La pression d’Alexandria Ocasio-Cortez sur Joe Biden

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Alexandria Ocasio-Cortez. ©Ståle Grut / NRKbeta

Alors que la rumeur d’une suspension de campagne courait déjà depuis quelques semaines, Bernie Sanders l’a officialisée jeudi 9 avril dans un message vidéo publié sur les réseaux sociaux. Plusieurs éléments ont rendu la poursuite du combat politique du sénateur du Vermont difficile, en premier lieu l’épidémie du Covid19 qui frappe de plein fouet les États-Unis, nouvel épicentre mondial. Les images de longues files d’attente lors du récent scrutin du Wisconsin illustrèrent la nécessité de stopper ce potentiel carnage, Bernie Sanders conseillant lui-même la veille de ne pas s’y rendre. Par Théo Laubry.


Joe Biden est donc désormais seul à la barre d’un navire démocrate qui semble bien fragile. Le capitaine parait inspirer peu d’engouement aux passagers de celui-ci comme le montre une étude du média ABC datant de mi-mars où seuls 24% des démocrates le soutenant se sentent « très enthousiastes » à propos de sa candidature[1]. À titre indicatif, en 2016, 36% des soutiens d’Hillary Clinton se définissaient ainsi. L’apathie qui traverse les électeurs démocrates pro-Biden dénote une chose : priorité donnée au candidat prétendument désigné comme le plus à même de battre Donald Trump. Pour le programme politique on verra plus tard. Cette stratégie n’est pas sans risque contrairement à ce qu’elle laisse paraître, notamment car il sera nécessaire, pour envisager la victoire en novembre prochain, de reconquérir les états ouvriers de la Rust Belt (ceinture de rouille) acquis pendant des années aux démocrates avant d’être ravis par Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle.

Si Joe Biden semble pourtant moins clivant qu’Hillary Clinton aux yeux des Américains, il paraît néanmoins peu enclin à mettre un coup de barre à gauche essentiel afin de resserrer les rangs derrière sa candidature et de limiter la fuite vers l’abstention des électeurs démocrates progressistes très favorables à Bernie Sanders. Des signes timides de main tendue apparaissent malgré tout : annulation des dettes étudiantes et gratuité de l’enseignement supérieur pour les familles modestes, augmentation du salaire minimum à 15 dollars net de l’heure (7,25 dollars aujourd’hui à l’échelle fédérale, beaucoup d’états ont par ailleurs déjà commencé à augmenter ce taux sous la pression de mouvements comme Fight For 15$) ou encore l’abaissement à 60 ans de l’âge d’obtention de l’assurance santé publique Medicare (actuellement 65 ans). Par ailleurs, dans une vidéo-conférence avec Bernie Sanders, Joe Biden a annoncé que des groupes de travail communs entre les deux équipes de campagne seraient mis en place afin d’échanger sur les grands thèmes politiques. L’espoir donc à terme de voir émerger des propositions plus ambitieuses.

AOC sans filtre

Derrière cette apparence d’unité, la fracture au sein du Parti Démocrate entre « progressistes » et libéraux est pourtant bien visible. Alors qu’on a vu précédemment que le candidat Biden n’arrivait pas à faire grimper au rideau ses propres supporters, il est aisé d’imaginer que les électeurs plus à gauche ont un enthousiasme proche de zéro. Les réseaux sociaux, bien que parfois peu représentatifs, voient fleurir des messages tels que we will not endorse Joe Biden (« nous ne soutiendrons pas Joe Biden ») émanant de diverses organisations ou électeurs pro-Bernie Sanders. Si le fort militantisme de ces derniers pour des idéaux très progressistes peut expliquer ce refus de soutenir l’ancien vice-président plus conservateur, il faut bien souligner que le nouveau candidat démocrate désigné n’y met pas du sien.

Ce malaise est d’autant plus palpable lorsque l’on lit l’interview du 13 avril d’Alexandria Ocasio-Cortez pour le New York Times[2]. La représentante du 14ème district de New-York et nouvelle coqueluche de la gauche américaine dépeint de façon très froide et réaliste la situation actuelle. D’entrée on y apprend notamment que les équipes de Joe Biden n’ont jamais cherché à prendre contact avec elle. Plutôt surprenant en cette période d’union qu’aucun signe ne soit envoyé à celle qui compte des millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et dont l’influence au sein du parti est de plus en plus importante. Rappelons tout de même à ce stade qu’Alexandria Ocasio-Cortez a toujours exprimé sa volonté de soutenir le candidat démocrate qui gagnerait la primaire, position qu’elle rappelle d’ailleurs dans cette interview de façon on ne peut plus claire : « J’ai toujours dit que je soutiendrais le nominé démocrate (…) Sortir Donald Trump est une question de vie ou de mort pour beaucoup de communautés ». Pour autant, son constat sur le résultat de cette primaire est sans appel : « Même s’il est le nominé, nous savons aussi que Joe Biden n’a pas gagné grâce à son positionnement idéologique ». Propos qu’elle illustre plus loin : « Je ne sais pas si le message de retour à la normalité qu’il prône va fonctionner envers des gens pour qui la situation était déjà vraiment mauvaise avant ».

Ce retour à la normale est un des piliers de la stratégie de Joe Biden. Pour lui, Donald Trump est la cause de la crise que traversent les États-Unis. Il propose donc un retour aux années Obama et joue sur la fibre nostalgique d’une partie des électeurs démocrates pour l’ancien président. Pourtant, n’est pas Barack Obama qui veut et de façon indirecte Alexandria Ocasio-Cortez pointe une différence majeure entre l’un et l’autre : « Joe Biden a eu de mauvais résultats chez les jeunes et les latinos, deux segments très importants pour le vote de novembre ». Mais au-delà même du choix stratégique, la critique de la jeune congresswoman porte avant tout sur le fond et illustre les désaccords profonds au sein du Parti démocrate entre les membres de l’establishment et la nouvelle génération d’élus très proches politiquement de Bernie Sanders voire d’Elizabeth Warren. Sans pincettes ni même éléments de langage, Alexandria Ocasio-Cortez jette un pavé dans la mare lorsqu’elle évoque les récentes concessions progressistes du candidat démocrate en particulier en ce qui concerne la santé : « La proposition d’abaisser à 60 ans l’âge d’accès au Medicare est presque insultante. Hillary Clinton proposait déjà mieux en 2016 avec 50 ans. C’est une concession progressiste qui a 10 ans de retard ». En réalité, l’ancienne candidate à la présidentielle proposait un abaissement à 55 ans[3], mais peu importe l’approximation, pour cette nouvelle génération de démocrates favorables à l’assurance santé publique pour tous Medicare For All, Joe Biden semble vivre dans un passé lointain. Malgré ces propos corrosifs, la fin de l’interview est essentielle pour bien comprendre que la fracture semble avant tout entretenue par l’establishment démocrate et son candidat désigné : « Ce que j’aimerais c’est sortir et pouvoir dire « ce plan est pour nous tous ! » mais c’est compliqué de faire cela si le plan ne nous inclut pas ». Si on ajoute à cela les images de communication sur les réseaux sociaux de la campagne Biden où le mot « socialiste » est barré et mis au même niveau que le mot « ploutocrate »[4] le rassemblement post-élection présidentielle est, pour l’instant, mal embarqué.

Le lendemain, le 14 avril 2020, la jeune démocrate poursuit ses confidences au journal Politico[5]. A priori, sa sortie dans le New York Times a réveillé l’équipe de campagne de Joe Biden. Moins de 24 heures auront suffi pour qu’elle prenne contact avec Ocasio-Cortez. Pour autant, cela est loin d’être suffisant pour la pousser à tresser des louanges au candidat démocrate : « Nous allons voir ce que donneront ces conversations politiques ». Elle donne par ailleurs plusieurs pistes à suivre afin que son engagement pour Joe Biden soit plus enthousiaste notamment vis à vis des réformes du système de santé : « Il doit avoir une politique de santé plus ambitieuse, sa concession sur l’âge du Medicare n’est pas suffisante pour nous » et du Green New Deal « Je ne pense pas que les propositions du vice-président sur l’environnement soient pour l’instant suffisantes ».

Elle l’incite aussi à choisir une vice-présidente progressiste pour équilibrer le ticket. Mais ce n’est pas tout. Alexandria Ocasio-Cortez n’hésite pas à évoquer les accusations d’attouchement de Joe Biden sur une ancienne membre de son staff, Tara Reade, dans les années 1990[6]. Cet épisode a été jusque-là très clairement peu évoqué que ce soit dans les médias ou chez les démocrates. Elle met donc les pieds dans le plat en exprimant de façon très claire son attachement à la prise en compte de la parole des femmes : « Il est légitime d’en parler. Et si nous voulons être intègres nous ne pouvons pas dire « nous croyons les femmes et les soutenons » jusqu’à ce que cela nous gêne » en référence à Joe Biden qui, bien avant cette accusation, avait expliqué qu’il fallait prendre en compte la parole des femmes se disant victime de violences sexuelles.

Une réflexion à court et long terme

AOC applique donc une stratégie de pression médiatique sur Joe Biden afin de tirer son programme vers la gauche et d’éclaircir son passé. Elle joue un jeu d’équilibriste : faire entendre la voix des progressistes afin de pouvoir apporter un soutien moins gêné à l’adversaire de Donald Trump. Elle sait aussi qu’il faut manœuvrer habillement afin de préserver toutes ses chances pour être potentiellement une candidate future du parti, comme le réclame déjà un grand nombre de militants de gauche. Elle suit là l’exemple de son mentor Bernie Sanders. En jouant le jeu au sein du Parti Démocrate sans pour autant infléchir sa ligne de pensée, elle garantit une tribune médiatique importante à sa vision politique. Reste que les libéraux tiennent encore les rênes mais il n’est pas à exclure que leur temps soit peut-être compté.

Le Parti démocrate et son principal représentant vont-ils donc prendre en compte la nécessité d’inclure la lame de fond qu’a représenté le mouvement de Bernie Sanders ? Il est certain que cela sera essentiel pour faire de Donald Trump le président d’un seul mandat. Plus de six mois nous séparent du scrutin final, l’actualité est obstruée par la crise sanitaire, le moment semble donc idéal pour Joe Biden afin de prendre le temps de coconstruire un mouvement « arc-en-ciel ». Les électeurs les plus engagés à la gauche du Parti démocrate ne s’en satisferont sûrement pas, mais cela peut être suffisant pour les pousser à se déplacer aux urnes. Va-t-il saisir cette opportunité ? Rien n’est moins sûr.

 

Notes :

[1]https://abcnews.go.com/Politics/biden-consolidates-support-trails-badly-enthusiasm-poll/story?id=69812092

[2]https://www.nytimes.com/2020/04/13/us/politics/aoc-progressives-joe-biden.html

[3]https://www.theatlantic.com/politics/archive/2016/05/clinton-new-medicare-proposal/483806/

[4]Slogan de Joe Biden : Plutocrat Socialist Democrat

[5]https://www.politico.com/news/2020/04/15/aoc-joe-biden-progressive-wishlist-187678

[6]https://www.independent.co.uk/news/world/americas/alexandria-ocasio-cortez-sexual-assault-allegation-joe-biden-news-a9466051.html

Covid-19 : les impasses d’une solution individualiste

Étagères vides d’un supermarché à la suite de la panique provoquée par la pandémie de Covid-19. @borisdunand

La mondialisation nous a tous rendus interdépendants et la pandémie de coronavirus n’épargne personne. Pour y répondre, nous devons être solidaires et bâtir une société où la santé de tous prime sur les profits de quelques-uns. Texte originel de Jedediah Britton-Purdy, pour notre partenaire américain Jacobin, traduit et édité par Rémy Choury et William Bouchardon.


Une pandémie donne tout son sens au slogan de la solidarité : un pour tous, tous pour un. C’est pour cette raison qu’un tel événement réveille aussi le désir effréné de se retirer de l’interconnexion sociale et de faire cavalier seul.

Le Covid-19 met en lumière la logique d’un monde combinant une profonde interdépendance et un système politique et moral qui abandonne les personnes à leur propre sort. Nos relations constantes – au travail, dans les transports, à l’école, au supermarché, via les systèmes de livraison à domicile – nous rendent contagieux, et vulnérables. Comme la doxa dominante invite à l’isolement et nous prie de prendre soin de nous et de nos proches, nous tendons à devenir un à un des survivalistes : nous stockons juste assez de conserves et de surgelés, assez de médicaments et de désinfectant pour couper tout lien social et survivre seul.

Cette ruée vers les supermarchés révèle un système de classe dans lequel la capacité d’isolement est une marque de statut social. Si vous avez assez de patrimoine ou que votre employeur vous paie un salaire décent, si vous avez assez de place chez vous, vous devriez alors être en mesure d’accomplir ce défi assez absurde de vous isoler quelques mois en vous appuyant sur le réseau mondial de produits proposés par Carrefour ou Auchan. Mais pour les 50% du pays qui ne peuvent épargner plus de cinquante euros par mois, qui galèrent à chaque fin de mois, qui vivent dans des petits logements sans espace de stockage et qui tentent tous les jours de traverser la rue sans pour autant trouver d’emploi, c’est tout bonnement impossible. Ces gens se retrouveront dehors quotidiennement, dans le métro, à la station essence, à choisir entre la prudence épidémiologique et la survie économique, parce qu’il n’ont pas le choix.

Tant que cela est vrai – tant que nombre d’entre nous sont poussés hors de chez eux, pour tenter de joindre les deux bouts – il y a toutes les raisons de penser que seule une infime minorité sera en sécurité. Même si on connaît encore peu le virus, on sait que le nombre de porteurs de la maladie va continuer d’augmenter. Tant que notre isolement moral et politique nous ramène vers le marché, notre interdépendance matérielle nous rend tous vulnérables.

« Lavez-vous les mains » est un bon conseil mais aussi un sérieux rappel que nous n’avons pas affaire à un problème qui sera résolu par la responsabilité individuelle. L’épidémiologie est un problème politique. Il n’est pas compliqué d’imaginer les décisions qui mettraient fin à notre cruelle situation : l’arrêt du travail, un soutien massif des revenus (des allocations chômages, voire une forme de revenu de base universel) et un moratoire sur les saisies hypothécaires et les expulsions. Quiconque est atteint du coronavirus et des symptômes liés devrait avoir droit à un traitement gratuit et complet, sans conditions (sur le statut migratoire, par exemple), afin que personne ne se passe d’un traitement par peur ou par pauvreté. Ce n’est que du bon sens. C’est par ces mesures que l’on permet aux gens de prendre en considération et de prendre soin des besoins et vulnérabilités des autres : lorsqu’ils voient le problème d’autrui comme le leur.

Le survivalisme apparaît tellement désespéré et réservé à une élite qu’une pandémie révèle la nécessité de l’État si nous voulons survivre. Aux États-Unis, les déclarations absurdes de Trump – « Tout va bien ! C’est un truc étranger ! Nous prenons des décisions fortes ! » – montrent à nouveau qu’il n’a aucune idée de comment utiliser l’État, excepté pour se donner en spectacle ou s’enrichir personnellement. La classe d’oligarques décadents d’un capitalisme mourant auquel appartient Trump est démunie de tout instinct permettant de surmonter cette crise. Des esprits plus vifs, aux États-Unis comme en France, sauront cependant avancer bien des idées, dont beaucoup ne feraient qu’aggraver le malheur des gens.

Cette crise – ainsi que les suivantes, encore plus violentes – peut se dérouler de trois façons. Le premier scénario est celui que suit actuellement les États-Unis, avec un système de santé privé, et une faible part de santé publique en matière de tests et de consignes à respecter. Les riches se retirent, la classe moyenne s’isole tant bien que mal mais reste vulnérable, tandis que les classes populaires tombent malades et meurent. En France, malgré notre système de santé historique nous sauvant du scénario catastrophe des États-Unis et garantissant les soins aux plus précaires, la destruction du service public par l’austérité nous fragilise dans notre réponse, et les riches ont déjà commencé à se retirer du système public.  

Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les Etats

Vu combien la société américaine est cruelle, cela a toutes les chances d’engendrer une réaction politique violente, d’où une seconde possibilité : une réponse nationaliste à la catastrophe. Parce qu’il souligne notre vulnérabilité et notre interdépendance, le coronavirus s’apparente à une version accélérée de la crise climatique, offrant ainsi un avantage à ceux qui peuvent nous protéger, enfin au moins quelques-uns d’entre nous. Cette épidémie de « virus étranger », comme l’appelle Trump, a toutes les chances de rendre ce nationalisme très concret via des mesures pour protéger « notre » peuple en excluant, en déplaçant, ou en se débarrassant du reste. Dans un monde inquiétant et instable où la plupart des pouvoirs se concentrent au niveau national, nos réflexes politiques de base nous invitent en effet constamment à l’ethno-nationalisme.

Le troisième scénario est solidaire : « un pour tous, tous pour un » serait alors bien plus qu’un slogan. Même les réponses nationales à des crises écologiques et épidémiologiques ne constituent que des mesures d’atténuation et d’endiguement. Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les États. Nous avons besoin d’armées d’infirmières et d’ouvriers de l’infrastructure verte plus que nous n’avons besoin de nos armées actuelles. La leçon de la crise climatique – que nous pouvons nous permettre une abondance publique mais que la tentative d’une abondance privée universelle nous tuera – fonctionne également pour les pandémies : nous pouvons nous permettre un système de santé entièrement public, mais si nous sommes incités à rester en bonne santé seuls, nombre d’entre nous vont mourir.

Est-ce impossible, est-ce trop demander ? Rappelons-nous que notre société, où nous sommes seuls plongés dans l’immensité du monde, où règne une philosophie individualiste et une interdépendance matérielle, n’a rien dinné. Les autoroutes, les crédits financiers, le commerce mondial… Tout notre système repose sur une vaste et complexe infrastructure dans laquelle nous avons tous besoin des services d’un autre, le tout organisé autour d’un objectif ultime : le profit. Voir ce système paniquer dans les marchés financiers mondiaux à la seule idée que les gens restent chez eux plusieurs mois plutôt que de réaliser frénétiquement des échanges monétaires montre combien celui-ci est finement calibré pour générer du profit et complètement incapable de s’adapter aux changements des besoins humains.   

Les mains et les esprits qui ont construit cet ordre peuvent en créer un, résilient, qui priorise la santé à tous les niveaux : celle des individus, des communautés, des territoires, et de la planète. Mais pour cela, il nous faut mener un combat politique sur la valeur de la vie elle-même : sommes-nous ici pour faire des profits ou pour vivre en nous entraidant ?

COVID-19 : les États-Unis face au désastre qui vient

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Deux millions de morts et un taux de chômage à 30%, ce sont les dernières prévisions en cas d’inaction face à l’épidémie de coronavirus. Avec un président longtemps dans le déni, un exécutif désorganisé, un système de santé à deux vitesses, une protection sociale quasi inexistante et des inégalités records, les États-Unis semblent particulièrement vulnérables.  C’est sans compter sur leur souveraineté politique et monétaire qui leur confère des marges de manœuvre considérables. Reste à savoir comment se manifestera la réponse politique. Capitalisme du désastre tel que l’a théorisé Naomi Klein dans La stratégie du choc, ou sursaut « socialiste » comme le préconise Bernie Sanders et les forces « progressistes » ? Reportage depuis Houston.


 «Le vieil oncle Sam se réveil enfin ». Dans les boucles de messagerie électronique Wechat de la communauté chinoise de Houston, on s’amuse de la réponse tardive et précipitée des Américains face à la pandémie. Depuis deux mois, les membres de ces groupes de discussions stockent masques, solutions hydroalcooliques, papier toilette et autres vivres. Désormais certains se ruent sur les armes à feu et les munitions. Depuis la première allocution de Donald Trump le 12 mars, les supermarchés sont en rupture de stock et les armureries prises d’assaut. 

Le vendredi 13 mars, la plupart des grandes entreprises demandent à leurs employés d’adopter le télétravail. Les écoles ferment, les événements sportifs sont annulés, et le fameux rodéo qui accueille plus de deux millions et demi de visiteurs sur six semaines se termine prématurément. Houston n’a diagnostiqué que 30 cas de Covid-19 lorsque le maire décrète la fermeture des bars et restaurants.

À travers le pays, de nombreux États, entreprises, villes et associations ont pris les devants du gouvernement fédéral pour mettre en place des mesures drastiques. Malgré des conséquences financières significatives, la NBA (National Basketball Association) a suspendu sa saison au premier test positif d’un joueur, le pivot français des Utah Jazz, Rudy Gobert. À Austin, le festival culturel « South By Southwest », qui accueille près d’un demi-million de visiteurs chaque année, a été annulé le 6 mars. Dans d’autres États, le confinement est désormais imposés aux populations. Ces initiatives locales contrastent avec les tâtonnements de Donald Trump et le manque de préparation spectaculaire des services de santé. 

Les États-Unis, une nation particulièrement exposée

Deux millions de morts d’ici la fin de l’année et deux millions de chômeurs supplémentaires en une semaine. Ces deux chiffres, le premier issu d’une étude épidémiologique de l’Imperial College de Londres, le second des projections économiques de Goldman Sachs, indiquent l’ampleur de la catastrophe sanitaire et sociale qui s’annonce. 

Pour commencer, l’absence de congés maladie et de congés payés dans la législation (bien que certaines entreprises en offrent à leurs employés volontairement) force de nombreux Américains à se rendre au travail en étant malades. D’autant plus que les minimas sociaux et l’assurance chômage anémique rendent la perspective de perte d’emploi terrifiante, et ce particulièrement en situation de pandémie, puisque la plupart des actifs reçoivent leur assurance maladie via leurs employeurs. Sachant que près de la moitié des Américains n’ont pas les ressources financières pour faire face à un imprévu de plus de quatre cent dollars, le chômage partielle n’est pas une option.[1] 

Parmi les travailleurs les plus exposés, on compte les employés de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme ainsi que les chauffeurs de taxi, et plus généralement toutes les  professions dont le salaire dépend majoritairement des pourboires. 

Fermer les écoles présente un autre dilemme, car jusqu’à vingt-deux millions d’enfants dépendent des cantines scolaires pour se nourrir, en particulier à New York. 

À cette situation sociale fragile s’ajoute un système de santé à deux vitesses. 87 millions d’Américains ne sont pas ou mal assurés, ce qui empêche un quart de la population de se rendre chez le médecin pour se faire dépister. Quant aux Américains disposant d’une couverture maladie décente, le système de franchise médicale les dissuade de consulter un médecin en cas de symptômes légers (les premiers mille à deux mille dollars de frais médicaux annuels étant à la charge du patient). [2]

Les pires conditions sont ainsi réunies pour une propagation éclair de la maladie. Or, le système de soin est particulièrement mal préparé. Les hôpitaux manquent de tout : masques et tenues protectrices, gel hydroalcoolique, machines respiratoires, lits et personnels. Certains établissements demandent déjà un plan de sauvetage financier, à l’instar des banques en 2008, pour continuer de fonctionner. De plus, le système étant majoritairement privé et fondé sur une logique de concurrence, tout effort de coordination est difficile à mettre en place. Par exemple, il est très difficile de transférer des masques et du personnel soignant d’un hôpital à un autre. 

Cette logique du profit pousse certains établissements à refuser de décaler la date des chirurgies « non-urgente » pour libérer des capacités d’accueil en vue de traiter les victimes du coronavirus. D’autres interdiraient à leurs infirmières de porter le masque dans les couloirs, pour éviter la mauvaise publicité. The Intercept rapportait ainsi qu’un hôpital avait décidé de ne pas isoler un patient atteint du virus, et de ne pas mettre de signe clair indiquant au personnel soignant qu’il était contagieux, « pour éviter d’affoler les clients ». Résultats : plusieurs aides-soignants sont venus s’occuper de ce patient sans porter la moindre protection. 

Si le changement de rhétorique effectué par Donald Trump semble indiquer qu’il prend désormais la crise au sérieux, les décisions fortes sur le front sanitaire se font toujours attendre. 

Trump : du déni au « chef de guerre »

Le 28 février, Donald Trump qualifie le coronavirus  de complot démocrate destiné à réduire ses chances de réélections. Cette sortie s’ajoute à une longue série de déclarations publiques destinées à minimiser la situation, ignorant au passage les rapports des agences du renseignement qui alertaient dès la fin janvier sur le risque de pandémie. Or, le déni initial du président a été amplifié et repris en boucle par les médias conservateurs du pays.

Fox News, première chaîne d’information continue, se déchire entre ses deux réflexes habituels : affoler ses téléspectateurs et défendre le président. Pendant un long mois, ses principaux présentateurs choisissent la seconde option. La journaliste Trish Regan qualifie la pandémie de « dernière trouvaille des démocrates pour nuire à Donald Trump, après l’échec du RussiaGate et de la procédure de destitution ». La vedette de la chaîne, Sean Hannity, parle de « simple grippe » et de « complot de l’État profond contre Trump ». Certains intervenants encouragent les téléspectateurs à prendre l’avion pour profiter des prix bas, et à se rendre dans les restaurants où le service sera « plus rapide que d’habitude ». Un propos repris par David Nunes, un des leaders du parti républicain au Congrès. [3]

Le conservateur Rush Limbaugh, présentateur radio le plus influant du pays, explique pendant des semaines à ses 16 millions d’auditeurs que le virus est « une simple grippe » fabriquée par les Chinois pour affaiblir l’économie américaine. Ces lignes éditoriales sont d’autant plus cyniques que l’âge moyen de leur audience est supérieur à soixante ans. En effet, selon divers sondages, les électeurs républicains sont deux fois moins susceptibles de prendre le coronavirus au sérieux que les électeurs démocrates.

Donald Trump a une part de responsabilité dans ce désastre. En conférence de presse le 13 mars, il continue de traiter la crise comme un problème de perception plutôt qu’une crise sanitaire, se permettant de serrer de nombreuses mains devant les caméras avant de reconnaître qu’il avait été en contact avec une personne testée positivement au coronavirus quelques jours plus tôt. Il a longtemps refusé de décréter la “situation d’urgence” par crainte d’affoler les marchés, et ira jusqu’à reconnaître publiquement qu’il s’oppose à la multiplication des tests afin de minimiser artificiellement le nombre des cas enregistrés et d’éviter la panique. Cette stratégie calamiteuse fait suite à une série de décisions problématiques. [4]

En arrivant à la Maison-Blanche, Trump a distribué les postes clés de son administration à une majorité de lobbyistes ou personnes inexpérimentées afin de “déconstruire l’État”, comme l’a publiquement revendiqué Steve Bannon, son conseiller stratégique de l’époque. [5] Suivant cette logique, Trump a réduit les budgets de la CDC (Center for Disease Control) et limogé la majorité de ses cadres dirigeant, avant de supprimer la cellule mise en place par Barack Obama pour gérer le risque pandémique. En 2019,  la Maison-Blanche enterre un rapport officiel pointant le manque de préparation du pays.  Pour prendre la mesure de cette désorganisation, il suffit de comparer la réponse de l’administration Obama face à l’Ebola, où les Américains avaient dépêché dix mille professionnels en Afrique pour lutter contre le virus et anticiper les risques de contagion, avec la réponse de Trump face au Coronavirus. Aucun personnel américain n’a été envoyé en Chine depuis le début de la crise. [6]

Les conditions étaient réunies pour une réponse calamiteuse. Parmi les graves manquements, on citera l’incapacité du pays à se procurer des tests de dépistage et à mobiliser des laboratoires pour les effectuer. Alors que la Corée du Sud teste dix mille personnes par jour depuis début février, les États-Unis n’avaient effectué que sept mille tests en tout (pour 1250 cas confirmés) au 11 mars. À cela s’ajoutent le manque persistant de masques (les hôpitaux étant contraints de procéder à des appels aux dons) et un déficit vertigineux de coordination à l’échelle fédérale qui pousse chaque État à se faire concurrence pour gérer ses approvisionnements. Tout cela sur fond de décisions présidentielles prises à l’emporte-pièce. [7]

Le fiasco de l’allocution du 12 mars, prononcée par Donald Trump depuis le bureau ovale, illustre parfaitement cette désorganisation. Malgré la présence du télé-prompteur, Trump commet trois erreurs qui plongent les marchés boursiers dans une nouvelle journée noire : il décrète la suspension des vols depuis les pays européens sous 48 heures en oubliant de préciser que cette mesure ne concerne pas les ressortissants américains, ajoute (à tort) que cette restriction inclut les marchandises et affirme que les assurances maladie privées couvriront les frais d’hospitalisation des victimes du coronavirus. La Maison-Blanche a dû démentir ces trois points, sans parvenir à éviter un retour précipité de milliers de touristes américains qui se sont retrouvés entassés pendant des heures dans les terminaux des aéroports en attendant de passer les douanes (multipliant ainsi le risque de contagion). 

Depuis cette allocution désastreuse, Trump s’exprime majoritairement par voie de conférence de presse, laissant aux experts le soin de répondre à la majorité des questions. Cet exercice quotidien est pour lui une façon de pallier l’annulation de ses gigantesques meetings de campagne, et de politiser la crise. Entre temps, le pays adopte peu à peu des mesures de confinement de plus en plus drastiques, en fonction des villes et des États. Sur le plan économique, Trump semble enfin réaliser que son second mandat dépend de sa réponse à la crise. Au point de reprendre à son compte certaines propositions de Bernie Sanders.

Pour réduire les conséquences économiques, Trump plus ambitieux que les cadres démocrates ?

Contrairement à l’Union européenne, la réponse américaine en matière de politique économique a été rapide et conséquente. La FED a injecté 1500 milliards de dollars dans la sphère financière, et abaissé son taux directeur à zéro. Quant au plan de relance budgétaire, il s’annonce sans précédant. 

Pour éviter un taux de chômage à 20 % dans quelques mois, scénario évoqué publiquement par la Maison-Blanche en cas d’inaction, Donald Trump a demandé un plan d’un trillion de dollars. Au cœur de sa proposition figure l’idée de verser un chèque de deux mille dollars à tous les Américains, sans condition de ressource. Le président a également décrété la suspension des évictions et le report des intérêts sur les prêts étudiants, deux demandes formulées par Bernie Sanders et écartées (provisoirement) par la majorité démocrate au Congrès.

Car si Trump semble déterminé à prendre toutes les mesures nécessaires à sa réélection, le Congrès suit sa propre logique. À ce titre, ses premières réactions ont été révélatrices. 

Les républicains ont d’abord accusé les démocrates de vouloir « profiter de la crise pour faire adopter leurs obsessions socialistes ». Cette critique, reprise par Donald Trump le 15 mars sur Fox News, a été reçue cinq sur cinq par la direction démocrate, qui a volontairement réduit de moitié l’ambition de son propre projet de loi. Ce premier « pack » visait à rendre gratuits les tests de dépistage du coronavirus, tout en offrant deux semaines de congé maladie à tous les Américains. [8]

Mais comme l’a souligné le New York Times dans un éditorial au vitriol, Nancy Pelosi (la présidente de la chambre des représentants du Congrès, sous contrôle démocrate) a pris soin d’exclure du texte les entreprises de plus de 500 salariés. Résultat, le projet voté par sa majorité et adopté quelques jours plus tard au Sénat ne couvre que 20 % de la population active. Politiquement, c’est désastreux : au lieu de faire endosser aux républicains ce manque d’ambition manifeste, les démocrates renvoient l’image d’un parti dans la main des multinationales.

Pelosi a répondu au New York Times qu’elle ne souhaitait pas que « les contribuables américains financent ce que les grandes entreprises devraient fournir d’elles-mêmes à leurs employés ». Un argument qui reflète l’obsession des cadres du parti pour les solutions « sous conditions de ressources » et bureaucratiques, là où des programmes universels comme ceux défendus par Bernie Sanders seraient bien plus rapides à mettre en œuvre et efficaces pour lutter contre ce qui s’annonce comme le plus grave choc économique de l’histoire du pays. 

Pendant que Donald Trump parle de revenu universel, de suspension des paiements de la dette étudiante et de réquisition des usines pour produire des équipements médicaux, le parti démocrate suggère un crédit d’impôt de 500 dollars par famille. À travers cette crise, on assiste à un  prolongement du réalignement électoral en cours. Le parti démocrate apparaît de plus en plus comme une force politique au service des lobbies et attentive à la classe moyenne supérieur vivant dans les banlieues aisées, ces fameuses zones périurbaines qui leur ont permis de gagner le contrôle de la chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2018, avant de propulser Joe Biden en tête des primaires démocrates. 

Capitalisme du désastre contre socialisme

Si Donald Trump semble s’inspirer des propositions économiques de Bernie Sanders et donne l’impression de déborder le parti démocrate par la gauche, sa réponse à la crise ne saurait être analysée comme un revirement populiste. Son premier instinct a été de proposer des baisses d’impôts et la suppression des cotisations sociales, une priorité du parti républicain pour réduire et privatiser la (maigre) sécurité sociale américaine. Devant la levée de boucliers démocrates et le fait qu’une telle mesure ne permettrait pas de mettre directement de l’argent dans les poches du contribuable, Trump a finalement opté pour un paiement de type « revenu universel ». 

Surtout, il y a une différence importante entre ce qu’annonce le président, ce que son administration met en place, et ce que le parti républicain vote au Congrès. Ainsi, Trump a été forcé de reconnaître que s’il avait invoqué le « Defense power act » dans le but de réquisitionner des moyens de production, cette annonce n’avait été suivie d’aucune action concrète. Une des causes serait l’opposition idéologique de l’administration Trump à toute intervention de l’État et la confiance aveugle du président dans le secteur privé. [9]

De même, la proposition du plan de relance présentée par le Sénat (républicain) est une caricature de « capitalisme du désastre ». Le fameux chèque de soutien à la consommation était initialement réduit de moitié au profit de baisses d’impôts importantes pour les contribuables et entreprises les plus riches, et incluait un chèque en blanc de 500 milliards de dollars pour renflouer les entreprises menacées de faillite, sans contrepartie. Parmi les industries concernées par ce  bail out, la Maison-Blanche a cité les compagnies aériennes, Boeing, les armateurs de croisières, les hôtels et casinos, et les compagnies pétrolières spécialisées dans l’extraction du pétrole et gaz de schiste. Autrement dit, les entreprises parmi les plus polluantes, dont une majorité a dilapidé des montants colossaux en rachat de leurs propres actions. Le plus problématique étant le potentiel plan de sauvetage des grands groupes hôteliers, projet qui bénéficierait directement aux finances personnelles de Donald Trump.

Face à cette « stratégie du choc », le parti démocrate reprend peu à peu ses esprits. Chuck Schumer (président de la minorité démocrate au Sénat) insiste sur l’importance d’inclure des conditions strictes de sauvegarde de l’emploi comme préalables aux plans de sauvetage.

À la chambre des représentants, le groupe parlementaire de la gauche du parti démocrate (le « progressive caucus ») propose lui aussi des mesures ambitieuses de défense des travailleurs pour garantir la continuité des emplois et salaires. Alors que Wall Street conseille aux entreprises pharmaceutiques d’augmenter leurs prix pour profiter de la crise, ses propositions veillent aussi à lutter contre ce genre d’opportunisme. . 

Mais le navire démocrate se retrouve sans capitaine capable de coordonner les efforts des deux chambres du Congrès. Joe Biden a disparu des médias depuis le débat du 15 mars, son équipe de campagne cherchant par tous les moyens à l’empêcher d’apparaître en public. Quant à Bernie Sanders, s’il multiplie les lives, interventions, conférences de presse et levée de fonds, aucune chaîne de télévision ne se donne la peine de couvrir ses efforts. [10]

Mitch McConnel, le chef de la majorité républicaine au Sénat que Vox qualifie de “politicien le plus influent du XXIe siècle”, profite de ce chaos pour tenter d’imposer son plan de relance par la force. En combinant les aides destinées aux américains avec le plan de sauvetage des entreprises dans un seul texte, il met la pression sur les démocrates pour agir dans l’urgence absolue. Comme “stratégie du choc”, on ne fait guère mieux.

Malgré la pression, les démocrates ont voté par deux fois contre ce texte avant de négocier de nombreux aménagements. En particulier, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflé de 600 dollars par semaine, aux frais de l’État fédéral); l’injection de 150 millions de dollars pour les hôpitaux et les services de santé; la création d’un poste d’observateur pour superviser les prêts accordés aux entreprises (ainsi qu’un droit de regard accordé au Congrès), l’interdiction de financer les entreprises détenues par Trump et sa famille;150 milliards d’aide aux États, gouvernement locaux et nations amérindiennes et 360 milliards pour les PME. La proposition de revenu universel a été augmenté dans le montant (1200 dollars par adulte et 500 par enfant) mais limitée aux foyers gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. La facture s’élève désormais à 2000 milliards, l’équivalent du PIB de la France et le triple du plan de relance d’Obama en 2009.

Si ces victoires semblent significatives, comme l’a indiqué Chuck Schumer en évoquant une “nouvelle assurance chômage sous stéroïdes”, deux problèmes persistes. Les américains ne percevront leurs chèques qu’au mois de mai du fait de la lourdeur bureaucratique liée aux conditions de ressources, et aucune obligation ni condition n’est incluse pour les prêts accordés aux entreprises. Elles se feront donc au cas pas cas et à la discrétion de la Maison-Blanche et du Congrès. En clair, les salariés sont priés de pointer à l’assurance chômage tandis que les entreprises en manque de liquidité seront abreuvés d’argent public sans conditions de sauvegarde de l’emploi, jetant ainsi des centaines de milliers de travailleurs syndiqués au chômage et sans assurance maladie.

Ce plan de relance ne sera probablement pas le dernier, comme l’a fait savoir Nancy Pelosi. Compte tenu de l’augmentation du nombre de malades à un rythme inégalé et du manque de réactivité de la Maison-Blanche, la situation aux États-Unis risque de faire passer la catastrophe italienne pour une promenade de santé.

Or, la droite américaine a déjà signalé sa disposition à sacrifier une part de la population pour éviter un effondrement économique, sans même recourir à l’argument douteux de l’immunité de groupe. Donald Trump a martelé en conférence de presse qu’il ne souhaite pas que le remède soit plus dommageable que la maladie. Un point de vue défendu par le Wall Street Journal et Fox News, et qui a été parfaitement résumé par le vice-gouverneur du Texas : “de nombreux Américains âgés préfèrent se sacrifier pour l’économie que priver leurs petits enfants de l’opportunité de goûter au rêve américain”. Donald Trump a lui-même indiqué qu’il pourrait rapidement mettre un terme aux mesures de confinement décrétées à l’échelle locale et demander aux entreprises de mettre fin au télétravail pour préserver l’économie. [11] Une stratégie suicidaire, selon la CDC.

 

Notes :

  1. Étude de la FED en 2019 : https://www.cnbc.com/2018/05/22/fed-survey-40-percent-of-adults-cant-cover-400-emergency-expense.html
  2. Pour une vue d’ensemble du système de santé américain, nous vous recommandons notre article sur la question : https://lvsl.fr/etats-unis-lassurance-maladie-au-coeur-de-la-presidentielle-2020/
  3. Sur la couverture du coronavirus par les médias conservateur, lire cette enquête du New York Times : https://www.nytimes.com/2020/03/11/us/politics/coronavirus-conservative-media.html
  4. https://www.politico.com/news/2020/03/21/short-term-thinking-trump-coronavirus-response-140883 et https://www.businessinsider.com/trump-reportedly-wanted-coronavirus-numbers-kept-as-low-as-possible-2020-3
  5. Pour un aperçu de ces efforts de « déconstruction », lire https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  6. Sur le manque de préparation et de réactivité face à la crise du coronavirus, lire : https://nymag.com/intelligencer/2020/03/coronavirus-shows-us-america-is-broken.html
  7. https://www.vox.com/science-and-health/2020/3/12/21175034/coronavirus-covid-19-testing-usa
  8. https://www.vox.com/2020/3/12/21174968/democrats-coronavirus-stimulus-package-whats-in-it
  9. New York Times : https://t.co/yIyclxQoPL?amp=1
  10. https://www.jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-coronavirus-pandemic-presidential-campaign
  11. https://www.washingtonpost.com/politics/trump-says-he-may-soon-lift-restrictions-to-reopen-businesses-defying-the-advice-of-coronavirus-experts/2020/03/23/f2c7f424-6d14-11ea-a3ec-70d7479d83f0_story.html

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?

Jacobin et le comeback du socialisme américain

Durant sa présidence, le charismatique et néolibéral président Barack Obama était régulièrement qualifié de « marxiste » et de « communiste » par les médias américains alors qu’il mettait en place de timides réformes après la pire crise économique qu’ait connu le monde en 80 ans. Dans ce contexte, lancer un média qui se revendique du socialisme semblait alors complètement en décalage avec la réalité. C’est pourtant le pari qu’a fait Bhaskar Sunkara, à l’époque encore étudiant, qui a créé Jacobin en 2010, une publication sur le web qui a rapidement donné naissance à un magazine. Aujourd’hui, la plus jeune élue du Congrès américain, Alexandria Occasio-Cortez, s’assume ouvertement socialiste et l’homme politique le plus populaire du pays n’est autre que Bernie Sanders. Jacobin participe à la bataille politique et culturelle pour l’hégémonie, et au redéploiement du socialisme aux États-Unis.


La naissance de Jacobin est discrète et se fait sur un champ de ruines : les résidus de mouvements ouvriers organisés ont tous fait allégeance au Parti démocrate qui est entièrement acquis aux grands intérêts, tandis que les partis plus à gauche sont groupusculaires. Bhaskar Sunkara, qui édite alors le blog des jeunes Democratic socialists of America (DSA), explique : « Globalement, surtout chez les jeunes, les courants dominants étaient l’anarchisme et des formes d’autonomisme ». La tradition socialiste américaine, incarnée notamment par Eugene V. Debs dans les années 1920 semble à ce moment-là définitivement terrassée par des décennies de divisions, de répression étatique et de cooptation par le Parti démocrate. Sunkara, qui découvre le marxisme par ses lectures à la bibliothèque durant l’adolescence, est insatisfait des médias qualifiés de « gauche » qui occupaient la scène médiatique. Il les juge soit trop inaccessibles – telle la très intellectuelle New Left Review, à la présentation plutôt austère – soit trop compromises avec l’establishment dont The Nation serait, selon lui, devenu un « porte-parole insipide et politiquement complaisant ». « Le but de Jacobin était double. Premièrement, aider le socialisme américain en prenant part à un débat plus large avec les liberals [aux États-Unis, liberal désigne globalement les sympathisants démocrates NDLR] et d’autres personnes pour rendre nos idées plus accessibles. Ensuite, il s’agissait, au sein de la gauche, de se battre pour utiliser un idiome – celui du marxisme et du socialisme – plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain ».

« Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions »

Il forme autour de lui une petite équipe de rédacteurs composée de jeunes du DSA comme Chris Maisano et Peter Frase. À ces derniers, s’ajoute un « assortiment un peu au hasard » de la gauche américaine dont des rédacteurs issus du Left Business Observer (LBO) de Doug Henwood – le site web du LBO illustre à lui seul le délabrement esthétique du marxisme au début des années 2010. Rapidement, Bhaskar Sunkara et les autres se lancent sur Internet avec seulement un budget de quelques centaines de dollars. « Mais là, ce que j’ai réalisé, en gros, c’est qu’il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré » raconte-t-il. Alors que le discours sentencieux professe la mort prochaine du papier, remplacé par les liseuses et smartphones, il décide pourtant de faire un choix à contre-courant : lancer un magazine papier.

Le numéro 27 de Jacobin Magazine © Cover Art by Luke Brookes / Page Facebook de Jacobin

L’idée était de récupérer des abonnements à l’année dès l’annonce de la création et d’utiliser entièrement cette somme pour financer le premier numéro, en espérant que le nombre d’abonnés doublerait entre chacun des premiers numéros. Après une audience d’environ une centaine d’abonnés par mois, il parvient à atteindre une diffusion d’environ 700 numéros lorsque débute le mouvement Occupy Wall Street, qui lui offre une croissance inespérée. « Je déteste le dire comme ça, mais les manifestations à Madison dans le Wisconsin, en 2010, nous ont aussi un peu aidé ». L’intérêt de la presse bourgeoise via Christopher Hayes, un commentateur de MSNBC plutôt à gauche et un portrait du New York Times attirent ensuite davantage de lecteurs. « En d’autres termes, s’il y avait un débat politique sur un quelconque sujet, nous intervenions avec une perspective socialiste. S’ils discutaient sur leurs blogs avec leurs graphiques, nous avions nos propres graphiques. Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions ». C’est cette obsession pour la diffusion des idées socialistes au plus grand nombre qui est sans doute la marque de fabrique la plus évidente de Jacobin. Aujourd’hui, la diffusion du magazine dépasse les 40 000 abonnés et le site web enregistre environ un million de visites par mois.

Bhaskar Sunkara, fondateur de Jacobin. © Christopher Neumann Ruud

Les personnages politiques unanimement respectés et applaudis par le reste des médias américains ne sont pas épargnés, tel l’ancien sénateur de l’Arizona John McCain, décédé en 2018, ni les nouvelles coqueluches du système, comme Joe Biden, vice-président de Barack Obama, Beto O’Rourke, télégénique candidat démocrate à l’élection sénatoriale du Texas en 2018 ou encore Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts et candidate à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Même Bernie Sanders, très proche des idées portées par Jacobin, fait l’objet d’un regard critique. Ses opinions en matière d’armes et de politique étrangère sont à titre d’exemple pointées du doigt. Si la proximité avec le Labour de Jeremy Corbyn et les figures issues des DSA sont assumées, elles ne prennent qu’une place assez faible dans le contenu global des publications.

« Nos idées les plus fondamentales doivent être suffisamment simples pour pouvoir les expliquer à tout jeune de 16 ans. »

Néanmoins, le magazine papier, dont les bénéfices servent à assurer la gratuité de tous les articles publiés sur le web, n’aurait sans doute pas connu un tel succès sans les illustrations très bien réalisées qui y figurent. En rupture radicale avec le design âpre des publications classiques de gauche radicale, Jacobin adopte rapidement des couleurs vives et des motifs branchés pour ses couvertures et illustrations. Cette esthétique, issue du travail de Remeike Forbes, contribue largement au succès du magazine auprès des millenials qui redécouvrent avec intérêt les idées socialistes pratiquement disparues dans les pays anglo-saxons. Certains dessins, comme le schéma de guillotine dépeinte en brochure de montage IKEA, ou le détournement du logo de la 21st Century Fox pour célébrer le 100ème anniversaire de la révolution russe de 1917, sont significatifs d’une symbiose entre références culturelles contemporaines et retour à l’audace artistique d’un courant politique qui souhaite radicalement réinventer toute la société.

La couverture du 10ème numéro de Jacobin: une guillotine façon plan de montage IKEA. ©Jacobin

Pour ne pas se cantonner à un public de jeunes et d’universitaires, Jacobin couvre aussi largement les mouvements sociaux américains et travaille parfois en lien avec des syndicats, comme en 2014 lors des grèves massives d’enseignants à Chicago en publiant Class Action, un manuel contenant analyses intellectuelles et conseils de mobilisation. « Un peu comme la gauche française, nos derniers bastions sont les infirmières et les enseignants. Bon, nous n’avons pas les postiers, c’est quelque chose que vous avez [rires] ». « Je pense aussi que nous avons parfois cette image des classes populaires qui ne s’intéressent qu’aux choses les plus basiques, aux titres simples, ce genre de choses, mais en réalité les gens ont toutes sortes d’intérêts étranges » continue Bhaskar Sunkara.

S’il ne fait aucun compromis sur ses opinions politiques, Sunkara est très attentif à la bonne santé financière de Jacobin et se montre très doué en négociations. Pour financer le magazine à ses débuts, il achète et revend d’ailleurs des Playstations pour faire de petits profits. Le site web et le magazine dédient aussi un peu d’espace à la publicité, qui représente environ 7% des revenus de Jacobin. Si cela peut prêter à sourire, Sunkara insiste sur le fait que « la comptabilité de gauche ou de droite, ça n’existe pas », que l’indépendance reste totale, ces ressources servant à financer la gratuité de tous les articles publiés sur le web afin de toucher un public toujours plus large. Ses salariés sont syndiqués et rémunérés décemment tandis que le magazine est une société à but non lucratif.

« Il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré »

Quid de l’avenir ? Avec un magazine qui repose sur un plateau de diffusion de 40 à 50 mille abonnés, Jacobin se développe désormais par d’autres formats et se lance dans d’autres pays : partenariat avec Ada en Allemagne, franchises pour Jacobin Italia et une production de podcasts, lancement de Catalyst – un journal académique -, publication de plusieurs livres avec l’éditeur Verso Books et surtout rachat de Tribune, journal historique du travaillisme britannique. Bhaskar Sunkara, qui vient de publier son livre The Socialist Manifesto, ajoute qu’un documentaire sur l’histoire du socialisme aux États-Unis et peut-être une publication en portugais arriveront prochainement. Consacrant déjà beaucoup de moyens à la couverture de l’international, Sunkara explique sa démarche : « Je pense qu’une des choses que nous faisons différemment des autres publications américaines est l’équilibre entre le fait de ne pas être trop centrés sur les États-Unis, tout en ne faisant pas non plus du tourisme révolutionnaire consistant uniquement à se concentrer sur de nobles luttes à l’étranger pour mieux ignorer les personnes qui luttent dans votre propre pays ».

Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ?

©Michael Vadon. Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Que retenir de la campagne de Bernie Sanders ? Voilà la question à laquelle Simon Tremblay Pepin (Professeur à l’Université Saint Paul d’Ottawa) essaie de répondre, en s’appuyant sur les témoignages apportés par deux des principaux organisateurs de la campagne de Bernie Sanders : Becky Bond et Zack Exley. Leur livre, intitulé Rules for revolutionaries, how big organizing can change everything, apporte des clés de compréhension essentielles sur l’organisation de la campagne de Bernie Sanders lors des primaires démocrates de 2016Cet article, que LVSL reproduit en accord avec son auteur, a été publié à l’origine dans la revue en ligne québécoise Raison Sociale.


Tout le monde aime Bernie. Il est sympathique, il attire les foules et il dit des choses plus radicales que ce qui se dit habituellement au Parti démocrate. Plus encore, sa campagne donne de l’espoir, celui qu’on peut (presque) gagner sans vendre son âme, même aux États-Unis. Le danger à propos de la campagne de Sanders, c’est de tomber dans le piège communicationnel et de penser que tout est dû au personnage. Même si lui-même ne cesse de dire le contraire, il est facile de ne voir là qu’un propos symbolique ; surtout de l’extérieur, surtout avec les campagnes si personnalisantes que sont les primaires étasuniennes. Si on s’arrête là, on a peu de choses à apprendre. Le succès de sa campagne serait fondé sur le charisme de Sanders et un ensemble de circonstances favorables. Ce serait passer à côté de l’essentiel : l’organisation derrière la campagne.

Rules for Revolutionaries : How Big Organizing Can Change Everything, écrit par Becky Bond et Zack Exley, qui furent tous deux au cœur de la campagne web de Sanders, nous permet de jeter un œil sur cette organisation. Rules for Revolutionaries nous offre à la fois quelques éléments chronologiques et une série de règles à respecter pour faire du « big organizing ».

Certains traits de l’ouvrage sont agaçants. La propension des auteurs à nous vendre leur salade à grand renforts de superlatifs et des points d’exclamation n’est pas la moindre. L’attitude donneuse de leçon – difficile à éviter considérant la forme choisie – lasse aussi. Néanmoins, une fois qu’on est passé outre, les apprentissages à faire sont grands et les idées sont emballantes. Ils n’ont peut-être pas réalisé leur prétention d’écrire le nouveau Rules for Radicals (le célèbre ouvrage de Saul Alinsky), mais ils réussissent à nous en apprendre beaucoup sur la mobilisation politique aujourd’hui.

Le but de ce texte est d’extraire certains éléments qui m’ont marqué et de les rendre disponibles pour un lectorat francophone. Mon point de vue est évidemment centré sur le Québec et sa réalité politique, mais les idées transmises ici peuvent très bien inspirer ailleurs. On trouvera donc ici ma lecture très personnelle et très conjoncturelle du livre de Bond et Exley. J’y prends ce que j’aime et je l’interprète à ma façon, je laisse derrière ce qui ne m’intéresse pas. Le mieux est, bien sûr, d’aller lire le bouquin.

Contexte de l’ouvrage

Zack Exley est contacté pour travailler avec la campagne Sanders. Saisissant l’occasion, il quitte son boulot bien payé et embarque dans l’aventure avec enthousiasme, pour se rendre compte dès son arrivée qu’il a mis le pied dans une campagne de paumés. Il veut embaucher pour faire une stratégie web comme il a appris à le faire ailleurs, mais aucun nouveau salaire n’a été prévu.

Il est donc tenu de faire beaucoup avec peu d’employés et de compter d’abord sur des militants et des militantes. Il participe à monter une importante équipe de bénévoles sans que la direction de la campagne ne s’en rende vraiment compte. Une petite équipe d’employés s’est ensuite formée (dont Becky Bond) et a réussi à rassembler la plus vaste armée de bénévoles jamais vue aux États-Unis pour une campagne primaire. Pour réussir à la rassembler et à l’organiser il a fallu faire autrement que ce que veut la doxa du militantisme. L’objectif de Rules for Revolutionaries est de présenter de façon simple et accessible ces nouvelles pratiques.

Tout passe par du travail militant, mais pas celui que vous croyez

L’équipe de la campagne de Sanders a dû repenser l’action militante parce que le travail qu’ils avaient à accomplir n’avait aucune commune mesure avec leur nombre. Quelques dizaines de personnes pour couvrir le territoire des États-Unis, pour organiser des milliers de rencontre, faire des millions d’appels, cogner à des centaines de milliers de portes, concevoir des dizaines d’applications Web et pour, en même temps, réaliser une campagne de communication nationale ? Mission impossible. En fait, une seule de leurs tâches aurait normalement occupé l’ensemble de leurs ressources humaines.

Ils ont donc décidé de remplacer les employés par des bénévoles. C’est-à-dire qu’ils ont donné à des bénévoles des tâches – complexes, répétitives, qui s’étendent sur le long terme, qui demandent une certaine continuité, etc. – qu’on laisse généralement à des employés salariés. Ce faisant, ils ont pu repérer ceux et celles qui s’en tiraient le mieux et qui y prenaient goût pour leur donner encore plus de responsabilités. Ainsi, ils ont donné à des bénévoles la responsabilité de programmer des outils web entiers, de diriger des équipes de centaines d’autres bénévoles et de s’occuper de leur formation, d’organiser des événements de grande ampleur sur leur propre base et, surtout, d’organiser ce qu’ils veulent, tant que cela permettait de mobiliser davantage d’électeurs et électrices pour la primaire.

Il y a ici une proposition qui dépasse, me semble-t-il, l’opposition classique base/sommet : d’un côté les bureaucrates réformistes qui décident de tout, de l’autre la base radicale qui n’est jamais écoutée. Cette opposition classique a d’ailleurs son revers – qu’on dit moins fort mais qui circule quand même – : les employés et élus qui prennent toutes les responsabilités et les membres qui ne font que “chialer” sur Facebook (NDLR : chialer en québécois signifie râler). Ces deux schèmes sont en bonne partie des fabulations, mais ils sont surtout le résultat des rôles que chacun se donne.

Si l’équipe Sanders nous permet de penser comment la dépasser, c’est qu’au lieu de rejouer la séparation membres = décision / élus et employés = exécution ; elle transforme la dynamique en donnant des responsabilités d’exécution aux membres les plus impliqués. En mettant les deux mains à la pâte très concrètement, en étant eux-mêmes confrontés aux choix qu’imposent l’organisation de terrain, cela leur donne à la fois du pouvoir politique et l’obligation de tenir compte de gens, de situations et de contextes qui ne sont visibles que quand on agit concrètement, mais qui nous échappent si on n’est pas dans l’action.

La pratique que la campagne de Sanders a développé vient croiser une notion qui circule ces temps-ci – et qui trouverait ses origines à droite – la “do-ocracie” : l’idée selon laquelle le pouvoir vient avec l’action, avec le fait d’accomplir des choses. Si la notion est imparfaite et critiquable, elle met cependant le doigt sur un problème de bien des organisations politiques qui sont orientées vers les débats internes plus que vers l’action externe. Donner son opinion et se prononcer sur les orientations c’est fort bien, mais l’objectif d’une organisation politique n’est pas la discussion entre membres, mais d’agir collectivement pour changer la société.

Faire totalement confiance et ne pas attendre la perfection

Donner plus de responsabilités aux militants exige cependant de faire grandement confiance. En fait, cela demande, pour traduire l’expression de Bond et Exley de « donner tous vos mots de passe ». Établir clairement les besoins de l’organisation et laisser ensuite les gens s’organiser de la façon qui leur convient pour atteindre ces objectifs, sans tenter de les faire entrer dans un cadre ou de les surveiller. Arrêter, donc, de penser que nous sommes des guides politiques essentiels et que si les gens font des activités politiques autonomes, celles-ci vont immanquablement mal virer. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut a posteriori tout appuyer. Laisser de l’autonomie, c’est aussi laisser les gens prendre leurs responsabilités s’ils font des erreurs.

Donc, oui, il y aura des erreurs. Donc, oui, il faudra parfois dire : ce qu’a fait ce militant était une erreur et nous ne l’appuyons pas dans ce geste. Mais l’expérience de Sanders nous dit que ces situations seront très rares et, la plupart du temps, moins dommageables qu’on ne l’aurait cru au départ.

Par contre, la multiplication des actions, elle, est exponentielle. Entre autres, parce qu’on n’attend pas que tout soit parfait. Plein d’actions partout, constamment, aussi imparfaites soient-elles, sont mieux qu’un seul événement bien léché pour lequel on a démobilisé plein de gens parce qu’ils ne faisaient pas les choses assez bien. En laissant l’initiative à tous ceux et toutes celles qui veulent embarquer, mais aussi en prenant des risques et en organisant des choses plus grosses que ce que notre équipe peut humainement réaliser, on se met en danger, mais cette prise de risque nous permet potentiellement de dépasser nos difficultés actuelles.

L’activité qui permet de gagner : parler à du monde

Bond et Exley nous rappellent aussi quelque chose qui nous sort parfois de la tête : notre but c’est de parler à des inconnus pour les convaincre de faire d’autres choix politiques. Tout ce qu’on fait d’autre n’est qu’un outil pour parvenir à ce moment. Bien sûr, ces deux auteurs présentent le contexte particulier d’une primaire étasunienne où il faut, pendant des mois, convaincre des millions d’électeurs et électrices dans le but de les faire appuyer une candidature. Toutes les campagnes politiques ne fonctionnent pas selon cette logique et n’ont pas nécessairement cette intensité. Cependant, il est vrai que nous oublions rapidement que nous avons le moyen de rejoindre facilement des centaines de personnes dans notre poche, tous les jours. Prendre le téléphone et appeler des gens pour les convaincre de travailler avec nous est souvent la chose plus utile à faire pour une organisation politique. Le but du militantisme politique n’est pas de parler entre nous, mais d’aller parler aux autres, aux gens qui ne sont pas avec nous, qui ne réagiront pas toujours bien à nos appels. Plus risqué que de publier un autre statut Facebook, plus directement engageant, mais plus efficace aussi.

Le but de nos activités, c’est de parler à ceux et celles qu’on ne connaît pas. Prendre le téléphone et appeler des gens, ou aller cogner à leur porte sont des gestes simples, mais qui demandent un peu de courage. Bond et Exley soutiennent qu’en période de mobilisation : tout le reste est accessoire.

Donc, on fait confiance. On donne les mots de passe pour laisser les gens s’organiser à faire quoi ? À appeler des gens qu’ils ne connaissent pas pour les convaincre de rejoindre notre camp en venant participer à une activité, en mettant leur nom sur une liste, en organisant eux-mêmes ou elles-mêmes quelque chose, etc. Ce recentrage permet de mieux évaluer ce que nous sommes en train de faire à partir de la question : suis-je en train de convaincre des gens directement ou d’aider concrètement à ce que ça se fasse mieux ? En période de mobilisation intense, les actions pertinentes sont celles pour lesquelles on répond « oui » à ces questions.

Bond et Exley le disent et le répètent, ce qu’on a besoin de faire c’est de parler à des gens qu’on ne connaît pas et de les convaincre. Ça peut paraître simple, mais c’est lourd de conséquences en termes organisationnels.

Des structures qui se multiplient d’elles-mêmes

En ouvrant la porte à l’implication militante autonome organisée vers un but commun – appeler des gens, par exemple – on rend possible l’auto-multiplication des structures militantes. Au début, l’équipe de Sanders invitait à participer à des rencontres où les nouveaux bénévoles devaient faire des appels. Ensuite, ils ont développé l’idée du barnstorm : un grand rassemblement à partir duquel s’organiseraient pleins de petits rassemblements dans des maisons privées pour faire des appels. Bref, une action qui produit des centaines d’actions à venir. Ainsi, ils réunissaient des inconnus intéressés par leur campagne et les mettaient immédiatement en mouvement en les invitant à organiser eux-mêmes des soirées d’appels, chez eux et chez elles, sur une base régulière ou, tout au moins, à participer à l’une de celle qui s’organisait ce soir-là. Rapidement, les barnstorm se sont multipliés et les salariés de l’équipe parcouraient le pays pour organiser de plus en plus de gens.

La magie a opérée quand ils ont formé des bénévoles pour organiser les barnstorms eux-mêmes, sans salariés. Les grandes lignes étaient établies, il fallait simplement l’adapter aux particularités locales et à la situation. Dès que des bénévoles ont pris en main des structures qui généraient de nouvelles structures militantes, la mobilisation se répandait comme un virus, sans même que l’organisation centrale en ait le contrôle : et c’est tant mieux, car elle n’aurait jamais été capable de même tenir le compte de tout ce qui se produisait. Côté militants, non seulement le nombre a grandi, mais l’engagement aussi. Des gens non-payés ont commencé à prendre des congés pour travailler pendant trois, quatre ou cinq mois sur la campagne, parce qu’elle donnait plus de sens à leur action que leur travail rémunéré. On oublie parfois ce que l’engagement peut amener comme don de soi et comme professionnalisme, Bond et Exley le rappellent brillamment.

Toutes ces équipes qui se multipliaient se coordonnaient par l’entremise d’applications web (Facebook ou Slack) et organisaient la croissance de l’organisation militante d’elles-mêmes. Elles ne faisaient pas d’ailleurs que des appels, elles concevaient des applications, organisaient des événements, concevaient des stratégies locales, etc. Toutes leurs activités n’avaient qu’un objectif : augmenter le nombre de gens qui pourraient être “rejoints” (NDLR : contactés). Ce qui ne veut pas dire que l’équipe de salariés ne faisait rien. Au contraire, ils avaient justement toute la croissance et ses problèmes à gérer, sans compter la formation des formateurs et formatrices.

Faire attention aux gens, en particulier aux nouveaux et nouvelles

Or, former des formateurs, c’est à la fois être clair dans ses idées et objectifs et faire attention aux gens. Il faut en somme que les employés salariés croient à l’idée que la transformation sociale à laquelle ils participent n’émergera pas d’eux, mais bien des autres. En conséquence, il faut qu’ils prennent soin et chérissent les gens qui viennent donner de leur temps et de leur énergie pour l’équipe. Ce n’est pas un travail pour tout le monde que de prendre soin des autres – bien que tout le monde puisse faire un effort sur cette question –, mais il est impératif de reconnaître l’importance des personnes qui le font, ce sont elles qui nous permettent d’aller de l’avant.

Ces personnes qui prennent soin des autres sont aussi importantes parce qu’elles permettent l’intégration des nouveaux. Or, ce sont souvent les gens qui n’ont jamais fait de politique qui sont les meilleurs pour en faire sur le terrain. C’est leur fraîcheur, leur spontanéité qui convainc les autres d’embarquer. Ils viennent d’être happés par un mouvement, ils voient grand, ils rêvent et ne portent pas la mémoire de toutes les défaites militantes ou de tout le cynisme des trahisons. Ils amènent aussi des façons de faire, des manières de s’organiser qu’on ne connaît pas toujours et aussi des compétences qui ne sont pas largement partagées. Ces apports sont précieux. Les militants récents sont donc ce à quoi il faut faire le plus attention, non pas en les protégeant, mais en les stimulant, en leur donnant sans cesse de nouveaux défis et de nouvelles responsabilités.

Parmi les nouveaux, on trouve souvent des gens issues de communautés qui n’étaient pas actives dans les projets de départ. Leur apport est nécessaire et permet de changer nos façons de faire pour mieux les accueillir dans nos organisations, mais aussi de parler à des groupes qui ne connaissent pas nos idées. Il est nécessaire d’être à l’écoute de ces personnes issues des communautés qui ne sont pas majoritaires et qui se joignent à nos mouvements, notre objectif est de mettre fin aux dynamiques qui les excluent, pas de les reproduire.

Pour Bond et Exley, il faut encourager les personnes qui se joignent à nos rangs à aller parler à d’autres rapidement, sans se sentir incompétents ou inaptes parce qu’ils viennent d’arriver. L’important n’est pas de connaître en détails tout le programme politique et il n’y pas de diplôme qui nous autorise à parler en faveur d’une organisation. En fait, les personnes les plus convaincantes politiquement sont souvent celles qui parlent avec cœur de ce pourquoi elles ont choisi de s’y impliquer. Voilà la force d’engagement qu’il faut faire rejaillir. On est convaincu politiquement par des gens qui nous ressemblent et avec qui on partage des expériences communes, pas par des zélotes qui viennent répéter un texte appris par cœur ou qui passent leur journée à parler politique avec des termes jargonneux. Pour le dire autrement, en parlant de ce qui nous pousse à consacrer notre dimanche après-midi à des appels téléphoniques plutôt que d’écouter Netflix, on permet que d’autres s’identifient à notre réalité et rejoignent l’organisation.

Ne pas céder la place aux fatiguants

À l’inverse, Bond et Exley nous disent qu’il ne faut pas hésiter à montrer la porte aux gens qui minent l’atmosphère. Militer n’est pas un droit imprescriptible. Être membre d’une organisation ne permet pas à qui le veut bien de nuire à toute une équipe parce qu’il ou elle a décidé de s’impliquer à sa manière et que cette manière est agressive, revancharde, amère, chicanière ou, simplement, bête. Il faut bien sûr d’abord aborder le problème avec la personne concernée et tenter de faire évoluer la situation. Toutefois, si des démarches pour résoudre les attitudes désagréables restent vaines, on peut dire à quelqu’un : on ne veut plus militer avec toi. C’est dur à entendre. C’est très dur à dire, mais parfois c’est nécessaire.

Des exemples de fatiguants ? Celui qui prend toute la place et ne laisse personne parler, ce qui fait fuir les nouveaux. Celle qui “picosse” (NDLR : picosser en québécois signifie lancer des paroles blessantes, des piques) et cherche des poux plutôt que faire grandir l’organisation. Celui qui n’a qu’une idée en tête, qui y rapporte tout constamment et refuse de parler de quoi que ce soit d’autre. Celle qui torpille toutes les prises de décisions qui ne correspondent pas exactement à ses positions. Ça arrive à tout le monde d’être fatiguant parfois, mais certains le sont systématiquement et nuisent aux projets collectifs.

Nous oublions trop souvent le dommage que peuvent faire de tels trouble-fêtes. Bond et Exley ont raison de nous le rappeler. Des organisations ont été ravagées par des attitudes de ce genre. Parfois des équipes entières, comprenant une bonne douzaine de personnes ont été paralysées pendant des mois. Et personne ne parlait à la personne concernée de peur de lui faire de la peine. Au lieu d’exclure les fatiguants on préfère souvent s’en aller nous-mêmes et laisser nos projets politiques tomber à l’eau.

Des propositions concrètes et ambitieuses plutôt que le recentrage ou les grandes idées

Bond et Exley parlent très peu de contenu politique. Ils mentionnent une idée fondamentale : arrêter d’être modérés, ne pas proposer des petites solutions acceptables de peur de choquer et d’être décrédibilisé. En fait, la mobilisation massive vient justement du fait de présenter des idées à la fois ambitieuses et concrètes, d’où la gratuité scolaire et le système de santé public pour Sanders. Lisez bien : ni sauver les services sociaux ; ni donner un crédit d’impôt de 50$ par année pour l’équipement sportif des jeunes de 4 ans à 9 ans et demi. De l’ambitieux et du concret.

Cela veut dire pas de recentrage politique, mais cela veut aussi dire de lâcher les grandes promesses générales que personne ne comprend. Le recentrage politique transforme la gauche en une pâle copie du centre. Les promesses générales, elles, donnent l’impression d’une déconnexion complète de la réalité des gens et ce, même si elles sont issues de la plus fine et de la plus complète analyse politique.

Là aussi, Bond et Exley invitent à avoir des propositions ou des revendications qui parlent à tout le monde, même à ceux et celles qui ne sont pas politisés, mais il ne faut pas hésiter à viser gros. Selon leur analyse, quand Bernie a invité la population à réaliser une révolution politique aux États-Unis il a été davantage pris au sérieux que vilipendé, car la plupart des gens savent que si on veut changer les choses, c’est d’une révolution dont on aura besoin. Mais sa révolution proposait des changements clairs qui touchaient au quotidien des étasuniens, pas de grands projets vagues.

Quelques nuances

Rules for Revolutionaries, se présente comme une série de règle anhistorique qui libéreraient les forces du big organizing et qu’il faudrait appliquer à la lettre comme les paroles enchantées d’un puissant sortilège. Si l’effet rhétorique opère, il faut néanmoins prendre un peu de recul. Cette proposition est certes stimulante, mais elle est située dans une pratique sociale précise (une campagne de primaire étasunienne) et dans une époque précise (celle d’une grande polarisation politique).

Le big organizing n’est pas pour les époques de politique normale. Personne ne survivrait à deux ans du régime proposé dans ce bouquin. Les organisations qui durent ont leurs cycles : des périodes de militantisme plus intenses, d’autres plus tranquilles. La vie démocratique interne, les travaux politiques de grande ampleur, la structuration et la consolidation organisationnelle : tout cela aussi demande de l’énergie et est utile, mais ça ne peut pas être fait selon les règles de Bond et Exley.

De même, une centralisation de la décision politique totale comme celle mise en place dans la campagne de Sanders n’est intéressante que pour de courtes périodes d’intense mobilisation, comme une campagne électorale ou une grève. Les mouvements sociaux ont, à juste titre, leurs instances démocratiques et leurs débats internes. Ces espaces sont précieux et permettent justement d’arriver avec les idées à mettre sur le terrain ensuite.

Enfin, la campagne de Bernie telle que vécue par Bond et Exley a une particularité, c’est qu’ils n’ont pas eu à créer d’enthousiasme, il était déjà là quand Bond et Exley sont arrivés. Or, l’enthousiasme est nécessaire pour aller voir les gens ou pour les appeler. Parfois, créer l’enthousiasme demande un travail préalable qui n’est pas abordé dans leur texte.

Aucune de ces nuances ne viennent contredire les enseignements principaux du passionnant Rules for Revolutionaries, elles permettent seulement de le situer. Une fois ces nuances faites, il me semble justement que pour des campagnes intenses, courtes et avec des objectifs très précis, ces réflexions sont d’une très grande pertinence.

Les ravages du nouveau libre-échange

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Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.

“Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles” – Entretien avec Sophie Rauszer

La France Insoumise – Centre Culturel des Riches-Claires – Bruxelles

Sophie Rauszer est collaboratrice parlementaire au groupe de la GUE/NGL au Parlement européen, elle a par ailleurs été responsable du chapitre Europe de l’Avenir en Commun, le programme de la France insoumise. Nous avons souhaité l’interroger sur la stratégie de la France Insoumise à l’occasion des élections européennes.


 

LVSL – Le taux de participation aux élections européennes est passé de 61% en 1979 à 42% lors des dernières élections en 2014. Comment la France Insoumise compte-t-elle mobiliser « les gens » en 2019 ?

Je pense qu’il y a une prise de conscience de plus en plus importante, particulièrement à gauche, du rôle prédominant que joue l’Union européenne dans les politiques néolibérales nationales. La France Insoumise doit accompagner cette prise de conscience, montrer que ces élections sont l’occasion de sanctionner la politique de Macron. Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles. La politique européenne conditionne la politique française. Et ce, particulièrement depuis ce qu’on appelle le « semestre européen », soit depuis que le budget national doit d’abord être approuvé au niveau communautaire. La hausse de la TVA sous Hollande faisait partie des « recommandations » de la Commission européenne à la France. La réforme du droit du travail également. Et quand je lis dans les derniers papiers la proposition de dégressivité de l’aide au chômage, nous avons bien du souci à nous faire. Nous ne sommes probablement qu’au début du « Président des riches » si nous ne faisons rien.

Pour gagner aux élections européennes, nous devons d’abord convaincre ceux qui nous ont accordé leur confiance en 2017 de revenir aux urnes. Lorsque j’étais candidate pour les législatives [Ndlr, dans la circonscription du Bénélux], j’ai pu constater que les gens avaient de réelles attentes sur le sujet européen. Depuis, il y a en plus beaucoup de déçus du macronisme, notamment ceux qui sont attachés à la démocratie parlementaire. Ce que nous devons également mettre en avant, c’est que nous pouvons gagner des batailles européennes. Nous gagnons à chaque fois que nous parvenons à faire entrer une lutte au cœur de l’hémicycle. Trop de choses se passent dans l’ombre. Trop de sujets sont cachés par un habillage de technicité. Le cas de notre victoire pour l’interdiction de la pêche électrique est exemplaire à ce titre. Des scientifiques venaient expliquer aux eurodéputés à quel point cette technologie était moderne, efficace et écologique. En réalité, ils étaient généralement néerlandais ou proche de groupes de pression néerlandais, les premiers investisseurs dans cette technique barbare et inhumaine. Il a suffit d’une étincelle. Younous Omarjee, notre député européen insoumis, s’est saisi de l’enjeu, appuyé par des ONG telles que Bloom. Il est de fait devenu impossible pour la grande coalition de faire son « business as usual », et de laisser au passage les petits pêcheurs français se faire concurrencer par cette technique.

LVSL – Vous donnez un exemple particulier mais le Parlement européen a des pouvoirs limités. Quelle est l’utilité pour la France insoumise d’envoyer une délégation importante dans ce Parlement ?

Effectivement, le Parlement européen n’a pas autant de pouvoirs que nous le souhaiterions. A commencer par le droit d’initiative législative. C’est une des propositions que nous porterons pendant la campagne des européennes. Le Parlement européen doit pouvoir proposer des lois, comme dans n’importe quelle démocratie.

Par ailleurs, plus notre délégation d’eurodéputés insoumis sera importante, plus nous pourrons changer le rapport de force. Nous obtiendrons plus de rapports, de temps de parole et de pouvoirs pour mettre en lumière nos propositions à l’image de ce que font déjà nos députés insoumis à l’Assemblée. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous devons porter la voix de l’insoumission au niveau européen. L’Avenir en Commun nous donne un cap. Bien sûr, il faut encore le décliner dans un programme spécifiquement pour les européennes, associant objectifs, propositions réalisables rapidement et rapport de force global. Nous y travaillons actuellement et nous avons d’ailleurs reçu de nombreuses contributions des insoumis sur la plate-forme en ligne.

LVSL – Vous avez déclaré que Macron était « plus royaliste que le roi » en matière européenne. Qu’entendez-vous par là ? Les médias présentent le président de la République comme un grand réformateur du projet européen…

C’est une vision particulièrement française. Les médias étrangers ne sont pas si laudatifs sur Jupiter. Car tout cela n’est que communication. Qu’a-t-il accompli au niveau européen concrètement ? Voilà un an que le président Macron suit à la lettre les principes ordolibéraux européens : réforme du marché du travail, libéralisation du rail, coupes supplémentaires dans la fonction publique ou encore CETA. Au niveau européen, c’est une succession d’échecs et de renoncements. Que ce soit sur les listes transnationales, le glyphosate, l’aquarius ou encore le budget de la zone euro : il n’a rien obtenu.

Le projet qu’il porte n’est d’ailleurs pas européen au sens où nous l’entendons. Il ne représente que l’Europe des traités, celle de la « concurrence libre et non faussée ». Si c’était véritablement la solidarité européenne qui motivait Macron, nous aurions été les premiers à accueillir Aquarius. Au lieu de cela, le gouvernement s’est ridiculisé derrière des explications géographiques pour éviter de prendre ses responsabilités. C’est finalement l’Espagne qui a accueilli ces quelques migrants, évitant une nouvelle catastrophe en mer. Ce n’est pas non plus la fameuse « Europe sociale » qui semble l’intéresser, sinon il n’aurait pas attaqué la seule proposition d’harmonisation à la hausse, sur le congé parental. Enfin, si c’était véritablement la démocratie européenne qui le motivait, pourquoi n’avons pas pu voter par referendum sur le CETA ? Le véritable visage de la « souveraineté européenne »  qu’il défend c’est, comme à l’échelon national, museler toujours plus la voix des citoyens. Le Belge Guy Verhofsdadt, son meilleur allié au Parlement européen, veut priver les parlements nationaux de vote sur tous les accords internationaux commerciaux au nom de cette « souveraineté européenne ».

Sophie Rauszer, responsable de la partie Europe du programme de la France insoumise

LVSL – Vos positions ne semblent pas si éloignées de celles de Benoît Hamon, de Yanis Varoufakis et de leur « Printemps européen » non ?

Nous avons un différend fondamental. Nous avons pris conscience qu’à « traité constant », nous ne pouvons pas mettre en œuvre notre programme. Nous ne voulons pas empiler les « mesurettes » pour tenter de faire de brics et de brocs une « Europe sociale » invoquée mais introuvable. La désobéissance aux traités est donc le point de départ de tout projet de rupture avec cette UE. Il faut assumer ce point comme un rapport de force dans la négociation européenne. Il est interdit de désobéir aux Traités ? Pourtant, personne n’a imposé de sanctions à l’Allemagne de Merkel pour les excédents commerciaux qu’elle fait au mépris des règles européennes, et sur le dos des peuples européens. Proposer un programme de gauche sans avoir pour ambition de changer les traités ne serait qu’un vœu pieux. C’est pour cela que nous avons mis sur pied la stratégie du Plan A/Plan B. Le Plan A, c’est proposer à l’ensemble des pays de l’UE de renégocier les traités pour que ceux-ci soient compatibles avec le programme que nous – et d’autres en Europe – souhaitons mettre en place. Avec le Plan B, nous prévoyons l’éventuel échec d’une partie de ces négociations, et dans ce cas, tout ce que l’Union refuse, nous le mettrons en œuvre avec les pays volontaires, en désobéissant aux traités. L’intelligence stratégique de ce Plan B c’est qu’en mettant la pression aux pays réticents, il permet au Plan A d’avoir plus de chance d’aboutir !

Arrêtons les « lettres au père Noel ». Car comment appeler autrement la revendication de Hamon et Varoufakis d’un parlement de la zone euro ou encore d’un 35H européen quand la directive actuelle est à 48H ? Ils n’ont pas compris que dans le cadre des traités, tout ce que l’Allemagne pourrait accepter se fera en contrepartie d’un contrôle budgétaire plus accru, et sera donc inutile, comme l’a très bien analysé Frédéric Lordon. C’est exactement ce qui vient de se passer ce mardi. La chancelière allemande accepte un maigre budget de la zone euro – très faiblement doté – contre en revanche l’application à la lettre des politiques d’austérité, via le Mécanisme Européen de Stabilité. Il faut partir sur de nouvelles coopérations et ne pas avoir comme unique interlocuteur l’Allemagne. Si on veut faire de véritables politiques sociales transnationales, nous devons nous tourner vers d’autres pays, qui ont des traditions politiques et surtout économiques plus proches de la France.

LVSL – La France insoumise est régulièrement attaquée sur son indulgence à l’égard de la Russie. Récemment, votre eurodéputé s’est abstenu sur une résolution demandant la libération de prisonniers politiques en Russie. Quelle est votre position au Parlement européen sur ces enjeux ?

Évidemment, nous défendons la libération des prisonniers politiques, comme Oleg Sentsov, en Russie. Nous n’avons pas voté contre le texte dont vous parlez sur ce réalisateur. Notre candidat de gauche en Russie a lui-même été emprisonné par Poutine. Nous nous sommes abstenus car cette résolution était surtout l’occasion de redemander le prolongement des sanctions contre la Russie qui pénalisent d’abord notre propre économie et instaure en Europe un climat vindicatif qui n’est pas sain. Car c’est aussi une question de géopolitique globale. Le Parlement européen, c’est le deux poids deux mesures en matière de géopolitique actuellement. Au lieu de participer à l’atténuation des conflits, il y contribue. Durant la dernière législature, ce ne sont pas moins de 93 textes contre la Russie – soit plus d’une résolution par plénière – qui ont été mis au vote, contre 4 sur l’Arabie Saoudite par exemple. Quant à la politique du nouveau président américain ? Rien à dire… Les rares rapports sur les USA ne concernent jamais la politique – ni même la « guerre de l’acier » -, mais des éléments purement techniques a priori, de renforcement de nos relations.

LVSL – N’avez-vous pas l’impression de développer une vision caricaturale des rapports avec les États-Unis ?

Comme le dit Jean-Luc Mélenchon, j’arrêterai de faire de l’anti-impérialisme primaire quand les États-Unis d’Amérique seront passés à de l’impérialisme supérieur ! L’Union européenne cherche systématiquement à se rapprocher des USA, au mépris de sa volonté d’autonomie politique et stratégique qu’elle prétend promouvoir par ailleurs. A croire que la leçon d’humiliation du dernier G7 n’aura pas suffi. Le comble de ce double discours, c’est le projet européen d’Union de la défense. Ce dernier revient à se lier les mains à l’OTAN, par la mutualisation des moyens avec l’organisation transatlantique, l’appel à un « renforcement de la confiance mutuelle » et même le partage de nos renseignements stratégiques avec Trump ! S’agit-il vraiment d’anti-américanisme primaire que de critiquer cet état de fait, alors qu’il a été révélé que la NSA nous espionnait à grande échelle (via les services de renseignements allemands) ? Ensuite, l’objectif souvent affiché de cette Union de la défense est de promouvoir une « industrie européenne compétitive ». Si tel était le cas, l’UE se fixerait a minima une obligation d’achat de matériel européen pour soutenir notre industrie. Mais au contraire, l’Union renforce ses achats communs avec l’OTAN. Comment dès lors garantir la sécurité de nos informations sensibles si notre matériel utilise des logiciels américains ? Bien malin qui peut dire aujourd’hui quel est l’intérêt commun européen en géopolitique. Dans tous les cas, ce n’est ni de s’aligner sur Moscou, ni sur Washington.

« March for Our Lives » : la génération post-2001 se soulève contre le port d’armes

Premier mouvement social de masse du mandat de Donald Trump, la March for Our Lives est aussi la plus grande manifestation anti-armes à feu de l’histoire des États-Unis. La mobilisation est d’ores et déjà historique, et couronnée de succès en Floride, où la législation a été modifiée. Mais au-delà de la question des armes, le 24 mars a des allures d’acte de naissance pour une nouvelle génération politique.


Les images étaient impressionnantes, samedi 24 mars, à Washington. 800 000 personnes sont descendues dans les rues de la capitale américaine pour réclamer un contrôle plus strict de la vente d’armes à feu dans le pays. Des mobilisations similaires ont eu lieu un peu partout aux États-Unis : 850 villes concernées, pour un million et demi de manifestants en tout. Le mouvement « March for Our Lives » (littéralement, « marcher pour nos vies ») est déjà à inscrire dans les livres d’histoire comme la plus grande manifestation anti-port d’armes de l’histoire américaine. Seul Donald Trump ne s’en est peut-être pas encore rendu compte, lui qui, pendant la Marche, jouait au golf dans sa propriété de West Palm Beach, en Floride.

Tout un symbole, qui reste en travers de la gorge de nombreux Américains : c’est à peine à quarante-cinq minutes de ce terrain de golf que la « March for Our Lives » puise ses origines. À Parkland, plus précisément. Le 14 février dernier, Nikolas Cruz, 19 ans, entre dans son ancien lycée et massacre quatorze élèves et trois membres du personnel avec un fusil d’assaut militaire AR-15. C’était déjà la trentième fusillade depuis le 1er janvier 2018 sur le sol américain, la dix-huitième en milieu scolaire…

Les succès de la mobilisation en Floride

© Mike Licht, Flickr

Avec 495 morts depuis début 2017, la chose en est devenue presque routinière aux Etats-Unis : les tueries de masse rythment l’actualité, dans un pays qui concentre 40 % des armes en circulation dans le monde. Alors pourquoi la tuerie de Parkland a-t-elle donné naissance à un véritable mouvement de fond, qui semble bien parti pour durer ? La réponse réside sans doute dans la capacité des survivants de Parkland eux-mêmes à se mobiliser rapidement après le drame, et à faire bouger les lignes dans l’État de Floride.

Ainsi, le 7 mars, le Parlement de Floride a adopté une loi restreignant l’accès aux armes à feu, et ce contre l’avis du lobby pro-armes, la NRA. La chambre étant à majorité républicaine, un camp politique particulièrement financé par l’argent de l’industrie des armes, le tour de force est à saluer. Certes, ce n’est au fond qu’une petite avancée : si l’âge légal pour acheter une arme recule de 18 à 21 ans, si les armes à crosse rétractable (comme le fusil d’assaut qui a servi dans la tuerie) sont interdites et si les délais d’attente à l’achat sont rallongés, la loi ouvre aussi la possibilité d’armer les enseignants et le personnel scolaire… Mais le symbole est là : des jeunes de moins de vingt ans, qui n’ont pas encore la majorité électorale, ont réussi à peser plus lourd que les lobbys.

Le soulèvement d’une jeunesse post-9/11

Car c’est sans doute ça, la véritable rupture historique de ce 24 mars : l’entrée dans le champ politique d’une nouvelle génération, qui fait partie de ces 4 millions d’Américains qui, d’ici 2020, pourront voter pour la première fois. Si la marche de samedi était transgénérationnelle et relativement transpartisane (bien qu’à forte majorité démocrate), les jeunes étaient en surnombre, et en tête de cortège. Cette génération-là est née entre 2000 et 2003, n’a pas connu le 11 septembre 2001, n’a pas dans son imaginaire politique la chute des Twin Towers, totem traumatique indépassable des générations précédentes. Les marcheurs de samedi ont été bien plus marqués par les errances et les mensonges de la politique de Bush au Moyen-Orient, par les dérives du Patriot Act, que par le patriotisme tous azimuts de leurs parents, voire de leurs grands frères et grandes sœurs. Ils étaient trop jeunes pour voter en 2016, mais soutiennent pour la plupart Bernie Sanders : ils sont progressistes et ont envie de changement. Leur poids électoral en 2020 pourrait jouer dans les Etats les plus stratégiques, Floride en tête.

Une militante tenant une pancarte à l’effigie d’Emma Gonzalez © Robb Wilson, WikiCommons

Déjà, des figures hypermédiatisées ont émergé, des visages qu’on s’attend à retrouver régulièrement sur la scène politique américaine ces prochaines années. À l’image d’Emma Gonzalez. Jeune femme de 18 ans, crâne rasé, jean troué, ouvertement bisexuelle et d’origine cubaine : si l’Amérique anti-Trump a un visage, c’est sans doute celui de la porte-parole des survivants de Parkland. C’est elle qui, samedi, a fait taire la manifestation pendant six minutes et vingt secondes de silence (soit le temps qu’il a fallu à Nikolas Cruz pour éliminer ses 17 victimes à Parkland). Certains commentateurs la présentent déjà comme l’avenir politique de la communauté latino-américaine en Floride.

Reste à voir maintenant si la « March for Our Lives » parviendra à pousser les autorités à s’attaquer à l’inamovible droit au port d’armes au niveau fédéral, ce qui sous-entendrait une modification de la Constitution. Une seule chose est sûre, ces jeunes n’en sont qu’au début de leur combat, et commencent à peine leur parcours politique.