« Notre société revendique l’égalité contre le néo-darwinisme de Macron » – Entretien avec Éric Piolle

Eric Piolle, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

Éric Piolle est maire écologiste de Grenoble depuis 2014 et candidat à sa réélection. Largement en tête des sondages, son bilan a été salué par de nombreux observateurs comme un modèle pour les grandes villes en transition. Il raconte cette expérience originale dans son livre Grandir ensemble, les villes réveillent l’espoir (éd. Broché), où il développe également un horizon ambitieux pour les métropoles, dans un contexte d’urgence climatique et de perte du lien social. Dans ce riche entretien, nous revenons particulièrement sur les conclusions politiques qu’il en tire, à quelques semaines des municipales, mais surtout à deux ans des présidentielles. Éric Piolle occupe en effet une place singulière dans le paysage politique : étiqueté EELV, il conserve une indépendance par rapport à l’appareil et a su entraîner l’ensemble des composantes de la gauche sociale et écologiste derrière lui. Retranscrit par Dominique Girod, réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Au début de votre livre, vous dites que nous sommes une majorité culturelle et prédominante. Qui désignez-vous par ce « nous » et comment est-ce que cette majorité culturelle évolue ?  

Éric Piolle – Le « nous », ce sont des gens qui étaient déjà ancrés dans une structure écologiste, ou dans un prisme social très fort et qui évoluent face au constat qu’ils font sur la capacité du modèle ultralibéral à produire des inégalités sociales, l’épuisement des ressources, la pollution, le dérèglement climatique. Ils basculent, même si ce n’est pas leur culture d’origine, vers une perception qui est soit très explicite, soit juste un ressenti. Ils ne peuvent plus rester là, comme une espèce d’objet de la société de surconsommation qu’on ballotte, qu’on va stimuler et chez qui on va essayer de déclencher de la consommation compulsive. Il y a une sorte d’aspiration intérieure qui monte : une vie d’homme n’est pas celle d’un homo œconomicus sur lequel on va mettre plein de capteurs pour essayer de piloter ses réactions. C’est un « nous » large, indéfini. Il concerne les gens qui ont déjà réalisé cela et qui le vivent plus ou moins mal, qui sont dans l’action ou dans l’angoisse. Ce sont des personnes qui le sentent, mais qui sont encore en lien avec le système, qui ont un pied dedans, un pied dehors.

Une partie des classes moyennes et moyennes supérieures ne peut plus être conservatrice parce qu’elle ne peut plus assurer notamment à ses enfants la sécurité dont elle bénéficie. Il y a plusieurs vecteurs de bascule : d’une part, quelque chose qui interpelle parce que le monde est violent (les migrants, les guerres, les crises climatiques dans le monde, une crise sociale à proximité) et d’autre part, cette idée que tout est vain dans la réussite d’un individu de la classe moyenne supérieure, et que rien ne garantit que ses enfants feront partie des heureux élus.

LVSL – Vous avez évoqué le conservatisme. Quand on veut préserver la biosphère, on est conservateur. Est-ce que le clivage conservateur/progressiste vous parle ?

E.P. – Non, parce que parmi mes valeurs fondamentales, on trouve la joie, le partage, l’harmonie avec mes congénères ainsi que d’autres espèces, la nature, l’effort de libération sur soi-même, l’engagement et la transmission. On s’inscrit dans une histoire qu’on doit transmettre, qu’on travaille et qu’on cultive par une libération permanente pour que cela ne soit pas de la tradition conservatrice. Ce mythe de conservateur/progressiste me paraît d’autant moins pertinent que ce sont deux termes qui ont été accolés à un monde du bipartisme et il ne peut plus assumer ces fonctions-là. La gauche soi-disant progressiste, sociale-démocrate a abandonné cette transformation de cœur du modèle. Elle ne fait que gérer les externalités périphériques. Dans la droite historiquement conservatrice, l’idéologie méritocratique qui veut que la chance ne soit pas qu’une question de naissance a été balayée avec la mondialisation, l’accélération de l’évolution culturelle, le numérique et la connexion. Ce prisme me semble peu structurant.

LVSL – Vous dites vers la fin de votre livre que vous vous sentez Français et citoyen européen et non nationaliste-souverainiste. Nationaliste et souverainiste, est-ce la même chose pour vous ?

E.P. – Non. Pour moi l’arc humaniste se développe autour de six axes : gauche-droite, les rapports de domination et cette volonté de corriger les conditions initiales ; le féminisme ; le regard sur la diversité humaine ; le productivisme ; le rapport au monde ; la multi-appartenance (qui est un rapport à la frontière).

Chez les nationalistes-souverainistes, il y a un double rapport à la frontière qui est fermée, défensive. Ce n’est pas un rapport qui est élastique, on a toujours envie de déplacer une frontière. Il y a une sorte de viscosité : il faudrait que ce soit plus facile d’aller chercher des tomates à dix kilomètres plutôt qu’à 10000km tout en gardant la possibilité d’aller chercher un produit qui fait défaut à 10000km, moins souvent du fait de la complexité. Un individu appartient tout le temps à une communauté locale et à une communauté trans-spatiale, qui est ailleurs. Le souverainisme est une sorte de communautarisme à l’échelle d’une nation comme si l’appartenance à un collectif venait définir un individu entièrement. Pour moi, la subsidiarité est une question centrale.

LVSL – On dit souvent que l’échelle de l’État est un impensé pour EELV dans le sens où ils représentent traditionnellement le diptyque global/local. Pourtant, en France, on a quand même un attachement des classes populaires vis-à-vis de l’État, car celui-ci est protecteur à travers les services publics, les prestations sociales et la planification économique, par exemple, lors des Trente Glorieuses qui ont permis le plein emploi. De ce fait, les classes populaires sont très mobilisées pendant les élections présidentielles, mais moins pendant les autres. En ne considérant pas cette échelle, comment est-ce qu’on peut parler à d’autres gens qu’aux gagnants de la mondialisation ?

E.P. – Je pense qu’il faut considérer cette échelle, elle produit du cadre. Il y a deux échelles qui produisent du cadre : l’échelle européenne et l’échelle de l’État. On ne peut donc pas ne pas penser à l’échelle de l’État. Quand j’écris que les villes révèlent l’espoir, c’est parce que dans le processus de réappropriation de nos conditions de vie, de gain en confiance par l’entraînement à l’action, l’espoir part du local parce que, là, on va toucher à notre vie quotidienne : la mobilité, l’alimentation, le logement, la gestion des déchets, etc. On peut donc se réapproprier cela. C’est cette réappropriation qui permet de reconstruire un discours sur le fait qu’il faut aussi que l’État donne le cadre et les règles qui permettent de redéfinir un nouveau modèle de fonctionnement.

L’approche qui consiste à dire que la seule solution est d’arriver au sommet de l’État est un aveu d’impuissance comme il pouvait y avoir il y a dix ans ce discours d’impuissance de dire que les problèmes se régleront à l’échelle mondiale ou ne se régleront pas. Cela ne marche pas comme ça : c’est dans l’autre sens que l’on arrive à redéfinir nos conditions d’existence. On est obligé de penser à l’échelle de l’État. Je parlais tout à l’heure de viscosité, même si on a toujours envie de déplacer les frontières, il y a quand même des périmètres d’impact et l’État est un périmètre d’impact qui est intéressant aujourd’hui. On a une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire. La France est donc une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire qui fait qu’on a tous un attachement, quand bien même on appartient à plein de communautés différentes, on est alors multi-appartenants, nous avons en plus tous un lien singulier avec la France, un lien direct qui ne passe pas par des communautés.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Vous dites dans votre livre que réussir la transition écologique est le point de jonction entre l’ensemble des appareils de l’arc humaniste qui sont en concurrence électorale. Pensez-vous que 2022 soit l’ultime chance pour le climat, dans le sens ou si le bloc libéral macroniste ou si le bloc réactionnaire d’extrême droite gagne, nous n’aurons aucune possibilité de réduire par deux nos émissions en 2030 et de flécher nos efforts diplomatiques et commerciaux vers la transition mondiale ? Si oui, quelles conséquences politiques en tirez-vous ?

E.P. – Je ne crois pas que ce soit l’ultime chance. C’est une mécanique inversée qui me fait refuser cela. Je suis convaincu qu’un des vecteurs aujourd’hui de la peur, des angoisses de la société, qui, du coup, se retrouve en situation de burnout, c’est le fait que la crise environnementale vient tout d’un coup mettre un mur derrière la fenêtre de l’horizon. Cela est extrêmement violent pour le cerveau humain parce que sa métaphysique est faite de deux impensés : il n’arrive pas à appréhender l’infini du temps et l’infini de l’espace. Si on se vit avec cet infini bouché, on se vit dans une urgence, car il faut bien réfléchir aux solutions pour bouger et qu’en pratique l’urgence est une réponse à un danger, le danger suscite la peur qui n’est pas un vecteur de transformation. La peur vient de notre cerveau reptilien et provoque la paralysie, la soumission, la fuite en avant ou alors du combat quand l’animal est à la taille et là, ce n’est pas le cas.

La peur n’est pas un moteur d’action. Ce qui est un moteur d’action, c’est l’inspiration, la métaphysique, la spiritualité, la culture, l’art. C’est une nouvelle mythologie. Partant de cela, il n’y a jamais de point de non-retour. Le point de non-retour, on le constatera a posteriori si l’humanité disparaît ou que l’on passe de 7 milliards à 1 milliard. Avant, il n’y avait pas de trajectoire. Notre histoire humaine n’est pas faite de prolongation de courbes scientifiques, quand bien même elles seraient ultra alarmistes comme aujourd’hui. Notre histoire est faite d’événements improbables, notre avenir est fait de grains de sable qui grippent les engrenages. On ne peut pas développer une stratégie gagnante en présence d’une butée, car elle ne sera alors pas développée sur l’inspiration, mais sur la peur et le danger, et sera donc vouée à l’échec.

LVSL – Sans parler de dernière chance alors, si ce n’est pas le bloc écolo-humaniste qui gagne en 2022, pourra-t-on réduire nos émissions par deux en 10 ans comme le préconise le GIEC ? 

E.P. – Peut-être de façon ultra-radicale. C’est l’inspiration et l’entraînement à l’action qui font qu’on est débordés par nos actions et qu’on gagne en confiance. Cela fait vingt ans que je me dispute avec mon ami Pierre Larrouturou sur cette notion d’urgence parce qu’il dit toujours qu’on a une fenêtre de trois mois et que si on la rate, les choses seront plus difficiles encore. Notre désaccord vient du fait que je considère que cela ne génère pas une énergie d’action suffisante. Cela ne nous empêche pas de travailler pour que 2022 ne se passe pas comme 2017. En 2020, s’il n’y a pas une marée de villes qui enclenchent une transition écologique majeure, on pourrait craindre un échec parce que les prochaines élections seront en 2026 et qu’on ratera le coche pour 2030. On pourrait se dire que l’on a trois mois devant nous pour réussir, parce que ce n’est pas l’État qui fait les projets, il ne fait que poser un cadre.

LVSL – Tirant les leçons de l’expérience de 2017, selon vous, quel serait le scénario idéal pour 2022 ?

E.P. – On arrive à cristalliser un espace politique qui est l’espace idéologique et culturel, c’est-à-dire, un mouvement de repli sur soi, de droite et d’extrême droite, un mouvement ultralibéral sécuritaire qui s’assume pour la protection des vainqueurs du système. Pour moi, c’est ce qui est advenu avec l’effondrement du bipartisme. Le macronisme, c’est de l’entrepreneuriat politique. Avant, on avait des gouvernements de droite qui ne faisaient pas de la politique de droite et des gouvernements de gauche qui ne faisaient pas de la politique de gauche. Maintenant, on a un gouvernement ultralibéral qui fait une politique ultralibérale sécuritaire comme annoncé. Le troisième espace, c’est cet arc humaniste qui n’arrive pas à se cristalliser d’un point de vue politique alors qu’il est là d’un point de vue culturel. Dans ma lecture de 2017, si les trois candidats s’étaient retirés en disant à Nicolas Hulot qu’il serait le président d’une VIe République d’un nouveau genre, on aurait remporté les élections. Si aux Européennes on avait réussi à cristalliser cet arc humaniste, on n’aurait pas été à 10 points du duel Macron-Le Pen, mais en tête des élections. C’est ce qu’on avait vu à notre échelle à Grenoble en 2014 avec un sursaut de participation de 6 points au second tour.

LVSL – La participation à l’homogénéisation de ce troisième espace n’est-elle pas en contradiction avec un discours communaliste ? On parle de déterminer un projet national qui puisse cristalliser ce qui est déjà un acquis culturel autour d’un mouvement rassembleur.

E.P. – Je ne crois pas que ce soit autour d’un mouvement. Notre organisation sociale revendique l’égalité. Le néo-darwinisme de Macron lorsqu’il évoque les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » brise cette égalité de fait, beaucoup plus revendiquée que par le passé. On retrouve ces nouvelles façons de faire société dans le monde de l’action de la société civile, au fonctionnement collectif, sans structure, sur un projet donné, par exemple dans le monde de l’énergie où on retrouve beaucoup de producteurs-consommateurs qui s’associent pour une mise en commun. On retrouve cette organisation dans le monde de la politique où les individus conservent leur identité, mais se retrouvent sur des projets communs à l’échelle municipale, européenne, pour la France, pour les régionales. Ces projets s’appuient sur la diversité, il ne s’agit pas d’une fusion des cultures.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Dans la dernière partie de votre livre vous évoquez la Commune de Paris. Vous assimilez Thiers au jacobinisme et sa répression à la peur de la liberté des Communards, « raison pour laquelle l’État central, le Paris capitale de la France a fait le choix de passer les Communards au fil de la baïonnette ». Est-ce que, pour vous, l’échelle de la gestion se confond avec une politique réactionnaire antirévolutionnaire ? Est-ce que l’État central est forcément quelque chose de réactionnaire et antirévolutionnaire par essence ?

E.P. – Cela dépend aux mains de qui il est. C’est un État qui est le plus souvent au service des puissants, quand il n’est pas dirigé par les puissants eux-mêmes. C’est la nouveauté du système Macron : maintenant on a Danone, Areva et consorts qui sont directement au pouvoir. Ce ne sont plus des visiteurs du soir et dans ces cas, il est là pour écraser ceux qui veulent reprendre en main leurs conditions de vie.

Là, on broie les aspirations profondes de gens qui souhaitent définir leurs conditions de vie parce que c’est un gouvernement réactionnaire et aussi un gouvernement qui dit que la structure et l’organisation prévalent sur la subsidiarité et la liberté de communautés auto-organisées, l’autogestion étant une menace pour le système.

LVSL – Justement, au sujet de la subsidiarité, ne serait-il pas temps d’arrêter d’opposer jacobinisme et girondisme ou décentralisation face à l’urgence climatique ? Ne pourrions-nous pas nous accorder sur un principe de subsidiarité écologique ? On ferait automatiquement ce que norme l’échelle la plus ambitieuse en termes d’écologie, que ce soit la région, la commune, l’État ou l’Europe.

E.P. – Il faut garder en tête que dans cette subsidiarité l’action déborde son cadre idéologique et appartient à plusieurs imaginaires, c’est donc quelque chose qui est fondamental pour moi. C’est-à-dire que je reconnais que dans cette diversité humaine, les imaginaires peuvent s’accorder sur une mythologie commune et que finalement, une action a le mérite de faire exploser un cadre idéologique et philosophique. On est entraîné par l’action dans laquelle on met de côté son histoire pour faire avec. Il y a donc là une production humaine qui crée du commun et qui est pour moi extrêmement riche. Autant, quand la loi est la norme, je pousse pour cette subsidiarité ; autant dans les moyens de l’action et de la transformation, le projet est beaucoup plus puissant quand il est municipaliste que quand il s’agit d’un grand plan d’État. Ce dernier fonctionne pour un rattrapage, mais peut également basculer dans le totalitarisme. Ce qui va nous faire avancer, c’est la liberté et la chance.

LVSL – Quelle est pour vous la différence entre la planification écologique et le Green New Deal dont vous parlez dans votre livre ?

E.P. – Je ne tiens pas à insister sur la différence, car je suis plutôt dans la recherche de la convergence des concepts aujourd’hui. Pour prendre l’exemple de la Smart City bourrée de capteurs et de pilotage, la cité n’est pas regardée comme un foyer humain, mais comme une sorte d’usine dont il faut optimiser les déplacements et la production de déchets des pions humains. Les humains sont considérés comme des pions dont il faudrait optimiser les actions. La Smart City, avec son pilotage total, est déshumanisée. Elle est construite sur une mythologie techno-scientiste dans laquelle on n’a pas besoin de questionner à nouveau notre humanité et nos façons de vivre. On a juste besoin de se laisser piloter par le monde techno-scientiste. À l’inverse, je crois que la ville est un foyer humain qui concentre des solidarités, de la production de connaissances, de culture, d’échanges, que c’est profondément humain et que nous regardons la Smart City à rebours de ce qui est communément admis dans la littérature techno-scientiste. Nous ne sommes pas technophobe par principe, mais ça ne peut s’impliquer que dans une conversion humaine et l’exercice de la liberté humaine. Je n’ai pas envie de vivre avec une multitude de capteurs et suivant les préceptes de gens qui me pousseraient à avoir des comportements écologiques comme ils ont essayé de me pousser à consommer de façon compulsive. C’est une atteinte à mon humanité.

LVSL – Comment liez-vous « Liberté, égalité, fraternité » avec votre devise « Garantir, chérir et nourrir » ?

E.P. – Je n’ai pas encore réfléchi à cette question, qui est intelligente. J’aime bien les triptyques, cela me parle. Si je faisais un pendant, ce que j’ai cherché à faire c’est dire qu’on va se décaler du développement durable pour aller vers ce triptyque pour mener des actions qui garantissent des sécurités, chérissent les biens communs, nourrissent de sens et qui atteindront les trois échelles : l’individu dans sa solitude, le collectif (l’individu organisé) et l’institution (l’individu organisé en société). Comme dans le triptyque « Garantir, chérir et nourrir », la devise « Liberté, égalité, fraternité » parle à la fois à l’individu, au collectif et à l’individu organisé en société. C’est là que je situe le parallèle.

« Nous avons développé une économie différente qui crée un lien social extraordinaire » entretien avec Damien Carême

Damien Carême, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Killian Martinetti

Damien Carême, depuis peu eurodéputé Europe Écologie Les Verts, s’est fait connaître en tant que maire de Grande-Synthe, une banlieue de Dunkerque de plus de 23 000 habitants ayant grandement souffert de la désindustrialisation. Ce qu’il y a initié, en matière de transition sociale et environnementale, depuis son premier mandat en 2001, inspire beaucoup, a fortiori à la veille des municipales. Nous revenons avec lui sur cette expérience riche d’enseignements, et sur le prolongement qu’il en donne depuis le Parlement européen. Entretien réalisé par Manon Milcent et Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez été maire de Grande-Synthe de 2001 à 2019. Comment un écolo a-t-il réussi à gagner dans une ancienne ville industrielle du Nord ?

Damien Carême : En 2001, il fallait arriver au pouvoir. C’était une ville stigmatisée, une ville de banlieue où il y avait une délinquance importante, un sentiment de malaise, des difficultés sociales présentes depuis un certain nombre d’années et pas de solutions concrètes. Nous n’étions pas d’accord avec les politiques locales donc nous avons fait une contre-proposition en présentant une liste aux élections municipales de 2001. Le slogan était « Autrement la ville, autrement la vie ». Sans proposer quelque chose de révolutionnaire, nous exposions notre vision de la société sur le plan culturel, social, de l’aménagement urbain, de la circulation automobile. Et nous avons gagné, même si ce n’était que de 114 voix sur 14 000 électeurs.

Une fois que nous sommes arrivés au pouvoir, nous sommes allés plus loin dans nos préconisations. Nous avons eu l’opportunité de réaliser de gros programmes de renouvellement urbain en 2004. C’est à ce moment-là que nous avons lancé les débats sur le monde dans lequel nous vivions, mais aussi que nous avons proposé d’apporter des réponses aux problématiques sociales, notamment grâce à des financements pour des logements sociaux de qualité. Nous avons exigé la construction de logements au minimum de basse consommation, voire passifs. Pour certains, cela a engendré une baisse du prix de leur facture énergétique par 8 ! Nous avons aussi créé une université populaire, où il y avait des conférences sur la possibilité de la mise en place d’une autre société, sur le plan des retraites, de l’énergie, du lien social, sur le fonctionnement de la société, de l’écologie ou des ressources. Nous avons notamment reçu des gens comme Philippe Bihouix, qui était venu nous faire une conférence sur son livre l’Âge des low-tech. En fait, nous avons fait venir des gens que l’on voit peu dans le système médiatique parce qu’ils sont légèrement en opposition avec le modèle de développement que nous avons mis en avant pour montrer aux gens qu’un autre monde est possible. Nous les avons accompagnés, notamment avec des jardins partagés en bas des immeubles. Un peu plus tard, nous avons réfléchi à comment mettre en place la cantine bio. C’est comme ça que l’on a déroulé, jusqu’au dernier programme de 2014, pour ma deuxième réélection où nous sommes allés vraiment beaucoup plus loin en termes d’écologie, du développement de l’économie de la fonctionnalité, l’économie du partage, la récupération de la chaleur d’Arcelor, la diminution des émissions de CO2 des industriels…

Dans le programme nous parlons rarement de développement durable, de transition écologique, etc. parce que cela ne veut rien dire dans ces classes populaires, ce ne sont que des concepts flous. En revanche, à chaque fois que nous faisons quelque chose nous expliquons ce qu’est la transition. Il faut expliquer aux gens qu’un jour, nous atteindrons les limites de notre système de production, avec un pic pétrolier. Il faut que cela permette de réfléchir à comment vivre sans pétrole par exemple.

Nous avons vraiment montré l’exemple en allant vers les gens, par exemple par une fabrique de l’autonomie, en apprenant à fabriquer des produits ménagers, des cosmétiques à base de produits naturels. C’est bénéfique pour le corps, puisqu’il n’y a pas  de perturbateurs endocriniens ni de dérivés pétroliers. C’est également bon pour l’environnement, puisqu’on ne met rien dans le réseau d’eau, et les gens adhèrent à ces projets. En plus, cela allège les factures, un litre de lessive revient à 40 centimes. Et à chaque fois, nous poussons plus loin dans leur champ du quotidien, et du coup, ils deviennent demandeurs, ils prennent eux-mêmes des initiatives. Ce qui a fait la spécificité de la ville en 2015, c’est que l’on a eu 2500 Syriens qui sont arrivés. Nous avons créé un camp de réfugiés qui était le premier et le seul en France et je n’ai du faire face à aucune opposition, aucune manifestation, pas un seul mouvement s’opposant à leur arrivée ou à l’argent dépensé, puisque les habitants connaissaient bien ma transparence. Cela fait aussi partie de la société que nous leur narrons lorsque nous parlons de transition, de notre modèle de développement, de la solidarité, de la géopolitique. Quand nous parlons d’une nouvelle société, il faut que tout aille dans ce sens.

LVSL – Pendant votre mandat, vous avez mis en place de nombreuses initiatives en faveur de la préservation de l’environnement et dont un « revenu de transition écologique ». Qu’est-ce donc ?

D.C. – C’est un concept qui a été développé par Sophie Swaton, économiste à l’Université de Lausanne, qui n’est pas en accord avec l’idée d’un revenu de base, sans être dans l’opposition totale. Selon elle, il convient de mettre en place des mécanismes pour assurer un revenu aux gens qui s’orientent vers des activités avec un impact environnemental bas, comme pourrait le faire un agriculteur passant d’une activité conventionnelle à une exploitation bio. Il convient alors d’anticiper sa perte de revenu, en lui apportant une aide. On peut également prendre l’exemple d’un salarié travaillant dans un secteur polluant comme le pétrole qui souhaite se convertir dans la menuiserie. La question est de savoir comment le soutenir afin qu’il puisse payer sa formation. C’est un accompagnement financier, que cela soit sous forme de salaire, soit le paiement de la formation, pour que les personnes puissent se reconvertir dans des métiers à faible impact environnemental. À Grande-Synthe, six personnes bénéficient de ce genre d’aides, dont trois maraîchers bios que l’on a implanté sur des terres, au sein d’une coopérative. Après, chacun des membres qui arrivera à gagner sa vie grâce à son activité reversera un pourcentage pour auto-alimenter cette coopérative pour que cela aille à d’autres. C’est une forme de revenu que nous assurons, mais sur une transition économique et professionnelle. C’est une forme de caisse d’allocation.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – Mais à l’heure où les dotations de l’État en faveur des mairies diminuent d’année en année, comment arriviez-vous à mettre en place et financer ces initiatives ?

D.C. – Parce que cela ne coûte pas tant d’argent. Nous avons revu tout le plan d’éclairage public, cela a été un investissement, nous avons fait des emprunts sur vingt ans, mais cela ne coûte pas cher. Cela nous a même fait économiser 500 000 euros. Quant au réseau de chaleur, grâce à des logements de basse consommation, nous avons pu économiser 250 000 euros de chauffage des bâtiments et cela évite l’émission de 6 500 tonnes de carbone dans l’atmosphère. Planter des arbres fruitiers en ville, ça ne coûte pas d’argent, faire des jardins partagés en bas des immeubles, faire la fabrique de l’autonomie, non plus. Développer l’économie du partage ou de la fonctionnalité, comme on peut le faire en se disant que l’on n’a pas tous besoin d’avoir une perceuse (sachant que les gens s’en servent en moyenne entre six et treize minutes avant d’en changer). C’est la société de consommation dans laquelle on est. C’est de l’usage dont on a besoin, pas de la possession. C’est tout le mécanisme qu’il faut démonter dans l’inconscient de tout le monde, parce que l’on nous a tellement mis dans un conditionnement que l’on a du mal à s’en sortir. En réponse, nous avons fait une grainothèque, une outil-thèque, qui s’est développée au-delà de simples outils, avec la mise à disposition de sièges autos dont les parents ne se servaient plus par exemple. Nous avons développé une économie différente, ce qui ne coûte pas d’argent en réalité. C’est simplement de la rencontre entre les gens, ce qui crée un lien social extraordinaire. Finalement, l’écologie n’est pas chère, elle peut même être rentable financièrement. Par exemple, tous les bâtiments de la ville sont maintenant nettoyés avec des produits que l’on fait nous-mêmes, et cela nous a fait économiser de l’argent. Le personnel avait moins d’allergie aux produits d’entretien, et la qualité de l’air dans les écoles s’est considérablement améliorée puisqu’il y a moins de solvants. C’est donc vertueux sur toute la chaîne, même financière. Effectivement l’État ne nous donne plus autant d’argent depuis dix ans, nos recettes stagnent, mais il faut trouver des marges de manœuvre, et on peut même mettre de nouveaux régimes sociaux, en les finançant avec des économies d’énergie. Nous déployons l’argent que l’on a économisé ailleurs.

LVSL – Vous avez récemment quitté votre poste de maire pour devenir parlementaire européen. Est-ce que, pour vous, cela signifie que la préservation de l’environnement passera forcément par l’échelle européenne plutôt que du local ?

D.C – Non. C’était mon troisième mandat en tant que maire et je suis pour le non-cumul dans le temps et dans le nombre, donc j’avais annoncé que cela serait le dernier. Je pense qu’au bout d’un certain temps, il faut passer la main, même si j’adore ce que je fais et que je pense que les gens étaient attachés à mon rôle puisque j’ai été élu au premier tour la dernière fois. J’avais encore beaucoup d’idées pour aller plus loin, mais il faut changer. J’étais donc prêt à ne pas me représenter en mars 2020 et Yannick Jadot est venu me voir pour me proposer d’être sur sa liste, c’était l’opportunité de poursuivre les combats que je menais au niveau local et ramener mon expérience au niveau européen. Cela a raccourci mon mandat de quelques mois. Si les élections européennes avaient eu lieu deux ou trois ans avant, je n’aurais peut-être pas accepté, afin de finir mon mandat de maire, car il y avait encore beaucoup de choses en cours. En revanche, je pense que c’est important que des maires poursuivent ce combat, parce que l’expérience du terrain est extrêmement importante. Par exemple, dans les domaines sur lesquels je travaille au Parlement européen, comme les migrations, ce que j’ai vécu au niveau de Grande-Synthe et du coup au niveau national me sert dans les argumentaires politiques pour défendre un peu les politiques européennes. Dans la commission innovation, technologie et recherche, mon expérience dans un territoire industriel devant opérer sa mutation écologique et environnementale, est extrêmement importante pour défendre des orientations sur l’énergie, sur des politiques d’énergie, ou sur les politiques non-carbones. Enfin, dans la commission économie et finance, il me paraît important de défendre un modèle de protection de notre industrie qui doit être vertueuse dès l’entrée sur le territoire européen de produits qui ne sont pas fabriqués de la même manière sur le plan environnemental, comme les aciers turcs, chinois ou russes, qui émettent 2,2 tonnes alors que nous on émet 1,5 tonne pour les produire. Il faut que l’on protège notre industrie, mais aussi notre environnement, notre climat, en mettant des conditions de normes environnementales à l’importation. Ce sont des mécanismes que l’on peut mettre en place à l’Europe et je m’appuie sur mon expérience de terrain avec des industriels locaux qui me sollicitent pour cela, qui m’expliquent qu’ils voudraient changer leur manière de fabriquer, mais que cela engendre des coûts de production supplémentaires, qui engendrent une concurrence déloyale avec d’autres pays.

LVSL – Est-ce que vous vous sentez plus utile à Bruxelles qu’à Grande-Synthe ?

D.C – La grosse différence c’est qu’un maire peut tout faire. C’est vrai qu’il peut avoir une idée le matin et le faire l’après-midi, alors qu’au niveau européen, ça pourra peut-être voir le jour dans 15 ans, parce que la procédure est longue. Maintenant, les députés européens sont là pour faire des lois, des textes législatifs, pas de la mise en place concrète. Mais, l’expérience de terrain permet d’anticiper des conséquences que les technocrates ne peuvent pas voir. Ce qui est également important, c’est que l’on fasse exploser la bulle de Bruxelles telle qu’elle existe. Les fonctionnaires européens sont dans leurs bureaux, alors que moi, je me déplace en France deux jours par semaine pour me confronter à la réalité du terrain, rencontrer des personnes et créer le lien entre l’Europe et les citoyens.

LVSL – Récemment, dans un article du Monde, puis dans des propos réitérés sur LVSL, François Ruffin a appelé à une alliance rouge-verte, sous la forme d’un « front populaire écologique », projet soutenu par des personnalités comme le maire de Grenoble Éric Piolle. Pensez-vous que la victoire de la gauche, mais surtout la défaite du parti gouvernemental, aux prochaines municipales, passera obligatoirement par une union de la gauche ?

D.C. – François est venu aux universités d’été des Verts, fin août à Toulouse, suite à mon invitation pour débattre sur ce sujet. Nous sommes d’accord sur le fond. Pour moi, la gauche et la droite, ce n’est pas que cela ne représente plus rien, notamment sur le plan social, démocratique, mais sur le plan environnemental, aujourd’hui, cela ne veut plus rien dire. Quand on a une gauche pro-nucléaire, pour continuer le mode de développement, qui soutient l’industrie pétrolière, je considère que cela ne peut plus fonctionner. Cette gauche-là, ce n’est plus possible. Elle est là la grosse différence, même si on est peut-être autant attaché à la question sociale. Mais je considère que le modèle social que l’on a aujourd’hui, ne pourra plus être défendu demain, puisque l’on n’aura plus de vie sur Terre. Donc l’urgence est de trouver un accord sur un projet de société écologique qui remet à plat le modèle de développement, et arrêter la mainmise de l’économie sur le politique. C’est là où il faut que l’on reprenne le pouvoir. Le problème c’est qu’en politique, un et un ne font pas deux. Par exemple, Éric Piolle disait que Marine Le Pen et le Rassemblement National sont arrivés en tête aux Européennes parce que l’on n’a pas fait d’alliance. Je ne suis pas sûr que si l’on s’était allié avec la France Insoumise, on aurait fait un 19%. Ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. Il faut que l’on travaille tous, à notre niveau, pour un même objectif, et à un moment, nous nous retrouverons sur le chemin. Il faut une société plus sobre, ce qui permettra de ne plus avoir ces écarts de richesse. La richesse qui sera créée devra obligatoirement être limitée pour être redistribuée, avec des mécanismes de redistribution pour avoir une société plus égalitaire, avec moins de concurrence entre les individus. C’est vers ce mode de développement qu’il faut tendre, et non plus répondre à une idéologie de gauche ou de droite.

Damien Carême, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

LVSL – Est-ce que 2022 est la dernière chance pour le climat ? Si les libéraux ou l’extrême droite arrivent au pouvoir, est-ce que ce n’est pas définitivement faire une croix sur toute possibilité de sortie de crise ?

D.C. – Je ne fais pas partie des collapsologues, mais il y a un réel danger. C’est simple, nous avons cinq ans. En 2022, il ne restera plus que 3 ans. Il y a des décisions qui doivent être prises dès aujourd’hui, à tous les niveaux; européen, national et même international. 2022 est effectivement la dernière chance. D’ailleurs, certains disent que 2020 est le dernier mandat pour entamer cette transition. Nous n’avons plus le temps pour penser la transition, il faut agir. Quand on regarde le gouvernement français actuel, il n’est pas du tout sur la bonne voie. J’ai d’ailleurs déposé une plainte contre lui pour son inaction en matière de changement climatique. Le dernier rapport du GIEC, sorti en septembre, me donne raison puisqu’il dit que Grande-Synthe sera sous l’eau en 2100, ce qui confirme encore plus mes inquiétudes. Au niveau européen, nous avons déposé avec Karima Delli, un projet de résolution pour instaurer l’état d’urgence climatique. S’il passe, cela voudra dire que toutes les décisions qui sont prises par le Parlement européen devront être regardées, analysées à l’aune de l’Accord de Paris. Les élus issus de la majorité française ne veulent pas signer ce texte, parce que trop engageant. Il faudrait arrêter de critiquer Trump qui s’est retiré de l’accord de Paris, et appliquer ce que l’on a signé à soi-même. Il faut arrêter avec la communication politique et passer aux actes avec un texte contraignant. (Ndlr : Le vote a eu lieu jeudi matin et a été accepté par les députés européens)

LVSL – Vous êtes fortement mobilisé sur la question des migrants, notamment au parlement européen. Vous vous êtes d’ailleurs récemment rendu sur l’île de Samos, en Grèce. Dans une vidéo Twitter, vous vous êtes exprimé en faveur d’une nouvelle stratégie en matière d’accueil et prise en charge des migrants. Quelle est-elle ?

D.C. – Déjà, c’est que l’on arrête d’employer la rhétorique de l’extrême droite. Il faut arrêter de parler de « raz de marée migratoire », de « tsunami », de « problème migratoire ». Je suis d’ailleurs très en colère contre le gouvernement et Macron, qui relancent un débat sur l’immigration alors que dans le Grand Débat qu’il y a eu sur les Gilets Jaunes, la migration n’apparaissait pas. C’est une utilisation politique d’une thématique qui n’est pas dans le viseur des Français. Certes la France est le premier pays en termes de demandes d’asile, mais rapporté au nombre d’habitants, c’est le 8e pays européen. Il faut parler et débattre de migration, mais en parlant réellement de ce qu’il se passe. Il y a quelques millions de personnes qui sont arrivées en Europe. Nous sommes 500 millions. N’est-on pas capable d’accueillir ces gens qui fuient la guerre, le terrorisme, la misère sur notre continent européen, première puissance économique du monde ? En France, entre 2009 et 2018,  nous avons donné l’asile à l’équivalent de 0,025% de la population. On parle toujours de la migration économique, mais elle ne constitue que 12%. Il faut remettre tout ça en perspective et se dire que ce n’est pas un problème de migration, mais d’accueil. Nous ne sommes pas à la hauteur, en France comme en Europe, en ce qui concerne l’accueil de ces personnes dans de bonnes conditions. Sur l’île de Samos, en Grèce, il y a 6 100 personnes dans un camp qui était prévu pour  647 personnes. Il y a donc 5 500 personnes qui vivent dans des conditions déplorables, sans accès à des douches, aux toilettes, à l’alimentation. C’est le cas sur cinq îles, ce qui fait qu’il y a 35 000 personnes qui vivent là, dont 5 000 mineurs isolés. Ce n’est rien à l’échelle européenne ! Le ministre grec a d’ailleurs envoyé un courrier aux ministres européens pour les prévenir de la catastrophe des enfants et leur demander de l’aide, il n’a reçu qu’une seule réponse. La réalité de la migration, ce sont des États qui se recroquevillent, avec des gouvernements comme celui de Macron qui visent toujours un duel entre les libéraux et l’extrême droite. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que le coût de la non-gestion de cette migration est plus élevé que si l’on mettait l’argent dans un accueil correct, la formation, l’éducation et l’intégration sociale et professionnelle de ces personnes. Très concrètement, c’est Frontex, qui coûte 10 milliards d’euros, des opérations policières qui ont des conséquences budgétaires, mais aussi économiques, sur le tourisme comme à Samos.

« Les communes n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces » – Entretien avec Géraud Guibert

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

Géraud Guibert, conseiller maître à la Cour des comptes, a notamment été directeur de cabinet de la ministre de l’Écologie à partir de 2012 et est actuellement le président de La Fabrique Écologique, un think tank pluraliste et transpartisan dédié à la transition écologique et partenaire de LVSL à l’occasion du séminaire « Construire une écologie populaire » à la Sorbonne, le 23 novembre 2019. Dans cet entretien, nous revenons sur une de leurs dernières notes, consacrée au rôle des communes dans la réduction des émissions de carbone. L’occasion de constater les faiblesses de l’accompagnement des acteurs locaux, à quelques semaines des élections municipales. Entretien retranscrit par Dany Meyniel, réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez récemment présidé un groupe de travail de La Fabrique Écologique ayant rédigé une note intitulée Les communes, les intercommunalités et l’action climatique : comment accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Vous tirez plusieurs constats, notamment que les outils de mesure de gaz à effet de serre sont souvent inefficaces et mal utilisés à l’échelle locale. Pourriez-vous revenir sur ce constat et sur ce que vous voulez dire par là ?

Géraud Guibert – Pourquoi ce travail, de La Fabrique Écologique, sur les collectivités locales et le climat ? Les différents pays, la France en particulier, sont en retard par rapport aux objectifs des Accords de Paris, eux-mêmes insuffisants pour stabiliser le climat à l’horizon 2050. Ce retard concerne d’abord l’État, mais il est légitime de se demander si les différents acteurs de la société comme les entreprises, les collectivités locales voire les citoyens sont dans la même situation. Notre conviction est que le sujet du climat concerne tout le monde et qu’il est important que chacun, dans son domaine, suive la bonne trajectoire.

Les collectivités locales jouent un rôle de plus en plus grand dans les négociations climatiques, y compris aux États-Unis par exemple, où malgré Donald Trump, toute une série d’entre elles agissent vigoureusement pour le climat. Dans notre pays, 70% des investissements pour la transition écologique et énergétique doivent être mis en œuvre par les collectivités locales, principalement les communes et les intercommunalités. Il est donc important de savoir précisément où elles en sont, en particulier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

L’enquête menée montre malheureusement qu’elles utilisent très peu les outils de mesure et de suivi à leur disposition, que ce soit pour les émissions de gaz à effet de serre ou, tout simplement, leur consommation énergétique. Du coup, les citoyens n’ont pas une vision précise des résultats globaux de l’action climatique de leurs élus et du chemin restant à parcourir. Or, pour que chacun agisse vraiment, il est important qu’ils aient confiance dans l’action menée, et donc une visibilité sur elle. Tous les outils existent pour mesurer les gaz à effet de serre, mais peu de communes (voire aucune) ne mesure tous les ans celles de leurs services municipaux (c’est-à-dire de leurs patrimoines, bâtiments ou activités directes, par exemple les véhicules qu’ils utilisent). Peu dispose d’un dispositif de suivi permettant de mesurer la cohérence entre le chemin parcouru et la trajectoire souhaitable de réduction dans les années qui viennent.

Il y a deux catégorie d’émissions de gaz à effet de serre pouvant être mesurées, celles des services municipaux (cf. supra) et celles du territoire. Ces dernières comprennent les émissions de l’ensemble des acteurs publics ou privés y étant implantés. Il y a ainsi une confusion générale entre ces deux notions. Chacune a son importance, mais c’est de la première que les collectivités ont une responsabilité directe.

LVSL – Si on prend l’exemple d’une usine implantée sur le territoire d’une commune, les émissions de gaz à effet de serre que produit l’usine sont comptabilisées au niveau du territoire mais la commune n’a pas d’impact dessus.

G.G  C’est tout à fait juste. Mesurer les émissions territoriales de gaz à effet de serre est plus compliqué et l’interprétation des résultats est nécessairement ambigüe : il suffit qu’une nouvelle usine vienne sur le territoire et vous augmentez fortement vos émissions, ce qui est évidemment un peu paradoxal et entraîne une vraie difficulté pour faire comprendre cet outil. En tous cas, il est très important d’avoir dans ces domaines des messages clairs et fiables, en particulier vis-à-vis des citoyens.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – photo © Clément Tissot

LVSL – Si les élus ne font pas ces expertises-là, pourquoi ? N’y a-t-il pas assez d’experts disponibles ? Les collectivités territoriales supérieures types régions, départements ne détachent pas des gens pour calculer ces émissions, ce qui évidemment a un coût ?

G.G – En fait, les raisons sont multiples. De nombreux élus continuent à considérer que ce n’est pas un sujet dont ils ont à traiter, et il faut espérer que ce type de réaction disparaîtra après les prochaines élections municipales.

Un certain nombre de communes manque en outre de moyens humains pour mener ces expertises dans de bonnes conditions. Ce n’est pourtant pas très compliqué, mais l’assistance proposée dans ce domaine par d’autres collectivités ou établissements mériterait d’être développée.

Les élus préfèrent enfin, le plus souvent, communiquer sur leurs projets, par exemple en matière de rénovation thermique ou d’énergies renouvelables, plutôt que d’afficher un suivi précis moins maîtrisable de leurs émissions. Celui-ci pourrait avoir l’inconvénient pour eux de montrer que leurs projets ne sont pas à l’échelle suffisante ou que cela ne permet pas d’avancer suffisamment vite.

Il peut donc y avoir le sentiment, chez un certain nombre d’élus, qu’après tout afficher ce type de résultats n’est pas forcément nécessaire et qu’il est plus intéressant de faire connaître l’ensemble des initiatives prises. Par exemple, il y a dans les grandes collectivités une obligation de produire tous les ans un rapport développement durable qui oblige à faire le point sur la politique dans ce domaine. Dans la quasi-totalité de ces rapports, il y a une énumération de toutes les actions sur les espaces verts, les transports etc. mais sans vision synthétique des émissions de gaz à effet de serre directes que la collectivité génère. C’est un manque évident qui mériterait d’être corrigé.

LVSL – On va s’attarder un peu sur l’exemple de la commune de Langouët en Bretagne qui est une des premières à avoir systématiquement associé la rénovation du bâtiment et les énergies renouvelables. Comment faire pour que l’expérience de cette commune fasse tache d’huile ?

G.G – Un des mots clés est la transversalité. Deux logiques séparées ont tendance à coexister dans les collectivités sur l’énergie dans les bâtiments, d’un côté des logements à rénover et à mieux isoler, de l’autre le développement des énergies renouvelables. La plupart du temps, il y a très peu de jonctions entre les deux. De fait, le développement des réseaux de chaleur et par exemple de la géothermie reste très mesuré. C’est aussi le cas pour le solaire, où ce qui se fait par exemple sur les bâtiments publics est encore très marginal. Certes, cela coûte encore un peu plus cher qu’une source d’énergie classique mais les prix ont beaucoup baissé y compris pour les installations sur les toits.

D’où l’idée – qui correspond exactement à ce qui se fait à Langouët –  que pour des rénovations de bâtiments publics, qui ont des toits souvent assez grands, ou de logements sociaux, une étude soit systématiquement faite sur la possibilité, par exemple, de panneaux solaires pour le solaire thermique ou photovoltaïque. La mise à l’étude systématique de telles opérations combinées ne veut pas dire que ce sera possible à chaque fois. Il y a des bâtiments où ce serait techniquement trop compliqué du fait d’une structure trop faible. Mais au moins on se pose à chaque fois la question.

LVSL – Vous avez évoqué le peu de marge de manœuvre énergétique que l’on a dans les métropoles et qui se résume aux panneaux solaires sur les toits et les réseaux de chaleur mais comment expliquez-vous qu’en Allemagne, les villes vont beaucoup plus vite pour installer ces panneaux ? Qu’est-ce-qui bloque en France ?

G.G – Une des explications est la relation dans notre pays des agglomérations avec les territoires limitrophes et les communes voisines. En Allemagne, les citoyens sont très largement à l’initiative des projets d’énergie renouvelable. Celles-ci se développent aussi car il existe des mécanismes de solidarité territoriale plus puissants. Un parc éolien à dix kilomètres d’une ville, avantageux pour elle parce qu’il l’approvisionne, générera des contreparties pour les gens du territoire, permettant qu’ils soient justement rémunérés y compris si le nouvel équipement génère quelques nuisances ou difficultés. Ce type de mécanismes n’existe pas suffisamment dans les métropoles françaises, qui ont souvent peu de terrains disponibles. Par rapport à l’Allemagne, l’intervention citoyenne n’est pas assez accompagnée.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

LVSL – Évidemment le modèle coopératif allemand, pour ce qui est de la décentralisation des énergies, fonctionne et les citoyens investissent dans des machines qui leur rapportent, pourquoi en France avons-nous tant de mal à le faire ? Est-ce parce qu’EDF est complètement centralisée et qu’elle a intérêt à ce que les mégawatts passent par elle ?

G.G –Le système énergétique français, décentralisé en droit, chacun pouvant en pratique faire à peu près ce qu’il veut, reste en fait très centralisé dans les flux financiers et humains, comme l’ont montré plusieurs notes de la Fabrique Écologique. La quasi-totalité des flux liés au système énergétique vont à l’État ou à des grandes entreprises et finalement très peu, en tous cas moins qu’ailleurs, aux territoires et aux citoyens.

Aujourd’hui les moyens humains et les compétences, très importants pour développer des actions concrètes, sont dans les grandes entreprises et dans une moindre mesure l’État. Ce sont les entreprises qui, dans des intercommunalités, ont les moyens de faire des choses intéressantes. Beaucoup d’intercommunalités, sans parler des communes, n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces. Imaginez, vous êtes un élu (il y a des élus très courageux qui y arrivent, nous en citons dans la note) et vous ne savez pas vraiment à qui vous adresser pour avoir simplement les compétences techniques pour faire des opérations ou organiser des choses. C’est un frein considérable pour avancer par exemple dans ces politiques d’énergie renouvelable.

LVSL – Selon vous, quelles sont les villes les plus intéressantes en France sur cette voie de la transition, celles qui peuvent inspirer ? Avez-vous des éléments qui pourraient être intéressants, notamment au niveau de la gouvernance ?

G.G – Nous n’avons surtout pas voulu faire un palmarès des villes dans cette période de préparation des municipales. Il est très intéressant de voir qu’il y a différentes pratiques et expériences intéressantes. Plusieurs agglomérations françaises ont des mécanismes intéressants mais imparfaits de gouvernance, par exemple Grenoble, Lyon, Toulouse, ou encore Paris. Plusieurs métropoles sont en revanche nettement en retard.

Notre objectif n’est pas de donner des bons ou mauvais points, il est de faire prendre conscience de la nécessité d’une cohérence de la démarche. Il est très positif que beaucoup d’élus ou aspirants-élus veulent faire de l’action climatique une priorité et votent l’urgence climatique. Nous leur disons : pour montrer que votre engagement est sincère (et il n’y a aucune raison de croire qu’il ne le soit pas), faites en sorte d’avoir les outils adaptés pour avancer sur ce sujet.

LVSL – Pour vous, les municipales 2020 sont-elles le dernier grand moment, la dernière grande bataille climatique ? Si on loupe le coche en 2020, est-ce qu’il sera trop tard pour les territoires ?

G.G – C’est en effet une échéance majeure. On le voit bien, tout le démontre, les scientifiques y compris, le temps s’accélère et les problèmes s’aggravent. S’il n’y a pas de prise de conscience générale et d’actions très fortes à tous les niveaux, nous serons vite dans une impasse. Il y a déjà des choses faites mais reconnaissons qu’aujourd’hui, dans la plupart des collectivités locales, le rythme et l’ampleur des actions ne sont pas suffisants pour être en ligne des Accords de Paris. L’exigence, c’est que tout le monde s’y mette… Bien entendu, chacun a une responsabilité différente, l’État en a plus que les collectivités locales, qui elles-mêmes en ont plus que les citoyens, parce qu’elles ont plus de moyens, mais chacun, à son niveau, doit participer.

LVSL – Cette note a évidemment une portée opérationnelle pour inspirer les potentiels candidats et même ceux qui sont déjà en place, comment la transmettez-vous à ces différents acteurs ?

G.G – L’objectif de la Fabrique Écologique, je le rappelle, ce n’est pas seulement de réfléchir mais de faire passer toute une série d’idées dans le concret. Nous organisons des ateliers éco-écologiques, de co-construction de cette note, dans différents territoires comme Paris, Dijon, Bordeaux. Ce sera ensuite suivi de la publication définitive de la note. Nous avons d’ailleurs énormément de retour de citoyens et de collectivités locales tout à fait intéressés.

La publication définitive interviendra juste après les municipales à un moment où les nouveaux élus réfléchiront et s’interrogeront sur la manière de mettre en œuvre concrètement les priorités de leur programme. Nous avons prévu également des initiatives, un colloque etc., une série d’opérations dans les médias pour en en parler. L’objectif est bien que chacun prenne en compte ces propositions et que les citoyens, nous y croyons très fortement, demandent à leurs élus de s’y impliquer fortement.

Rob Hopkins : « Les mesures d’austérité ont un effet dévastateur sur l’imagination »

Rob Hopkins

Rob Hopkins est un intellectuel britannique. Il a notamment fondé le mouvement des Villes en transition en 2005. En France, le grand public le connait surtout pour avoir inspiré par son action le documentaire Demain de Cyril Dion, dans lequel il témoigne longuement. Nous avons profité de sa venue dans l’hexagone, à l’occasion de la journée Paris sans voiture, pour l’interroger sur la transition écologique et sociale au niveau municipal, le mouvement des gilets jaunes, Emmanuel Macron, la place de la voiture… mais aussi sur les liens entre imagination et transition écologique, le sujet de son dernier ouvrage. Réalisé par Pierre Gilbert, retranscrit et traduit par Sophie Boulay.


 

LVSL – Pouvez-vous nous raconter l’histoire du mouvement des Villes en transition ? Combien de villes en font désormais partie ?

Rob Hopkins : Tout a commencé en 2005. Nous réfléchissions à une solution à apporter au dérèglement climatique, une solution qui partirait du « bas », c’est-à-dire qui soit à l’initiative des habitants. Nous voulions qu’elle s’appuie sur l’engagement des citoyens et non sur leurs craintes. Nous voulions également proposer une solution qui renforce le lien social et réunisse autour d’un projet commun : repenser notre monde.

Tout a commencé dans ma petite ville d’Angleterre, à Totnes. Difficile de vous dire précisément combien de villes ont désormais rejoint le mouvement et créé un groupe de transition, probablement entre 2000 et 3000, mais nous sommes présents dans une cinquantaine de pays, sur tous les continents. Si je devais décrire Villes en transition, je dirais qu’il s’agit de citoyens qui réinventent et reconstruisent le monde ensemble.

L’imagination joue donc un rôle primordial dans notre mouvement, mais nous mettons également en œuvre des projets très concrets. Ils peuvent aussi bien être de petite envergure, par exemple fermer une rue à la circulation pour la transformer en jardin public, que très ambitieux, par exemple mettre en place la gestion par les citoyens eux-mêmes de projets immobiliers, de fermes, de leur approvisionnement énergétique, etc.

LVSL – Comme vous l’expliquiez, tout a commencé en 2005 à Totnes, en Angleterre. Avec le recul, quels sont les plus grands succès et les plus grandes difficultés que vous ayez rencontrés dans cette première ville ?

RH – Villes en transition est né il y 13 ans désormais. Nous avons lancé environ 50 projets à Totnes et le mouvement a profondément changé la réputation de la ville, au point que de nombreuses personnes viennent la visiter pour en apprendre davantage sur notre transition. La ville est désormais équipée de multiples installations d’énergies renouvelables et a accueilli des projets d’une grande variété. Villes en transition a écrit une nouvelle page de l’histoire de Totnes. De nombreuses entreprises y ont récemment ouvert leurs portes et souhaitent participer à l’aventure. Plusieurs projets sont également en cours de réalisation. Nous travaillons par exemple sur deux projets immobiliers qui permettront la construction de plus de 100 logements et avons créé une compagnie d’énergie citoyenne qui compte déjà de nombreux membres. Notre plus grand défi, c’est que nous dépendons de bénévoles ainsi que du temps et de l’énergie qu’ils peuvent nous consacrer pour mener à bien ces projets. Certains postes au sein du mouvement sont rémunérés, mais ils sont rares. Parfois la fatigue se fait donc sentir, nous connaissons des hauts et des bas, comme dans tous les projets bénévoles. Avec le recul cependant, je trouve que nous avons accompli un travail incroyable.

LVSL – Je vous posais tout à l’heure la question des difficultés rencontrées… Avez-vous dû faire face à des critiques ?

RH – J’imagine que, quel que soit le projet il y a toujours quelqu’un pour s’y opposer, par principe, mais nous avons été plutôt épargnés ! À vrai dire, je ne suis même pas certain que tous les habitants des villes en transition sachent en quoi notre mouvement consiste. Il y a cinq ans, nous avons organisé un grand sondage à Totnes et d’après les résultats, 75 % des habitants avaient entendu parler de Villes en transition, 62 % trouvaient que c’était une bonne idée, 33 % avaient participé d’une manière ou d’une autre aux projets et 2 à 3 % avaient été extrêmement actifs dans le mouvement. Pour nous, ce sont de bons résultats.

Concernant les rares critiques que nous avons reçues, elles sont surtout venues de personnes très engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique qui trouvaient que nous n’en faisions « pas assez », ainsi que de climatosceptiques qui jugeaient notre projet complètement inutile. Mais encore une fois, nous avons été plutôt épargnés. Au contraire même, pour de nombreux habitants, le mouvement fait désormais partie de l’identité de la ville et a écrit une nouvelle page de son histoire. C’est bien la preuve que nous avons réussi à faire changer les choses.

LVSL – Justement, vous avez beaucoup travaillé sur les récits et avez écrit un livre à propos de l’imagination. Pouvez-vous nous en dire plus ?

RH – J’ai effectivement écrit un livre intitulé « From what is to what if[1]» qui sera publié très prochainement. J’avais souvent entendu des auteurs que j’admire beaucoup, Naomi Klein et Bill McKibben entre autres, dire que le réchauffement climatique était la conséquence d’un échec de l’imagination humaine. L’idée qu’on puisse, en 2019, menacer la pérennité de la vie sur Terre par manque d’imagination me fascinait, mais aucun de ces auteurs n’avait jamais réellement expliqué le pourquoi du comment.

J’ai donc décidé de m’attaquer à cette question afin de comprendre pourquoi l’imagination nous fait tant défaut, précisément au moment où nous devons réinventer notre monde dans son ensemble. Le livre cherche à apporter une réponse à cette question, à pointer du doigt les causes du problème, mais aussi à proposer des solutions et à envisager les conséquences d’un retour de l’imagination dans nos sociétés. Les interrogations suscitées par l’imagination commencent souvent par « Et si… », et ce livre est en quelque sorte une longue déclaration d’amour à ces deux mots. Imaginez seulement si tous les politiciens les utilisaient dans leurs discours… Bien formulées, les questions en « et si » sont extrêmement puissantes et les citoyens doivent s’en saisir. Ce livre est très dense, il retrace de nombreux récits et contient beaucoup d’informations ­— du moins, je l’espère. Je lui ai consacré deux ans de travail et il a nécessité plus d’une centaine d’entretiens et a occasionné la découverte de très nombreux projets. La traduction française paraîtra aux éditions Actes Sud en avril 2020.

LVSL – Proposez-vous des solutions politiques concrètes dans votre livre, c’est-à-dire des idées pour stimuler l’imagination des citoyens autour de la question du réchauffement climatique ?

RH – Oui, absolument. Je citerai l’exemple de deux villes qui ont mis en place des programmes exceptionnels et que j’ai découvert au fil de mes recherches. La première, c’est Mexico, dont le maire a créé un Ministère de l’imagination. Cela semble tiré du dernier Harry Potter, mais c’est pourtant vrai. La seconde, c’est Bologne, en Italie, où la municipalité a mis en place six Bureaux de l’imagination civique, chacun responsable d’une partie de la ville, et fonctionnant à peu de chose près comme les groupes de transition de notre mouvement. Ces bureaux font le lien entre la municipalité et les habitants, et utilisent des outils créatifs (brainstorming, open space, etc.) pour travailler en partenariat avec les citoyens et faire émerger des idées nouvelles. Pour lancer un projet, la municipalité conclut un pacte avec les citoyens. Elle propose par exemple de mettre à disposition un budget ou des ressources en échange d’heures de travail bénévole. Près de 500 pactes de ce genre ont été conclus au cours de cinq dernières années et les résultats obtenus sont exceptionnels.

Une des préconisations que je formule dans le livre consiste à faire voter par nos parlements nationaux des lois relatives à l’imagination qui obligeraient l’ensemble des organismes publics à mettre en œuvre des programmes pour stimuler l’imagination des personnes avec lesquelles ils interagissent.

À l’occasion de mes recherches, j’ai également appris l’existence d’un petit organe niché au cœur de notre cerveau et essentiel au fonctionnement de notre mémoire et de notre imagination : l’hippocampe. Cet organe est particulièrement sensible au cortisol [ndlr : également appelé « hormone du stress »] et peut rétrécir de près de 20 % en situation de stress, d’anxiété, ou encore à la suite d’un traumatisme. Une telle diminution nous rend incapables d’envisager l’avenir d’une manière positive et optimiste. C’est pourquoi, de mon point de vue, les mesures d’austérité actuellement adoptées par certains gouvernements ont un effet dévastateur sur l’imagination. Il en va de même pour la fermeture des bibliothèques, la suppression des matières artistiques dans les cursus scolaires, etc. Nos dirigeants sont en train de créer des systèmes éducatifs dans lesquels l’imagination et la créativité ne sont absolument plus valorisées, alors qu’il faudrait au contraire qu’ils garantissent notre droit à l’imagination, au même titre que notre droit de réunion, etc. Nous devons créer un environnement propice à l’épanouissement de l’imagination, c’est la condition sine qua non pour permettre une révolution par l’imagination, seule capable de relever le défi climatique.

Rob Hopkins lors de la journée “Paris sans voiture”, le 22 septembre 2019. Photo © Chris Charousset

LVSL – Vous évoquez souvent le concept de municipalisme, pensez-vous qu’il soit universel ? La France, par exemple, est un pays au fonctionnement très centralisé et il arrive que des villes françaises souhaitant s’engager dans la transition, par exemple à Grenoble, subissent des coupes dans les budgets qui leur sont alloués par l’État…

RH – Il n’existe pas de voie toute tracée, la transition change de visage en fonction des contextes et s’adapte aux objectifs à atteindre. Je pense malgré tout qu’il nous faut renoncer aux systèmes très centralisés. Pour moi qui viens d’Angleterre, il est amusant de remarquer que si la France compte parmi les systèmes centralisés, les maires y ont malgré tout beaucoup plus de pouvoir que dans mon pays. Au Royaume-Uni, ils se contentent généralement d’inaugurer des supermarchés et de serrer des mains tandis qu’ici, ils sont à l’initiative de beaucoup des plus belles histoires de transition. Je pense par exemple à Jean-Claude Mersch, maire d’Ungersheim, à Damien Carême, qui mène à bien des projets incroyables à Grande-Synthe, ou encore à Éric Piolle, maire de Grenoble, que j’ai eu la chance de rencontrer et qui fait tout ce qu’il peut pour engager sa ville dans la transition. Selon moi, il faudrait donner davantage de pouvoir aux maires, mais également qu’ils soient soutenus par des gouvernements nationaux conscients de l’urgence climatique et disposés à leur fournir les ressources nécessaires pour répondre à ce défi. Nous avons besoin d’un dialogue national sur ces questions et d’objectifs précis concernant la diminution des émissions de CO2, mais il faut également que les municipalités puissent travailler librement avec les habitants pour permettre une responsabilisation et une implication des citoyens, et ainsi une action à la hauteur de la gravité de la situation.

LVSL – Certes, mais pour donner davantage de pouvoir aux maires, il faudrait transférer des compétences gouvernementales au niveau local, ce qui impliquerait des révisions constitutionnelles, en France en tout cas. Le mouvement des Villes en transition est‑il engagé sur la scène politique nationale ? Êtes-vous soutenus ou bien soutenez-vous un parti politique en particulier ?

RH – L’indépendance vis-à-vis des forces politiques est justement une des caractéristiques de Villes en transition. Il s’agit d’un outil conçu pour fonctionner à l’échelle citoyenne et locale, et il est absolument fondamental que nous conservions une très grande neutralité politique pour en assurer le bon fonctionnement. Certains politiques anglais nous soutiennent, bien sûr ; ils nous proposent leur aide, nous demandent conseil, etc. Par ailleurs, je pense que le Royaume-Uni a rarement connu pire gouvernement que celui qui est actuellement à la tête du pays ; le Brexit est dans toutes les têtes, ce qui est une incroyable perte de temps et d’énergie. Quoi qu’il en soit, nous nous concentrons sur les citoyens et nous tenons à distance de la scène politique, mais je sais que ce n’est pas forcément le cas partout dans l’Union européenne. En Belgique, par exemple, pays particulièrement impliqué dans la lutte contre le réchauffement climatique, la nouvelle Ministre de l’Énergie, de l’Environnement et du Développement durable [ndlr : Mme Marie-Christine Marghem] s’est engagée pour la transition bien avant d’entrer en politique. Il arrive donc parfois que des acteurs de la transition rejoignent les rangs des décideurs, ou encore qu’ils se présentent aux élections municipales de leurs villes et les remportent !

LSVL – Êtes-vous proches du parti travailliste britannique ? De Jeremy Corbyn, par exemple ?

RH – Certains membres du parti travailliste soutiennent notre mouvement, mais je ne crois pas que ce soit le cas de Jeremy Corbyn, malheureusement. Cela dit, je peux me tromper, c’est un homme qui se tient très informé de ce qui se passe dans son pays.

LVSL – Depuis près d’un an, la France traverse une période de crise, celle des gilets jaunes, qui a été déclenchée plus ou moins directement par notre dépendance aux voitures. Que proposez‑vous pour faire sortir les voitures des villes ? Et à la campagne ?

RH – Il faut commencer par rendre l’ensemble des transports publics gratuits et tellement efficaces et propres qu’aucun citadin n’aura plus jamais la moindre raison de monter dans une voiture. J’étais à Paris au moment de la COP 21, le métro était gratuit pendant les 5 jours de la conférence, c’était génial. Je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas prolongé l’expérience ! Ensuite, il faut faire preuve de courage et prendre des mesures pour faire sortir les voitures des villes, comme cela a par exemple été fait à Barcelone. La municipalité a délimité des superquarters dont les rues ont été piétonnisées. Les voitures peuvent toujours circuler autour de ces quartiers, mais ne peuvent plus y pénétrer. L’espace ainsi libéré a été utilisé pour créer de nouvelles aires de jeu, des terrains de sports, des espaces de restauration, etc. C’est un beau modèle à suivre. Une fois les voitures sorties des centres-villes, il faut également définir des zones accessibles uniquement aux véhicules électriques. Je ne veux pas dire par là qu’il faille remplacer toutes les voitures actuellement en circulation par des voitures électriques, cela n’aurait aucun sens ; il faut chercher des alternatives à la voiture et non pas des voitures alternatives. Nous avons besoin de programmes qui permettent d’avancer en ce sens et vite, car le temps presse.

Ce sera plus difficile dans les zones rurales, c’est pour cela qu’il faut commencer par les endroits où les changements peuvent être mis en place facilement. Posséder une voiture quand on habite à Paris ou à Londres est parfaitement insensé ! La seule raison pour laquelle nous en avons encore besoin, c’est parce que nos transports publics fonctionnent mal. À la campagne, il faudra créer des programmes pour aider les habitants à se séparer de leurs voitures et à les remplacer par des véhicules électriques, mais également développer l’autopartage et les transports en commun. Au Royaume-Uni, certaines municipalités ont réussi à diminuer le nombre de voitures dans leurs rues par deux, mais cela ne s’est pas fait tout seul. Pour y parvenir, nous avons besoin de programmes clairement établis et de savoir précisément quels sont nos objectifs. Au-delà de la gratuité des transports, il est également important de garantir la sécurité des cyclistes, de les aider à acquérir des vélos, de leur apprendre à circuler en ville, etc. Encore une fois, avec de la volonté politique, tout est possible.

LVSL – Macron est souvent présenté comme un « défenseur de la planète » dans la presse internationale. Que pensez-vous de ce titre ?

RH – Diplomatiquement parlant, la France peut être fière d’avoir accueilli la COP 21 et permis la signature des Accords de Paris. Bien sûr, les engagements pris pendant la conférence ne sont pas suffisants, mais sans eux, la situation aurait été bien pire encore. En revanche, j’ai trouvé la politique d’Emmanuel Macron particulièrement maladroite depuis : une taxe sur le carburant n’est pas la meilleure manière de venir à bout du réchauffement climatique, entre autres parce qu’une fois de plus, ce sont les plus pauvres qui souffriront de la mesure.

J’aime en revanche beaucoup l’approche adoptée par le maire de Grande‑Synthe, Damien Carême. Tout l’argent que la municipalité économise en mettant en place des technologies ou des stratégies bas carbone est réinvesti pour soutenir les membres de la communauté locale les plus défavorisés. La ville a par exemple remplacé son éclairage public par un système d’éclairage à faible consommation, ce qui lui permet d’économiser près d’un demi-million d’euros chaque année. Cet argent a été redistribué aux familles les plus modestes de la ville sous la forme d’une aide financière. Tous les projets mis en place par la municipalité sont guidés par la volonté d’aider ceux qui sont dans le besoin, qu’il s’agisse de projets de jardins partagés permettant aux habitants de produire une partie de leur nourriture ou encore de projets immobiliers à haut rendement énergétique pour faire baisser leurs factures de chauffage. Les gouvernements devraient adopter la même perspective, c’est-à-dire une stratégie climatique nationale qui soit également une stratégie de justice sociale.

Par ailleurs, il est important que la société dans son ensemble s’engage dans la transition. Il est impensable de demander aux plus pauvres de faire des efforts si d’autres continuent à voyager en jets privés ! N’oublions pas qu’environ 80 % des émissions de carbone sont causées par les 10 % les plus riches, c’est donc à ces 10 % qu’il faut demander le plus d’efforts. Pour quelqu’un comme Emmanuel Macron ce n’est pas chose facile, car les gouvernements n’ont jamais eu pour habitude de demander aux plus riches de se serrer la ceinture, mais plutôt aux plus pauvres. Cependant, la crise climatique actuelle exige un changement de perspective et si Emmanuel Macron souhaite véritablement relever le défi climatique, c’est par là qu’il doit commencer.

[1] From what is to what if. Unleashing the power of imagination to create the future we want. Chelsea Green Publishing. 17 octobre 2019