« Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial » – Entretien avec Christophe Ventura

Christophe Ventura © http://www.regards.fr/la-midinale/article/christophe-ventura-la-democratie-bresilienne-ne-fonctionne-plus

La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.


LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?

Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular)  – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.

Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.

La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 –  comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la « sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.

C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.

La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.

La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.

Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.

La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.

La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.

LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?

Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.

Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir.  Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.

L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.

À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.

C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises.  Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.

Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.

Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.

LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?

Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international.  C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.

LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?

Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.

Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis  – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.

Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.

Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit  de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.

La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.

Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec  Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).

Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher. 

LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?

Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête.  Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.

Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine. 

LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration? 

Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.

LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?

Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux.  Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.

Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.

Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).

L’avenir est ouvert en Amérique latine.

 

Notes :

[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.

Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »

Gustavo Petro à Bruxelles © Marcella Via pour Le Vent Se Lève

Ancien guérilléro, Gustavo Petro a été élu président de Colombie. Il dénonce depuis des années la collusion entre le pouvoir politique, les narcotrafiquants et les milices paramilitaires, elles-mêmes organiquement liées aux élites agraires du pays. Porteur d’un agenda résolument écologiste, il souhaite initier une transition vers un modèle post-extractiviste. Économiste de formation, il se montre fortement critique des politiques libérales et libre-échangistes imposées au pays depuis plusieurs décennies. Les obstacles qui l’attendent sont innombrables. Les élites colombiennes possèdent en effet de nombreux liens avec les groupes armés du pays, mais aussi avec les États-Unis. En 2018 nous l’avions rencontré à Bruxelles, au Parlement européen. Vincent Ortiz, Lilith Verstrynge et Denis Rogatyuk l’ont interrogé. Entretien retranscrit et traduit par Maxime Penazzo et Guillaume Etchenique.

Le Vent Se Lève – Vous dénoncez la dimension para-politique de l’État colombien. Qu’entendez-vous par là ?

Gustavo Petro – Cela fait quarante ans qu’un processus entremêle peu à peu le narcotrafic et le pouvoir politique. C’est à partir des routes d’exportation, du cannabis hier et de la cocaïne aujourd’hui, que se sont formées les conditions d’un contrôle social, qui place aujourd’hui des pans entiers du territoire colombien sous l’emprise du narcotrafic.

Cette construction sociale repose sur un régime totalitaire, de terreur absolue, qui subordonne la société aux besoins logistiques de l’exportation de cocaïne, conduite par les narcotrafiquants. Avec ce contrôle sur la population, ils se sont peu à peu rendu compte qu’ils pouvaient prendre le contrôle de la terre, des richesses régionales et du pouvoir politique local. Avec le temps, cette mainmise sur le pouvoir local leur a permis de contrôler le pouvoir national et diverses branches des pouvoirs publics.

C’est par ces mécanismes que s’est bâti ce que j’appelle le pouvoir mafieux en Colombie. La force de la mafia colombienne, c’est qu’elle a un pouvoir politique et un contrôle sur l’État. La fragmentation de l’État et de la société constituent une caractéristique fondamentale de la politique colombienne. La mafia colombienne est ainsi en mesure de dicter ses lois, dans le sens de ses intérêts. Ce processus a été rendu possible grâce et au moyen de la violence.

NDLR : Pour une analyse des liens entre groupes paramilitaires, pouvoir politique et propriété des terres, lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire » et celui de Keïsha Corantin : « En Colombie les accaparements violents blanchis par le marché »

Cette guerre idéologique qui remonte à la Guerre froide, a permis la construction du climat de violence nécessaire à l’ascension de la mafia au pouvoir. C’est ce qui se rejoue aujourd’hui. C’est la mafia et ses appuis politiques qui font campagne pour l’échec de la paix, afin que la violence persiste. Car c’est dans ce climat violent qu’ils gagnent, qu’ils continuent à concentrer les richesses du pays et qu’ils continuent à vendre de la cocaïne au monde entier.

LVSL – Quelles sont les implications et caractéristiques du conflit colombien ? On a accusé les États-Unis d’utiliser la guerre civile comme prétexte pour s’ingérer dans la politique colombienne. Dans quelle mesure la présence militaire des États-Unis dans le pays menace-t-elle sa souveraineté ? 

GP – Aujourd’hui, la présence militaire directe n’est pas indispensable. En effet le moindre porte-avions, satellite ou drone permet d’exercer un contrôle militaire sans besoin d’avoir des soldats sur place.

NDLR : Pour une analyse de l’impact de la présence militaire américaine sur le sol colombien, lire sur LVSL l’article de Jhair Arturo Hernandez : « La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud »

Ce qui a été déterminant est que, sous l’influence de la politique de guerre contre la drogue menée par les États-Unis, nous avons construit une politique diplomatique alignée sur celle de Washington. Le pouvoir d’influence des États-Unis en Colombie est immense en raison de cette guerre contre les drogues.

Le message envoyé par Hugo Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne car il a lutté contre la concentration des richesses. Cependant, le modèle chaviste de redistribution pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Mais la guerre contre les drogues (c’est-à-dire leur interdiction et la lutte militaire contre les narcotrafiquants), n’a pas résolu les problèmes de consommation aux États-Unis. Aujourd’hui, plus de 60.000 morts annuelles par overdose sont dues à des drogues de synthèse provenant de laboratoires et non d’Amérique Latine.

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Et la guerre contre la drogue n’a pas non plus tari l’offre. Le volume de stupéfiants qui sort du territoire colombien n’a pas diminué, voire a augmenté, depuis le début de cette guerre. C’est dire à quel point ces politiques sont inefficaces ! Elles ont cependant été très efficaces pour constituer un bloc de nations dépendant de la politique internationale des États-Unis…

LVSL – Quels sont obstacles auxquels font face les progressistes colombiens en matière de normalisation politique ? Quelles sont les stratégies qui permettront aux progressistes de s’éloigner de cette image de guérilleros marxistes ou de cinquième colonne chaviste ?

Je pense que le progressisme latino-américain, à commencer par le progressisme colombien que je dirige, doit définir un nouvel agenda propre à l’ensemble du continent américain. Nous avons laissé passer une chance dans de nombreux pays où nous avions pourtant remporté les élections, dans le sens où nous n’avons pas eu l’ambition de changer en profondeur le modèle économique latino-américain.

Il ne nous faut pas répéter la grave erreur commise il y a plus de 200 ans lorsque nous avons mimé les formes démocratiques européennes et nord-américaine sans importer la démocratie. Nous avons constitué des Républiques qui n’étaient pas démocratiques, dans la mesure où elles s’appuyaient sur les structures oligarchiques issues du monde féodal et même l’esclavage. C’est pourtant cette erreur qui se répète lorsque les progressistes qui prennent le pouvoir perpétuent le modèle économique venu du système colonial, qui vise à exporter ce qui peut facilement être extrait du sous-sol, c’est-à-dire principalement des matières premières et des combustibles fossiles comme le charbon, le pétrole et le gaz naturel.

NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? », celui de Pablo Rotelli : « L’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine » et d’Andréz Arauz : « Triage monétaire : comment la pandémie révèle les fractures nord-sud »

Grâce aux prix élevés, ce modèle a permis une forme de prospérité et de progrès de la justice sociale, grâce à la redistribution des rentes de l’extraction. Mais ces prix fluctuent, et l’effondrement des cours entraîne des crises insoutenables qui remettent en cause ce modèle économique et rendent indispensable la définition d’un nouvel agenda – que j’appelle le nouvel agenda progressiste. C’est celui d’une Amérique Latine qui construit sa richesse, non sur la base de l’extraction de combustibles fossiles mais sur la réflexion et la connaissance.

LVSL – Pour quelles raisons les relations entre la Colombie et le Venezuela sont-elles devenues plus tendues suite à l’arrivée de Chávez au pouvoir ? Quel regard portez-vous sur le chavisme et l’héritage de Hugo Chávez ?

GP – Chávez a effrayé l’oligarchie colombienne du fait des politiques qu’il a menées au Venezuela. En effet, la redistribution des richesses pétrolières mise en place dans le pays est antinomique avec le modèle colombien de concentration des richesses sans redistribution. Le message envoyé par Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne.

Cependant, le modèle chaviste qui s’appuie sur la redistribution de la rente pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Le charbon et le pétrole, respectivement exportés par la Colombie et le Venezuela, sont, comme vous le savez, utilisés par le grand capital comme source énergétique et provoquent le changement climatique, mettant ainsi en danger d’extinction toute la vie sur terre. Il ne peut donc exister de révolution qui pérenniserait ce modèle.

La révolution consiste à dépasser le modèle du charbon et du pétrole. Cela est aussi vrai pour la Colombie que pour le Venezuela et absolument nécessaire au niveau mondial. Ce sont de nouvelles technologies, cultures, et relations sociales qui doivent être recherchées au niveau local et mondial pour construire une économie post-pétrole. La question reste entière de savoir si cela se fera avec ou contre le capitalisme, et je n’ai pas encore de réponse.

Ce sont la pertinence et la nécessité de définir un agenda de sortie du carbone, qui peuvent régénérer les contenus des programmes progressistes latino-américain et mondiaux. À l’heure actuelle le changement est nécessaire si nous souhaitons vivre. La politique de la vie comme je l’appelle, cette politique basée sur les conditions nécessaires à la reproduction de la vie sur la planète, est la politique progressiste.

Marisa Matias : “Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé”

©Sergio Hernandez

Marisa Matias est sociologue de formation et a réalisé une thèse sur le système de santé portugais. Elle a été candidate à l’élection présidentielle portugaise pour le Bloco de Esquerda et est députée européenne depuis 2009. Elle sera tête de liste à l’occasion des prochaines élections européennes, au sein de la coalition Maintenant le peuple. Nous avons avons pu aborder avec elle son regard sur l’évolution du projet européen et sur les difficultés rencontrées par la coalition portugaise actuellement au pouvoir. Réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara, retranscrit par Théo George.

LVSL – C’est la 3ème fois que vous menez la liste du Bloco de Esquerda aux élections européennes, Rétrospectivement, quel bilan faites-vous de vos mandats successifs ?

Marisa Matias – Ce n’est pas vraiment la 3ème fois, parce que la 1ère fois je n’étais pas tête de liste, j’étais à la deuxième place, mais c’est la 3ème fois que je suis sur la liste. Les choses ont vraiment changé ces dernières années, surtout au niveau politique. Je suis arrivée au moment de la réponse qui était donnée à la crise financière. Celle-ci a été défaillante et insuffisante. Désormais, les défis sont différents : nous assistons à la montée de l’extrême droite et à la mise en danger du projet européen. En ce qui concerne les sujets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai pu constater qu’il était toujours possible de faire la différence. Même dans un cadre très difficile comme le cadre européen, avec des règles très dures, notamment pour les pays périphériques et les pays qui ont un déficit très élevé, il y a toujours des petites marges de manœuvre. J’ai travaillé sur des dossiers très différents et je crois qu’on a fait un travail important, même si nous n’étions pas seuls, dans les domaines de la politique fiscale, avec les commissions spéciales et les commissions d’enquêtes sur les affaires LuxLeaks, SwissLeaks, Paradise Papers, etc. Ce sont des commissions qui ont produit des résultats très importants, qui ont montré la réalité des politiques fiscales et l’inégalité fiscale de l’Union européenne. Le travail de ces commissions n’a cependant pas eu de conséquence politique. Dans un autre domaine, celui de la santé publique, j’ai travaillé directement sur les médicaments falsifiés, sur les stratégies de lutte contre les cancers, et sur le changement climatique. Nous avons été capables d’agir pour que les choses aillent dans la bonne direction.

Dans l’ensemble, c’est toujours un champ de bataille, surtout en ce qui concerne la politique économique. Aux inégalités qui n’ont jamais été réglées, s’ajoutent désormais la question des migrations et des réfugiés. Nous sommes dans un contexte politique très difficile, parce que tous les jours on entend ce récit selon lequel il y aurait une invasion vers l’Union européenne, alors que ce n’est pas la vérité. Cela restreint les possibilités pour agir. Je pense qu’en général nous avons été capables de créer des espaces politiques alternatifs plus progressistes mais on doit aussi garder à l’esprit que les rapports de force ne nous permettent pas d’avancer dans cette direction. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut continuer ce travail, cette lutte, et essayer de contrer les forces qui sont en train de détruire le projet européen lui-même et qui ne répondent pas aux difficultés réelles des peuples, des gens, qui ont toujours des difficultés, et pour lesquelles il n’y a pas eu de vraie réponse.

LVSL – Vous avez mentionné la montée de l’extrême droite et son importance politique et médiatique que vous liez à l’affaiblissement du projet européen et donc à une difficulté politique supplémentaire. Mais le Portugal est un des rares pays où il n’y a pas d’extrême droite puissante. Pourquoi est-ce que, selon vous, elle n’est pas apparue au Portugal ? Quelles en sont les raisons profondes ?

MM – Ce n’est pas encore le cas , mais attention, parce que nous avons des mouvements et des partis d’extrême droite qui sont apparus. C’est une nouveauté pour les portugais et les portugaises, parce qu’après la révolution, et surtout avec une Constitution de la République qui est très claire dans le domaine politique et qui ne permet pas des mouvements et des partis politiques d’extrême droite, nous étions dans un contexte où nous étions protégés, mais je ne crois pas que ça soit durable malheureusement. Nous aurons l’opportunité de voir ce qu’il va se passer aux élections européennes, car pour la première fois des partis d’extrême droite se présentent. Nous allons voir, parce que même en Espagne, et surtout en Andalousie, je n’aurais jamais pensé que Vox serait capable d’avoir un résultat aussi élevé alors que nous pensions que la péninsule ibérique était protégée. Je crois que, d’une certaine façon, les institutions européennes sont responsables de ça. Tous les partis, toutes les personnalités politiques sont responsables, et j’inclus dans cette responsabilité, la gauche et les partis de gauche. Nous n’avons pas été capables de remplir des espaces qui ont été laissés vacants par les politiques d’exclusion, et l’extrême droite a été capable d’exploiter ces espaces.

LVSL – À quels espaces pensez-vous en particulier ?

MM – Au fait que les gens ne se sentent pas représentés, qu’ils ne se sentent pas écoutés, et qu’ils vivent toujours dans la difficulté. Quand ces gens regardent vers le projet européen, vers les politiques européennes, vers les politiques nationales, il n’y a pas de solutions directes, concrètes, pour leur situation économique et sociale. Les exclus, toujours plus nombreux, ne croient pas en la politique, ne croient pas au système. Je crois que dans ce domaine la gauche n’a pas été capable de fournir une réponse et de remplir ces espaces vides. La droite a toujours un discours très facile, très simple : si tu n’as pas d’emploi, c’est parce qu’il y a des migrants, ce n’est pas une question de politique économique, c’est parce que des migrants volent ton travail. C’est plus facile de faire passer ce message, mais nous savons que ce n’est pas la vérité. La différence c’est que tu as besoin de 30 min pour expliquer toutes les causes du chômage et des inégalités. C’est toujours plus facile de dire que le problème vient des migrants, des réfugiés, des autres qui arrivent chez nous, et non qu’il est le résultat d’une politique qui produit toujours plus d’exclusion.

Il faut aussi pointer la responsabilité des institutions européennes parce qu’il y a 2 ou 3 ans nous avons eu un moment d’espoir avec la montée des mouvements progressistes qui a commencé en Grèce, mais aussi en Espagne et au Portugal avec la forme de gouvernement que nous avons trouvé. Du côté des institutions européennes, nous n’avons obtenu que des critiques et du chantage, comme dans le cas de la Grèce. Je pense que si on regarde toutes les déclarations des institutions européennes, elles sont toujours très faibles pour répondre à la menace de l’extrême-droite et très fortes pour attaquer les alternatives politiques économiques et sociales qui ne s’inscrivent pas dans la doxa dominante. Au Portugal, nous avons été menacés quand nous avons trouvé une formule qui n’était pas dans le cadre normal et accepté par les institutions européennes. Nous avons eu toutes sortes de menaces : de ne pas faire passer le budget, de ne pas permettre l’augmentation du salaire minimum, d’avoir des sanctions économiques pour déficit excessif alors qu’au même moment il y avait d’autres pays, comme la France et d’autres, qui avaient un déficit très élevé et qui n’ont pas été menacés de sanctions économiques. Nous avons pu assister au « deux poids, deux mesures » des institutions européennes. Elles ont été très dures avec les mouvements progressistes, et ont progressivement laissé des positions d’extrême droite apparaître dans les politiques européennes, comme on a pu le voir avec la réunion du Conseil de juin 2018, où tous les gouvernements de l’Union, à l’unanimité, ont approuvé les camps de détention pour les migrants. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir dans un contexte démocratique. Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé, alors qu’attaquer les migrants l’est.

En ce qui concerne la solution que nous avons trouvée au Portugal, elle est limitée dans sa capacité à changer la société portugaise en profondeur. Nous menons une politique de relance des salaires et des pensions, de réduction des inégalités, afin de stimuler l’économie portugaise. Nous n’avons pas la possibilité d’augmenter les investissements publics, alors que nous en avons cruellement besoin. Nous essayons donc de jouer sur d’autres variables. Cela n’a pas plu aux institutions. Pourtant, après deux ou trois ans, les résultats sont au rendez-vous et il est impossible de dire que c’est une politique qui a tout détruit. Au contraire, les résultats sont plus positifs que la moyenne européenne.

LVSL – Les prochaines élections européennes, nous devrions assister à un reflux de toutes les forces de gauche progressistes, sauf peut-être de la France Insoumise et du Bloco. Selon vous, que devraient proposer ces forces pour essayer de ne pas reculer et de reprendre la main ?

MM – Je ne sais pas vraiment, on attend de voir, parce qu’il y a de nouvelles forces progressistes dans certains pays qui n’ont pas encore de représentation parlementaire. Je ne sais pas vraiment quel sera le résultat, peut-être que l’ensemble de ces forces en sortira plus renforcé que ce qu’elles sont actuellement. Je crois que nous avons besoin de clarté. On ne peut pas partir pour des élections avec des positions de compromis. Il y a une confrontation politique dans toute une série de domaines. Il faut être très clairs et maintenir des identités politiques très fortes pour que les gens puissent voir les différences qu’on leur propose. C’est la démocratie, c’est d’avoir des projets politiques très différents et de pouvoir choisir ensuite.

Quand je dis ça, je le dis aussi parce que je pense qu’il n’y a jamais eu de contradiction entre avoir une identité politique affirmée et œuvrer pour des convergences. Aujourd’hui plus qu’hier, nous avons besoin de convergences politiques, car les lignes de division ont changé. On ne peut pas faire des compromis dans les domaines où les questions ne sont pas négociables, par exemple les droits des femmes, le changement climatique, les questions du racisme, de la xénophobie. Je crois que ce sont des demandes sociales pour lesquelles il n’est pas possible de faire des compromis. Il s’agit de luttes pour la dignité, les droits sociaux et les droits humains.

Il me semble difficile d’imaginer quel sera le contexte politique le lendemain des élections. Il y a déjà des changements importants au niveau du Conseil, parce que nous avons eu des élections partout. Tout a changé : nous avons la moitié des gouvernements européens qui sont d’extrême droite ou avec une influence d’extrême droite. Nous avons d’autres pays où les forces d’extrême-droite ne sont pas au gouvernement mais sont très importantes dans la construction des agendas internes aux sociétés. Après les élections européennes, nous aurons une nouvelle Commission européenne avec un commissaire nommé par ces nouveaux gouvernements, ainsi qu’un nouveau Parlement européen. Ce ne sera pas la même composition qu’aujourd’hui. Nous savons que ce ne seront pas des jours très positifs pour la social-démocratie. Ajoutons à cela que je ne sais pas ce qu’il va se passer avec le PPE qui a un choix très difficile à faire, mais nécessaire. Est-ce qu’il continue avec des forces comme celle de Viktor Orbán et alors c’est la porte ouverte ainsi qu’une légitimée accrue à la politique d’extrême droite de manière plus systémique dans l’Union européenne ? ou est-ce qu’il a la capacité de faire la différence entre des valeurs démocratiques et des valeurs non-démocratiques, et dans ce cas-là c’est aussi un contexte de défaite pour le PPE. Ce sera un contexte plus fragmenté, plus divergent et avec des significations différentes pour les rapports de force. Dans ce cadre-là, je crois que la gauche peut jouer un rôle très important, quelle que soit la taille de son groupe parlementaire.

LVSL – On aimerait mieux comprendre l’identité du Bloco dans le paysage portugais. Comment est-ce que vous vous différenciez du parti socialiste portugais ? Quelles sont les différences entre le PS, le Bloco et la coalition PCP-Verts ?

MM – Nous avons pu faire un accord, je crois, sur les 15 à 20% que nous avons en commun, pas plus que ça. Mais ce sont des points communs suffisants et nécessaires afin d’avoir une majorité et de faire approuver le budget et les politiques économiques dans un contexte plus global. Ce programme est plus marqué par le PS que par les autres forces, du fait des rapports de force. Il y a des différences très fortes entre les différents partis. Le PS est un parti qui ne veut pas remettre en cause, voire défier les institutions européennes et les traités. Les socialistes défendent l’idée qu’on peut continuer à tout faire dans le cadre des traités européens. La vérité est que ce que nous avons fait pendant les dernières années au Portugal est précisément le contraire. Si nous avions accepté les recommandations de Bruxelles, nous n’aurions rien pu faire dans le contexte de la coalition parlementaire.

En même temps, le Bloco a une vision de la politique internationale qui se rapproche plus de celle du PS que de celle du PCP. C’est une des différences majeures que nous avons avec le PCP : nous ne soutenons pas le régime au Vénézuela, nous ne soutenons pas l’ancien régime de l’Angola (République populaire d’Angola), nous n’avons pas de connexion politique avec la Chine ou Cuba. Nous avons une ligne de démarcation entre régime démocratique et régime non-démocratique, peu importe qu’ils soient de gauche ou de droite. Si ce sont des régimes totalitaires, ce sont des régimes totalitaires, point. Dans ce domaine là nous avons donc une différence très profonde avec le PCP. Sur la question de la politique monétaire aussi, le PCP est en faveur de la sortie de l’euro et de l’UE, alors que nous, bien que nous n’ayons aucun espoir dans le cadre européen actuel, nous menons une bataille pour changer la politique monétaire et la politique européenne. et nous croyons que ces traités ne sont pas la solution pour l’ensemble de l’UE.

LVSL – Justement, après la crise grecque on a entendu Catarina Martins, la coordinatrice du Bloco, ou des économistes du Bloco tenir des positions assez proches du PCP sur les questions de l’euro et du scénario d’une éventuelle sortie. Qu’en est-il aujourd’hui et quel est le positionnement de votre parti ? Les slogans tels que «  plus un seul sacrifice pour l’euro » sont-ils encore d’actualité ?

Notre position n’a pas changé. Il y a une différence entre dire « nous devons sortir » et « nous ne voulons pas accepter des sacrifices additionnels à cause de l’euro ». Il y a une différence très importante, politiquement, sur ce sujet. Ce que les institutions européennes ont fait à la Grèce, c’était presque une sortie forcée de l’euro et de l’UE avec une facture entièrement payée par les citoyens grecs et aucune contribution des institutions européennes. Dans ce cadre de confrontation directe, il faut rappeler que pour le Portugal et les économies périphériques, l’euro a été synonyme de divergences macroéconomiques profondes. L’année passée c’était la première année de convergence de l’économie portugaise avec l’économie européenne dans le cadre de l’euro, mais c’était le cas grâce aux politiques sociales et aux politiques salariales, pas grâce à l’intégration de la politique monétaire. Tout le monde, même des économistes de droite, sait que l’euro est un désastre. Certains économistes, même de droite, considèrent que la monnaie unique ne peut pas survivre longtemps dans son architecture actuelle. Même ceux qui défendent l’euro considèrent que sa survie après 20 ans de déséquilibres est un miracle. Dès lors, la question est la suivante : est-ce qu’il y a une volonté politique pour changer la politique monétaire de l’UE ? Nous ne serons jamais capables d’être en condition d’avoir la politique monétaire de l’Allemagne, ce n’est pas possible pour les pays hors de la sphère germanique.

L’euro a aidé l’Allemagne, surtout dans le cadre de la réunification du pays. C’était un instrument fondamental, notamment pour une économie d’exportation. Il s’agit vraiment d’une monnaie conçue et adaptée à l’économie allemande. Cela a été utile à la France pour les accords avec l’Allemagne. Cela a aidé le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui y ont gagné des taux d’intérêt bas. Concernant des pays avec des salaires très bas, il s’agissait de la seule façon pour que les gens obtiennent une maison propre et puissent se fournir en biens d’équipement. Entrer dans l’euro, c’était entrer dans un club où les taux d’intérêts étaient suffisamment bas pour permettre que les classes moyennes s’endettent. Pour l’Italie la raison est différente, c’était la seule façon de contrôler l’inflation. La vérité est donc que c’est pour des raisons vraiment différentes, qui étaient au cœur des difficultés majeures des économies européennes, que tous ces pays ont adopté l’euro. Tout le monde a décidé de payer un prix très élevé pour régler un problème dans un moment très concret. Ce moment est passé et l’économie et la politique monétaire n’ont pas changé pour s’adapter à la réalité des équilibres macroéconomiques. C’est la raison pour laquelle 20 ans avec l’euro comme monnaie unique ont produit une divergence majeure entre les économies européennes et non une convergence. Cette question est toujours un champ de bataille et on ne peut pas ignorer qu’il y a des difficultés énormes à sortir de l’union monétaire. Cependant, il faut bien qu’on travaille dans la bonne direction pour faire de l’euro et de la politique monétaire une politique de convergence. Ou alors on peut mener le débat pour savoir si on est pour ou contre. Il est clair que la monnaie unique ne va pas survivre a un contexte de divergence permanent, ce n’est pas possible.

LVSL – On observe une reprise au Portugal, mais malgré tout la dette publique reste extrêmement élevée. Dans quelle mesure il y a des marges de manœuvre aujourd’hui pour améliorer cette situation et desserrer l’étau de la dette au Portugal ?

MM – La dette portugaise est passée de 58% en 1994 à 130 % en 2012. Elle est maintenant d’environ 119 %. Elle a baissé de 10 points ces 3 dernières années, mais c’est grâce à la reprise économique et grâce à l’augmentation des salaires. Malgré cela, la dette reste insoutenable, pour le Portugal et une grande majorité de pays périphériques. Je crois qu’il faut non pas une solution unilatérale de renégociation de la dette, mais plutôt une solution partagée par tous les pays qui sont dans cette situation. C’est une solution européenne, ce n’est pas une solution nationale. Il est impossible de payer la dette, le montant des intérêts qu’on paie chaque année est plus élevé que le budget de la santé publique au Portugal. C’est le premier poste de dépense de notre budget. Si on fait la comparaison avec le budget de notre école publique, c’est presque le double. Nous sommes forcés à avoir des excédents primaires de 3 %, dont le coût pour l’économie portugaise est élevé. Il est irréaliste de maintenir les investissements publics à un niveau historiquement bas. Il n’y a pas besoin d’être économiste pour comprendre que c’est une équation qui ne pourra jamais fonctionner et qui hypothèque notre futur.

LVSL – Le président du Portugal a défendu depuis le début que la stabilité politique de son pays était une sorte d’antidote contre le populisme. Vous avez vous-même déclaré dans une interview cette semaine que vous ne considériez pas le Bloco comme une force populiste. Comment est-ce que vous définissez votre parti ?

MM – Une force de gauche qui essaie d’être populaire, pas une force populiste. Il est vrai que la formule que nous avons trouvée au Portugal a fonctionné jusqu’à maintenant pour maintenir à distance l’extrême droite. Cependant, «  la crise », même si ce n’est pas une crise, mais le récit de la « crise migratoire » a déjà produit des effets au Portugal. Pourtant, nous n’avons pas de problème migratoire, nous avons besoin de migrants, mais ça c’est une autre question. Nous sommes un parti de gauche avec une politique de gauche, attaché à l’État et à son rôle. Nous défendons des causes sociales, environnementales, des droits humains. Je sais que parmi nos amis, certains ont un rapport au populisme différent.

LVSL – À propos de la situation au Vénézuéla que vous avez mentionnée quand vous évoquiez les différences entre le Bloco et le PCP, le Bloco a voté contre la reconnaissance de l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela (au Parlement européen et au parlement national). Ceci dit, le gouvernement portugais fait partie des pays qui ont appelé à soutenir Guaidó et à le reconnaître. Comment est-ce que vous voyez la situation au Vénézuela ? Puisque vous semblez avoir une position assez médiane en la matière…

J’ai voté contre et si je pouvais voter deux fois, trois fois, je voterais toujours contre, parce qu’on ne peut pas régler une tragédie avec un accord de cette nature. Le Parlement européen n’a aucune légitimité pour soutenir un président autoproclamé. Le Parlement européen doit apporter une contribution forte pour une solution politique pacifique, pour le dialogues. Son rôle n’est pas de prendre position pour une des parties, ce n’est pas possible. Je peux comprendre que Bolsonaro, que Trump, ou que d’autres leaders mondiaux, aient cette position et pensent qu’ils peuvent tout décider à la place du peuple du Vénézuela. Je pense que c’est une erreur majeure faite par le Parlement européen et les gouvernements concernés, dont le gouvernement portugais. Dans cette situation, je soutiens la position des Nations Unies. Je ne me range pas avec Bolsonaro et Trump. On doit respecter la démocratie, c’est la seule façon de maintenir le respect envers le Parlement européen. Il faut respecter la démocratie dans tous les cadres et tous les pays du monde. Ce n’est pas à nous de décider qui est le président du Venezuela, c’est au peuple vénézuélien d’en décider. Personnellement, je n’ai jamais soutenu Maduro, mais on ne peut pas répondre à une tragédie sociale, économique et des droits humains avec une telle erreur qui peut aggraver le conflit déjà existant.

LVSL – Est-ce que cela a eu des conséquences dans la « geringonça », la coalition formée au Portugal ?

MM – Non, parce que nous avons un accord sur des questions très concrètes. Pour tout le reste on continue à s’affronter politiquement. Par exemple, nous avons eu un débat sur l’euthanasie au Portugal, c’était un débat très intéressant, assez engagé. Le PCP était contre, le PS et le Bloco étaient pour. Sur de nombreux sujets, nous continuons à débattre politiquement. Le succès de la geringonça est surtout fondé sur l’acceptation des désaccords, c’est la règle. Nous savons déjà que nous ne sommes pas d’accord sur la majorité des questions. Néanmoins, nous sommes là avec une responsabilité forte pour respecter les accords que nous avons signés, et la lutte continue.

 

Vénézuéla : quand Trump et Macron apportent leur soutien à vingt ans de stratégie putschiste

Emmanuel Macron et Donald Trump © RFI

Depuis que le président de l’Assemblée nationale Juan Guaidó s’est autoproclamé Président du Vénézuéla, le gouvernement des États-Unis multiplie les mesures de rétorsion financière et les menaces d’intervention militaire à l’égard de Nicolás Maduro. Si le gouvernement vénézuélien porte indéniablement une part de responsabilité dans la crise que traverse le pays, il est impossible de comprendre la situation actuelle sans prendre en considération le rôle de l’opposition. Usant de tous les moyens, celle-ci a régulièrement tenté de renverser les gouvernements de Hugo Chávez (1999-2013) et de Nicolás Maduro (élu Président en 2013) depuis deux décennies. En reconnaissant Juan Guaidó comme représentant légitime du Vénézuéla, Donald Trump, Emmanuel Macron et Jair Bolsonaro donnent leur aval à la stratégie putschiste de l’opposition vénézuélienne, qui n’a jamais supporté d’être écartée du pouvoir. Il s’agit d’une dimension de la crise vénézuélienne passée sous silence par les grands médias français, qui se font la caisse de résonance du point de vue de l’administration Trump.


Le soutien apporté par Donald Trump à Juan Guaidó est-il réellement motivé par des considérations démocratiques ? La question peut prêter à sourire lorsqu’on prend en compte le nombre de régimes autoritaires soutenus par les États-Unis d’Amérique dans le Sud du continent. L’amiral Craig S. Faller, à la tête du commandement Sud des Etats-Unis, s’est chargé de lever toute ambiguïté s’il était encore besoin : « deux solutions sont envisageables pour le Vénézuéla : soit on fait sortir Maduro comme Noriega, soit on le fait sortir comme Marcos ». L’officier américain faisait référence à Manuel Noriega, homme d’État panaméen renversé en 1989 par une invasion américaine qui a causé la mort de plus de 3,000 civils et installé le Panama sous la tutelle militaire des États-Unis.

Une opposition putschiste, soutenue par les États-Unis, dans un climat de guerre civile

John Bolton, conseiller en sécurité nationale de Donald Trump, déclarait à Fox News il y a quelques jours : « nous discutons en ce moment avec les grandes entreprises américaines qui sont installées au Vénézuéla. Nous cherchons à atteindre le même objectif (…) cela ferait bien avancer les choses si nous parvenions à faire en sorte que les entreprises américaines puissent investir au Vénézuéla et exploiter ses ressources naturelles ». Que le Vénézuéla, premier pays au monde en termes de réserves pétrolières, suscite la convoitise des entreprises multinationales, n’a rien de vraiment étonnant. Comme le rappelle John Bolton, le gouvernement américain agit en loyal défenseur de leurs intérêts en Amérique latine.

Depuis le début de la crise, Donald Trump joue la carte de la tension. Il a récemment multiplié les mesures de rétorsion économiques et financières à l’égard du Vénézuéla, approfondissant celles qui avaient été mises en place par Barack Obama. Le gouvernement américain frappe d’illégalité les transactions financières avec le Vénézuéla, ce qui interdit notamment au pays de refinancer sa dette auprès des banques américaines. Il est rejoint en cela par l’Angleterre, qui retient dans ses coffres forts l’équivalent de 1.2 milliard de dollars d’or qui appartiennent au Vénézuéla.

Le néoconservateur Elliott Abrams a récemment été nommé représentant spécial des États-Unis pour le Vénézuéla par Donald Trump. Elliot Abrams n’est pas tout à fait un inconnu en Amérique latine. Il a été assistant au Secrétariat d’État dans les années 80, où il a joué un rôle clef dans le soutien des États-Unis au gouvernement autoritaire du Salvador et aux « contras » du Nicaragua (responsables, au bas mot, du massacre de milliers de civils). Plus récemment, toujours en poste à la Maison Blanche, il aurait donné son aval au coup d’État contre le Président Vénézuélien Hugo Chávez en 2002, selon une enquête du Guardian. Le risque d’une guerre civile suite à l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme Président de la République du Vénézuéla, avec ou sans intervention étrangère, est donc réel. Pablo Bustinduy, député de Podemos, déclarait la semaine dernière au Congrès : « La seule sortie pacifique et démocratique à la crise doit passer par la négociation et le dialogue politique entre les partis, comme l’ont déjà demandé l’Uruguay, le Mexique, l’ONU et le Vatican. C’est la seule position légitime, légale et acceptable ». Un appel qui semble désespéré, à l’heure où plus d’une douzaine de chefs d’État américains (ce qui inclut Donald Trump, Justin Trudeau et Jair Bolsonaro), ainsi que le gouvernement français et le Parlement Européen ont d’ores et déjà reconnu Juan Guaidó comme représentant légitime du Vénézuéla.

Les médias français présentent le paysage politique vénézuélien comme partagé entre un gouvernement à l’autoritarisme croissant et une opposition démocratique. Le caractère putschiste d’une partie importante de l’opposition vénézuélienne n’est pourtant plus à démontrer. Depuis l’élection de Hugo Chávez en 1999, elle n’a pas accepté de reconnaître la légitimité du pouvoir issu des urnes, ni la Constitution vénézuélienne approuvée par des millions de citoyens à l’issue d’un référendum. Elle a ainsi organisé un coup d’État en 2002, qui avait pour but de démettre Hugo Chávez du pouvoir, mais qui a fini par échouer au bout de 48 heures. Leopoldo López, l’une des personnalités les plus médiatisées de l’opposition, considéré par la presse française comme une figure de proue de la lutte pour la démocratie, déclarait lors de ce coup d’État : « quels sont les scénarios possibles pour le Vénézuéla ? Ou bien nous avons un coup d’État rapide et sec, ou bien on accueille favorablement notre proposition (que Chávez démissionne). Il n’y a pas d’autre moyen de résoudre les obstacles auxquels le Vénézuéla fait face aujourd’hui ». De la même manière, Juan Guaidó, considéré en Occident comme un parangon de vertu démocratique depuis qu’il s’est auto-proclamé Président du Vénézuéla, menaçait ce jeudi Nicolás Maduro d’une invasion nord-américaine : « l’intervention militaire est un élément dans le rapport de force qui est présent sur la table (…) Nous exercerons toute pression qui sera nécessaire ». Le même Guaidó a également ouvertement appelé les forces armées à se soulever contre le gouvernement.

Sans même prendre en compte le caractère anti-démocratique de l’opposition vénézuélienne, il n’est pas inutile de rappeler quel est le bilan de son action politique au pouvoir, avant l’élection de Hugo Chávez. Accion Democrática et Copei, deux des principaux partis de la MUD (Mesa de Unidad Democrática – la principale structure d’opposition au gouvernement actuel), et qui se sont partagés le pouvoir de manière arbitraire pendant 40 ans avant la victoire de Chávez, traînent derrière eux une large histoire de corruption et de répression. Le Président Carlos Andrés Pérez, en particulier, laisse un souvenir peu glorieux au Vénézuéla. Il a abandonné le pouvoir en 1993 pour avoir été jugé coupable de malversation sur des montants équivalents à 17 millions de dollars. Avant cela, il a impulsé un processus de conversion du Vénézuéla au néolibéralisme sous l’égide du FMI – avec en particulier la libéralisation des prix ainsi que la privatisation des services publics et des entreprises d’État. La crise sociale engendrée par ses politiques économiques a déclenché de nombreuses protestations, réprimées avec la plus grande brutalité. L’une d’entre elles, connue sous le nom de « Caracazo », s’est soldée par la mort d’au moins 400 manifestants et de milliers de « disparus », victimes de la répression armée. Henry Ramos, dirigeant du parti au pouvoir durant le Caracazo, a été élu président de l’Assemblée nationale en 2016 (contrôlée par l’opposition) ; il est devenu l’un des principaux dénonciateurs des violations des Droits de l’Homme perpétrées par le gouvernement de Nicolás Maduro. Comme tant d’autres, son indignation semble être à géométrie variable, et sa mémoire pour le moins sélective…

En 1995, le Vénézuéla était miné par une profonde crise sociale ; le taux de pauvreté dépassait 66%, et l’inflation 100% en 1996. L’opposition vénézuélienne concentre actuellement ses efforts sur l’éviction de Nicolás Maduro, et passe soigneusement sous silence son piètre bilan en matière économique et sociale. Elle critique le Président actuel pour la recrudescence de la pauvreté que l’on observe au Vénézuéla ces dernières années, mais ferme les yeux sur le fait que les mesures néolibérales qu’elle préconise risquent d’accroître considérablement la pauvreté et les inégalités, comme par le passé.

Longtemps décrédibilisée en raison de ce bilan peu enviable, l’opposition vénézuélienne remporte finalement les élections législatives de 2015. Mais le Tribunal Suprême de Justice, constitué d’une majorité chaviste – et proche du gouvernement de Nicolás Maduro -, a réduit les pouvoirs de l’Assemblée nationale à néant. Depuis cette défaite, Nicolás Maduro gouverne en contournant systématiquement l’Assemblée nationale et favorise l’émergence d’un pouvoir législatif parallèle, à échelle des Communes vénézuéliennes. Il favorise ainsi l’éclatement des centres de pouvoir vénézuéliens et la superposition des strates institutionnelles. Contrairement à la vision qu’en donnent les médias occidentaux, le Vénézuéla n’est pas gouverné de manière verticale par un Etat unifié ; au contraire, il est régi par un mille-feuille administratif et institutionnel, dans lequel coexistent plusieurs polices et plusieurs centres d’autorité. L’absence d’un Etat centralisé est un facteur d’aggravation de la conflictualité, dans un pays polarisé par des tensions sociales extrêmes et un climat de lutte à mort entre “chavistes” et “anti-chavistes”. L’armée, placée sous l’autorité du gouvernement, passe pour l’une des forces sociales les plus loyales à Nicolás Maduro – la carrière d’officier de Hugo Chávez n’y est pas pour rien. Néanmoins, elle n’est pas toujours imperméable aux tentations putschistes encouragées par les Etats-Unis et l’opposition ; Nicolás Maduro ne cesse d’augmenter le salaire des soldats et des hauts-gradés pour conjurer le spectre d’un coup d’Etat militaire. Le risque d’une guerre civile aux conséquences humaines incalculables n’est donc pas à sous-estimer. Combien de temps le respect de la légalité empêchera-t-il encore les Communes contrôlées par les “chavistes” et les régions aux mains de l’opposition, les officiers loyalistes et les fractions putschistes de l’armée, les “milices bolivariennes” mises en place par l’Etat et la police acquise à l’opposition, de plonger dans l’affrontement ouvert ?

C’est dans ce contexte de guerre civile larvée, de conflictualité politique incandescente et de morcellement de l’État vénézuélien que Juan Guaidó s’est autoproclamé Président du Vénézuéla. Il bénéficie du bilan économique alarmant de Nicolás Maduro, qui a laissé croître l’inflation au point que seul le Zimbabwe peut se prévaloir d’une instabilité des prix plus importante.

Aux origines de la crise vénézuélienne : “guerre économique” des oligarques, incompétence du pouvoir chaviste ou contraintes internationales structurelles ?

Parmi toutes les économies latino-américaines en faillite au cours de ces dernières décennies, aucune n’a été autant médiatisée que celle du Vénézuéla. Et pour cause : les enjeux idéologiques sont de taille. Il suffit qu’un candidat à l’autre bout du monde exprime un soupçon de soutien envers les avancées sociales du chavisme pour que la carte “crise au Vénézuéla” soit jouée à son encontre lors de tous ses débats postérieurs.

La crise économique au Vénézuéla est tantôt présentée – par les mêmes qui passent sous silence le caractère néolibéral de la crise des subprimes – comme la preuve irréfutable que l’application du “socialisme” est vouée à l’échec, et plus largement que toute contestation du dogme néolibéral mène à la catastrophe. Bien sûr, disparaissent du paysage médiatique comme par enchantement la crise de la dette des années 1980 en Amérique latine, l’hyperinflation en Argentine sous le gouvernement d’Alfonsín (1983-1989), en Équateur à la fin des années 90, la crise mexicaine de 1994, celle de l’Argentine – encore – en 2001, ou celle de l’Uruguay en 2002. Ces crises régionales ont un aspect commun : elles se produisent invariablement sous des gouvernements néolibéraux. C’est que les économies latino-américaines sont structurellement propices à ce genre de crises, qu’elles soient régies par un pouvoir “socialiste” ou néolibéral.

S’il fallait se défaire des préjugés idéologiques qui embourbent le débat autour du Vénézuéla, on pourrait y voir sans trop de détours la faillite d’une économie capitaliste périphérique, soumise à des contraintes structurelles dues à sa place dans la division internationale du travail, héritée de son passé colonial, qui fait de ce pays un mono-exportateur de pétrole à l’économie bien fragile. Une fois ces données prises en compte, il est aisé de comprendre les crises monétaires qui en découlent.

Supposons que la France soit un pays qui n’exporte qu’un bien primaire, très demandé dans le monde mais dont les cours varient fortement. Comment ferait la France pour développer une industrie ? Elle devrait en premier lieu protéger ce secteur à l’état embryonnaire et le subventionner avec les entrées de capitaux qui proviennent de ses exportations. Si le cours du bien exporté chute rapidement, la protection du secteur industriel naissant et peu compétitif disparaît, et celui-ci se retrouve exposé à la concurrence internationale qui finit par le détruire et par appauvrir le pays. Ce phénomène se produit généralement dans des pays riches en matières premières, qui ont développé une monoculture au fil des siècles – ce qui explique en partie qu’il s’agisse très souvent de pays pauvres.

Il faut prendre en compte le fait que les pays exportateurs de matières premières sont généralement soumis, hors périodes exceptionnelles, à la dégradation des termes de l’échange. En effet, du fait de l’augmentation globale du niveau de vie de la population, les prix des biens de capitaux produits par les pays centraux ont tendance à augmenter plus rapidement que ceux des biens primaires, exportés par les pays périphériques. Par conséquent, les pays producteurs de biens primaires, étant donné que le prix relatif de ces derniers a tendance à diminuer, sont contraints d’exporter davantage pour pouvoir maintenir leur pouvoir d’achat – ce qui accroît ainsi leur dépendance auxdits biens primaires. Les limites sont évidentes : même si leurs capacités productives étaient illimitées, le reste du monde ne leur adresse pas une demande infinie et le marché serait rapidement saturé. Cela tend à produire un creusement du déficit de la balance commerciale : la valeur des exportations n’arrive pas à compenser la valeur des importations. Se produit alors généralement le phénomène suivant : la demande de devises pour payer les importations devient supérieure à la demande de monnaie nationale pour payer les exportations, et cette dernière se déprécie.

Dans ce cas de figure, les importations mesurées en monnaie nationale se renchérissent, ce qui exerce une première pression à la hausse sur les prix nationaux. Les aspects psychologiques de l’inflation entrent alors en jeu : si les agents remarquent que leur pouvoir d’achat diminue avec l’inflation, alors ils auront tendance à vouloir se procurer des devises. La demande de ces dernières augmente et le processus de dépréciation s’approfondit. Ce même raisonnement s’applique aux investisseurs. Ces derniers ont intérêt à se défaire des titres nationaux car l’inflation ronge leur rentabilité et à s’en procurer d’autres, libellés en monnaie étrangère. Une nouvelle fois, la demande de devises étrangères s’accroît, au détriment de celle de monnaie nationale – et ce cercle vicieux est sans fin.

Remplaçons la France par le pays périphérique, celui-ci par le Vénézuéla, on comprendra le choc qu’a provoqué la chute brutale du cours du pétrole à partir de 2014 pour une quasi-monoculture pétrolière.

Bien sûr, cet environnement difficile n’exonère par le PSUV de ses responsabilités. Les contraintes structurelles étant ce qu’elles sont, il revenait justement au mouvement chaviste de les prendre en compte et de changer la donne – c’est le point de vue d’une partie grandissante du PSUV, qui reproche à la gestion de Nicolás Maduro, voire à celle de Hugo Chávez, d’avoir aggravé les contraintes internationales qui pesaient sur le Vénézuéla. Avec une population de plus de trente millions d’habitants, pourquoi ne pas avoir plus fortement misé sur le marché intérieur, et ne pas avoir cherché à diversifier l’économie vénézuélienne pour amoindrir sa dépendance au pétrole ? Quoique soumis aux règles impitoyables des échanges internationaux, le Vénézuéla des premières années chavistes a vu fondre son taux de pauvreté. Ces résultats ont eu tendance à masquer le manque d’investissement dans la matrice productive, qui sont devenus criants lors des épisodes de pénurie – complaisamment médiatisés par les mêmes médias occidentaux qui passent sous silence l’ampleur des famines africaines. Après vingt ans de chavisme, le Vénézuéla est aujourd’hui aussi dépendant à l’égard du pétrole qu’il l’était en 1999 – un comble, protestent certains chavistes critiques, pour un mouvement qui prétendait émanciper le Vénézuéla de son statut de pays exportateur de matières premières !

Une analyse rigoureuse des causes de la crise vénézuélienne ne saurait donc se satisfaire d’aucune grille de lecture monodéterministe. Si la place qu’occupe le Vénézuéla dans la division internationale du travail constitue un élément structurant, l’inaction du pouvoir chaviste à cet égard n’est pas un facteur négligeable – pas plus que la gestion de la crise par Nicolás Maduro, dont il n’est pas difficile de voir que certaines mesures ont contribué à provoquer l’hyperinflation qui ravage actuellement le Vénézuéla. Quant à la “guerre économique” dénoncée par Nicolás Maduro depuis 2013, que mènent selon lui les grands propriétaires vénézuéliens contre le gouvernement en organisant la pénurie, il est aujourd’hui établi qu’elle n’a rien d’un mythe [cet article de Valentine Delbos compile un certain nombre d’éléments qui établissent la véracité de cette guerre économique]. Que les dirigeants des multinationales souhaitent se débarrasser d’un gouvernement qui a l’affront de s’attaquer à leurs privilèges n’a au demeurant rien de très surprenant ; nombre de chavistes regrettent que Nicolás Maduro verse dans la surenchère rhétorique à l’égard des manoeuvres occultes de “la bourgeoisie” et de “l’Empire”, plutôt que de mettre en place des réformes de structure destinées à combattre la pénurie. Certains prônent par exemple la mise en place de compagnies de distribution nationales, contrôlées par l’État, qui pourraient garantir un minimum de bien-être à la population…

Il apparaît donc très peu rigoureux de faire de la crise vénézuélienne actuelle la conséquence de “l’application du socialisme”. Considérer que le Vénézuéla vit sous une économie “socialiste” frôle l’abus de langage, pour un pays dont l’oligopole de distribution de marchandises est détenu par une poignée de richissimes acteurs privés ! Si les politiques économiques mises en place par Maduro expliquent en partie la crise actuelle, il est difficile d’y déceler les traces d’un socialisme exacerbé, bien au contraire. Loin d’exercer un contrôle stalinien des moyens de production, le PSUV a dû composer autant avec les intérêts croisés d’une bourgeoisie pétrolière et négociante qu’avec les créanciers nationaux et internationaux. Les concessions faites à ces secteurs, que ce soit sur le plan de la politique monétaire, qui a permis une importante fuite de capitaux, ou sur celui de la gestion de la dette, rigoureusement orthodoxe, se rapprochent plutôt des politiques menées par Mauricio Macri en Argentine !

Vers une intervention militaire ou une guerre civile au Vénézuéla ?

Un tel risque aurait été impensable il y a quelques années. On peine à comprendre le caractère dramatique des enjeux actuels si on ne prend pas en compte l’évolution du contexte latino-américain dans son ensemble. L’élection de Hugo Chávez en 1999 a inauguré un nouveau cycle politique en Amérique latine, que l’on qualifie généralement de « progressiste » ou de « post-néolibéral », au cours duquel une série de présidents critiques du néolibéralisme ont été portés au pouvoir : Inácio Lula da Silva au Brésil (2002), Néstor Kirchner en Argentine (2003), Evo Morales en Bolivie (2006), Daniel Ortega au Nicaragua (2007), Rafael Correa en Equateur (2007)… Quels que soient les divergences idéologiques de ces gouvernements « progressistes », tous s’accordaient sur le fait qu’ils devaient oeuvrer à protéger mutuellement leur souveraineté et mettre en place une coopération régionale renforcée. C’est ainsi que le sommet des Amériques de 2015, au cours duquel les chefs d’État de toute l’Amérique se sont réunis, fut une épreuve d’humiliation diplomatique pour Barack Obama ; le Président américain venait d’édicter une série de sanctions contre le Vénézuéla, et l’Amérique latine fit bloc contre lui.

Quatre ans plus tard, au plus fort de la crise déclenchée par Juan Guaidó, il ne se trouve plus que cinq gouvernements latino-américains pour afficher leur soutien à Nicolás Maduro : Cuba – l’indéfectible allié -, la Bolivie, le Nicaragua, l’Uruguay, ainsi que le Mexique, dirigé par le Président nouvellement élu Andrés Manuel López Obrador (« AMLO »). L’Argentine, le Brésil ou l’Équateur, alliés géopolitiques fondamentaux du Vénézuéla pendant des années, sont aujourd’hui alignés sur le positionnement géopolitique de Donald Trump. La menace d’une intervention militaire ou d’un coup d’État de l’opposition vénézuélienne sanctionné par les autres pays, impensable il y a cinq ans, semble chaque jour moins éloignée. La médiatisation de la crise en Amérique du Nord et en Europe, qui relaie sans recul critique le point de vue de l’opposition vénézuélienne et conditionne l’opinion occidentale à l’acceptation d’une telle éventualité, ne fait que l’accroître.

Par Gillian Maghmud et Pablo Rotelli.

Gustavo Petro : la gauche a-t-elle ses chances en Colombie ?

Brésil, Colombie, Costa Rica, Cuba, Mexique, Venezuela. L’Amérique latine ne manque pas d’élections présidentielles cette année. Parmi elles, les élections colombiennes du 27 mai et du 15 juin pourraient être celles d’un possible changement politique. A l’approche du premier tour de la présidentielle, retour sur la candidature de Gustavo Petro, seul candidat de gauche à l’élection présidentielle dans un pays depuis longtemps acquis à la droite conservatrice et libérale.

Un pays traditionnellement de droite libérale-conservatrice

Difficile pour la gauche institutionnelle de se faire une place dans le paysage politique colombien : elle n’a jamais été au pouvoir et le terme de « gauche » a systématiquement été associé aux guérillas armées révolutionnaires. Suite à la démocratisation du pays dans les années 1950, le Parti conservateur et le Parti libéral ont monopolisé le pouvoir sans interruption dans la seconde moitié du 20ème siècle. Cette monopolisation s’est incarnée notamment dans la création du Frente National (1956), coalition qui organisait des alternances pour la présidence jusqu’en 1974. Si cet accord s’est arrêté à cette date, la mainmise de ces deux partis sur le pays a continué jusqu’en 2002. Contrairement à la vague progressiste touchant l’Amérique Latine dans les années 2000, après dix ans de politiques néolibérales sur la majorité du continent, la première décennie du siècle en Colombie a été celle de l’approfondissement de la logique de marché et de politiques sécuritaires.

C’est ainsi qu’Alvaro Velez Uribe arrive au pouvoir en 2002 en se présentant en tant que candidat indépendant après son retrait du Parti libéral. Grand propriétaire terrien et multimillionnaire, il met alors en place pendant deux mandats une politique à la fois néolibérale et sécuritaire. Pro-américain et ennemi juré de son homologue Hugo Chavez, Uribe s’oppose à la politique du Venezuela en maintenant avec Caracas des relations particulièrement tendues.

Il lance sur le plan économique une série de réformes de flexibilisation du travail, privatisations d’entreprises publiques (Banques, télécommunications, énergie) et signe en 2006 le Traité de Libre Commerce (TLC) avec les États-Unis. Les « années Uribe » sont également marquées par son programme de « sécurité démocratique », visant à mettre fin à la guérilla par une lutte répressive. Adulé par une partie des Colombiens pour lesquels il est l’homme qui a affaibli considérablement la guérilla, il est haï par une autre pour ses scandales de corruption et sa proximité avec les paramilitaires.

En 2010, Juan Manuel Santos, ministre de la défense d’Uribe et ancien ministre du commerce extérieur de César Gaviria pendant l’ouverture économique des années 90, prend le pouvoir avec le soutien d’une coalition de centre-droit. Il poursuit la ligne économique libérale de son prédécesseur en menant une politique en faveur des plus riches. Pendant son mandat, de nombreuses entreprises publiques sont vendues à des multinationales : 308 exactement, selon le ministère du logement et du crédit public, vendues au privé entre 1986 et 2016. De plus, les réformes mises en place augmentent l’imposition indirecte touchant directement les plus pauvres ou facilitent l’extractivisme minier, pilier économique de la stratégie de croissance du gouvernent Santos.

Juan Manuel Santos s’est fait néanmoins plus pacifiste que son prédécesseur dans son rapport avec la guérilla en entamant le processus de négociations avec les FARC menant à l’Accord de la Havane de 2015. Celui-ci met fin à plus de 50 ans de guerre civile, inclut le désarmement de la guérilla et la possibilité pour elle de se reconvertir en parti politique et de se présenter aux élections. L’accord est alors dénoncé par la droite uribiste qui y voit un laxisme envers la guérilla et souhaite, en cas de victoire aux prochaines présidentielles, « le modifier structurellement ».

Après deux mandats de Santos, les prochaines élections présidentielles du 27 mai s’annoncent comme déterminantes pour l’Accord de paix qui polarise le pays. Après diverses primaires internes et alliances entre partis, cinq candidats principaux sont en lice pour l’élection : Ivan Duque, (Centro democratico d’Alvaro Uribe et soutenu par le Partido Conservador, « ultradroite »), Gustavo Petro (Colombia Humana, gauche), Sergio Fajardo (Coalición Colombia, centre), German Vargas Lleras (Mejor Vargas Lleras, ex vice-président de Santos, droite libérale-conservatrice) et Humberto de la Calle (Partido Liberal, droite libérale).

Gustavo Petro, un espoir pour la gauche

Aujourd’hui, dans un pays parmi les plus inégalitaire de la planète, il semblerait qu’un candidat de gauche, Gustavo Petro, ait une chance d’arriver au pouvoir. Économiste de formation, guérillero du M-19 dans les années 80 et aujourd’hui à la tête de la coalition Colombia Humana, il se place actuellement deuxième parmi les intentions de votes des derniers sondages.

Auparavant membre et candidat en 2010 (il obtient alors 9,14% des votes) du principal parti de gauche institutionnel, le POLO, il s’en écarte et crée le Mouvement Progressiste en 2011. Il pourrait cette fois réussir à passer au second tour en étant actuellement le seul candidat de gauche en lice à la présidentielle colombienne avec le soutien du Parti communiste colombien, de l’Alliance Sociale Indépendante et du Mouvement Alternatif Indigène et Social. Ce monopole de Gustavo Petro à gauche s’explique principalement par deux facteurs : l’absence de candidat des partis de gauche et le retrait des FARC de la campagne présidentielle.  Le POLO et les Verts, qui rassemblaient les votes de gauche lors des dernières élections, se sont ralliés à la coalition centriste de Sergio Fajardo, jugée plus à même de rassembler. Quant aux FARC, ils avaient lancé leur campagne pour la présidentielle mais s’en sont retirés suite à des perturbations fréquentes lors de leurs réunions publiques et des problèmes de santé de leur leader Timochenko.

Idéologiquement, Gustavo Petro se déclare progressiste de gauche mais non marxiste et n’a pas caché son admiration par le passé pour Hugo Chavez, tout en condamnant actuellement la politique de Nicolas Maduro au Venezuela. Il se dit aujourd’hui plus proche des idées de Pepe Mujica.

On lui reconnaît des compétences de bon orateur, dont la technique se base sur un discours populiste, antisystème et anti-establishment. Dans un pays où la défiance envers une classe politique corrompue est source d’une abstention électorale monumentale, il a, comme on peut le lire dans El Pais « su canaliser, du moins pour le moment, un mécontentement allant au-delà des divergences relatives à l’accord avec la guérilla, un des facteurs ayant dominé la politique colombienne pendant les dernières années. Petro développe un discours qui séduit particulièrement les jeunes, les habitants de la capitale et ceux de la côte caraïbe (région dont il est lui-même originaire).

Petro est en Colombie clairement situé à gauche dans le paysage politique et réussit, dans un pays libéral-conservateur, à se démarquer par sa volonté d’un service de santé et d’une éducation publique. Il prône une économie se détachant des industries pétrolières et minières dans une optique de baisser l’impact sur le changement climatique. Il s’engage à s’attaquer aux problèmes fonciers du pays où de grands espaces possiblement productifs appartiennent à de grands propriétaires terriens. Pour cela, il propose de les taxer fortement pour les inciter à vendre leur terre, que l’État pourrait racheter et revendre à des paysans. Il cherche par ailleurs à reconnaître des droits aux minorités tels que les indigènes ou LGBT.

De plus, Gustavo Petro peut compter également sur un contexte actuel plus favorable à la gauche. Selon José Fernando Flórez, docteur en sciences politiques « L’oscillation dans le spectre idéologique des préférences politiques des Colombiens lors des dix dernières années montre que les postures de gauche sont apparues en crescendo par rapport à celles de droite qui ont diminué ». Le politiste s’appuie notamment sur une étude du LatinoBaromètre de 2016 selon laquelle 19,7% des Colombiens s’identifiaient de gauche en 2007, alors qu’ils étaient 30,7% en 2016.

Une droite apeurée par le « castrochavisme »

La possibilité d’une victoire de Gustavo Petro fait pourtant débat. Ivan Duque, celui que Daniel Pecault, politiste spécialiste de la Colombie, nomme « la créature d’Uribe », pointe en tête des sondages. Ne pouvant se représenter en vertu de la Constitution colombienne, l’ancien président Uribe actuellement sénateur garde une grande popularité et conserve son influence médiatique dans le pays. La coalition menée par Duque et Uribe est farouchement opposée à l’Accord de paix et défend un programme pro-marché et sécuritaire soutenu par les élites économiques. Rappelons que cette dernière a raflé les sièges lors des législatives du 11 mars dernier. Par conséquent, le pouvoir législatif est un des plus à droite de l’histoire colombienne, malgré l’éclatement partisan en œuvre depuis une décennie. Dans la dynamique de ces résultats, Ivan Duque apparaît sans conteste comme le favori de la prochaine élection.

Le combat de l’ultradroite contre Petro s’effectue par une dénonciation médiatique de l’ancien guérillero « proche des soviétiques » et de son programme « castro-chaviste » (terme inventé par Uribe) car celui-ci mènerait la Colombie à un « second Venezuela ». Dans un contexte d’entrée massive en Colombie de migrants vénézuéliens, ces propos provoquent une stigmatisation claire et sont repris par la plupart des opposants de Petro et par les grands médias qui occultent la plupart des sujets que le candidat de Colombia Humana présente. La campagne présidentielle du côté de la droite se fait donc principalement en prônant les dangers d’une victoire adverse.

Quelles perspectives pour l’élection ?

Si la Colombie s’est démarquée dans les années 2000 en Amérique Latine par l’absence d’élection d’un candidat de gauche, on pourrait aujourd’hui espérer y voir une victoire progressiste dans un contexte de retour en force conservateur en Amérique Latine lors des dernières années (Sebastian Piñera au Chili, Mauricio Macri en Argentine, Michel Temer au Brésil).

Mais les chances de victoire de la gauche soutenant Petro sont pourtant minces tant Ivan Duque apparait comme favori. Une autre surprise pourrait être celle de la présence au second tour face à Duque du candidat centriste Sergio Fajardo, beaucoup moins clivant que Petro et considéré comme plus à même de vaincre la droite dure.

En supposant de sa présence au second tour, le candidat de Colombia Humana devra alors réussir à rallier les votes obtenus par Fajardo au premier tour dans une logique de maintien de l’accord de paix. Mais cela risquerait encore d’être insuffisant pour remporter la tête de l’exécutif.

Même en cas de victoire de Gustavo Petro à l’élection présidentielle, la mise en place effective de son programme reste hypothétique. Il devrait faire face à un combat contre la droite dure détenant le pouvoir législatif, les élites économiques du pays et la presse qui feront certainement tout pour l’empêcher d’appliquer ses propositions. N’ayant personne sur sa gauche à qui se rallier et ne bénéficiant pas d’un parti politique structuré, le risque serait alors de tomber dans les méandres de la social-démocratie européenne si prompte à abandonner tout progrès social pour une dose de libéralisme économique. Cependant, dans un pays où les mouvements sociaux d’ampleur peinent à prendre forme, il semble aujourd’hui que seul Gustavo Petro puisse être capable de provoquer une avancée sociale.

Malo Jan.

Élections régionales au Venezuela : discrétion et embarras dans la presse française

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Alors que l’élection de l’Assemblée nationale constituante en juillet dernier avait fait l’objet d’une intense couverture médiatique pendant plusieurs jours en France, les élections régionales qui se sont tenues la semaine dernière n’ont pas fait les gros titres de la presse hexagonale cette fois-ci. Est-ce parce que l’opposition y a largement participé et que la campagne et les élections se sont déroulées dans le calme, la thèse de la « dictature chaviste » se voyant ainsi invalidée ? Ou bien est-ce parce que la victoire de la coalition au pouvoir contredit le récit médiatique majoritaire d’un peuple tout entier dressé contre Maduro ? Éléments de réponse.

A la surexposition médiatique, succède le strict minimum journalistique

Rétrospectivement, la couverture médiatique de l’élection de l’Assemblée constituante était d’une toute autre intensité. Avalanche de dépêches, reportages court, moyen et long format, « éclairages » et débats en plateau, titres choc en manchette, interviews, articles de décryptage, photos reportage, tweets enragés d’ « intellectuels engagés » … Le Venezuela et sa constituante auront l’honneur de faire la une de Libération. Tout y est passé pour une couverture médiatique maximale de l’élection de l’Assemblée nationale constituante. L’instrumentalisation du Venezuela à des fins de politique intérieure était à son comble du Front national jusqu’à l’Elysée : il s’agissait de faire d’une pierre, deux coups en diabolisant le Venezuela bolivarien et la gauche de transformation sociale en France (FI, PCF). Un phénomène que l’on a pu observer également en Angleterre avec Corbyn, en Espagne avec Unidos-Podemos, etc. Il faut dire que la frange la plus radicale de la droite vénézuélienne avait alors renoué avec la stratégie insurrectionnelle des « guarimbas ». Une flambée de violence dont les médias, dans leur grande majorité, imputaient la responsabilité au gouvernement accusé d’organiser la répression contre ce qui était présenté comme une insurrection populaire. En réalité, une stratégie de violence d’extrême-droite qui n’avait rien de spontané et qui suscitait alors l’indulgence de la presse hexagonale comme nous l’avions illustré dans un précédent article à relire ici.

 

Nous pouvions donc raisonnablement nous attendre à ce que les médias de masse accordent au moins la même attention aux élections régionales au Venezuela. Un pays accusé d’être une dictature qui organise des élections régionales auxquelles l’opposition, dans son immense majorité, participe : en voilà un scénario qui aurait de quoi susciter l’intérêt d’éditorialistes et de journalistes si soucieux des droits de l’homme et de la démocratie. N’ont-ils pas à cœur de vérifier la validité de leurs thèses sur la dictature vénézuélienne et de répondre à ceux qui, « idéologiquement aveuglés », les contestent ? Où sont donc passés les Enthoven, Naulleau et autres chevaliers blancs du tweet ?

Une élection reléguée au second plan dans les médias français

Bien entendu, la plupart des grands quotidiens et hebdomadaires ont relayé les résultats des élections régionales et la victoire de la coalition chaviste qui remporte 18 gouvernorats sur 23. Cependant, les articles consacrés à l’événement électoral sont souvent des reprises de dépêches AFP ou Reuters ou, tout du moins, ils en adoptent le ton très factuel. Nous sommes loin des unes, des manchettes et des articles exhaustifs de l’été dernier. Pas de reportages non plus sur les chaînes d’information suite aux élections. Des reportages ont en revanche été diffusés par certains journaux télévisés et chaines d’information un peu avant la tenue des élections afin de rappeler à leur manière les enjeux du scrutin. La veille du vote, le présentateur de BFM TV introduit un reportage intitulé « Au pays du chaos » par ces mots : « La dictature ou la démocratie, c’est pour résumer l’enjeu de l’élection de demain au Venezuela. » Même ton pour le JT de 13 heures de TF1 qui consacre un reportage au système D dans le pays caribéen le même jour. L’élection passée, les téléspectateurs devront se contenter des bandeaux d’alerte info en bas de leur écran pour savoir si le Venezuela a fini par basculer dans la dictature ou non. Jean-Luc Mélenchon invité au 20h de TF1 le lendemain des élections n’a pas été interrogé sur le sujet. Ni les autres représentants de la France Insoumise ou du PCF invités dans les médias dans le même laps de temps. Etrange … Les députés de la FI avaient dû faire face à de nombreuses injonctions médiatiques à condamner le « régime» vénézuélien l’été dernier. Décidément, la couverture médiatique des élections régionales n’est pas de la même ampleur.

L’information mise en avant : l’opposition conteste les résultats

Cartographie des résultats officiels publiés par le Conseil National Electoral (CNE) : le PSUV et ses alliés réunis au sein du Gran Polo Patriotico (GPP) remportent 18 Etats ; la coalition de droite (Mesa de Unidad Democratica – MUD) en remporte 5. Source : site internet du PSUV

Les articles insistent presque tous sur le fait que la coalition d’opposition (MUD) conteste les résultats et ce, jusque dans leurs titres. Libération titre sur « la victoire et des soupçons pour Maduro ». Pour l’inénarrable Paulo Paranagua  du Monde, « le pouvoir s’attribue la victoire aux élections régionales, l’opposition conteste ». Pour Courrier international, c’est une victoire écrasante mais contestée du parti au pouvoir. Même son de cloche pour LCI et ainsi de suite.  Ce que ces articles taisent, c’est qu’en 18 ans de révolution bolivarienne, l’opposition a contesté tous les résultats des élections … qui lui étaient défavorables. A l’instar de Laidys Gomez, nouvelle gouverneure d’opposition de l’Etat du Táchira, qui s’était empressée de reconnaitre sa très large victoire face au gouverneur chaviste sortant pour ensuite contester les résultats dans le reste du pays. C’est « le folklore habituel destiné aux médias internationaux et aux chancelleries » juge, tranchant, Benito Perez dans les colonnes du quotidien suisse le Courrier (classé à la « gauche de la gauche »).

Un florilège de titres que l’on pouvait lire dans la presse française au lendemain des élections.

Les chavistes ont, quant à eux, tout de suite reconnu leur défaite dans tous les Etats remportés par l’opposition incluant des zones stratégiques comme le Táchira, frontalier avec la Colombie. Par ailleurs, Henri Falcon, gouverneur d’opposition sortant en quête d’une réélection dans l’Etat de Lara a reconnu sa défaite en dépit de la position officielle adoptée par la MUD. Même scénario dans l’Etat de Carabobo où le candidat de droite a reconnu la victoire de son adversaire chaviste. Ce qui a bien moins été relayé également, c’est l’avis rendu par le CEELA (Conseil des Experts Electoraux Latino-Américains) et ses 1300 observateurs déployés dans tous les pays pour suivre l’élection, par la voix de son président lors de la conférence de presse de présentation du rapport final de leur mission d’accompagnement : « les élections se sont déroulées dans le calme et dans des conditions en tout point normales, aucun incident n’est à déplorer et le vote reflète en conséquence la volonté des citoyens vénézuéliens. » Le président du CEELA, Nicanor Moscoso, a en outre précisé qu’au terme des 12 audits de chacune des phases du processus électoral auxquels les représentants de tous les partis politiques en lice étaient étroitement associés, le document final a été signé par tous les partis de la coalition chaviste (GPP) et de la coalition d’opposition (MUD), le jugeant donc conforme.

En outre, les articles proposant une véritable analyse des raisons d’un tel résultat ou à défaut avançant ne serait-ce que quelques éléments, ne sont pas légion. Ainsi, pour les Echos, reprenant Reuters, les chavistes remportent l’élection « par surprise ». Surprise, magie, hasard sont rarement les ingrédients d’une élection … Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique Latine qui nous avait accordé un long entretien sur le pays caribéen, avance, quant à lui, quelques éléments d’analyse, d’abord sur les réseaux sociaux puis dans un entretien sur le site de l’IRIS : « Comme en 2015 pour le chavisme (lors élections législatives), l’opposition vient de connaître un « trou » électoral parmi ses électeurs. Une bonne partie des classes moyennes et supérieures urbaines s’est abstenue. […] Cette tendance semble indiquer que le vote est venu sanctionner les événements de l’année et leurs responsables. […] Ils invalident les stratégies de la tension et de la violence développées ces derniers mois. » Peut-être qu’une analyse approfondie des résultats du scrutin s’apparenterait alors à une remise en question pour tous ces médias qui ont depuis longtemps pris fait et cause pour l’opposition vénézuélienne, y compris pour sa frange la plus radicale. Peut-être aussi que la presse française dominante aurait été plus loquace si l’issue de l’élection avait été favorable à l’opposition. Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, livre ses réflexions sur son compte Facebook : « Une présumée dictature qui organise des élections avec des opposants en lice, c’est déjà une surprise. Une opposition battue alors que tous les médias la donnaient archi favorite, c’est encore plus étrange. Moralité : la réalité du Venezuela est plus complexe que les raccourcis en vogue, d’où qu’ils viennent. » A méditer …

La droite vénézuélienne est aujourd’hui profondément divisée quant à l’attitude à adopter entre ceux qui, à l’instar des quatre nouveaux gouverneurs du parti Acción Democratica qui ont prêté serment devant l’Assemblée nationale constituante puis ont rendu visite à Nicolás Maduro à sa résidence officielle de Miraflores, semblent jouer l’apaisement et le dialogue, ne serait-ce que temporairement, et d’autres qui prônent la ligne dure comme Henrique Capriles qui a décidé de quitter la coalition en dénonçant la « trahison » d’Acción Democratica, la grande gagnante de ce scrutin au sein du camp antichaviste. La presse française standardisée se montre assez peu diserte sur les dissensions de l’opposition comme Libération qui se contente de relayer une dépêche AFP qui explique en creux que pour comprendre les échecs et les fractures de la droite vénézuélienne, c’est du côté des chavistes et de leur « plan d’accaparer le pouvoir pour toujours » qu’il faut chercher. Sur les ondes de France Inter, Anthony Bellanger, l’ex-directeur de l’information de Courrier international aujourd’hui chroniqueur éditorialiste aux Inrocks,à BFM TV et à France Inter, livre à peu près la même analyse : « On n’est plus à l’époque soviétique où les dictateurs remportaient 99,8% des voix. On gagne les élections, il ne faut pas exagérer, mais on perd un peu de terrain, pour ne pas être ridicules. » Si dictature il y a, celle-ci n’aurait aucun intérêt à livrer à l’opposition des Etats aussi stratégiques que le Táchira, le Mérida ou le Zulia, principale zone pétrolière du pays, à la frontière avec la Colombie et ayant manifesté par le passé des velléités sécessionnistes comme le rappelle le journaliste indépendant Maurice Lemoine spécialiste de l’Amérique Latine et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique dans un article publié par Mémoire des Luttes. Juan Pablo Guanipa, élu gouverneur du Zulia est le seul nouvel élu à avoir refusé de prêter serment devant l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) ; il n’a par conséquent pas pu prendre ses fonctions, contrairement à ses quatre autres collègues de l’opposition, et de nouvelles élections seront organisées en décembre. En tout cas, aucune remise en cause conséquente de l’opposition vénézuélienne, de sa stratégie et de sa rhétorique, malgré le désaveu électoral et les profondes divisions, ne semble vraiment à l’ordre du jour dans les salles de rédaction parisiennes.

Qu’est-ce que ce traitement médiatique en dents de scie révèle des relations que la presse française dominante entretient avec le Venezuela ? Loin de vouloir réellement informer sur la situation du pays caribéen, loin de se soucier des droits de l’homme et de la démocratie à Caracas, cette presse proclame inlassablement le mot d’ordre TINA (« There is no alternative – il n’y a pas d’alternative ») et fait le procès sous toutes les latitudes d’une gauche de transformation sociale un peu trop gesticulante à son goût. Toute information en provenance de Caracas qui ne donnerait pas de grain à moudre pas à ce discours ne sera pas mise en avant. C’est manifestement le cas des élections régionales. On préfèrera insister sur le fait que l’opposition conteste les résultats, en omettant qu’elle agit ainsi à chaque défaite électorale depuis 18 ans, plutôt que d’analyser les raisons d’un résultat favorable au chavisme malgré une profonde déstabilisation économique, sociale, politique et géopolitique depuis 3 ans. Et on préfèrera surtout vite passer à une autre « actualité ». Comme, par exemple, la décision du Parlement Européen dominé par la droite de décerner le prix Sakharov à « l’opposition démocratique vénézuélienne » en décembre.

 

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“Le Venezuela est pris dans une guerre institutionnelle” – Entretien avec Christophe Ventura

Maduro rend hommage à Chavez

Christophe Ventura est chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il est notamment l’auteur de L’éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, aux éditions Armand Colin. Nous abordons avec lui dans cet entretien  la crise vénézuélienne dans ses multiples facettes. Au programme : conflits de légitimité entre le chavisme et ses opposants, élévation du degré de violence politique, difficultés économiques et poids de l’histoire coloniale, implication des acteurs régionaux, nature de la révolution bolivarienne et du chavisme. 

LVSL : Quelle est la situation au Venezuela après l’élection de l’Assemblée nationale constituante le 30 juillet ?

Cette élection a ouvert un nouveau moment politique complexe et imprévisible qui redistribue, sans les annuler, les dynamiques de tension et de confrontation.  D’un côté, il correspond à l’arrêt, pour le moment, des grandes mobilisations de masse organisées par l’opposition. Ce faisant, le niveau de violence a largement diminué et il faut s’en féliciter. C’est un acquis. La Table de l’unité démocratique (MUD en espagnol) – la coalition d’opposition –  entre dans une période de révision stratégique qui va mettre sous tension son unité construite jusque-là autour d’un seul objectif : le changement de régime.

Certaines de ses composantes, notamment Action démocratique (AD), ont fait le constat que quatre mois de mobilisations acharnées n’avaient pas suffi à gagner le pays profond et l’armée, et que le chavisme restait puissant et remobilisé dans la dernière période. Leur adversaire est toujours là, et il est incontournable. Dans ces conditions, tandis que le risque d’une rupture est proche, que celui de ne plus pouvoir contrôler les formes de radicalisation –  impopulaires –  de ses propres troupes est un défi périlleux pour l’opposition, ses principales forces cherchent une nouvelle approche.

C’est ainsi, et ce point est capital, qu’elles ont annoncé, surprenant les observateurs, accepter de participer aux élections régionales (23 Etats sont en jeu) que le gouvernement a décidé pour sa part d’anticiper. Elles auront lieu en octobre et non plus en décembre et doivent précéder la présidentielle de 2018 annoncée par Nicolas Maduro. La MUD pense être en position de l’emporter en ne faisant plus du changement de gouvernement l’objectif préalable et exclusif à tout autre programme. Elle va chercher à axer sa stratégie autour des questions d’urgences économiques et sociales, ainsi que sur le thème de la « bonne gouvernance » du pays pour tenter d’emporter l’adhésion qui lui manque auprès des classes populaires notamment.

“Le gouvernement a lui aussi besoin de calmer le jeu de l’affrontement le plus virulent pour s’attaquer à la question économique”

Pourquoi le gouvernement a-t-il avancé ces élections ? Il fait face à la pression internationale, à la montée, lui aussi, d’une aile dure dans le chavisme qui veut en découdre. De ce point de vue, peut-être que chacun des protagonistes comprend son intérêt commun et ponctuel sur ce point face au risque de non-retour possible. Le gouvernement a lui aussi besoin de calmer le jeu de l’affrontement le plus virulent pour s’attaquer à la question économique.

Pour autant, ce qui peut apparaître comme un apaisement apparent et une bonne nouvelle pour le pays – le fait qu’opposition et gouvernement acceptent pour la première fois de revenir sur le terrain politique et reprennent le chemin d’un affrontement pacifique dans le cadre des institutions électorales en place, ces dernières étant de fait reconnues par l’opposition – masque de lourdes incertitudes. En réalité, rien n’est réglé.

L’autre bilan de l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC), c’est qu’est entérinée dans le pays l’existence d’un double système de légitimité et de pouvoir. L’Assemblée nationale (AN) ne reconnaît pas l’élection de l’ANC et mobilise le soutien de plusieurs capitales régionales et internationales. Son président, Julio Borges, n’a pas accepté de participer à une réunion convoquée par l’ANC qui visait à travailler sur la « cohabitation et la coordination » des deux institutions. Le 18 août, l’ANC a décidé d’assumer des « fonctions législatives spécifiques pour lesquelles elle est constitutionnellement habilitée ».

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NICOLAS MADURO | par ©AgenciaAndes

Ainsi, le Venezuela se retrouve dans une situation probablement inconnue dans le reste du monde. Une « guerre institutionnelle » où chacun tient sa tranchée, des pouvoirs législatifs qui émanent de deux assemblées rivales, des élections capitales auxquelles vont participer tous les protagonistes et dont la préparation s’accélère. Le paysage politique du Venezuela a rarement été aussi compliqué. Son avenir, aussi incertain.

Deux éléments peuvent être ajoutés pour « pimenter » la situation. L’un des principaux dirigeants de l’opposition, Henrique Capriles Radonski, relance la revendication de l’organisation d’un référendum révocatoire contre Nicolás Maduro avant les élections régionales. Ce faisant, il semble manifester son désaccord avec la nouvelle orientation qui se dessine chez certains de ses partenaires au sein de la MUD sur le thème « il faut préalablement obtenir le changement de gouvernement pour changer la situation du pays ». Le président vénézuélien annonce quant à lui souhaiter que la Communauté des Etats latino-américains et caribéens (Celac) organise un sommet consacré à la situation de son pays et s’engage dans un processus d’accompagnement d’un dialogue politique entre le gouvernement et l’opposition.

LVSL : En France, on présente souvent la crise au Venezuela sous l’angle des violences qui y sont commises, violences implicitement attribuées aux chavistes et à Nicolas Maduro. Qu’en est-il réellement, ce niveau de violence est-il inédit ? Le gouvernement donne-t-il des ordres répressifs aux forces de maintien de l’ordre ? Quel rôle joue l’opposition dans ces violences ?

 Il convient de contextualiser ce thème de la violence –  dont les victimes se comptent chez les chavistes, les opposants, les forces de l’ordre, la population[1] -, et de l’inscrire dans une analyse plus large. De quoi est-elle le nom ? Le pays vit depuis 2013, c’est-à-dire depuis le décès d’Hugo Chavez (5 mars) et l’élection de Nicolas Maduro (14 avril), dans une situation singulière. Ce dernier a été élu avec une mince avance sur Henrique Capriles Radonski (50,75 % des suffrages) dans un contexte d’accélération de la crise économique et sociale dans le pays. Le soir même des résultats, l’opposition n’a pas reconnu la victoire pourtant indiscutable de Nicolás Maduro. Elle a immédiatement développé une stratégie de la tension basée sur des actions à la fois politiques, institutionnelles, médiatiques, de désobéissance civile, puis très vite, insurrectionnelles et violentes pour obtenir la « sortie »  du président et de son gouvernement (la « salida », le nom de la  stratégie est donné en 2014). Cette stratégie assumait d’emblée sa part d’extra-légalité.

Dans la foulée de cette élection présidentielle, de premiers affrontements ont causé la mort d’une dizaine de personnes. Le camp des radicaux au sein de l’opposition (dont les principaux dirigeants sont Leopoldo López, Antonio Ledezma et María Corina Machado) s’est ensuite renforcé après la nouvelle défaite électorale de la MUD lors des élections municipales et régionales de décembre 2013. La coalition rêvait d’en faire un plébiscite national anti-Maduro. A partir de là, s’est accélérée la dynamique qui a conduit au tragique printemps/été 2017. En fait, tout commence dès 2013, puis s’accélère avec la vague des « Guarimbas » (les barricades) organisées en 2014 par l’opposition (43 morts et plus de 800 blessés). Elles ont constitué une sorte de « répétition générale » de 2017.

La nette victoire de l’opposition en 2015 aux élections législatives (imputable, une nouvelle fois, à la détérioration économique et sociale, à la forte mobilisation de l’électorat de la MUD et à l’importante abstention de l’électorat chaviste mécontent) est venue conforter la ligne dure de la MUD. Sa direction considère qu’il existe maintenant une fenêtre d’opportunité pour faire tomber Maduro, fragilisé. Et au-delà de Maduro, pour chasser totalement le chavisme de l’Etat. Dialoguer ou cohabiter n’est plus le sujet. Il faut un changement de régime. Pour ce faire, il s’agit de réactiver et de généraliser l’esprit « guarimbero », de s’appuyer sur un pilier du pouvoir étatique conquis (l’assemblée) qui affirme par ailleurs ne plus reconnaître les autres pouvoirs de l’Etat et de répéter la seule perspective possible : sortir le président Maduro « dans les six mois » par tous les moyens. Programme qui n’était pas celui pour lequel l’opposition a été élue.

L’année 2016 a conforté et exacerbé les dynamiques d’affrontement à l’œuvre. Quelle est la part du gouvernement dans ces dynamiques ? Sa gestion de la crise économique et sociale est le premier facteur d’accumulation d’un large mécontentement contre lui dans la société. Il faudrait ici questionner les choix et non-choix gouvernementaux (par exemple sur la question de la politique de change) et le thème de la « guerre économique ».

L’insécurité et la corruption (qui est un mal endémique de la société vénézuélienne) constituent deux autres motifs de mécontentement. Mécontentement sur lequel l’opposition a pu surfer. Sur le plan politique, le gouvernement a, à partir de l’après « guarimbas » surtout, rendu coup pour coup. Et en a asséné d’autres lui-même (référendum révocatoire, durcissement répressif, remise en cause de décisions de l’assemblée, etc.). Nicolás Maduro a envoyé son message : il ne quittera pas le pouvoir avant le terme de son mandat.

Chaviste ou pas, ce gouvernement a rappelé une loi implacable du pouvoir. Ceux qui détiennent le pouvoir d’Etat utilisent tous les pouvoirs de l’appareil d’Etat. C’est ce qui a été fait à mesure que la radicalisation du conflit s’intensifiait. Dans un contexte de combustion politique généralisée, cela a nourri l’amplification de la crise. Ainsi, les violences au Venezuela sont le nom d’une incapacité des protagonistes à régler leurs antagonismes dans le cadre d’une médiation « normale » des institutions en place. C’est pourquoi le pays a pu devenir le théâtre d’une « guerre institutionnelle », qui a elle-même fait partie du développement progressif d’une « guerre civile de basse intensité ».

“Les violences au Venezuela sont le nom d’une incapacité des protagonistes à régler leurs antagonismes dans le cadre d’une médiation « normale » des institutions en place.”

En fait, sous l’effet de l’ensemble des tensions économiques, sociales, politiques, géopolitiques et médiatiques qu’il a subi – le traitement médiatique international du conflit doit être interrogé car il attise aussi cette crise –  le Venezuela est devenu, ces derniers mois, une « démocratie distordue », dans laquelle les principes fonctionnels de la démocratie libérale se sont déformés sous l’effet de torsions jusqu’à atteindre des points de rupture, toujours partiels et ponctuels jusqu’à présent.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur la composition des forces qui sont aujourd’hui opposées à Maduro ? Quel est donc leur appui dans la population ? 

Il y a deux sortes d’opposition, qui ne sont pas liées. La MUD est une coalition d’une trentaine d’organisations qui vont des sociaux-démocrates jusqu’à la droite dure. Son noyau est constitué par trois forces : Action démocratique (AD, classée sociale-démocrate), COPEI (démocrate-chrétien) – dont les cadres ont significativement contribué à la construction du parti de Henrique Capriles « Primero Justicia » et qui conserve un appareil propre -, « Voluntad Popular » (classé centre-gauche, affilié à l’Internationale socialiste et qui constitue en fait le secteur le plus radicalisé en pointe dans la stratégie insurrectionnelle. Ce sont ses dirigeants qui ont théorisé la stratégie de « salida »). Il faudrait ajouter un autre parti issu d’AD, « Un Nuevo Tiempo » (également affilié à l’Internationale socialiste).

AD et COPEI sont en fait les deux partis qui ont dirigé sans partage le pays entre 1958 et 1998. C’est sur les ruines de leur bilan que Hugo Chávez a initié la Révolution bolivarienne. Décrédibilisés, leurs dirigeants et membres ont dû se reconvertir dans les nouvelles forces politiques d’opposition des années 2000, aux niveaux local, régional et national. La MUD a jusqu’à présent eu comme point de ralliement la chute du gouvernement actuel. Elle mobilise l’essentiel des classes moyennes urbaines, les classes supérieures et l’oligarchie du pays. Elle organisera des primaires en septembre pour désigner ses candidats aux élections régionales annoncées en octobre.

Crédits : wikimédia commons
Henrique Capriles et Julio Borges

Il existe également une opposition de gauche au gouvernement, qui puise dans le chavisme, en la personne de la procureure générale Luisa Ortega qui a désormais quitté le pays pour la Colombie ou de l’intellectuel Edgardo Lander. On retrouve aussi une opposition à l’extrême-gauche, qui a toujours été critique de la Révolution bolivarienne. Cette opposition, qui critique ce qu’elle considère être une dérive autoritaire du président Maduro et une trahison de l’esprit et de la lettre de la Constitution de 1999, exerce un certain magistère et dispose d’une influence intellectuelle, mais ne dispose pas – ou très peu – de bases sociales.

LVSL : Si les chavistes ont réussi à redistribuer la rentre pétrolière afin d’améliorer la situation des plus pauvres, cette politique est arrivée à ses limites au moment de la baisse des prix du pétrole. Pourquoi les gouvernements chavistes successifs se sont-ils trouvés incapables de moderniser l’appareil productif du pays afin de le rendre moins dépendant de la rente pétrolière ? Y-a-t-il eu une volonté de modernisation qui se serait fracassée sur la fameuse « maladie hollandaise », ou est-ce qu’il s’agit d’un enjeu qui n’a pas suffisamment été pris au sérieux ?

Épineuse question. Le Venezuela est dépendant du pétrole depuis toujours. C’est plus d’un siècle de culture et d’organisation économiques qui est sur la table. Il s’agit aussi d’un pays du Sud, riche mais lacéré par la pauvreté de sa population, semi-périphérique dans le système international de production et d’échanges, dépendant depuis toujours des capitaux et de la technologie de l’étranger, notamment des pays du Nord – qui ont toujours tout fait pour ne pas la lui transférer. Un pays auquel est assignée une place – une fonction – dans l’ordre économique et géopolitique mondial : celle de fournir la matière première nécessaire au système économique et aux besoins des pays riches. Comme tous les pays du Sud (ou du tiers-monde comme on disait avant), il sert également de marché secondaire pour l’écoulement des productions manufacturées mondiales et de marché du travail où la main d’œuvre est peu chère et peu protégée. N’oublions pas cette dimension. Les puissances dominantes ne veulent pas d’un autre Venezuela.

Pour résumer, le Venezuela est un pays qui est le fruit de l’histoire coloniale et dont les structures économiques, productives, sociales et étatiques sont façonnées par cette caractéristique. L’Etat vénézuélien n’a rien à voir avec ce que les européens connaissent. C’est un Etat inachevé, encore absent il y a quelques années de pans entiers du territoire, encastré dans ces structures semi-coloniales, de dépendance et d’influence étrangère hégémonique. Un Etat dont la souveraineté a toujours été relative, pour ne pas dire fictive.

Voilà de quoi nous parlons. La Révolution bolivarienne a posé l’affirmation que le temps était venu de gagner cette souveraineté pour construire une nation refondée et indépendante. La question du modèle de développement a toujours, dans ce cadre, fait partie des préoccupations du chavisme. Chávez parlait de « l’excrément du diable » pour définir le pétrole. Mais sa priorité assumée a d’abord été d’éponger la dette sociale de l’Etat envers la population et notamment envers les plus pauvres. Pour ce faire, et là s’est nichée une contradiction difficilement surmontable, il a fallu s’appuyer sur le système existant pour le réorienter vers les besoins de la société (et non plus vers l’oligarchie locale et les multinationales, d’abord américaines). Ce faisant, cette dynamique empêchait de facto une mutation du système productif. Des tentatives de diversification, nombreuses, ont bien eu lieu, dans l’agriculture, la pétrochimie, l’assemblage industriel. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur. Manque de culture productive dans un pays d’importation (il est bien plus profitable pour un entrepreneur de se lancer dans l’import/export que dans une filière industrielle nouvelle), manque de cadres, de compétences et de technologies dans l’industrie, mais également dans l’Etat – certainement ce qui a été le plus nuisible pour le chavisme et qu’il n’a pas su mettre en place -, conception et mise en place de politiques publiques aléatoires ou erratiques (problème lié au point précédent), les causes sont nombreuses et interconnectées.

“Hugo Chávez parlait de « l’excrément du diable » pour définir le pétrole. Mais sa priorité assumée a d’abord été d’éponger la dette sociale de l’Etat envers la population et notamment envers les plus pauvres”

Par exemple, le Venezuela a également payé un « tribut géopolitique » pour ses engagements. Ayant largement, avec le Brésil et l’Argentine, contribué à mettre en échec en 2005 le projet de Zone de libre-échange des Amériques (Alca en espagnol) promu par les Etats-Unis dans les années 1990 et 2000, le pays a dépensé sans compter pour offrir une alternative économique coopérative dans la région et s’assurer, ce faisant, les moyens d’une politique de puissance et d’influence en Amérique latine et au-delà. Là aussi, il faut comprendre la « diplomatie pétrolière » vénézuélienne dans cette perspective. Remplir cette fonction et obtenir ce statut était déterminant pour la Révolution bolivarienne, y compris pour se consolider à l’intérieur. Le pays a également aidé plusieurs pays à éponger leurs dettes souveraines vis-à-vis des bailleurs internationaux.

Bien sûr, tout cela dans un contexte de polarisation et de conflit politique et social permanent à l’intérieur. Contexte marqué par les offensives répétées et puissantes de l’opposition politique et de ses relais internationaux, du secteur privé local – que le gouvernement a pourtant laissé prospérer et avec lequel il a même pu trouver des compromis mutuellement avantageux dans la gestion économique -, de l’appareil médiatique, etc. La Révolution bolivarienne nous rappelle que disposer du pouvoir d’Etat (surtout dans ce cas-là), ce n’est pas avoir tous les pouvoirs, y compris pour faire. Le pouvoir d’Etat est un pouvoir, mais il en existe bien d’autres puissants dans la société qui se mobilisent toujours contre les gouvernements transformateurs, ou desquels de tels gouvernements ne peuvent s’affranchir par décret dans un cadre démocratique.

En fait, le chavisme qui est convoqué aujourd’hui au « tribunal de l’histoire » est celui de la période post-coup d’Etat (2002) et grève pétrolière menée par l’opposition (2003) qui a conduit le pays au bord de l’effondrement économique. 2004/5-2011/2 sont les 6-8 années où la question de savoir si le chavisme pouvait faire tout cela, transformer l’appareil productif, etc. se pose réellement.

Je crois que nous en avons peut-être trop demandé à cette expérience. Modifier des structures productives dans ce type de pays et de configuration, surtout dans le cadre d’une démocratie (hyper)élective (le pays a connu un rendez-vous électoral d’envergure presque tous les ans) où une partie de la société et vos adversaires organisés ne veulent pas de transformations, semble difficilement réalisable, en si peu d’années si j’ose dire. Le gouvernement actuel conserve pourtant bien cet objectif et affirme vouloir mener une « révolution productive » au Venezuela, sortir à terme du modèle rentier.

LVSL : Le Venezuela semble en état de guerre civile larvée depuis des décennies. Certains observateurs pointent le rôle des États-Unis dans la région, Récemment, Donald Trump est allé jusqu’à évoquer l’éventualité d’une intervention militaire pour résoudre la crise vénézuélienne. Quelle est la responsabilité des États-Unis dans la situation actuelle et la désorganisation économique ? N’est-ce pas un épouvantail commode pour les chavistes ?

Les relations entre les deux pays sont en réalité complexes et contradictoires. Le Venezuela est en partie baigné de culture américaine (le sport, la culture de consommation, l’industrie culturelle, etc.). Les élites du pays voyagent en permanence aux Etats-Unis, notamment à Miami. Il est le troisième fournisseur de pétrole des Etats-Unis (pour la partie de cet hydrocarbure qu’importe la première puissance mondiale) après l’Arabie saoudite et le Canada. On estime qu’il assure environ 10 % des importations de pétrole des Etats-Unis. Malgré tout le passif entre Washington et Caracas, cela n’a jamais été remis en cause. Le Venezuela assure l’activité de nombreuses entreprises américaines de la filière pétrolière.

“Donald Trump souhaite donner des gages à la droite de son parti, farouchement anti-Maduro, pour attirer ses bonnes grâces dans les dossiers intérieurs sur lesquels il est tant en délicatesse.”

Une bonne partie de la dette du pays est également détenue par des banques américaines. De ce point de vue, la situation vénézuélienne divise Washington. Il y a les propos de Trump, ses sanctions et celles d’Obama, il y a les intérêts des entreprises et des banques américaines, il y a les lobbys anti-vénézuélien et anti-cubain du Parti républicain et des Démocrates, etc. D’une manière générale, il est clair que les Etats-Unis ont toujours soutenu l’opposition, de multiples et concrètes manières. Elle garantit pour eux la continuité de ce qu’ils veulent pour ce pays, comme nous le décrivions plus haut. Aujourd’hui, l’opposition dispose de soutiens et de relais à Washington. Donald Trump utilise d’abord le dossier vénézuélien à des fins intérieures. Il souhaite donner des gages à la droite de son parti, farouchement anti-Maduro, pour attirer ses bonnes grâces dans les dossiers intérieurs sur lesquels il est tant en délicatesse.

Mais ses propos sur la possibilité « d’une option militaire » constituent un élément nouveau. Ce n’est pas la perspective la plus probable mais le fait qu’il l’évoque est préoccupant et réveille le refoulé impérial nord-américain dans la région. Pour le moment, Trump n’a réussi qu’à faire l’unanimité contre lui en Amérique latine ! Même les pays les plus virulents contre le Venezuela (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Pérou) rejettent catégoriquement ses propos et l’idée d’une intervention militaire dans ce pays. Ses déclarations redonnent des marges de manœuvre à Nicolas Maduro et mobilisent les secteurs chavistes. Elles affaiblissent l’opposition qui ne peut les assumer directement.

Durant sa récente tournée latino-américaine (Argentine, Chili, Colombie, Panama), le vice-président Mike Pence a légèrement nuancé la position en expliquant que les Etats-Unis ne « pouvaient pas rester des observateurs » de la situation et qu’ils emploieraient « tous leurs moyens économiques et diplomatiques » pour œuvrer « à la restauration de la démocratie » au Venezuela, considéré comme une « dictature ». Tout en signant le retour des Etats-Unis dans les affaires de la région, il a dû entendre l’opposition clairement exprimée de ses hôtes à toute forme d’intervention.

LVSL : Nicolas Maduro peut-il compter sur des alliés dans la région et, plus généralement, sur la scène internationale ? A l’inverse, quels sont aujourd’hui ses principaux adversaires ?

Le Venezuela cristallise les oppositions au sein d’une « communauté internationale » qui n’existe pas. Les Etats-Unis et l’Union européenne (notamment sous l’impulsion de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, aussi de l’Allemagne) sont frontalement opposés aux autorités de Caracas. La Russie et la Chine soutiennent Nicolás Maduro et la légitimité du gouvernement en place. C’est aussi le cas de l’Inde, de l’Afrique du Sud, de l’Egypte ou de l’Iran.

Au niveau latino-américain, le pays incarne la ligne de fracture entre les pays libéraux et ceux issu du cycle progressiste. L’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Mexique, le Pérou sont les plus engagés contre. Il faut rajouter le Chili, signataire de la Déclaration de Lima dans laquelle onze pays (dont le Canada) ont affirmé ne pas reconnaître l’élection de l’Assemblée nationale constituante et soutenir l’Assemblée nationale. Pour sa part, l’Uruguay (membre du Mercosur) ne l’a pas signée.

Mais il y a eu une autre Déclaration en parallèle. Celle des pays de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) qui rassemble, outre le Venezuela, la Bolivie, Cuba, l’Equateur, le Nicaragua et des pays caribéens. Ces pays soutiennent Caracas, rejettent les sanctions américaines et toute tentative d’ingérence étrangère dans le pays.

LVSL : On a du mal à voir comment le Venezuela pourrait se sortir de la crise autrement que par une remontée brutale des prix du pétrole. Celle-ci semble tout à fait improbable aujourd’hui. Dès lors, existe-t-il un scénario crédible de sortie de crise ? La constituante convoquée par Maduro n’est-elle pas de nature à radicaliser les clivages et à encourager l’opposition putschiste dans sa tentative insurrectionnelle ? Plus encore, le gouvernement chaviste est-il condamné à tomber ?

La seule manière d’aller vers la sortie de crise est que le peuple vénézuélien tranche par les urnes. Mais pour cela, il faut réunir des conditions. Il faut que les violences cessent durablement, que l’opposition et les chavistes s’affrontent dans le cadre d’élections. A l’occasion des régionales d’octobre, mais par la suite également. Pour qu’une normalisation du conflit puisse voir le jour, il faut aussi que l’Etat de droit revienne à sa normalité, que l’opposition soit une opposition loyale, qu’un accord soit trouvé qui garantisse la sécurité judiciaire et physique des chavistes et des opposants. Sans quoi, aucune élection ne pourra se tenir en confiance.

Il reste beaucoup à faire mais le fait que chacun accepte de participer aux prochaines élections indique que des points de contacts et de discussions – mêmes informels – existent. Les choses sont fragiles et il y a beaucoup d’inconnues. Quels rapports entre l’Assemblée nationale et l’Assemblée constituante ? Quelles seront les décisions de cette dernière ? Quel est son projet ? Quel régime politique va-t-elle proposer ? Comment continuera de se positionner l’armée ?

Crédits : wikimédia commons
Hugo Chavez en visite au Brésil en 2011. Photo: Roberto Stuckert Filho/PR.

LVSL : Est-il possible de définir de façon résumée le chavisme et le madurisme ?

Le chavisme est un phénomène historique de long terme. Il est à la fois sociologique, idéologique et politique. Par certains aspects, il pourrait être le deuxième péronisme sud-américain. Sur le plan sociologique, il représente les secteurs populaires majoritaires du Venezuela. Sur le plan politique, il incarne leur surgissement et leur implication dans les affaires publiques et l’Etat, alliées à l’armée. Qui veut comprendre le chavisme d’un point de vue théorique doit s’intéresser au concept d’« union civilo-militaire » (cívicomilitar en espagnol) qui scelle une alliance entre les deux entités et un engagement de l’armée en faveur de la défense du peuple et de sa souveraineté, ce qui prend un sens particulier dans l’histoire latino-américaine où les forces militaires ont si longtemps été associées aux coups d’Etats et aux dictatures.

Le chavisme vivra certainement plusieurs vies et prendra diverses formes dans le futur. Le chavisme originel fondé par Hugo Chávez semble prendre fin. Sur le plan idéologique, le chavisme est l’église qui accueille toutes les traditions transformatrices du pays (républicaines, nationales, socialistes, révolutionnaires, de la théologie de la libération, des droits des minorités, etc.). C’est pourquoi il est d’ailleurs réducteur de penser le chavisme comme « la gauche ». La gauche en est un courant, celui vers lequel a de plus en plus tendu Chávez au gré des événements, des possibilités et des confrontations, mais le chavisme est d’abord l’affirmation de la nation vénézuélienne, de son indépendance et de sa souveraineté. La Révolution bolivarienne se donnait comme objectif l’établissement d’une véritable République[2].

Il sera toujours très difficile de gouverner contre le chavisme, comme c’est le cas en Argentine avec le péronisme. Peut-être que des secteurs de l’opposition chercheront un jour à construire des alliances avec lui.

Il est trop tôt pour « théoriser » le madurisme et ses évolutions possibles, mais il est la forme que prend aujourd’hui le chavisme gouvernemental et politique évoluant dans des conditions qui ne sont plus celles qui ont présidé à forger l’identité originelle et l’expansion hégémonique de la Révolution bolivarienne. Son noyau dirigeant gouvernemental actuel est issu de la tradition de la gauche révolutionnaire des années 1970 et 1980 qui a rejoint le « Pôle patriotique » de Chávez durant la conquête de 1998 et participé aux différents gouvernements chavistes depuis. Son alliance avec l’armée a été jusqu’à présent forte. Les contours de cette dernière détermineront significativement le futur et les possibles.

Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain.

[1] Maurice Lemoine, “Au Venezuela, la fable des manifestations pacifiques”, Mémoire des luttes, 15 juin 2017 (http://www.medelu.org/Au-Venezuela-la-fable-des)

[2] Sur toutes ces questions, lire Hugo Chávez, Ignacio Ramonet, Ma première vie. Conversations avec Ignacio Ramonet, Editions Galilée, Paris, 2015.

Crédit photos :

http://www.bbc.com/news/world-latin-america-20664349

Venezuela : l’indulgence de la presse française pour la violence d’extrême-droite

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO

Au Mexique, la prétendue guerre totale contre les cartels de drogue lancée en 2006 par le président Felipe Calderón et poursuivie par son successeur Enrique Peña Nieto aurait déjà fait entre 70 000 et 100 000 morts et disparus et le bilan macabre continue de s’alourdir. Cependant, la situation au Mexique ne fait pas les gros titres de la presse française ; c’est un autre pays latino-américain traversant une profonde crise économique, sociale et politique, qui retient l’attention des médias de masse : le Venezuela.

Quel est le ressort de cet effet médiatique de miroir grossissant sur les convulsions vénézuéliennes et d’invisibilisation des autres pays latino-américains ? C’est qu’au-delà du parti pris atlantiste de la classe dominante française, le Venezuela est également instrumentalisé à des fins de politique intérieure. Autrement dit, avec le Venezuela, le camp néolibéral fait d’une pierre, deux coups : relayer l’agenda géopolitique de Washington qui n’exclut pas une intervention militaire et donner des uppercuts à la gauche de transformation sociale (FI et PCF), quitte à banaliser l’aile la plus radicale de la droite vénézuélienne qui est aujourd’hui en position de force au sein de la MUD, la large et composite coalition d’opposition au chavisme. Il ne s’agit pas de prétendre ici que les forces de l’ordre vénézuéliennes ne seraient responsables de rien, qu’Hugo Chávez  Frías et son successeur seraient irréprochables et n’auraient commis aucune erreur, notamment en matière de diversification économique ou de lutte contre l’inflation ou bien encore que le “chavisme” ne compterait pas, dans ses rangs, des éléments corrompus ou radicaux. Il s’agit de mettre en lumière que le parti pris médiatique majoritaire en faveur de l’opposition vénézuélienne, y compris de l’extrême-droite, répond à la volonté de marteler, ici comme là-bas, qu’il n’y a pas d’alternative au modèle néolibéral et à ses avatars, pour reprendre la formule consacrée et popularisée en son temps par Margaret Thatcher, fidèle soutien de l’ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet.

 

Le Venezuela bolivarien, une pierre dans la chaussure des Etats-Unis d’Amérique

 

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez , devenu rapidement une figure mondiale de la lutte antiimpérialiste, les relations entre le Venezuela, qui dispose des premières réserves de pétrole brut au monde et les Etats-Unis d’Amérique, première puissance et plus grand consommateur de pétrole mondial, se sont notoirement détériorées. Il y a, d’ailleurs, une certaine continuité dans la politique agressive des Etats-Unis envers le Venezuela bolivarien entre les administrations Bush, Obama et Trump.  En avril 2002, le gouvernement Bush reconnait de facto le gouvernement Caldera, issu d’un putsch militaire contre Hugo Chávez  puis finit par se rétracter lorsque le coup d’état est mis en échec par un soulèvement populaire et une partie de l’armée restée fidèle au président démocratiquement élu. Du reste, le rôle des Etats-Unis d’Amérique dans ce coup d’état ne s’est pas limité à une simple reconnaissance du gouvernement putschiste. Dès lors, les relations ne cesseront plus de se détériorer entre les deux pays. En 2015, Barack Obama prend un décret qualifiant ni plus, ni moins, le Venezuela de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des Etats-Unis ». Qui peut sérieusement croire que les troupes bolivariennes s’apprêtent à envahir le pays disposant du premier budget militaire au monde ? Ce décret ahurissant sera prolongé et est toujours en vigueur aujourd’hui. En décembre 2016, Donald Trump, nomme Rex Tillerson au poste de secrétaire d’état, un homme qui a eu de lourds contentieux avec le gouvernement vénézuélien lorsqu’il était PDG de la compagnie pétrolière Exxon Mobil. La nouvelle administration annonce rapidement la couleur en multipliant les déclarations hostiles à l’égard de Caracas et en prenant, en février 2017, des sanctions financières contre le vice-président vénézuélien Tarik El Aissami, accusé de trafic de drogue. Bien entendu, aucune preuve ne sera apportée quant au présumé trafic de drogue et les sanctions consistent en un gel de ses avoirs éventuels aux Etats-Unis sans que l’on sache s’il a effectivement des avoirs aux Etats-Unis, l’idée étant avant tout de décrédibiliser le dirigeant vénézuélien aux yeux de l’opinion publique vénézuélienne et internationale. Tout change pour que rien ne change. Les médias français se sont contentés de relayer la propagande américaine sans la questionner.

La droite réactionnaire vénézuélienne jugée respectable dans la presse française

 

Fait inquiétant : la frange la plus extrême et « golpiste » de la droite vénézuélienne semble avoir les faveurs de l’administration Trump. La veille de l’élection de l’assemblée nationale constituante, le vice-président Mike Pence a téléphoné à Leopoldo López, figure de cette frange radicale, pour le féliciter pour « son courage et sa défense de la démocratie vénézuélienne ». Lilian Tintori, l’épouse de López, accompagnée de Marco Rubio, un sénateur républicain partisan de la ligne dure et de l’ingérence contre Cuba et le Venezuela, avait été reçue à la Maison Blanche par Donald Trump, quelques mois plus tôt. Qui se ressemble, s’assemble. Pourtant, après avoir largement pris parti pour la campagne d’Hillary Clinton au profil bien plus rassurant que Donald Trump, la presse française dominante, y compris celle qui se réclame de la « gauche » sociale-démocrate (Libération, L’Obs), ne semble guère s’émouvoir, aujourd’hui, de cette internationale de la droite réactionnaire entre les Etats-Unis d’Amérique et le Venezuela. Nous avons pourtant connu notre presse dominante plus engagée contre l’extrême-droite comme, par exemple, lorsqu’il s’agissait de faire campagne pour Emmanuel Macron au nom du vote utile contre Marine Le Pen.

Leopoldo Lopez. ©Danieldominguez19. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Il faut dire que la presse dominante a mis beaucoup d’eau dans son vin en ce qui concerne ses critiques à l’encontre de Trump depuis qu’il est à la tête de l’Etat nord-américain, comme on a pu notamment le constater lors de sa visite officielle le 14 juillet dernier. De plus, notre presse entretient de longue date un flou bien plus artistique que journalistique sur la véritable nature politique d’une partie de l’opposition vénézuélienne voire sur l’opposition tout court. Ainsi dans un article du Monde, on peut lire que la « Table de l’Unité Démocratique » (MUD) est une « coalition d’opposants qui va de l’extrême-gauche à la droite ». S’il existe bien une extrême-gauche et un « chavisme critique » au Venezuela comme Marea Socialista ou le journal Aporrea, ce courant politique n’a jamais fait partie de la MUD qui est une coalition qui va d’Acción Democratica, le parti social-démocrate historique converti au néolibéralisme dans les décennies 80-90 à la droite extrême de Vente Venezuela de Maria Corina Machado et de Voluntad Popular de Leopoldo López. En février 2014, L’Obs publie un portrait dithyrambique de Leopoldo López. Sous la plume de la journaliste Sarah Diffalah, on peut lire que « sur la forme, comme sur le fond, Leopoldo López est plutôt brillant », que c’est un « homme de terrain », « combattif », qu’il a une « hauteur intellectuelle certaine », qu’il « peut se targuer d’une solide connaissance dans le domaine économique », que « la résistance à l’oppression et la lutte pour l’égalité, il y est tombé dedans tout petit », qu’il est un « époux modèle », qu’il a une « belle allure » et qu’il est devenu « le héros de toute une frange de la population ». On y apprend également que Leopoldo López est « de centre-gauche » ; Henrique Capriles, un autre leader de l’opposition, serait ainsi « plus à droite que lui ». Pourtant, dans le dernier portrait que L’Obs consacre à Leopoldo López, on lit bien qu’il « présente l’aile la plus radicale de la coalition d’opposition » ! Leopoldo López n’a pourtant pas évolué idéologiquement depuis 2014… et L’Obs non plus. Cherchez l’erreur.

Le magazine américain Foreign Policy, peu suspect de sympathie pour le chavisme, a publié, en 2015, un article sur la fabrication médiatique du personnage de Leopoldo López intitulé « The making of Leopoldo López » qui dresse un portrait de l’homme bien moins élogieux que celui de L’Obs. L’article répertorie notamment tous les éléments qui prouvent que Leopoldo López, à l’époque maire de la localité huppée de Chacao (Caracas), a joué un rôle dans le coup d’état d’avril 2002 quand bien même, par la suite, la campagne médiatique lancée par ses troupes a prétendu le contraire. L’article rappelle également qu’il est issu de l’une des familles les plus élitaires du Venezuela. Adolescent, il a confié au journal étudiant de la Hun School de Princeton qu’il appartient « au 1% de gens privilégiés ». Sa mère est une des dirigeantes du Groupe Cisnero, un conglomérat médiatique international et son père, homme d’affaires et restaurateur, siège au comité de rédaction de El Nacional, quotidien vénézuélien de référence d’opposition.  Ce n’est pas franchement ce qu’on appelle un homme du peuple. Après ses études aux Etats-Unis – au Kenyon College puis à la Kennedy School of Government de l’université d’Harvard -, il rentre au Venezuela où il travaille pour la compagnie pétrolière nationale PDVSA. Une enquête conclura plus tard que López et sa mère, qui travaillait également au sein de PDVSA, ont détourné des fonds de l’entreprise pour financer le parti Primero Justicia au sein duquel il militait. L’Humanité rappelle ses liens anciens et privilégiés avec les cercles du pouvoir à Washington ; en 2002, il rencontre la famille Bush puis rend visite à l’International Republican Institute, qui fait partie de la NED (National Endowment for Democracy) qui a injecté des millions de dollars dans les groupes d’opposition tels que Primero Justicia.

En 2015, Leopoldo López est condamné par la justice vénézuélienne à 13 ans et neuf mois de prison pour commission de délits d’incendie volontaire, incitation au trouble à l’ordre public, atteintes à la propriété publique et association de malfaiteurs. Il est condamné par la justice de son pays pour son rôle d’instigateur de violences de rue en 2014, connues sous le nom de « guarimbas » (barricades), pendant la campagne de la « salida » (la sortie) qui visait à « sortir » Nicolás Maduro du pouvoir, élu démocratiquement un an auparavant. Ces violence se solderont par 43 morts au total dont la moitié a été causée par les actions des groupes de choc de l’opposition et dont 5 décès impliquent les forces de l’ordre, selon le site indépendant Venezuelanalysis. L’opposition, les Etats-Unis et ses plus proches alliés vont s’employer à dénoncer un procès politique et vont lancer une vaste campagne médiatique internationale pour demander la libération de celui qui est désormais, à leurs yeux, un prisonnier politique (#FreeLeopoldo). La presse française dominante embraye le pas et prend fait et cause pour Leopoldo López. Pour le Monde, il est tout bonnement le prisonnier politique numéro 1 au Venezuela.

Pourtant, à l’époque, la procureure générale Luisa Ortega Diaz, qui, depuis qu’elle critique le gouvernement Maduro, est devenue la nouvelle coqueluche des médias occidentaux et suscite désormais l’admiration de Paulo Paranagua du Monde qui loue son « indépendance »,  estimait que ces « manifestations » « [étaient] violentes, agressives et [mettaient] en danger la liberté de ceux qui n’y participent pas ». Paulo Paranagua parlait, quant à lui, de « manifestations d’étudiants et d’opposants [sous-entendues pacifiques, ndlr], durement réprimées » dans un portrait à la gloire de Maria Corina Machado, très proche alliée politique de Leopoldo López, présentée comme la « pasionaria de la contestation au Venezuela » comme l’indique le titre de l’article. Notons que si Luisa Ortega est aujourd’hui très critique du gouvernement Maduro, elle n’a, en revanche, pas changé d’avis sur la culpabilité de Leopoldo López et la nature des faits qui lui ont valu sa condamnation. Dans l’article de Sarah Diffalah de l’Obs, la stratégie insurrectionnelle de la « salida » est qualifiée de « franche confrontation au pouvoir » qui constitue néanmoins « une petite ombre au tableau » de López, non pas pour son caractère antidémocratique et violent mais parce qu’ elle a créé des remous au sein de la coalition d’opposition car, selon la journaliste, « certains goûtent moyennement à sa nouvelle médiatisation ». Et la journaliste de se demander s’il ne ferait pas « des jaloux  ». Cette explication psychologisante s’explique peut-être par le fait que Leopoldo López avait déclaré à L’Obs, de passage à Paris, qu’il entendait trouver des « luttes non-violentes, à la façon de Martin Luther King » et que Sarah Diffalah a bu ses paroles au lieu de faire son travail de journaliste.

Des opposants armés et violents dans les quartiers riches de Caracas repeints volontiers en combattants de la liberté et de la démocratie

Le chiffre incontestable de plus de 120 morts depuis le mois d’avril, date à laquelle l’opposition radicale a renoué avec la stratégie insurrectionnelle, est largement relayé dans la presse hexagonale sauf que l’on oublie souvent de préciser  que « des candidats à la constituante et des militants chavistes ont été assassinés tandis que les forces de l’ordre ont enregistré nombre de morts et de blessés » comme le rappelle José Fort, ancien chef du service Monde de l’Humanité, sur son blog. Par exemple, la mort d’Orlando José Figuera, 21 ans, poignardé puis brûlé vif par des partisans de l’opposition qui le suspectaient d’être chaviste en raison de la couleur noire de sa peau, en marge d’une « manifestation » dans le quartier cossu d’Altamira (Caracas), n’a pas fait les gros titres en France. On dénombre plusieurs cas similaires dans le décompte des morts.

Exemple typique de ce qui s’apparente à un mensonge par omission : dans un article de Libération, on peut lire que « ces nouvelles violences portent à plus de 120 morts le bilan de quatre mois de mobilisation pour réclamer le départ de Nicolás Maduro » sans qu’aucune précision ne soit apportée quant à la cause de ces morts. On lit tout de même plus loin qu’« entre samedi et dimanche, quatre personnes, dont deux adolescents et un militaire, sont mortes dans l’Etat de Tachira, trois hommes dans celui de Merida, un dans celui de Lara, un autre dans celui de Zulia et un dirigeant étudiant dans l’état de Sucre, selon un bilan officiel. » Le journaliste omet cependant de mentionner que parmi ces morts, il y a celle de José Félix Pineda, candidat chaviste à l’assemblée constituante, tué par balle à son domicile. La manipulation médiatique consiste en un raccourci qui insinue que toutes les morts seraient causées par un usage disproportionné et illégitime de la force par les gardes nationaux et les policiers, et qu’il y aurait donc, au Venezuela, une répression systématique, meurtrière et indistincte des manifestants anti-Maduro forcément pacifiques. L’information partielle devient partiale. L’article de Libération est en outre illustré par une photo de gardes nationaux, accompagnée de la légende « des policiers vénézuéliens affrontent des manifestants le 30 juillet 2017 ». Les images jouent en effet un rôle central dans la construction d’une matrice médiatique.

Les titres d’articles jouent également un rôle fondamental dans la propagation de la matrice médiatique « Maduro = dictateur vs manifestants = démocrates réprimés dans le sang ». Et Marianne de titrer sur « l’assemblée constituante, élue dans un bain de sang », faisant écho au titre d’une vidéo de 20 minutes « Venezuela : après l’élection dans le sang de l’Assemblée constituante, l’avenir du pays est incertain », au titre de l’article du Dauphiné « après le bain de sang, le dictateur Maduro jette ses opposants en prison », à celui de L’express « Maduro saigne le Venezuela » ou encore au titre d’un article du Monde « Au Venezuela, une assemblée constituante élue dans le sang », signé par Paulo Paranagua, le journaliste chargé du suivi de l’Amérique Latine du quotidien, particulièrement décrié pour sa couverture de l’actualité vénézuélienne. A cet égard, Thierry Deronne, un belge installé de longue date au Venezuela, a écrit et publié, cette année, sur son blog, un article décryptant le traitement pour le moins discutable du Venezuela par Le Monde et Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde Diplomatique, s’était fendu, en 2014, d’un courrier au médiateur du Monde à ce sujet.

Au micro de la radio suisse RTS (07/07/2017), le même Maurice Lemoine s’insurge contre ces raccourcis médiatiques : « J’y suis allé pendant trois semaines [au Venezuela, ndlr]. Les manifestations de l’opposition sont extrêmement violentes, c’est-à-dire que vous avez une opposition qui défile de 10h du matin jusqu’à 1h de l’après-midi et, ensuite, elle est remplacée par des groupes de choc de l’extrême-droite avec des délinquants. […] Ils sont très équipés et c’est une violence qui n’a strictement rien à avoir avec les manifestations que nous avons ici en Europe. On vous dit « répression des manifestations au Venezuela, 90 morts ». C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! […] En tant que journaliste, je m’insurge et je suis très en colère. Dans les 90 morts, vous avez 8 policiers et gardes nationaux qui ont été tués par balle. Vous avez, la semaine dernière, deux jeunes manifestants qui se sont fait péter avec des explosifs artisanaux. Vous avez des gens, des chavistes, qui essayent de passer une barricade et qui sont tués par balle, c’est-à-dire que la majorité des victimes ne sont pas des opposants tués par les forces de l’ordre et, y compris dans les cas – parce qu’il y en a eu – de grosses bavures et de manifestants qui sont victimes des forces de l’ordre, les gardes nationaux ou les policiers sont actuellement entre les mains de la justice. Il y a une présentation du phénomène qui, de mon point de vue de journaliste, est très manipulatrice. »

En outre, la presse mainstream insiste lourdement sur la « polarisation politique », certes incontestable, au Venezuela pour mieux cacher une polarisation sociale à la base du conflit politique. Comme le souligne Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique Latine, dans une interview à L’Obs, « l’opposition peut se targuer d’avoir le soutien d’une partie de la population mais il ne s’agit sûrement pas du peuple « populaire ». Principalement, ce sont des classes moyennes, aisées, jusqu’à l’oligarchie locale tandis que le chavisme s’appuie sur des classes plus populaires, voire pauvres. En fait, le conflit politique qui se joue aujourd’hui cache une sorte de lutte des classes. L’opposition a donc un appui populaire en termes de population mais pas dans les classes populaires. » Les manifestations de l’opposition se concentrent, en effet, dans les localités cossues de l’est de la capitale (Chacao, Altamira) gouvernées par l’opposition tandis que les barrios populaires de l’ouest de la capitale restent calmes. La base sociale de l’opposition est un détail qui semble déranger la presse mainstream dans la construction du récit médiatique d’un peuple tout entier, d’un côté, dressé contre le « régime » de Nicolás Maduro et sa « bolibourgeoisie » qui le martyrise en retour, de l’autre côté. Ainsi, les manifestations pro-chavistes qui se déroulent d’ordinaire dans le centre de Caracas sont souvent invisibilisées dans les médias français. Le 1er septembre 2016, l’opposition avait appelé à une manifestation baptisée « la prise de Caracas » et les chavistes avaient organisé, le même jour, une contre-manifestation baptisée « marée rouge pour la paix ». Une journée de double-mobilisation donc. Le Monde titrera sur « la démonstration de force des opposants au président Maduro » en ne mentionnant qu’en toute fin d’article que les chavistes avaient organisé une manifestation le même jour qui « a réuni quelques milliers de personnes ». Ces quelques milliers de chavistes, n’auront pas le droit, eux, à une photo et une vidéo de leur manifestation… D’autant plus qu’ils étaient sans doute plus nombreux que ce que veut bien en dire le quotidien. Dans un article relatant une manifestation d’opposition de vénézuéliens installés à Madrid qui a eu lieu quelques jours plus tard,  Le Monde mentionne la « prise de Caracas » du 1er septembre mais réussit le tour de force de ne pas mentionner une seule fois la « marée rouge » chaviste. En réalité, les deux camps politiques avaient réuni beaucoup de monde, chacun de leur côté, illustrant ainsi la polarisation politique et sociale du Venezuela.

A gauche, des guarimberos trop souvent présentés dans notre presse comme des manifestants non violents. A droite, des militaires blessés par une explosion, le jour de l’élection pour la constituante. Une vidéo de l’attaque relayée par le Times : https://www.youtube.com/watch?v=_aZeqpD4ggM

Les photos des manifestations de l’opposition et des heurts avec les forces de l’ordre sont largement diffusées et les événements sont traités comme un tout indistinct alors que ces mobilisations d’opposition se déroulent en deux temps, comme l’explique Maurice Lemoine et que les manifestants pacifiques de la matinée ne sont pas les mêmes « manifestants » qui, encagoulés, casqués et armés, s’en prennent aux forces de l’ordre dans l’après-midi. Cet amalgame rappelle le traitement médiatique des mobilisations sociales contre la Loi Travail sauf que, dans le cas français, les médias de masse avaient pris fait et cause pour le gouvernement et les forces de l’ordre et avaient stigmatisé le mouvement social, en amalgamant manifestants et casseurs qui passeraient, soit dit en passant, pour des enfants de chœur à côté des groupes de choc de l’opposition vénézuélienne. Ce parti pris médiatique majoritaire s’explique sans doute parce qu’au Venezuela, le gouvernement est antilibéral et l’opposition est néolibérale, conservatrice voire réactionnaire tandis qu’en France, c’est précisément l’inverse. Sous couvert de dénoncer la violence, la presse de la classe dominante défend, en réalité, à Paris comme à Caracas, les intérêts de la classe dominante.

 

Le Venezuela devient un sujet de politique intérieure en France

Un dessin du caricaturiste Plantu pour L’Express

Après avoir publié  une interview de Christophe Ventura en contradiction avec sa ligne éditoriale, certes relayée sur sa page Facebook à une heure creuse et tardive (lundi 31/07/2017 à 21h41) et sans véritable accroche, L’Obs renoue avec la stratégie d’instrumentalisation du dossier vénézuélien pour faire le procès de la gauche antilibérale française en relayant sur Facebook le surlendemain, cette fois-ci à une heure de pointe (18h30 pétantes), un article intitulé « Venezuela : La France Insoumise peine à expliquer sa position sur Maduro », agrémenté de la photo choc d’une accolade entre Hugo Chávez et Jean-Luc Mélenchon. Le texte introductif précise qu’un tweet a refait surface. Un tweet qui date de… 2013. Plutôt que d’informer les lecteurs sur la situation au Venezuela, la priorité semble donc être de mettre l’accent sur des enjeux purement intérieurs. Une avalanche d’articles dénonçant les « ambiguïtés » de la France Insoumise s’abat sur la presse hexagonale. Le Lab d’Europe 1 se demande « comment la France Insoumise justifie les positions pro-Maduro de Mélenchon ». A France Info, on semble avoir la réponse : « désinformation », situation « compliquée » : comment des députés de La France Insoumise analysent la crise vénézuélienne ».

L’hebdomadaire Marianne, quant à lui, parle des « positions équilibristes de la France Insoumise et du PCF ». LCI titre sur le « malaise de la France Insoumise au sujet de Maduro » puis publie une sorte de dossier sur « Jean-Luc Mélenchon et le régime chaviste : économie, Poutine, constituante, les points communs, les différences ». Une partie de la presse alternative et indépendante de gauche n’est pas en reste non plus, à l’instar de Mediapart qui se fait depuis plusieurs mois le relai médiatique en France du « chavisme critique », un courant politique qui participe depuis longtemps au débat d’idées au Venezuela et qui n’est pas dénué d’intérêt pour comprendre la réalité complexe du pays et de sa “révolution bolivarienne”. Ainsi, le journal d’Edwy Plenel, très modérément alternatif sur l’international et sur Mélenchon, en profite pour régler ses comptes avec la FI et le PCF en dénonçant leurs « pudeurs de gazelle pour le Venezuela ». Les députés insoumis sont sommés de s’expliquer à l’instar d’Eric Coquerel face aux journalistes d’Europe 1 qui ne lui ont posé presque que des questions sur le Venezuela alors qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une émission spéciale sur le pays latino-américain. Ce déploiement médiatique ressemble furieusement à une injonction morale faite à la France Insoumise et à son chef de file dont on reproche avec insistance le silence sur le sujet, de condamner, bien entendu, ce « régime » honni et de souscrire au discours dominant. Les insoumis et les communistes français ne sont pas seuls au monde dans cette galère médiatique. Unidos Podemos, en Espagne, fait face au même procès médiatique depuis des années. Outre-Manche, c’est Jeremy Corbyn et ses camarades qui sont, en ce moment, sur la sellette.

Florilège de tweets d’hier et d’aujourd’hui

Cette instrumentalisation franco-française du Venezuela ne date pas d’hier. On se souvient par exemple de la polémique lancée par Patrick Cohen, à 10 jours du 1er tour des élections présidentielles, sur l’ALBA, de la manchette du Figaro du 12 avril « Mélenchon : le délirant projet du Chavez français » et des nombreux parallèles à charge entre le Venezuela bolivarien et le projet politique du candidat qui ont émaillé la campagne. La rengaine a continué pendant les élections législatives avec un article du Point sobrement intitulé  « Venezuela, l’enfer mélenchoniste », publié la veille du second tour. Aujourd’hui, le coup de projecteur médiatique sur l’élection de l’assemblée constituante vénézuélienne est, une fois encore, l’occasion d’instruire le procès des mouvements antilibéraux français : ainsi, pour Eric Le Boucher (Slate), le Venezuela est « la vitrine de l’échec du mélenchonisme. En réalité, la FI et le PCF, ont tort, aux yeux du parti médiatique, de ne pas adhérer au manichéisme ambiant sur une situation aussi grave et complexe et à sa décontextualisation géopolitique. Ils refusent également d’alimenter la diabolisation et le vieux procès en dictature que se traîne le chavisme depuis presque toujours alors qu’en 18 ans de « révolution bolivarienne », 25 scrutins reconnus comme transparents par les observateurs internationaux ont été organisés, que l’opposition contrôle d’importantes villes, des États et l’Assemblée Nationale et que les médias privés d’opposition sont majoritaires (El Universal, Tal Cual, El Nuevo País, Revista Zeta, El Nacional  Venevision, Televen, Globovision, etc.). Que la gauche antilibérale puisse considérer le chavisme comme une source d’inspiration pour ses politiques de redistribution des richesses et non pas un modèle « exportable » en France, contrairement à ce que bon nombre de journalistes tentent d’insinuer (Nicolas Prissette à Eric Coquerel, sur un ton emporté, « franchement, est-ce que c’est ça, le modèle vénézuélien que vous défendez ? » sur Europe 1) semble être un délit d’opinion dans notre pays.

Puisque le Venezuela est en passe de devenir un véritable sujet de politique intérieure, rappelons aux éditorialistes de tout poil et autres tenants de l’ordre établi que, par leur atlantisme aveugle et leur libéralisme économique forcené, ils se persuadent qu’ils défendent la liberté et la démocratie au Venezuela alors qu’ils sont tout simplement en train d’apporter un soutien médiatique et politique international décisif à la stratégie violente de l’extrême-droite vénézuélienne et ce, quelles que soient les critiques légitimes que l’on puisse faire à l’exécutif vénézuélien et aux chavistes. Leur crédibilité risque d’être sérieusement entamée la prochaine fois qu’ils ressortiront l’épouvantail électoral du Front National pour faire voter « utile ».

Crédits photo :

Une voiture de la police scientifique brûle pendant une lutte manifestation anti-Maduro. en février 2014. ©Diariocritico de Venezuela. TOPSHOTS-VENEZUELA-DEMO-VIOLENCE
TOPSHOTS. AFP PHOTO / LEO. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

 

Le Venezuela est-il victime d’une guerre économique ?

Un gouvernement autoritaire qui affame son peuple et le réprime à coups de matraques : c’est de cette manière que la situation au Venezuela est présentée par les médias occidentaux. Le gouvernement vénézuélien, quant à lui, n’a de cesse de dénoncer une stratégie de déstabilisation comparable à celle mise en place contre le président Salvador Allende, au Chili (1970-1973), laquelle se solda par un coup d’Etat. La comparaison est-elle valable ? Par Valentine Delbos.


Le Venezuela traverse une situation extrêmement tendue et, malheureusement, les médias dominants – donnant une vision très incomplète des événements en cours dans ce pays– n’aident en rien à la compréhension de la situation pour le citoyen lambda se trouvant à des milliers de kilomètres de Caracas. Si tous les journalistes s’accordent à dire que le pays sud-américain traverse une terrible situation économique, rares sont ceux qui se penchent en profondeur sur les multiples raisons qui l’alimentent. Alors que pour l’expliquer la plupart des médias mettent uniquement en avant l’incompétence du gouvernement en matière de gestion et une corruption qui battrait tous les records, diverses voix et jusqu’au président Maduro s’unissent pour dénoncer de leur côté et depuis plusieurs années une guerre économique… que la presse cite peu ou de façon presque sardonique, faisant passer le mandataire pour un affabulateur ou un « complotiste ».

En effet, il n’est pas de bon ton de mentionner « l’impérialisme » de ce côté-ci de l’atlantique, et le fait que l’histoire de l’Amérique latine soit le résultat de plusieurs siècles de relations tumultueuses avec les Etats-Unis n’a pas l’air d’attirer l’attention de la plupart des « experts » et autres éditorialistes, qui ont plutôt l’air de vouloir suivre la doctrine avancée par le président Obama vis-à-vis du sous-continent : « oublions le passé ».

L’histoire : séance d’auto-flagellation ou outil pour comprendre le présent ?

Faut-il oublier le passé ? Il est évidemment fort commode pour celui qui a commis des exactions de demander à celui qui les a subies de faire table rase et de « se tourner vers le futur ». Demander aux Africains de penser à l’avenir, certes, mais comment leur exiger d’oublier la Françafrique ? Il en va de même en Amérique latine. On ne balaie pas d’un simple revers de main plus d’un siècle et demi d’expansionnisme et d’interventionnisme, de diplomatie de la canonnière ou du « gros bâton », de politique du dollar et d’ingérence continue dans sous-continent considéré jusqu’il y a encore peu- comme la chasse gardée ou l’arrière-cour des Etats-Unis.

Représentation graphique de la Doctrine Monroe : « l’Amérique aux Américains ».

Il est intéressant de rappeler la réponse de la présidente de l’Argentine Cristina Fernandez au président Obama après que celui-ci eu proposé – lors du VII Sommet des Amériques qui se tint à Panama en avril 2015 – « d’avancer en laissant derrière le passé » :

« Faisons la part des choses, je vois que le président Barack Obama –il vient de le signaler– n’aime pas beaucoup l’histoire ou bien qu’il la considère comme peu importante ; au contraire à moi elle m’aide à comprendre ce qui se passe [aujourd’hui], ce qui s’est passé et pourquoi, mais surtout à prévenir ce qui pourrait se produire à nouveau. Nous n’abordons pas l’histoire comme un exercice de masochisme ou une séance d’auto-flagellation, mais comme un outil pour comprendre pourquoi nous en sommes arrivés au point où nous nous trouvons. » [1]

Pour les pays historiquement dominés, la mémoire est en effet utile pour comprendre le présent et appréhender le futur, surtout quand les vieilles habitudes perdurent. Car s’il est vrai que le temps ou les troupes américaines pouvaient débarquer n’importe où dans la région et y hisser leur drapeau est bien révolu, il serait vraiment naïf de penser que les Etats-Unis auraient aujourd’hui renoncé à vouloir continuer de favoriser leurs intérêts au sud du Rio Grande. Avec les plus grandes réserves de pétrole du monde et un discours panlatinoaméricaniste intolérable, il est tout naturel de considérer le Venezuela comme une des principales cibles de l’administration étatsunienne. Le président Obama n’a-t-il pas décrété en mars 2015 « un état d’urgence nationale suite à la menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis posée par la situation au Venezuela » ? [2]

C’est en ayant tous ces éléments en vue qu’il faut considérer les allégations du gouvernement vénézuélien lorsqu’il déclare être victime d’une déstabilisation comparable à celle qu’a connue le Chili sous la présidence de Salvador Allende (1970-1973). Une instabilité qui serait le résultat d’une pression politique et médiatique incessante, à laquelle il faudrait rajouter une guerre économique aux effets ravageurs.

Pourtant, rares sont les journalistes qui se sont penchés sérieusement sur cette question, comme si le terme de « guerre économique » ne pouvait renvoyer qu’à des théories conspirationnistes nauséabondes issues d’un esprit paranoïaque. Mais c’est faire montre de beaucoup d’ignorance que de déconsidérer cette pratique qui est loin d’être neuve dans l’histoire de l’humanité en général et dans la boîte à outil interventionniste de la politique étrangère américaine en particulier.

Qu’est-ce que la guerre économique?

La guerre économique a toujours existé ; elle est une réalité qui a beaucoup été étudiée, autant par les universitaires que par les experts en questions militaires… et enseignée : ne trouve-t-on pas une Ecole de Guerre Economique dans le VIIème arrondissement de Paris ? [3]

Comment la définir ? Selon le géopoliticien Pascal Boniface, il s’agirait de « la mobilisation de l’ensemble des moyens économiques d’un État à l’encontre d’autres États pour accroître sa puissance ». Alors que le temps des conflits frontaux associés aux conquêtes territoriales est révolu, « les conflits d’intérêts entre pays développés ne peuvent désormais trouver d’expression qu’à travers l’affrontement économique ». [4]

Et si selon Clausewitz la guerre représentait la continuation de la politique par d’autres moyens, il en va de même aujourd’hui pour la guerre économique qui n’est « qu’un outil qui permet d’atteindre des objectifs qui demeurent fondamentalement d’ordre politique » [5]

Le blocus commercial, économique et financier imposé à Cuba par les Etats-Unis depuis 1960 est peut-être un des plus clair exemples. Il convient ici de rappeler l’objectif qui motiva sa mise en place (sous la présidence de Dwight Eisenhower) avec la lecture d’une note du 6 avril 1960 -secrète à l’époque mais aujourd’hui déclassifiée- du sous-secrétaire d’État adjoint aux Affaires interaméricaines, Lester D. Mallory, dans laquelle celui-ci affirme que :

« la majorité des Cubains soutient Castro » et qu’il « n’existe pas une opposition politique effective », en ajoutant que « le seul moyen prévisible de réduire le soutien interne passe par le désenchantement et le découragement basés sur l’insatisfaction et les difficultés économiques (…) Tout moyen pour affaiblir la vie économique de Cuba doit être utilisé rapidement (…) : refuser de faire crédit et d’approvisionner Cuba pour diminuer les salaires réels et monétaires dans le but de provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement. » [6]

L’on voit bien comment le blocus est utilisé contre Cuba comme un outil destiné à étouffer l’économie [7] dans un but politique : provoquer un mécontentement populaire qui provoquerait un soulèvement puis un changement de gouvernement. Dans cette variante de la guerre économique, l’affrontement est ouvert, officiel, et montre clairement la volonté d’une puissance de faire plier un gouvernement ennemi.

Le Chili du début des années 70 est aussi un grand cas d’école mais dans une autre modalité de la guerre économique : celle-ci qui allie volonté géostratégique d’une puissance extérieure (les Etats-Unis) et groupes d’intérêts locaux opposé au gouvernement en place (grand patronat, oligarchie locale).

Petit rappel des faits.

En pleine guerre froide et alors que les Etats-Unis craignent que la révolution menée par Fidel Castro à Cuba n’aide à propager le « virus rouge » en Amérique latine, un président démocratiquement élu -Salvador Allende- menace de mettre en place une transition vers le socialisme à base de nationalisations et d’une redistribution plus équitable de la richesse. Une situation d’autant plus intolérable pour le républicain Richard Nixon que le nouveau gouvernement chilien menace directement les intérêts des multinationales américaines présentes dans le pays, notamment l’entreprise téléphonique ITT. [8]

Orchestrée par le conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger, la stratégie suivie par les Etats-Unis et ses services secrets n’aura d’autre but que de préparer le terrain pour le coup d’Etat du général Pinochet (11/09/1973) : les documents -aujourd’hui déclassifiés- du Conseil de Sécurité Nationale montrent noir sur blanc les efforts déployés par l’administration américaine pour « déstabiliser économiquement » le Chili entre 1970 et 1973. [9]

Le président Nixon accompagné de son Conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger.

Le directeur de la CIA ne prend pas de détours pour décrire les projets de son agence dès 1970 : « Faire tomber [le gouvernement d’] Allende par un coup d’Etat est notre objectif ferme et persistant. (…) Il est impératif que ces actions soient mises en place de façon clandestine et sûres afin que le Gouvernement des Etats-Unis et la main américaine reste bien cachée ». De son côté, le président Nixon ordonne lui-même a son agence de renseignement de « faire hurler l’économie » chilienne afin de renverser Allende. [10]

Plus de 40 ans après les faits, personne n’oserait aujourd’hui mettre en doute qu’une complexe stratégie de déstabilisation a été mise en place par les Etats-Unis contre le gouvernement du Chili du président Allende (s’appuyant sur l’oligarchie locale, la droite chilienne ainsi que la presse d’opposition) et que le volet économique y a joué un rôle prépondérant.

Peut-on faire un parallèle entre le Chili d’Allende et le Venezuela d’aujourd’hui ?

Les faits montrent donc bien clairement que les guerres économiques sont une réalité et qu’elles ont déjà été utilisées par les Etats-Unis afin de promouvoir leurs intérêts. Pourquoi n’est-il donc pas permis de donner le bénéfice du doute au gouvernement vénézuélien lorsque celui-ci dénonce les manigances du patronat local et une ingérence de ce pays ?

Comme au Chili, l’oligarchie locale vénézuélienne n’avait-t-elle pas intérêt à se défaire le plus rapidement possible de la « révolution bolivarienne » venue bousculer le vieil ordre établi et des privilèges qui maintenaient dans la pauvreté la majorité de la population d’un pays extrêmement riche ? N’est-il pas naturel de penser que les Etats-Unis verraient d’un mauvais œil la fin des prérogatives concédées par le passé à ses multinationales, qui bénéficiaient auparavant d’avantages insolents dans l’industrie pétrolière ?

La réponse aura tendance à varier selon que l’on plutôt anti ou pro-gouvernement… Mais n’est-ce pas justement le rôle des journalistes que d’enquêter, démêler le vrai du faux afin d’extraire la vérité lorsque deux visions s’affrontent, au-delà de tout soupçon militant ?

Il est très intéressant de noter ce qu’il s’est produit lors d’un débat organisé récemment par la chaîne France 24 autour de la situation au Venezuela. [11]

Un des intervenants (qui soit dit en passant est d’origine chilienne) attire l’attention des téléspectateurs sur la ressemblance entre les évènements en cours au Venezuela depuis le début de l’expérience bolivarienne [12] et la situation de déstabilisation au Chili sous le gouvernement d’Allende.

Face à lui, le journaliste et « spécialiste » du Venezuela François-Xavier Freland nie d’emblée toute possibilité de comparaison entre ces deux pays, écartant avec une arrogante facilité la possibilité d’un quelconque rôle que pourraient avoir les Etats-Unis dans ce dossier et tournant perfidement au ridicule une théorie qui mériterait au moins que tout journaliste digne de ce nom et s’intéressant à l’Amérique latine se penche un tant soit peu sur le sujet.

Mais non, pour M. Freland, « c’est toujours la stratégie de la victimisation (…) on nous sort à chaque fois la même chose, c’est les américains derrière, c’est la CIA, etc. ». Mais que pouvait-on espérer de l’auteur du livre Qui veut la peau d’Hugo Chavez ? (2012), dans lequel le journaliste estime que « c’est le président vénézuélien lui-même qui est entré dans un forme de paranoïa après le coup d’Etat manqué contre lui en avril 2002 » ! Un raisonnement qui laisse pantois ! Si être victime d’un coup d’état – dont l’implication du gouvernement des Etats-Unis a été prouvée – n’est pas une raison suffisante pour avoir le droit de devenir ne serait-ce qu’un tout petit peu… prudent, on se demande bien ce qui pourrait le justifier !

François-Xavier Freland procède à un déni de faits historiques, malgré la présence de preuves flagrantes, à des fins politiques, en recourant à la rhétorique de l’épouvantail qui consiste à présenter la position de son adversaire de façon volontairement erronée. On frôle de près la limite du négationnisme, avec au final un parti pris désolant et surtout grave du point de vue professionnel pour celui dont la maison d’édition présente comme le plus grand spécialiste du Venezuela.

Les faits et la déontologie journalistique

L’aspect le plus alarmant de cette histoire, c’est que le rôle du journaliste, dans nos sociétés démocratiques, est d’informer, d’éclairer, de rapporter des faits qui mis en contextes aideront les citoyens à se forger une opinion la plus objective possible sur les événements du monde. Une responsabilité consacrée dans la Charte de déontologie de Munich (ou Déclaration des devoirs et des droits des journalistes), qui stipule parmi ses devoirs :

I. Respecter la vérité (…) et ce en raison du droit que le public a de connaître la vérité.

IV. Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste (…).

Et comment croire que M. François-Xavier Freland, ce « grand spécialiste du Venezuela », ne connait pas la réalité du terrain, les antécédents géopolitiques et l’histoire de la région ?

Mais gardons espoir qu’il saura faire preuve de professionnalisme et mettre en pratique le VIème devoir de la Charte mentionnée ci-dessus (rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte) : nous ne pouvons que l’inviter à visionner une émission récemment diffusée par la chaîne Telesur qui aborde justement le sujet du parallèle entre le chili d’Allende et le Venezuela d’aujourd’hui.

En effet, dans une interview du 02 mai dernier, M. Joan Garcés, avocat, Prix Nobel alternatif (1999) et officier de l’Ordre du Mérite de France (2000) pour ses contributions au droit international dans la lutte contre l’impunité des dictatures, ancien assesseur du Directeur général de l’Unesco et visiting-fellow de l’Institute for Policy Studies de Washington, présente une toute autre analyse de la situation en soulignant le parallèle existant entre les deux pays. Ce monsieur, qui fut collaborateur personnel du président Salvador Allende dès 1970, vécut de l’intérieur les années de déstabilisation qui précédèrent le coup d’Etat du général Pinochet.

Voici son témoignage (sous-titré en français) :

Qui croire entre MM. Freland et Garcés?

Que disent les faits ?

Y a-t-il oui ou non une guerre économique au Venezuela ? Evidemment le fait de soulever la question, légitime au vue de l’histoire du continent et des méthodes antérieurement mises en place par les Etats-Unis et leurs alliés locaux dans la région, ne signifie pas rejeter l’entière faute de la situation que traverse le pays à une ingérence extérieure. Les différents gouvernements de la révolution vénézuélienne (Chavez jusqu’en 2013 puis Maduro par la suite) ont sûrement commis de nombreuses erreurs (désorganisation, inefficacité administrative, corruption, etc.), mais pour comprendre la situation complexe dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui il est absolument nécessaire de prendre en compte tous les éléments entrant en jeu, et ne pas le faire relèverait de la malveillance ou de la manipulation. Il est donc impossible de faire comme si la guerre économique et la déstabilisation n’existait pas ou comme s’il s’agissait uniquement d’une excuse inventée par le pouvoir en place.

Car les preuves abondent, pour qui veut bien se donner la peine de s’informer un tant soit peu. Le gouvernement a longtemps dénoncé l’accaparement de produits de première nécessité par le secteur privé, créant des pénuries et une spéculation affolante… et n’a-t-on pas découvert des dizaines et des dizaines d’entrepôts regorgeant de biens de consommation dissimulés durant toutes ces dernières années (par exemple ici 72 tonnes de lait en poudre) ?

Durant ces dernières années, pas un mois ne s’est écoulé sans que les autorités découvrent plusieurs tonnes de marchandises accaparées dans des hangars par des entreprises du secteur privé.

Au sujet du trafic de monnaie, comment se fait-il que « l’opinion publique internationale » ne soit pas informée de l’écoulement massif de billets vénézuéliens en dehors des frontières de ce pays ? En effet, selon les calculs du gouvernement, près de 300 milliards de bolivars se trouvaient à l’étranger fin 2016, principalement en coupures de billets de 100 bolivars. Des réseaux bien organisés (et profitant sûrement parfois des accointances de membres de l’administration) ont réalisé cette activité dans divers buts: facilitation du commerce aux frontières (principalement avec la Colombie), contrebande d’extraction (achats massif de denrées subventionnées, et donc à bas prix, au Venezuela pour être revendus en Colombie), blanchiment d’argent, falsification de billets… ayant comme conséquence une déstabilisation économique importante.

Ici, c’est l’armée vénézuélienne qui intercepte 88 millions de bolivars (vidéo – décembre 2016), et là 16.5 millions de bolivars saisis par la police fluviale colombienne (vidéo – mars 2016). Plusieurs centaines de millions de bolivars ont ainsi été retrouvés en Allemagne, en Espagne, à Hong-Kong… mais rares sont les journalistes occidentaux qui ont abordé ce sujet. Pourtant les indices ne manquent pas. En février dernier, la police du Paraguay a mis la main sur pas moins de 25 tonnes de billets vénézuéliens à la frontière avec le Brésil, dans la propriété d’un mafieux local. Transporté vers la capitale, le chargement était si lourd que le camion remorque effectuant le trajet s’est retourné dans un virage. Mais ce n’est apparemment toujours pas assez pour que l’extraction de billets soit prise en compte par les analystes de la crise vénézuélienne, alors qu’il est évident que le fait de retirer autant de masse monétaire de la circulation oblige l’Etat à imprime plus de billets, ce qui fait perdre de la valeur à la monnaie et donc déstabilise l’économie (alimentation du cycle inflationniste).

25 tonnes de billets de Bolivars saisis par la police du Paraguay, en février 2017.

Autre problème majeur : la contrebande. Subventionnés grâce aux politiques sociales du gouvernement, nombre de produits -du lait en poudre à l’essence- se retrouvent vendus à prix d’or de l’autre côté de la frontière, en Colombie. Entre les deux pays, toute une économie de l’extraction s’est développée autour de ce juteux commerce, sûrement parfois avec l’aide de complices haut placés des deux côtés. Ce trafic -bien documenté [13]- provoque une véritable saignée à l’Etat vénézuélien : en 2014, le gouvernement déclarait que l’extraction de 45.000 barils d’essence vers la Colombie provoquait des pertes de 2.2 milliards de dollars. De janvier à août de cette même année, les forces armées indiquaient avoir saisi 21.000 tonnes de produits alimentaires destinés à la contrebande, alors que l’administration douanière colombienne considérait à cette époque que ce commerce représentait un volume de 6 milliards de dollars, soit l’équivalent de près de 10% des importations légales du pays.

Et pour finir, le problème du marché noir des devises.

Mis en place par le gouvernement en 2003 pour éviter une fuite massive des capitaux, le contrôle des changes et de l’accès aux devises étrangères s’est révélé catastrophique sur le long terme, provoquant la naissance d’un marché noir de devises étrangères (principalement le dollar et l’euro). Sollicité par le gouvernement de Maduro fin 2013, l’économiste français Jacques Sapir avait relevé dans une étude rendue publique les dangers liés à l’écart grandissant entre taux de change officiel et taux de change « de la rue », une différence de 1 à 9 à l’époque. Aujourd’hui, cette différence s’est multipliée par près de 100 !

Mais pour bien comprendre ce problème complexe, il est nécessaire de prendre en compte deux principaux facteurs qui se trouvent à l’origine de la situation hyper inflationniste actuelle : d’une part l’existence légale en Colombie de 2 taux de change officiels pour les zones frontalières, d’autre part l’existence du site internet www.dolartoday.com -hébergé aux Etats-Unis- qui officialise les taux du marché noir.

En effet, le 5 mai 2000 , la Banque Centrale de Colombie a institutionnalisé par le biais de la résolution 8-2000 le “Dolar Cucuta“, du nom de cette ville de la frontière colombienne, qui établit une double législation pour l’échange de monnaie : une officielle établie par la Banque Centrale Colombienne et une autre uniquement pour les zones frontalières, qui permet aux maisons de change d’établir elles-mêmes la valeur des devises de façon indépendante.

Le gouvernement vénézuélien demande depuis des années la suppression de cette résolution -mise en place seulement quelques mois après l’arrivée de Chavez au pouvoir- l’accusant de fomenter la contrebande mais surtout de provoquer des distorsions économiques… qui sont plus que flagrantes. Il y aurait plus de 1000 bureaux de change légaux et illégaux à Cucuta, et entre 2 et 3000 agents informels qui vivraient de ce business, comme la jeune Angie qui déclare sans ambages « vivre du Bolivar ».

Quand au site Dolar Today, une enquête de la BBC a révélé qu’il était géré depuis les Etats-Unis entre autre par un ex-militaire vénézuélien qui avait participé au coup d’état contre Chavez en 2002. Devenu la référence pour tous ceux qui souhaitent acquérir ou vendre des dollars sur le marché noir, il fixe tous les jours un taux change officieux du bolivar en se basant -selon les dires de ses responsables- sur les taux de la ville colombienne de Cucuta, c’est-à-dire sur un critère totalement spéculatif. Ainsi, il alimente une apparence d’inflation, générant des distorsions dans l’économie qui vont effectivement engendrer un cycle inflationnaire. Une spirale difficile à arrêter. Le portail est donc clairement utilisé comme un outil de déstabilisation économique et politique puisqu’il a des répercussions directes sur l’économie vénézuélienne, en influant directement sur l’inflation et donc sur la vie de tous les jours des vénézuéliens.

Un exemple : alors que le gouvernement tentait d’établir un dialogue avec l’opposition fin 2016, le taux du « dollar parallèle » a mystérieusement bondi passant de 1078 bolivars pour 1 dollar le 01 octobre à son niveau le plus haut jamais atteint jusqu’alors : 4587 bolivars pour 1 dollar le 01 décembre [14].

Il est important de rappeler que le fait de répandre des informations financières erronées pour manipuler les cours de la bourse est considéré comme une infraction dans le monde entier  -il existe en droit français le délit de fausse information (article L. 465-2 alinéa 2 du code monétaire et financier)- pourtant la justice américaine a toujours refusé de donner suites aux plaintes de la Banque Centrale Vénézuélienne exigeant de clôturer le site.

Capture d’écran du site Dolar Today, datant du 22/06/2017. La différence entre le « dollar prioritaire » du gouvernement et le « dollar today » -ou de la rue– est de 1 à 830 ! En effet, le gouvernement change 1 dollar contre 10 bolivars alors que ce même dollar peut être vendu jusqu’à 8.301,71 bolivars au marché noir. Voir : https://dolartoday.com/

Accaparement, trafic de monnaie, contrebande, spéculation, autant de maux qui fragilisent encore une économie sérieusement mise à mal depuis plusieurs années. Mais à qui profite cette situation ? Qui s’enrichit ? Et surtout qui exploite politiquement le mécontentement de la population vénézuélienne?

Seul le temps dira si les Etats-Unis opèrent en sous-main afin de promouvoir leurs intérêts au Venezuela [15], mais il est toutefois inconcevable de ne pas reconnaître aujourd’hui le rôle de certains acteurs du secteur privé vénézuélien qui usent du sabotage comme d’un levier économico-politique. Les divers éléments d’une déstabilisation à grande échelle sont accessibles pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au sujet ; refuser d’aborder cette réalité relève d’une ignorance totale de la situation sur place ou bien d’une malhonnêteté journalistique patente.

Et comment ne pas repenser à Salvador Allende et aux multiples difficultés traversées par son gouvernement durant ses 3 années de mandat, jusqu’au coup d’Etat du général Pinochet ? Dans le cas du Chili des années 70-73, nous savons aujourd’hui que les allégations de déstabilisation politique et économique étaient fondées… mais comment présentaient les événements les médias de l’époque ?

Aussi, nous sommes en droit de nous demander ce que diront les historiens dans 30 ans à propos du rôle joué par certains médias et journalistes dans le cadre du traitement médiatique de l’actuelle crise vénézuélienne.

Valentine Delbos, pour LVSL

[email protected]

NOTES :

[1]Cristina Fernandez réfute les propos d’Obama : l’histoire sert à comprendre le présent – Prensa Latina, 11/04/2015, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2015/04/11/ridiculo-considerar-a-venezuela-una-amenaza-cristina-fernandez-3965.html

[2] Fact sheet: Venezuela Executive Order – The White House, 09/03/2015, https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2015/03/09/fact-sheet-venezuela-executive-order

[3] Une école de guerre très particulière, David Revault d’Allonnes, Libération, 24/11/2004, http://www.liberation.fr/evenement/2004/11/24/une-ecole-de-guerre-tres-particuliere_500469

[4] Un affrontement qui recouvre de multiples facettes : protectionnisme douanier (contingentements, subventions, dumping, réglementations, etc.), les manipulations monétaires (dévaluations compétitives, contrôle des changes, etc.), contrôle des exportations de capitaux, accès (ou non) à des prêts ou des fonds provenant de bailleurs internationaux, embargos, boycotts… l’éventail est large, et la panoplie de mécanismes pouvant se prêter au jeu de la guerre économique ne peut que continuer de s’agrandir dans une économie mondiale de plus en plus financiarisée.

[5] La guerre économique, forme moderne de la guerre ?, Eric Bosserelle, Revue française de socio-économie (2011/2 – n°8), https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2011-2-page-167.htm

[6] Memorandum From the Deputy Assistant Secretary of State for Inter-American Affairs (Mallory) to the Assistant Secretary of State for Inter-American Affairs (Rubottom), Department of State, Central Files, 737.00/4–660. Secret, Washington, April 6, 1960, https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1958-60v06/d499

[7] Selon le rapport présenté en 2016 par le gouvernement cubain à l’Assemblée Générale des Nations Unies, les dommages économiques provoqués par le blocus imposé par les Etats-Unis à l’île s’élèvent à plus de 4.5 milliards de dollars seulement pour l’année 2015, et à plus de 125 milliards de dollars (en prix courants) depuis sa mise en place, en 1962. Voir Bloqueo costó a Cuba el último año más de 4 mmdd, 20/10/2016, La Jornada, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2016/10/20/bloqueo-costo-a-cuba-el-ultimo-ano-mas-de-4-mmdd-embajador.

[8] Voir L’implication d’ITT au Chili (1970-1973), Wikipédia, consulté le 01/06/2017. https://fr.wikipedia.org/wiki/International_Telephone_and_Telegraph#L.27implication_d.27ITT_au_Chili_.281970-1973.29

[9] Voir les documents diffusés par l’institut des Archives de Sécurité Nationale de l’Université George Washington, notamment Chile and the United States: Declassified Documents Relating to the Military Coup, Peter Kornbluh, http://nsarchive.gwu.edu/NSAEBB/NSAEBB8/nsaebb8i.htm.

[10] “Make the Economy Scream”: Secret Documents Show Nixon, Kissinger Role Backing 1973 Chile Coup, 10/09/2013, Democracy Now, https://www.democracynow.org/2013/9/10/40_years_after_chiles_9_11

[11] Venezuela : jusqu’où ira la crise ?, 26/04/2017, France 24, http://m.france24.com/fr/20170426-le-debat-partie-1-venezuela-manifestations-nicolas-maduro-chavez-opposants-chaos

[12] Petit rappel : un coup d’état en 2002, une grève patronale en 2002-2003, déstabilisation politique, médiatique et économique permanente, stratégie de tension mise en place par les opposants au gouvernement avec usage de la violence, ingérence de puissances extérieures et fortes pressions diplomatique… liste non exhaustive.

[13] – Voir le reportage Comment fonctionne le Bolivars de contrebande depuis la Colombie de la chaîne Telesur (mai 2017, vostfr), ou cette enquête d’investigation plus poussée de la chaîne espagnole RTVE datant de mai 2015.

[14] – Le portail Dolar Today met à disposition de son public un historique en ligne de l’évolution du dollar parallèle, également téléchargeable en tableau Excel : https://dolartoday.com/historico-dolar/.

[15] Voir De Santiago à Caracas, la main noire de Washington, Franck Gaudichaud, juin 2015, Le Monde Diplomatique – https://www.monde-diplomatique.fr/2015/06/GAUDICHAUD/53071