« Grâce à notre grève, 27 milliards de dollars ont été rendus aux travailleurs » – Entretien avec Shawn Fain, leader de l’UAW

Shawn Fain, leader de l’UAW. © Joseph Edouard

Leader du syndicat United Auto Workers (UAW) et ancien électricien chez Ford, Shawn Fain est devenu l’incarnation du renouveau du syndicalisme aux Etats-Unis. L’automne dernier, il a lancé une vaste grève contre les trois géants américains de l’automobile (General Motors, Ford et Chrysler/Stellantis), qui a abouti à de grandes victoires, jusqu’à 150% d’augmentation de salaires pour certains travailleurs. Dans cet entretien fleuve, il nous raconte sa bataille pour prendre le contrôle du syndicat à une élite corrompue, la façon dont il a organisé la grève pour infliger le maximum de dégâts aux constructeurs en faisant perdre le moins de salaire possible aux ouvriers ou encore son positionnement sur l’élection présidentielle américaine. Interview.

Le Vent Se Lève – Vous avez été élu président de l’UAW en mars 2023. Votre campagne a suscité un fort intérêt car elle visait à renverser une équipe marquée par la corruption et sa proximité avec le patronat du secteur automobile. Pouvez-vous revenir sur la façon dont vous avez mené cette campagne, jusqu’à votre victoire ?

Shawn Fain – Cela fait plusieurs décennies que des membres de l’UAW cherchent à réformer le syndicat. Avant l’élection de ma liste, il existait une instance appelée l’Administration Caucus, qui contrôlait les conventions et le message du syndicat. Lors des conventions, chaque syndicat local envoyait des représentants, puis l’Administration Caucus s’assurait du soutien de suffisamment de délégués en leur faisant différentes promesses, notamment en matière d’attribution de postes. Le syndicat était donc cadenassé par la cooptation et la peur et l’opposition n’avait jamais de vraie possibilité de gagner.

Suite à un scandale de corruption impliquant certains dirigeants du syndicats, de nombreux militants ont voulu mettre fin à cette gestion et ont fondé le UAWD (Unite All Workers for Democracy) début 2022. Nous savions que la seule solution pour gagner était d’obtenir des élections directes pour nos dirigeants nationaux, afin que les délégués ne puissent plus être cooptés. Nous avons donc d’abord mené campagne autour du slogan « un membre, un vote » et réussi à faire adopter cette résolution, alors que nous ne sommes qu’un petit millier à l’UAWD, sur un million de membres au total (dont plus 400.000 actuellement employés, le reste étant à la retraite, ndlr).

« Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je serai en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises. »

Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je ne serai sans doute pas là aujourd’hui, mais plutôt en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises, avec des conquêtes très médiocres. Nous n’aurions pas réussi à nous implanter au sein de Volkswagen et nous n’aurions pas mené de grève.

J’ai ensuite proposé ma candidature à l’UAWD et cherché des collègues pour monter une liste. Ça n’a pas été simple car beaucoup de travailleurs avaient peur des représailles de l’Administrative Caucus s’ils se présentaient. Nous avons toutefois réussi à rassembler des travailleurs de tous les secteurs. L’UAW n’est pas seulement un syndicat d’ouvriers automobiles, mais aussi de travailleurs dans les casinos, l’éducation, les soins de santé, les pièces détachées, l’agriculture, la défense, etc. Cette diversité de l’UAWD a été une grande force, cela fut décisif pour renverser un establishment aux commandes depuis 80 ans.

Tout au long de la campagne, j’ai beaucoup compté sur les réseaux sociaux pour toucher les membres, car je ne pouvais pas voyager comme le faisait l’ancien caucus, qui se déplaçait à travers le pays avec les fonds du syndicat. Nous avons organisé quelques déplacements durant nos congés pour rencontrer les travailleurs à la sortie des usines, mais on s’est souvent fait chasser ! Nous nous sommes donc beaucoup appuyés sur des plateformes comme Facebook Live pour interagir avec le maximum de membres.

LVSL – Une fois parvenu à la tête du syndicat, quelles ont été vos premières actions, notamment pour démocratiser son fonctionnement ? Comment s’est préparée la grande grève de l’automne 2023 ?

S. F. – J’ai été investi le 26 mars 2023. Le lendemain, nous avions une convention avec de nombreux délégués. Je n’avais aucune info, absolument rien. J’ai vu comment l’ancien caucus contrôlait tout : Ils avaient des employés qui leur étaient fidèles stratégiquement disposés dans la salle pour régir qui pouvait parler et quelles questions étaient posées. Dès le premier jour, j’ai exigé que le personnel quitte la salle et que les délégués élus par nos membres puissent s’exprimer librement, sans être interrompus ou manipulés. Cela n’a pas été simple, mais ce fut une première étape indispensable pour rétablir un vrai fonctionnement démocratique.

Nous avons alors immédiatement abordé notre volonté d’organiser une grève contre les « Big Three » (expression désignant les trois principaux constructeurs automobiles américains, à savoir General Motors, Ford et Chrysler, désormais intégré au groupe Stellantis, ndlr). Là encore, notre méthode a différé de celle de l’ancienne direction. Dans le passé, toute campagne était entièrement contrôlée par la direction du syndicat, aucun rassemblement ne pouvait se faire sans son approbation. Plutôt que de tout contrôler, nous avons demandé aux membres d’organiser eux-mêmes des premières actions, qu’il s’agisse de piquets de grève ou de rassemblement de soutien avec des t-shirts aux couleurs de l’UAW. Nous espérions organiser 14 événements sur deux mois, nous en avons eu 140 ! 

Rassemblement de soutien à la grève de l’UAW en 2023. © Free Malaysia Today

Cet engouement prouve à quel point nos membres veulent s’impliquer, se battre et s’exprimer. D’autre part, il illustre ce que peut accomplir un syndicat véritablement démocratique, plutôt que dominé par un petit groupe au sommet qui donne des ordres. Certes, ce travail est toujours en cours, il y a toujours des membres de l’ancienne direction au sein de l’UAW, mais notre objectif reste de donner le pouvoir aux membres.

Nous cherchons constamment à mettre les membres au cœur de nos actions. Nous voulons qu’ils apparaissent dans des vidéos, qu’ils prennent la parole pour décrire leur vie, et non que seule une poignée de dirigeants ne s’expriment en leur nom. Ce fut notre ligne de conduite lorsque nous avons lancé les négociations avec les « Big Three », puis durant la grève. Nous la poursuivons aujourd’hui dans nos actions pour syndiquer de nouveaux sites et d’autres entreprises et dans notre investissement dans la campagne électorale pour faire battre Donald Trump.

LVSL – Venons-en à la grève de l’automne dernier. Celle-ci a fait la une aux Etats-Unis, notamment à travers vos discours sur Facebook Live sur les salaires indécents des PDG, qui ont galvanisé de nombreux Américains. Comment cette grève s’est-elle organisée concrètement ?

S. F. – Notre communication a en effet été un grand atout durant cette grève. Pendant des décennies, l’UAW avait un service de relations publiques qui n’était que dans la réaction aux crises et pas dans l’offensive. Nous avons changé cela, à travers une stratégie axée sur la transparence : nous parlons des faits et nous expliquons les enjeux à nos membres. Dans le passé, la direction appelait à la grève sans que les travailleurs ne sachent vraiment pourquoi ils devaient se mobiliser. A l’inverse, nous avons commencé par fédérer nos membres autour de nos revendications.

« Nous sommes partis de faits concrets : les “Big Three” ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. »

Nous sommes partis de faits concrets : les « Big Three » ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. Ces chiffres sont devenus un cri de ralliement pour nos membres. Notre stratégie de communication a réussi à créer un immense mouvement de solidarité parmi les travailleurs, et cela a renforcé leur détermination. Les membres étaient prêts à se battre, car ils avaient été lésés depuis bien trop longtemps.

Les Facebook Lives, c’était ma manière de communiquer directement avec les membres. Dans le passé, le président du syndicat était souvent un homme en costume qui donnait des conférences de presse caché dans son bureau, entouré d’une équipe de communicants ; iI était impossible de l’approcher. Je voulais que les membres puissent interagir directement avec moi. C’est pour cela que je me suis rendu sur de nombreux piquets de grève et rassemblements de soutien aux grévistes. Les lives ont permis de diffuser cela partout, et à des gens de Californie ou de Floride de me poser une question même si j’étais à Detroit.

Cette stratégie nous a donné un vrai pouvoir de négociation. Nous avons souvent eu plus de 70.000 personnes connectés sur nos lives et les chaînes comme CNN les retransmettaient. Cela a porté notre lutte sur la scène nationale et internationale et fait peur aux patrons. À chaque fois, cinq ou dix minutes avant que je passe en direct sur Facebook, je recevais des appels de PDG prêts à céder. C’est par exemple comme ça que nous avons obtenu l’engagement de la PDG de General Motors, Mary Barra, sur le maintien de la production de batteries électriques dans une usine de l’Ohio et l’amélioration des salaires et conditions de travail des salariés du site.

LVSL – Au-delà de la communication, qui était effectivement très bien rodée, c’est aussi votre stratégie de grève, avec des annonces surprises de blocage de nouveaux sites, qui a désemparé les PDG des « Big Three ». Comment vous êtes-vous organisés pour infliger un maximum de perturbation aux constructeurs automobiles, tout en faisant perdre le moins de salaires possibles à vos membres ?

S. F. – Lorsque nous avons atteint la date limite de la grève le 14 septembre 2023 (aux Etats-Unis, une grève ne peut avoir lieu qu’après l’échec de négociations entre syndicats et employeurs et son déroulé est extrêmement encadré, ndlr), nos membres étaient prêts à se battre. Ils savaient qu’ils avaient été abusés pendant des décennies et étaient déterminés à obtenir ce qu’ils méritaient. Nous n’avons pas appelé tous nos membres à la grève d’un coup, ceux qui n’étaient pas concernés étaient frustrés ! C’est un problème que tout syndicaliste rêve d’avoir, qui nous a donné encore plus de pouvoir dans les négociations !

Il y avait deux raisons à ce choix de ne pas appeler tous nos membres à faire grève en même temps. D’une part, nous devions gérer notre caisse de grève avec précaution, pour bien soutenir nos grévistes tout en permettant de tenir la grève le plus longtemps possible. Nous avions évalué nos finances avec précaution et savions que ce fonds se viderait rapidement si tous nos membres se mettaient en grève en même temps, nous avons donc dû optimiser son usage. D’autre part, nous avons aussi beaucoup étudié les « Big Three » avec mon équipe avant de déclencher la grève, pour mieux connaître leurs faiblesses. Alors qu’elles pensaient que nous allions faire grève partout d’un seul coup, nous avons préféré agir de manière ciblée, en sélectionnant les usines et les sites stratégiques. Cela nous a donné un effet de surprise.

Cette grève tournante, que nous appelons « stand up strike », était vraiment révolutionnaire, à la fois pour nous et pour l’ensemble du mouvement syndical. Elle nous a donné encore plus de pouvoir que ce qu’on avait imaginé au départ. Après la première semaine où nous avons bloqué une usine de chacun des trois groupes, ce qui était déjà une première, nous avons sélectionné les sites et les entreprises de manière à accroître nos leviers de négociation. Par exemple, General Motors pensait qu’on allait frapper leur usine de Spring Hill dans le Tennessee. Quelques jours avant la date limite, ils avaient transféré tous les moteurs et transmissions assemblés dans cette usine vers une autre. Par chance, ils les ont envoyés dans l’usine que nous avions prévu de frapper. Quand nous avons annoncé la grève, l’usine où ils avaient envoyé ces pièces s’est arrêtée ; ils n’avaient plus accès à leurs équipements.

Chaque semaine, on donnait aux entreprises une liste de demandes. Si elles n’étaient pas acceptées, on frappait. A l’inverse, si elle acceptait, elle était épargnée pour la semaine. À un moment donné, Ford nous a présenté la même proposition pendant deux semaines consécutives. Je leur ai dit que cette offre n’était pas acceptable et nous avons lancé la grève dans l’usine Kentucky Truck, qui est un de leurs sites phares. Cela a permis de faire monter les enchères.

Toute cette stratégie les a pris par surprise. Ils étaient habitués à une direction syndicale qui parlait fort mais reculait toujours au moment d’agir. Ils ne croyaient pas qu’on irait jusqu’au bout et pensaient qu’on bluffait. Mais nous étions sérieux et ça les a déstabilisés.

LVSL – Cette grève s’est soldée par de très nombreuses victoires, sur les salaires et les conditions de travail, mais aussi des garanties de non-délocalisation. Comment se sont passées les négociations et qu’avez-vous obtenu exactement ?

S. F. – Historiquement, lorsqu’un accord avec l’une des entreprises expirait, on renégociait avec elle et cela fixait un modèle pour les autres (aux Etats-Unis, les accords entre entreprises et syndicats durent généralement 4 à 5 ans et interdisent souvent la grève en dehors des périodes de renégociation, ndlr). L’idée était d’avoir des salaires et des avantages cohérents dans toute l’industrie automobile. Mais cette fois-ci, nous voulions que les trois entreprises signent en même temps, ce qui nous permettait de mettre plus de pression sur celles qui ne suivaient pas et de les forcer à s’aligner sur leurs concurrents qui nous concédaient davantage.

L’une de nos priorités était de mettre fin au système inégal mis en place après 2007 (la crise économique ayant fortement mis en difficulté les constructeurs américains, les syndicats avaient fait des concessions pour préserver les emplois, ndlr) : les nouveaux employés n’avaient pas droit aux mêmes salaires et prestations sociales que ceux employés avant 2007, notamment en termes de santé (en l’absence de Sécurité sociale, la protection santé vient généralement de l’employeur aux Etats-Unis, ndlr) et de pensions de retraites. Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires (à travers un rattrapage en trois ans, ndlr), c’est une énorme victoire. Mieux encore, d’ici la fin de l’accord (qui durera quatre ans et demi, ndlr) les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % !

« Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires entre travailleurs. D’ici la fin de l’accord, les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % ! »

Il reste encore des différences dans les pensions de retraite : les travailleurs embauchés avant 2007 ont une vraie pension, tandis que ceux embauchés après ont un 401(k) (système de retraite par capitalisation, ndlr). Nous avons quand même obtenu une augmentation des contributions de l’entreprise aux 401(k) et une hausse des pensions de 15%, la première en quinze ans, mais nous aurions souhaité mettre fin au système par capitalisation. Nous devrons revenir sur ce point lors des prochaines négociations.

Nous avons aussi augmenté les salaires de l’ensemble des travailleurs de 11% dès la ratification et de 25% au total d’ici à la fin de l’accord. Ce n’est pas encore les 40 % d’augmentation auxquels ont eu droit les PDG, mais c’est déjà un immense progrès. Et nous avons obtenu le retour des Cost of Living Adjustments, c’est-à-dire une indexation des salaires sur l’inflation. En revanche, nous n’avons pas obtenu la semaine de 32 heures. Mais nous continuerons à la demander, car elle améliore la qualité de vie : si les gens travaillent moins, ils ont plus de temps pour leur famille et pour leurs passions, et ce sont de meilleurs travailleurs.

Un des indicateurs les plus tangibles pour mesurer le succès de cette grève est la valeur totale des coûts de main-d’œuvre supplémentaires de ce nouvel accord. Les augmentations que nous avions eu dans le cadre du précédent accord représentaient 2 milliards de dollars. Cette fois-ci, c’est plus de 9 milliards par constructeur. Au total, pour les « Big Three », cela représente 27 milliards de dollars qui vont aller dans les poches des travailleurs !

« Les patrons nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent. »

Durant les négociations, les employeurs nous disaient qu’ils allaient devoir augmenter le prix des véhicules, que cela allait les tuer etc. Mais dans les deux semaines qui ont suivi, General Motors a versé 10 milliards de dollars en dividendes et en rachats d’actions aux actionnaires. Et quatre mois plus tard, ils ont encore versé 6 milliards de dollars. Cela fait 16 milliards, soit presque le double de ce qu’ils ont rendu aux travailleurs (uniquement chez General Motors, ndlr). Ils nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent.

LVSL – Au-delà des « Big Three », il y a d’autres constructeurs importants implantés aux Etats-Unis, comme Volkswagen, Toyota et Tesla. Vous avez peu d’implantation dans ces entreprises et leurs sites. Comment vous organisez-vous pour syndiquer ces salariés et faire en sorte qu’ils bénéficient des mêmes avantages ?

S. F. – Récemment, nous avons réussi à créer un syndicat au sein de Volkswagen, sur leur site de Chattanooga, dans le Tennessee (aux Etats-Unis, chaque site de production doit être syndiqué séparément. Le processus, qui nécessite une pétition et un référendum victorieux et fait face à d’intenses pressions des employeurs, est extrêmement complexe, ndlr). Réussir cette implantation dans les usines du Sud du pays (peu syndiquées, ndlr) est une avancée majeure, que peu croyaient possible. 

Dès que nous aurons finalisé cette implantation chez Volkswagen, je pense que Mercedes va suivre (un référendum dans un site Mercedes pour la création d’une branche de l’UAW a été perdu en mai 2024, l’UAW a fait appel, en raison de pressions extrêmement fortes de l’entreprise pour peser sur le scrutin, ndlr). Comme je le rappelle souvent, quand on négocie de bons contrats, l’organisation suit, car les travailleurs veulent en faire partie et avoir droit aux mêmes avantages. À peine deux semaines après la fin des négociations avec les Big Three, Toyota a augmenté les salaires de 11 % et a réduit le rattrapage des salaires des travailleurs embauchés après 2007 de huit à quatre ans. Ils se sont donc alignés sur nos négociations. Honda et Nissan ont fait de même depuis.

LVSL – L’industrie automobile mondiale est aujourd’hui en pleine transition vers le véhicule électrique. Ce changement majeur a de nombreuses implications, puisqu’il faut notamment maîtriser la production de batteries et faire face à la concurrence chinoise. Plus largement, la nécessité de combattre le changement climatique questionne l’avenir de toute l’industrie automobile. Comment votre syndicat perçoit-il ces enjeux ?

S. F. – D’abord, en ce qui concerne les questions environnementales et la production de batteries, l’UAW a toujours été à l’avant-garde. Nous devons agir ; la terre est en feu et les émissions liées à l’automobile en sont un facteur majeur. Je me souviens qu’en 1970, lorsque nous avons ouvert notre centre de formation dans le Michigan, notre président de l’époque, Leonard Woodcock, parlait déjà des problèmes des moteurs à combustion et de leur impact environnemental. Cela fait 54 ans, et peu de progrès ont été réalisés depuis.

Shawn Fain en entretien avec LVSL.

Nous ne pouvons pas fermer les yeux en pensant que tout continuera comme avant, car cela ne fonctionnera pas. Il y a un grand débat sur la transition vers l’électrique. Le monde des affaires et les milliardaires instrumentalisent cette transition pour faire peur aux travailleurs, en leur disant qu’ils vont perdre leur emploi et qu’ils doivent donc accepter de travailler plus dur et plus longtemps. 

A l’inverse, nous voyons cette transition comme une opportunité : actuellement, plus de 30 usines de batteries sont en construction aux Etats-Unis. S’y implanter pour protéger les salariés est une nécessité, nous en avons donc fait une priorité durant notre grève. Nous avons obtenu que les travailleurs de ces usines de batteries soient couverts par nos accords avec les constructeurs, ainsi que des promesses de création d’emplois dans le secteur électrique. Stellantis voulait fermer une usine à Belvidere (Illinois), nous avons obtenu qu’ils y investissent plus de 3 milliards de dollars pour y créer une usine de batteries (l’UAW a depuis organisé de nouveaux rassemblements sur place pour que Stellantis respecte ses promesses, ndlr).

LVSL – Vous avez évoqué le fait que votre grève et vos victoires ont redonné espoir à tous les travailleurs de l’automobile, et pas seulement ceux des « Big Three ». Mais la solidarité allait au-delà de l’automobile : d’après un sondage, 75% des Américains soutenaient votre lutte, c’est considérable ! Pensez-vous que votre lutte ait des répercussions sur le reste du monde du travail aux Etats-Unis ?

S. F. – Nous avons en tout cas montré aux travailleurs que les entreprises leur mentent lorsqu’elles affirment qu’ils en demandent trop. Ces victoires redonnent espoir à énormément de travailleurs, qui ont compris que ces augmentations ont été obtenues par l’action syndicale et la lutte, et non en croisant les bras. Nous avons stoppé le déclin de notre syndicat et avons gagné beaucoup de nouveaux membres. L’UAW connaît par exemple une forte croissance du nombre de syndiqués dans d’autres secteurs, comme l’enseignement supérieur.

Plus largement, la perception du travail a beaucoup changé depuis la pandémie de COVID. Alors que des millions de personnes étaient menacées de mort, notre président de l’époque, Donald Trump, ne faisait rien. Les classes dirigeantes en ont profité de la crise pour extraire toujours plus de richesses. Elles ont exploité les consommateurs, ce qui a conduit à l’inflation. C’est de la pure cupidité ! Cela a aggravé les conditions de vie des travailleurs, qui devaient déjà faire face à la maladie. Cependant, cette crise a aussi permis aux travailleurs de prendre conscience de leur pouvoir. Beaucoup de gens ont refusé de se mettre en danger pour des salaires trop bas et des entreprises comme McDonald’s et Burger King ont été forcées de monter les salaires à 20 ou 25 dollars de l’heure pour trouver des employés. Cela a montré le pouvoir de la classe ouvrière : sans travail, rien ne fonctionne.

Bien sûr, la classe dirigeante continue de faire peur aux travailleurs et cherche à nous diviser pour nous empêcher de nous mobiliser. Actuellement, une poignée de personnes dirige tout et concentre la richesse à nos dépens. Notre mission est de rassembler la classe ouvrière à l’échelle mondiale. C’est pourquoi nous avons fixé la date d’expiration de notre accord avec les « Big Three » au 1er mai 2028. Nous voulons faire de cette date symbolique une grande journée de mobilisation dans tout le pays, ainsi qu’avec des syndicats étrangers.

LVSL – D’ici là, les Etats-Unis auront un nouveau locataire à la Maison Blanche. Cet été, vous avez pris la parole au Congrès démocrate en soutien à Kamala Harris en rappelant le rôle central des syndicats pour « rebâtir la classe moyenne américaine ». S’il y a bien sûr de nombreuses raisons de souhaiter une défaite de Trump, la politique des Démocrates sur les questions syndicales pose tout de même question : durant son mandat, Joe Biden a été le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève, qui était d’ailleurs un piquet de l’UAW. Malgré ce symbole, il n’a pas réussi à faire adopter le PRO Act, une grande loi visant à simplifier la création de syndicats et l’exercice du droit de grève. Pensez-vous que Kamala Harris pourra faire passer cette loi ?

S. F. – D’abord, l’élection présidentielle n’est pas la seule qui importe. Nos élections pour le Congrès vont aussi peser, il nous faut des représentants au Congrès prêts à signer les projets de loi et à les faire adopter. Cela étant dit, Kamala Harris a soutenu le PRO Act et nous appuie dans cette démarche. Elle s’était jointe à nous sur un piquet de grève chez General Motors en 2019. Son colistier Tim Walz a fait de même.

« Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe. »

A l’inverse, Donald Trump et Elon Musk (qui soutient très fortement Trump, ndlr) ricanent quand on leur parle de lutte sociale et rêvent de licencier des travailleurs en grève. Tel est le contraste que nous montrons à nos membres et aux Américains en général : Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe, il pense que vous devriez être viré pour avoir défendu vos droits, tandis que Kamala Harris et Tim Walz ont été à nos côtés sur les piquets de grève. Lorsqu’il était Président, Trump a renégocié l’ALENA (accord de libre-échange des Etats-Unis avec le Mexique et le Canada, ndlr), il prétend que cela a aidé les travailleurs, mais en réalité, cela a augmenté le déficit commercial de l’industrie automobile et des sous-traitants de 20 à 30 %. 

J’ai conscience que la politique se joue aussi sur le temps long. Je me souviens de l’ambiance lorsque Ronald Reagan a été élu en 1980 : on nous disait que la richesse des plus fortunés allait « ruisseler » jusqu’à nous. Pendant 40 ans, on nous a bassiné avec ça. Après huit ans de Reagan et quatre ans de Bush père, le Parti démocrate s’est déplacé vers le centre pour faire plaisir aux plus riches, en abandonnant les travailleurs. Avec Biden, je pense que nous avons eu un changement, il semble que les Démocrates aient compris que la classe ouvrière est leur base. 

S’ils nous défendent, les Démocrates gagneront chaque élection car les travailleurs américains les soutiendront. Mais si vous ne pouvez pas faire la différence entre les deux partis, des individus dangereux comme Donald Trump seront élus. En 2016, son élection était essentiellement un « fuck you » adressé à l’establishment. J’espère que suffisamment de gens ont maintenant compris qui est Donald Trump pour que cela ne se reproduise pas. S’il est réélu, nous mettrons en tout cas toutes les options sur la table, avec d’autres syndicats et organisations, y compris de nouvelles grèves.


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Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


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Derrière le colistier de Trump, J.D. Vance, le fantôme de la John Birch Society

J.D. Vance, sénateur républicain de l’Ohio et colistier de Trump. © Gage Skidmore

Ancien militaire et homme d’affaires, le sénateur de l’Ohio James David Vance a été choisi par Donald Trump pour la vice-présidence en cas de victoire. Ancien républicain anti-Trump, il met désormais en avant un discours populiste qui rompt avec l’orthodoxie de l’establishment républicain. Une rhétorique d’opposition au libre-échange et à la supposée menace du « capitalisme woke » qui ressemble à s’y méprendre à la vision complotiste – et délirante – de la John Birch Society des années 1970… Par David Austin Walsh, traduction Alexandra Knez [1].

Comme le rappelait récemment l’historien Matthew Karp dans le magazine Harper’s, « la gauche américaine n’a pas réussi à définir une politique capable de séduire le public américain ». Que ce soit en matière d’inégalités économiques, de défense du droit du travail ou encore de Gaza, la gauche est devenue politiquement impuissante. En cette période caractérisée par la perte de repères politiques, notamment chez les classes sociales qui ont longtemps fait sa force, elle est désormais cantonnée aux avant-postes des zones urbaines très éduquées, « de Brooklyn à Minneapolis en passant par Denver », et « n’entretient que peu de relations avec le reste du pays. »

Voilà qu’entre en scène J. D. Vance. Le discours prononcé par le sénateur de l’Ohio, candidat à la vice-présidence, lors de la convention nationale du Parti républicain à Milwaukee a suscité un certain émoi. Vance y a délivré un discours enflammé, incarnant la quintessence de la droite populiste, condamnant l’ALENA (accord de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, ndlr), la guerre en Irak et reprochant aux élites de Washington d’avoir mis en place des politiques qui ont détruit les emplois dans l’automobile au Michigan, dans les usines du Wisconsin et ceux du secteur de l’énergie en Pennsylvanie. Il a accusé les barons de Wall Street d’être à l’origine de la Grande Récession et les démocrates d’avoir ouvert les frontières aux migrants pour faire baisser les salaires. « Nous construirons à nouveau des usines, nous mettrons les gens au travail pour fabriquer de vrais produits pour les familles américaines, fabriqués par les travailleurs américains eux-mêmes ».

 Vance ne fait que recycler la rhétorique utilisée par Donald Trump depuis des années. Or, les politiques économiques de Trump au cours de son premier mandat étaient en grande partie des politiques républicaines classiques, hausses de droits de douane exceptés.

À bien des égards, le discours de Vance ne fait que recycler la rhétorique utilisée par Donald Trump depuis des années. Or, comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, les politiques économiques de Trump au cours de son premier mandat étaient en grande partie des politiques républicaines classiques, à l’exception de la hausse de certains droits de douane. Par ailleurs, il existe désormais un consensus bipartisan autour d’une nouvelle politique industrielle nationale, motivée en grande partie par des préoccupations géopolitiques. Pourtant, le Financial Times écrit que la nomination de Vance comme colistier de Donald Trump « confirme le changement de cap du Parti républicain, qui est passé du conservatisme libre-échangiste des époques Reagan et Bush au populisme économique du mouvement « Make America Great Again ». La campagne Trump-Vance 2024 serait ainsi favorable aux tarifs douaniers et à l’autarcie, ainsi qu’à une réglementation ciblée de certaines industries, en particulier le secteur bancaire et les grandes entreprises technologiques. The Economist a déclaré que les idées de Vance incluent « des politiques de gauche qui enthousiasmeraient même Bernie Sanders », comme certaines protections sociales pour les cols bleus et une augmentation du salaire minimum. Le commentateur Matt Stoller a qualifié J.D. Vance de « leader de la génération républicaine de l’après-crise financière », représentant une rupture post-2008 avec l’orthodoxie du GOP (Grand Old Party).

De ce point de vue, le binôme Trump-Vance présente un profond défi pour la gauche, dont la meilleure illustration est sans doute le discours du président des Teamsters (syndicat des transporteurs routiers, ndlr), Sean O’Brien, lors de la convention nationale du Parti républicain (RNC). L’idée de base est qu’en raison de la désaffection massive des classes populaires, le Parti démocrate est désormais le parti des classes moyennes éduquées. Les démocrates et la gauche se sont profondément aliéné la classe ouvrière – en particulier les travailleurs blancs, mais aussi les hommes d’autres origines – en adoptant une rhétorique radicale sur les questions culturelles. Ainsi, le danger que représente l’adoption par les Républicains d’un populisme économique et d’une rhétorique pro-ouvrière est que l’affinité culturelle de la classe ouvrière pour Trump s’accompagne également d’intérêts matériels et de classe réels. Le mouvement MAGA, et non la gauche politiquement impuissante et certainement pas le Parti démocrate, serait alors le véritable refuge de la classe ouvrière dans la politique américaine.

Il s’agit là d’une préoccupation légitime, mais qui méconnaît fondamentalement la stratégie des membres du mouvement MAGA et l’histoire dont elle découle. Dans son discours à la Convention Nationale du parti républicain, J. D. Vance a effectivement défendu une vision nationaliste et populiste pour les travailleurs américains. Il ne s’est pas contenté d’énumérer les platitudes habituelles sur le marché et la globalisation, mais a plutôt condamné l’ALENA et le libre-échange. Toutefois, à Milwaukee, Vance a habilement omis de mentionner une phrase qu’il avait déjà utilisée à l’intention d’un public plus ciblé. Dans un discours prononcé en 2021 devant l’Institut Claremont, il avait fustigé le « capitalisme woke » qu’il définissait comme « les plus grandes entreprises, les institutions les plus puissantes », alignées « contre nous », « nous » étant « ceux d’entre nous qui sont à droite ». 

Vance reproche à tout le monde, de Jeff Bezos à la Fondation Ford, de financer des causes de justice sociale dans le seul but d’écraser la classe moyenne américaine et de « détruire le mode de vie américain ».

Pour ce qui est de l’identité des « capitalistes woke », Vance a donné quelques précisions : il a blâmé le secteur des assurances pour la montée du mouvement Black Lives Matter, affirmant que les compagnies d’assurance étaient « l’un des plus grands bailleurs de fonds du mouvement Black Lives Matter » et « qu’elles refusaient de payer les indemnités de leurs propres clients pour les dommages causés à leurs biens, tout en rendant ces dommages plus probables en finançant le mouvement qui en était à l’origine ». Il a ensuite reproché à tout le monde, de Jeff Bezos à la Fondation Ford, de financer des causes de justice sociale dans le seul but d’écraser la classe moyenne américaine et de « détruire le mode de vie américain ».

Le discours de Vance était pratiquement identique aux discours de la John Birch Society dans les années 1970. Gary Allen, le chef de file de cette organisation, a écrit dans son livre de 1971, None Dare Call It Conspiracy, qu’un groupe qu’il appelait les « Insiders », composé de « milliardaires en quête de pouvoir », cherchait à oppresser la classe moyenne « jusqu’à ce qu’elle meure étouffée par un étau ». Pour ce faire, il mettait en œuvre une stratégie de tension: les fondations Rockefeller et Ford acheminaient des fonds vers l’organisation Students for a Democratic Society (organisation soixante-huitarde très engagée contre la guerre du Vietnam, ndlr), les Black Panthers et toute une série sordide d’organes de la Nouvelle Gauche pour semer le trouble dans les rues « pendant que les libéraux en limousine de New York et de Washington socialisent nos richesses. NOUS ALLONS AVOIR UNE DICTATURE DE L’ÉLITE DÉGUISÉE EN DICTATURE DU PROLÉTARIAT ». La main cachée des Insiders était à l’origine des troubles radicaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970, tout cela aux dépens de la classe moyenne américaine. Bien que None Dare Call It Conspiracy comprenne des éléments anticapitalistes, il reste profondément hostile au socialisme et au communisme, Allen affirmant à un moment donné que ces deux idéologies ne sont que des termes différents pour désigner le capitalisme monopolistique.

Totalement absurde, la vision du monde bircheriste n’a pas prévalu dans les années 1970, que ce soit dans l’espace de la droite américaine ou à l’échelle de la politique nationale. Un demi-siècle plus tard, ces idées se diffusent désormais : l’expression de « capitalisme woke » est désormais utilisée de la même manière que l’était l’expression « Insiders » par Allen, et pas seulement par J. D. Vance. Andy Olivastro, directeur des relations avec les partenaires extérieurs de la puissante Heritage Foundation (qui a fortement participé à la rédaction du Project 2025 censé définir le projet du deuxième mandat Trump, ndlr), l’a défini comme « un mouvement antidémocratique descendant […] émanant de certains des plus grands et des plus importants noms du monde des affaires américain … avec seul but de changer la définition même du capitalisme ». La seule distinction majeure entre le « capitalisme woke » et les Insiders est que Allen a insisté sur le fait que l’objectif principal de la conspiration était le pouvoir en tant que tel, alors que le « capitalisme woke » est plus intéressé par la garantie d’une politique sociale libérale.

Les critiques du néolibéralisme au sein de la droite américaine sont toujours fondamentalement ancrées dans la même tradition politique. Heureusement, Vance, l’un des candidats à la vice-présidence les plus impopulaires de ces cinquante dernières années, est un piètre messager pour cette politique économique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre : « J. D. Vance Is Summoning the John Birch Society »


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Aux États-Unis, les syndicats enchaînent les victoires

Le 27 septembre 2023, Joe Biden est venu soutenir les ouvriers de l’automobile en grève, organisés par le syndicat UAW. C’est le premier Président américain en exercice à faire une telle action. © Compte Twitter du syndicat UAW

La récente victoire des 146.000 membres du syndicat de l’automobile UAW dans leur grève contre le « Big Three » (Ford, General Motors et Stellantis) s’ajoute à une longue liste de succès syndicaux aux États-Unis. Le pays semble en proie à un renouveau du mouvement ouvrier qui s’observe aussi bien dans les conflits sociaux que la création d’antennes syndicales dans des secteurs réputés impossibles à mobiliser. Outre les augmentations de salaire et les améliorations des conditions de travail, les luttes portent parfois sur la gestion de la production et constituent une réponse efficace aux menaces induites par les bouleversements technologiques comme l’intelligence artificielle et la transition énergétique. Assistons-nous à un tournant dans l’histoire sociale du pays ?

Avec seulement 6 % des travailleurs du privé syndiqués, les Américains partent de loin. À ce taux de syndicalisation abyssal s’ajoute un droit du travail anémique et particulièrement favorable aux employeurs. Contrairement à la législation française, la représentation du personnel au sein des entreprises de plus de 50 salariés n’est pas automatique. L’écrasante majorité des Américains travaillent sans bénéficier d’un accord d’entreprise ou d’un accord de branche. L’utilité des syndicats n’est pourtant plus à démontrer : les Américains syndiqués bénéficient de meilleures conditions de travail et gagnent en moyenne 33% de plus que leurs homologues non syndiqués, à poste, qualification et localisation géographique comparable. De même, la stagnation du salaire des classes moyennes et laborieuses est parfaitement corrélée avec l’effondrement du taux de syndicalisation.

Si ce dernier est aussi bas, c’est d’abord car établir une présence syndicale dans une entreprise relève du parcours du combattant. Pour pouvoir négocier collectivement, les travailleurs doivent parvenir à implanter une antenne syndicale dans leur entreprise, ce qui nécessite deux étapes clés. Premièrement, une pétition doit réunir la signature d’un tiers des employés du site considéré. Une fois cette condition remplie et la validité de la pétition reconnue par les instances gouvernementales, l’entreprise a l’obligation d’organiser un référendum sous 45 à 90 jours. Une majorité des salariés doit alors voter en faveur de la création du syndicat. Une fois celui-ci mis en place, il sera habilité à négocier un accord salarial sous douze mois. Cette opération doit être renouvelée sur chaque site de production et dans chaque filiale. Ainsi, chaque café Starbucks et entrepôt Amazon – deux entreprises connues pour leur lutte contre les syndicats – est le théâtre d’une lutte acharnée. Ce processus est donc semé d’embûches à toutes les étapes pour les travailleurs qui désirent s’organiser collectivement.

Monter un syndicat, un travail de haute lutte

En outre, le patronat fait souvent appel à des consultants spéciaux (qui touchent, à l’échelle du pays, plusieurs centaines de millions de dollars de chiffre d’affaires chaque année) pour décourager les employés à se syndiquer lorsqu’une pétition est détectée ou un référendum prévu. Dernier obstacle, le droit de grève est strictement encadré et de nombreux accords d’entreprises prévoient – en contrepartie des concessions patronales – l’interdiction de la grève en dehors des périodes de négociations salariales prévues tous les quatre à cinq ans. Autrement dit, lorsqu’une entreprise décide de fermer une usine, impose un plan de licenciement ou une réorganisation de la production, les syndicats sont virtuellement impuissants. Et pour déclencher une grève à l’issue de négociations salariales infructueuses, les syndicats doivent obtenir l’autorisation préalable en faisant voter leurs membres par référendum. La grève est ainsi plus souvent utilisée comme une menace pour faire aboutir une négociation. Lorsqu’elle a lieu, elle représente l’aboutissement ou le durcissement d’un conflit plutôt que son commencement.

Le droit de grève est strictement encadré et de nombreux accords d’entreprises prévoient – en contrepartie des concessions patronales – l’interdiction de la grève en dehors des périodes de négociations salariales.

Ces faiblesses manifestes sont pourtant transformées en force lorsque la conjoncture économique est favorable aux travailleurs. L’échéance des négociations salariales étant connue à l’avance, elle fait office de date butoir pour le déclenchement potentiel d’une grève. Le vote préalable sert d’avertissement au patronat et permet de mobiliser les troupes en amont. Et la stratégie de négociation, tout comme la formulation des demandes et la préparation du conflit, peut s’organiser méticuleusement dans les mois qui précèdent la négociation salariale. Enfin, à l’exception des États où des lois existent (« right to work laws ») pour rendre cette pratique illégale, les accords d’entreprises incluent systématiquement des clauses forçant l’entreprise à ne recruter que des personnes syndiquées dans son personnel (ou à obliger ses employés à devenir membres du syndicat à l’embauche).

Ainsi, là où des syndicats sont implantés, leur représentativité est généralement très forte et leur capacité à mobiliser leurs membres pour mener une lutte est plus élevée que dans une entreprise française. Et ce, alors qu’il n’existe pas de grande centrale ou confédération syndicale aussi large que ce que l’on peut observer en France. L’essentiel des syndicats américains est propre à une entreprise ou un secteur, même si un grand nombre d’entre eux sont par ailleurs membres d’une des deux fédérations nationales (l’AFL-CIO ou American Federation of Labor étant de loin la plus large, ndlr) dont l’activité se limite essentiellement à du lobbying auprès des partis politiques et des élus du Congrès fédéral. Ce paradoxe explique en partie pourquoi la plus grande combativité des syndicats américains se limite aux luttes dans les entreprises.

Une combativité retrouvée

Ces dernières décennies, les syndicats américains avaient pris l’habitude de jouer en défense. Les négociations salariales consistaient à éviter de trop concéder au patronat tout en demandant des hausses de salaire modestes, dans une attitude de cogestion de l’entreprise, voire de collusion avec le patronat, par des directions syndicales gangrenées par la bureaucratie. Sur l’autre front, à savoir le taux de syndicalisation, les efforts se concentraient davantage sur l’enraiement du déclin dans des secteurs fortement impactés par les délocalisations ou les difficultés économiques que sur la création de nouvelles antennes syndicales.

Depuis quelques années, la tendance s’est inversée. Les syndicats repartent à l’offensive en affichant des revendications fortes, en déployant des efforts considérables pour s’implanter dans de nouvelles entreprises et en organisant des grèves massives. Cette combativité retrouvée s’explique par différents facteurs. D’abord, l’embellie économique affichée depuis 2015 et les conditions de travail dégradées depuis la récession de 2007-2009 ont créé un rapport de force plus favorable aux travailleurs. Ces effets structurels se sont amplifiés après la crise du Covid : les confinements ont provoqué une conscientisation des classes laborieuses américaines, que ce soit via les pertes d’emplois massifs qu’ils ont engendrés (le chômage partiel est rare aux Etats-Unis, ndlr) ou le travail des salariés « essentiels » en première ligne pendant la crise.

À cela s’est ajoutée la reprise économique qui a entraîné des tensions sur le marché du travail et une forte inflation. Les conditions sont ainsi réunies pour une mobilisation importante : les grandes firmes américaines engrangent des profits records pendant que leurs employés voient leurs conditions de travail dégradées et leurs salaires rognés par l’inflation provoquée par leurs employeurs. Compte tenu du manque de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, les syndicats bénéficient d’un rapport de force historiquement favorable.

Le soutien mitigé de Joe Biden aux syndicats

La fibre pro-syndicale de l’administration Biden, le regain de popularité des syndicats et l’intérêt électoral bien identifié par les élus démocrates aident également à créer des conditions favorables. Joe Biden cultive une image de politicien proche de la classe ouvrière, exhorte les entreprises à augmenter les salaires dans ses discours et fustige la théorie du ruissellement. À la place, il insiste fréquemment sur l’importance des syndicats dans la dynamique de croissance de l’économie et leur rôle historique pour construire la classe moyenne qui aurait fait le succès de l’Amérique.

Joe Biden cultive une image de politicien proche de la classe ouvrière, exhorte les entreprises à augmenter les salaires dans ses discours et fustige la théorie du ruissellement.

Derrière cette image pro-syndicale, le bilan de Biden sur la question est nuancé. D’un côté, il fut le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève pendant le récent conflit opposant l’UAW (United Automobile Workers) aux constructeurs automobiles. Il a également nommé des individus pro-syndicats à des postes clés de l’administration chargé d’arbitrer les conflits sociaux et soutient – du moins en théorie – le projet de loi « Pro Act » conçu pour renforcer le pouvoir syndical. Cet activisme a toutefois montré ses limites lorsque Biden a demandé au Congrès d’interdire la grève des travailleurs ferroviaires en forçant l’adoption de l’accord de branche négocié par les directions syndicales mais rejeté par la base. Il a également échoué à inclure des clauses pro-syndicales dans ses différents grandes lois d’investissement public (le Inflation Reduction Act, le Chips Act et le plan de rénovation des infrastructures) se limitant à des clauses pour distribuer les subventions publiques aux entreprises pratiquant le « Made in America » sans inclure des conditions sur l’emploi de travailleurs syndiqués. L’action de l’administration Biden en la matière est donc limitée. Celle des élus et proches de la gauche radicale américaine est en revanche plus palpable.

Après le mouvement « Occupy Wall Street » sous Obama et la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016, de nombreux activistes et militants formés ou politisés pendant cette campagne ont réinvesti leurs forces et savoir-faire dans le syndicalisme. La gauche américaine s’est structurée et organisée et ces transformations ont produit des effets importants dans de nombreux syndicats. Des directions historiques ont été remplacées par de nouveaux leaders plus politisés, militants et motivés.

Certains syndicats ont ainsi été débordés par leur base après avoir déçu lors des cycles de négociations de 2017 à 2020. Cela a notamment été le cas dans le secteur du fret ferroviaire, de l’éducation et de l’automobile. Autrement dit, la mobilisation s’est d’abord faite par la base et par un travail de fourmi de militants labourant le terrain. Par exemple, la direction de l’UAW, principal syndicat de l’automobile, a été renversée début 2023 suite à des efforts internes partis de la base, soutenus par des campagnes de dons nationales organisées par des organisations issues de la gauche et parfois fondées par d’anciens cadres des campagnes de Bernie Sanders comme « More Perfect Union ». Ces efforts d’organisation par la base ont aussi reçu le soutien d’une presse indépendante et radicale qui emploie de nombreux délégués syndicaux ou spécialistes des conflits sociaux parmi ses journalistes, notamment Jacobin (par ailleurs partenaire de LVSL, ndlr), dont certains ont ensuite été recrutés par l’UAW pour organiser la grève. Autrement dit, la conjoncture économique et le poids des structures sociales n’expliquent pas tout. Le savoir-faire américain en matière d’organizing, c’est-à-dire l’organisation des travailleurs entre eux pour mener des luttes collectives, a aussi joué un rôle essentiel.

Des victoires impressionnantes

La grève des enseignants de Chicago de 2012 a, par de nombreux aspects, servi de modèle aux conflits sociaux suivants. Les vieilles directions syndicales avaient été renversées par des équipes venues de la base et bien plus combatives. Ces dernières ont réussi à fermer l’ensemble des écoles du comté de Chicago pour bloquer la privatisation de l’école publique et obtenir des hausses de salaires et de moyens. Pendant une semaine, vingt mille enseignants ont ainsi cessé le travail. Cet exploit a été renouvelé en 2017 et 2018 dans plusieurs États conservateurs (Virginie-Occidentale, Oklahoma…) où l’ensemble des écoles de ces gigantesques territoires ont fermé pendant une semaine ou plus. Puis le comté de Los Angeles a mené une grève historique (45.000 enseignants fermant toutes les écoles pendant cinq jours avant d’obtenir gain de cause) qui a fait des émules dans d’autres académies, comme à Denver. À chaque fois, ces mouvements avaient le soutien des parents d’élèves, souvent présents sur les piquets de grève. Le privé a pris le relais, avec des grèves ou conflits sociaux remarqués dans le secteur de l’aviation civile et de l’Industrie (General Motors et John Deere, en 2019). Après le Covid, la grande distribution et des enseignes comme Starbucks, Amazon et Trader Joe ont connu des vagues de syndicalisation de sites.

Mais c’est à partir de 2022 que les victoires les plus impressionnantes se sont succédé. Citons par exemple les 340.000 livreurs et chauffeurs d’UPS, qui ont obtenu des hausses de salaire de 15 à 40 % et une amélioration des conditions de travail par la simple menace de faire grève, ou les pilotes de ligne qui ont obtenu entre 30 et 46 % d’augmentation sur 4 ans. Les travailleurs de l’Université publique de Californie (doctorants, postdocs, assistants, laborantins, surveillants, administrateurs) ont eux obtenu jusqu’à 50 % d’augmentation après avoir fermé 11 campus pendant 6 semaines. Les 130.000 travailleurs du rail, qui n’ont été stoppés dans leur élan que par un vote du Congrès, mais ont néanmoins obtenu gain de cause sur la majorité de leurs revendications sans avoir à faire grève. Les 40.000 membres de l’entreprise paramédicale Kaisers, qui ont obtenu des augmentations de salaire à deux chiffres et le recrutement de davantage de personnel. Plus récemment, les 11.000 membres de la guilde des scénaristes d’Hollywood ont mené une grève victorieuse de 146 jours ayant arrêté l’ensemble de la production cinématographique du pays. Une lutte suivie par celle des 160 000 acteurs syndiqués d’Hollywood, qui vient également de se solder par une victoire. Et enfin, celle dont tout le monde parle, la grève historique de l’UAW contre les « Big Three » de l’automobile.

Tous ces succès ont été permis par une détermination sans faille à mener des grèves dures, massives, et longues. Aux États-Unis, il n’existe pas de préavis de grève pour une seule journée ; toute grève est automatiquement reconduite et peut donc durer des mois en étant suivie par près de 100 % du personnel. Cette capacité de mobilisation s’explique par le travail réalisé en amont par les « organizers » et les délégués syndicaux chargés de discuter en face à face avec tous les employés, de recueillir les doléances, de jauger l’appétit pour la grève et de mobiliser les troupes. Elle est facilitée par l’utilisation de caisses de grèves bien fournies et une forte solidarité avec les grévistes, avec la venue de délégués d’autres syndicats sur les piquets de grève. A titre d’exemple, les routiers membres du syndicat des Teamsters ont refusé de livrer les sites industriels en lutte, afin de faciliter l’arrêt de la production.

La grève de l’UAW, un modèle à suivre ?

Le principal syndicat automobile du pays occupe une place à part dans l’histoire du mouvement ouvrier américain. Ses victoires passées avaient l’effet d’un fer de lance et permis aux ouvriers du secteur automobile d’être les mieux payés du pays. Mais à partir des années 1980, les conditions se sont fortement dégradées, comme dans le reste de l’industrie. En 2009, les « Big Three » sont au bord de la faillite et l’UAW accepte de nombreuses concessions soi-disant temporaires pour sauver Ford et remettre GM et Stellantis (alors Chrysler) debout après la mise sous protection du régime des faillites et le plan de sauvetage de l’administration Obama. Depuis, ces trois entreprises ont connu une forte embellie, avec des profits records depuis la reprise économique post-Covid : 250 milliards de dollars entre 2013 et 2022, en hausse de 92 % sur la période. Shawn Fain, le charismatique délégué syndical et ancien électricien de Ford, a été élu à la tête du syndicat au printemps 2023, contre la direction historique, sur la promesse d’une approche plus militante et d’un bras de fer ambitieux lors des négociations salariales à venir.

Lui et ses équipes ont tenu leurs promesses. La première chose qui frappe dans la conduite du conflit est le sens stratégique déployé par l’UAW. Fait inédit, le syndicat a décidé de frapper les trois gros constructeurs automobiles en même temps, alors qu’il s’était jusqu’ici limité à des grèves contre un des trois constructeurs (celui jugé le plus prenable), l’idée étant que les deux autres firmes seraient forcées de s’aligner pour éviter une fuite de leur main-d’œuvre vers le concurrent. À cette grève menée sur tous les fronts s’est ajoutée une stratégie inédite de mise à l’arrêt progressive des usines une par une. Plutôt que de demander aux 146.000 membres de stopper le travail simultanément, le conflit a débuté par la fermeture de trois sites importants dans les chaines logistiques. Le simple fait de choisir les sites au dernier moment a désorganisé la production, les directions patronales ayant mal anticipé les sites visés et déplacé des stocks en vain.

Au fil des semaines et de l’avancée des négociations, de nouvelles fermetures de sites étaient décrétées en fonction des progrès réalisés. Les constructeurs ayant fait état d’une bonne volonté étaient parfois épargnés par la nouvelle vague de fermeture, tandis que ceux qui traînaient des pieds étaient durement sanctionnés. Cela a permis de faire jouer les trois entreprises les unes contre les autres, mais également d’économiser les forces des grévistes et la caisse de grève en évitant de mettre en grève des employés travaillant dans des sites secondaires. Économiser ces ressources a permis de verser à chaque gréviste (environ 50.000 sur les 146.000 au pic de la grève) un salaire de 500 dollars par semaine, tout comme aux employés placés au chômage technique par les directions patronales en guise de représailles. Enfin, cela a permis de maintenir la pression sur le patronat, qui savait que les 825 millions de dollars de la caisse de grève permettaient de financer un conflit de très longue durée.

À ces considérations tactiques s’est ajoutée une approche volontariste et offensive. L’UAW a déployé un langage de lutte de classe assumé, attaquant la « cupidité » du patronat et revendiquant des hausses de salaire de 46 %, soit le même pourcentage que les gains des PDG des Big Three sur les 4 dernières années. L’opinion publique a très rapidement pris parti en faveur de l’UAW, donnant lieu à des passages médiatiques désastreux de certains PDG sommés de s’expliquer sur leur refus d’augmenter leurs salariés dans les mêmes proportions que leurs propres augmentations. La rhétorique déployée par Shawn Fain a ainsi permis de mobiliser ses troupes tout en retournant l’opinion publique au point de créer une menace sur l’image de marque des constructeurs américains. Chaque semaine, Fain révélait les progrès réalisés dans les négociations lors de lives diffusés sur les réseaux sociaux et repris par la presse. Les entreprises ayant fait des concessions se voyaient félicitées et épargnées par un durcissement du conflit, les autres fustigées.

Le résultat parle de lui-même. L’UAW a obtenu 25 % d’augmentation des salaires, plus le rétablissement d’une prime pour juguler l’augmentation du coût de la vie qui avait été supprimée en 2009. Le système des deux types de contrats de travail (two tiers contract) qui permettait aux Big Three d’embaucher les nouveaux employés à une grille de salaire inférieure a été largement supprimé. Il s’agissait d’un poison du point de vue du syndicat puisque cela montait les employés les uns contre les autres, certains disposant d’un statut inférieur pendant les quatre à huit premières années d’ancienneté. De même, le recours aux intérimaires, idéal pour briser les grèves ou affaiblir les syndicats, va devenir bien plus coûteux. Certains employés intérimaires ou sous contrat « second tier » vont ainsi obtenir des hausses de salaire allant de 65 à 135 %. Chez Stellantis, l’UAW a obtenu la réouverture d’une usine et la promesse d’embauche de 5.000 nouveaux employés. Chez Ford et Stellantis, le droit de grève sera maintenu en cas de fermeture d’usine. General Motors, lui, s’est engagé à aligner les salaires de ses nouveaux employés dans les futures usines d’assemblages de batteries pour véhicules électriques sur ceux des employés syndiqués.

La victoire de l’UAW va au-delà des salaires. Elle renforce le pouvoir du syndicat, lui donne un droit de regard sur l’organisation de la production et met un coup d’arrêt à la menace qui pesait sur le secteur automobile du fait de la transition énergétique.

La victoire de l’UAW va donc au-delà des salaires. Elle renforce le pouvoir du syndicat, lui donne un droit de regard sur l’organisation de la production et met un coup d’arrêt à la menace qui pesait sur le secteur automobile du fait de la transition énergétique. En effet, les constructeurs espéraient profiter de ce bouleversement pour délocaliser la production de véhicules électriques dans des États du Sud des États-Unis, où les le droit syndical est beaucoup moins fort. L’UAW jouait en réalité sa survie, tant l’avènement de la voiture électrique pouvait signifier la disparition des emplois bien rémunérés et syndiqués. Contre toute attente, l’UAW a obtenu des avancées significatives sur ce front.

Vers un tournant du mouvement ouvrier américain ?

La victoire de l’UAW devrait faire boule de neige. Déjà, Toyota, qui a réussi à s’éviter la moindre présence syndicale, a promis des hausses de salaire conséquentes à ses employés pour s’aligner sur les « Big Three » et éviter les velléités syndicales dans ses usines. Shawn Fain a désormais une autre entreprise en ligne de mire : Tesla, qui résiste à toute implantation syndicale à coup de violation du droit du travail. Enfin, Fain a pris soin d’aligner les prochaines échéances du contrat d’entreprise sur le jour de la fête du Travail de 2028, donnant ainsi rendez-vous à tous les grandes entreprises et syndicats américains pour ce qu’il espère être un round de négociation qui se déroulera à l’échelle du pays. Ou au minimum, de l’Industrie automobile. « La prochaine fois, on ne s’attaquera pas qu’au Big 3, mais au Big 5 ou Big 6 », a-t-il déclaré, visant explicitement Volkswagen, Toyota et Tesla, qui n’ont pour l’heure pas de présence syndicale aux Etats-Unis.

Si on met en parallèle la victoire de l’UAW avec celle des scénaristes et des acteurs d’Hollywood, de nombreux points communs émergent. Dans les trois cas, c’est le travail de terrain en amont et la mobilisation de tous les employés qui a permis d’arracher une victoire significative. Ces succès s’opposent au récit d’une inéluctabilité des modifications du monde du travail par les nouvelles technologies. L’UAW a mis un coup d’arrêt au récit selon lequel la transition énergétique se ferait aux dépens des travailleurs et des emplois du monde d’avant. Les scénaristes et acteurs d’Hollywood ont eux réussi à contenir l’irruption de l’intelligence artificielle dans leurs métiers. Il était en effet à craindre que l’image d’acteurs soit utilisée pour des films sans qu’ils aient besoin de venir sur les tournages et que des scénarios de cinéma ou de séries soient écrits par des logiciels spécialisés. En outre, les travailleurs d’Hollywood ont également arraché la création de mécanismes de compensation financières pour récupérer une partie des gains réalisés par les plateformes de streaming. À chaque fois, des emplois promis à la disparition ont été sauvegardés.

Certes, ces victoires doivent être nuancées : le taux de syndicalisation continue de stagner aux Etats-Unis et les hausses de salaire ont du mal à compenser l’érosion du pouvoir d’achat par l’inflation (à l’échelle nationale). Néanmoins, l’enchaînement de victoires récentes et la politisation des questions liées au travail, notamment par Shawn Fain et l’UAW, offrent l’espoir d’inverser cette tendance.


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Etats-Unis : la grève des ouvriers de l’automobile largement soutenue par les Américains

Grève de l’UAW aux Etats-Unis. © Adam Schultz

Depuis une semaine, le secteur de l’automobile connaît d’importantes grèves aux Etats-Unis. Après le refus des trois grandes entreprises  américaines – General Motors, Ford et Chrysler, rattaché au groupe Stellantis – de répondre aux revendications des travailleurs, le principal syndicat du secteur, l’United Automobile Workers (UAW) a déclenché un mouvement d’arrêt du travail, soutenu par d’importantes caisses de grèves. D’après les enquêtes d’opinion, les Américains se reconnaissent largement dans les paroles du président de l’UAW, qui a déclaré « se battre pour le bien de l’ensemble de la classe ouvrière ». Par Luke Savage, traduit par Jean-Yves Cotté [1].

Pour la première fois depuis presque quatre-vingt-dix ans, le syndicat United Automobile Workers (UAW) a entamé une grève chez les trois plus grands constructeurs automobiles. La décision audacieuse qui fait écho au ton offensif et très militant de sa nouvelle direction, élue lors d’un vote historique il y a quelques mois. Parmi les revendications de l’UAW figurent la fin du système des rémunérations à deux vitesses, l’amélioration de la protection sociale et des pensions de retraite et une augmentation des salaires de 40 %.

Dans la lignée des plus grandes heures de la tradition syndicale américaine, son président Shawn Fain n’a pas hésité à présenter cette grève comme un élément d’une stratégie de plus grande envergure menée au nom des ouvriers contre le pouvoir des grandes entreprises. « S’ils ont de l’argent pour Wall Street, ils en ont forcément pour les ouvriers qui fabriquent les produits. » a-t-il souligné récemment. « Nous luttons pour le bien de toute la classe ouvrière et des pauvres. » La conviction de Fain n’est pas infondée : rien qu’au cours de la dernière décennie, les trois grands constructeurs automobiles (Ford, General Motors et Stellantis) ont engrangé quelque 250.000 milliards de bénéfices – pour l’essentiel au cours des quatre dernières années, qui ont vu les profits exploser de 65 %.

Alors qu’on dit souvent les Américains réticents à la lutte des classes et à l’action sociale, un nombre considérable d’Américains semblent d’accord avec Fain. Le soutien de l’opinion publique aux syndicats a considérablement augmenté ces dernières années ; en 2021 l’institut de sondage Gallup a enregistré un niveau d’approbation de l’action syndicale de 67%, un chiffre jamais atteint depuis cinquante-six ans et qui demeure à peu près stable depuis. L’évolution est assez spectaculaire : en 2009, seuls 48% des Américains se disaient favorables aux luttes syndicales. Ce soutien massif de l’opinion explique sans doute pourquoi Joe Biden a eu des paroles plutôt positives à l’égard des syndicats – même si son action sur le sujet n’est pas brillante – comparé à son prédécesseur démocrate Barack Obama.

Si ces dernières années les syndicats ont recueilli toujours plus l’approbation de l’opinion publique dans son ensemble, le soutien apporté à l’UAW apparaît à la fois écrasant et transpartisan. Selon un autre sondage Gallup, réalisé juste avant la fête du Travail, quelque 75 % des Américains se disent solidaires des ouvriers de l’automobile. D’autres actions syndicales en cours, telle la grève des scénaristes de cinéma et de télévision et celle des acteurs, jouissent également d’un fort soutien.

Le climat actuel est donc sensiblement différent de celui qui régnait lors de la dernière crise économique d’ampleur que le pays a connue après 2008. Même si le paysage politique et culturel est sans doute plus polarisé aujourd’hui qu’à l’époque, la cause syndicale résonne désormais à un degré jamais atteint depuis au moins une génération.

À cet égard, la grève conduite par l’UAW est à même de déboucher sur un changement significatif, et potentiellement porteur de transformations, au-delà de l’industrie automobile – surtout si les ouvriers finissent par remporter la mise. Ainsi, comme le déclarait l’historien Nelson Lichtenstein, auteur d’un ouvrage sur le syndicalisme à Detroit, dans Jacobin : « Shawn Fain et les ouvriers de l’automobile retrouvent l’enthousiasme et le soutien dont jouissait l’UAW quand il était synonyme d’avant-garde en Amérique. »

Un chiffre témoigne de ce regain d’intérêt pour les syndicats et le recours à la grève : avant même que l’UAW ne se mette en grève, les débrayages avaient déjà augmenté de 40 pour cent en 2023 par rapport à l’an dernier. Partout aux États-Unis, les ouvriers cessent le travail et ce faisant bénéficient d’un large soutien de l’opinion publique. « Je sais que nous sommes du bon côté dans ce combat », a fait remarquer Fain en début de semaine avant que la grève ne commence. « C’est un combat de la classe ouvrière contre les nantis, des pauvres contre les riches, de ceux qui n’ont rien contre la classe des milliardaires. » Massivement, les Américains semblent en convenir.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin


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Diia, l’appli dystopique de l’État ukrainien

Présentation des nouvelles fonctionnalités de l’application Diia par Volodymyr Zelensky en février 2022. Capture d’écran Youtube

Démarches administratives digitalisées, passeport biométrique, création d’entreprise, signalisation des troupes russes… Avec Diia, une application financée par les Etats-Unis, l’Ukraine entend résoudre tous ses problèmes, de la corruption à la bureaucratie qui entraverait le développement économique en passant par la victoire sur la Russie. Une stratégie d’« Etat dans un smartphone » qui pourrait s’exporter ailleurs dans le monde. Article de la journaliste Lily Lynch, publié par la New Left Review et traduit par Pierra Simon-Chaix.

Lors d’un événement organisé à Washington le 23 mai, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le nouveau ministre ukrainien pour la transformation numérique ont effectué une présentation remarquable devant le peuple américain. Les contribuables états-uniens ont ainsi appris qu’ils étaient à présent des « investisseurs sociaux » dans la démocratie ukrainienne. Le ministre de la transformation numérique, Mykhailo Fedorov, 31 ans, qui portait l’uniforme de la Silicon Valley (jean, t-shirt et micro), a détaillé les différentes caractéristiques de l’application mobile la plus innovante du pays : Diia.

L’application est à présent utilisée par près de 19 millions d’Ukrainiens, soit environ 46 % de la population du pays avant la guerre.

Grâce à celle-ci a-t-il affirmé, l’Ukraine est moins dirigée comme un pays que comme une entreprise d’informatique et deviendra bientôt « l’État le plus pratique du monde ». Samantha Power, administratrice de l’USAID, a surenchéri en rappelant que l’Ukraine, longtemps perçue comme le grenier à blé du monde, était à présent sur le point de « devenir célèbre pour un nouveau produit… un bien public numérique open source qu’elle est prête à partager avec d’autres pays ». Une telle démarche sera effective grâce au partenariat transatlantique entre les deux nations. « Les États-Unis ont toujours exporté la démocratie », a déclaré Mykhailo Fedorov. « À présent, ils exportent la numérisation ».

Lorsque Volodymyr Zelensky a été élu président en 2019, il avait promis de faire de l’Ukraine un « État dans un smartphone » en rendant la plupart des services publics accessibles en ligne. Si d’autres pays ont tenté par le passé de tels programmes de numérisation, notamment l’Estonie, le plan de l’Ukraine éclipse ces tentatives par l’échelle de ses ambitions et la rapidité de son déploiement. Le joyau de ce programme, l’application Diia, a été lancée en février 2020 grâce à d’importants subsides de l’USAID : les financements américains s’élèveraient à 25 millions de dollars pour la seule « infrastructure sous-jacente à Diia ». Des subventions supplémentaires ont été octroyées par le Royaume-Uni, la Suisse, la fondation Eurasia (une ONG basée au Japon, ndlr), Visa et Google. L’application est à présent utilisée par près de 19 millions d’Ukrainiens, soit environ 46 % de la population du pays avant la guerre.

Services administratifs et délation des « collabos »

Le choix de ce nom ne doit rien au hasard : en ukrainien, Diia signifie « action » et le mot est également un acronyme de « l’État et moi » (Derzhava i ia). Ce qui rend cette application remarquable, c’est l’éventail des fonctions qu’elle propose. Elle permet aux Ukrainiens d’accéder à de nombreux documents numériques, comme les cartes d’identité, les passeports biométriques étrangers, les permis de conduire, les cartes grises, les assurances et les numéros fiscaux. L’Ukraine se vante ainsi d’être le premier pays au sein duquel l’identité numérique est considérée comme valide. L’appli propose aussi toute une gamme de services, notamment « l’enregistrement d’entreprise le plus rapide au monde ». Il suffirait ainsi de « deux secondes seulement pour devenir un entrepreneur » et « 30 minutes à peine pour fonder une société à responsabilité limitée ». Diia peut également servir à payer des dettes ou à régler des amendes, à recevoir un certificat de vaccination Covid et, via eMalyatko (« eBébé »), à avoir accès à différents documents et services en lien avec la naissance d’un enfant. Pour garantir l’adoption de l’application à grande échelle, le gouvernement a produit une mini-série mettant en scène des acteurs de cinéma ukrainiens connus (ce que Mykhailo Feodorov qualifie de « Netflix éducatif ») avec en ligne de mire les zones rurales et des personnes âgées.

Après l’invasion russe, les fonctions de l’application se sont multipliées. Diia permet à présent aux utilisateurs de faire des demandes de certificats de déplacés internes et d’aides étatiques (les déplacés internes reçoivent une aide mensuelle de 2000 UAH, soit environ 60 euros). A la suite de la destruction de nombreuses tours de télévision par les forces russes, Diia a lancé un service de diffusion proposant un accès ininterrompu aux informations ukrainiennes. Les Ukrainiens peuvent également indiquer des destructions de biens causées par les frappes militaires russes, ce qui, selon le gouvernement, orientera la reconstruction du pays après la guerre. Outre l’introduction de ces services utiles en temps de guerre, Diia a déployé un éventail de fonctions de « renseignement civil ».

Avec Diia eVorog, les civils peuvent utiliser un chatbot pour signaler les personnes collaborant avec les forces russes, des mouvements de troupes russes, des emplacements d’équipement ennemi et même des crimes de guerre russes.

Avec Diia eVorog (« eEnnemi »), les civils peuvent utiliser un agent conversationnel (chatbot) pour signaler les personnes collaborant avec les forces russes, des mouvements de troupes russes, des emplacements d’équipement ennemi et même des crimes de guerre russes. Ces informations sont traitées par les services de Diia et, si elles sont considérées comme légitimes, elles sont transmises aux quartiers généraux des forces armées ukrainiennes. De prime abord, l’interface ressemble à un jeu vidéo. Les icônes ont l’apparence de cibles ou de casques de l’armée. Si un utilisateur envoie un rapport sur l’emplacement de troupes russes, un émoji de biceps surgit. S’il s’agit d’informations relatives à des crimes de guerre, c’est une goutte de sang qui apparaît à l’écran.

Nation-branding technologique

Diia fait partie d’un exercice plus large d’élaboration d’une nouvelle image de marque de la nation ukrainienne, pour la présenter comme un technologique forgée par la guerre. Selon la mythologie nationale émergente, l’Ukraine possède depuis longtemps une expertise et des talents technologiques, mais le déploiement de ses capacités a longtemps été entravé par l’infériorité de la science soviétique et, plus récemment, par la Russie et sa culture de la corruption. Rien de nouveau dans cette rhétorique pour l’Europe de l’Est. Un certain nombre de villes, comme Vilnius et Kaunas en Lituanie, Sofia en Bulgarie et Constanța et Iași en Roumanie, se sont enorgueillies de disposer de l’internet le plus rapide au monde. Il y a un peu plus de dix ans, la Macédoine inaugurait un ambitieux projet, depuis lors tombé aux oubliettes, destiné à rendre accessible l’internet à haut débit à 95 % de ses habitants. L’Estonie est quant à elle réputée pour avoir embrassé l’informatique au moment de son indépendance en lançant l’initiative « e-Estonie », largement plébiscitée, destinée à rendre accessibles en ligne la plupart des services d’État, y compris le vote.

Plus récemment, le discret Monténégro ambitionne de devenir le premier « État orienté vers la longévité » au monde grâce au soutien actif qu’il octroie aux investissements dans la technologie de la santé, dans la biotechnologie de la longévité, dans la biologie synthétique et dans la biofabrication. Impulsés par Milojko Spajić, le dirigeant du parti Europe Now! qui s’est emparé de la présidence en avril dernier, une série de programmes visent en outre à transformer le Monténégro en un « hub de la cryptomonnaie ». Comme un symbole, Vitalik Buterin, le créateur de l’Ethereum, vient d’ailleurs de se voir octroyer la citoyenneté monténégrine. Au cours de la présentation de Diia à Washington, qui n’était pas sans évoquer l’esthétique et l’esprit de la cérémonie de lancement de l’iPhone par Steve Jobs, il a été annoncé que d’ici 2030, l’Ukraine deviendrait le premier pays sans argent liquide et aurait un système judiciaire gouverné par l’intelligence artificielle.

Au cours de la présentation de Diia à Washington, il a été annoncé que l’Ukraine deviendrait d’ici 2030 le premier pays sans argent liquide et aurait un système judiciaire gouverné par l’intelligence artificielle.

Le programme « e-Estonie » et la recomposition du nationalisme à l’ère numérique a été largement étudié par le chercheur en communication Stanislav Budnitsky. Évaluant la valeur de ces services en ligne, il souligne l’importance de séparer les aspects strictement technologiques de ceux qui relèvent du mythe. Les technologies comme Diia ont clairement des avantages, en particulier pour les déplacés internes et les réfugiés, mais la mythologie qui y est attachée nécessite une réflexion plus approfondie. Diia a par exemple été largement présentée comme un antidote à la corruption, très courante en Ukraine.

L’application promet ainsi de réduire radicalement la corruption en supprimant les agents subalternes qui étaient bien placés pour demander de l’argent en échange de certains services essentiels. Diia introduit également un « caractère aléatoire » dans l’attribution des affaires judiciaires, ce qui, selon les affirmations enthousiastes de l’application, devrait conduire à la diminution de la corruption du secteur judiciaire. Comme l’a récemment fait remarquer Volodymyr Zelensky lors du sommet Diia, « un ordinateur n’a pas d’amis ni de parrains, et il n’accepte pas les dessous de table ». Mais si Diia peut participer à la diminution de la corruption subalterne, l’application risque d’être peu efficace face aux manifestations les plus importantes et les plus dommageables de la corruption, comme la symbiose de longue date entre les oligarques et l’État. Ainsi, comme souvent, la mythologie du techno-solutionnisme ne sert qu’à occulter les problèmes politiques les plus cruciaux.

Diia est plus qu’une application, c’est à présent « la première ville numérique au monde », « un espace fiscal et juridique unique pour les entreprises de l’informatique en Ukraine ». Les entreprises d’informatique qui « résident » à Diia City bénéficient d’un régime fiscal préférentiel. « Il s’agit de l’un des régimes fiscaux les plus avantageux au monde », a affirmé Zelensky. Un espace « où se parle la langue de l’investissement en capital-risque ». Les résidents de la Diia City bénéficieront également d’un « modèle d’emploi flexible », notamment grâce à l’introduction de « contrats à la tâche » précaires, jusqu’alors inexistants en Ukraine.

Techno-solutionnisme

À présent, l’USAID veut déployer Diia dans des « pays partenaires » du monde entier « pour aider d’autres démocraties à se tourner elles aussi vers l’avenir », selon les mots de sa directrice Samantha Power. Durant le Forum économique mondial de janvier dernier à Davos, Samantha Power a annoncé le déblocage de 650 000 $ supplémentaires pour « relancer » la création d’infrastructures destinées à accueillir Diia dans d’autres pays. Récemment, elle a indiqué que la liste des pays envisagés inclut la Colombie, le Kosovo et la Zambie. Cet effort mondial est élaboré en s’appuyant sur la stratégie numérique 2020-2024 de l’USAID, publiée au cours des premières semaines de la pandémie de la Covid-19. Dès lors, il n’est guère étonnant que les conspirationnistes aient tendance à associer Diia avec le prétendu « Grand Reset », une initiative du Forum économique mondial visant à rétablir la confiance dans le capitalisme mondialisé en promouvant des partenariats « multipartites » unissant les gouvernements, le secteur privé et la société civile « de manière transversale dans tous les domaines de la gouvernance mondiale ».

Ce qui est peut-être le plus frappant dans la rhétorique employée pour évoquer Diia, c’est le fait que le solutionnisme technologique proposé par l’appli est complètement anachronique. Une récente vidéo de présentation du secteur informatique ukrainien semble tout droit sortir d’une époque plus simple et plus optimiste. « L’informatique, c’est une histoire de liberté », nous affirme le narrateur. « Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un ordinateur pour inventer toute une variété de choses ». Une personne interviewée explique que le premier ordinateur d’Europe continentale a été fabriqué en Ukraine. « Il y avait alors de nombreux spécialistes en Ukraine, mais les frontières étaient fermées et l’entrepreneuriat privé était en grande partie illégal », nous explique-t-on pendant que des images du pont du Golden Gate, de Ronald Reagan et du logo Pepsi défilent à l’écran.

En 2023, après la faillite des banques de la Silicon Valley, alors que les postes dans la tech sont supprimés par centaines de milliers et que San Francisco semble à l’agonie, faire preuve d’une telle foi indéfectible en la prospérité générée par une application semble aller au-delà de la naïveté.

Il s’agit là d’une rhétorique défraîchie qui fleure bon 1989, associée à une idéologie californienne moribonde. L’idée que Twitter allait apporter la démocratie au Moyen-Orient a pourtant été démentie depuis une décennie. Lorsque le département d’État américain, alors dirigé par Hillary Clinton, a introduit la notion de « diplomatie numérique » et que l’un de ses cadres supérieurs affirmait à l’OTAN que « le Che Guevara du 21siècle, c’est le réseau », le concept sonnait déjà creux. Mais en 2023, après la faillite des banques de la Silicon Valley, alors que les postes dans la tech sont supprimés par centaines de milliers et que San Francisco semble à l’agonie, faire preuve d’une telle foi indéfectible en la prospérité générée par une application semble aller au-delà de la naïveté. Cette croyance reflète l’affaiblissement de l’imagination libérale-démocrate occidentale, incapable de proposer une vision convaincante ou désirable de l’avenir, qu’elle soit en ligne ou hors ligne. Dans ce monde dominé par la pensée impérialiste, la rhétorique de la Guerre froide a été remplacée par la promesse boiteuse d’une technologie qui résoudrait tous les problèmes.


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Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les conflits d’intérêts

Le Pentagone, siège du Secrétariat d’Etat à la Défense américain. © Touch of light

De nombreux élus américains détiennent des parts importantes dans les entreprises d’armement qui bénéficient de contrats fédéraux. Ceux-ci sont, chaque année, plus importants. Cette intrusion flagrante des intérêts militaro-industriels dans la sphère politique est l’une des clefs qui permet d’expliquer la surenchère militariste de Washington dans le conflit ukrainien. Par Shea Leibow, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Alors que le Congrès reprend ses activités après les élections de mi-mandat, les représentants américains s’attèlent désormais à définir le budget, les dépenses et la politique du Département de la Défense des Etats-Unis à travers le National Defence Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2023. Après le budget record de 778 milliards de dollars de l’année dernière, la fourchette supérieure du NDAA pour cette année, autorisée par la commission des services armés du Sénat, s’élève à la somme stupéfiante de 858 milliards de dollars.

Ce chiffre dépasse même la demande initiale du Président Joe Biden, déjà astronomique, de 813 milliards de dollars. Avant de prendre des vacances, le Sénat a proposé des amendements au NDAA ajoutant jusqu’à 100 milliards de dollars au budget initialement proposé. Bien que ces amendements varient par leur sujet, ils sont unifiés quant à leurs plus grands bénéficiaires : les fournisseurs militaires comme Boeing et General Dynamics profiteront grandement des largesses du Sénat en matière d’achat d’armes militaires, s’assurant ainsi un marché encore plus grand pour leurs avions V-22 Osprey, leurs chars Abrams ou leurs véhicules Stryker. Or, comme plusieurs membres du Congrès possèdent des montants importants d’actions dans ces entreprises de défense, ils ont aussi beaucoup à gagner en cas d’augmentation du budget du NDAA.

L’argent de l’industrie de l’armement s’immisce dans la politique américaine sous de nombreuses formes : contributions aux campagnes électorales, affectation d’allocations lucratives, emploi de coûteux lobbyistes coûteux pour représenter leurs intérêts etc. Cependant, le lien le plus direct entre le pouvoir politique et les gains financiers est sans doute la capacité des membres du Congrès à détenir et à échanger des actions dans les industries sur lesquelles ils légifèrent directement. 

Selon une note publiée par le Congressional Progressive Caucus [coalition parlementaire de l’aile gauche démocrate NDLR] en avril 2022, 284 membres du Congrès, soit 53 %, détiennent des actions – ce qui signifie que leurs finances personnelles sont directement rattachées au succès ou à l’échec d’industries et de sociétés spécifiques. Des exemples flagrants de délits d’initiés, tels que des opérations boursières menées en 2020 fondées sur des informations secrètes sur le coronavirus, auxquelles les parlementaires avaient eu accès, ont mis en lumière le sujet dans la période récente.

Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027

Le problème ne réside pas seulement dans la capacité ainsi acquise, par les membres du Congrès, de se servir des informations confidentielles auxquelles ils ont accès pour boursicoter. Il réside aussi dans leur propension à façonner la politique américain au gré de l’intérêt des industries dans lesquelles ils détiennent des parts. Il s’agit de la définition même d’un conflit d’intérêts. Un récent reportage du New York Times a ainsi révélé qu’au moins 97 membres du Congrès, ou leurs conjoints ou personnes à charge, ont acheté ou vendu des actions ou autres actifs financiers dans les industries sur lesquelles ces membres légifèrent dans le cadre de leur travail au Congrès.

Étant donné les montants colossaux en jeu, les commissions des services armés ne font pas exception. De fait, elles ont été reconnues comme étant celles qui ont enregistré le plus de transactions boursières de toutes les commissions du Congrès. Au sein de la Commission des services armés du Sénat (SASC), plusieurs membres détiennent des parts importantes dans les sociétés de défense dont ils votent l’augmentation des contrats fédéraux chaque année.

Le sénateur Tommy Tuberville (Républicain de l’Alabama) possède par exemple 200 000 $ en actions des sociétés de défense Honeywell, Lockheed Martin, General Electric, Raytheon et General Dynamics ; le sénateur Jacky Rosen (Démocrate du Nevada) possède jusqu’à 110 000 $ en actions General Electric ; et le sénateur Gary Peters (Démocrate du Michigan) possède environ 15 000 $ en actions Raytheon. Certains membres du SASC spéculent de manière encore plus massive, comme le sénateur Jim Inhofe (Républicain de l’Oklahoma), qui a acheté et vendu des actions de technologie militaire pendant que le SASC négociait un contrat de 10 milliards de dollars avec le Pentagone.

Conscient des dangers de tels conflits d’intérêts, en 2012, Barack Obama a fait voter le Stock Act afin d’empêcher les membres du Congrès de faire des transactions et de détenir des actions grâce à des informations privilégiées. Mais cette loi n’est que très peu respectée : selon Insider, au moins soixante-quatorze membres du Congrès ont enfreint le Stock Act ce mois-ci. Les sanctions actuelles sont d’un niveau dérisoire par rapport aux gains : l’amende moyenne est de seulement 200 dollars !

Alors que ces transactions courantes passent largement inaperçues au yeux de la loi, une nouvelle législation du Congrès va peut-être voir le jour. Depuis le début de l’année, de multiples textes de loi ont été introduits pour mettre en œuvre une interdiction du négoce des actions plus efficace et plus solide. La loi sur l’interdiction des transactions boursières au Congrès (Ban Congressional Stock Trading Act) a été introduite en janvier par le sénateur démocrate Jon Ossoff. En février, la loi bipartisane sur l’interdiction de l’actionnariat au Congrès (Bipartisan Ban on Congressional Stock Ownership Act), moins rigoureuse, a elle été introduite par la sénatrice Elizabeth Warren. Toujours en février, le leader de la majorité au Sénat, le démocrate Chuck Schumer, a formé un groupe de travail pour élaborer une législation commune sur l’interdiction des transactions boursières. La séance consacrée à cette législation avait été reportée après les élections de mi-mandat, mais elle sera probablement soumise à un vote prochainement

Si le va-et-vient qui dure depuis des mois sur cette impérieuse réforme n’est guère surprenant. Pourquoi les élus qui possèdent des actions se mobiliseraient-ils pour un vote sur une question populaire auprès de leurs électeurs mais contraire à leurs intérêts particuliers, surtout au moment où ils font campagne pour les élections de mi-mandat ? Toutefois, malgré la lenteur législative, les transactions boursières du Congrès attirent de plus en plus l’attention du public, ce qui n’était pas le cas au cours des dernières décennies. Néanmoins, les opposants à la présence de l’argent en politique – et en particulier les opposants à la guerre qui craignent que les ingérences de l’industrie de la défense n’entraînent une augmentation des budgets militaires – doivent maintenir une forte pression populaire s’ils entendent contrer l’hésitation du Congrès. 

Si de telles pratiques ne sont pas interdites au Congrès – et à la commission des services armés du Sénat en particulier – le NDAA ne s’arrêtera pas à 853 milliards de dollars. Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027. 

Certes, les investissements personnels des membres du Congrès dans le complexe militaro-industriel ne sont pas la seule raison qui les conduit à voter pour des solutions militaristes plutôt que pour une approche diplomatique du conflit ukrainien, mais elles constituent certainement une incitation personnelle majeure. Il est en tout cas probable qu’ils continueront à voter pour des budgets du Pentagone toujours plus élevés tant qu’ils profiteront directement des dépenses d’armement fédérales… 

Bien qu’une interdiction de la transaction d’actions n’impliquera pas, à elle seule, une réduction du budget du Pentagone, elle poussera au minimum les membres du Congrès – en particulier ceux qui siègent dans les commissions chargées de prendre des décisions cruciales – à créer des lois et des budgets sans motivation financière personnelle directe. Bien sûr, les dons de campagne et les réseaux de lobbying de l’industrie de la défense sont une autre affaire, qui nécessitent aussi une législation plus stricte…


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Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

© Alison Drake

La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 


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États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?


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La prochaine guerre mondiale aura-t-elle lieu en Arctique ?

Un navire dans la banquise arctique. © NOAA

Avec la fonte des glaces, les grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie en tête, investissent de plus en plus le Grand Nord. La disparition de la banquise offre en effet l’opportunité d’exploiter de nombreux gisements d’hydrocarbures et de terres rares et de développer le trafic maritime. Mais l’intérêt pour la région n’est pas qu’économique : alors que la Chine affirme sa puissance et qu’une nouvelle guerre froide émerge entre la Russie et les Etats-Unis, l’Arctique se remilitarise. Article de l’économiste James Meadway, originellement publié par Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

L’onde de choc de l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est propagée dans le monde entier, des frontières de l’Oural jusqu’au point le plus septentrional du globe. Début mars, pour la première fois depuis sa création, les travaux du Conseil de l’Arctique – un forum fondé en 1996 par les huit pays dont une partie du territoire se trouve dans le cercle arctique (Canada, Danemark, Islande, Finlande, Norvège, États-Unis, Suède et Russie) – ont été suspendus. 

Invoquant le fait que la Russie assure pendant deux ans la présidence tournante, les sept autres membres ont condamné la « violation des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale » par cette dernière et mis le Conseil en pause en suspendant provisoirement ses activités. Le représentant de la Russie au Conseil a riposté en dénonçant les demandes d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, compromettant ainsi « la coopération dans les hautes latitudes ».

Bien qu’il se soit élargi depuis sa fondation en conférant le statut d’observateur à des pays « proches de l’Arctique », tels le Royaume-Uni et la Chine, le Conseil avait en vingt-six ans d’existence évité de s’impliquer dans des conflits entre pays membres. La déclaration d’Ottawa relative à la création du Conseil interdit en effet expressément de se saisir des questions d’ordre militaire et, pendant un quart de siècle, ce consensus a été maintenu, le Conseil se concentrant sur les questions civiles et scientifiques. Cependant, alors que la crise climatique s’accélère, l’équilibre politique au sein du Conseil – véritable microcosme des conflits liés aux ressources et des litiges territoriaux que la dégradation de l’environnement entraîne à l’échelle mondiale – se désagrège.

Sous la banquise, des sous-sols convoités

Bien que la guerre en Ukraine a entraîné un niveau de confrontation inédit depuis la Guerre froide entre l’Occident et la Russie, cette suspension des travaux du Conseil de l’Arctique s’explique aussi par d’autres enjeux liés à la fonte de la banquise arctique. Cette dernière s’accélère : en été, la couche de glace ne représente plus que 20 % de ce qu’elle était dans les années 1970. Ce dérèglement climatique crée trois sources de compétition interétatique potentielles, menaçant la fragile coopération qui régissait les relations dans le cercle arctique.

Premièrement, la fonte des glaces met au jour de nouvelles sources de matières premières. Ces dernières années, la prospection pétrolière et gazière et les projets d’exploitation minière se sont rapidement multipliés – 599 projets ont déjà vu le jour ou sont en chantier – et la production pétrolière et gazière devrait croître de 20 % dans les cinq prochaines années. Les banques occidentales, dont on estime qu’elles auraient contribué au financement de projets liés au carbone arctique à hauteur de 314 milliards de dollars, ainsi que les grandes compagnies pétrolières, comme la française Total Energies et l’américaine ConocoPhillips, investissent dans la région aux côtés d’entreprises publiques ou soutenues des états, tels la China National Petroleum Company ou le Fonds de la Route de la soie, un fonds souverain chinois. Total Energies s’est par exemple engagée avec la société russe Novatek et des investisseurs soutenus par l’État chinois dans Yamal LNG et Arctic LNG 2, deux sites géants de gaz naturel liquéfié (GNL) qui devraient être mis en service au cours des prochaines années.

Selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares.

Par ailleurs, selon le Wall Street Journal, le sous-sol du cercle arctique recèlerait mille milliards de dollars de terres rares. Paradoxalement, l’intensification des efforts de décarbonation rend ces gisements potentiels de plus en plus précieux. On estime ainsi que le Groenland possèderait un quart des réserves mondiales de terres rares, indispensables aux véhicules électriques et aux éoliennes. La transition mondiale en faveur des énergies renouvelables exacerbe en effet la lutte pour découvrir de nouvelles sources de terres rares. Les pays occidentaux sont particulièrement demandeurs de nouvelles sources d’approvisionnement, étant donné que la Chine contrôle actuellement 70 % des gisements connus. Parallèlement, Inuit Ataqatigiit (IA), un parti de gauche indépendantiste, a été élu à la tête du Groenland l’an dernier après avoir fait campagne contre les projets miniers. L’extraction d’uranium a depuis été interdite et le moratoire illimité sur la prospection pétrolière et gazière dans les eaux groenlandaises a été reconduit. Alors que la demande continue à croître, les pressions s’exerçant sur ce gouvernement devraient être de plus en plus fortes dans les années à venir.

De nouvelles routes commerciales

Deuxièmement, la diminution de la banquise arctique a permis d’ouvrir des routes maritimes autrefois impraticables la majeure partie de l’année. D’une part, la route maritime du Nord relie d’Est en Ouest les détroits de Behring et de Kara, longeant sur 4000 kilomètres la côte la plus septentrionale de la Russie. D’autre part, le passage du Nord-Ouest serpente entre le Canada et l’Alaska. Avec la fonte de la banquise arctique, ces étendues océaniques deviennent autant de voies de navigation rentables.

Selon d’anciennes prévisions, les routes arctiques ne devaient pas devenir commercialement viables avant 2040. Mais la fonte des glaces plus rapide que prévu, alliée à la compétition internationale, pousse à les utiliser sans plus attendre. Les volumes de fret empruntant la route maritime du Nord atteignent des records, le trafic ayant été multiplié par 15 au cours de la dernière décennie, l’essentiel du trafic étant composé de méthaniers transportant du GNL, dont la demande ne cesse d’augmenter. Il y a cinq ans à peine, la navigation était pratiquement impossible pendant les mois d’hiver. L’hiver dernier, 20 navires par jour en moyenne ont emprunté cette route. Parallèlement, la première traversée du passage du Nord-Ouest en hiver sans l’aide d’un brise-glace a été réalisée en 2020 par un bateau norvégien, réduisant de 3000 miles nautiques le trajet entre la Corée du Sud et la France.

Malgré le défi climatique, l’appel à faire transiter le transport maritime par le toit du monde est donc de plus en plus fort. Il y a une dizaine d’années, Vladimir Poutine le rappelait déjà : « La route la plus courte entre les plus grands marchés d’Europe et la région Asie-Pacifique passe par l’Arctique. » La route par le toit du monde entre, mettons, l’Asie de l’Est et l’Europe est bien plus courte que la route actuelle par le canal de Suez : environ 3000 miles nautiques et 10 à 15 jours de moins. Un raccourci qui pourrait générer d’énormes économies, estimées entre 60 et 120 milliards de dollars par an rien que pour la Chine.

L’intérêt de la Chine pour ces nouvelles routes commerciales est d’ailleurs manifeste. Actuellement, 80 % des importations de pétrole de l’Empire du milieu transitent par le détroit de Malacca, entre la Malaisie et l’Indonésie, véritable goulet d’étranglement que pourrait bloquer une puissance ennemie. Ses exportations vers l’Europe doivent quant à elles emprunter le canal de Suez, dont le blocage par l’Ever Given l’an dernier a été à la source d’un chaos économique. Les exportations chinoises vers l’Amérique du Nord passent quant à elles par le canal de Panama, qui est un fidèle allié des Etats-Unis.

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie.

C’est pour surmonter de tels obstacles que la Chine a décidé d’investir massivement dans ce qu’elle appelle les nouvelles routes de la soie, un ensemble gigantesque de nouveaux investissements routiers et ferroviaires qui se déploie à travers l’Asie et en Europe. La perspective d’une nouvelle route maritime, cependant, ne se refuse pas. Les économies sont phénoménales et la Chine s’emploie déjà activement à les promouvoir en fournissant des itinéraires détaillés aux armateurs. En 2018, sa politique arctique évoquait ainsi le développement d’une nouvelle « route polaire de la soie » par le Grand Nord, et décrivait la Chine comme un « État proche de l’Arctique ».

Outre le commerce maritime, la Chine s’emploie depuis plusieurs années à accroître discrètement sa présence dans l’Arctique en associant investissements directs et diplomatie. L’Islande, durement touchée par la crise financière de 2008, s’est ainsi tournée vers la Chine pour obtenir une aide économique, devenant en 2013 le premier État européen à signer avec elle un accord de libre-échange. La Chine finance désormais des recherches dans les universités de Reykjavik et les investisseurs chinois ont entamé des pourparlers pour deux nouveaux ports en eau profonde sur l’île, destinés au transbordement au large des nouvelles voies maritimes arctiques.

Sur le plan diplomatique, la Chine a été admise comme observateur au Conseil de l’Arctique 2013. Elle a également construit de nouveaux brise-glaces et commandé des patrouilleurs « renforcés pour les glaces». Mais cette puissance inquiète de plus en plus. Les intérêts chinois croissants au Groenland ont amené le Danemark à exprimer officiellement son inquiétude, tandis que la Russie – même si elle coopère avec la Chine pour l’exploitation de gisements de gaz arctiques, en particulier la raffinerie de gaz naturel liquéfié Yamal sur la côte sibérienne – s’est fermement opposée à l’utilisation de brise-glaces étrangers le long de la route maritime du Nord (bien que la déclaration conjointe des deux pays en février les engagent à « intensifier la coopération pratique pour le développement durable de l’Arctique »). La Lituanie a elle ajourné les investissements chinois dans le port de Klaipeda, porte d’entrée du passage du Nord-Est, arguant de son appartenance à l’OTAN et d’un prétendu danger pour sa sécurité nationale.

Comme l’a illustré la crise de Suez en 1956 (où la France et le Royaume-Uni tentèrent de bloquer la nationalisation du canal par Nasser, ndlr), le contrôle d’une route commerciale est déterminant dans une économie capitaliste mondialisée. Et, comme pour le canal de Suez, la course à la puissance donne lieu à une présence militaire croissante lourde de menaces.

Branle-bas de combat

La troisième et dernière source de conflit potentielle découle également de la position géographique privilégiée de l’Arctique. La militarisation de l’Arctique, situé à la distance la plus courte possible entre les deux principales masses continentales du globe, est depuis longtemps une réalité. Les postes d’écoute de Skalgard (Norvège) et de Keflavik (Islande), établis pendant la guerre froide pour surveiller les mouvements de la flotte sous-marine soviétique, et par la suite russe, de la mer de Barents, témoignent de l’intérêt stratégique du grand Nord. Avec la montée des tensions entre Washington et Moscou ces dernières années, la région est de plus en plus réinvestie par la Russie et les États-Unis sur le plan militaire.

La Russie a ainsi rouvert 50 postes militaires datant de la guerre froide situés sur son territoire arctique, comprenant 13 bases aériennes et 10 stations radar. Elle a également testé des missiles de croisière hypersoniques et des drones sous-marins à propulsion nucléaire destinés à l’Arctique, conduisant le Pentagone à exprimer officiellement son inquiétude au sujet de sa « voie d’approche » des États-Unis par le Nord. Renforcée au cours de la dernière décennie, la Flotte du Nord russe, composée de sous-marins nucléaires, de cuirassés et d’engins de débarquement, ainsi que de brise-glaces et de bâtiments de soutien, forme depuis 2017 la pièce maîtresse de la stratégie arctique de la Russie.

En face, l’OTAN a achevé le mois dernier son exercice semestriel dans l’Arctique norvégien, avec 30 000 soldats engagés, soit le plus grand contingent depuis la fin de la guerre froide. Début avril, Ben Wallace, le secrétaire d’État à la Défense britannique, a quant à lui promis des troupes supplémentaires pour le Grand Nord lors de sa rencontre avec son homologue norvégien. Dans le cadre de la coopération entre les deux États, des sous-marins nucléaires britanniques ont été accueillis dans un port norvégien pour la première fois. Alors que la Norvège est historiquement attachée au principe de neutralité, son armée a pour la première fois participé à l’exercice semestriel Mjollner dans le Grand Nord en mai, aux côtés des forces armées du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas et de l’Allemagne. Le Canada accroît lui aussi sa présence militaire dans l’Arctique, notamment par l’achat de deux nouveaux brise-glaces et de 88 avions de chasse.

Malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique, le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins.

La volonté de la Finlande et de la Suède d’intégrer l’OTAN s’inscrit dans le contexte d’une intensification de l’activité militaire dans l’Arctique, leur entrée potentielle faisant de la Russie la dernière nation de la région à ne pas appartenir à l’OTAN. Enfin, la nouvelle stratégie de l’armée américaine dans la région, publiée au début de l’année dernière et baptisée « Dominer à nouveau l’Arctique », propose de «redynamiser » des forces terrestres arctiques qui opéreraient aux côtés de forces navales et aériennes élargies.

Ainsi, malgré la tragédie environnementale monumentale que vit l’Arctique (extinction de masse, destruction de communautés indigènes, perte d’une nature sauvage irremplaçable), le système capitaliste continue de remodeler la planète pour ses propres besoins. De l’« unification du monde par la maladie » à la création d’un système alimentaire fondé sur les monocultures, le capitalisme a en effet toujours remodelé l’environnement qu’il exploite, et n’a jamais cessé de s’adapter à ces évolutions pour poursuivre sa soif de croissance intarissable. Le redécoupage en cours de l’Arctique n’est donc qu’une étape supplémentaire dans un processus séculaire de compétition et d’exploitation. Le capitalisme ne détruira pas le monde, mais il le refaçonnera. Dans un tel contexte, la résistance à ce processus, comme celle organisée par les écosocialistes indigènes au pouvoir au Groenland, devient donc un impératif politique de plus en plus fondamental.


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