Après le pape François, un virage réactionnaire de l’Église catholique ?

Le Pape François au Vatican en 2018. © Ashwin Vaswani

À la tête de l’Eglise catholique durant 12 ans, le pape François a apporté un progressisme certes limité mais profondément nécessaire pour renouveler une institution archaïque sur bien des points. Ses réformes internes autant que ses prises de parole fortes pour l’environnement, la justice sociale et l’humanité envers les migrants resteront dans les mémoires. Mais à l’heure où l’extrême-droite se renforce dans le monde entier, cet esprit risque fort de s’éteindre lors du conclave à venir [1].

Il se pourrait bien que nous considérions un jour la dernière décennie comme une anomalie dans l’histoire moderne de l’Église catholique. Le pape François — figure de proue de cette période, et considéré comme radical selon les normes de la hiérarchie catholique — n’est plus, et nous pourrions maintenant assister à un virage politique majeur du Saint-Siège. En fin de compte, et de manière inquiétante, la mort de François pourrait bien signifier un alignement de la papauté avec l’extrême droite mondiale.

Un progressisme limité

Cela n’avait pourtant rien d’inéluctable. Élu en 2013, Jorge Mario Bergoglio, premier pape latino-américain de l’histoire, a introduit au Vatican une attention particulière à la justice sociale, profondément ancrée dans la théologie radicale de la libération de sa région d’origine — ainsi qu’un intérêt sans précédent pour les questions environnementales et les droits des migrants. Ce fut un changement radical de priorités, après les pontificats conservateurs de Jean-Paul II et Benoît XVI, tous deux plus soucieux de maintenir la morale traditionnelle que de raviver les valeurs chrétiennes fondamentales d’égalité et de fraternité.

Jorge Mario Bergoglio a introduit au Vatican une attention particulière à la justice sociale, profondément ancrée dans la théologie radicale de la libération, ainsi qu’un intérêt sans précédent pour les questions environnementales et les droits des migrants.

Contrairement à ses prédécesseurs, François a consacré deux de ses encycliques — les déclarations papales les plus importantes — à des questions explicitement politiques : Laudato si (2015), centrée sur la crise environnementale, et Fratelli tutti (2020), sur la justice sociale. Cette dernière affirmait notamment « le droit de chaque individu à trouver un lieu répondant à ses besoins fondamentaux » — un signe du soutien indéfectible de François aux migrants, alors que les sentiments anti-immigration montaient en Europe et aux États-Unis. François ne cachait pas son mépris pour les leaders populistes d’extrême droite comme Donald Trump ou son compatriote argentin Javier Milei (ce dernier l’ayant qualifié de « gauchiste crasseux »).

Le pontificat de Bergoglio a aussi été marqué par une évolution dans l’attitude de l’Église sur les questions de genre et de sexualité, certes moins radicale que ce que certains espéraient. Sa position sur la sexualité était beaucoup plus libérale que celle de ses prédécesseurs : on se souvient notamment de sa fameuse réponse « Qui suis-je pour juger ? », lorsqu’on l’interrogea sur l’homosexualité dans l’Église. Il a également irrité les ultraconservateurs en permettant aux prêtres de bénir des couples « en situation irrégulière » — y compris des couples de même sexe — et en surprenant beaucoup en nommant des femmes à des postes de pouvoir au sein de l’administration du Vatican.

François a conservé l’orthodoxie catholique sur d’autres questions. Il s’est farouchement opposé au droit à l’avortement, même en cas de viol.

Cependant, François a conservé l’orthodoxie catholique sur d’autres questions. Il s’est farouchement opposé au droit à l’avortement, même en cas de viol. De manière choquante, il a même comparé les médecins qui pratiquent des avortements à des « tueurs à gages ». Pour de nombreux catholiques progressistes, ce fut un rappel brutal des limites du changement sous son pontificat.

Des réformes internes importantes mais insuffisantes

Sur le plan institutionnel, le bilan de François est également contrasté. Dès son arrivée, il a voulu assainir une bureaucratie vaticane entachée par des scandales de corruption révélés par les « Vatileaks ». Il a lancé une réforme financière ambitieuse : 5 000 comptes bancaires suspects ont été fermés, des mécanismes de contrôle ont été mis en place, et des réglementations contre le blanchiment d’argent ont été adoptées. Pourtant, en 2015, une nouvelle fuite de documents, « Vatileaks 2 », a révélé que les problèmes persistaient. Et en 2016, les Panama Papers ont montré que l’Église possédait d’importants investissements offshore. Des décennies de pratiques opaques et vénales ne pouvaient être effacées en quelques années.

Plus que ces scandales de corruption, ce sont les affaires de pédocriminalité au sein de l’Eglise qui avaient particulièrement terni l’image du culte catholique. Des milliers de cas d’abus sexuels de prêtres sur des enfants ont été délibérément couverts par les papes Jean-Paul II et Benoît XVI. François a cherché à mettre fin à l’impunité des coupables de ces actes en prenant des mesures fortes, comme l’exclusion du cardinal américain Theodore McCarrick, reconnu coupable en 2019 d’avoir commis et couvert des abus sexuels.

Toujours en 2019, le Vatican a organisé un sommet sur la pédophilie, qui a permis de mettre en place de nouveaux protocoles pour recenser les témoignages des victimes. Pourtant, cinq ans après, le premier rapport de la commission pour la protection des mineurs a révélé de sérieux manquements dans le traitement de ces plaintes. Avec le décès du pape François, l’avenir de ces réformes reste incertain.

Une orientation géopolitique en faveur du Sud global

Au-delà des intrigues et secrets bien gardés du Vatican, l’accession de François à la papauté a également marqué un tournant en matière d’orientation géopolitique, le Saint-Siège s’alignant bien plus sur les positions du Sud global. Contrairement à Jean-Paul II, qui était un fervent allié de Washington dans la lutte contre le communisme, François s’est distancé des leaders occidentaux sur la question des relations avec l’Ukraine, la Chine et la Palestine (le sort des Palestiniens était encore au cœur de son dernier message public pour la fête de Pâques 2025, ndlr).

Contrairement à Jean-Paul II, qui était un fervent allié de Washington dans la lutte contre le communisme, François s’est distancé des leaders occidentaux sur la question des relations avec l’Ukraine, la Chine et la Palestine.

En 2018, le Saint-Siège a ainsi signé un accord controversé avec la République populaire de Chine, que la première administration Trump a vivement dénoncé. Par la suite, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, il a appelé le Président ukrainien, mais aussi rendu visite à l’ambassadeur russe pour lui exprimer ses craintes sur le conflit. Un geste interprété par les Occidentaux comme un signe d’une sympathie à l’égard de Vladimir Poutine. Enfin, le souverain pontife a qualifié le massacre des civils de Gaza par Israël de « terrorisme », une déclaration qui a détonné avec le silence, voire la complicité, de la plupart des gouvernements occidentaux sur la question.

Un conclave aux enjeux majeurs

Le pape François étant maintenant décédé, la suite demeure une question ouverte. Le conclave qui élit le nouveau pape mêle la pompe religieuse à l’intrigue politique — une caractéristique emblématique de l’histoire du Vatican. Lorsqu’un pape meurt, un régime de sede vacante est déclaré, ce qui déclenche le processus du conclave : une réunion de tous les cardinaux électeurs du monde entier, âgés de moins de 80 ans, qui se tient entre quinze et vingt jours après le décès du pape.

Il s’agit d’une réunion secrète où les cardinaux sont coupés du monde extérieur : ils n’ont pas accès à Internet et ne quittent la chapelle Sixtine que pour manger et dormir à la Casa Santa Marta. Le conclave se poursuit jusqu’à ce qu’un cardinal obtienne les deux tiers des voix — ce qui nécessite généralement plusieurs tours de scrutin — et c’est alors que la célèbre fumata bianca (fumée blanche) signale l’élection d’un nouveau pontife. Ces dernières décennies, les successions papales ont été réglées en deux ou trois jours (deux votes ont lieu chaque jour).

Entre la mort du pape et le début du conclave se tiennent les Congrégations générales, durant lesquelles tous les cardinaux discutent de l’état de l’Église. C’est là que se déroule l’essentiel des manœuvres politiques visant à orienter le résultat du vote. Cette phase a été cruciale dans l’élection de Bergoglio. Comme le raconte Gerard O’Connell, correspondant au Vatican du magazine Americadans son livre The Election of Pope Francis, l’archevêque de Buenos Aires avait alors gagné en popularité auprès des prélats grâce à sa position ferme en faveur de la transparence financière — un sujet sensible après les révélations des Vatileaks.

Même si les murs de la chapelle Sixtine sont épais, le Vatican reste influencé par les tendances politiques mondiales.

Il est difficile de prédire l’issue du prochain conclave. Toutefois, il existe de bonnes raisons de penser que le successeur de François sera un pape plus conservateur. D’abord parce que son pontificat a été profondément transformateur, tant sur le plan institutionnel que dans sa communication publique, ce qui rend peu probable que les cardinaux choisissent un candidat aussi réformateur. L’Église a tendance à résister au changement radical et prolongé (un autre facteur en faveur du conservatisme est l’influence toujours importante d’organisations catholiques intégristes comme l’Opus Dei et les Chevaliers de l’Ordre de Malte, dont les relais financiers et politiques dans les milieux conservateurs restent puissants, ndlr).

Mais surtout, même si les murs de la chapelle Sixtine sont épais, le Vatican reste influencé par les tendances politiques mondiales. Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, et l’extrême droite en progression à l’échelle mondiale, élire un nouveau pape aussi progressiste que François reviendrait à nager à contre-courant — et l’histoire montre que le Vatican s’est toujours davantage adapté aux nouvelles réalités qu’il ne les a affrontées. C’est pourquoi il est probable que la prochaine fumata bianca annonce une figure plus conservatrice que Jorge Bergoglio. Le climat actuel suggère même qu’il pourrait s’agir de l’antithèse même du pape « gauchiste ».

[1] Article traduit depuis notre partenaire Jacobin.

Le christianisme de gauche

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Le Pape François lors de son voyage en Corée. ©Jeon Han

Une certaine facilité intellectuelle nous pousse souvent à associer politiquement en France le christianisme et plus particulièrement le catholicisme au conservatisme et à la bourgeoisie de droite, la Manif Pour Tous semblant confirmer cette intuition. Pourtant les idées souvent progressistes du Pape François ont rappelé que l’Eglise a aussi pu être du côté du progrès social et en conflit avec les puissances d’argent.

Le Christianisme social

Jacques Ellul
Jacques Ellul ©Jan van Boeckel

Avant les ouvrages théologiques de Jacques Ellul  qui s’interroge sur des thèmes comme L’Idéologie marxiste chrétienne (1979) et Anarchie et Christianisme (1987), on trouve des moments sociaux au sein même de l’Eglise.

Le christianisme social est tiré d’une lecture sociale du Nouveau Testament que permet par exemple ce verset de Marc (10,25) : « il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », la parabole de la pauvre veuve, une certaine interprétation de la charité, et bien d’autres.

Dans son encyclique (les ouvrages rédigés par les papes présentant la position officielle de l’Eglise sur un thème) Rerum Novarum (« les choses nouvelles ») publiée en 1891, le pape Léon XIII, s’il condamne fermement le socialisme athée, explique que « la concentration de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, impose ainsi un joug presque servile à l’infini multitude des prolétaires ».

A sa suite le pape Pie XI déclarera dans son encyclique Quadragesimo anno en 1931, en pleine Grande Dépression, qu’ « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle ».

Mais c’est vraiment le concile de Vatican II qui confirme le tournant progressiste de l’Eglise sur la question sociale.

Vatican II

En 1962, le pape Jean XXIII, convoque un concile œcuménique, c’est-à-dire une assemblée réunissant tous les évêques et autorités de l’Eglise, qui est resté sous le nom de Vatican II et qui marque la réelle prise de conscience par l’Eglise des questions d’inégalités sociales en lien avec le capitalisme. En 1963 dans « Paix sur la terre » Il propose de promouvoir le respect indépendamment de la nationalité, de l’idéologie ou de la religion, ainsi que de prendre la défense des classes laborieuses.

Mais c’est le pape suivant, Paul VI, qui fera la critique la plus radicale du capitalisme, demandant à l’Eglise d’être du côté des pauvres et des prolétaires. Il est le pape le plus discret sur la critique du marxisme allant jusqu’à déclarer dans Populorum Progressio (« le progrès des peuples »)  que « le bien commun exige parfois l’expropriation ».
Son influence sur les prêtres ouvriers et la théologie de la libération sera très forte.

La Théologie de la Libération

La Théologie de la Libération peut être résumée en une forme de réconciliation entre marxisme et christianisme par la priorité donnée aux pauvres et à la prise de conscience qu’elle n’est pas une fatalité mais le produit de rapports de domination. Elle donne naissance à des mouvements révolutionnaires de guérillas marxistes et chrétiennes à travers toute l’Amérique latine, dans lesquels on put même apercevoir des prêtres en armes. Elle est d’ailleurs, d’Evo Morales à Hugo Chavez en passant par Rafael Correa, une des principales sources d’inspirations pour le progressisme latino-américain.

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Helder Camara en 1981 ©Antonisse, Marcel / Anefo

Une de ses figures est l’évêque brésilien Helder Camara (dont le procès en béatification est par ailleurs en cours) qui déclarait « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue
 »

Les Prêtres Ouvriers

C’est Paul VI qui en 1965 ré-autorise les prêtres ouvriers qui existaient depuis les années 40. Ces prêtres souhaitaient partager la tâche et la vie des travailleurs. Ils prirent régulièrement part à leurs luttes.

En 1983, Georges Séguy, secrétaire général historique de la CGT de 1962 à 1982 décédé en août dernier, déclarait : « ces prêtres-ouvriers qui viennent à la CGT, ce sont des militants comme nous, ils ont le même état d’esprit que nous, ils veulent lutter comme nous, ils veulent prendre des responsabilités comme nous dans la bataille » (1)


Pape François : l’écologie et l’anticapitalisme chrétien

L’élection de Pape François, premier pape latino-américain, redonne une image progressiste à l’Eglise.
Bien que certaines contradictions semblent indépassables avec certains militants de gauche (propos sur la violence religieuse après les attentats de Charlie Hebdo, positions sur l’avortement et la «théorie du genre »…) Pape François a dans son encyclique « Laudato Si’ » pris parfaitement conscience de l’urgence écologique, de son lien avec le système capitaliste, et de la nécessité d’agir vite contre le désastre.

 « Dans la vie, j’ai connu tant de marxistes qui étaient de bonnes personnes » (Pape François)

Dans son exhortation apostolique « La Joie de l’amour » sur l’amour dans la famille, ce n’est pas l’homosexualité qu’il désigne comme principal danger pour la famille mais bien la paupérisation engendrée par la mondialisation et l’absence de fraternité à l’égard des réfugiés fuyant les guerres.

L’utilisation politique du christianisme

Ces rappels historiques permettent de mettre en avant le fait que l’utilisation politique du christianisme n’est pas par essence de droite : si les millions de manifestants de la Manif pour Tous qui se sont mobilisés contre le droit des couples homosexuels à adopter au nom « de l’intérêt de l’enfant » (l’adoption concerne environ 10 000 enfants), s’étaient mobilisés pour les 30 000 enfants SDF, le problème serait déjà réglé. On comprend alors qu’ils ne sont pas conservateurs parce que chrétiens mais se servent du christianisme pour justifier leur conservatisme, et que lorsque l’Eglise va à l’encontre de leurs convictions profondes, comme c’est le cas avec le Pape François, ils n’hésitent pas à la dénigrer. C’est ce qui fait que Marion Maréchal Le Pen se permet de critiquer le pape alors qu’elle veut rapprocher le FN de l’Eglise, quand Jean-Luc Mélenchon, pourtant laïc intransigeant, écrit « Vive Le Pape ».

« (…) Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle (…) »
La rose et le réséda (1943) Louis Aragon

 

(1) Viet-Depaule Nathalie « les prêtres ouvriers, des militants de la CGT (1948-1962)» in Bressol (Elyane), Dreyfus (Michel), Hedde (Joel), Pigenet (Michel) La CGT dans les années 1950 (2015).

Crédits photos :

Jacques Ellul – ©Jan Van Boeckel, ReRun Productions

©Jeon Han