Les cabinets de conseil gouvernent-ils le monde ?

Le siège de KPMG à Canary Wharf, dans la City londonienne. © Paul Wilkinson

De la stratégie vaccinale au plan de relance européen, les cabinets de conseil sont omniprésents dans l’action publique contemporaine. D’abord issues du monde de l’entreprise, les firmes de consulting ont progressivement étendu leurs tentacules dans tous les domaines, jusqu’à dicter de vastes pans des politiques étatiques. Plus que jamais, leur influence doit être questionnée.

En 1926, James « Mac » McKinsey crée à Chicago une compagnie d’experts-comptables qui a pour objectif de réaliser les audits d’autres sociétés. En 1932, la Bourse de New-York oblige les entreprises d’État à fournir des audits indépendants à l’agence fédérale chargée de surveiller le système financier. La rencontre de Marvin Bower, futur dirigeant de McKinsey & Company, et de James McKinsey change rapidement le destin de l’entreprise : la firme ne se spécialise non plus uniquement dans l’analyse des comptes financiers d’autres établissements, mais dans la définition et la mise en oeuvre de stratégies de croissance et de réductions de coûts de fonctionnement. McKinsey & Company , souvent dénommée « La Firme », est aujourd’hui devenue un des plus grands cabinets de conseil au monde. L’entreprise emploie plus de 30 000 employés dans soixante-cinq pays tandis que neuf des dix plus grandes multinationales ont un contrat avec la firme.

En 1991, alors que les sociétés de conseil ont de plus en plus d’influence autour du globe, les chercheurs Christopher Hood et Michael Jackson popularisent le terme « consultocratie ». Selon eux, les sociétés de conseil ont acquis un rôle prépondérant au sein des hautes administrations étatiques et du capitalisme mondial. Il est en effet primordial, pour qui veut comprendre la transformation du système économique mondialisé et financiarisé, de mieux connaître ces sociétés en conseil et stratégie.

Du capitalisme national au néolibéralisme financiarisé

Dans son ouvrage Temp: How American Work, American Business, and the American Dream Became Temporary, Louis Hyman (Viking, 2018, non traduit) dresse un tableau chronologique complet du fonctionnement de l’économie américaine. Selon ce dernier, les sociétés de consultants ont eu un rôle particulièrement important au sein du capitalisme américain, participant pleinement au tournant néolibéral des années 1980. Les consultants s’apparentent en effet à de réels diffuseurs d’idéologie : très vite, les sociétés de conseil produisent de multiples journaux, livres et rapports. Ainsi, dès 1939, « La Firme » publie Top Management Notes, puis, l’année suivante, Supplementing Successful Management, qui est envoyé à plus de 2 600 clients.

Les cabinets de consulting sont très vite devenus le relai du mouvement de mondialisation du capitalisme dans les années 1950. À ses débuts, McKinsey & Company ne conseillait que des sociétés sur le sol américain. Certaines entreprises, à l’image d’IBM, ont rapidement demandé à « La Firme » de mieux organiser leurs structures internationales. Bientôt, c’est avec des entités européennes – Siemens, Britain’s Imperial Chemical Industries ou encore Renault – que McKinsey & Company s’associe. La société leur conseille d’adopter le modèle économique alors dominant aux États-Unis, c’est-à-dire celui d’une organisation décentralisée des entreprises. Si des différences de cultures économiques freinent souvent ce processus d’américanisation – les Allemands privilégiant par exemple plus l’égalité économique que leurs partenaires anglophones – les normes économiques s’homogénéisent rapidement sur le Vieux continent. C’est ce qui fait dire à Louis Hyman que « le management américain des années 1960 allait remodeler le monde et McKinsey allait devenir le filtre par lequel ces idées circulaient. »

« La vision de Galbraith de l’entreprise était complètement opposée à celle d’hommes comme Winter, qui pensaient que le travail, et même le capital, devaient être flexibles. » (1)

John Kenneth Galbraith, économiste americano-canadien de renom, privilégiait la sécurité et la stabilisation des entreprises, en ayant pour objectif principal leur développement à long terme. Durant les années 1970, ce modèle managérial entre en crise, préfigurant une crise intellectuelle globale du capitalisme. Très vite, la vision de J. K. Galbraith est éclipsée par des penseurs comme l’avocat Elmer Winter, cofondateur de l’agence d’intérim Manpower. Dans ce nouveau paradigme, les institutions d’après-guerres – syndicats, larges entreprises spécialisées, etc. – sont largement discréditées. La prise de risque devient alors largement valorisée car assimilée à une manière efficace de réaliser de larges profits. Comme le note Louis Hyman, « cette crise a donné naissance à un autre modèle de capitalisme, pensé par des consultants, qui ne célébrait pas la stabilité des entreprises, mais privilégiait au contraire l’instabilité du marché. »

Durant cette période, des sociétés de consulting sont embauchées à tour de bras afin de briser les larges entreprises qui avaient auparavant le vent en poupe. Un nouveau modèle d’investissement est alors pensé par Bruce Henderson et son Boston Cabinet Group (BCG) : les grandes entreprises possédant de larges parts d’un marché, générant de facto de larges profits, mais à la potentialité de croissance faible, ne doivent pas réinvestir leurs bénéfices dans leur propre développement. Au contraire, plutôt que de rester sur un marché stable, ces dernières ont tout intérêt à investir leur capital dans de nouvelles sociétés avec de fortes potentialités de croissance. Les filiales d’une entreprise qui ne sont que très peu rentables doivent alors être revendues ou fermées car le modèle de Bruce Henderson ne leur reconnaît aucune utilité.

Le parangon de ce changement de mentalité est l’entreprise américaine General Electric (GE), jusqu’alors spécialisée dans le domaine énergétique. La société avait privilégié jusque dans les années 1970 une approche décentralisée en axant sa stratégie sur une recherche de stabilité. Sous l’influence de consultants, GE diversifie son portefeuille, vend ses filiales les moins rentables et investit dans divers domaines très éloignés de son domaine d’expertise d’origine comme la santé, la télévision ou la finance.

« Même si une division était rentable, cela ne signifiait pas qu’il faille y réinvestir. C’est la croissance qui déterminait l’investissement. » (2)

Dans ce modèle, la flexibilité est également perçue comme une solution miracle capable de compresser au maximum les coûts fixes d’une entreprise. Comme le note Louis Hyman, « les intérimaires ne sont plus utilisés uniquement pour répondre à des besoins urgents ou pour soutenir un marché du travail tendu, mais constituent dorénavant une composante planifiée de la main-d’œuvre des entreprises, un dispositif de réduction des coûts formant un second marché du travail qui pourrait effectivement éliminer les sureffectifs. »

Les entreprises de conseil s’apparentent ainsi à des relais efficaces du savoir économique dominant à chaque époque. Ces dernières savent s’adapter aux changements de paradigmes hégémoniques qui fluctuent en fonction des crises que traverse le capitalisme. Depuis la crise économique de 2008, McKinsey & Company s’est ainsi spécialisé dans la data economy et l’intelligence artificielle. Pourtant, si les cabinets de consulting ont joué un rôle clé dans les mutations récentes du capitalisme, ils ont aussi noué des liens durables avec des gouvernements du monde entier.

Un État planificateur ou planifié ?

En 1952, le président américain Eisenhower demande pour la première fois à McKinsey & Company de le conseiller dans l’attribution de certaines positions au sein de l’exécutif. Les firmes de consultants se sont depuis associées à de nombreuses agences fédérales – de la gestion des flux migratoires au département de la Défense – et représentent un secteur de neuf milliards de dollars chaque année en Amérique du Nord.

Pourtant, l’Oncle Sam n’est pas le seul à faire intervenir les sociétés de conseil dans sa gestion étatique. Le Royaume-Uni dépense chaque année 2,6 milliards d’euros dans le recours aux cabinets de conseil, un chiffre qui monte à 3,1 milliards d’euros pour l’Allemagne. Ursula Von Der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’est ainsi fait épingler par la Cour des comptes de son pays. Alors qu’elle était ministre de la Défense en Allemagne, cette dernière a confié à une ancienne salariée de McKinsey, Katrin Suder, le soin de moderniser l’armée allemande pour un coût de plus de 100 millions d’euros chaque année. L’Union européenne a elle aussi largement recours à ces sociétés de conseil : entre 2016 et 2019, la Commission européenne a versé 462 millions d’euros aux sociétés d’audit PWC, KPMG, Deloitte et E&Y.

La France n’est pas non plus en reste dans ce recours aux cabinets de conseil. Comme l’analyse le chercheur Philippe Bezès dans Réinventer l’État (Le Lien Social, 2009), la politique d’adaptation et de réforme de l’État débute dans les années 1960 avec la Rationalisation des choix budgétaires (RCB). À l’époque, cette quête de réforme n’est alors pas dirigée par des intervenants extérieurs comme les sociétés de conseil, mais bien par l’intérieur de l’État lui-même. De même, la « modernisation du service public » pensée par Michel Rocard quand il était Premier ministre (1988-1991), fait principalement appel aux acteurs étatiques. La culture administrative française, influencée par les hauts fonctionnaires, est alors largement sceptique et rétive au recours aux sociétés de conseil américaines dans la gestion des affaires publiques. Une première brèche s’ouvre néanmoins durant les années 1980 avec les lois de décentralisation : pour les collectivités locales et administrations affectées, l’aide des cabinets de conseils se révèle précieuse. Tout au long des années 1980, les sociétés d’experts en réforme se multiplient et se spécialisent dans la gestion administrative de maîtrise des coûts et d’atteinte d’objectifs. Ces sociétés se développent alors principalement de manière autonome vis-à-vis du pouvoir central. « Influencées par les savoirs de management, elles proposent d’agir directement sur le fonctionnement interne de l’administration afin de la moderniser et d’accroître son efficacité. Elles portent en elles une critique de la forme bureaucratique d’administration » indique Philippe Bezès.

Dans un contexte « d’ordre de la dette » hégémonique, où le secteur public est voué aux gémonies et où la réduction des coûts est un objectif primordial, les cabinets de conseil ont pu largement se développer au sein de l’Hexagone.

Ce n’est qu’en 2001, avec la ratification de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui impose une vision financière de l’action publique, que les sociétés de conseil acquièrent un rôle majeur dans les réformes étatiques. Créée en 2007 sous l’impulsion d’Éric Woerth, alors ministre du Budget, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) consolide la position dominante des consultants au sein de l’appareil étatique. À cette initiative succède le Secrétariat général à la modernisation de l’action publique (SGMAP) lors du quinquennat Hollande puis la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP) sous Emmanuel Macron. L’initiative est dotée d’un budget de 100 millions d’euros pour le quinquennat pouvant être utilisé afin de recourir aux services de sociétés de conseil. Le ministère des Armées dispose quant à lui d’une enveloppe propre de quatre-vingt-sept millions d’euros pour s’associer aux sociétés de conseil.

L’administration française semble donc s’être acclimatée au management américain par la performance sous le prisme du paradigme du New Public Management. Dans un contexte « d’ordre de la dette » hégémonique, où le secteur public est voué aux gémonies et où la réduction des coûts est un objectif primordial, les cabinets de conseil se sont largement développés au sein de l’Hexagone. Comme le montre le sociologue Frédéric Pierru, les consultants ont été particulièrement influents dans la mise en place des politiques hospitalières des dernières années. Partant du dogme du « big is beautiful » (les larges entités sont préférables aux petits établissements, NDLR), l’État a ainsi eu recours à des sociétés de conseil, comme Capgemini et le BCG, dans la mise en place des Agences régionales de santé (ARS). Le conseiller chargé de mettre en place ces institutions auprès de la ministre de la Santé d’alors, Roselyne Bachelot, était un ancien partenaire de McKinsey et y a retravaillé par la suite. Plus étonnant encore, Salmon & Partners a été mandaté par l’État afin de recruter… les futurs directeurs de ces ARS.

La crise du coronavirus a également été une réelle occasion pour le déploiement des cabinets de conseil. Le plan de relance européen, d’une valeur de près de 750 milliards d’euros, a permis à des firmes de consulting, comme Deloitte ou PWC, d’être embauchées par les institutions bruxelloises et par les États membres de l’Union européenne. Ces entreprises ont eu pour rôle de déterminer comment l’immense manne monétaire dégagée par ces plans devait être utilisée. En Espagne, quatre grands cabinets de consultants ont ainsi conseillé plusieurs ministères dirigés par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) dans le cadre de ce plan de relance européen. Même schéma en Italie où le recours au cabinet McKinsey par le gouvernement de Mario Dragui a créé une large polémique. La France ne fait pas figure d’exception : McKinsey a été embauchée à hauteur de 3,4 millions d’euros afin d’aider les services étatiques à mettre en place la logistique de la vaccination. Depuis mars 2020, le cabinet Citwell a également été mandaté par la France dans la mise en place d’un schéma de distribution vaccinal dans un contrat d’une valeur de 3,9 millions d’euros. Au total, depuis le début de la pandémie, le ministère de la Santé a signé vingt-huit contrats en lien avec la crise sanitaire, pour un montant supérieur à onze millions d’euros. Des prestations critiquées par certaines personnalités politiques, en raison de leur fréquence, de leur montant et de l’attribution de certains marchés sans appel d’offres.

Une dépendance problématique

Outre ces aspects formels, ce recours massif, voire systématique, aux sociétés de conseil dans la gestion des affaires étatiques pose d’autres problèmes encore plus importants. Les conflits d’intérêts tout d’abord. Comme l’a montré le New York Times, la filiale d’investissement de McKinsey & Company, MIO Partners, possédée par 1 400 « collaborateurs » ayant travaillé au sein de l’entreprise de conseil et gérant plus de 9,5 milliards de dollars de fonds propres, peut être suspectée de pratiques trompeuses. Officiellement, « La Firme » et sa filiale d’investissement sont deux structures distinctes qui ne communiquent pas. Pourtant, plusieurs affaires laissent penser le contraire. Le fonds investit par exemple régulièrement dans des entreprises créées par des anciens salariés de McKinsey, à l’image du fonds d’investissement Northgate ou de la Pacific Alliance Asia Opportunity. De même, certains faits laissent penser que McKinsey & Company utilise sa position de conseiller pour prendre des décisions allant dans l’intérêt de sa filiale MIO Partners. « La Firme » a ainsi été embauchée par Porto Rico pour mettre en place un plan de restructuration de sa dette alors que MIO Partners y avait des intérêts financiers qui auraient pu être remis en cause en cas d’annulation de cette créance. Le New York Times révèle que le plan mis en place par McKinsey « était étonnamment généreux pour les propriétaires de ces obligations de taxe de vente. »

Certains faits laissent penser que McKinsey & Company utilise sa position de conseiller pour prendre des décisions allant dans l’intérêt de sa filiale MIO Partners.

De même, certaines compagnies d’audit ont le double rôle d’éplucher et de vérifier les comptes de grosses entreprises tout en les aidant à optimiser leur fiscalité. À la suite de la faillite d’Enron en 2002, qui a montré les limites d’un tel système, la loi a contraint ces sociétés à séparer leurs activités d’audit et de conseil. Pourtant, les Luxembourg Leaks ont révélé que la firme PWC a aidé le géant de l’alimentaire Heinz à réduire ses impôts tout en certifiant ses comptes. Nonobstant la responsabilité de PWC dans l’organisation de l’évasion fiscale au niveau mondial, la société a été mandaté de multiples fois par l’État dans la mise en place de sa stratégie vaccinale. De même, dans une sorte de mélange des genres de mauvais goût, alors que le cabinet KPMG a plusieurs fois été épinglé pour avoir aidé de riches fortunes à placer leurs fonds dans des paradis fiscaux, la société conseille 6 000 agglomérations, départements et régions françaises.

Ce double jeu des cabinets de conseil est en fait souvent lié au phénomène des « revolving doors » (le « pantouflage »), qui désigne le fait pour une personne d’évoluer entre secteur public et privé, souvent en exerçant dans les mêmes domaines. La force d’entreprises telles que McKinsey repose en bonne partie sur leur capacité à embaucher du personnel ayant un carnet d’adresses conséquent. Ainsi, des personnes travaillant au sein de l’administration publique sont régulièrement employées par ces sociétés de conseil. En quelques années, plus de vingt personnalités politiques espagnoles ont été embauchées par ces entreprises. En France, on estime qu’environ cinquante-huit anciens élèves de l’ENA ont eu des expériences professionnelles avec des cabinets de conseil. McKinsey et le BCG ont attiré respectivement dix-huit et dix-sept anciens énarques. La promotion Léopold Sédar Senghor (2002-2004), qui a vu passer Emmanuel Macron et Gaspard Gantzer, concentre quatre diplômés passés par ces entreprises de conseil. D’anciens salariés de ces entreprises peuvent même atteindre des fonctions très importantes au sein des gouvernements. Alexander de Croo, le Premier ministre belge, a ainsi travaillé pour le BCG, tandis que le secrétaire américain des Transports, Pete Buttigieg, est un ancien de McKinsey.

Les firmes de conseil proposent également des missions pro-bono : des prestations gratuites, pour le bien public. Lors de la commission Attali dont Emmanuel Macron était le rapporteur, Eric Labaye (McKinsey) et Pierre Nanterme (Accenture) étaient par exemple présents à titre gratuit. Pour autant, force est de constater que cette mission n’était pas sans intérêt pour ces firmes : elle a permis à Karim Tadjeddine, alors représentant de McKinsey, de rencontrer le futur Président de la République Emmanuel Macron. Les deux hommes préfacent le livre d’un inspecteur des finances, Thomas Cazenave, devenu directeur adjoint de cabinet d’Emmanuel Macron lorsque ce dernier est nommé ministre de l’Économie (L’État en mode start-up, Eyrolles, 2016). En 2017, lorsque le nouveau Président français crée la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP), il nomme alors Thomas Cazenave à sa tête. Cette institution française a notamment pour prestataire McKinsey, dont le co-directeur du département du secteur public n’est autre que… Karim Tadjeddine.

Ce lien entre les trois hommes n’est en réalité que la face émergée de l’iceberg de la consultocratie qui envahit chaque jour un peu plus les organes de l’État. Comme le notent Nicolas Belorgey et Frédéric Pierru dans Une « consultocratie » hospitalière ? , « la présence des grands cabinets de conseil internationaux s’est banalisée dans le secteur public en général ». Conquis par les méthodes managériales américaines, les élites étatiques et les hauts-fonctionnaires, justement supposés remplir le rôle d’organisation et de réforme de l’État, ont en réalité largement favorisé cette situation. Outre les conflits d’intérêts au profit d’une petite caste mi-privée mi-publique, ce recours excessif au consulting rend de plus en plus l’État incapable de gérer des situations de crise sans l’aide du privé, comme en témoigne la crise du COVID-19. Nicolas Belorgey et Frédéric Pierru notent ainsi que « recourir à leurs (onéreux) services est devenu une sorte de réflexe des élites étatiques, dans un contexte plus global de dévalorisation des compétences internes à l’État et, symétriquement, de célébration de la supposée supériorité des méthodes de gestion du secteur privé ». Les lois de moralisation de la vie publique ou la réforme de l’ENA engagées par le gouvernement suffiront-elles à pallier cette situation ?

(1) (2) Louis Hyman, Temp: How American Work, American Business, and the American Dream Became Temporary (Viking, 2018, non traduit)

Du passe sanitaire au passe climatique ?

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La mise en place d’un passe sanitaire a été validée par le Conseil constitutionnel au nom d’un « objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé ». Si une privation des libertés est justifiée au nom de la protection de la population française face au coronavirus, ne peut-on pas imaginer que des dispositifs similaires voient le jour afin de prévenir la crise climatique que nous traversons ? Ces solutions, largement soutenues par les dirigeants actuels, témoignent en réalité de l’impasse des mesures individualistes, misant sur la culpabilisation et la responsabilité, au détriment de stratégies collectives et de politiques publiques ambitieuses.

Alors que la France affronte une quatrième vague épidémique de coronavirus, l’idée d’une vaccination universelle sinon obligatoire du moins largement contrainte, s’est imposée dans l’agenda mondial. Dans l’Hexagone, cette astreinte s’est matérialisée par le prisme d’un passe sanitaire discriminant les personnes vaccinées de celles n’ayant pas reçu leurs deux doses obligatoires. Celui qui veut profiter d’une vie sociale pleinement retrouvée doit constamment montrer patte blanche et fournir la preuve de sa vaccination ou d’un test sanitaire fraichement réalisé. L’exécutif place ainsi de larges espoirs dans la vaccination de masse afin de lutter contre l’épidémie, comme le font la plupart des pays ayant la capacité financière de mener une telle politique.

Une gestion de crise individualiste

Pour atteindre cet objectif de vaccination massive, le pouvoir français a adopté une stratégie de gestion individualisée et individualiste de la crise sanitaire reposant principalement sur la prise autonome de rendez-vous de vaccination. Justifiée par un argument d’autorité de protection de la population, cette politique fait pourtant fi d’une myriade de problèmes de fond qui pourraient être résolus par une approche sanitaire plus collective.

Premièrement, la prise en charge individualisée de la vaccination masque des inégalités très profondes. De nombreuses études montrent ainsi que certains territoires de la République ont un taux de vaccination largement moins élevé que d’autres. Le 11 juillet 2021, alors que 40,7% des Français avaient reçu deux doses de vaccin, le chiffre n’était que de 30% en Seine-Saint Denis et de 9,5% à Mayotte. Claire Hédon, la Défenseure des droits note ainsi que le passe sanitaire « comporte le risque d’être à la fois plus dur pour les publics précaires et d’engendrer ou accroître de nouvelles inégalités ». Cette situation conduit ces territoires démunis à souffrir le plus de l’épidémie : la surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019, alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens. De nombreux facteurs peuvent expliquer cette situation dramatique : la population y est plus précaire, a de moins bon accès aux services de santé tandis que les logements y sont en moyenne plus exigus. De nombreuses solutions permettraient pourtant de résoudre efficacement ces problèmes.

La surmortalité enregistrée en Seine-Saint-Denis entre le 1er mars et le 19 avril 2020 était 134% plus élevée par rapport à la même période en 2019 alors que ce chiffre était de 99% pour les Parisiens.

Source : Institut national d’études démographiques (Ined), juillet 2020.

Plutôt que de contraindre toute la population à aller se faire vacciner, n’aurait-il pas fallu aborder de front les nombreux problèmes auxquels le secteur hospitalier français fait face ? Depuis les années 2000 l’hôpital français a en effet effectué un « virage ambulatoire », passant par un fort resserrage budgétaire ainsi que par une mise en concurrence accrue des établissements par le prisme de la tarification à l’activité. Créé en 1996, l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM) pose une limite sur les dépenses annuelles de santé. Ce dispositif prévoit constamment un budget inférieur aux besoins du secteur public. Alors que la commission des comptes de la Sécurité sociale préconisait une croissance du budget de l’ONDAM de 4,4% en 2019, ce chiffre a été rabaissé à 2,4% cette même année. Cette politique a largement porté préjudice à la qualité des soins prodigués dans les urgences et a provoqué une contraction des lits en hospitalisation longue, réduits de 71 000 entre 2002 et 2018. Pourtant, la crise sanitaire n’a que partiellement remis en cause ce cadre de fonctionnement puisque des lits d’hôpitaux continuent régulièrement d’être détruits.

De même, on assiste depuis plusieurs mois à un blâme constant des personnes refusant de se faire vacciner. Ce phénomène contreproductif est largement préjudiciable à l’objectif de vaccination massif de la population française puisqu’il crée inévitablement un effet de réactance. Du fait de ce mécanisme naturel et psychologique, un individu tente souvent de protéger sa liberté d’action lorsqu’il pense cette dernière menacée. Partant de ce constat, n’aurait-il pas été bénéfique d’interroger les causes profondes de cette peur de la vaccination pour mieux les remettre en cause ? Alors que la France est aujourd’hui un des pays comptant le plus de vaccino-sceptiques au monde, il serait absurde de lier ce phénomène à une prétendue pauvreté d’esprit française alors même qu’il existait auparavant dans l’hexagone un large consensus autour de la vaccination. Là encore, la stratégie sanitaire d’individualisation et de « selfcare » des citoyens montre ses faiblesses.

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public »

Association Formindep.

Si nombre de commentaires complotistes semblent loufoques et infondés, force est de constater que ces discours sont largement alimentés par l’incurie de l’État dans la construction et la mise en place de ses politiques publiques de santé. Ce dernier n’est en effet jamais parvenu à endiguer l’influence des multinationales privées dans la construction des politiques publiques de santé. Alors que la France dépense de moins en moins dans sa recherche publique, préférant financer directement le secteur privé de la santé via le Crédit Impôt et Recherche, l’État a de moins en moins de contrôle sur la qualité et la rigueur des recherches menées. Comme le pointe l’association Formindep, « le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public ». La France a ainsi connu de nombreux scandales sanitaires, dont le plus connu est très certainement l’affaire Médiator. Ce médicament produit par les laboratoires Servier a été vendu comme traitement du diabète et comme coupe faim. Alors qu’il provoque des valvulopathies cardiaques, le produit reste commercialisé jusqu’en 2009. Les énormes sommes d’argent que Servier a versées au monde médical peuvent en partie expliquer l’interdiction tardive du médicament. D’autres scandales sanitaires, dont la liste ne saurait ici être exhaustive, ont frappé l’hexagone : la vaccination de l’hépatite B, l’affaire de la Dépakine ou du sang contaminé. Néanmoins, le problème de conflit d’intérêt dans le monde de la santé ne s’arrête pas au cas français : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est elle-même largement financée par la puissance privée, notamment la fondation Bill and Melinda Gates, et a connu certains scandales notamment lors de l’épidémie de grippe H1N1. Ces phénomènes participent inévitablement à une peopleisation de la science. Les figures se présentant comme antisystème passent d’autant plus pour des héros qu’elles dénoncent une science aux mains des intérêts privés. De ce phénomène émergent des personnalités aux relents complotistes comme les professeurs Luc Montagnier, Henri Joyeux ou le très médiatique Didier Raoult.

NDLR : Pour en savoir plus sur l’influence des multinationales sur la politique sanitaire menée par l’OMS, lire sur LVSL l’article rédigé par Rodrigue Blot et Jules Brion : « L’OMS sous perfusion des philanthropes ».

Une stratégie collective de gestion de la crise permettrait d’obtenir le consentement éclairé d’une partie de la population à se faire vacciner. Cela nécessiterait bien évidemment d’effectuer une remise en cause radicale des liens existants entre la puissance publique et le secteur privé ainsi que par une politique hospitalière ambitieuse. La stratégie gouvernementale, loin d’avoir tenté de résoudre ces problèmes, va très certainement avoir sur le long terme un effet délétère quant à la confiance que porte la population envers la science. Comme le note la philosophe Barbara Stiegler, le passe sanitaire construit dangereusement « un pays fracturé où l’on oppose deux camps, celui du bien et celui du mal » conduisant à « un affrontement entre vaccinés et antivax ».

Crise sanitaire et crise climatique : maux différents pour solutions similaires ?

Si le recours à la surveillance systématique de la population est présenté comme une solution miracle capable d’endiguer la crise sanitaire que nous traversons, ce type de politiques centrées sur la responsabilisation individuelle ne s’arrête pas au domaine de la santé. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) craint ainsi « le risque d’accoutumance et de banalisation de tels dispositifs attentatoires à la vie privée et de glissement, à l’avenir, et potentiellement pour d’autres considérations, vers une société où de tels contrôles deviendraient la norme et non l’exception ».

Alors que le dernier rapport du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) pointe les nombreux dangers que fait peser la crise climatique sur notre société, de nombreux dispositifs individualistes de protection de l’environnement germent dans l’Hexagone. Il est intéressant de constater que ces derniers puisent leur inspiration dans le même matriciel idéologique que le passe sanitaire.

Plébiscitées tant par les macronistes que par les forces écologistes, des Zones à Faibles Emissions (ZFE) ont été mises en place dans de nombreuses villes françaises. Ces dispositifs vont empêcher progressivement les véhicules les plus polluants d’entrer au sein des agglomérations afin de protéger la santé de leurs citoyens. De même, des voies réservées au covoiturage sont déjà mises en place. À Grenoble, en contrepartie de l’agrandissement de l’A480, projet par ailleurs largement préjudiciable pour l’environnement, une portion de l’autoroute va être réservée aux covoitureurs, aux taxis et aux véhicules peu polluants. Des capteurs seront installés tout au long de la portion de l’autoroute afin de vérifier que seuls les conducteurs respectant ces critères puissent l’utiliser. Dans le domaine de la gestion du tri des déchets, des dispositifs permettent d’ores et déjà de réduire les impôts locaux des personnes triant le mieux leurs déchets ou d’offrir des réductions dans certaines enseignes. S’il nous est impossible ici de dresser une liste de toutes les opportunités qu’offre la technologie à ce type d’initiative, il y a fort à parier que de nombreux dispositifs permettant d’orienter les comportements des individus vers des activités eco-friendly voient bientôt le jour. Inutile de préciser ici que ces initiatives participent inévitablement au renforcement des « villes intelligentes », appelées plus communément « smart-cities ». Afin que les ZFE puissent être efficaces, la loi d’orientation des mobilités de 2019 entérine ainsi le recours au contrôle automatisé des données signalétiques jusqu’à 15% du nombre moyen de véhicules circulant au sein d’une zone. De même, la mairie de Nice a tenté d’avoir accès aux données produites par le compteur Linky afin de savoir si des maisons étaient inoccupées alors même qu’il était initialement un dispositif censé réduire la consommation électrique d’un foyer.

NDLR : Pour en savoir plus sur les villes intelligentes, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Smart cities : mirage solutionniste pour voiler l’impuissance politique ».

Les objectifs manqués des initiatives individualistes

Justifiées par un objectif louable de protection de la santé des Français et de l’environnement, ces politiques posent en réalité les mêmes déconvenues que le passe sanitaire. Tout comme ce dernier, ces mesures individualistes masquent de facto les inégalités massives qui existent au sein de la population française. En laissant à chacun la responsabilité d’acheter un véhicule non polluant, les ZFE créent le risque que des pans entiers de la population soient largement pénalisés. Ces dispositifs vont inexorablement pousser des foyers précaires à l’endettement et largement les contraindre dans leurs déplacements. Ainsi, le recours à la voiture individuelle est plus faible dans les villes denses que dans les communes périphériques des métropoles, du fait d’une moindre présence de transports en communs et d’infrastructures adéquates dans ces dernières. Pourtant, le salaire moyen y est souvent inférieur. De même, une enquête a montré en 2019 que près de 5% des foyers franciliens seraient affectés par la mise en place d’une ZFE. Parmi eux, 25% n’auraient pas les moyens d’acheter un véhicule. Néanmoins, ces politiques ne concernent pas uniquement les particuliers. À Londres, qui a mis en place un dispositif de péage urbain s’apparentant à une ZFE, les transporteurs indépendants sont les plus touchés par ces mesures. Dans la capitale britannique, les véhicules pesant plus de 3,5 tonnes doivent en effet s’acquitter d’une taxe journalière de 100£. Les plus petites entreprises risquent fortement de pâtir de cette situation, favorisant directement les plus grosses compagnies capables d’absorber ces coûts supplémentaires.

Les initiatives individualistes ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de la crise climatique.

Pourtant, d’aucuns pourraient objecter que la lutte contre le changement climatique implique que des mesures fortes, concrètes et coercitives soient mises en place. Il est en effet évident que notre mode de vie actuel doit être amendé, notamment par le prisme de politiques contraignantes, si nous voulons espérer endiguer la crise environnementale que nous traversons. Néanmoins, les initiatives individualistes comme les ZFE ciblent spécifiquement les milieux les moins responsables de cette crise. S’il est de notoriété publique que les classes aisées polluent largement plus que les milieux précarisés du fait de leur forte capacité à consommer, il ne faut pas oublier que les plus riches polluent également fortement de par la place qu’ils occupent dans notre système de production. Comme le résume Matt Hubert pour Jacobin « les personnes riches ont une énorme empreinte carbone. Pourtant, le problème fondamental de leur impact sur le climat n’est pas ce qu’elles consomment, mais le fait qu’elles possèdent les moyens de production et qu’il est extrêmement rentable pour elles de polluer ».

Derrière ces mesures « d’empowerment » des citoyens se cachent en réalité une idéologie néolibérale où l’État tente de ne jamais remettre en cause le système de marché. Dans La société ingouvernable, Grégoire Chamayou montre que le libéralisme contemporain a pu s’imposer grâce à l’idée de responsabilisation des citoyens. Ce dernier analyse ainsi, en prenant l’exemple d’entreprises réfractaires à la mise en place de consignes obligatoires et à l’interdiction de contenants jetables, que ces sociétés ont promu une « gouvernance marchande des externalités ». Ce mode de gestion leur a permis d’imposer des solutions faisant appel aux mécanismes de marché dans la gestion de leurs impacts sociaux. Grégoire Chamayou note ainsi que ce constat « est paradigmatique d’un procédé de responsabilisation, […] l’une des principales tactiques du néolibéralisme éthique contemporain » dont la « fonction première est l’évitement de la régulation ». Selon lui, « la responsabilisation en appelle à l’autonomie subjective ; elle s’adresse à des individus sommés de se prendre en main, de se gouverner eux-mêmes ».

NDLR : Pour en savoir plus sur le livre de Grégoire Chamayou, lire sur LVSL l’article de Guillaume Pelloquin : « Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire ».

Comme avec la politique sanitaire qui ne permet pas efficacement de comprendre les raisons profondes de la défiance envers la science, les mesures individualistes écologistes peinent à remettre en cause les problèmes auxquels notre système fait face. Plutôt que d’inviter chacun à changer ses comportements, ne serait-il pas plus intéressant d’interroger le cadre social dans lequel nous vivons ?

La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse.

Prenons un exemple concret. Plutôt que de contraindre les populations précarisées à renouveler leurs véhicules – ce qui relève parfois d’une aberration écologique tant les modèles électriques sont plébiscités alors que leur production demeure extrêmement polluante – l’État français pourrait prendre des mesures concrètes face au problème de l’utilisation massive de la voiture. Nous pourrions interroger collectivement son usage individuel. Les classes précaires ne prennent pas la voiture par plaisir mais parce qu’elles ont été contraintes de s’extirper des centres-villes. Là encore, aucune politique environnementale ne se voudra effective si elle ne remet pas en question les causes profondes de cette gentrification causée tant par le modèle économiques ubérisé de Airbnb que par la spéculation immobilière. De même, plutôt que de contraindre la population à opter pour des modèles « non polluants », ne serait-il pas plus juste d’interdire la publicité qui participe pleinement à instaurer un imaginaire collectif favorable à la consommation ? Jusqu’à présent le pouvoir français s’est toujours refusé à mettre en place ce genre d’initiatives, bafouant une par une les propositions de la Convention citoyenne pour le climat (CCC).

Il est pourtant peu surprenant que l’État voue aux gémonies toute tentative collective de résoudre un problème en accusant ces mesures d’être « idéologiques » et « punitives ». La stratégie lisse et prétendument apolitique de l’État cache en réalité l’incapacité et l’inappétence de la Nation à mettre en place une politique publique ambitieuse. Alors que toute planification de l’économie est remise aux calendes grecques, que les services publics sont constamment menacés par des restrictions budgétaires, les États européens se retrouvent incapables d’affronter des crises majeures. En réalité, l’État n’a pas recours à une stratégie de « selfcare » des individus par choix mais bien par contrainte. Bien entendu, cet argument ne doit pas servir à critiquer constamment les individus souhaitant adopter des comportements plus civiques et bénéfiques pour la cité. Il est évident que les « gestes individuels » sont louables et qu’ils ont une importance cruciale et significative dans la gestion des crises. Pourtant, une politique écologique ne pourra se revendiquer effective si elle ne laisse qu’à certains privilégiés la capacité d’adapter leurs modes de vie.

Antoine Bristielle : « Les mesures sanitaires dépendent de la confiance dans les institutions politiques »

© Antoine Bristielle

Dans son essai À qui se fier ? (Éditions de l’Aube, 2021), Antoine Bristielle, chercheur à Sciences Po Grenoble et directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean Jaurès, montre que face à l’épidémie de Covid-19, de « multiples réponses » ont été apportées par les différents pays européens. Contrairement au discours officiel qui présente la multiplication des mesures liberticides comme l’unique moyen de « sauver des vies », l’auteur montre qu’il n’existe qu’une très faible corrélation entre la réalité de la circulation du virus et la nature des mesures adoptées pour y faire face. En effet, c’est avant tout la confiance des citoyens dans les institutions politiques qui expliquerait le degré de coercition des mesures imposées. Dans des pays comme la France, où ces taux de confiance sont extrêmement faibles, les gouvernements multiplient (de manière souvent contre-productive) les mesures coercitives. Dans cet entretien, nous revenons sur les origines de cette défiance, sur les solutions qui pourraient y être apportées et sur la lassitude grandissante des Français. Entretien réalisé par Laura Chazel.

LVSL – Depuis mars 2020, pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, le gouvernement français a multiplié les mesures liberticides afin de freiner la propagation du virus. Jusqu’à peu, le « confinement » – et aujourd’hui le couvre-feu – était présenté comme l’unique manière de limiter l’engorgement des hôpitaux. C’est ainsi que l’exécutif justifie depuis plus d’un an – en s’appuyant sur le mythe du « no alternative » –  la limitation drastique des libertés publiques. Pourtant, dans une analyse comparée effectuée entre une vingtaine de pays, vous montrez que de multiples réponses ont été apportées à la crise sanitaire. Plus encore, vous démontrez qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les mesures adoptées par les pays (confinement, couvre-feu, fermeture de commerces non-essentiels, etc.) et la circulation réelle du virus. Quels facteurs expliquent donc les choix privilégiés par les différents gouvernements pour contenir l’épidémie?

Antoine Bristielle – On pourrait penser que les mesures prises au niveau européen sont uniquement basées sur la situation sanitaire, c’est-à-dire que plus l’épidémie touche fortement un pays, plus celui-ci met en place des mesures « dures » pour lutter contre la circulation du virus. Or, quand on regarde plus en détail ce qu’il s’est réellement passé entre février et octobre 2020, on se rend compte que cela est largement erroné. Prenons le cas des obligations de fermeture d’établissements scolaires. Au Portugal, pays finalement assez peu touché par l’épidémie, des fermetures totales ou partielles sont mises en place pendant 67% de la période. Au contraire, aux Pays-Bas, pays beaucoup plus durement touché, le gouvernement décide d’utiliser de telles mesures coercitives uniquement pendant 36% de la période.

Ce que je mets en évidence dans mon livre, c’est que les mesures mises en place dépendent largement de la confiance dans les institutions et le personnel politique. Plus les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont importants, plus les pays misent sur la responsabilité individuelle. Au contraire, quand les niveaux de confiance dans les institutions sont faibles, les gouvernements se disent que seules les mesures coercitives permettront de juguler l’épidémie. C’est un point sur lequel il est nécessaire d’insister : les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe. 

« Les mesures mises en place ont un aspect profondément politique : elles ne dépendent pas seulement de l’intensité de l’épidémie, mais également des niveaux de confiance institutionnels présents au moment où l’épidémie frappe »

Mais là où l’on franchit un cap supplémentaire dans l’analyse, c’est lorsque l’on constate que les niveaux de confiance institutionnels ne dictent pas simplement le type de mesures mises en place, mais également leur réussite ou leur échec. Quand les niveaux de confiance dans les institutions politiques sont faibles, les mesures sont globalement moins respectées et cela se traduit par une mortalité plus élevée et par une faible satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie : un véritable cercle vicieux. Au contraire, plus les niveaux de confiance dans les institutions sont élevés, mieux les mesures sont respectées,  plus la mortalité est faible et plus la satisfaction dans la façon dont le gouvernement a géré l’épidémie est importante. On se trouve là en présence d’un cercle vertueux.

LVSL – Contrairement au reste des pays européens, la France présente des taux de défiance particulièrement inquiétants vis-à-vis des institutions politiques : vous rappelez ainsi que seuls 36% des Français ont confiance dans la présidence de la République et seulement 11% dans les partis politiques. Comment expliquer l’importance de cette défiance ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins européens ?

A. B. – Il est vrai que la défiance des Français envers les institutions et le personnel politiques est assez inquiétante. Elle a fortement augmenté dans les précédentes décennies pour atteindre des niveaux parmi les plus bas d’Europe, plus faibles par exemple que ce que l’on constate en Italie, en Espagne, en Bulgarie ou en Hongrie… Plusieurs facteurs sont à l’origine de ce phénomène. D’une part, les multiples affaires de corruption au sein du personnel politique créent un sentiment de « tous pourris » au sein de la population, qui dépasse le strict cadre des personnes mises en cause pour rejaillir sur les institutions. D’autre part, les médias ont également leur responsabilité dans ce phénomène. La concurrence exacerbée entre les différentes chaînes et les différents titres de presse crée une course au buzz permanent et tend à présenter la politique comme une course de petits chevaux, au détriment d’un traitement des enjeux de fond. Forcément cela a des effets catastrophiques sur la façon dont les citoyens perçoivent la politique.

« Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives »

Mais si ces causes sont bien réelles, elles ne touchent pas uniquement le cas français, contrairement aux deux dernières. La troisième cause de ce phénomène de défiance provient du système électoral français et notamment du scrutin uninominal à deux tours utilisé pour l’élection pivot de la cinquième République, la présidentielle. Avec ce mode de scrutin où l’on vote finalement davantage « contre » que « pour », un candidat peut être élu tout en reposant sur une base sociale extrêmement réduite. Prenons le cas du second tour de la présidentielle de 2017. Certes Emmanuel Macron obtient deux tiers des scrutins exprimés. Mais lorsque l’on enlève les personnes non inscrites sur les listes électorales, celles s’étant abstenues, celles ayant voté blanc, celles ayant voté Le Pen et celles ayant voté Macron mais déclarant avoir voté « contre Le Pen » et non « pour Macron » qu’obtient-on ? Seulement 6% du corps électoral a voté pour le « projet Macron ». Dans ces conditions, on comprend très vite qu’il est extrêmement compliqué pour le président et son gouvernement de garantir l’assentiment de la population lorsqu’il met en place des mesures exceptionnelles et coercitives. Enfin la quatrième cause provient du système social français : nous avons confiance dans nos institutions si nous les jugeons aptes à nous protéger dans le fil de notre existence. Or à nouveau que constate-t-on ? 7 français sur 10 pensent « que c’était mieux avant ». Cette situation ne date pas d’aujourd’hui : en 2006 déjà, trois quarts des Français jugeaient que la situation de leurs enfants serait pire que la leur.

LVSL – La concentration des pouvoirs aux mains de l’exécutif pour répondre à la crise sanitaire n’a fait qu’accroître le sentiment de défiance envers les institutions. Pour faire face à ces critiques, Emmanuel Macron annonçait en octobre dernier la mise en place d’un « collectif de citoyens » afin « d’associer plus largement la population » à la campagne de vaccination contre le Covid-19. Dans la même logique, des « comités citoyens » ont été mis en place dans plusieurs villes de France, dont Grenoble sous l’impulsion du maire écologiste Éric Piolle, afin d’associer les citoyens à la gestion de l’épidémie. Bien que louables, ces initiatives, qui permettent de déconstruire le mythe d’une élite détenant le monopole de l’expertise et de la raison, sont-elles suffisantes pour répondre à cette défiance institutionnelle ?

A. B. –  Il est indéniable que les différentes enquêtes montrent un désir de plus en plus prégnant des citoyens français d’être associés plus directement à la prise de décision. Cela passe forcément par des mécanismes participatifs. Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. Dans ces conditions, il est donc indispensable de réfléchir à de nouveaux mécanismes de décision collective. Mais si des éléments de démocratie directe semblent à l’heure actuelle indispensables, ils doivent également être associés à une réforme plus globale des formes d’élection de nos représentants politiques afin que ceux-ci, une fois élus, puissent bénéficier d’une plus forte légitimité.

« Il serait en effet faux de penser que les Français ne s’intéressent pas à la politique et que la politique devrait rester une affaire d’experts. Au contraire, les Français, et en particulier les jeunes générations, s’intéressent particulièrement à la politique, mais cela prend des formes plus individualisées qui ne passent pas par les institutions honnies. »

Par ailleurs, il ne faut pas croire que de simples mécanismes comme ceux mis en place à Grenoble ou lors de la campagne de vaccination seront suffisants pour permettre une plus grande légitimité des mesures mises en place. Avec de tels niveaux de défiance préalables, ce sont davantage des pansements sur une jambe de bois. Le mal est en réalité beaucoup plus profond, les crises ne créent pas des personnes défiantes, elles les mobilisent, mais celles-ci existent déjà largement au préalable. Ainsi une réflexion sur la question sociale s’impose. Pourquoi autant de nos compatriotes ont-ils durablement l’impression d’être délaissés par les institutions de notre pays ?

LVSL – Dans un article récent paru dans le HuffPost, vous revenez sur les tâtonnements de l’exécutif concernant la stratégie sanitaire à adopter face au rebond de l’épidémie. Selon vous, à la défiance structurelle des Français envers les institutions politiques s’ajoute aujourd’hui une lassitude importante face à la multiplication des mesures restrictives et l’absence d’optimisme concernant la sortie de la crise. Pourtant, malgré cette lassitude grandissante et ce rejet des institutions politiques traditionnelles, aucun mouvement de contestation massif n’a réussi à se structurer ces derniers mois – contrairement à l’Allemagne, aux Pays-Bas ou encore au Danemark où d’importants mouvements de contestation ont émergé dès l’automne 2020. Comment expliquez-vous cette absence de mouvement contestataire collectif organisé ?

A. B. – Toutes les enquêtes d’opinion montrent clairement qu’à la défiance des français s’est rajoutée une forte lassitude face à des mesures sanitaires qui durent désormais depuis plus d’un an. Dans ces conditions, on perçoit bien la situation inextricable dans laquelle se trouve le gouvernement entre une communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, le pousse à mettre en place des mesures plus strictes et une part croissante des français qui se déclare être de plus en plus prête à s’affranchir de telles mesures. Pourtant, comme vous le rappelez, outre quelques exemples sporadiques comme à Marseille ou à Annecy, aucune manifestation de grande ampleur n’a eu lieu contrairement à ce que l’on a pu constater à l’étranger. Cela peut paraître assez paradoxal mais en réalité ce phénomène s’explique de plusieurs manières.

Tout d’abord il ne faut pas penser qu’il n’existe aucune action en France contre les mesures sanitaires, celles-ci sont simplement plus individuelles. Ainsi un habitant sur deux des régions soumises au nouveau « confinement » déclare qu’il ne respectera pas scrupuleusement ces mesures, un chiffre encore impensable il y a quelques mois.

Néanmoins il est vrai que dans d’autres pays une opposition aux mesures sanitaires semble se structurer, ce qui n’est pas le cas en France. La première explication vient du fait qu’à l’étranger, ces manifestations sont largement organisées par les réseaux d’extrême droite. Or, en France, le Rassemblement national chapeaute largement ce type de réseaux, et dans une optique de dédiabolisation en vue de la prochaine présidentielle, ne veut pas être à l’origine de telles manifestations. La seconde explication provient de l’attitude de la gauche radicale française qui pendant de nombreux mois a hésité à adopter une posture trop critique par rapport aux mesures sanitaires et semblait assez divisée sur la question. Les récentes déclarations de François Ruffin et de Jean-Luc Mélenchon montrent une vraie radicalisation en termes de positionnement, le premier appelant même à la désobéissance civile face aux mesures sanitaires. De là à enclencher un vaste mouvement de contestation ? Il est encore trop tôt pour le dire.

Politique de vaccination : l’inversion des priorités ?

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© Fernando Zhiminaicela, Pixabay

La France rencontre de nombreuses difficultés pour enclencher une véritable vaccination de masse. Une nouvelle fois, la pandémie de Covid-19 met en lumière les failles du gouvernement et les problèmes structurels qui empêchent la France de faire face à cette crise sanitaire. Plus qu’une pandémie de SARS-COV2, nous pouvons parler, à la suite de Richard Horton, de syndémie [1]. Ce concept signifie que les facteurs socio-économiques et l’état de santé des populations sont étroitement intriqués et qu’ils se renforcent mutuellement, aggravant ainsi les inégalités de santé et les conditions socio-économiques des classes sociales concernées. Par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural à Ambazac, Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre aux Hospices Civils de Lyon et Frédéric Pierru, politiste et sociologue, chercheur au CNRS.

Une stratégie changeante

Le plan de vaccination initial élaboré par le gouvernement français, semble avoir progressivement monté en charge pour rentrer dans la vaccination de masse mi-février [2]. C’était d’ailleurs les éléments de langage qui circulaient début janvier : le « retard » français n’en étant pas un, mais bien la stratégie prévue [3].

Les disparités européennes ont rendu intenable cette position. Nos voisins italiens, espagnols et allemands, dépendant eux aussi de l’accord de l’Agence Européenne du Médicament (EMA), ont commencé à vacciner en masse dès l’autorisation de l’EMA obtenue le 21 décembre [4]. Les médias créent pour l’occasion une sorte d’«Eurovision» de la vaccination, mettant en lumière la singularité du cas français, bon dernier du classement des personnes ayant reçu au moins une dose du vaccin Pfizer-BioNTech. Sous pression médiatique et médicale, le gouvernement change brutalement de stratégie mais sans en avoir les moyens [5].

Sur le terrain, l’impression est désastreuse. Les centres de vaccinations sont montés dans la précipitation depuis début janvier, mais les doses de vaccins n’étant pas bien calibrées, les patients éligibles à la vaccination ne peuvent obtenir de rendez-vous dans des délais raisonnables. Pire, ce  cafouillage pourrait obliger à décaler voire à abandonner la deuxième injection, pourtant indispensable selon les essais cliniques. Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés. Les initiatives des professionnels de santé et des élus locaux fleurissent, mais les Agences régionales de santé (ARS) ne peuvent réaliser l’impossible en l’absence de vaccins suffisants. L’argument selon lequel il faudrait faire les comptes « à la fin » pour dénombrer les personnes vaccinées ne résiste pas dans le cadre d’une syndémie mondiale, qui plus est avec l’apparition des différents variants. Dans ce cas, précisément, c’est le nombre de patients vaccinés dès les premières semaines qui est crucial et pourrait éviter une nouvelle catastrophe.

Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés.

La situation ressemble étrangement à l’épisode des masques au mois de mars 2020, lorsque le gouvernement incitait les Français à aller chercher des masques en pharmacie, alors que les pharmaciens n’en avaient pas, créant ainsi une pagaille et une tension bien inutiles dans les officines.

Un manque d’anticipation des contraintes

Depuis presque une année, nous savions que l’un des piliers de la sortie de crise serait la vaccination de masse. Or, nous savions également depuis plusieurs mois que les deux premiers vaccins disponibles seraient ceux de Pfizer-BioNTech et Moderna. Nous en connaissions les conditions de conservation et d’administration. La stratégie logique aurait donc été de monter les centres de vaccination courant décembre, pour pouvoir commencer à vacciner massivement dès l’autorisation de l’EMA fin décembre, ce que semblent avoir fait les pays voisins de la France.

Cette stratégie impliquait évidemment d’avoir anticipé, en commandant suffisamment de doses de vaccin dès le départ car, sinon, il est effectivement inutile d’ouvrir des centres de vaccination en nombre. Il existe un facteur limitant lié aux capacités maximales de fabrication et de livraison du laboratoire. Cependant, nous ne pouvons qu’être frappés par les différences entre pays : plus que le manque de doses c’est bien l’inégale répartition entre les pays et/ou la capacité des pays à les utiliser rapidement qui est en cause. Le calendrier de livraisons communiqué par le ministère indique qu’au 18 janvier plus de 2 millions de doses sont théoriquement sur le territoire français [6], pour 480 000 personnes ayant officiellement reçu au moins une dose à cette date. Un hiatus de 1,5 millions de vaccins [7].

Il est également troublant de constater que, dans le même temps, certains pays ont manifestement réussi à obtenir des millions de doses : les États-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Lorsque l’on se penche sur les différents tarifs, les pays qui ont reçu le plus de doses, et donc vacciné le plus de personnes, sont ceux qui payent le plus cher la dose de vaccin. Les pays de l’Union européenne payent entre 12 et 15,50 euros l’unité, contre environ 16 euros pour les États-Unis et la Grande-Bretagne et plus de 22 euros pour Israël [8].

Une question se pose immédiatement : le laboratoire priorise-t-il les livraisons en fonction du prix qu’il reçoit pour chaque dose ? Le marché du médicament étant un marché comme un autre, le contexte de libre-échange et de concurrence maximale entre les différents acteurs du secteur expliquerait cette priorisation, logique du point de vue d’un laboratoire privé. Cette problématique  aurait été absente si nous disposions d’un pôle public du médicament efficace.

De plus, les surenchères risquent de s’aggraver avec les tensions concernant l’approvisionnement [9]. Quoiqu’il en soit, il est parfaitement anormal que la puissance publique n’ait pas anticipé cette situation. Les responsables sont donc à rechercher au niveau de la Commission européenne pour la négociation, dont les contrats sont inaccessibles dans leur intégralité, et au niveau du gouvernement français.

Des causes structurelles profondes

Le gouvernement français, dans le droit fil de ses prédécesseurs, est probablement celui qui porte la plus lourde responsabilité pour au moins trois raisons. La première est qu’il peut être estimé responsable de nous laisser enferrés dans des traités européens qui empêchent toute réponse économique, sociale et environnementale d’ampleur et nous laisse désemparés face aux puissances financières et industrielles. Certains pays, comme l’Allemagne, s’en extirpent lorsque la situation et leurs intérêts l’exigent par exemple en commandant directement auprès du laboratoire [10].

De plus, le gouvernement est resté sourd aux protestations sociales contre sa politique économique, inscrite dans les traités européens, qui a accompagné, sinon accéléré, la désindustrialisation de notre pays. La France est ainsi le seul grand pays à ne pas avoir de vaccin « national », Sanofi ayant sacrifié sa recherche pour des raisons de rentabilité immédiate [11]. Si la France avait disposé d’un pôle public du médicament, nous aurions pu nous appuyer sur une recherche de pointe et des moyens de production rapidement réquisitionnables. Notre réponse à cette syndémie aurait été bien plus efficace, et moins anxiogène pour les citoyens.

Enfin, la communication du gouvernement continue d’être erratique et opaque – comme tout au long de la crise –, n’assumant jamais les multiples erreurs, pourtant manifestes sur le terrain : tests, masques, gel hydro alcoolique. Cela rend le gouvernement dorénavant inaudible et complique grandement la tâche des soignants. Le summum a probablement été atteint avec le « Ségur » qui fait actuellement l’objet d’une colère justifiée [12], puis la divulgation récente par la presse du recours à des officines privées, payées à prix d’or, pour élaborer la stratégie de vaccination au mépris des agences gouvernementales, avec un succès plus que discutable [13].

Un renversement des priorités

Lorsque l’on regarde attentivement la séquence politique des dernières semaines, nous ne pouvons qu’être frappés par la concomitance de deux événements.

Tout d’abord, le manque d’anticipation concernant la vaccination, alors qu’il aurait été possible de préparer toute la logistique (transports, conservation, centres de vaccination) dès le mois de décembre, mais également de participer à la production du vaccin en réquisitionnant certains sites nationaux de production (comme cela est proposé par la CGT Sanofi [14]) puisqu’il était évident que des tensions allaient apparaître, là encore dès la fin 2020.

Le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger.

Mais cette impréparation est contemporaine d’un autre projet, qui semble avoir accaparé toutes les énergies gouvernementales : la loi sécurité globale. Ainsi, au lieu de prendre la mesure de la syndémie et d’en discuter démocratiquement avec les réponses appropriées (protectionnisme, relance, souveraineté, bifurcation de notre mode de consommation et de production), le gouvernement a utilisé les derniers mois de l’année 2020 pour faire passer une loi dont l’aspect sécuritaire n’est plus à démontrer et qui est bien éloignée des préoccupations immédiates des Français, et plus encore, de l’intérêt général. Cette loi paraît préparer l’arsenal législatif pour une répression policière inédite, comme pour se protéger d’une population que le gouvernement sait être très en colère et actuellement muselée, probablement pour anticiper un débordement social dans les mois à venir qu’il compte bien maîtriser, par la force s’il le faut [15]. Cette inversion complète des priorités est révélatrice des préoccupations qui règnent actuellement au sommet de l’État.

Le tableau général est peu reluisant : le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger, dans un contexte d’angoisse bien légitime. Pour terminer nous nous appuierons de nouveau sur les propos de Richard Horton [16] : les citoyens français ont besoin d’espoir. Pour cela, il faut poser le bon diagnostic : cette syndémie est le symptôme palpable qu’un cran a été franchi dans la dégradation de notre écosystème, du fait de notre mode de production et de consommation [17]. À partir de là, nous devons nous y préparer avec calme en mobilisant toute l’intelligence et l’audace dont regorgent ce pays. Toutes les solutions sont déjà à disposition mais, pour cela, il faudra travailler à changer de cadre de pensée et d’action.

Notes :

[1] Une syndémie se caractérise par des interactions biologiques et sociales très étroites entre conditions socio-économiques et état de santé, interactions qui s’intriquent et se renforcent mutuellement pour augmenter le risque pour certains groupes sociaux de voir leur état de santé et/ou leurs conditions socio-économiques se dégrader. Par exemple, dans le cas du SARS-COV2, les formes graves seront plus fréquentes chez les patients issus des classes sociales défavorisées, puisque cette population concentre les co-morbidités, appelées également maladies non transmissibles, comme le diabète, l’obésité, l’hypertension artérielle, les pathologies cardio-vasculaires ou respiratoires. Cela entraîne en retour une aggravation de l’état de santé initial (même après la « guérison clinique » de la COVID), ET de la situation socio-économique de départ. Cette réaction en chaîne rend les classes sociales concernées encore plus fragiles, renforçant ainsi le risque de développer de nouvelles pathologies qui viendront à leur tour accentuer les difficultés socio-économiques et la vulnérabilité aux prochains pathogènes, et ainsi de suite. Un cercle vicieux de la triple peine en somme. En conséquence la réponse à une syndémie ne peut être que globale: en prenant des mesures biomédicales et socio-économiques de grande envergure pour lutter contre les inégalités à l’intérieur des pays mais également entre pays.

http://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/la-covid-19-nest-pas-une-pandemie/7420201

https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

[3] https://www.liberation.fr/france/2021/01/02/vaccins-le-gouvernement-en-mode-auto-defense-perpetuelle_1810195

[4] https://www.ema.europa.eu/en/news/ema-recommends-first-covid-19-vaccine-authorisation-eu

[5]https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

[6] ibid.

[7] https://fr.statista.com/infographie/23953/course-vaccination-europe-pays-nombre-personnes-vaccinees-doses-administrees/

[8] https://www.bfmtv.com/economie/vaccins-anti-covid-pourquoi-tous-les-etats-ne-paient-pas-le-meme-prix_AV-202101060316.html

[9] https://www.humanite.fr/le-scandale-de-la-penurie-de-vaccins-et-comment-sanofi-pourrait-aider-y-remedier-698778

[10] Ibid.

[11] https://www.leprogres.fr/sante/2021/01/13/covid-19-pas-de-moyens-pas-de-vaccin-regrette-la-cgt-sanofi-a-lyon

[12] https://twitter.com/InterUrg/status/1352677379408343041?s=20

[13] https://www.nouvelobs.com/vaccination-anti-covid-19/20210108.OBS38591/mckinsey-qui-conseille-le-gouvernement-sur-la-strategie-vaccinale-serait-paye-2-millions-d-euros-par-mois.html

[14] https://www.sudouest.fr/2021/01/13/covid-19-la-cgt-pour-la-requisition-des-outils-de-production-de-sanofi-pour-le-vaccin-8282034-3224.php

[15] https://www.mediapart.fr/journal/france/071220/securite-globale-une-vision-totalisante-de-la-securite

[16] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

[17] Coriat Benjamin, La pandémie, l’anthropocène, et le bien commun, Les liens qui libèrent, novembre 2020