Nous nous reverrons aux barricades – Entretien avec Vittorio Frigerio

Si l’imaginaire révolutionnaire doit beaucoup à la littérature, celle-ci, on l’oublie souvent, n’a pas toujours eu bonne presse parmi les pionniers du mouvement socialiste. Vittorio Frigerio, professeur émérite de littérature française à l’Université Dalhousie (Halifax, Canada), consacre un essai (Nous nous reverrons aux barricades, Éditions UGA, 2021) aux rapports qu’entretenait la presse proudhonienne avec le roman. C’est l’occasion de revenir avec lui sur les relations entre socialisme et création littéraire, mais aussi sur l’appel à Proudhon qu’on voit resurgir chez plusieurs intellectuels contemporains.

LVSL – Vous vous êtes intéressé aux roman-feuilletons publiés dans les journaux proudhoniens, pourquoi ? Ce genre d’écrits, précurseur de nos séries actuelles et plutôt délégitimé pour le caractère industriel de sa production, détonne un peu dans la presse socialiste…

Vittorio Frigerio – Le milieu du dix-neuvième siècle est l’âge d’or du développement du roman, tel qu’on le comprend encore de nos jours. Mais c’est également le moment où ce genre qui est en passe de devenir dominant dans le panorama culturel commence à se scinder. Ainsi, l’opposition entre littérature haut de gamme et littérature populaire apparaît et se théorise de plus en plus systématiquement . Cette scission, qui verra au bout du compte la construction d’un canon relativement réduit de grands écrivains, opposé à une masse d’écrivaillons estimés de seconde zone, ne s’est toutefois pas opérée rapidement, ni sans hésitations et retours en arrière. Le coup d’envoi de ce processus de sacralisation et de démonisation conjointes s’identifie généralement avec la publication de l’article de Sainte-Beuve « De la littérature industrielle » dans La Revue des deux mondes en 1839. Mais la fatwa du critique, si vous me passez l’anachronisme, qu’on considère souvent comme une condamnation de la littérature commerciale, abrutissante, destinée à la grande masse, est en fait une excommunication en bonne et due forme du romantisme en général.

Sainte-Beuve, à l’instar d’autres critiques plus ou moins conservateurs de l’époque comme Alfred Nettement, mettait joyeusement dans le même sac Dumas, Hugo, Balzac, Sue et Sand, tous uniformément jugés coupables de mauvais goût et de prostituer leur talent à la masse ignorante. Or, le feuilleton, qu’on associe maintenant exclusivement avec la soi-disant paralittérature, était justement à ses débuts la forme privilégiée de prépublication pour tous les auteurs, indépendamment de leur statut. La grande presse, dont le règne commence à cette époque, s’arrache les auteurs les plus suivis. Les journaux s’achètent tout autant, si ce n’est plus, pour le roman-feuilleton que pour la politique. Certains romanciers finiront par acquérir une présence massive et en détrôneront d’autres. L’anecdote qui narre la fureur de Balzac est à cet égard symptomatique. Elle prend forme lorsque la publication de son roman Les paysans dans le journal La Presse est interrompue pour faire de la place à La Reine Margot de Dumas, davantage prisé des lecteurs. Le lecteur est roi et on ne peut pas vouloir se lancer dans le monde de la presse à ce moment sans tenir compte du formidable attrait du feuilleton pour le public. Proudhon avait beau être idéalement sur la même longueur d’onde que Sainte-Beuve, il comprenait tout à fait l’importance de la présence du feuilleton sur les pages de son journal, ne serait-ce que pour des raisons commerciales. Il lui fallut donc trouver des auteurs aussi compétitifs que possible. Proudhon, malgré le peu d’intérêt qu’il portait personnellement à tout ce qui n’était pas économie ou politique, était conscient de la nécessité pour son mouvement (souvent accusé de philistinisme) d’élaborer également une position culturelle.

LVSL – Comment ces romans produits par ou pour la presse socialiste se configurent-ils ? Sont-ils ouvertement ou indirectement militants ? En quoi se singularisent-ils par rapport à la production courante de feuilletons historiques dans la presse du milieu du XIXe siècle ?

V. F. – Le choix des feuilletons du Peuple dépend sans doute bien davantage de l’offre et de la disponibilité des auteurs que d’une stratégie délibérée très clairement définie. Le journal annonce à plusieurs reprises de futurs feuilletons qui ne paraîtront pas – y compris notamment, chose intéressante, des traductions de Dickens. Il fait également miroiter à ses lecteurs un feuilleton d’Eugène Sue qui ne se matérialisera pas non plus, le romancier ayant certainement déjà suffisamment de pain sur la planche avec ses nombreux autres contrats, sans parler de ses ambitions électorales. Le Peuple finira ainsi par publier un certain nombre d’auteurs pour la plupart débutants, d’origine provinciale, ainsi qu’on peut le voir par les thèmes de certains de ces textes. Leur militantisme n’est pas toujours immédiatement évident et dans bien des cas les feuilletons ne se distinguent pas si nettement que ça de la production moyenne du temps. Il y a une exception notable, toutefois : le roman Le Mont Saint-Michel, texte signé A.-C. Blouet, qui traite de l’insurrection républicaine de 1832. J’y consacre une analyse détaillée dans mon livre en raison à la fois de sa nature de roman « historique » (narrant une histoire vieille de vingt ans, effacée de la mémoire historique officielle) et de sa fonction d’anticipation et d’encouragement des révolutions encore à venir.

LVSL – En quoi ce roman se distingue-t-il ? Qu’annonce-t-il de la manière dont s’élabore l’imaginaire des barricades en cette première moitié du XIXe siècle ?

V. F. – Ce roman se distingue surtout et principalement par son sujet. Narrer l’histoire de la barricade Saint-Merry en 1848 n’allait pas encore nécessairement de soi. Il y a des souvenirs qui ne s’évoquent pas impunément. Il faut se rappeler que le premier roman consacré à cet épisode, Le Cloître Saint-Méry, de Marius Rey-Dussueil, paru quelques mois à peine après les événements. Il servit de base à Victor Hugo pour la scène de la barricade dans Les Misérables et fut immédiatement saisi et condamné à la lacération. L’insurrection fait très vite l’objet d’une damnatio memoriae. Blouet profite de l’assouplissement relatif des contrôles et de la censure pour exhumer son souvenir et tenter de lui redonner une place centrale dans la généalogie révolutionnaire française, mais aussi et surtout pour en faire un exemplum. Ses personnages traversent toutes les révolutions : 1830, 1832, 1848, et se tiennent prêts pour celle qu’ils estiment devoir suivre incessamment. En même temps, écrivant son roman au jour le jour, au fur et à mesure de sa publication, Blouet a – on voudrait dire instinctivement – recours à des schémas typiques du roman populaire de l’époque qui lui permettent de mettre en scène le social en l’ancrant dans une intrigue privée. C’est dans l’analyse de la rencontre, toujours problématique, de ces deux niveaux de la narration qu’on peut essayer de formuler quelques remarques intéressantes sur les rapports entre littérature et politique, potentiellement pertinentes au-delà de ce moment historique particulier.

LVSL – Plus largement, c’est toute la littérature et la plupart des écrivains qui semblent faire les frais de la méfiance de Proudhon et des proudhoniens. Comment l’expliquer ? Anti-intellectualisme ? Méfiance platonicienne à l’égard de la fable ? Mépris du métier d’écrivain ?

V. F. – Proudhon, littérairement parlant, est conservateur dans l’âme. Son idéal esthétique – le théâtre de l’époque classique – n’est tel que parce qu’il correspond au rôle qu’il aimerait voir jouer à la culture dans la société : un rôle d’appui à l’idéologie, pédagogique, secondaire dans tous les sens du terme. Les enthousiasmes romantiques – qu’il juge excessifs, déplacés, inauthentiques et moralement discutables – le répugnent profondément. D’où son hostilité profonde envers Victor Hugo et Alexandre Dumas, les deux plumes les plus en vue du mouvement, qu’il ne cesse d’attaquer dans les termes les plus violents.

Pour Proudhon, le romantisme est le symptôme de la décadence profonde de la société dans laquelle il vit. Il est par conséquent une cible nécessaire, au même titre que ses adversaires politiques directs. D’ailleurs, les deux peuvent se confondre, comme lors des élections de 1848, qui voient et Hugo et Dumas en lice, les deux sur des positions modérées, prônant un « républicanisme social » très critique envers le « républicanisme révolutionnaire » de Proudhon et des siens. On peut en effet deviner chez lui une forme de méfiance profonde et instinctive envers les écrivains en général, quelle que soit leur orientation, considérés comme des exhibitionnistes, ne cherchant que la réclame, exclusivement soucieux de leurs profits. L’écrivain qui bâcle son travail et exige des rétributions énormes serait alors l’opposé de l’ouvrier vertueux, qui travaille selon conscience et qui est exploité par son patron. De fait, Proudhon ne semble pas capable de distinguer la profession d’écrivain du système de la presse et de l’édition au mécanisme commercial. Ou du moins, il les considère indissociables et également dignes de dédain.

LVSL – De rares écrivains trouvent pourtant grâce aux yeux de Proudhon, notamment Eugène Sue, initiateur du roman sociale (Le Juif errant, 1844-45) qui représente une sorte d’exception. On est en revanche frappé par la vive animosité qu’il nourrit envers Victor Hugo, lequel fut effectivement proche de tous les pouvoirs jusqu’à 1848. Mais ce dernier, à l’époque, n’avait pas encore publié Les Misérables… Sait-on si Proudhon avait lu cette fresque de 1862, parue trois ans avant sa mort et s’il s’est ravisé à cette occasion ?

V. F. – Proudhon a une admiration certaine, mais tout de même relative, pour Sue. Après tout, Sue est un fouriériste et sa chapelle n’est donc pas la même que celle de Proudhon. Il lui reconnaît toutefois la capacité de faire passer des messages importants auprès du peuple des lecteurs, comme en particulier justement sa critique des Jésuites dans Le Juif errant.

Le fossé entre Hugo et Proudhon, en revanche, était impossible à combler. L’antipathie du philosophe pour le romancier était tellement profonde qu’il aurait fallu rien de moins qu’un retournement complet de Hugo, un mea culpa en règle et un reniement de toute son œuvre pour contenter Proudhon. La publication des Misérables, roman imprégné de ce mysticisme particulier qui caractérise l’ensemble des écrits de Hugo, ne devait par conséquent pas changer cela. En fait, le jugement de Proudhon peut paraître encore plus surprenant quand on pense aux attaques fielleuses auxquelles ce roman épique a dû faire face de la part de critiques conservateurs. Mais il montre au moins sans confusion possible son attitude invariable chaque fois qu’il est question de Hugo et de sa production, et mérite une citation complète. Dans une lettre de 1861, il affirme en effet : « J’ai lu cela. C’est d’un bout à l’autre faux, outré, illogique, dénué de vraisemblance, dépourvu de sensibilité et de vrai sens moral ; des vulgarités, des turpitudes, des balourdises sur lesquelles l’auteur a étendu un style pourpre ; au total, un empoisonnement pour le public. Ces réclames monstres me donnent de la colère, et j’ai presque envie de me faire critique ». Il l’a fait, d’ailleurs, dans ses journaux notamment, mais toujours en marge d’autres activités jugées plus importantes.

LVSL – Les décennies passant, le mouvement anarchiste – qui reconnaît en Proudhon l’un de ses précurseurs – verra-t-il évoluer sa position à l’égard de la littérature ? Quels auteurs ou quels groupes portent l’anarchisme littéraire ou romanesque au tournant du XXe siècle ?

V. F. – Le rapport entre le mouvement anarchiste et le monde littéraire demeurera compliqué, mais aussi extrêmement fructueux et cela de manières parfois surprenantes. On a pris l’habitude d’associer assez étroitement anarchisme et symbolisme en raison de nombreux croisements entre les deux mouvements dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et cela n’est pas entièrement faux. Il y a eu en effet une forte présence de sympathisants libertaires parmi les écrivains qui ont publié dans les innombrables petites revues à tendance symboliste qui ont marqué par leur vivacité le panorama culturel de cette décennie très agitée, qui est aussi celle de la « période des attentats » qui a fini par faire s’identifier, dans l’esprit de l’opinion publique, anarchisme et terrorisme. Mais ce n’est pas un voisinage à surévaluer.

La littérature des anarchistes va bien au-delà de la simple expérience symboliste, limitée dans le temps et portée par de jeunes écrivains qui ont pour la plupart déserté le mouvement lorsque la répression de l’état s’est abattue sur les militants. Les Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, publiait un important « Supplément littéraire ». Le Père Peinard d’Émile Pouget offrait à ses lecteurs des feuilletons dans un argot désopilant. Pratiquement tous les journaux anarchistes faisaient, peu ou prou, une place à la création littéraire. La mouvance individualiste et pacifiste se montrait plus accueillante pour les écrivains, dont plusieurs, tels Han Ryner, Manuel Devaldès, ou encore Gérard de Lacaze-Duthiers, étaient des habitués de journaux comme L’Insurgé, La Patrie humaine ou L’Unique.

Mais il ne faut pas oublier d’autres romanciers plus ou moins en vue qui ont aussi porté haut leur identité anarchiste tout en restant plus intégrés dans le milieu littéraire que ceux qui publiaient principalement dans la presse. Pensons notamment à Louise Michel, très prolifique, à Georges Darien, ou encore à Octave Mirbeau. Mais il y en a tant d’autres encore, dont beaucoup qui mériteraient d’être redécouverts…

LVSL – Malgré cet assouplissement, cet affect anti-romanesque ou antilittéraire ne resurgit-il pas encore au XXe siècle ? Je pense au PCF des années 1930 (celui des cellules d’entreprise, des cadres exclusivement ouvriers et du « réalisme socialiste »), qui tiendra Aragon éloigné de son comité central jusqu’à l’après-guerre en dépit des efforts de l’écrivain ?

V. F. La question de l’utilité de la littérature, de son rôle dans le mouvement d’émancipation du peuple, ne cesse en effet d’être débattue :

Au sein du mouvement anarchiste, les plus obstinément négatifs sont souvent les scientistes, qui jugent que les poursuites littéraires ne sont au fond qu’un petit jeu inutile et souvent irrationnel, une perte de temps qui empêche les gens de se concentrer sur l’action révolutionnaire.

L’anti-intellectualisme, parfois sous-entendu, parfois flagrant, demeure une constante dans bien des milieux de la gauche révolutionnaire et ce ne seront pas, malgré toute la bonne volonté des gens qui y ont adhéré, des mouvements comme celui de la « littérature populiste » ou de la « littérature prolétarienne » qui changeront quoi que ce soit fondamentalement à la chose.

Les surréalistes, tiraillés entre leurs pulsions libertaires originelles et la volonté de s’intégrer à un grand mouvement révolutionnaire en courtisant le PCF, offrent clairement un exemple typique des dangers qu’il peut y avoir pour des écrivains à vouloir s’identifier trop étroitement avec un parti.

Mais il ne s’agit pas là d’un problème uniquement limité aux confins de l’hexagone. Pour ne faire qu’un exemple, l’expérience des Futuristes en Russie et en Italie, au service de régimes guère identiques, si ce n’est pour leur vitalisme révolutionnaire initial, recèle d’autres leçons du même ordre.

LVSL – Ce qui se joue dans ce durable malentendu, n’est-ce pas une harmonisation impossible entre la dynamique de tout programme militant et celle de l’œuvre littéraire elle-même face à une finalité espérée – quelle qu’elle soit ? Au fond, la littérature finit toujours par s’autoriser à insulter l’avenir (ou tous les avenirs possibles), tandis qu’il est capital pour le récit militant d’interpeller l’avenir dans un certain sens.

V. F. Il est sans doute tentant de conclure que politique et littérature, en dépit de leurs nombreux croisements, parlent deux langages au fond très différents, qui ne sont pas simplement superposables. Chacun des deux domaines recherche une primauté qui se veut exclusive. Dans la pratique, toute tentative de les faire convivre se révèle problématique et farcie de contradictions. Les critiques portées contre les romans « engagés » dès les premières dérives sociales du romantisme – donc notamment avec les romans-feuilletons d’Eugène Sue et consorts – ont toujours souligné le côté artificiel de créations qui veulent atteindre en même temps deux buts : valeur littéraire objective et critique sociale constructive.

En ce qui concerne Proudhon, pour revenir à lui, ce qui devait primer était le sujet, la forme ne l’intéressait pas outre mesure. La littérature devait avoir une valeur de projet ou de dénonciation et tant que ce rôle était rempli, c’était l’essentiel. Mais encore fallait-il que le sujet fût exprimé de manière univoque, claire, pour qu’il soit impossible au lecteur de se méprendre sur le fond du message. C’est sans doute à ce niveau-là que se situe la contradiction de base entre politique et littérature, que nul n’est parvenu encore à résoudre : le conflit entre l’univocité idéologique et la multiplicité de voix que véhicule quoi qu’on veuille la littérature, parfois en dépit de tous les efforts des écrivains pour la bâillonner.

LVSL – Aujourd’hui, quelle serait l’actualité des positions proudhoniennes en matière de littérature ? Une figure de l’édition comme Michel Onfray, qui se réclame volontiers « proudhonien » ou « socialiste libertaire », a pu exprimer certaines préventions qu’on pourrait qualifier de moralisantes à l’encontre d’écrivains comme Sade ou Sartre…

V. F. Proudhon a été plus ou moins récupéré au fil du temps par des gens aux positions finalement les plus diverses. C’était le propre de sa philosophie d’avoir un assez grand nombre de facettes pour que certains de ses aspects puissent plaire aux compagnons de route les moins probables. Il y a même eu une courte renaissance du proudhonisme sous l’égide du « Cercle Proudhon » au début des années dix, qui a essayé de tisser des liens entre syndicalistes et militants de l’Action Française, et ensuite sous le régime de Vichy, fort bien vue par les autorités. S’il faut en croire les jugements parus dans les feuilles libertaires dans l’entre-deux-siècles, les croisements idéologiques n’étaient pas faits pour effrayer les militants anarchistes. Dans Les Temps Nouveaux, Jean Grave n’hésitait pas à offrir à ses lecteurs des extraits d’ouvrages d’auteurs on ne peut plus réactionnaires, tel Édouard Drumont, tant que les cibles indiquées dans ces fragments étaient les mêmes que celles qui attiraient les foudres anarchistes. Un pamphlétaire profondément catholique et conservateur comme Léon Bloy jouissait d’une excellente réputation parmi les anarchistes, qui pouvaient aussi compter bon nombre de plumes acérées dans leurs rangs et se reconnaissaient sans doute volontiers dans le style intransigeant de cet auteur, si ce n’est dans ses envolées mystiques.

Le désir de faire la morale aux autres n’est pas l’exclusivité de l’un ou de l’autre extrême de l’éventail politique, et on peut se donner parfois des compagnons de route inhabituels. Preuve en soit justement l’admiration réciproque étalée publiquement sur les écrans entre ce proudhonien moderne que se veut Michel Onfray et Éric Zemmour, dont les prises de position ne devraient cependant pas enthousiasmer les progressistes… Mais tel est apparemment le destin des rencontres entre la littérature et la politique.

Victor Hugo : « Quatrevingt-treize »

En 1874, tandis que le traumatisme de la Commune résonne encore dans le peuple, Victor Hugo publie Quatrevingt-treize. Des discussions entre Robespierre, Danton et Marat, jusqu’à la guerre menée par les royalistes, de Paris aux forêts de Bretagne, le livre se déploie en une fresque immense de la tragique année 1793. Ses héros, Gauvain et Cimourdain, sont un élan et une conscience ; héroïque et terrible, ils incarnent les deux visages de la Révolution, sans qu’elle soit réductible à l’un ou à l’autre. Pour notre série « Les grands textes », il a fallu choisir des extraits et laisser de côté tout le reste, à travers le portrait de la Convention, le récit du Paris de l’époque et celui des grands bouleversements d’alors, nous vous présentons quelques-uns des plus beaux passages de l’œuvre d’Hugo.


 

Deuxième partie

À Paris

LIVRE PREMIER. CIMOURDAIN.

I. Les rues de Paris dans ce temps-là

 

(…) Plus tard, à la ville tragique succéda la ville cynique ; les rues de Paris ont eu deux aspects révolutionnaires très distincts, avant et après le 9 thermidor ; le Paris de Saint-Just fit place au Paris de Tallien ; et, ce sont là les continuelles antithèses de Dieu, immédiatement après le Sinaï, la Courtille apparut.

Un accès de folie publique, cela se voit. Cela s’était déjà vu quatre-vingts ans auparavant. On sort de Louis XIV comme on sort de Robespierre, avec un grand besoin de respirer ; de là la Régence qui ouvre le siècle et le Directoire qui le termine. Deux saturnales après deux terrorismes. La France prend la clef des champs, hors du cloître puritain comme hors du cloître monarchique, avec une joie de nation échappée. (…)

 

II. Cimourdain

 

(…) En 1789, cette catastrophe était arrivée, et l’avait trouvé prêt. Cimourdain s’était jeté dans ce vaste renouvellement humain avec logique, c’est-à-dire, pour un esprit de sa trempe, inexorablement ; la logique ne s’attendrit pas. Il avait vécu les grandes années révolutionnaires, et avait eu le tressaillement de tous ces souffles : 89, la chute de la Bastille, la fin du supplice des peuples ; 90, le 19 juin, la fin de la féodalité ; 91, Varennes, la fin de la royauté ; 92, l’avènement de la république. Il avait vu se lever la révolution ; il n’était pas homme à avoir peur de cette géante ; loin de là, cette croissance de tout l’avait vivifié ; et, quoique déjà presque vieux – il avait cinquante ans et un prêtre est plus vite vieux qu’un autre homme, – il s’était mis à croître, lui aussi. D’année en année, il avait regardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d’abord que la révolution n’avortât, il l’observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu’elle eût le succès ; et, à mesure qu’elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l’avenir, fût aussi Pallas, et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son œil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.

Il était arrivé ainsi à 93.

93 est la guerre de l’Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu’est-ce que la révolution ? C’est la victoire de la France sur l’Europe et de Paris sur la France. De là, l’immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle.

Rien de plus tragique, l’Europe attaquant la France et la France attaquant Paris. Drame qui a la stature de l’épopée.

93 est une année intense. L’orage est là dans toute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s’y sentait à l’aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à son envergure. Cet homme avait, comme l’aigle de mer, un profond calme intérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines natures ailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les âmes de tempête, cela existe. (…)

 

LIVRE TROISIÈME. LA CONVENTION.

I. La convention.

 

Nous approchons de la grande cime.

Voici la Convention.

Le regard devient fixe en présence de ce sommet.

Jamais rien de plus haut n’est apparu sur l’horizon des hommes.

Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.

La Convention est peut-être le point culminant de l’histoire.

Du vivant de la Convention, car cela vit, une assemblée, on ne se rendait pas compte de ce qu’elle était. Ce qui échappait aux contemporains, c’était précisément sa grandeur ; on était trop effrayé pour être ébloui. Tout ce qui est grand a une horreur sacrée. Admirer les médiocres et les collines, c’est aisé ; mais ce qui est trop haut, un génie aussi bien qu’une montagne, une assemblée aussi bien qu’un chef-d’œuvre, vus de trop près, épouvantent. Toute cime semble une exagération. Gravir fatigue. On s’essouffle aux escarpements, on glisse sur les pentes, on se blesse à des aspérités qui sont des beautés ; les torrents, en écumant, dénoncent les précipices, les nuages cachent les sommets ; l’ascension terrifie autant que la chute. De là plus d’effroi que d’admiration. On éprouve ce sentiment bizarre, l’aversion du grand. On voit les abîmes, on ne voit pas les sublimités ; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige. Ainsi fut d’abord jugée la Convention. La Convention fut toisée par les myopes, elle, faite pour être contemplée par les aigles.

Aujourd’hui elle est en perspective, et elle dessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique, l’immense profil de la révolution française. (…)

Le 14 juillet avait délivré.

Le 10 août avait foudroyé.

Le 21 septembre fonda.

Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre. Libra. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme, sous ce signe de l’Égalité et de la Justice que la république fut proclamée. Une constellation fit l’annonce.

La Convention est le premier avatar du peuple. C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et que l’avenir d’aujourd’hui commença.

À toute idée il faut une enveloppe visible, à tout principe il faut une habitation ; une église, c’est Dieu entre quatre murs ; à tout dogme, il faut un temple. Quand la Convention fut, il y eut un premier problème à résoudre, loger la Convention.

On prit d’abord le Manège, puis les Tuileries. On y dressa un châssis, un décor, une grande grisaille peinte par David, des bancs symétriques, une tribune carrée, des pilastres parallèles, des socles pareils à des billots, de longues étraves rectilignes, des alvéoles rectangulaires où se pressait la multitude et qu’on appelait les tribunes publiques, un velarium romain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dans ces lignes droites on installa la Convention ; dans cette géométrie on mit la tempête. Sur la tribune le bonnet rouge était peint en gris. Les royalistes commencèrent par rire de ce bonnet rouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, de ce sanctuaire de papier mâché, de ce panthéon de boue et de crachat. Comme cela devait disparaître vite ! Les colonnes étaient en douves de tonneau, les voûtes étaient en volige, les bas-reliefs étaient en mastic, les entablements étaient en sapin, les statues étaient en plâtre, les marbres étaient en peinture, les murailles étaient en toile ; et dans ce provisoire la France a fait de l’éternel.

Les murailles de la salle du Manège, quand la Convention vint y tenir séance, étaient toutes couvertes des affiches qui avaient pullulé dans Paris à l’époque du retour de Varennes. On lisait sur l’une : ― Le roi rentre. Bâtonner qui l’applaudira, pendre qui l’insultera. ― Sur une autre : ― Paix là. Chapeaux sur la tête. Il va parler devant ses juges. ― Sur une autre : ― Le roi a couché la nation en joue. Il a fait long feu. À la nation de tirer maintenant. ― Sur une autre : ― La Loi ! la Loi ! Ce fut entre ces murs-là que la Convention jugea Louis XVI.

Aux Tuileries, où la Convention vint siéger le 10 mai 1793, et qui s’appelèrent le Palais-National, la salle des séances occupait tout l’intervalle entre le pavillon de l’Horloge appelé pavillon-Unité et le pavillon Marsan appelé pavillon-Liberté. Le pavillon de Flore s’appelait pavillon-Égalité. C’est par le grand escalier de Jean Bullant qu’on montait à la salle des séances. Sous le premier étage occupé par l’assemblée, tout le rez-de-chaussée du palais était une sorte de longue salle des gardes encombrée des faisceaux et des lits de camp des troupes de toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L’assemblée avait une garde d’honneur qu’on appelait « les grenadiers de la Convention ».

Un ruban tricolore séparait le château où était l’assemblée du jardin où le peuple allait et venait. (…)

Esprits en proie au vent.

Mais ce vent était un vent de prodige.

Être un membre de la Convention, c’était être une vague de l’Océan. Et ceci était vrai des plus grands. La force d’impulsion venait d’en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n’était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflait dans l’ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l’un et soulevait l’autre ; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils. Cette idée savait où elle allait, et poussait le gouffre devant elle. Imputer la révolution aux hommes, c’est imputer la marée aux flots.

La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dépensent, les hommes payent. Les événements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes !

La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.

Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l’histoire.

Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout.

En présence de ces catastrophes climatériques qui dévastent et vivifient la civilisation, on hésite à juger le détail. Blâmer ou louer les hommes à cause du résultat, c’est presque comme si on louait ou blâmait les chiffres à cause du total. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. La sérénité éternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus des révolutions la vérité et la justice demeurent comme le ciel étoilé au-dessus des tempêtes (…)

Telle était cette Convention démesurée ; camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à la fois, feux nocturnes d’une armée d’idées assiégées, immense bivouac d’esprits sur un versant d’abîme. Rien dans l’histoire n’est comparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave et carrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.

La Convention a toujours ployé au vent ; mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle de Dieu.

Et aujourd’hui, après quatre-vingts ans écoulés, chaque fois que devant la pensée d’un homme, quel qu’il soit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet homme s’arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grand passage d’ombres.

 

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