De l’acteur au président : Zelensky, as de la communication

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Serviteur du peuple est en premier lieu le titre d’une série télévisée ukrainienne, dans laquelle a figuré l’actuel président Volodymyr Zelensky. Serviteur du peuple est également le nom du parti politique fondé par le même Zelensky. Élu à la magistrature suprême en 2019, la série a été un véritable marchepied pour sa victoire électorale. Elle dépeint le personnage de Vassili Goloborodko, un anti-héros fantasque élu président, qui place le combat contre la corruption au cœur de son mandat. Dans sa stratégie de communication bien rodée, le président ukrainien a su jouer de cette mise en abîme. Le mythe de « l’acteur devenu président » a permis d’imposer en Europe un récit hagiographique du parcours de Volodymyr Zelensky. L’accession au pouvoir de ce dernier n’a pourtant rien du conte de fée auquel on assiste dans la série…

Vassili Goloborodko contre la corruption

Le personnage de fiction qu’incarne Zelensky est un homme normal si ce n’est banal : Vassili Goloborodko. C’est un professeur (d’histoire) avoisinant la quarantaine, père de famille divorcé il retourne chez ses parents le temps de rebondir. Un destin que peu envient, pourtant si commun. Vassili retourne dans sa maison familiale de Kiev ; une fade errance se profile. Son indépendance rappelle l’adulte qu’est Tanguy, un mélange de vieux garçon et d’éternel adolescent de 37 ans. Ce personnage passif n’excelle pas non plus dans son métier. Tout du moins aux yeux de sa supérieure. C’est un professeur hors des cadres imposés, un idéaliste qui n’a pas sa langue dans sa poche. On pourrait le qualifier de marginal. Pourtant, il sait mettre des mots sur un phénomène tabou en Ukraine : la corruption.

Celle-ci constitue un des thèmes centraux de la série. La corruption est un problème majeur du pays. Véritable frein pour son économie, la gestion des richesses ukrainiennes par une poignée d’oligarques a plongé la majorité de la population dans une grande pauvreté. Rappelons qu’en Ukraine, le revenu mensuel moyen est de 281 $ (source : Banque Mondiale, 2019). Les Ukrainiens voient les aides sociales diminuer au fur et à mesure que la corruption s’installe. Face à cette situation, de nombreux habitants quittent le pays pour travailler à l’étranger. C’est donc contre ces inégalités que Goloborodko proteste. La salle de classe du professeur Goloborodko est un lieu de libre parole, d’humanisme et d’espoir. Ce professeur en action marque le tournant de la série.

Président malgré lui

Le rêveur a ses admirateurs, ses paroles sont bues par ses élèves. Une caméra dissimulée, la séquence partagée sur les réseaux sociaux : le voici au cœur des polémiques. Pourquoi ne pas se lancer dans la quête du pouvoir pour donner vie à ses idéaux souvent refoulés ? C’est le choix que prend le professeur Goloborodko. Tout s’enchaîne à la vitesse du buzz, les levées de fonds sont instantanées, sa notoriété devient en quelques jours évidente : tout le pousse à être président. Du jour au lendemain, le destin de cette personne lambda est renversé par les évidences illusoires que nous offre internet. Vassili est élu sur un claquement de doigts et arrive au pouvoir avec des idées sorties de leur sommeil.

Lors des élections présidentielles de 2019, Zelensky a pris appui sur cette série pour véritablement s’envoler dans les sondages, puis les suffrages. À l’image des idéaux du professeur d’histoire qu’il incarnait dans cette série, l’actuel président ukrainien s’est montré comme dépassant les clivages internes au pays. Résolument réformateur, voulant sortir des cadres et affronter directement la corruption, Zelensky s’est affiché comme le candidat du renouveau de l’Ukraine.

Une fois arrivé au pouvoir, Goloborodko doit composer son gouvernement. Ne faisant confiance à aucun, le président élu va s’appuyer seulement sur ses proches. Il craint que des personnes extérieures à son cercle familial soient elles-mêmes corrompues. Ce gouvernement est assez discutable vis-à-vis des combats qu’il entend mener pour l’Ukraine. Très vite la situation se dégrade au sein même du gouvernement nommé par Goloborodko. Ses ministres reçoivent des luxueux présents offerts de manière intéressée. Les membres de sa famille tirent profit de leur position. La corruption s’installe donc rapidement au sein du gouvernement la combattant.

Un président entre les mains des oligarques ?

Qui dit pouvoir dit mallette remplie de billets et autres jouets des mafieux des pays limitrophes. Les oligarques se frottent les mains : voici un pantin porté sur un plateau d’argent. Un benêt au service de l’argent sale. Le problème étant que Vassili Goloborodko arrive au pouvoir avec les opinions de sa campagne éclair. Il est alors en opposition avec les vautours qui souhaitaient le dépecer. Les mots sont remplacés par les faits, les oligarques véreux voient leurs projets de manipulation s’effondrer. Le nouveau président ukrainien garde la tête haute. Une chose est certaine : il marque une rupture avec le faste présidentiel. Une fois au pouvoir, ce président antisystème doit tenir ses promesses. Ses objectifs sont assez classiques pour l’Ukraine : mettre un terme à la corruption et instaurer un climat de paix avec la Russie. Le dernier point s’avère complexe compte tenu de la récente l’invasion de la Crimée (toujours dans la série).

Les ressemblances entre Goloborodko et Zelensky sont nombreuses. Ces deux candidats ont tiré leur popularité par les idées principales qui résument leur campagne. Mais Zelensky n’a rien de l’ingénuité de Goloborodko.

Pourtant, tout ne se passe pas comme prévu. Six mois après son investiture, il doit faire face à une dégradation de la situation économique de l’Ukraine. La monnaie nationale perd de sa valeur, les prix augmentent, la dette du pays atteint des sommets, les impôts ne rentrent plus dans les caisses de l’État… Une crise financière se profile. C’est alors que le dirigeant se tourne vers le FMI en espérant une aide internationale. S’il veut redresser son pays, il devra répondre aux attentes du Fonds Monétaire International. Pour obtenir une potentielle subvention de 15 milliards d’euros, Goloborodko doit poursuivre sa campagne contre la corruption. On lui demande également de mener des réformes impopulaires dans son pays, dictées par le FMI (on notera le faible regard critique que la série porte sur cette institution).

Le président doit en particulier privatiser des entreprises et des services d’État. Ces décisions doivent être acceptées par le pouvoir législatif. C’est à ce moment-là que le serviteur du peuple se heurte au mur de l’oligarchie. Les réformes qu’il souhaite entreprendre doivent être acceptées par le parlement ukrainien : la Rada suprême. Celle-ci est officieusement entre les mains de l’oligarchie du pays. Les prémices de l’échec de Goloborodko se profilent. Rapidement, il démissionne.

Ces événements de la série sont à mettre en relation avec la réalité que connaissait l’Ukraine avant son entrée en guerre contre la Russie. Ce pays souffre de pauvreté depuis sa sortie de l’URSS. Pour se redresser de ses difficultés financières, le pays a dû faire appel au FMI à plusieurs reprises. Celui-ci a imposé à l’Ukraine un programme néolibéral on ne peut plus classique, qui s’est traduit par des conséquences sociales dramatiques. Une tradition avec laquelle Zelensky n’a pas rompu.

En filigrane, cette fiction illustre les difficultés que traverse un État à qui l’on a dénié sa souveraineté, pris en étau entre les ambitions expansionnistes de la Russie et l’empire libre-échangiste de l’Union Européenne. Cette série montre que la bonne volonté du président Goloborodko, voulant agir pour l’intérêt général, se heurte à celle de l’oligarchie. On découvre également l’impuissance d’un président face à la corruption installée depuis des décennies.

Les ressemblances entre Goloborodko et Zelensky sont nombreuses. Ces deux candidats ont tiré leur popularité par deux idées principales qui résument leur campagne : combattre la corruption et trouver un accord avec la Russie voisine. Ces deux présidents peinent à y parvenir et se trouvent dans une double situation d’impuissance : celle de la situation internationale de l’Ukraine et celle de la corruption qui gangrène le pays.

Volodymyr Zelensky n’a cependant rien de l’ingénuité de Vassili Goloborodko. Il a certes mis en place des mesures anti-corruption, mais le président ukrainien est lui-même impliqué dans des affaires qui ont éclaté lors des Pandora Papers – en plus de nombreux scandales qui ont émergé quelque temps après son élection. On notera également que, comme ses prédécesseurs et contrairement au personnage de fiction, Zelensky est arrivé au pouvoir en Ukraine avec le soutien d’une partie de l’oligarchie – en témoignent ses liens avec le milliardaire Ihor Kolomoisky. Ces faits montrent à quel point les envolées anti-corruption de Zelensky peinent à dépasser le stade du discours. L’Ukraine demeure aujourd’hui le 32e pays le plus corrompu au monde selon l’ONG Transparency International.

Immense succès national, le régime russe a décidé d’interdire cette série dans son pays.

Serviteur du peuple est une série satirique qui semble sortie de L’Anomalie de Le Tellier. L’Ukraine se fait face à elle-même, tout comme Zelensky qui, du rôle d’acteur à la fonction présidentielle, devient président de son pays. Cette mise en abîme de l’élection a propulsé Zelensky aux manettes d’un pays victime de plusieurs crises. Immense succès national, le régime russe a décidé d’interdire cette série dans son pays.

Ukraine : élection d’un candidat « anti-système »… dans un cadre pro-occidental ?

Le président ukrainien Zelensky © sbs.com.au

L’Ukraine vient d’élire son nouveau président, Volodymyr Zelensky, qui incarne une volonté de changement dans le pays mais aussi beaucoup d’incertitudes. Zelensky, qui n’a aucune expérience politique, a évité durant sa campagne des promesses électorales qui pourraient mener au désenchantement politique ultérieur, promu des référendums sur des questions clefs – notamment l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN – et cherche à tout prix à se distinguer de la classe politique établie et fortunée, sauf sur les questions de politique étrangère. De quoi l’élection de ce candidat populiste – mais partisan d’un alignement géopolitique sur l’Occident – est-elle le nom ?


L’Ukraine subit plusieurs crises simultanées : la guerre reste endémique dans l’Est, le chômage élevé (9 %) et la corruption généralisée. Surtout, l’Ukraine reste un pays d’un grand intérêt stratégique et géopolitique, convoité par ses voisins et « partenaires ». La Russie, l’Allemagne ou encore la Pologne jettent leur dévolu sur ce pays que l’on qualifie de grenier de l’Europe en raison de sa capacité de production agricole parmi l’une des plus élevées au monde. État-tampon entre les pays-membres de l’OTAN et la Fédération de Russie, l’Ukraine se retrouve impliquée dans un affrontement géopolitique qui sur-détermine en grande partie les enjeux de politique intérieure.

L’Ukraine, histoire d’un mélange d’influences européennes et russes

L’histoire de l’Ukraine est intimement liée à celle de la Russie et de la Pologne. L’Ukraine, telle que nous la connaissons de nos jours, est un État reconstitué à partir de deux régions disparates : l’une située à l’Ouest, qui recoupe les anciennes provinces de Galicie et de Volinie, longtemps intégrées à l’empire lituanopolonais d’abord, et austro-hongrois ensuite. Régions qui sont également le berceau de l’église Uniate, ralliée à Rome et qui par conséquent, sont des régions à tradition occidentale et avec des populations qui, souvent, aspirent à être rattachées à la sphère d’influence européenne. De l’autre côté du pays, à l’Est, on trouve les régions habitées en grande partie par des populations d’origine russe, jusqu’en Crimée, qui constituait l’un des lieux de passage privilégiés de la famille impériale russe. Par conséquent, ces régions orientales de l’Ukraine sont davantage tournées vers la Russie. En définitive, l’Ukraine est scindée en trois : une Ukraine occidentale, fondamentalement européenne, une Ukraine orientale tout à fait pro-russe et, entre les deux, Dniepr, zone tampon et lieu de rencontre entre ces deux régions. Kiev, la capitale, se situe dans cette zone tierce.

L’Ukraine a obtenu son indépendance en 1991 (après une première tentative entre 1917-1920) alors que l’URSS était à l’époque quasiment moribonde. C’est lors du référendum organisé le 1er décembre 1991 que le pays est devenu indépendant. Les problèmes diplomatiques deviennent légion et des conflits d’intérêt vont opposer alors l’Ukraine à la Russie, notamment sur le contrôle de la flotte de la mer Noire et sur le statut de la Crimée. Cette région russe avait été cédée par Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique, qui croyait en un empire soviétique proéminent. À l’instar de ce qui est arrivé en Yougoslavie ce genre de cession est dénoncé quand un divorce se produit.

Plus qu’une histoire parallèle, l’Ukraine et la Russie ont une histoire commune, et il semble difficile de nier les liens qui unissent nombre d’Ukrainiens à leur voisin de l’Est. Outre les Ukrainiens russophones, on peut aussi mentionner les millions de citoyens russes qui vivent en Ukraine, hors de leurs frontières natales. Bien sûr, l’intérêt que porte la Russie à l’Ukraine s’explique aussi par les liens économiques, commerciaux et diplomatiques entre ces deux pays, souvent asymétriques ; des liens que contestent l’Union européenne et l’OTAN, souhaitant ramener l’Ukraine dans leur sphère d’influence et pratiquer une politique de containment de l’espace stratégique russe.

L’Ukraine, ballottée entre les jeux de pouvoir de la Russie et de l’OTAN

Avec la fin de l’Ukraine soviétique, de nombreux gouvernements se succèdent, tentant de répondre à la quête d’identité nationale et de stabilité politique de ses citoyens. S’ouvre alors une période au cours de laquelle l’Ukraine est ballottée entre la sphère d’influence russe et occidentale. Les tensions atteignent leur pic sous le mandat de Viktor Ianoukovitch (élu en 2010), avec qui l’Union européenne tente de signer un accord d’association, qu’il refuse suite aux pressions exercées par Vladimir Poutine – qui ambitionne un rapprochement avec les ex-républiques soviétiques.

C’est alors que naît, en plein coeur de la capitale ukrainienne, le mouvement de pression pro-européen « Maïdan ». Activement soutenu dès le départ par l’Union européenne et les États-Unis (des personnalités clefs de l’administration Obama se sont affichées avec les manifestants dès les premières semaines), il est structuré par des partis majoritairement conservateurs ; parmi eux, on compte les traditionnels partis libéraux pro-occidentaux, mais aussi les mouvements d’extrême-droite Svoboda (« Liberté » en Ukrainien, qui s’intitulait jusqu’en 2004 « Parti national-socialiste d’Ukraine ») et Pravyi Sektor (« Secteur droit », groupe para-militaire arborant une symbolique néo-fasciste). Le mouvement « Maïdan », qui débouche sur la destitution du président Viktor Ianoukovitch, a été utilisé par les gouvernements occidentaux pour ramener l’Ukraine dans leur sphère d’influence. À terme, ils escomptent une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, pour achever la dynamique d’alignement géopolitique sur l’Occident qui s’était amorcée, pour les ex-républiques soviétiques, en 1991. Des visées qui sont interprétées par le gouvernement russe comme une menace directement exercée contre sa souveraineté, et une atteinte à sa sphère d’influence sur une zone qu’il considère comme son protectorat naturel.

S’ensuit une crise diplomatique : la Crimée et Sébastopol sont redevenues des régions russes à la suite d’un référendum tenu en mars 2014. L’Union européenne, les États-Unis et le Japon n’ont pas reconnu l’entrée de la Crimée dans la Fédération de Russie et ont adopté des sanctions contre Moscou. Pendant ce temps, un conflit armé s’est ouvert dans le Donbass entre pro-russes et pro-occidentaux.

Ainsi, l’arrivée des gouvernements pro-occidentaux dans le pays et le début de cette crise ont largement contribué aux graves tensions actuelles entre la Russie et les Occidentaux, qui ont décrété des sanctions réciproques. Les accords de Minsk de début 2015, signés sous l’égide de Paris, Berlin et Moscou, ont permis de réduire l’intensité des combats, sans mettre fin au conflit ni apporter de solution politique. Cinq ans après Maïdan, après le début de la guerre dans le Donbass et la récupération de la Crimée par la Russie, et suivant la déclaration d’indépendance de Donetsk et de Lougansk à l’Est et les accords ratés de Minsk de 2014 et 2015, où en est le pays ?

Petro Porochenko a été le chef d’État en charge de cette nouvelle donne politique dans le pays. Le bilan de son mandat est plus que mitigé, ce qui s’est reflété dans le résultat électoral qu’il a obtenu aux dernières élections présidentielles réalisées du 21 avril dernier auxquelles il se présentait. Gangrenée par la corruption, l’Ukraine est sous perfusion financière depuis plusieurs années. Sa relation bloquée avec la Russie en raison du transit du pétrole à travers le pays et du refus d’honorer la dette que l’Ukraine avait envers la Russie en matière énergétique, ainsi que les lourdes dépenses militaires engagées pour poursuivre la guerre dans le Donbass, ont fortement pesé sur l’économie, qui s’est contractée de près de 17% entre 2014 et 2015 avant de retrouver une croissance modeste de 2,1% en 2017.

Au bord du gouffre financier, l’Ukraine a bénéficié en 2014 d’un plan d’aide occidental, mené par le Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement a réussi à négocier une restructuration partielle de sa dette et obtenu un plan d’aide de 17,5 milliards de dollars de la part du FMI. En contrepartie, les autorités se sont engagées à instaurer une politique de rigueur. Pour autant, le versement de tranches financières, dont la dernière d’un milliard de dollars débloquée en avril 2017, a été retardée en raison des difficultés de Kiev à mettre en œuvre les mesures réclamées par le FMI. Cette politique économique n’a pas été sans conséquences sur le plan social : la nourriture représente de loin le premier poste de dépense pour les ménages ukrainiens. Plus de la moitié de leurs revenus (50,9%) y sont en effet consacrés.

Il faut ajouter à cela le conflit gazier entre ces deux parties avec des contrats intermittents entre le géant russe Gazprom et le groupe ukrainien Naftogaz. La situation de l’Ukraine s’est aggravée lorsque les Russes et les Allemands, lassés des coupures réalisées par les ukrainiens sur les pipelines gaziers, ont décidé la construction d’un pipeline sous-marin passant par la mer Baltique pour aller jusqu’en Allemagne, le projet Nordstream 2. Ceci pourrait enclencher la fin de l’accord économique gazier si la Russie renonçait au transit du combustible bleu à travers le territoire ukrainien.

En raison de sa construction historique, politique et économique, l’Ukraine est un État en faillite et la gestion intéressée du dernier gouvernement n’a fait qu’aggraver la situation géopolitique du pays.

Porochenko, Timochenko et Zelenski, trois projets pour le pays

C’est dans cette ambiance de guerres inachevées, d’ingérence politique, de pressions européennes et russes, de crise politique et économique, de rejet des élites traditionnelles et corrompues, de méfiance envers les oligarchies et érosion des clivages habituels, que commence la campagne électorale des élections présidentielles ukrainiennes qui ont eu lieu il y a peine quinze jours. Ce processus électoral a opposé trois noms.

Ioulia Timochenko, candidate de l’Union panukrainienne Patrie, est arrivée au premier tour en troisième position avec 13,40% des voix. Elle avait auparavant été l’égérie de la révolution orange en 2004 et a accédé à la tête du gouvernement de Iouchtchenko en tant que Première ministre. Ce sera la première femme de l’histoire de la politique ukrainienne à occuper cette fonction. Elle sera deux fois candidate aux élections présidentielles de 2010 où elle devancera Iouchtchenko et deviendra également la première femme à accéder au second tour d’un scrutin présidentiel en Ukraine, puis celle de 2014. Elle a fait l’objet de plusieurs poursuites judiciaires. En 2011, elle a été condamnée à sept ans d’emprisonnement pour abus de pouvoir dans le cadre de contrats gaziers signés avec la Russie en 2009. Libérée lors de la révolution de 2014, elle se présente sans succès à l’élection présidentielle anticipée face à Petro Porochenko qui est élu. Redevenue députée, elle est longtemps donnée favorite de l’élection présidentielle de 2019. En abandonnant partiellement sa rhétorique controversée, elle affiche une image plus consensuelle. Elle mène essentiellement campagne sur la situation économique du pays et sur la question sociale, attaquant la politique d’austérité imposée par le FMI : elle a notamment promis de diviser par deux les prix du gaz, qui ont été nettement augmentés sous la présidence Porochenko, et d’augmenter le salaire minimum et les principales prestations sociales. En matière de politique étrangère, elle se montre plus russophile que le président sortant, bien qu’elle prône l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN.

Petro Porochenko, candidat du parti Bloc Petro Porochenko Solidarité, a obtenu la deuxième position avec 24,45% des votes au deuxième tour. Chef l’État sortant, il a maintenu l’ancrage de l’Ukraine dans le partenariat occidental de l’Union en concluant une série d’accords sur la libéralisation des visas, les échanges économiques ou encore la coopération administrative. C’est sous son gouvernement que le pays a obtenu des plans de soutien financier de la part de l’Union européenne et du FMI. Il a cultivé les réseaux pro-ukrainiens aux États-Unis et obtenu la présence de conseillers militaires américains sur son sol. Il incarne l’opposition directe à Vladimir Poutine – il a lancé le cri de ralliement « Soit moi, soit Poutine » – et se présente comme le serviteur politique des intérêts européens. D’après la presse ukrainienne, il aurait déjà reçu des garanties d’immunité de la part de Washington. Tout le long de sa campagne électorale, celui-ci a joué sur la fibre nationaliste avec comme slogan patriotique « Langue, Armée, Foi ». Un choix dangereux en raison de la confrontation directe de cette proposition avec la minorité russe mais aussi avec d’autres minorités comme les Hongrois et les Roumains. Porochenko propose un renforcement des forces armées, une promotion de la langue ukrainienne et la séparation de l’Église orthodoxe ukrainienne de l’Église russe. C’est un discours qui fait appel aux sentiments d’appartenance. On peut trouver certaines ressemblances entre sa campagne et les gouvernements de droite américain, hongrois de Viktor Orbán ou polonais de Jaroslaw Kaczyński.

Volodymyr Zelenski sera le nouveau président de l’Ukraine puisqu’il a remporté les élections avec son parti Serviteur du peuple, du même nom que la série télévisée dans laquelle il participait en tant que comédien, avec 73,22% des voix. Il a gagné dans toutes les régions du pays, même à l’Ouest plus nationaliste, sauf à Lvov. Zelenski a été présenté dès le début de la campagne comme un outsider. C’est en effet un comédien de 41 ans sans aucune expérience politique, qui a proposé aux Ukrainiens de casser le système sans dévier du cap pro-occidental. Fils d’un professeur d’université et d’une ingénieure, il n’est pas un héros de la classe ouvrière, mais il n’est pas non plus un oligarque comme Porochenko qui a fait fortune en privatisant des usines de confiseries soviétiques dans les années 90. Il incarne le changement dans le pays, mais aussi beaucoup d’incertitudes politiques.

Zelensky évite les promesses électorales qui pourraient mener au désenchantement politique postérieur, promeut les référendums publics sur des questions clés, notamment les ambitions d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN, et cherche à tout prix à se distinguer de la classe politique aisée. Sommes-nous devant le nouveau candidat populiste de l’Est ? Zelensky a proposé aux citoyens ukrainiens de « relancer » les négociations avec l’Union européenne et la paix avec la Russie. Il essaiera à tout prix soit de conclure des accords personnellement avec Poutine, soit d’utiliser des méthodes politico-diplomatiques avec l’aide de l’Union européenne et des États-Unis. Il arrive au pouvoir entouré de nouveaux visages qui pourraient ne pas être les véritables décideurs. De manière inquiétante, il entretient des relations troubles avec le célèbre oligarque Ihor Kolomoiskyi- accusé d’avoir organisé la candidature de Zelenski, et qui a siphonné des milliards d’Ukraine vers des fonds offshores. Certains voient en lui le retour du rapprochement avec la Russie, d’autres parlent de cheval de Troie de l’Union européenne et des États-Unis.

Parmi les 39 candidats, seuls quatre étaient pro-russes. Le plus populaire d’entre eux, Iouri Boïko, a obtenu 11,67% au premier tour. Les pro-russes sont d’autant plus minoritaires que leurs électorats traditionnels sont coupés des élections : la Crimée n’a pas participé au scrutin et le Donbass a eu les plus grandes difficultés du monde à y prendre part. Au total, plus de cinq millions d’électeurs, soit environ 12% de la population, n’ont pas participé au scrutin.

Le pourcentage de participation politique lors de ces élections est donc de 62,07%. Malgré la polémique au sujet des citoyens pro-russes privés du vote, l’ensemble des élections semble s’être déroulé dans la normalité et les règles démocratiques. Plus de 2300 observateurs internationaux ont supervisé le déroulement du vote. Kiev a interdit aux observateurs russes de faire partie du dispositif de supervision. Les autorités pro-occidentales ont également fermé les bureaux de vote en Russie, une décision inédite qui a privé de scrutin au moins 2,5 millions de citoyens ukrainiens qui résident dans ce pays.

Par ailleurs, l’Ukraine détient le record du pays où les hommes politiques ont l’indice de popularité le plus bas au monde, seulement 9%. Cette élection est marquée par un reflux de l’influence russe et l’apparition de clivages politiques proches de ceux que connaissent d’autres pays européens, notamment le rejet des élites.

Quels sont les défis pour le nouveau président de l’Ukraine ?

Le nouveau président aura malgré tout un conflit politique, diplomatique, une guerre civile et un conflit international à résoudre. Il devra essayer de relancer la situation économique du pays alors que ses marges de manœuvre sont réduites.

En effet, si Volodymyr Zelensky disposera à la présidence de pouvoirs forts, notamment comme chef des armées et responsable de nominations clés, sa marge de manœuvre pour prendre des mesures concrètes sera très limitée faute de majorité parlementaire. Pour l’instant, les élections légisatives sont prévues pour le 27 octobre. Elles présagent l’ouverture d’une nouvelle phase de luttes politiques. Il lui sera difficile de préserver ses alliances politiques actuelles jusqu’aux élections législatives d’octobre. Chaque parti doit désormais se repositionner en fonction des résultats de la présidentielle. Plusieurs députés ont d’ores et déjà annoncé leur ralliement au vainqueur dans le but d’assurer leur carrière politique. Selon la Constitution ukrainienne, le Président dispose de prérogatives limitées.

Dans un premier temps, Volodymyr Zelensky devrait donc se heurter à un Parlement hostile, qui pourrait même l’empêcher de valider certaines nominations aux postes clés. Le jeune chef d’État se doit désormais de remplir les cases de son nouveau parti Le Serviteur du peuple pour présenter une liste aux législatives et pour prétendre gouverner pendant cinq ans.

Quels enseignements pour les prochaines années ?

Le second tour de ces élections était une sorte de référendum sur le bilan de Petro Porochenko, mais également sur l’ensemble du camp national-patriotique ukrainien. L’intelligentsia national-libérale et une grande partie de la société plus libérale et pro-occidentale se sont ralliés derrière Porochenko, attaquant Zelensky et ses électeurs en les qualifiant de pro-russes et d’antipatriotiques. Ils ont déclaré que sa victoire marquerait la fin de l’Ukraine. Les résultats ont démontré qu’ils ne représentaient qu’à peine un quart du pays.

Les électeurs de Zelenski ne ressemblent pas aux simplifications faites par l’opposition de Poroshenko ni par les médias occidentaux. On pourrait les décrire comme des citoyens lassés de la situation que subit leur pays. Ils sont probablement pro-européens mais pour des raisons plutôt pragmatiques. Les habitants de l’Ouest vivent mieux que ceux de l’Est. Ce n’est pas un choix de civilisation pour l’Europe et contre la Russie comme l’affirment certains intellectuels ukrainiens. La plupart de ces citoyens peuvent en général parler l’ukrainien, le russe ou un mélange des deux, et ils se moquent de faire de ceci un choix idéologique car ils ont une histoire commune. Ils sont fatigués de l’atmosphère conflictuelle, de la propagande patriotique et de la recherche constante d’agents russes sous le lit. Ils sont indifférents à la fois à l’Union soviétique et à la communautarisation fanatique des monuments et des noms de rues soviétiques. Ils préféreraient être autorisés à regarder les films soviétiques interdits, à lire des livres russes et à discuter sur les réseaux sociaux russes sans restriction. Ils ne se situent pas dans ce patriotisme prétentieux et ce nationalisme radical que vendent certains médias. Ils attendent du gouvernement une amélioration tangible du niveau de vie de la majorité.

Cinq ans après le soulèvement de Maïdan qui a secoué l’Ukraine, on constate aujourd’hui que l’establishment politique et intellectuel arrivé au pouvoir en 2014 s’est retrouvé dans le même état de faillite. La victoire de Zelensky montre donc que tout ce système se révèle être en partie un échec.

Qu’en sera-t-il pour l’Ukraine les quatre années qui suivent? La presse progressiste ukrainienne, paraphrasant Poutine lorsqu’il évoque l’URSS, écrivait il y a quelques semaines : si vous n’êtes pas heureux de la défaite de Porochenko, vous n’avez pas de cœur ; si vous croyez les promesses de Zelenskiy, vous n’avez pas de tête. À part certains entretiens et les déclarations faites après sa victoire, la position politique et idéologique de ce nouveau président reste inconnue. On ignore encore à quel point ses opinions personnelles vont compter et à quel point il sera indépendant en tant que président. Pour le moment, la plus grande qualité du nouveau président est qu’il ne s’appelle pas Porochenko.