Et dans un contexte où les régressions sociales (suspensions massives du droit de grève entre autres) ainsi que les attaques contre les syndicats sont légion, et où le président Zelensky continue à mener une politique de séduction des investisseurs occidentaux, on peut prévoir une nouvelle baisse du « coût du travail » ukrainien.

L’entrée de l’Ukraine dans l’UE pourrait également avoir des effets délétères sur le plan agricole. Bénéficiant d’immenses productions de céréales, l’Ukraine a pu être le témoin privilégié du scénario (et de ses conséquences) selon lequel le pays entrerait dans l’UE. Quelques mois après l’entrée de ce système de vente, le prix du blé a ainsi chuté en Hongrie de 31%, et celui du maïs de 28%. Les bénéficiaires d’une telle éventualité sont bien connus. Profitant de la possibilité de recourir aux travailleurs détachés (c’est-à-dire de la main d’œuvre moins chère), les grandes multinationales salivent déjà à l’idée de délocaliser leurs usines encore plus à l’Est.

Fuite en avant militariste

L’élargissement de l’UE vers les pays baltes et l’Europe de l’Est révèle également un alignement de l’Europe sur les positions américaines. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface précise qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE conduira le pays à être « un relais des positions des États-Unis », « estimant qu’il doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». De fait, il n’est pas difficile de voir que les précédentes extensions de l’Union européenne à l’Est ont accru son alignement sur les positions américaines…

Autre sujet qui a valu de nombreuses critiques à Ursula Von der Leyen, la question palestinienne. Se rendant à Tel Aviv en octobre dernier, sans en avertir le Conseil européen (avec qui elle entretient de mauvaises relations), et sans avoir la compétence en matière de politique étrangère, elle exprimait son soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Aucune déclaration sur le fait que le droit international devait être respecté ; pire, aucun mot de compassion ni de soutien pour la population de Gaza, sous les bombardements depuis maintenant près de cinq mois. Cette position, pour le moins unilatérale, a été pointée du doigt par de nombreux pays européens (Portugal, Espagne, Luxembourg, Irlande, Belgique…), dont les ministres des Affaires étrangères avaient adopté des positions nettement plus équilibrées. 

Moins commentées, ses bonnes relations avec le régime azéri d’Ilham Aliev soulèvent elles aussi de nombreuses questions. En juillet 2022, elle rencontrait le chef d’État d’Azerbaïdjan à Bakou et signait un accord gazier visant à pallier les pénuries énergétiques de l’Union européenne. Résultat : un affaiblissement conséquent de l’Union européenne, placée de facto en situation de dépendance envers un gouvernement aux aspirations belliqueuses. La présidente de la Commission européenne n’ignorait vraisemblablement pas qu’Ilham Aliev n’avait pas hésité, lors de la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020 contre l’Arménie, à contourner les conventions internationales en utilisant bombes au phosphore, torture de prisonniers de guerre et l’emploi de mercenaires syriens recrutés dans les mouvements djihadistes. Puis, qu’il a récidivé en septembre 2023, en déclenchant tout bonnement une guerre contre la république auto-proclamée du Haut-Karabagh.

Ursula Von der Leyen, c’est enfin une autre idée de la diplomatie. Après avoir rejeté en bloc toute idée d’un cessez-le-feu, elle juge désormais une guerre à l’échelle européenne « pas impossible » et affirme que « nous devrions [y] être préparés ». Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, abonde dans ce sens et compte « passer en économie de guerre ». Dès 2014, lorsqu’elle était ministre de la Défense, Ursula Von der Leyen défendait une politique étrangère très ferme, envoyant armes et matériel militaires aux forces armées kurdes et irakiennes, rompant ainsi avec la tradition allemande de ne pas exporter de matériel militaire vers une zone en conflit. Et tant pis pour les millions d’euros gaspillés sur les avions de chasse et de transport militaires restés au sol, ainsi que les hélicoptères jamais remis en état de voler. Une fuite en avant militariste qui résonne étrangement avec l’actualité française contemporaine…

Comment Ursula von der Leyen accompagne le glissement vers la droite de l’Union européenne

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. © European Parliament

Le récent discours sur « l’état de l’Union » d’Ursula von der Leyen montre combien la Présidente de la Commission européenne concentre toujours davantage de pouvoir entre ses mains – y compris au-delà de ce que prévoient les traités. Alors que sa gestion fait l’objet de nombreuses critiques, elle prépare activement sa réélection l’an prochain, en misant sur une alliance entre le PPE et une partie de l’extrême-droite européenne. Par Francesca de Benedetti, traduction Jean-Yves Cotté [1].

Les dirigeants européens de droite ou d’extrême-droite ont souvent eu la tentation de s’octroyer des pouvoirs illimités. Il y a dix ans, le Premier ministre hongrois Viktor Orban théorisa le premier la « démocratie illibérale », un nouveau modèle politique, où la séparation des pouvoirs s’efface peu à peu. Matteo Salvini, dirigeant de la Lega Nord, lui emboîta le pas en exigeant les « pleins pouvoirs » pour transformer l’Italie. 

Cette tendance va-t-elle s’étendre à la présidente de la Commission européenne ? La question du déficit démocratique de l’Union n’est toujours pas réglée ; au contraire, celui-ci ne fait que s’aggraver sous les coups de boutoir des violations présumées de l’État de droit, tant dans les pays membres qu’au sommet de l’Europe.

Si le standard démocratique dont se vante en permanence l’UE est ainsi remis en question, sa prétendue vocation sociale l’est également, à un moment où des dizaines de millions de gens sont frappés par la hausse du coût de la vie. Dans un tel contexte, les actions de von der Leyen sont à la fois la conséquence du néolibéralisme à marche forcée imposé par l’UE et l’annonce d’un futur plus « illibéral ».

Ursula von der Leyen a débuté son discours sur l’État de l’Union en vantant en termes élogieux la vitalité démocratique de l’UE, déclarant que « dans un peu moins de 300 jours, les Européens se rendront aux urnes dans notre démocratie unique et remarquable. »

Cette pratique du discours sur l’État de l’Union est une importation américaine : le premier discours de ce type remonte à George Washington en 1790. Depuis l’avènement des médias de masse, ce moment symbolise, du moins officiellement, un élément fédérateur. L’UE a repris cette idée en 2010 instaurant un discours annuel délivré par le président ou la présidente de la Commission. Censé annoncer le programme législatif, et engager ainsi la responsabilité de la tête de l’exécutif européen, ce discours traduit également le capital dont jouit cette dernière.

Ursula von der Leyen, dont le mandat est presque achevé, vise à l’évidence sa réélection. Raison pour laquelle elle a fait de ce discours sur l’état de l’Union un discours de campagne en vue des élections européennes de juin prochain, comme en témoigne l’introduction citée précédemment.

Il est tout aussi évident qu’elle opère un glissement à droite que l’on peut qualifier de « mélonisation » [en référence à Giorgia Meloni, ndlr]. Von der Leyen, qui a été plusieurs fois ministre dans les gouvernements d’Angela Merkel, est membre du Parti populaire européen (PPE), dont le président est Manfred Weber. Traditionnellement allié aux socio-démocrates dans une « grande coalition », le PPE hésite désormais sur la coalition à bâtir à partir de l’année prochaine. Il a ainsi intensifié ses discussions avec les Conservateurs et réformistes européens (CRE), présidés alors par l’Italienne d’extrême-droite Giorgia Meloni. Ce dialogue a débouché sur une alliance tactique qui commence à porter ses fruits.

Avant de devenir présidente du Conseil italien en octobre dernier, Meloni, issue du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, avait refusé de promouvoir la formation d’une alliance d’extrême-droite au niveau européen comme l’envisageaient Matteo Salvini, Viktor Orban et Marine Le Pen. En contrepartie, et étant donné son discours très pro-européen et atlantiste, elle est devenue une interlocutrice à part entière de la droite au pouvoir dans l’UE, à savoir le PPE. Si Weber n’avait pas rendu fréquentable la dirigeante post-fasciste italienne, celle-ci aurait eu plus de mal à gouverner. Mais c’est exactement ce contre quoi elle s’était prémunie.

L’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance droite/extrême-droite.

En janvier 2022, l’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance. Le groupe CRE, qui comprend également le parti espagnol Vox et le parti polonais Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, a gagné une vice-présidence à cette occasion. De facto, il s’agit donc de la fin du « cordon sanitaire » contre l’extrême droite qui avait prévalu jusque-là. Depuis, les élections en Suède et en Finlande, où chaque nouveau premier ministre appartient au PPE et gouverne actuellement avec le soutien de l’extrême-droite, ont renforcé l’attrait de cette option. Weber, le président du PPE, a ouvert la porte à de tels accords : en matière d’alliances gouvernementales, post-fascistes et post-nazis ne représentent plus un tabou pour le PPE.

Dépassant les luttes intestines qui les opposent, Manfred Weber et Ursula von der Leyen sont parvenus à s’entendre. Alors que la présidente de la Commission songe à un deuxième mandat, elle opère un net virage à droite. 

D’une manière similaire à la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron, la méthode de travail de Von der Leyen est de toujours tirer la couverture à elle. Cette concentration du pouvoir qui va parfois jusqu’à exclure les commissaires européens de la prise de décision. Durant la pandémie, son ambition de se voir accorder les « pleins pouvoirs » est apparue au grand jour quand le New York Times a dévoilé qu’elle avait négocié la livraison des vaccins Pfizer en échangeant directement par SMS avec le PDG du géant pharmaceutique. Plusieurs mois plus tôt, des eurodéputés avaient déjà dénoncé le manque de transparence de la Commission, comme en témoignait le « cabinet noir » où seuls quelques-uns d’entre eux, pendant quelques minutes à peine, ont eu accès aux contrats des vaccins, mais dont certaines parties étaient censurées.

Après la révélation de « l’affaire des SMS », la médiatrice de l’UE est arrivée à la conclusion que « la Commission aurait dû rechercher les documents demandés, y compris ceux qui n’avaient pas été enregistrés. En la matière, la Commission a fait preuve de mauvaise gestion administrative. » Le Parquet européen enquête sur cette affaire et sa procureure en chef a dénoncé le « manque de transparence » de la Commission.

L’alliance tactique avec Meloni exacerbe l’attitude de Von der Leyen. En plusieurs occasions, la présidente de la Commission européenne a apporté son soutien à la présidente du Conseil italien : à chaque fois que Meloni l’invite, Von der Leyen accepte. Elle s’est rendue en Émilie-Romagne après les inondations qui ont touché le nord de l’Italie, puis, plus récemment, sur l’île de Lampedusa après que Meloni ait dénoncé la pression migratoire que subissait l’Italie.

Mais c’est surtout leur déplacement conjoint à Tunis l’été dernier qui est le plus parlant en termes de manque de transparence de l’UE. Von der Leyen y a offert à Meloni une tribune pour développer sa propagande et promouvoir l’idée d’un accord avec Kaïs Saïed, le président autoritaire de la Tunisie, pour la gestion des flux migratoires, en enrayant les traversées de la Méditerranée. Alors que Saïed est un avocat de la théorie du « grand remplacement » et a miné la démocratie dans son pays, la Commission européenne a rapidement signé un mémorandum d’entente avec la Tunisie.

Sophie in’t Veld, eurodéputée libérale, a aussitôt souligné que ce mémorandum avait « le statut juridique d’un sous-bock », avant de demander : « Pourquoi Mark Rutte et Giorgia Meloni étaient-ils présents lors de la signature de ce mémorandum ? Quel est le statut juridique de cette prétendue ’Team Europe’ ? C’est un fantasme ! » Von der Leyen « respecte de moins en moins l’équilibre des pouvoirs ; elle brouille le principe de séparation des pouvoirs. Il en résulte un manque de contrôle démocratique : Qui devons-nous tenir pour responsable de ce mémorandum ? »

L’inconsistance de cet accord UE-Tunisie est apparue en septembre : Dans une lettre du 7 septembre, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a signalé que « plusieurs États membres ont exprimé leur incompréhension face à l’action unilatérale de la Commission. » Cela n’a pas empêché Von der Leyen d’affirmer une semaine plus tard, dans son discours sur l’état de l’Union de l’an dernier que « nous avons signé avec la Tunisie un partenariat […] et nous voulons maintenant travailler sur des accords similaires avec d’autres pays. » 

« Nous, l’Europe » est de plus en plus « Moi, Von der Leyen ». À cet égard, le discours sur l’État de l’Union 2023 est emblématique. Le regard tourné vers les élections de 2024, la présidente de la Commission a annoncé de nouveaux rôles, de nouvelles procédures et de nouveaux rendez-vous, dont elle est l’unique gardienne.

Passant en permanence du « nous » au « moi », elle a notamment annoncé : « Nous désignerons un représentant de l’UE pour les PME placé sous mon autorité directe et pour chaque nouveau texte législatif, nous procédons à un contrôle de compétitivité, confié à un comité indépendant. » Dans la même ligne, elle a également déclaré avoir « demandé à Mario Draghi […] d’établir un rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne. »

L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG.

Or, la procédure législative de l’UE prévoit déjà des consultations publiques. Le choix d’inventer un nouveau rôle pour représenter les intérêts des entreprises doit être interprété comme un clin d’œil à la base du PPE ; mais Von der Leyen ne fait là qu’accroître le déficit démocratique béant de l’UE. Les entreprises et les lobbys jouissent déjà d’un accès privilégié à l’élaboration des politiques de la Commission, contrairement aux ONG et aux organisations de la société civile que Von der Leyen et ses acolytes refusent généralement de recevoir. L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG. L’extrême-droite italienne a commencé à s’en prendre aux ONG qui viennent en aide aux migrants, alors que de son côté Weber instrumentalise le scandale du « Qatargate » (des mallettes de billets retrouvés dans les domiciles de plusieurs personnalités éminentes du Parlement européen, ndlr) pour essayer de limiter les possibilités d’action des ONG à Bruxelles.

Marc Botenga, eurodéputé belge du PTB, rappelle aussi les angles morts du discours de von der Leyen : « La Commission européenne n’écoute pas les représentants syndicaux, et la présidente a complètement exclu les travailleurs de son discours annuel : elle n’a pas trouvé la place de parler des prix inabordables ni des droits des travailleurs. »

Si le PPE respecte de moins en moins le cordon sanitaire contre l’extrême-droite, parallèlement il en érige un contre la gauche, qu’il s’agisse des partis de gauche ou des militants écologistes. Pour Botenga, « le but est de déligitimer et marginaliser toute contestation ».

La mainmise sur le pouvoir d’Ursula von der Leyen et de Giorgia Meloni vise à étouffer toute contestation. Il convient d’appréhender conjointement la vulnérabilité de la gouvernance démocratique européenne avec la pression en faveur des politiques néolibérales. Bruxelles n’a pas le moins du monde renoncé à l’austérité : malgré le plan de relance européen « Next Generation EU » qui a permis une réponse commune à la pandémie, le débat sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance reste dominé par le principe du contrôle étroit des dépenses publiques. La centralisation des pouvoirs entre les mains des dirigeants néolibéraux ne peut qu’aggraver l’absence de dimension sociale de l’UE et son déficit démocratique.

En 2021, le Parlement européen a fait pression sur von der Leyen parce qu’elle avait tardé à déclencher le mécanisme de conditionnalité des fonds européens au respect de l’État de droit, un nouvel outil qui permet à Bruxelles de suspendre les différentes aides financières à un État coupable de violations de l’État de droit. En raison d’un accord tacite entre Angela Merkel et Viktor Orban, la présidente de la Commission a en effet attendu les élections hongroises d’avril 2022 avant de déclencher ce mécanisme, favorisant de facto, la position d’Orban.

Depuis l’alliance tactique entre le PPE et le CRE de Meloni, l’Italie et la Grèce ont multiplié les menaces contre l’État de droit. Malgré cela, Von der Leyen passe ses vacances au bord de la mer dans la maison du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis et se prête à la propagande de Meloni. Alors que von der Leyen promet dans son discours sur l’État de l’Union, de débuter par les rapports sur l’État de droit aux pays en voie d’adhésion, la présidente ne fait aucune mention de la Hongrie, de la Pologne, de la Grèce, de l’Italie et des gouvernements de droite dure qui ne cessent de saper la démocratie en Europe.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Ursula von der Leyen Is Taking Europe to the Right ».