Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

© Marc Burckhardt, en illustration d’un article du Wall Street Journal intitulé « Xi Jinping s’inscrit dans l’héritage radical de Mao »

Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

De la migration interne à la lutte

Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

Conflit de classes sans langage de classes

La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

Dans les débats publics, le langage des classes (jieji) et de la lutte des classes (jieji douzheng) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » (jieceng).

Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

La carotte et le bâton

À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » (xiaozhengfu, dashehui). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois, par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » (maozuo) et de « droite maoïste » (maoyou). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.


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Le tournant étatiste de la Chine : un retour au socialisme des origines ?

© Yueqi Xhou

Entre la mise au pas d’Alibaba et les attaques du Parti communiste chinois (PCC) contre les grandes entreprises privées, la Chine connaît un indéniable tournant étatiste. En Occident, certains n’ont pas manqué d’y voir le signe d’un retour aux fondements idéologiques du Parti — que ce soit pour le saluer ou pour le déplorer. On aurait tôt fait d’y voir une résurgence du socialisme des origines : cette inflexion anti-libérale est en réalité le fruit de difficultés structurelles qui grèvent la croissance chinoise et mettent à mal le modèle exportateur qui avait fait la prospérité du pays pendant trois décennies. Alors qu’il multiplie les mesures punitives contre les grandes entreprises, le parti-État met également au pas les travailleurs. Article de Ho-fung Hun, professeur d’économie à l’université John Hopkins, publié sur Jacobin et traduit par Marc Lerenard.

En 2008, bien avant sa première candidature réelle à la présidence, Donald Trump exprimait une admiration sans réserves pour le modèle économique chinois. La Chine était alors perçue comme un havre où les capitalistes pouvaient librement courir après le profit sans aucune contrainte régulatrice : « En Chine, ils salissent des centaines d’acres de terre et répandent des ordures dans l’océan. Je demandais à un bâtisseur : as-tu réalisé une étude d’impact environnemental ? Il m’a répondu : Quoi ? Je demandais de nouveau : as-tu eu besoin d’une validation ? Non, m’a dit le Chinois. Et pourtant, si j’avais le malheur de jeter un petit caillou dans l’océan, ici, dans cette ville, on m’aurait jeté sur la chaise électrique ».

Dans le même esprit, le milliardaire britannique Alan Sugar, horrifié par la perspective de prise de pouvoir du parti travailliste de Jeremy Corbyn, suggérant en 2015 que « s’il était proche d’être élu, plutôt que de l’avoir Premier ministre, je pense que nous devrions tous émigrer en Chine ».

Pour ces magnats du business, la Chine représentait un paradis pour l’accumulation illimitée du capital, une superpuissance au sein de laquelle ils pouvaient se réfugier face aux excès étatistes qui grévaient l’Occident…

Nul « socialisme » en vue

Ces jours sont révolus. Les médias d’État chinois promeuvent désormais une nouvelle doctrine économique, dénommée prospérité commune. Ainsi, le président Xi Jinping a explicitement appelé au renforcement de l’intervention étatique et des mesures de régulation contre « l’expansion désordonnée du capital ». D’aucuns à gauche ont célébré la décision de Xi Jinping, perçue comme le symptôme du retour à un socialisme authentique ; mais la classe politique occidentale et les financiers l’ont déplorée comme une régression anti-libérale alarmante — voire même marxiste-léniniste… Pour autant, ces réactions ne nous apprennent pas grand-chose quant à la signification de la doctrine de prospérité commune.

Dans un discours, Xi Jinping a répété que le capital devait rester subordonné au parti-État et souligné les responsabilités sociales des entrepreneurs. Avant de citer en exemples… une série de philanthropes occidentaux du XIXème et XXème siècle !

La politique draconienne du « zéro Covid », bien qu’abandonnée sous la pression du mécontentent populaire, témoignait du désintérêt du Parti communiste chinois (PCC) pour ses conséquences économiques, et de la place nouvelle prise par l’État. Les analyses selon lesquelles la Chine s’écarte du capitalisme néolibéral ne sortent pas de nulle part. De la même manière, Xi Jinping a fait de la lutte contre la spéculation son cheval de bataille — et certains y ont vu la marque d’un retour vers l’orthodoxie maoïste.

Dans le même temps, Xi Jinping attaquait en décembre 2021 l’État-providence à l’occidentale et s’engageait à ce que la Chine n’adopte pas un modèle « qui élève des feignants qui empochent de l’argent sans rien faire » — avec des références désobligeantes aux « populismes » d’Amérique Latine — lors d’un discours à la Conférence centrale de l’économie et du travail. Une hostilité vis-à-vis de l’aide sociale que l’on pourrait retrouver dans n’importe quel discours prononcé par les fondamentalistes du marché — références obligées à Karl Marx et Mao Zedong mises de côté. Quelles que soient les proclamations de l’idéologie officielle, à l’aube du 125ème anniversaire de Mao en 2018, le parti avait dissout les groupes de travail marxistes et les organisations militantes sur les campus.

Mais quelles sont les mesures concrètes associées au programme de prospérité commune ? Une série d’amendes a été infligée à des entreprises de haute technologie et à leurs filiales, tandis que d’autres ont été saisies par l’État. Des subventions financières pour certains des plus gros promoteurs immobiliers ont touché à leur fin. Dans une série de discours sur la place de l’entreprenariat privé dans la nouvelle Chine, Xi Jinping a répété que le capital devait rester subordonné au parti-État. Il a souligné que « les entrepreneurs doivent avoir une conscience accrue de leur mission et un sens des responsabilités élevé pour le pays et la nation ; intégrer étroitement le développement de l’entreprise avec la prospérité du pays, la prospérité de la nation, et le bonheur du peuple ; et prendre l’initiative de soutenir et partager les aspirations du pays ». Et de citer en modèle… une série de philanthropes occidentaux du XIXème et XXème siècle !

Le nouveau modèle économique chinois, fondé sur un contrôle paternaliste des entreprises privées par l’État et une « éthique » du travail libéré de l’assistance publique, ne ressemble-t-il pas à s’y méprendre au capitalisme d’État des régimes corporatistes et fascistes de l’entre-deux guerres ? Les similarités, bien sûr, ne s’arrêtent pas là. Beaucoup ont déjà souligné la rhétorique nationaliste militante accrue du parti-État, l’essor du culte du grand leader, et une obsession pour la surveillance et le contrôle total de la population…

Accroissement du nationalisme après le « boom »

Ce virage en apparence étatiste de l’économie n’est pas le fruit d’un choix personnel de Xi Jinping, mais davantage le produit d’une crise économique durable. Les exportations, dominées par les sociétés privée et étrangères, ont été les premières sources de la prospérité chinoise, permettant au pays d’absorber d’importantes réserves de devises depuis trois décennies. Celles-ci ont permis une expansion du crédit étatique, qui alimentait principalement les sociétés d’État ou celles qui lui étaient liées, nourrissant les investissements en immobilisation de toute nature : infrastructures, immobilier, nouvelles aciéries et usines de charbon. Tant que les réserves de devises augmentaient, le système financier contrôlé par le PCC pouvait accroître la liquidité locale par le truchement de prêts bancaires abondants sans s’exposer au risque de la dévaluation ou de la fuite des capitaux.

Les leaders chinois ont bel et bien tiré la sonnette d’alerte vis-à-vis du surendettement et de la surcapacité, et proposé des mesures pour pallier ce vice structurel telle la conditionalité des prêts bancaires aux entreprises sur des critères de solvabilité. Mais comme les secteurs en croissance se transformaient en véritables vaches à lait à mesure qu’ils devenaient des fiefs contrôlés par les diverses factions du parti-État, ces réformes n’ont eu qu’un impact limité.

Lors de la crise financière de 2008, alors que la longue période de croissance chinoise portée par l’exportation fléchissait, le gouvernement mettait en place un programme de stimulus monétaire agressif qui a conduit à un fort rebond, tiré par des investissements en immobilisations financés par la dette. L’affaissement des exportations et la poursuite d’un investissement expansif financé par les banques d’État en 2009 et 2010 a créé une bulle d’endettement qui n’était plus contrebalancée par l’accroissement des réserves de devises étrangères. Entre 2008 et la fin de l’année 2017, la dette chinoise privée est passé de 148 % du PIB à plus de 250 %. En 2020, la hausse des prêts pendant la pandémie l’a faite progresser, selon une estimation, à plus de 330 %…

Les appartements, usines de charbon, aciéries et infrastructures financées par la dette ont débouché sur rien de moins qu’une surproduction. Après le rebond de 2009-2010, la rentabilité des entreprises — publiques comme privées — n’a cessé de dégringoler.

Les profits diminuant, le remboursement des prêts est devenu un problème, et la dette une bombe à retardement. Dès lors, la Chine est devenue de plus en plus incapable de soutenir sa croissance via les investissements en immobilisation financés par la dette, tandis que les exportations n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant 2008.

La surproduction, les profits en chute libre et la hausse de l’endettement ont conduit à un effondrement du marché boursier et à une fuite des capitaux, causant une dévaluation rapide de la monnaie chinoise en 2015 et 2016. L’économie s’est alors stabilisée, mais seulement après un raffermissement du contrôle des capitaux. Le système bancaire a également injecté de nouveaux prêts dans l’économie pour conjurer un ralentissement – même si la plupart d’entre eux ont été utilisés pour proroger des précédents. Cet afflux récurrent renchérit le surendettement de l’économie sans accroître son dynamisme. C’est ainsi que de nombreuses entreprises sont devenues des zombies vivants, accros aux prêts.

Le gouvernement chinois avait, semble-t-il, envisagé le démantèlement et la restructuration d’Evergrande en entreprise publique… ce qui aurait équivalu à la nationalisation du plus grand promoteur de l’économie chinoise.

Avec la fin de la croissance soutenue, l’État a accru sa pression sur le secteur privé et les entreprises étrangères. On peut comprendre « l’avancée du secteur étatique et la retraite du secteur privé » (guojin minuti) comme étant dirigée contre les sociétés étrangères, dans le cadre de la compétition inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine — réminiscence à bien des égards de la rivalité anglo-allemande un siècle plus tôt.

Lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir, il était attendu qu’il poursuive un agenda de libéralisation économique — et notamment financière, destinée à priver de crédit les entreprises indûment privilégiées par l’État. Les médias parlaient alors d’une « réforme structurelle fondée sur l’offre » — ce qui, on l’admettra, se rapproche davantage d’un mot d’ordre reaganien ou thatcherien que marxiste ou maoïste… Néanmoins, ceux qui espéraient une nouvelle ère Deng Xiaoping ont été déçus. Les intérêts liés à l’État étaient si importants que Xi Jinping n’a pas eu d’autre choix que de persister dans une politique d’expansion continue des entreprises étatiques. Et aujourd’hui, tous les analyses s’accordent pour dire que Xi Jinping fut le catalyseur du virage étatiste de la politique chinoise, même si elle l’a précédé.

Crise économique, spirale de l’étatisme

Au nom du programme de prospérité commune, Pékin a durement sanctionné les grandes entreprises privées comme Alibaba et Tenent, enregistrées dans les îles Caïman. Parmi les mesures répressives, on trouve le blocage de l’entrée — imminente — dans les bourses étrangères du capital d’Ant Group, la filiale fintech d’Alibaba ; l’imposition d’une lourde amende anti-monopole à Alibaba lui-même ; de sévères restrictions sur les firmes technologiques en collecte de données et approvisionnement de services ; l’interdiction des sociétés de soutien scolaire à but lucratif.

Avec ce processus de restriction de la croissance du capital privé, Pékin a freiné le développement immobilier en 2020. Privés de nouvelles sources de financement pour proroger leurs dettes, de nombreux promoteurs immobiliers ont sombré dans une crise de solvabilité — celle d’Evergrande, la principale entreprise du secteur, étant celle la plus médiatisée à l’étranger. Le gouvernement chinois avait, semble-t-il, envisagé le démantèlement et la restructuration d’Evergrande en entreprise publique… ce qui aurait équivalu à la nationalisation du plus grand promoteur de l’économie chinoise. Une mesure qui aurait été concordante avec les attaques répétées du PCC contre les grandes sociétés et leur appel à un contrôle étatique accru.

À gauche, certains ont pu applaudir ces interventions ; il serait pourtant naïf de penser que la nationalisation aurait spontanément accru le bien-être des travailleurs de ces sociétés, ou qu’elles auraient été soumises à des impératifs de plein-emploi — comme c’était le cas à l’époque maoïste.

Une performance économique robuste, un emploi en expansion et des revenus croissant ont été les piliers sur lesquels le PCC a bâti sa légitimité depuis les années 1990. Sans eux, il doit trouver une voie alternative. C’est dans ce contexte que le parti-État redouble d’efforts pour prendre le contrôle direct de l’économie tout en ayant recours à un nationalisme agressif — fût-ce au risque d’aggraver la crise économique. On peut sans trop prendre de risques prédire que cette dynamique de ralentissement économique, d’accroissement du contrôle étatique et de nationalisme belligérant a de beaux jours devant elle.


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« Socialisme à la chinoise » ou « totalitarisme » ? Comprendre le régime à l’issue du 20ème Congrès du PCC

© Yueqi Xhou

Composé de plus de 90 millions de membres, le Parti communiste chinois (PCC) domine la vie politique chinoise depuis sa prise de pouvoir et la création de la République populaire de Chine en 1949. Qualifier sa nature est un exercice périlleux, qui peut mener à des simplifications, de la caricature, ou au contraire de la complaisance. Autoritarisme, totalitarisme, « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises » : ces qualificatifs caricaturent ou simplifient la nature du régime chinois. Une chose apparaît de plus en plus évidente néanmoins : si la Chine s’était éloignée des dérives autocratiques et du culte de la personnalité depuis la mort de Mao Zedong en 1976, elle s’en est à nouveau rapprochée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ce qu’est venu confirmer le 20ème Congrès du Parti, qui s’est déroulé du 16 au 22 octobre 2022.

De Mao Zedong à Xi Jinping, une ère réformiste

À la mort de Mao Zedong en 1976, secrétaire général du PCC et dirigeant de la République populaire de Chine, s’ouvre une ère de développement et de croissance pour la Chine, incarnée dans un premier temps par le réformiste Deng Xiaoping (au pouvoir entre 1978 et 1992). Cette ère de réformes économiques n’a jamais mené à une démocratisation, comme le rappelle tristement le massacre de Tiananmen de juin 1989, mais plutôt à une évolution du système politique chinois. Presque quatre décennies de croissance ininterrompue ont vu naître un adage répété à l’envi : le XXIème siècle sera chinois. Adage qu’il convient aujourd’hui de relativiser.

Le PCC a démontré sur cette période, pour le meilleur et pour le pire, sa capacité extraordinaire de résilience et d’adaptation au contexte économique et géopolitique. L’ouverture relative de Pékin à l’économie de marché a eu pour conséquence de voir la Chine devenir « l’usine du monde ». Les zones économiques spéciales (ZES) du littoral chinois ont servi de point d’entrée aux investissements étrangers et de point de sortie aux exportations. Cette stratégie commerciale mène à une intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, ce qui est perçu dans un premier temps comme une formidable opportunité pour le monde occidental, où une vision « sans usine » de l’économie a le vent en poupe.

Si les mandatures de Jiang Zemin (1989-2002) et de Hu Jintao (2002-2012) à la tête du PCC s’inscrivent dans la continuité du cycle réformiste ouvert par Deng Xiaoping, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 marque un tournant qu’il convient d’analyser à l’aune de son troisième mandat.

Inflexion économique et politique de Xi Jinping

La crise financière de 2008 marque un tournant politique pour la Chine, qui se montrera dès lors plus assertive et sûre d’elle-même et de la supériorité de son système politique sur la démocratie libérale. La dépendance chinoise à la bonne santé économique et financière de l’Occident est désormais perçue par Pékin comme une vulnérabilité à sa propre ascension. À son arrivée au pouvoir, Xi Jinping esquisse sa vision pour l’économie chinoise, secondée par son premier ministre Li Keqiang, dont l’influence sur les questions économiques n’est pas à négliger. Le projet des Nouvelles Routes de la Soie vise à réinvestir les excédents commerciaux considérables de l’économie chinoise dans des projets d’infrastructure à l’échelle mondiale. L’objectif affiché est de sécuriser et pérenniser l’approvisionnement en matières premières dont l’industrie chinoise a besoin, ainsi que l’ouverture de marchés de débouchés par les exportations.

Moins médiatisé mais tout aussi stratégique, le projet Made in China 2025, porté par Li Keqiang, identifie les secteurs technologiques clés dans lesquels la Chine ambitionne le leadership mondial. L’objectif est de réaliser une remontée progressive des chaînes de valeurs mondiales, afin d’accompagner la nouvelle classe moyenne vers des métiers à plus forte valeur ajoutée.

Adossée à ces deux projets, la décennie de pouvoir de Xi Jinping n’a toutefois pas été linéaire sur le plan économique. N’étant pas partisan d’une ligne idéologique marquée avant son accession au pouvoir, le secrétaire d’État du PCC a alterné entre un renforcement du secteur privé comme moteur de croissance, et une reprise de contrôle de l’État dans l’économie, selon les circonstances intérieures et extérieures. Malgré une présence importante de l’aile réformiste du Parti dans son administration, le cap économique s’est considérablement durci ces dernières années. La volonté affichée par Washington de contenir l’ascension chinoise (volonté désormais trans-partisane), la crise du COVID et les fragilités structurelles de l’économie chinoise (notamment dans le secteur immobilier), ont vu le Parti accroître son contrôle sur les grands groupes privés.

L’épisode Jack Ma symbolise cette reprise de contrôle du politique sur l’économie. À la suite de critiques du Parti exprimées publiquement fin 2020, l’ancien patron d’Alibaba disparaît plusieurs mois, avant de réapparaître dans une allocution télévisée pro-Parti, manifestement sous contrainte. Divers scandales financiers et une campagne de régulation des plateformes Web imposées par l’État verront Jack Ma céder ses parts de la filière financière Ant Group en janvier 2023.

Dans le discours officiel des autorités, la notion de « double circulation » de l’économie fait progressivement son apparition. Il s’agit pour Beijing de s’appuyer autant sur son commerce international que sur son marché intérieur pour accroître sa capacité de résilience face aux crises. Les autorités redoutent l’éventualité d’un front antichinois emmené par les États-Unis et leurs alliés, et se préparent ainsi à l’éventualité d’un découplement économique, technologique et normatif du monde.

Ce revirement s’est accompagné d’un durcissement du ton diplomatique (diplomatie dite des « loups guerriers » pour désigner une génération de diplomates très offensifs, parmi lesquels l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye) et d’une plus grande assertivité chinoise sur les questions internationales, à commencer par les revendications territoriales en mer de Chine méridionale et la réunification avec Taïwan.

Ces évolutions laissent planer l’incertitude sur les Nouvelles Routes de la Soie, dont le premier bilan décennal apparaît mitigé : projets inachevés ou en surcoût, surendettement des pays bénéficiaires, dégradation de l’image de la Chine… À l’aune d’un troisième mandat inédit, la ligne économique que choisira Xi Jinping demeure à ce jour incertaine.

Le 20ème Congrès du PCC : victoire totale de Xi Jinping ?

Le Congrès quinquennal est l’un des événements les plus importants de la politique chinoise. Il réunit environ 2 200 délégués, qui doivent « élire » 200 membres du comité central, élisant eux-mêmes 25 membres du bureau politique – ou Politburo. Parmi ceux-là, un comité permanent est nommé, pouvant aller de cinq à neuf membres selon les Congrès, formant le cercle décisionnel le plus proche autour du secrétaire général du Parti. Les décisions sont prises à l’avance, faisant du vote une formalité, mais il serait réducteur de considérer le secrétaire général du PCC comme tout puissant, aucun dirigeant n’ayant la capacité d’exercer un contrôle absolu sur une telle pyramide de pouvoir. Aussi, différents clans (ou cliques) se forment et la gouvernance résulte généralement de compromis.

Les règles actuelles du fonctionnement interne du Parti ont été en grande partie instaurées sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Ce dernier a notamment instauré une limite d’âge à 67 ans pour la prise en charge d’une nouvelle fonction. La limite traditionnelle de mandats, qui a caractérisé les présidences de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) a été dépassée par Xi Jinping – bien qu’aucune règle ne le lui interdise formellement. Sans surprise, le Congrès de 2022 a donc entériné un troisième mandat inédit pour Xi Jinping, qui prendra effet en mars 2023. La limite d’âge, jusqu’à maintenant plutôt bien respectée malgré quelques entorses, l’est de moins en moins, laissant une génération complète de dirigeants (la sixième) stagner dans leur carrière politique.

Tout cela était largement attendu et prévisible, mais l’intérêt principal du Congrès reposait plutôt dans la structure du comité permanent du Politburo : avec qui Xi Jinping allait-il devoir gouverner ? Il n’était en effet pas acquis pour Xi d’avoir un Politburo « à sa main ». Au contraire, affaibli par la situation internationale complexe, une politique zéro covid désastreuse et une économie ralentie en conséquence, Xi Jinping aurait pu se voir contraint à des concessions face ses adversaires politiques, notamment l’aile réformiste du Parti représentée par son Premier ministre Li Keqiang. Une telle perspective est désormais entièrement balayée par ce qui apparaît comme une victoire politique quasi-totale de Xi Jinping.

Rivalités internes et politique économique

L’image a surpris jusqu’aux observateurs assidus de la politique chinoise : l’ancien chef d’État et secrétaire général du Parti de 2002 à 2012, Hu Jintao, est escorté de force hors du Congrès le 22 octobre, sous le regard ébahi de ses alliés politiques notamment. Les spéculations n’ont pas tardé à fleurir quant à son sort, certains minimisant l’événement en rappelant son état de santé fragile, d’autres y voyant un avertissement envoyé à ses protégés de la Ligue des jeunesse communistes et à l’aile réformiste du Parti. Quelques heures plus tard, lorsque seront révélés les sept membres du comité permanent, de nombreuses figures réformistes marquent par leur absence, notamment le premier ministre Li Keqiang et l’ancien n°4 du régime Wang Yang.

L’épisode Hu Jintao est d’autant plus surprenant que Xi Jinping avait gouverné une décennie avec cette aile du Parti et avait davantage ménagé les ex-Jeunesses communistes – avec des nuances. La campagne anti-corruption, lancée dès 2013 et qui promettait de s’attaquer « aux mouches et aux tigres » du Parti, a plutôt visé les proches de Jiang Zemin et sa « clique de Shanghai ». Parmi les principales cibles de cette purge politique, on retrouve notamment celui que l’on surnomme le « tsar de la sécurité », Zhou Yongkang, et le secrétaire du Parti à Chongqing entre 2007 et 2012, Bo Xilai. Ce dernier est condamné à une peine de prison à vie, à la suite d’un scandale particulièrement humiliant pour la Chine, durant lequel le chef de la police de Chongqing, craignant pour sa vie après avoir dénoncé les pratiques sécuritaires de Bo Xilai, a demandé l’asile politique à l’ambassade américaine de Chengdu.

Avant sa tombée en disgrâce, Bo Xilai était vu comme un rival de Xi Jinping aux plus hautes fonctions. Il serait pour autant réducteur de voir en lui un opposant au sens politique et idéologique. Bo Xilai était surtout connu pour être à l’origine du « modèle de Chongqing », modèle de développement plutôt dirigiste dont les pratiques ne sont pas sans rappeler celles du chef d’État chinois lui-même. Lorsqu’il était Vice-Président, Xi Jinping s’était rendu à Chongqing et avait loué les pratiques et les résultats spectaculaires de ce modèle : volontarisme fort dans la lutte contre la pauvreté, gouvernance autoritaire, usage de la force face au crime organisé, utilisation de la presse locale pour entretenir un culte de la personnalité. En opposition complète, le « modèle de Guangdong », province côtière caricaturée en Occident comme une « Silicon Valley chinoise », s’est caractérisé par une politique économique plus libérale, sous l’impulsion de son secrétaire du Parti entre 2007 et 2012, Wang Yang. C’est pourtant bien ce dernier qui a gouverné aux côtés de Xi Jinping pendant une décennie avant d’être évincé lors du dernier Congrès.

Dès lors, il apparaît hasardeux d’interpréter ces épisodes à l’aune de la politique économique qu’adoptera Xi Jinping. Le Parti a longtemps été favorable à ces expérimentations économiques à l’échelle provinciale et les deux premiers mandats de Xi Jinping ont été marqués par une politique économique mouvante selon le contexte domestique et international. Les rivalités de pouvoir entre factions pourraient expliquer pourquoi Xi Jinping a souhaité affaiblir la clique de Shanghai hier et les « Jeunesses communistes » aujourd’hui.

Composition du Politburo : récompense à l’allégeance

Il est difficile à ce stade de réaliser une prospective sur la politique économique du pays en observant la composition du nouveau Politburo pour deux raisons. D’une part, le régime chinois a déjà prouvé une capacité de résilience et de pragmatisme surprenante. D’autre part, aucun grand courant idéologique n’émerge de la composition actuelle, comme cela pouvait être le cas au sein des précédentes administrations. Il ressort plutôt de ce Congrès que l’obéissance au chef est le principal critère de choix pour voir évoluer sa carrière politique.

La plus grande surprise est la nomination de Li Qiang, secrétaire du Parti à Shanghai depuis 2017, au rang de n°2 du régime et futur Premier ministre à partir de mars. Particulièrement impopulaire à la suite du fiasco du confinement de Shanghai au printemps dernier, Li Qiang se voit récompensé pour son obéissance au pouvoir central en sautant une étape, puisqu’il n’a jamais été membre permanent du comité permanent du Politburo. Il est considéré comme l’un des membres de « la nouvelle armée du Zhejiang », composée de cadres ayant travaillé aux côtés de Xi Jinping lorsqu’il y était secrétaire du Parti, de 2002 à 2007. Un autre membre de ce clan fait son apparition au sein du comité permanent : l’ancien maire et secrétaire du Parti à Beijing, Cai Qi, désormais chef du Secrétariat du comité central et n°5 du régime. Ancien bras droit de Xi Jinping à Shanghai en 2007, Ding Xuexiang est également promu au rang de n°6 du régime. À « seulement » 60 ans, il est le plus jeune membre du comité permanent.

Deux autres protégés de Xi Jinping se voient promus : Zhao Leji, natif et ancien secrétaire du Parti du Shaanxi, et Li Xi, ancien chef du Parti du Guangdong de 2017 à 2022. Ces deux hommes ont un lien particulier avec la province du Shaanxi, qui a une valeur symbolique particulière pour Xi Jinping. Son père, Xi Zhongxun, y a été posté à l’établissement de la République populaire de Chine et y a effectué ses plus grands faits d’armes. Puis Xi Jinping y a été envoyé comme jeune instruit, dans la préfecture de Yan’an, expérience marquante au point de se définir toute sa vie comme un « natif de Yan’an » (alors qu’il est né à Beijing). Il y a par la suite rencontré Li Xi et Zhao Leji, dont la carrière politique est intrinsèquement liée à sa propre consolidation du pouvoir.

Seule figure du comité permanent qu’on ne peut qualifier ni de partisan ni d’opposant de Xi Jinping, l’idéologue Wang Huning demeure au comité central du Politburo, en tant que n°4 du régime. Pilier majeur du Parti sous les présidences Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping, il est considéré comme l’architecte des différentes doctrines et idéologies mises en avant par ces chefs d’État, notamment la « Pensée de Xi », indiquant une certaine continuité idéologique avec la décennie écoulée. Wang s’est vu confier début 2023 la supervision de la politique de réunification avec Taïwan, laissant supposer une offensive idéologique considérable sur l’île.

Quelle politique domestique et internationale ?

Tout semblait indiquer, à l’issue de ce Congrès, qu’une ligne assertive à l’international était amenée à se maintenir et se renforcer, tant sur la diplomatie des loups guerriers, que la question taïwanaise ou le soutien tacite à la Russie. Il convient cependant de rester prudent car la Chine a l’habitude de souffler le chaud et le froid sur le plan diplomatique. L’attitude étonnamment conciliante de Xi Jinping à l’égard de Joe Biden au dernier G20 à Bali semblait ouvrir une parenthèse de détente que l’incident du « ballon espion » est venu refermer.

De même, Beijing entretien depuis un an une ambigüité dans son soutien à la Russie, faisant mine d’œuvrer pour la paix auprès de ses partenaires occidentaux, mais déclarant son amitié sans limites avec Moscou. Le soutien tacite de la Chine à la Russie, qui tient en grande partie à la bonne relation interpersonnelle entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, est un sujet de crispation au sein du Parti. Là encore, malgré un renforcement du pouvoir de Xi, rien n’indique que Beijing ira plus loin dans sa politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de la Russie.

La politique intérieure peut également réserver des surprises majeures, comme le montre la levée soudaine des restrictions sanitaires sous la pression des manifestations en décembre dernier. Alors que la croissance économique ne semblait plus être une priorité de Xi Jinping, obstiné à maintenir sa politique zéro COVID et proclamant une victoire totale sur la grande pauvreté, ce revirement marque un coup d’arrêt aux expérimentations de contrôle sociale du régime, pour revenir à un plus grand pragmatisme économique.

Sur le plan militaire, Xi Jinping avait déjà avancé ses pions dès son premier mandat, en limogeant et emprisonnant deux cadres majeurs de l’Armée Populaire de Libération (APL), Xu Caihou et Guo Boxiong, accusés de corruption, ce qui a été mal vécu au sein de l’Armée. Le chef d’État semble avoir un contrôle total sur la Commission Militaire Centrale (CMC), qu’il préside, et brandit la menace d’une réunification de Taïwan « par la force si nécessaire ». Pour autant, la déroute russe en Ukraine fera certainement réfléchir l’APL et le Parti, pour ne pas surjouer sa main avant que la Chine ne soit réellement prête à un affrontement de grande ampleur. La nomination de Wang Huning pour la réunification avec Taïwan pourrait ainsi indiquer une volonté de la Chine de temporiser et d’atteindre ses objectifs par des moyens plus subtils.

S’il est assez complexe de réaliser le moindre pronostic sur l’évolution de la politique économique et internationale de la Chine, au-delà de l’opacité du régime, c’est précisément car le nouveau comité permanent du Politburo ne donne pas d’indications suffisantes sur le plan idéologique, si ce n’est que l’allégeance à la ligne politique de Xi Jinping est un passage obligatoire. Mais quelle sera cette ligne ? Si l’on peut supposer que la tendance politique et diplomatique actuelle sera renforcée, rien n’est moins sûr quant à la ligne économique.

Ce renforcement du pouvoir, et de la centralité de la personne de Xi Jinping comme représentant du Parti, laisse craindre que de nouvelles cliques ne se forment parmi les partisans de Xi Jinping. Âgé de 69 ans et n’ayant aucun successeur désigné, le chef d’État chinois prend à la fois le risque de se mettre à dos différents clans d’opposition, dont certains n’ont pas dit leur dernier mot, mais également de voir apparaître des dissensions parmi ses rangs, dues à des frustrations de ne pas voir sa carrière évoluer, des rivalités interpersonnelles et de nouveaux clivages idéologiques.


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L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

© LVSL

L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid


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Aucun super-héros ne pourra nous sauver

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Captain America représenté en Jospeh Staline © Sebastian Volgt

Le cinéma est un miroir de la réalité politique : les héros de Marvel nous montrent comment le Mal mondial doit être vaincu, tandis que la catastrophe climatique appelle un désir de solutions autoritaires. Article écrit par Wolfgang M. Schmitt pour la première édition allemande du magazine Jacobin et traduit par Jean-Baptiste Bonnet.


En 2008, la crise financière éclate. Dans les années qui suivent, la troïka (Commission Européenne, BCE et FMI) a cru qu’elle pouvait « sauver » une Europe en ruine par des politiques d’austérité antidémocratiques qui exploitaient le Sud. Cet empire néo-libéral s’est confronté la même année à la concurrence de la culture pop : le 1er mai, l’adaptation du comics Iron Man sort dans les salles de cinéma en Allemagne et le lendemain aux États-Unis. Cependant, ce n’était pas une sortie ordinaire d’un film à grand succès, mais le début du Marvel Cinematic Universe (MCU). Le studio Marvel, qui a été racheté par Disney en 2009, a annoncé qu’il consacrerait des films individuels aux super-héroïnes et aux super-héros de leur propre univers et les ferait apparaître dans des films communs sous le titre Avengers pour créer un grand récit, grand récit dont la fin avait pourtant été hâtivement annoncée par les théories postmodernes. Le projet a été structuré en quatre phases dont la troisième s’est achevée en 2019 avec Avengers: Endgame et Spider-Man: Far From Home. La quatrième phase sera lancée en 2020 avec Black Widow. Une planification aussi gigantesque et à long terme – qui, comme nous le verrons, rappelle, et pas par hasard, les plans quinquennaux du président chinois Xi Jinping – n’a jamais été vue auparavant dans l’histoire du cinéma. Mais elle s’inscrit parfaitement dans la réalité politique globale de notre époque – même s’il serait plus correct de dire que le cinéma a anticipé cette réalité.

Le fait que le cinéma ait des pouvoirs prophétiques dans la mesure où il reflète les conditions psychologiques et sociales des masses n’est pas une idée nouvelle. C’est ce que révèle un coup d’œil au classique de Siegfried Kracauer, Caligari zu Hitler, de 1947, dans lequel Kracauer écrit à propos de l’influence des films sur une nation : « Ce que les films reflètent, ce sont moins des convictions explicites que des dispositions psychologiques – ces profondeurs de la mentalité collective qui s’étendent plus ou moins en dessous de la dimension de la conscience ». Mais en ce qui concerne l’univers Marvel, la dimension n’est plus limitée à une nation, ni même à une zone culturelle. Les films Marvel sont un phénomène mondial – en Inde et en Chine aussi, chaque sortie est attendue avec impatience. La censure ne posera pratiquement aucun problème : ni la nudité ni l’érotisme ne sont présents dans les films. De plus, le message de ces productions hollywoodiennes n’est plus attaché à l’ancien impérialisme américain, comme c’était encore le cas dans le cinéma des années 80 et 90. Dans leur livre The light that failed : A reckoning,  publié en 2019, les intellectuels libéraux Ivan Krastev et Stephen Holmes diagnostiquent la fin de l’imitation. Le modèle de société occidentale n’est plus adapté, mais plutôt parodié et remis en scène comme une farce. Certains modèles alternatifs se sont également imposés, comme le capitalisme d’État chinois, qui a connu un grand succès. Avec son flair inimitable des envies du public et de l’odeur de l’argent, Hollywood l’a reconnu très tôt. Bien que certains films patriotiques aient été réalisés après le 11 septembre, la désillusion s’est rapidement installée avec les missions ratées en Afghanistan et en Irak. De plus, la baisse des audiences en Occident a conduit à repenser le monde – car de nouveaux cinémas ouvrent presque quotidiennement en Inde et en Chine.

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Donald Trump, George Soros, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan pose avec un panneau de Thanos © Sebastian Volgt

Les gentils contre les méchants

Marvel / Disney a réussi à conserver l’esthétique et les styles narratifs typiques d’Hollywood, qui sont depuis longtemps devenus une sorte de style international, tout en transformant radicalement le contenu traditionnel – et donc le noyau idéologique des films. On peine à trouver le patriotisme et l’impérialisme américains. Au lieu de cela, ces films transforment l’écran en une surface de projection que chaque spectateur – de l’Est ou de l’Ouest – peut remplir de ses propres idées. Ce cadre idéal et global, c’est le cadre de l’autoritarisme. Marvel a identifié avec justesse qu’une nouvelle aspiration autoritaire est apparue partout dans le monde. C’est cet autoritarisme qui est incarné par des super-héroïnes et des super-héros qui ne sont ni élus par le peuple ni mandatés par le gouvernement. Les films Marvel font une distinction morale stricte entre le bien et le mal, et non politique entre l’ami et l’ennemi. Ce faisant, ils créent une division mondiale, comme l’a fait la politique étrangère américaine pendant des décennies – pensez à George W. Bush et à son discours sur « l’axe du mal ». Il y a cependant une différence cruciale : les films d’action avec Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger étaient toujours ancrés dans des contextes géopolitiques concrets. En revanche, la menace dans les films Marvel n’émane plus d’États hostiles, mais de super-vilains comme Thanos, qui planifie un gigantesque génocide. Cela a énormément augmenté les possibilités d’identification. Thanos peut être pakistanais en Inde, mais indien au Pakistan; en Europe les libéraux peuvent reconnaître en lui Vladimir Poutine, et en revanche l’extrême-droite y verra George Soros ; les républicains américains reconnaissent les démocrates et les démocrates, Donald Trump. L’équipe de campagne de ce dernier a même confirmé ce point de vue en décembre 2019, lorsqu’elle a publié une courte vidéo pour dénoncer la procédure d’Impeachment à laquelle il faisait face et dans laquelle Trump est représenté comme Thanos : « Je suis inévitable », murmure une voix sombre, puis Thanos / Trump claque des doigts et les démocrates Nancy Pelosi, Adam Schiff et Jerry Nadler s’évanouissent dans les airs. C’est ainsi que disparaît à la fin de Avengers: Infinity War la moitié de la population mondiale.

L’indignation libérale n’a pas tardé à se manifester. Après tout, un président s’est ici délibérément rangé du côté du mal. Il était donc possible de s’identifier encore plus étroitement aux super-héroïnes et super-héros, qui, en réalité, agissent de manière encore plus antidémocratique que Trump. Il est facile de comprendre que des personnes ayant un caractère autoritaire soient attirées vers de telles figures, mais les libéraux et même la gauche post-moderne sont aussi fascinés. Si ces derniers ont critiqué quelque chose à propos des films Marvel ces dernières années, c’était toujours uniquement en termes de représentation : les productions sont-elles assez diverses ? Le point d’orgue de cette histoire jusqu’à présent a été la célébration de Black Panther à la fois par les partisans de l’ identity politics1 de gauche et les identitaires de droite. Alors que l’establishment hollywoodien était autrefois contesté par une bouillonnante contre-culture de films d’exploitation critiques du capitalisme, féministes et antiracistes dans lesquels les opprimés luttent contre la société des oppresseurs, ils ont aujourd’hui été complètement inclus dans l’empire de Disney. Il est significatif que ces néolibéraux progressistes ne critiquent pas l’élan antidémocratique des films. Au lieu de cela, ils se tournent vers les entreprises milliardaires Marvel / Disney avec un vœu pieux : « Heal the World! » (Guérissez le monde!).

La solution à tous les problèmes

Mais revenons à Iron Man en 2008 : le personnage principal, Tony Stark, est un entrepreneur. Dans le contexte actuel, ce personnage peut en évoquer un autre : Elon Musk. Alors que Musk en 2008 était loin de jouir de son statut de célébrité actuel – même si sa vision de la colonisation de Mars était déjà bien connue – le personnage de Tony Stark anticipe déjà une grande partie de son autoportrait : Stark va également braquer les actionnaires de sa société avec des idées audacieuses. Comme Musk, il est imprévisible, lunatique, ingénieux et déterminé à sauver le monde. Tous deux représentent l’idéologie du « solutionnisme » (Evgeny Morozov) – ils croient qu’ils peuvent sauver la terre tout comme on peut réparer un moteur.

Iron Man s’ouvre sur le kidnapping par des terroristes de Tony Stark, PDG de la société d’armement du même nom. A l’aide d’une armure construite dans sa cellule, il parvient à se libérer et se transforme en Iron Man. Il repense donc la philosophie d’entreprise de son père, un militariste acharné, et investit plutôt dans la recherche sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Le réacteur Arc est à Tony Stark ce que Space X et Tesla sont à Elon Musk. Stark apparaîtra aussi fièrement dans les films suivants comme celui qui a privatisé la paix mondiale : il intervient arbitrairement du côté des vengeurs, dont les actions sont toujours – un point commun avec Angela Merkel – vendues comme sans alternative. Alors que le premier Iron Man lèche encore les blessures américaines en faisant allusion à la guerre contre le terrorisme, au cours des trois phases ces conflits s’effacent pour faire place aux menaces planétaires. L’humanité et la Terre sont généralement menacées par un méchant extraterrestre face auquel il faut s’unir. Les citoyens – si jamais ils sont montrés dans les films – agissent comme un public enthousiaste. Ce qui est fascinant, c’est le mélange de charisme et de débauche de moyens des personnages ainsi que l’approche purement technique et orientée vers les solutions de Iron Man, Captain Marvel, Captain America, Hulk, la Veuve Noire et les autres.

La menace allégorique représentée par les super-vilains n’est pas seulement un écran sur lequel chaque public peut projeter son ennemi favori. L’émerveillement frappe un autre nerf, peut-être plus décisif, de l’époque : son positivisme avec son penchant pour l’autoritarisme où le salut et la sécurité du monde sont en jeu. C’est comme si les données et les faits parlaient d’eux-mêmes – comme s’il n’y avait qu’une seule interprétation possible.

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Xi Jingping et les héros de Marvel © Sebastian Volgt

Sauver le climat sans idéologie

Au vu de la force croissante des partis et mouvements de droite qui affichent leur négation de l’origine humaine sur le changement climatique, le fétichisme des chiffres et des données concernant les prévisions climatiques est compréhensible – mais il est néanmoins très problématique. Et ce, pour deux raisons :

1. Le positivisme qui sous-tend nécessairement la recherche empirique sur le climat induit une politique positiviste qui tente d’agir de manière à trouver des solutions, en ignorant les aspects politiques du changement climatique. Ce qui aide le climat est bon – c’est parfois la devise. Cette vision utilitariste est aveugle à ce qui doit réellement être sauvé. Ce n’est pas la planète Terre. Le best-seller d’Alan Weisman, The World without us – en supposant que l’on ressente en soi un désir de mort freudien – crée un scénario rassurant dans lequel, après la disparition de l’humanité, la nature reprend la planète et les empreintes humaines s’effacent progressivement. La terre n’a pas besoin de l’homme. Mais à l’inverse, l’homme est dépendant du vaisseau spatial Terre. Cela signifie que la protection du climat, lorsqu’elle n’est pas au service de l’humanité et qu’elle sape la démocratie, par exemple, est une entreprise absurde. La nature ne nous remercierait pas de toute façon d’avoir renoncé à nous-mêmes. Personne ne l’a dit de façon plus succincte que Werner Herzog dans son film documentaire Grizzly Man, réalisé en 2005, dans lequel il retrace la vie du fanatique de la nature Timothy Threadwell à l’aide d’extraits de ses séquences vidéo le montrant vivant avec des grizzlis. Threadwell considérait les prédateurs comme ses alliés dans la lutte contre un monde surcivilisé. Une nuit, cependant, lui et son partenaire ont été tués par un ours. Herzog dit quelque chose de terriblement vrai à la vue du gros plan d’un grizzly : « Et ce qui me hante, c’est que je ne vois aucune parenté, aucune compréhension ou pitié dans les visages des ours que Threadwell a autrefois filmé. Je ne vois que l’écrasante indifférence de la nature. Pour moi, il n’existe pas de monde secret des ours. Et ce regard vide ne parle que d’un intérêt à moitié perdu pour la nourriture ».

2. Les chiffres suggèrent qu’il n’est pas nécessaire de parler plus longtemps, mais d’agir le plus rapidement possible. Certes, l’urgence du tournant écologique ne peut être niée, ni la politique climatique inadéquate du gouvernement allemand, qui frise le refus de travailler. Toutefois, l’alternative ne peut pas être trouvée en Chine ni en Inde, où des dirigeants autoritaires décident comme des super-héros de ce qu’il faut faire. L’urgence climatique ne doit pas être un état d’urgence dans lequel un souverain décide et contourne les parlements que Carl Schmitt appelait déjà les « bavards ». Dans sa publication de 1924, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus, Schmitt polémiquait contre la démocratie parlementaire qui, selon lui, est empêtrée dans d’éternelles discussions mais ne sait plus comment décider. Ce danger antidémocratique s’accroît si les gouvernements continuent de refuser des changements de modèle fondamentaux et comptent plutôt sur les forces du marché. Par conséquent, des entrepreneurs comme Musk ou des gestionnaires de fonds comme Larry Fink de Blackrock, qui annoncent soudainement la durabilité des portefeuilles d’actions de Blackrock, sont acclamés quasiment comme des super-héros. Ou pensons à la pétition fondatrice de Scientists For Future : aussi alarmants que soient les résultats de leurs recherches, il est fatal de célébrer les scientifiques comme les Avengers, précisément parce qu’ils aiment eux aussi se présenter comme « libres de toute idéologie ». Comme pour Marvel, cela dépolitise le salut du monde.

L’harmonie comme ordre mondial

Le refus obstiné des gouvernements d’accepter une économie véritablement politique et leur adhésion au « schwarzen Null »2 (aux politiques d’austérité, NDLR) sont le terreau dans lequel les personnages autoritaires se retrouvent pour résoudre les problèmes – y compris climatiques – à leur manière. Ce n’est pas seulement une idée en l’air, en réalité cela a déjà été formulé dans un livre qui vient d’être publié en traduction allemande (et en France en 2018, NDLR) et qui se lit comme une anticipation avec douze ans d’avance des films de super-héros. Dans Tianxia, tout sous un même ciel, le philosophe d’État chinois Zhao Tingyang esquisse un ordre mondial hiérarchisé : « Le concept de Tianxia vise à un ordre mondial dans lequel le monde dans son ensemble devient le sujet de la politique, à un ordre de coexistence qui considère le monde entier comme une entité politique. Comprendre le monde dans la perspective de Tianxia signifie faire du monde dans son ensemble le point de départ conceptuel de l’analyse, afin de pouvoir concevoir un ordre politique adapté à la réalité de la mondialisation ». Cela semble à peu près aussi ésotérique que les dialogues de Marvel, qui parlent toujours d’un monde en harmonie. Comme les Vengeurs, Zhao Tingyang n’est pas intéressé par une politique mondiale universaliste, telle que décrite magistralement par Kant dans son essai Vers la paix perpétuelle. Au lieu de cela, il remet en question les droits de l’homme. Le gouvernement mondial, avec à sa tête le souverain sage et scientifiquement informé, ne doit pas s’immiscer dans les affaires intérieures. Tout le reste doit être dirigé à l’échelle mondiale. Les affaires extérieures doivent être transformées en affaires intérieures et fusionner en une unité qui rend superflue la distinction entre ami et ennemi. Zhao Tingyang définit un nouvel ordre mondial, en réalité une extension du système Xi Jinping à la planète entière, entièrement tourné vers la sécurité. Il ne s’intéresse pas à la lutte contre les inégalités ou contre le pouvoir du capital ; il milite plutôt pour un monde sûr dans lequel les gens sont protégés des menaces – parmi lesquelles on trouve probablement la liberté, car l’importance des élections est négligée dans ce monde. Dans la première partie de Avengers, tous les téléphones portables sont déjà sur écoute afin de pouvoir rétablir la sécurité aussi rapidement que possible – une vision que les Avengers partagent avec Xi Jinping et Horst Seehofer (le ministre de l’intérieur allemand, NDLR).

Cet ordre mondial convient parfaitement au capitalisme, puisqu’il garantit la protection de la propriété. Comme l’a récemment souligné Grégoire Chamayou dans sa brillante étude La société ingouvernable : une généalogie du libéralisme autoritaire, le libéralisme économique peut parfaitement coexister avec une politique autoritaire. Les flux financiers peuvent continuer à circuler sans frontières, et chaque pays – qu’il respecte ou non les droits de l’homme – a ses propres marchés identitaires à servir. Gucci et Adidas réunissent actuellement le global et le particulier de manière exemplaire : 2020 est l’année chinoise du rat ou plutôt de la souris, c’est pourquoi les deux groupes de mode ont maintenant imprimé des motifs de Mickey Mouse sur les chaussures et les vêtements. Cela réjouit à la fois l’Est et l’Ouest – comme l’a déjà fait Marvel. Tout cela sous le ciel de Disney.


1 L’idée qu’un groupe ne peut être représentée que par des membres du même groupe. Le terme a d’abord été utilisé par le Combahee River Collective pour dénoncer l’exclusion des femmes noires à la fois du mouvement pour les droits civiques et du mouvement pour les droits des femmes. Il est aujourd’hui essentiellement utilisé pour désigner la volonté de diversifier les instances de pouvoir en élisant des noirs ou des femmes dans les parlements et les conseils d’administration par exemple.

2 Le « Zéro noir », nom familier du mécanisme constitutionnel interdisant au gouvernement allemand de présenter un budget dont le déficit serait supérieur à 0,35 % du PIB.


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Comment la Chine redessine le commerce maritime mondial

Du jamais vu ! En 2014, la Chine a bloqué [1] l’alliance voulue par les trois plus grandes entreprises de commerce maritime représentant alors 39 % du marché mondial et validée par les autorités de la concurrence européenne et américaine. Ayant déstructuré une alliance européenne en formation, la Chine a pu imposer son fleuron, Cosco, dans une alliance stratégique avec le Français CMA-CGM. Ainsi, elle s’affirme non seulement comme un régulateur du commerce maritime, au même titre que l’Europe et les États-Unis, mais elle permet à son champion national de gagner une position de plus en plus dominante sur le marché mondial. 


Une alliance entre entreprises européennes empêchée par Pékin

Initialement, le Français CMA-CGM, l’Italo-Suisse MSC et le Danois Maersk, souhaitaient mutualiser certaines de leurs activités – alliance dite “P3”, en créant un centre de contrôle commun à Londres pour réduire leurs coûts administratifs. La gestion, l’équipement et l’exploitation des navires n’étaient donc pas concernés par l’accord. Le ministère chinois du Commerce a cependant considéré que cette mutualisation leur donnait un pouvoir de marché trop important, le bloc étant à même de contrôler 47% des liaisons maritimes entre l’Europe et l’Asie.

Si la Chine est directement intervenue dans le projet, c’est bien parce que 90% du commerce mondial s’effectue par la voie maritime [2] et que la Chine représente 11% du commerce international [3] !

La Chine s’assume désormais comme un régulateur du commerce maritime mondial

Le gouvernement chinois s’affirme comme un nouvel arbitre [4], organisateur des grands projets de fusion entre entreprises privées internationales, sous couvert de respect de la concurrence. L’empire du Milieu se place ainsi comme l’égal des États-Unis et de l’Union européenne, qui veillent jalousement à ce que les rapprochements entre entreprises n’affectent pas leur marché intérieur, voire ne menacent pas le pouvoir de leurs propres entreprises nationales.

La décision chinoise est d’une portée similaire de récentes décisions de la Commission européenne en la matière : refus de la fusion entre General Electric et Honeywell en 2011, autorisation du rachat d’Alstom par General Electric pour 10 milliards d’euros en 2014, accord contraignant avec Gazprom pour empêcher l’entreprise russe d’acquérir une position dominante sur le marché gazier européen et amende de 4,3 milliards infligée à Google pour abus de position dominante de son système d’exploitation pour smartphone Android. 

Les États-Unis ne sont pas en reste : la Commission fédérale du commerce américaine a notamment autorisé la fusion entre le Suisse Holcim et le Français Lafarge pour 35 milliards d’euros.

A bien des égards, la décision chinoise place Xi Jinping comme un acteur équivalent à ses homologues européens et américains dans la régulation du commerce maritime mondial. 

La Chine finit par faire émerger son fleuron national Cosco, au cœur d’une alliance avec le Français CMA-CGM

Ne pouvant se permettre de perdre le marché chinois, qui leur aurait été fermé s’ils ne s’étaient pas conformés au refus de la Chine, les trois armateurs ont donc abandonné leur projet d’alliance.

Coup de tonnerre : deux ans plus tard, l’armateur CMA-CGM annonce une nouvelle alliance… avec l’armateur chinois, Cosco qui pèse 7,6% de parts de marché, le Taïwanais Evergreen à 4,7% de parts de marché et l’Hong-Kongais OOCL (Orient Overseas Container Line) contrôlant 2,6% de parts de marché. Ce nouveau groupement, dit « Ocean Alliance », tente ainsi de contrebalancer l’alliance « 2M » formée par MSC et Maersk, les deux anciens partenaires malheureux de la CMA-CGM. 

Le refus chinois de 2014 a donc un effet concret : l’alliance européenne a été délitée et le fleuron chinois Cosco s’immisce dans une alliance avec le Français CMA-CGM pour conquérir les mers. Alors que la maîtrise des mers est l’enjeu commercial des prochaines décennies, on peut y voir une politique intelligente de soutien à un champion national émergent.

Quatre années ans après ce coup de semonce de la République Populaire de Chine, le principal armateur chinois Cosco a racheté OOCL pour constituer la troisième compagnie mondiale de trafic de conteneurs dans les ports. Le groupe contrôle 12,3% du marché mondial, devant la CMA-CGM à 11,8%.

Le Français a récemment acquis l’armateur européen Containerships européen, après avoir fusionné avec un autre armateur OPDR. Cette alliance entre CMA-CGM et Cosco risque d’être à double-tranchant pour l’entreprise française, puisqu’elle s’arrime à l’entreprise chinoise, au risque de délaisser le grand large pour se replier sur le marché européen. 

[1] Décision de l’Autorité de la concurrence chinoise, rattachée au Ministère du commerce, MOFCOM (http://english.mofcom.gov.cn/article/policyrelease/buwei/201407/20140700663862.shtml) .

[2] 90% en volume et 80% en valeur en 2015 : https://business.un.org/en/entities/13 http://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=1374

[3] OMC, Statistiques du commerce international 2014 https://www.wto.org/french/res_f/statis_f/its2014_f/its2014_f.pdf

[4] Loi anti-monopole chinoise de 2007.

Crédits photos : ©Huhu Uet

 


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Etats-Unis, Chine, Inde : jusqu’où ira la montée des tensions ?

©The White House from Washington, DC. L’image est dans le domaine public.

Depuis quelques mois, la situation s’échauffe en Asie et de nouvelles lignes de forces apparaissent. Pendant que Trump et Narendra Modi, le Premier Ministre Indien, mettent en scène leur idylle, les armées chinoises et indiennes se font face au nord du Sikkim. La militarisation se poursuit en mer de Chine. Un jeu d’échec dangereux s’établit autour de l’Afghanistan. Et la Corée du Nord vient nous rappeler que la menace nucléaire rode. La course à la guerre n’a jamais été ici dangereuse dans une région qui compte trois puissances nucléaires, voire 4.

 L’Idylle indo-américaine

A première vue, Narendra Modi et Donald Trump n’ont rien en commun. Trump est un héritier grossier et ignorant, néophyte en politique étrangère qui a su capter les craintes de l’Amérique de Pittsburgh. Narendra Modi est un ancien vendeur de thé d’Ahmedabad, issu des basses castes de la société Hindoue ayant fait peu à peu ses armes au sein du groupe nationaliste hindou RSS (accusé notamment d’être lié au meurtre du Mahatma Gandhi et interdit pendant quelques années suite à cet épisode) et du BJP, parti réunissant les adhérents de la famille politique du Sangh Parivar, ayant en commun de penser l’Inde comme une société exclusivement hindoue et dans laquelle musulmans et chrétiens sont des intrus.  Cependant, les deux leaders ont un ennemi commun : la Chine qui menace leur position dans la région pour l’Inde, dans le monde pour les Etats-Unis. Si le président américain a traité durement l’Inde lors de son discours justifiant son retrait de la COP 21, le sujets difficiles ont été écartés lors de la visite du Premier Ministre Indien à Washington pour le premier dîner d’un chef d’Etat étranger à la maison blanche durant l’ère Trump.

Deux choses obsèdent Narendra Modi : le Pakistan (lubie des nationalistes qui leur permet de construire une Inde fondamentalement hindoue) et attirer des investissements directs à l’étranger. On a les ambitions que l’on mérite. Deux choses obsèdent le président américain : l’influence grandissante de la Chine sur le continent asiatique et sa balance commerciale. On peut y ajouter le terrorisme islamiste. Sur ces sujets, Modi et Trump peuvent fonder une alliance stratégique pour contrer l’influence de la Chine et isoler le Pakistan. 

Pour mettre à l’aise son homologue, Trump a donc commencé par inscrire Syed Salahudeen, patron du groupe terroriste kashmiri Hizb-ul-Mujahideen dont l’Inde dit qu’il est soutenu par le Pakistan à  la liste des “Specially Designated Global Terrorist”. Des accords de coopération militaire ont également été signé. Les Etats-Unis ont vendu 22 drones de haut-niveau – qu’ils réservent à leurs plus proches alliés habituellement- pour 2 milliards de dollars. Cela renforcera les capacités de surveillance maritimes de l’Inde au moment où le sous-continent constate une activité inhabituellement élevée de la Chine dans l’Océan Indien. Par ailleurs, Modi a soutenu l’intégration de son allié américain en tant que membre observateur du symposium naval de l’océan Indien, organisation de coopération réunissant 35 membres. Autre élément digne d’intérêt : l’exercice militaire commun que l’Inde, les Etats-Unis et le Japon comptent mener dans l’océan Indien.  Trump a même qualifié l’événement de “plus large exercice militaire jamais conduit dans l’Océan Indien.” J’ajoute que des discussions devraient s’ouvrir dans les prochains mois sur la vente d’avions F-16 et de F/A-18, et d’hélicoptères d’attaque Apache. Tout cela dans le cadre du forum Indo-Américain pour les technologies de défense et le commerce. Cerise sur le gâteau : la presse américaine a laissé entendre que les Etats-Unis pourraient retirer au Pakistan son statut d’allié d’exception hors OTAN.

Alors que l’Inde récolte les fruits de 20 ans de positions pro-américaines, la volonté de Trump de durcir sa ligne contre le terrorisme soutenu par le Pakistan et contre le gouvernement Chinois ont fait fortement accélérer les choses. Modi obtient ce qu’il voulait : un partenariat stratégique avec les Etats-Unis et un durcissement de la ligne américaine contre le Pakistan, allié historique des nord-américains. Trump, quand à lui, obtient un allié de choix contre le terrorisme islamiste et une puissance capable de contre-balancer l’influence de la Chine en Asie. L’Inde sera le bras-armé de la politique anti-chinoise de Trump.

Enfin, sur le terrain commercial, Narendra Modi est venu faire la publicité de sa réforme fiscale : le fameux GST. Le but est d’unifier la fiscalité indirecte sur le marché Indien. Bien que l’application souffre de nombreuses exceptions, l’idée est d’avoir une TVA unifiée sur tout le sous-continent et d’en finir avec le fatras d’exceptions locales. De fait, depuis son arrivée au pouvoir, la nationaliste hindou s’attache à satisfaire les demandes du gouvernement américain et du FMI. Il privatise notamment la compagnie aérienne Air India. Il facilite la venue d’IDE en Inde jusque dans le secteur de la defense nationale. Autre réforme imposée par l’USAID (l’agence américaine pour le développement) : le retrait de 86% de la monnaie en circulation en novembre dernier pour engager la mutation de l’économie indienne vers un système “sans cash”. C’est un moyen afin d’intégrer l’immense marché Indien dans le système bancaire international. Enfin, une réforme du marché du travail devrait intervenir. Bref, s’il bombe le torse contre le Pakistan, Modi le nationaliste, fait des pieds et des mains pour “adapter” l’Inde à la mondialisation et aux normes définies par Washington et le FMI. Tout cela dans le but de renforcer le flux d’IDE en Inde et de s’engager dans un modèle de développement à la chinoise. Bien que l’industrie pharmaceutique américaine grogne encore contre les barrières qui empêchent les Etats-Unis de s’emparer de l’industrie du médicament en Inde et que Modi n’a pas obtenu d’assouplissement sur les visas H-B1 permettant aux brillants ingénieurs Indiens qui font le bonheur de la Silicon Valley de s’installer plus facilement aux Etats-Unis, la coopération commerciale entre les Etats-Unis et l’Inde est au beau fixe. C’est que les deux leaders y voient un intérêt. Les deux veulent accroître leur relations commerciales pour réduire leur déficit commercial avec la Chine.

Les manoeuvres Chinoises et les provocations dangereuses des Etats-Unis

Alors que la coopération indo-américaine se renforce avec un but : isoler la Chine sur le continent asiatique, le président Chinois réplique. Après avoir mis en place, de concert avec ses autres partenaires des BRICS, une banque de développement visant à contrecarrer l’hégémonie de la banque mondiale et du FMI, bras armé des Etats-Unis dans le monde, les Chinois se lancent dans un immense projet d’infrastructures et de commerce pour une nouvelle route de la soie unissant l’ensemble de l’Asie, une partie de l’Europe de l’Est et le Moyen-Orient. Le but est de réunir 64 pays représentants 60% de la population mondiale et 30% du PIB mondial. 29 pays ont participé au sommet de mai dernier. Seul pays de l’Asie du Sud à boycotter l’initiative ? L’Inde et pour cause : un des projets de cette vaste initiative consiste à construire un corridor entre la Chine et le Pakistan. Problème ? Ce corridor passe par la partie du Kashmir occupée par le Pakistan. Une insupportable atteinte à la souveraineté nationale indienne pour Narendra Modi. La réplique ne s’est pas fait attendre : l’Inde ouvre des lignes directes de commerce avec son allié historique : l’Afghanistan, ce que Pékin a qualifié de provocation. En effet, cette ligne de commerce outrepasse l’un de ses alliés dans la région : le Pakistan. Par ailleurs, l’Inde, l’Iran et l’Afghanistan travaillent de concert sur un projet de port en Iran pour faciliter les liens entre les trois alliés historiques dans la région. Au final, l’alliance stratégique de l’Inde avec les Etats-Unis l’isole et renforce la position centrale de la Chine dans le secteur. Des contradiction vont d’ailleurs entre l’Inde et nombre de ses alliés historiques au premier rang desquels l’Iran qui voit d’un mauvais oeil le partenariat stratégique entre l’Inde et Israël.

Si cette guerre de position en Asie semble circonscrite à une bataille d’influence entre l’Inde et la Chine pour le contrôle de l’Asie Centrale, deux épisodes récents sont d’autant plus inquiétants que leur portée est mondiale et qu’ils met en présence des puissances nucléaires de premier plan.

Le premier épisode concerne la frontière indo-chinoise et sa jonction avec le royaume du Bhoutan. En cause : une route que le gouvernement chinois veut construire dans la vallée de Chumbi jusque sur le plateau du Doka Ladu ou du Donglang selon le terme utilisés par les Chinois. Le problème ? Ce plateau est le sujet d’une dispute territoriale entre la Chine et le Bhoutan qui n’entretiennent pas de relations diplomatique. L’Inde est donc intervenue empêchant la Chine de poursuivre les travaux alléguant que la Chine violait la souveraineté territoriale de son allié historique : le Bhoutan. En réponse à ce qui constitue une intrusion de l’Inde sur un territoire Chinois aux yeux de Xi Jinping, l’empire du milieu a détruit deux bunkers Indiens installés en 2012 pour protéger la frontière entre le Bhoutan et la Chine. Une cinquantaine de pèlerins ont été empêchés de rejoindre le Tibet chinois. La situation est particulièrement tendue : armées chinoises et indiennes se font face depuis près d’un mois. Alors que les officiels Chinois ont appelé l’Inde à se “souvenir des leçons de l’histoire” dans une référence évidente à la défaite militaire infligée à l’Inde par l’armée Chinoise en 1962, ils réagissaient à une provocation verbale du patron de l’armée indienne, le général Bipin Rawat déclarant quelques  mois plus tôt que l’armée Indienne était préparée à une guerre sur deux fronts et demis (le front Pakistanais, le front Chinois et le front intérieur). Alors que l’Inde indique que la Chine viole un accord de 2012 dans lequel elle s’engageait à régler ce conflit territorial par la voie de la négociation, la Chine refuse toute concession tant que l’armée indienne ne se sera pas retirée d’un territoire qui n’est pas le sien. Les tensions ne cessent de monter entre la Chine et l’Inde depuis quelques mois : quelques semaines auparavant, la visite du Dalaï Lama dans le territoire disputé de l’Arunachal Pradesh a provoqué l’ire des dirigeants Chinois. Ils ont depuis renommé la région le Tibet du sud.

C’est loin d’être un conflit territorial anecdotique. En effet, le plateau du Doka Ladu se situe au Nord de la jonction entre le Bhoutan, la Chine et l’Inde. Au sud de cette jonction se trouve l’Etat du Sikkim (Indien depuis 1976) et le nez du coq, corridor étroit qui relie les Etats du Nord-Est de l’Inde au reste du sous-continent. Le face-a-face des armées Chinoises et Indiennes au milieu du Bhoutan et les diverses provocations des deux puissances fait planer sur la region le drapeau noir de la guerre généralisée entre deux puissances nucléaires de premier plan.

Autre menace pour la sécurité du monde : les manoeuvres américaines et chinoises en mer de Chine autour de différents territoriaux que la Chine entretient avec le Japon et la Corée du Sud. Depuis quelques jours, le president américain durcit sa politique anti-chinoise. Le bruit court qu’il serait mécontent par la complaisance de la Chine vis-à-vis de la Corée du Nord, dont elle reste le principal partenaire commercial. En réaction, le gouvernement américain a commandé un rapport sur le trafic humain qui épingle la Chine (plus que l’Inde, étrangement), émis des sanctions contre une banque et une entreprise chinoise accusées de commercer avec la Corée du Nord, et un livré un lot de 1,4 milliards de dollars d’armes à Taiwan. Mais l’escalade guerrière a franchi un seuil avant hier puisqu’un destroyer américain est passé à 15 km d’une île chinoise ! Si les provocations entre l’Empire du milieu et le géant américain continuent ainsi, le risque d’une déclaration de guerre n’est pas à exclure.

Le blocus organisé par l’Arabie Saoudite contre le Qatar peut inquiéter, a juste titre, puisqu’une guerre engagerait le combat entre trois axes : l’axe arabe soutenu par les Etats-Unis, l’axe Qatari soutenu par le Hezbollah et la Turquie et l’axe Perse soutenu par la Russie. La guerre en Syrie, qui devient un affrontement entre les Etats-Unis et la Russie peut dégénérer en conflit généralisé mais il s’agirait de ne pas oublier que le drapeau noir de la mort et la menace de la guerre généralisée plane aussi en Asie, où l’on vient d’apprendre que la Corée du Nord a lancé un dernier missile balistique qui pourrait être tombé sur le territoire japonais, à 250 km des côtes du pays du soleil Levant…

Credits photos : ©The White House from Washington, DC. L’image est dans le domaine public.


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