Suite à l’altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, l’Europe découvre son impuissance après des décennies de dépendance à l’égard des États-Unis. Dans cet extrait, William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, revient sur les raisons de l’abandon de l’Ukraine par Donald Trump, l’inféodation de l’Europe à Washington et les pistes pour en sortir. Alors que « l’Europe de la défense » est sur toutes les lèvres, elle soulève de nombreuses questions.
Suite à l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, de nombreux commentateurs ont ressuscité une vieille théorie disqualifiée comme conspirationniste, selon laquelle Donald Trump serait un agent russe. La réalité est bien plus prosaïque. Loin d’être téléguidé par le Kremlin, il agit en vertu d’une impitoyable Realpolitik. À bien des égards, la guerre d’Ukraine est un cas d’école d’impérialisme contemporain. Russe d’abord, sous la forme de l’invasion brutale du pays, américain ensuite, avec un plan de mise sous tutelle économique. Elle constitue également une leçon intellectuelle : durant deux ans et demi, commentateurs, éditorialistes et « analystes » auront promu une explication psychologisante et dépolitisante du conflit. Il est urgent pour la gauche de l’abandonner, à l’heure où les morts continuent de s’empiler sur le front – et où les États européens évoquent un plan de militarisation à marche forcée, au détriment des systèmes sociaux du Vieux continent. Par Ingar Solty [1].
La guerre horrifique en Ukraine constitue, de plusieurs manières, une leçon en matière d’impérialismes : classique contre nouveau, formel contre informel, stupide contre stratégique. Mais elle constitue également une leçon d’ordre épistémologique, relative aux grilles analytiques à travers lesquelles nous sommes accoutumés à lire le monde. En tant que telle, elle est parlante quant aux banqueroutes intellectuelles, politiques et morales.
La folie des discours et leur implication concrète
Dès le commencement de l’invasion du pays, de nombreux commentateurs ont cherché à expliquer les objectifs du Kremlin sur la base d’un folklore ultranationaliste russe, destiné à flatter l’opinion intérieure. L’histoire récente du pays, son économie politique, sa place dans l’arène géopolitique mondiale et sa stratégie militaire concrète vis-à-vis de l’Ukraine semblaient n’avoir que peu d’importance. Ce choix – y compris à gauche -, consistant à évincer un prisme matérialiste, a laissé place à des analyses discursives superficielles, souvent alignées sur les éléments de langage libéraux des États occidentaux.
Préférant s’en tenir aux discours plutôt qu’aux faits, ces brillants analystes ont relevé que Vladimir Poutine avait qualifié l’effondrement de l’URSS de « plus grande tragédie du XXe siècle » et mis en doute l’existence de l’Ukraine comme État-nation. Ils en ont ainsi déduit que la Russie ne se contenterait pas d’envahir l’Ukraine, mais finirait par s’en prendre à l’ensemble de l’espace post-soviétique, y compris à des États non membres de l’OTAN comme la Géorgie, la Moldavie ou le Kazakhstan, voire aux pays baltes protégés par l’Alliance atlantique mais abritant d’importantes minorités russes.
Des analyses de cette nature, qui ont nourrit un alarmisme légitimant la militarisation occidentale, font pourtant abstraction du décalage flagrant entre les intentions supposées et les capacités réelles. Pire : elles se maintiennent envers et contre tout, y compris face à la contradiction évidente entre ces craintes et la stratégie militaire effective de la Russie au début du conflit – similaire à celle que l’on trouve entre les intérêts (géo)politiques russes et ses revendications officielles.
Les mêmes qui assurent que la Russie aurait les moyens d’envahir l’Union européenne sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main.
Personne ne se lancerait dans la conquête d’un pays de 44 millions d’habitants s’étendant sur 233.000 km² – soit presque deux fois la taille de l’Allemagne – avec seulement 190.000 soldats. À titre de comparaison, en 1939, l’Allemagne nazie a envahi une Pologne – d’une taille plus réduite et dotée d’une défense plus faible – avec 1,5 million de soldats, appuyés par près de 900 bombardiers et plus de 400 avions de chasse. Deux ans plus tard, lorsqu’elle a lancé son offensive contre l’Union soviétique, elle a mobilisé trois millions d’hommes – la plus grande force d’invasion de l’histoire –, un effort qui s’est pourtant soldé par un échec.
Ceux qui s’attachent à étudier l’histoire immédiate plutôt que l’histoire des idées immédiates (ou, pour être plus précis, la propagande) auraient pu voir, dès le départ, que la configuration des forces russes trahissait des objectifs plus limités. Trouver un exutoire à une situation intérieure marquée par l’insatisfaction de la population faisait partie des objectifs, mais ne les recouvrait pas tous – ironiquement, ce motif de guerre devrait logiquement conduire les partisans d’un changement de régime en Russie à une diplomatie de détente vis-à-vis du pays, afin de laisser les contractions s’y développer. Mais au-delà de cet aspect, Poutine les objectifs de Poutine étaient clairs : (1) élargir et annexer officiellement le Donbass, riche en minerais, et transformer Kherson et Zaporijjia en nouvelles régions russes – des cartes avaient déjà été imprimées en ce sens –, (2) établir un corridor terrestre vers la Crimée, annexée en 2014, et (3) provoquer un changement de régime à Kiev afin d’assurer que l’Ukraine, déchirée entre l’Est et l’Ouest, reste neutre et ne devienne pas un avant-poste de l’OTAN et de l’influence américaine.
Mais pourquoi s’embarrasser d’une analyse fondée sur l’histoire globale et régionale, l’économie politique internationale, les théories de l’impérialisme et les études stratégiques, lorsqu’on peut tout simplement répéter les éléments de langage des uns et des autres ?
Il est en effet plus simple de s’en tenir à une rhétorique qui banalise la mémoire de la Shoah, selon laquelle Poutine serait un nouvel Hitler, sa guerre en Ukraine une « guerre d’anéantissement » – comme l’a affirmé Berthold Kohler, rédacteur en chef de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, relativisant ainsi l’extermination menée par l’Allemagne nazie à l’Est, qui, en moins de quatre ans, a coûté la vie à vingt-sept millions de Soviétiques. Selon cette logique, la Russie s’apprêterait à « envahir l’Europe », et si d’ici 2029 le continent ne devient pas « apte à la guerre » et ne se transforme pas en État-caserne autoritaire, alors Moscou marchera sur Varsovie avant de défiler sous la porte de Brandebourg, à en croire la ministre allemande des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Verts).
Les mêmes qui assurent que la Russie, malgré l’échec manifeste de son offensive en Ukraine, aurait les moyens de défier l’OTAN et de conquérir l’Union européenne, sont aussi ceux qui, depuis deux ans, répètent que Moscou est sur le point de s’effondrer et que la victoire ukrainienne est à portée de main. Il suffirait, affirment-ils, d’une dernière livraison d’armes occidentales, d’une mobilisation forcée de masse et de quelques nouvelles incitations économiques offertes aux jeunes travailleurs ukrainiens contre leur envoi au front.
Mais revenons aux grilles de lecture, ces clés de compréhension du réel. Certains continuent d’« analyser » le basculement de la politique étrangère américaine, de Joe Biden à Donald Trump, ainsi que le conflit ouvert entre l’administration Trump et Zelensky, en invoquant des facteurs aussi réducteurs que la personnalité des dirigeants, leur idéologie ou même leur supposée irrationalité, entre caprices d’enfant, narcissisme et égoïsme.
Un exemple parmi tant d’autres : Katrin Eigendorf, correspondante de guerre pour l’Europe de l’Est à la télévision publique allemande ZDF, suivie par près de 70 000 personnes, qui, comme 99 % des commentateurs libéraux, n’a sans doute pas regardé l’intégralité des quarante-neuf minutes du débat en question. Elle a pourtant affirmé que « rarement Trump et [J.D.] Vance auront montré si clairement qui était leur ami et qui était leur ennemi », ajoutant que « le président américain est l’homme de Poutine et reprend ses mensonges ». Une lecture intellectuellement indigente, digne des théories du « grand homme » de l’histoire du XIXe siècle.
Où en sommes-nous donc après cette confrontation mise en scène, vendredi dernier, dans le Bureau ovale, entre Donald Trump, son vice-président J. D. Vance et Volodymyr Zelensky ? Trump s’adressait à sa base MAGA et, plus largement, à l’électorat américain. Zelensky, lui, jouait un numéro pour son propre camp, celui-là même qui pourrait finir par le liquider, et plus encore pour les va-t-en guerres Européens qui souhaitent que s’intensifie ce recrutement de masse des travailleurs ukrainiens envoyés au carnage contre les travailleurs russes.
Autant d’évidences que certains ont refusé de voir. Les interprétations libérales les plus absurdes ont immédiatement attribué à Poutine le coup politique de Trump – autrement dit, l’exploitation coloniale de l’Ukraine à ce moment charnière de rivalité géopolitique, de reconfiguration étatique et de guerre. Pour ces commentateurs, la Russie, avec une économie de la taille de celle de l’Italie, aurait mis les États-Unis « dans sa poche ». En d’autres termes, les libéraux inversent la logique des rapports de force, tout en s’obstinant à aboyer du mauvais côté, dans une simplification binaire des plus grossières.
Aussi absurdes soient-elles, ces analyses ont envahi les réseaux sociaux. Du Facebook de Mark Zuckerberg au Twitter d’Elon Musk, les hashtags #TrumpIsARussianAsset, #TrumpIsANationalDisgrace, #PutinsPuppet et #PutinsPuppets se sont répandus avec une viralité à en faire frémir des bots russes.
De nombreux « progressistes » – y compris ceux qui se prétendent de gauche, voire marxistes –, est-il besoin de le dire, n’évoluent pas dans cette direction seulement parce qu’ils ont admis leur faillite intellectuelle (ce qu’ils ont fait, et pour quoi ils doivent être tenus responsables – car si une leçon doit être tirée de cette boucherie, c’est bien la nécessité d’un retour à une analyse historique et matérialiste, afin d’éviter que la tragédie ukrainienne ne se rejoue sous une forme encore plus grotesque dans une autre guerre par procuration.
Certes, les libéraux pensent réellement ainsi. Mais pire encore, ils persistent malgré des preuves accablantes du contraire, soit par adhésion au discours officiel de leur État, soit par soumission à son pouvoir disciplinaire, cherchant ainsi à différer le moment inéluctable de la rencontre avec la vérité. S’enfoncer dans une illusion pathologique est pour eux un moyen d’éviter d’admettre qu’ils se sont trompés – politiquement et moralement – alors même que de nouvelles vies sont jetées dans l’abattoir de la guerre. Ce refus leur permet aussi d’éviter un profond réexamen de leur formation académique – qui pourrait pourtant les conduire vers une épistémologie capable d’expliquer la réalité des conflits – et, par extension, de revoir leur grille de lecture du monde.
Au lieu de cela, de nombreux « progressistes » s’enferment dans leurs certitudes. Alors même qu’ils prônent la diversité et une pensée « complexe », ils sombrent dans une réduction binaire des plus caricaturales. Ceux qui s’indignent le plus bruyamment des attaques de Trump contre les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) sont précisément ceux qui semblent incapables de penser autrement qu’en noir et blanc.
Cette posture aboutit à une infantilisation et à une dépolitisation totale des enjeux politiques, coupés de toute réalité sociale. Elle repose sur une logique simpliste, celle du vieil adage : « L’ennemi de mon ennemi est mon ami ».
Nous sommes contre l’extrême droite, l’extrême droite est (ou semble être) contre l’UE, donc nous sommes pour l’UE.
Nous sommes contre l’extrême droite, l’extrême droite est contre Kamala Harris, donc nous sommes pour Kamala Harris.
Nous sommes contre le Hamas, le gouvernement génocidaire de Netanyahou est contre le Hamas, donc nous sommes pour Netanyahou.
Nous sommes contre Donald Trump, Trump insulte Zelensky, donc nous – #IStandWithUkraine – sommes pour Zelensky, même si ce dernier enrôle de force son peuple dans une guerre perdue d’avance.
Nous sommes contre Trump, Trump – parce qu’il sait que lui et Biden ont déjà gagné tout ce qu’il y avait à gagner sans déclencher une guerre nucléaire – veut mettre fin à cette guerre ingagnable par des négociations, donc nous sommes contre les négociations et pour la poursuite du conflit.
Et nous, qui empêchons nos enfants de jouer aux cow-boys et aux Indiens, qui leur enseignons que la masculinité est toxique et qu’il faut discuter plutôt que se bagarrer, donnons aujourd’hui aux institutions européennes le pouvoir de sacrifier les États-providence et les démocraties du continent sur l’autel des industriels de l’armement comme Rheinmetall, Thales, Raytheon, Lockheed Martin et Northrop Grumman. À ce rythme, ce « progressisme » aura pavé la voie, d’ici la fin de la décennie, non seulement à un retour de Donald Trump et à la consolidation du pouvoir de Giorgia Meloni, mais aussi à l’accession au pouvoir de Marine Le Pen, Geert Wilders, Alice Weidel et Björn Höcke.
« Il faut écouter les voix ukrainiennes ». Cet impératif, répété légitimement depuis février 2022, n’a paradoxalement permis qu’aux classes sociales ukrainiennes les plus privilégiées de s’exprimer. Pourtant le discours des classes populaires ukrainiennes sur la guerre est intéressant à bien des égards. À rebours de l’interprétation de l’« intelligentsia national-libérale » qui « voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien », un matérialisme intuitif les fait chercher les origines du conflit dans des causes économiques et géopolitiques concrètes. Par ailleurs, si elles ne font pas preuve de russophobie indiscriminée, les classes populaires ukrainiennes – fait trop souvent négligé à gauche – adhèrent sincèrement au projet national ukrainien, et à la résistance armée face à l’agresseur russe. Ce sont ces autres voix que nous permet d’entendre le livre de Daria Saburova, Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre (éditions du Croquant, 2024), fruit d’une enquête de terrain dans la ville de Kryvyï Rih, ancien centre industriel dans l’Est de l’Ukraine. Extrait.
Tant que les opérations militaires restaient limitées au Donbass, les travailleurs et les travailleuses de Kryvyï Rih ne se sentaient pas personnellement affectés par les événements. L’invasion du 24 février 2022, qui a commencé avec des bombardements massifs de l’ensemble du territoire ukrainien, a tout fait basculer. La guerre est brutalement entrée dans le quotidien de chacun et chacune, ne laissant place à aucune ambiguïté sur la question de savoir qui est l’agresseur et qui est l’agressé. L’une des choses qui m’a toutefois le plus frappée dans les discussions sur la guerre que j’ai eues avec mes enquêtés, c’est l’absence quasi-totale chez eux d’intérêt pour la question des raisons de l’invasion de l’Ukraine. D’une certaine manière, le choc produit par les premières explosions est toujours là : « je n’arrive toujours pas à croire que c’est la guerre. Je n’arrive pas à le faire rentrer dans ma tête », me dit Olga, travailleuse sociale et bénévole. En même temps, la guerre s’impose comme un fait irrévocable. Peu de gens suivent ce qui se passe actuellement en Russie. On évite de parler d’« eux ». La seule chose qui importe, c’est de savoir ce que l’on peut faire ici et maintenant, comment on peut agir de son côté : aider les combattants, collecter de l’argent, trouver le matériel nécessaire, venir en aide aux personnes vulnérables. L’ « Autre » n’est plus présent dans les conversations que sous les traits de l’armée d’occupation.
Parmi les hypothèses qui ont toutefois été exprimées, et contrairement au discours essentialisant de l’intelligentsia national-libérale, qui voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien, chez mes enquêtés prédominent des explications politiques, économiques et géostratégiques. Plusieurs personnes considèrent que la prise de contrôle du couloir terrestre vers la Crimée était l’objectif principal de cette nouvelle phase de la guerre. D’autres supposent que la Russie cherche à s’emparer des ressources naturelles minières et agricoles et de la force de travail ukrainiennes. Une interlocutrice pense que la Russie veut disposer ses armes et ses troupes sur le territoire ukrainien, comme c’était déjà le cas à Sébastopol, en Crimée, avant la guerre. Mais elle n’en conclut pas qu’il aurait fallu opter pour la neutralité : la volonté de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne ne sont pas des prétextes légitimes de l’invasion. Au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, mes interlocuteurs sont généralement en colère contre le pouvoir post-Maïdan, auquel ils reprochent d’avoir laissé la Russie occuper la Crimée sans résistance et d’avoir échoué à préparer le pays à une guerre de cette ampleur, malgré les huit années de combats et d’expérience accumulée dans le Donbass.
Sur les 43 personnes que j’ai interviewées, toutes villes et milieux sociaux confondus, 2 personnes seulement ont affirmé qu’elles croyaient la conclusion d’un accord de paix avec la Russie possible et qu’elles souhaitaient qu’elle intervienne rapidement. Taras, jeune syndicaliste et infirmier qui soigne régulièrement les blessés, y compris les prisonniers de guerre, est terrifié par le nombre de victimes que la guerre a déjà causées. Il pense que la libération du Donbass et de la Crimée sont des objectifs irréalistes. La poursuite de la guerre de position n’a selon lui aucun sens : « C’est juste un broyage inutile de vies humaines, de soldats, de combattants, des deux côtés. Pour quoi faire ? Je ne comprends absolument pas. » À partir du moment où les contre-offensives ne parviennent plus à faire bouger la ligne de démarcation, les négociations s’imposent. Il est préférable que :
Tout le monde reste sur ses positions : on forme une zone neutre, on fixe les frontières qui ont été conquises, on conclut un accord de paix et tout reste là où ça en est maintenant. Je suis triste que cela entraîne de lourdes pertes humaines. Après cette guerre, beaucoup de gens seront handicapés physiquement et moralement et c’est très, très triste. Les personnes qui prennent les armes, d’un côté ou de l’autre, n’ont pas toutes envie de le faire. Et c’est ce qui est le plus grave.
Au moment de mon enquête, cette position était très marginale parmi les enquêtés. Dans les mois qui ont suivi, les avis semblent avoir davantage évolué dans le sens de l’opinion exprimée par Taras, sur fond d’un certain découragement produit par la contre-offensive, mais cette tendance est restée minoritaire. Un sondage national effectué en juin 2023 a révélé que 10,4 % seulement des citoyens ukrainiens seraient favorables à un accord de paix immédiat impliquant des concessions territoriales, contre 65,3 % qui restent convaincus de la nécessité de poursuivre la résistance jusqu’à la libération de toutes les terres occupées1. Sans doute, l’implication active de mes enquêtés dans les initiatives bénévoles les prédispose à accepter davantage de sacrifices et à exprimer de plus forts espoirs quant à la possibilité d’une victoire militaire, malgré l’échec rencontré par la contre-offensive menée au cours du printemps et de l’été 2023. Mais le rejet des négociations et des solutions diplomatiques partielles est également lié à une profonde méfiance envers les mécanismes internationaux censés garantir la validité des accords. Dans un contexte de désagrégation croissante de l’ordre international supposé garantir la sécurité et l’intégrité des frontières, s’installe la conviction que seule la guerre défensive menée par les Ukrainiens et les Ukrainiennes est capable d’arrêter la dynamique expansionniste de la Russie :
La Russie a bafoué tout ce qui pouvait l’être. Lorsque l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires, ils ont garanti l’intégrité du pays. C’est sur ce point déjà qu’ils ont rompu leur promesse. Ensuite, il y eu Minsk I, Minsk II, tous ces accords… Comment pouvons-nous trouver un accord s’ils disent une chose et qu’une minute plus tard, ils en font une autre ? […] C’est sûr qu’ils veulent négocier. Ou plutôt s’asseoir pour négocier maintenant, c’est-à-dire faire une pause pour se reposer. Il est clair qu’ils sont aussi fatigués de tout cela… Eh bien, comme le dit notre président : « Nous sommes pour les négociations. Si vous voulez discuter, retirez vos troupes et nous discuterons. Pourquoi ne voulez-vous pas quitter notre territoire ? » Ils ont donc leur propre intérêt dans les négociations. Kostia, cheminot, syndicaliste.
Pour parler de l’occupation, plusieurs enquêtés évoquent la métaphore de la maison, qui reflète l’intrusion brutale de la guerre dans la sphère privée, son inscription dans l’intimité de chacun. L’agression coloniale ne perturbe pas uniquement l’aspect matériel du quotidien, elle touche au sentiment de dignité :
Notre peuple est très laborieux. Les gars défendent ce qui est à eux. On vient chez moi et on me met à la porte ? Comment peut-on me mettre à la porte ? Et s’ils étaient venus en France ou en Allemagne et avaient dit : « C’est notre territoire. » ? Comment ça votre territoire, si c’est mon territoire ? N’est-ce pas ? C’est mon appartement, mon territoire. Pourquoi es-tu venu chez moi ? On ne te l’a pas demandé, alors pourquoi es-tu venu ? Tu penses que c’est gratos ? Tu veux qu’on travaille pour toi ? Et bien on ne peut pas le faire. Nos grands-parents, nos parents, tout le monde a travaillé pour vous, combien de temps va-t-on continuer à travailler pour vous ? Natacha, ouvrière à la retraite, militante syndicale
Après qu’ils ont honteusement occupé la Crimée et ont commencé à attaquer, de quel accord diplomatique peut-il être question ? Il [Poutine] a mis en avant ses revendications : « cédez-nous [des territoires] ». Comment ça ? Tu es venu chez moi, qu’est-ce que je dois te céder ? Dois-je te donner une chambre ou deux et vivre dans la salle de bain ? Comment vous imaginez ça ? Il ne peut y avoir de diplomatie quand on vient avec les armes. Quelle diplomatie ? Macha, retraitée, bénévole.
Macha compte tout aussi peu sur les transformations politiques internes en Russie. Elle ne croit pas en la possibilité d’un soulèvement populaire contre le régime poutinien dans un futur proche. En même temps, elle fait très clairement la distinction entre la société russe et le gouvernement et rejette la logique de la responsabilité collective. Le mouvement antiguerre russe fut tué dans l’oeuf par un appareil répressif qui, depuis des années, s’applique à éradiquer toute forme d’organisation collective et de voix dissidente au sein de la société russe. La peur empêche les gens de se soulever :
Le peuple ne se soulèvera pas. Ni en Biélorussie, ni en Russie, le peuple ne se soulèvera pas, parce que, regarde… Les jeunes réfléchissent j’ai l’impression, mais la majorité – la génération intermédiaire et les personnes âgées – sont impénétrables, zombifiées. Les Biélorusses, c’est pareil. Les Biélorusses ont très peur, c’est des gens très gentils. Partout où nous sommes allés, partout les gens sont gentils. Nous étions au Daghestan, là-bas aussi les gens sont gentils. En Biélorussie les gens sont gentils et ils sont très patients. Tu vois, ils ont essayé [de se révolter]2, mais ça n’a pas marché, et ils ont baissé la tête. […] Les gens ne sont pas stupides non plus. Peut-être que lorsqu’un grand nombre de gens comprendront que l’Ukraine va vraiment gagner, ils changeront d’avis. Ou bien ils vont se taire, auront peur des représailles. Peut-être qu’ils commenceront à bouger. Mais qu’ils se soulèvent par eux-mêmes et fassent une révolution ou un coup d’État – je n’y crois pas.
La déception face à l’échec du mouvement anti-guerre russe est renforcée par le fait que la majorité de mes interlocuteurs ont des liens personnels et familiaux très forts avec la Russie, du fait de mariages mixtes ou de migrations de main-d’oeuvre. Suite à l’invasion, la plupart des gens ont rompu les relations avec les membres de la famille russes ou résidant en Russie. Macha a rompu toute relation avec sa soeur et sa tante, qui vivent à Nijnevartovsk : « Elles sont tarées, prorusses. Je ne veux pas leur parler. Je leur racontais ce qui se passe ici, j’expliquais, je montrais les photos des endroits que nous avons visités. Rien à faire. » Elle maintient cependant le contact avec le cousin de son mari, un éditeur originaire de Poltava qui vit à Moscou, ainsi qu’avec des amis biélorusses qui « appellent tout le temps et s’inquiètent beaucoup ».
Pas plus que chez Macha, on ne trouvera chez Katia de la russophobie indiscriminée. C’est l’appareil répressif et idéologique de l’État russe qui porte selon elle la responsabilité de cette guerre, et non les citoyens ordinaires qui subissent un endoctrinement puissant par le biais des médias officiels :
Nous avons tous de la famille là-bas. Des parents proches. Notre oncle vit à Moscou. Oui, maintenant il s’est disputé avec nous, il nous maudit et pense qu’il faut nous tuer. Il dit que nous sommes des fascistes. Et c’est le frère de ma mère ! Notre cousin, avec qui nous avons été en contact toute notre vie, nous traite maintenant de nazis, de fascistes, tu vois… ça passera, ça passera quoi qu’il en soit. Leur régime tombera. Leur cerveau sera nettoyé de ce Spoutnik3, parce que notre principale hypothèse c’est qu’on leur a injecté quelque chose avec le Spoutnik, je ne vois pas d’autre explication.
Quelques personnes continuent à parler aux membres de leur famille malgré leur adhésion tacite à la guerre de Poutine. C’est le cas de Lera, assistante technique à l’école maternelle et bénévole, dont le fils s’est marié avec une habitante pro-russe de la Crimée occupée. Ils ont deux enfants et vivent avec les parents de cette dernière. Deux jours après le début de l’invasion, Lera s’est disputée avec le père de sa belle-fille à propos de la guerre. Depuis, elle dit éviter les « sujets politiques » : « Sinon on va juste arrêter de se parler. Pour mes petits-enfants, je suis prête à me taire. On parle tous les jours de la météo… Même quand il y a des sirènes ou des coupures d’électricité, on se cache, on ne leur dit rien… » Elle espère que la Crimée sera libérée un jour pour qu’elle puisse à nouveau rendre visite à ses petits-enfants, même si elle craint l’extension des opérations militaires. Kira, bénévole dans un atelier autogéré qui produit des grenades fumigènes, se trouve dans une situation semblable. Son fils vit en Russie depuis 2014 :
Il ne reviendra pas… il est là-bas depuis 2014, il s’est marié et vit là-bas, et il y a très peu de chances qu’il revienne ici. Heureusement, il comprend la situation, il est de notre côté, mais nous comprenons qu’il ne reviendra pas ici. Il est là-bas, il s’est déjà installé là-bas, laissons-les vivre, que tout se passe bien pour eux, mais je ne veux rien avoir à faire avec ce pays. […] J’espère que mon enfant quittera ce pays un jour, qu’il changera d’une manière ou d’une autre et qu’il pourra revenir ici, je serais très heureuse, mais ce peuple, qu’il reste là-bas, qu’ils vivent, qu’ils aillent bien, mais seulement chez eux, à l’écart du reste du monde.
Dans l’ensemble, on peut voir que malgré la terrible guerre coloniale menée contre l’Ukraine par l’armée russe, la russophobie indiscriminée ne semble pas être un trait caractéristique des classes populaires de Kryvyï Rih. Mes interlocuteurs maintiennent volontiers des relations avec les amis ou les membres de leur famille qui sont opposés aux actions de leur propre gouvernement. Ils saluent le courage des personnes qui luttent contre Poutine à l’intérieur de la Russie, mais ne blâment pas ceux qui ont peur de manifester leur désaccord. Ils ont tendance à replacer l’invasion dans un cadre politique déterminé : c’est le régime poutinien et la machine propagandiste qui sont responsables de la situation et non le peuple russe dans son ensemble.
Notes :
1 Demokratychni Initsiatyvy, « Viïna, myr, peremoha, maïboutne » [La guerre, la paix, la victoire, l’avenir], Kiev, juin 2023. En ligne : https:// www.oporaua.org/viyna/analitichnii-zvit-za-pidsumkami-opituvannia- viina-mir-peremoga-maibutnie-24828.
2 Macha fait référence aux soulèvements de 2020-2021 contre le régime d’Alexandre Loukachenko.
3 Spoutnik V est le nom du vaccin contre le Covid-19 de production russe.
L’existence d’une classe parasitaire d’oligarques exerçant un immense pouvoir politique et économique n’a rien de spécifique à l’Ukraine. Mais ce qui distingue ce pays d’autres États post-soviétiques, c’est que cette oligarchie a plutôt bien accepté le régime démocratique et l’organisation d’élections régulières, qui permettent de trancher les différentes entre les différentes factions de milliardaires, en éternelle recomposition. Pesant lourdement sur la vie politique via leur candidatures, leurs médias et leurs moyens financiers, les oligarques ukrainiens font ainsi des élections leur terrain de jeu. Élu en 2019 sur un programme anti-corruption vigoureux, Volodymyr Zelensky a pris des mesures importantes pour réduire leur influence, au risque d’une dérive autocratique (interdiction de médias, arrestations extra-judiciaires…). Mais pour le journaliste Sébastien Gobert, c’est surtout la guerre en cours qui semble affaiblir les oligarques, en détruisant leur patrimoine. Dans son ouvrage, L’Ukraine, la République et les oligarques (Tallandier, 2024), il analyse le pouvoir des oligarques ukrainiens, les recompositions de cette classe au fil des ans et les guerres qu’ils se livrent entre eux. Extraits.
Dans un salon de palais, trois hommes palabrent au-dessus de plateaux de fruits de mer, de coupes de caviar et de flûtes de champagne. La caméra multiplie les gros plans sur leurs montres de luxe, leurs costumes sur mesure et leurs chevalières en or, sans révéler les visages. L’ambiance est détendue. Toutefois, il ne s’agit pas d’une conversation frivole. Les trois partenaires discutent très sérieusement d’un ministre qui représente leurs intérêts énergétiques, de la pression à exercer sur un haut fonctionnaire pour obtenir un marché public, de la voiture à acheter pour le compte d’un magistrat afin qu’il ferme les yeux sur un détournement de fonds d’État, ou encore de l’influence qu’ils exercent sur le nouveau président. Le jus de fruits exotiques dégouline, le vin coule à flots, les plaisanteries triviales fusent. Les trois compères se délectent : l’Ukraine leur appartient.
Ce fragment de la série télévisée ukrainienne Slouga Naroda (Le serviteur du peuple, en russe) de 2015 serait suffisant pour dépeindre la vision populaire de l’oligarchie : celle d’une caste de privilégiés qui se sont approprié les richesses du pays et ont capturé l’État pour leur propre bénéfice. Une Ukraine dont les citoyens spoliés n’ont pas voix au chapitre. L’un des épisodes de la première saison se déroule ainsi dans un pays déserté de ses habitants. La Commission européenne vient de lever l’obligation de visas pour pénétrer l’espace Schengen, provoquant un exode de masse. Dans son rêve, le président Vasyl Holoborodko se retrouve seul sur une terre exploitée jusqu’à la dernière ressource. Même les oligarques en sont partis.
Il est aisé de calquer ces images de fiction sur les préjugés qui collent à l’Ukraine. Le pays le plus pauvre d’Europe en termes de PIB par habitant [1] , corrompu, à la solde de quelques clans mystérieux. Un pays auquel personne ne serait attaché. Vladimir Poutine n’a sans doute pas pensé différemment, fin février 2022, quand il a dépêché ses troupes pour « libérer » les populations locales du carcan artificiel d’une Ukraine qui n’avait, selon lui, aucune légitimité à exister. Il s’attendait vraisemblablement à ce que personne ne lève le petit doigt pour défendre cette « erreur » du XXe siècle.
Pourtant, la majorité des Ukrainiens est restée pour faire face à l’invasion. Dans cette séquence tout à fait ancrée dans la réalité, l’ancien acteur qui avait interprété Vasyl Holoborodko, Volodymyr Zelensky, ne s’est pas retrouvé seul. Élu président en 2019, il est devenu en 2022 le visage de la résistance de millions de personnes, mobilisées chacune à leur échelle contre le déferlement des colonnes de blindés. Même les oligarques, dans leur majorité, ne sont pas partis. Les motivations ont été différentes, mais les Ukrainiens se sont indéniablement rejoints dans un but commun : le maintien de leurs libertés et de leur indépendance, une constante depuis leur émancipation de l’URSS en 1991.
Cette résistance que peu suspectaient en février 2022 fascine. Elle puise ses racines dans le rejet de l’autoritarisme destructeur du Kremlin mais aussi dans l’entretien d’une idée ukrainienne à travers les âges, dans la conscience d’une spécificité géographique, culturelle et linguistique qui différencie cette nation de ses voisines, en premier lieu de la Russie. S’y superpose l’attachement citoyen à l’architecture institutionnelle d’un État indépendant, qui s’est affirmé au cours des trois dernières décennies. Ce sentiment aujourd’hui partagé par une large majorité est le résultat d’âpres combats de plusieurs générations. Les Ukrainiens résistent contre la guerre que leur mène la Russie depuis 2014. Ils sont en conflit contre leur propre corruption depuis plus de trente ans. C’est dans la lutte qu’ils se sont formés ; c’est dans la lutte qu’ils entendent préserver leurs acquis et défendre leur droit à l’avenir.
Une oligarchie sans oligarques ?
Au demeurant, écrire sur les oligarques d’Ukraine devrait être simple. Aucun des magnats du pays ne revendique ce titre. On peut le comprendre, le terme étant intimement lié à une catégorie de nouveaux riches née dans les fusillades et la criminalité des années 1990. Pourtant, ces oligarques, qui profitent d’interpénétrations entre les milieux économiques, politiques, judiciaires et médiatiques, existent bel et bien. Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays, a figuré un temps parmi les cent personnalités les plus riches du monde, selon le magazine Forbes. Estimé – au sommet de son expansion – entre 14 et 16 milliards de dollars, ce natif du Donbass n’a jamais rivalisé avec les fortunes à douze chiffres qu’alignent aujourd’hui Bernard Arnault, Elon Musk ou Jeff Bezos. Reste que lui et sa holding System Capital Management (SCM) pèsent, bon an, mal an, plus de 10 % du PIB ukrainien.
L’oligarchie induit une perversion des institutions d’État au profit d’intérêts particuliers. Elle exerce une influence considérable sur la vie publique du pays, alimentant une atmosphère de mystère, voire de complot, autour de la prise de décision politique.
En 2021, le magazine Novoe Vremia (Nouvelle époque, en russe) évaluait le capital des cinquante personnalités les plus riches à 40,444 milliards de dollars, soit 20,2 % du PIB. Ces concentrations de patrimoine, que l’on retrouve dans de nombreux pays, revêtent une dimension cruciale pour l’Ukraine, longtemps bloquée dans sa transition entre le communisme et le capitalisme. Incontournables, les « nouveaux riches » post-soviétiques ont suscité autant de rejet que de fascination, jusqu’à devenir une catégorie d’étude à part.
Si les magnats du pays correspondent de moins en moins à la vision caricaturale des épisodes de Slouga Naroda, ils entretiennent bel et bien une économie de rente qui a freiné l’innovation, entravé la modernisation et restreint l’exploitation du potentiel économique national. L’oligarchie induit une perversion des institutions d’État, quasi totale à certaines époques, au profit d’intérêts particuliers. Elle exerce une influence considérable sur la vie publique du pays, alimentant une atmosphère de mystère, voire de complot, autour de la prise de décision politique.
Dans le même temps, l’écosystème oligarchique ukrainien a perduré comme un environnement relativement ouvert, pluriel et particulièrement concurrentiel. « La plus grosse erreur des journalistes et des experts, c’est de mettre tous les oligarques dans un même sac. Nous sommes différents », avertissait le sulfureux Ihor Kolomoïskiy en décembre 2018. Depuis le début des années 2000, il est l’un des cinq plus importants milliardaires du pays. De fait, les magnats ukrainiens disposent d’une autonomie à faire pâlir de jalousie leurs homologues russes, domestiqués depuis le début des années 2000 par Vladimir Poutine. En Ukraine, la transposition des conflits économiques oligarchiques dans la sphère politico-médiatique a contribué à entretenir une culture de débat, une diversité et des alternances politiques remarquables dans le contexte post-soviétique.
Depuis 1991, le Bélarus n’a ainsi connu que deux chefs de l’État, et la Russie, deux et demi – le mandat de Dmitry Medvedev (2008-2012) n’ayant été qu’un paravent du pouvoir de Vladimir Poutine. Dans le même temps, six présidents [2], seize Premiers ministres et vingt et un gouvernements se sont transmis le pouvoir de manière pacifique en Ukraine, à l’exception de 2014. Le tout, malgré trois crises financières (1998, 2008 et 2014), deux révolutions (2004 et 2014), une guerre (à partir de 2014) et une pandémie (2020-2021). Ce que certains dénigrent comme une preuve d’instabilité chronique, les Ukrainiens le revendiquent comme un symptôme de leur allergie à l’autoritarisme. Les oligarques du pays, acteurs pour la plupart indépendants et influents, ont pesé de tout leur poids sur ces processus. Par leurs affrontements économiques et politiques et, souvent, par des moyens peu recommandables, ils ont contribué à empêcher la consolidation d’une verticale du pouvoir qui menacerait leurs intérêts et leurs influences.
La pérennisation d’une opportunité
C’est à partir de la seconde moitié des années 1990, encouragée par le deuxième président Leonid Koutchma, que l’oligarchie post-soviétique ukrainienne a structuré un système intégralement greffé aux institutions de la République. La figure du chef de l’État, qui a joui à certains moments de prérogatives similaires à son homologue français, est centrale : elle répartit les ressources, arbitre entre les groupes et punit, le cas échéant, les contestataires. Les oligarques exercent un contrôle du même type sur la puissance publique à travers leurs investissements politiques et médiatiques qui leur garantissent la maîtrise de leur rente, les moyens de lutter contre leurs adversaires et la possibilité de jouir de leurs biens mal acquis.
Si cette organisation ukrainienne est marquée par des recompositions incessantes et des alliances changeantes, elle s’est démarquée par sa capacité d’adaptation et sa durabilité. Les magnats de Kyiv se différencient donc des grandes fortunes occidentales. Si celles-ci cultivent évidemment des réseaux politiques et une influence médiatique, elles n’ont pas la mainmise sur l’appareil d’État dont peuvent bénéficier les riches Ukrainiens. Dans une logique de « néo-patrimonialisme » ou de « néo-féodalisme », ils parviennent à instrumentaliser l’espace public jusqu’à « remplacer les concepts (par exemple, les partis politiques), à niveler les valeurs (ukrainiennes ou européennes), ou encore à imiter des processus et des phénomènes entiers (par exemple, les réformes) », comme le dénonce la journaliste et militante des droits de l’homme Olha Rechetylova. « Et le plus important, c’est qu’ils obligent une grande partie de la société à vivre dans ces simulacres, à consacrer des efforts, de l’énergie et du temps à des imitations futiles – typiquement des réformes qui ne produisent aucun changement. »
« Les oligarques obligent une grande partie de la société à vivre dans des simulacres, à consacrer des efforts, de l’énergie et du temps à des imitations futiles – typiquement des réformes qui ne produisent aucun changement. »
Les transformations structurelles amorcées après Maïdan, la révolution de la Dignité de 2014, ont entamé cette emprise sur la vie publique. Sans remettre en cause les fondements de la République oligarchique, elles ont démontré que les Ukrainiens rejettent avec ferveur ce système et sont déterminés à le mettre à bas progressivement. Un itinéraire loin d’être simple ou linéaire. « Deux pas en avant, un pas en arrière » est une formule qui sied à merveille à l’Ukraine post-Maïdan. Mais petit à petit, à travers des élections de plus en plus équilibrées et transparentes, la mobilisation soutenue de la société civile, un solide mouvement de bénévolat ou encore une forte tradition de liberté d’expression, les changements se sont imprimés dans le temps.
En 2022, Kyiv était classée 116e sur 180 pays dans le Corruption Perceptions Index de l’ONG Transparency International, loin derrière la 21e position de Paris ou le 45e rang de Varsovie – la Pologne est souvent comparée à l’Ukraine pour des raisons historiques, géographiques, culturelles et économiques. Ce maigre score est à replacer dans une tendance de fond : en 2014, le pays n’était que 142e du classement. Il n’obtenait alors que 25 points du Corruption Perceptions Index, contre 33 en 2022. Les transformations sont, de fait, bien réelles. Nul doute que Vladimir Poutine a senti cet éloignement progressif de Kyiv du mode de fonctionnement russe et l’a utilisé pour justifier – en partie – son invasion du 24 février 2022.
A la croisée des chemins
En lieu et place de ramener l’Ukraine dans le giron de Moscou, le choc de la guerre a confirmé les Ukrainiens dans leur choix d’intégration euro-atlantique. Il a aussi considérablement affaibli l’oligarchie nationale. Selon les données croisées des magazines Forbes et Novoe Vremia, le PIB s’est contracté d’un tiers en 2022 ; les vingt premières fortunes du pays ont perdu un capital combiné de quelque 20 milliards de dollars, suite notamment à la destruction d’usines et de propriétés irremplaçables. Les milliardaires d’hier ne sont plus que multimillionnaires, affectant leur capacité à peser sur le devenir de la République. Une influence qui est, de toutes les manières, contrainte par l’implication inédite des Occidentaux à travers leur crucial soutien financier et le processus d’intégration européenne. Les oligarques doivent aussi faire face aux évolutions technologiques de l’économie, qui favorisent l’émergence de nouveaux acteurs. Enfin, étant majoritairement nés dans les années 1950-1960, ils se confrontent à leur propre mortalité.
La guerre a considérablement affaibli l’oligarchie nationale. Selon les données croisées de Forbes et Novoe Vremia, les vingt premières fortunes du pays ont perdu un capital combiné de 20 milliards de dollars, suite à la destruction d’usines et de propriétés irremplaçables.
D’aucuns annoncent donc la mort programmée de la République oligarchique. Ils en veulent pour preuve la relance des efforts anticorruption sous l’impulsion de Volodymyr Zelensky et l’arrestation, début septembre 2023, d’Ihor Kolomoïskiy. De fait, l’homme est le premier magnat ukrainien à être placé derrière les barreaux dans son propre pays. Quant à la chute de l’oligarchie en tant que système, rien ne serait moins simple. En trois décennies, les principaux groupes ont démontré leur résilience et leur flexibilité face aux bouleversements de l’Histoire.
Ils sont aussi passés maîtres dans le brouillage de pistes en faisant disparaître une grande partie de leur fortune dans des réseaux de sociétés offshores aux ramifications difficilement décelables. En ce sens, ils représentent un défi qui dépasse de loin la seule Ukraine. « Les investissements réalisés en Occident par les oligarques post-soviétiques entretiennent une nouvelle catégorie de personnes prêtes à leur trouver des châteaux à acheter, à les défendre dans les médias, à héberger leurs œuvres de charité dans les universités, etc. Le tout en fermant les yeux sur la provenance de leur argent », détaille ainsi Edward Lucas, expert britannique de l’ex-URSS.
En France, la Côte d’Azur s’est ainsi transformée en terre d’accueil pour des dizaines d’hommes d’affaires, députés, magistrats et fonctionnaires qui ont fui l’Ukraine dès février 2022 pour mener une dolce vita financée par des fortunes à l’origine opaque. Décriés comme le « bataillon Monaco », ils ne semblent guère préoccupés par le sort de leur pays d’origine. La prestigieuse villa Les Cèdres, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, une ancienne résidence du roi des Belges Léopold II, un temps estimée comme le bien immobilier le plus cher au monde, est la propriété de Rinat Akhmetov depuis 2019. En Ukraine, on ironise sur les recommandations américaines ou sur les critères d’adhésion à l’Union européenne qui préconisent la « dé-oligarchisation » du pays, alors que lesdits magnats en sont déjà partis pour s’installer en Occident.
Si l’Ukraine est indéniablement à la croisée des chemins, rien n’indique que sa République oligarchique soit condamnée. A minima, ses représentants devraient demeurer des individus fortunés avec lesquels il faudra compter dans les prochaines années. En forçant notre respect par sa résistance à une agression injustifiée, ce grand voisin de l’Est longtemps méconnu suscite une attention inédite. Son ambition de rejoindre la famille européenne à marche forcée nous impose de trouver des clés de lecture pour expliquer et comprendre ce qui a façonné ce pays.
Notes :
[1] Le PIB par habitant s’élevait à 4 835 dollars en 2021, dépassé par la Moldavie (5 230 dollars par habitant). À titre de comparaison, les Français disposaient en 2021 de 43 569 dollars par tête.
[2]Leonid Kravtchouk (1991-1994), Leonid Koutchma (1994-2005), Viktor Iouchtchenko (2005-2010), Viktor Ianoukovitch (2010-2014), Petro Porochenko (2014-2019) et Volodymyr Zelensky (2019-). On peut y ajouter un septième, avec la présidence par intérim d’Oleksandr Tourtchinov entre fin février et début juin 2014 – un intérim bref mais capital compte tenu du contexte difficile d’annexion de la Crimée et de début de la guerre du Donbass.
La guerre en Ukraine a relancé le processus d’élargissement de l’UE vers l’Est et les Balkans à un rythme effréné. Motivée par des raisons géopolitiques, à savoir endiguer la puissance russe sur le continent européen, cette expansion soulève pourtant d’immenses questions économiques et politiques. En intégrant en son sein des États pauvres, l’Union européenne encouragerait en effet une nouvelle vague de délocalisations et de dumping social et soumettrait les agriculteurs du continent à une terrible concurrence. En outre, le seul moyen d’éviter des blocages politiques d’une Europe à 34 ou 35 serait de renforcer le fédéralisme, en rognant encore davantage les pouvoirs de décision des États-membres. Un scénario délétère poussé par les élites européennes en dehors de tout mandat démocratique.
Après avoir attribué le statut de candidat à l’Ukraine l’an dernier, l’Union européenne s’apprête désormais à entamer les négociations officielles avec Kiev. En comparaison, la Turquie a mis douze ans à devenir candidate et les négociations sont toujours extrêmement lentes. La célérité de la bureaucratie bruxelloise pour accueillir en son sein un pays ravagé par la guerre a pu surprendre. Elle s’explique par la ferme volonté qu’affichent la Commission européenne et le Conseil européen à élargir au plus vite l’UE – idéalement d’ici 2030 – à l’Ukraine, mais aussi à la Moldavie, à la Serbie, au Monténégro, à la Macédoine du Nord, à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine, voire la Géorgie.
Lors d’une soirée consacrée à la présentation d’un rapport sur l’élargissement, la secrétaire d’État chargée de l’Europe Laurence Boone reconnaissait – avec une certaine gêne – que « les écarts entre les pays de l’UE et les pays candidats sont trop importants pour que nous fassions l’économie de cette réflexion […] qui, il ne faut pas se le cacher, sera difficile ». Clairement, cette « réflexion » est bâclée, au nom d’une vague « solidarité européenne » et d’une prétendue « bataille terrible des démocraties contre la montée des autocrates ». Au-delà du deux poids, deux mesures occidental, dont peuvent témoigner, par exemple, les Palestiniens ou les Arméniens, le sacrifice des conditions d’adhésion pour des motifs géopolitiques est lourd de conséquences. S’il est bien sûr important de soutenir un pays agressé – l’Ukraine – par exemple via l’accueil de réfugiés et l’envoi d’aide humanitaire, l’intégrer dans une union économique et politique alors qu’il n’est clairement pas prêt est une véritable folie.
Vers une UE toujours plus soumise à l’OTAN
Tout d’abord, les prétentions européennes à s’affirmer géopolitiquement en s’élargissant à l’Est sont parfaitement vaines. La majorité des pays concernés par la future vague d’élargissement sont connus pour leur atlantisme forcené, aux dépens de toute autre politique étrangère. C’est notamment le cas de l’Ukraine, dont le géopolitologue Pascal Boniface estime que si elle entre dans l’UE « elle sera un relais des positions des États-Unis et sera encore plus pro-américaine et pro-OTAN que le Royaume-Uni en son temps », d’autant plus qu’« elle estimera qu’elle doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». Dès lors, l’Union européenne sera encore davantage soumise à la politique étrangère américaine, avec le risque d’être entraînée dans des décisions contraires à ses intérêts, voire nuisibles à la sécurité du continent.
Date d’entrée des pays européens dans l’OTAN. La Suède est en train d’achever son processus d’entrée.
Le renforcement de l’influence géopolitique des États-Unis sur l’Union Européenne à travers les élargissements de cette dernière n’est pas nouveau : les expansions de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ont quasi-systématiquement donné le rythme aux entrées dans l’UE. Ainsi, parmi les dix États qui intégrèrent l’UE en 2004, huit étaient entrés auparavant dans l’OTAN, en 1999 ou en 2004. Lorsque la Bulgarie et la Roumanie rejoignent à leur tour l’Union en 2007, cela fait déjà trois ans que les deux pays sont rentrés dans l’OTAN. De même pour la Croatie, dernier membre à avoir rejoint l’UE (en 2013), entrée dans l’alliance atlantique en 2009.
L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première.
Le même processus est en train de se répéter. L’Albanie, le Monténégro, et la Macédoine du Nord font ainsi déjà partie de l’OTAN depuis respectivement 2009, 2017 et 2020. L’Ukraine a quant à elle inscrit dans sa Constitution sa double aspiration à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN dès février 2019. L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première. L’Union européenne passe ainsi après la priorité sécuritaire, qui n’est envisagée qu’à travers l’OTAN, dont l’objectif depuis sa création est de former un « glacis » occidental contre l’URSS puis la Russie.
Cette priorité peut se comprendre si l’on garde à l’esprit l’histoire de ces États, et leurs relations compliquées – voire franchement hostiles – avec Moscou. Cependant, cette soumission supplémentaire de l’UE à l’OTAN va à l’encontre de la volonté de certains États ouest-européens d’avoir une politique plus indépendante des décisions de Washington. Tel est notamment le cas de l’Autriche, non-membre de l’OTAN, de la France, longtemps marquée par une politique étrangère « gaullo-mitterrandienne », voire, plus récemment, de l’Espagne, qui n’a pas hésité à critiquer fortement le gouvernement israélien, soutenu de manière inconditionnelle par les États-Unis. En faisant entrer encore plus de pays atlantistes dans l’UE, tous les discours autour de l’« autonomie stratégique européenne », défendue par Emmanuel Macron, ou de « Commission géopolitique » annoncée par Ursula von der Leyen sonnent totalement creux.
Déjà très discutable sur le plan stratégique, ce futur élargissement vers les Balkans et l’Est soulève également d’immenses questions économiques, pourtant quasi-absentes du débat public. Or, il est vraisemblable que cette vague d’élargissement aggravera le processus de détricotage des États-providence et du droit du travail en Europe, comme cela s’est vérifié suite aux élargissements de 2004 et 2007.
L’histoire récente des élargissements européens est là pour le prouver : les bas niveaux de protection sociale et de salaires des pays qui ont rejoint l’Union européenne dans les années 2000 ont offert aux investisseurs du Vieux contient la possibilité de pratiquer un dumping social très lucratif. Le marché unique européen reposant depuis 1986 sur le principe des « quatre libertés » – à savoir la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes –, les entreprises ne se privèrent pas de délocaliser leur production à l’Est afin d’y profiter d’un coût du travail bon marché. C’est ainsi que, de 2000 à 2017, l’emploi industriel a progressé de 5% en Pologne pendant qu’il s’effondrait sur la même période d’environ 30% en France et au Royaume-Uni, et de presque 20% en Italie et en Espagne [5].
Un travailleur ukrainien coûtera près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois).
Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, un futur élargissement de l’Union européenne aurait nécessairement les mêmes répercussions économiques et sociales désastreuses. Si aucun rapport chiffré sur l’élargissement n’a pour l’instant été publié, force est de constater que les disparités économiques entre les États-membres actuels et les pays qui s’apprêtent à les rejoindre sont tout aussi considérables que cela était le cas lors des élargissements de 2004 et 2007. Selon Eurostat, les salaires minimums dans les États candidats des Balkans sont compris entre 376 euros par mois en Albanie et 532 euros au Monténégro. En Moldavie, selon l’Organisation Internationale du Travail, il ne dépasse pas 50 euros.
Quant à l’Ukraine, de loin le plus gros pays concerné par cette vague d’élargissement avec 42 millions d’habitants avant la guerre, le salaire minimum y est fixé à 6,700 hryvnias, soit 168 euros par mois. Un travailleur ukrainien coûtera donc près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois)… Précisons enfin que le président Zelensky mène une politique très agressive pour séduire les investisseurs occidentaux : partenariat entre Blackrock et le ministère ukrainien des finances pour mener des privatisations, régressions sociales à tout va et quasi-suspension du droit de grève, attaques massives contre les syndicats, etc. De quoi attirer de nombreuses multinationales à la recherche de travail à bas coût et cherchant à réduire leur dépendance à la Chine via des « délocalisations de proximité ».
Outre la délocalisation des activités industrielles, les pays d’Europe de l’Ouest – et plus encore ceux d’Europe centrale – s’inquiètent des effets d’une entrée de l’Ukraine sur le plan agricole. Immense producteur de céréales, Kiev peut en effet espérer conquérir le marché européen grâce à ces coûts défiant toute concurrence une fois entré dans le marché commun. Dans les faits, ce scénario a déjà été expérimenté entre mai 2022 et mai 2023. Afin d’acheminer les céréales ukrainiennes à destination des pays africains sans passer par la Mer Noire – où Moscou exerce un embargo, levé à certaines reprises grâce à des négociations diplomatiques – l’Union européenne a ainsi créé des « corridors de solidarité » à travers l’Europe centrale et levé les barrières au commerce (droits de douane, quotas, réglementations…). Si les produits agricoles en question devaient seulement traverser ces pays, une part s’est finalement retrouvée sur les marchés d’Europe centrale suite à l’action de gros négociants. Pour les agriculteurs de la région, ce fut une catastrophe : en avril 2023, même pas un an après l’entrée en vigueur de ce système le prix du blé avait chuté de 31% en Hongrie et celui du maïs de 28%. Après d’intenses manifestations d’agriculteurs, le mécanisme a été mieux encadré pour s’assurer que les céréales en question ne fassent que transiter. Il n’en reste pas moins que cette séquence préfigure les conséquences d’une entrée de l’Ukraine dans l’UE, qui constituerait, selon le président de la FNSEA, une « catastrophe ».
Du pain bénit pour les multinationales
Dans les cas où la production ne peut être délocalisée, l’Union européenne offre tout de même à l’investisseur la possibilité de recourir à une main-d’œuvre moins coûteuse grâce au « travail détaché ». Le travailleur en question est un salarié qui effectue une mission de court terme dans un autre pays de l’Union européenne pour une période normalement limitée à un an. Ce principe élaboré du temps de l’« Europe des Quinze » – à une époque où les économies et les réglementations sociales étaient relativement homogènes – est devenu extrêmement rentable avec l’entrée des Pays d’Europe centrale et orientale. En effet, si une directive européenne prévoit dès 1996 que le revenu soit fixé selon le minium salarial légal du lieu de détachement, et une autre adoptée en 2018 tente d’appliquer véritablement le principe « à travail égal, rémunération égal », les cotisations sociales continuent d’être réglées dans le pays d’origine. En d’autres termes, même si les travailleurs détachés et locaux reçoivent un salaire brut égal, ils ne cotisent pas au même montant et n’ont donc pas accès aux mêmes prestations sociales. Ainsi le détachement offre toujours à l’employeur des économies substantielles sur le coût salarial, ce qui s’apparente à une « délocalisation à domicile ».
Outre le chômage induit pour les travailleurs nationaux des pays ouest-européens – et peut-être bientôt d’Europe centrale – les élargissements vers des pays toujours plus pauvres participent aussi d’une stratégie visant à éroder le pouvoir de négociation des salariés, tant sur les salaires qu’en matière de conquêtes sociales. Comment exiger une hausse de salaire – ne serait-ce que pour compenser l’inflation – lorsque planent les menaces de délocalisation ? De même, la compétition étrangère sert souvent d’argument aux représentants du patronat pour exiger l’assouplissement du code du travail. Ce fut par exemple le cas pour les lois « Hartz » en Allemagne, largement légitimées par l’élargissement de 2004.
Parfois, la Cour de Justice de l’Union Européenne – dont la jurisprudence prime sur le droit national – s’en charge même directement. En décembre 2007, dans l’arrêt Viking, la CJUE donne par exemple tort au syndicat des marins finnois, qui menaçait alors de faire grève contre l’immatriculation d’un bateau en Estonie par une compagnie finlandaise qui voulait y profiter d’une convention collective plus avantageuse, limitant ainsi le droit de grève pourtant censé être « fondamental ». Nul doute que d’autres décisions de ce type devraient intervenir à l’avenir étant donné le dogme libéral des institutions européennes.
L’impossible convergence économique
Face à ce dumping social extrêmement violent, les tenants de l’élargissement cherchent à rassurer : la « convergence » des économies est-européennes avec celles de l’Ouest finira par advenir. A terme, les salaires et la protection sociale s’amélioreront à l’Est et s’aligneront sur les standards des pays les plus développés. Ainsi, les délocalisations ne seraient qu’une phase transitoire, jusqu’à ce que le « rattrapage » ait eu lieu.
Cette convergence parait toutefois impossible. Une fois entrés dans l’Union européenne, et soumis de ce fait à la concurrence par l’application des principes libéraux de Maastricht, les nouveaux pays n’auront d’autres choix pour rattraper les économies du centre que de jouer sur la compétitivité salariale – soit d’assurer un faible niveau de salaire, un faible niveau d’imposition et de cotisations sociales et la docilité des travailleurs – afin d’attirer les capitaux nécessaires au rattrapage industriel. C’est selon cette logique que les pays entrés en 2004 et 2007 se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui dans un sous-développement social. L’exemple de la Pologne, dont le poids démographique est comparable à celui de l’Ukraine, est éloquent : entre 2008 et 2022, selon les données d’Eurostat, le coût horaire du travail moyen n’a augmenté que de 7,6 à 12,5 euros en Pologne. Alors que le coût horaire moyen d’un travailleur polonais par rapport à un Français était 4,1 fois moins cher en 2008, il était encore 3,2 fois moins cher l’an dernier. L’hypothétique « convergence » risque donc de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.
L’hypothétique « convergence » risque de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.
Plutôt que d’attendre que leurs salaires rattrapent ceux des autres États, de nombreux travailleurs issus des pays entrés dans l’UE depuis 20 ans préfèrent émigrer. Un exode qui conduit à d’immenses problèmes démographiques pour les pays de départ, les populations en question étant généralement de jeunes actifs. A titre d’exemple, entre 2013 et l’épidémie de Covid, 200.000 Croates ont migré vers un autre pays de l’UE, pour une population actuelle inférieure à quatre millions d’habitants. Le problème se pose particulièrement en Moldavie, où est estimée à 25% la part de la population qui vit en dehors des frontières du pays. En facilitant l’émigration et en faisant obstacle à une véritable amélioration des conditions de vie, l’élargissement risque d’empirer grandement le problème de dépopulation du pays.
Comme l’expliquent Coralie Delaume et David Cayla dans leur ouvrage 10 questions + 1 sur l’Union européenne (Michalon, 2019), « quand bien même l’UE parviendrait, on ne sait comment, à se doter de règles communes strictes pour rendre impossibles les stratégies de dumping, quel modèle de développement alternatif resterait-il aux pays périphériques ? L’uniformisation des règles sociales et fiscales proposée par certains par-dessus un marché unique (c’est-à-dire sans sortir de ce cadre dérégulé) ne tient aucun compte de la spécificité des différents pays ». Cela aurait ainsi pour conséquence l’effondrement économique des régions les plus fragiles. Seules de « gigantesques compensations financières [pourraient] éviter un désastre social et un dépeuplement rapide », en assurant un rattrape industriel sans dumping social. Mais là encore, cela apparaît très hypothétique.
Vers une explosion du budget européen
Au vu des sacrifices nécessaires, il est difficile d’imaginer les pays riches de l’Union consentir à des transferts financiers massifs vers l’Est, et que les pays d’Europe du Sud, durement frappés par l’austérité des années 2010, acceptent de recevoir moins, voire de devenir contributeurs nets. Sans même imaginer de vastes plans d’investissements et d’expansion de la protection sociale à l’Est, les récentes estimations quant à l’évolution du budget communautaire d’une Europe élargie font froid dans le dos. D’après une estimation du secrétariat du Conseil européen auquel pu avoir accès le Financial Times, l’entrée de neuf nouveaux pays dans l’Union (Ukraine, Moldavie, Géorgie et six pays des Balkans) alourdirait le budget de l’Union de 257 milliards d’euros.
« Tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins. »
Rapport du secrétariat du Conseil européen.
Les conséquences de cette hausse historique du budget européen (+21%) sont décrites dans le rapport en question. D’une part, « tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins », en particulier les pays les plus riches tels que l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. D’autre part, « de nombreux États membres qui sont actuellement des bénéficiaires nets deviendront des contributeurs nets », tels que la République tchèque, l’Estonie, la Lituanie, la Slovénie, Chypre et Malte. Sur le plan agricole, en plus de la violente concurrence ukrainienne, les agriculteurs des États-membres actuels devraient faire face à une coupe de 20% de subventions au titre de la Politique Agricole Commune (PAC).
Enfin, étant donné la précipitation dans laquelle se déroulent les négociations actuelles, on peut émettre de sérieux doutes sur le bon usage de ces fonds. En effet, si des efforts sont certes réalisés, les pays candidats sont particulièrement touchés par la corruption et il est probable qu’une part des crédits européens atterrissent dans les poches des oligarques ou politiciens locaux au lieu de financer des projets utiles. L’exemple de l’ancien Premier Ministre tchèque Andrej Babiš est à ce titre assez éloquent : propriétaire d’Agrofert, un grand groupe actif dans la chimie, l’agroalimentaire, la construction, l’énergie, la logistique et les médias, cet oligarque est soupçonné d’avoir fait bénéficier illégalement une de ses fermes d’une subvention de deux millions d’euros. Un montant ridicule par rapport aux détournements qui pourraient avoir lieu en Ukraine, classée 116ème au niveau mondial en matière de corruption par l’ONG Transparency International (sur 180). A tel point que même Jean-Claude Juncker, ancien président luxembourgeois de la Commission Européenne qui n’est pourtant pas connu pour son intégrité, a jugé que «l’Ukraine est totalement corrompue »et n’a pas sa place dans l’Union.
Le retour du fédéralisme par la petite porte
Improbable et donc risquée, l’augmentation massive du budget européen qui irait de pair avec une nouvelle vague d’élargissement soulèverait aussi la question du fédéralisme budgétaire. La gestion des fonds structurels et de cohésion – qui servent à financer le fameux « rattrapage » – étant une compétence de l’Union, la Commission européenne verrait ses ressources budgétaires augmenter sensiblement. Etant donné les réticences probables des Etats-membres actuels à contribuer davantage au budget européen, certains envisagent déjà de financer les nouveaux besoins en renforçant les « ressources propres » de l’UE, c’est-à-dire les impôts et taxes directement affectés à l’échelle européenne. Historiquement, l’UE a d’ailleurs disposé d’importantes « ressources propres » à travers les droits de douane prélevés sur les importations issues de l’extérieur de l’Union. Mais la multiplication des accords de libre-échange, directement liée à l’action de la Commission européenne, a réduit ces recettes à peau de chagrin.
Etant donné que la Commission n’entend nullement revenir en arrière sur ce point, créer de nouvelles « ressources propres » revient à transférer à l’UE – au moins en partie – la compétence fiscale des Etats. Un rapport d’un groupe de travail franco-allemand sur l’élargissement recommande ainsi de « créer de nouvelles ressources propres pour limiter l’optimisation et l’évasion fiscales ainsi que la concurrence fiscale au sein de l’UE ». Lorsqu’on sait à quel point des États comme le Luxembourg, les Pays-Bas, Malte ou l’Irlande sont des paradis fiscaux tout à fait tolérés par l’Union européenne, revêtir cette proposition d’un vernis progressiste pour mieux faire passer la pilule fédéraliste est à tout le moins osé. La lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales à l’échelle européenne n’étant bien sûr pas une question de fiscalité européenne mais de volonté politique.
Les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.
Au-delà de la question fiscale, qui est une des fonctions les plus fondamentales d’un Etat, l’élargissement risque également de porter atteinte à la souveraineté des États membres sur d’autres plans. En effet, en passant de 27 membres à plus de 30, voire 35, l’élargissement rend inévitable une extension à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne. Contrairement au vote à l’unanimité, qui offre à chaque Etat un veto lui permettant de préserver ses intérêts, le vote à la majorité qualifié implique l’accord de 55% des Etats représentant au moins 65% de la population de l’Union. Déjà étendu depuis le traité de Nice en 2000, qui préparait les élargissements des années suivantes, le vote à la majorité qualifiée est donc une menace directe pour les intérêts nationaux de chaque Etat-membre. Pour l’heure, les domaines politiques les plus sensibles – la fiscalité, la sécurité sociale et la protection sociale, l’adhésion de nouveaux États membres de l’UE, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – nécessitent encore une unanimité. Mais les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.
Même sans extension de la majorité qualifié, la prochaine vague d’élargissement diluera encore un peu plus le poids décisionnaire de ces derniers. L’addition de la population des huit pays candidats, et en particulier l’Ukraine, à la démographie de l’UE diminuera mécaniquement le poids de chaque pays au sein des votes à majorité qualifiée. En outre, au nom du principe selon lequel chaque pays-membre doit disposer d’un commissaire européen, les effectifs de la Commission pourraient aisément dépasser les 30 personnes. Une telle augmentation, par l’atomisation des responsabilités, les rivalités, et les coûts de coordination qu’elle entraînerait, serait une garantie d’inefficacité. Il est probable que la solution proposée à cette impasse soit de conserver le nombre de commissaire à vingt-sept, mais d’instaurer un mécanisme de rotation, ou d’accorder aux plus petits pays des junior commissionner– soit des commissaires de seconde-classe. Dans les esprits européistes les plus chimériques, sans doute n’y a-t-il aucun problème à priver un État-membre de commissaire puisque, bien que désigné par un gouvernement, celui-ci est censé se défaire de toute attache nationale et penser en « européen »…
La construction européenne toujours plus anti-démocratique
Ces transferts de souveraineté vers Bruxelles sont dangereux, car, comme le déclarait avec éloquence Philippe Séguin en 1992, « pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! ». Or force est de constater que jusqu’à présent « la nation c’est précisément ce par quoi ce sentiment existe » [21], et que le peuple européen n’existe pas.
Afin de surmonter les difficultés économiques et politiques posées par l’élargissement, certains prônent la solution d’une Europe en cercles concentriques. Concrètement, les pays-candidats pourraient d’abord adhérer à un premier cercle axé sur la collaboration politique, ce qui aurait pour avantage de les arrimer rapidement et solidement à l’Union européenne tout en évitant le contre-coup économique d’une adhésion accélérée. Au centre de l’Union, un cercle plus restreint irait quant à lui plus loin dans l’« intégration », avec davantage de règles supranationales. Cet horizon a notamment été proposé par Emmanuel Macron, qui a créé une « Communauté Politique Européenne » au-delà des pays de l’UE l’an dernier.
Sauf que celle-ci n’est qu’un forum de discussion parmi tant d’autres. On voit mal pourquoi les pays candidats s’en contenteraient. Maniant parfaitement le double discours, Macron a par ailleurs déclaré en mai dernier que « la question […] n’est pas de savoir si nous devons élargir […] ni même quand nous devons le faire, c’est pour moi le plus vite possible ». Ainsi, l’option d’une adhésion graduelle ou d’une « Europe en cercles concentriques » est surtout là pour détourner l’attention et rassurer les opinions nationales inquiètes d’un nouvel élargissement. Enfin, quand bien même ce scénario verrait le jour, la fuite en avant fédéraliste n’en serait aucunement stoppée. Au contraire, les partisans d’une Europe en cercles concentriques prévoient une intégration encore plus poussée que dans l’Union européenne actuelle.
La précipitation et l’opacité dans lesquelles se déroulent les discussions autour de l’élargissement nous disent cependant beaucoup sur la nature de la construction européenne. En avançant masqué, en refusant de répondre aux interrogations sur les questions budgétaires, économiques ou de fonctionnement interne et en mettant en avant des concepts vides comme la « Communauté politique européenne » ou l’« autonomie stratégique », l’objectif des élites européistes est bien d’empêcher la tenue d’un véritable débat démocratique sur ces questions. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau, la construction européenne s’étant longtemps faite dans des salons feutrés. Seules véritables occasions pour le peuple français de s’emparer des enjeux européens et de voter, les référendums de Maastricht (adopté à seulement 51%) et du Traité Constitutionnel Européen (rejeté à 55%) ont d’ailleurs illustré combien la construction européenne ne répond pas aux attentes des Français. Au vu des enjeux posés par le futur élargissement, un référendum serait pourtant bien nécessaire.
Démarches administratives digitalisées, passeport biométrique, création d’entreprise, signalisation des troupes russes… Avec Diia, une application financée par les Etats-Unis, l’Ukraine entend résoudre tous ses problèmes, de la corruption à la bureaucratie qui entraverait le développement économique en passant par la victoire sur la Russie. Une stratégie d’« Etat dans un smartphone » qui pourrait s’exporter ailleurs dans le monde. Article de la journaliste Lily Lynch, publié par la New Left Review et traduit par Pierra Simon-Chaix.
Lors d’un événement organisé à Washington le 23 mai, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le nouveau ministre ukrainien pour la transformation numérique ont effectué une présentation remarquable devant le peuple américain. Les contribuables états-uniens ont ainsi appris qu’ils étaient à présent des « investisseurs sociaux » dans la démocratie ukrainienne. Le ministre de la transformation numérique, Mykhailo Fedorov, 31 ans, qui portait l’uniforme de la Silicon Valley (jean, t-shirt et micro), a détaillé les différentes caractéristiques de l’application mobile la plus innovante du pays : Diia.
L’application est à présent utilisée par près de 19 millions d’Ukrainiens, soit environ 46 % de la population du pays avant la guerre.
Grâce à celle-ci a-t-il affirmé, l’Ukraine est moins dirigée comme un pays que comme une entreprise d’informatique et deviendra bientôt « l’État le plus pratique du monde ». Samantha Power, administratrice de l’USAID, a surenchéri en rappelant que l’Ukraine, longtemps perçue comme le grenier à blé du monde, était à présent sur le point de « devenir célèbre pour un nouveau produit… un bien public numérique open source qu’elle est prête à partager avec d’autres pays ». Une telle démarche sera effective grâce au partenariat transatlantique entre les deux nations. « Les États-Unis ont toujours exporté la démocratie », a déclaré Mykhailo Fedorov. « À présent, ils exportent la numérisation ».
Lorsque Volodymyr Zelensky a été élu président en 2019, il avait promis de faire de l’Ukraine un « État dans un smartphone » en rendant la plupart des services publics accessibles en ligne. Si d’autres pays ont tenté par le passé de tels programmes de numérisation, notamment l’Estonie, le plan de l’Ukraine éclipse ces tentatives par l’échelle de ses ambitions et la rapidité de son déploiement. Le joyau de ce programme, l’application Diia, a été lancée en février 2020 grâce à d’importants subsides de l’USAID : les financements américains s’élèveraient à 25 millions de dollars pour la seule « infrastructure sous-jacente à Diia ». Des subventions supplémentaires ont été octroyées par le Royaume-Uni, la Suisse, la fondation Eurasia (une ONG basée au Japon, ndlr), Visa et Google. L’application est à présent utilisée par près de 19 millions d’Ukrainiens, soit environ 46 % de la population du pays avant la guerre.
Services administratifs et délation des « collabos »
Le choix de ce nom ne doit rien au hasard : en ukrainien, Diia signifie « action » et le mot est également un acronyme de « l’État et moi » (Derzhava i ia). Ce qui rend cette application remarquable, c’est l’éventail des fonctions qu’elle propose. Elle permet aux Ukrainiens d’accéder à de nombreux documents numériques, comme les cartes d’identité, les passeports biométriques étrangers, les permis de conduire, les cartes grises, les assurances et les numéros fiscaux. L’Ukraine se vante ainsi d’être le premier pays au sein duquel l’identité numérique est considérée comme valide. L’appli propose aussi toute une gamme de services, notamment « l’enregistrement d’entreprise le plus rapide au monde ». Il suffirait ainsi de « deux secondes seulement pour devenir un entrepreneur » et « 30 minutes à peine pour fonder une société à responsabilité limitée ». Diia peut également servir à payer des dettes ou à régler des amendes, à recevoir un certificat de vaccination Covid et, via eMalyatko (« eBébé »), à avoir accès à différents documents et services en lien avec la naissance d’un enfant. Pour garantir l’adoption de l’application à grande échelle, le gouvernement a produit une mini-série mettant en scène des acteurs de cinéma ukrainiens connus (ce que Mykhailo Feodorov qualifie de « Netflix éducatif ») avec en ligne de mire les zones rurales et des personnes âgées.
Après l’invasion russe, les fonctions de l’application se sont multipliées. Diia permet à présent aux utilisateurs de faire des demandes de certificats de déplacés internes et d’aides étatiques (les déplacés internes reçoivent une aide mensuelle de 2000 UAH, soit environ 60 euros). A la suite de la destruction de nombreuses tours de télévision par les forces russes, Diia a lancé un service de diffusion proposant un accès ininterrompu aux informations ukrainiennes. Les Ukrainiens peuvent également indiquer des destructions de biens causées par les frappes militaires russes, ce qui, selon le gouvernement, orientera la reconstruction du pays après la guerre. Outre l’introduction de ces services utiles en temps de guerre, Diia a déployé un éventail de fonctions de « renseignement civil ».
Avec Diia eVorog, les civils peuvent utiliser un chatbot pour signaler les personnes collaborant avec les forces russes, des mouvements de troupes russes, des emplacements d’équipement ennemi et même des crimes de guerre russes.
Avec Diia eVorog (« eEnnemi »), les civils peuvent utiliser un agent conversationnel (chatbot) pour signaler les personnes collaborant avec les forces russes, des mouvements de troupes russes, des emplacements d’équipement ennemi et même des crimes de guerre russes. Ces informations sont traitées par les services de Diia et, si elles sont considérées comme légitimes, elles sont transmises aux quartiers généraux des forces armées ukrainiennes. De prime abord, l’interface ressemble à un jeu vidéo. Les icônes ont l’apparence de cibles ou de casques de l’armée. Si un utilisateur envoie un rapport sur l’emplacement de troupes russes, un émoji de biceps surgit. S’il s’agit d’informations relatives à des crimes de guerre, c’est une goutte de sang qui apparaît à l’écran.
Nation-branding technologique
Diia fait partie d’un exercice plus large d’élaboration d’une nouvelle image de marque de la nation ukrainienne, pour la présenter comme un technologique forgée par la guerre. Selon la mythologie nationale émergente, l’Ukraine possède depuis longtemps une expertise et des talents technologiques, mais le déploiement de ses capacités a longtemps été entravé par l’infériorité de la science soviétique et, plus récemment, par la Russie et sa culture de la corruption. Rien de nouveau dans cette rhétorique pour l’Europe de l’Est. Un certain nombre de villes, comme Vilnius et Kaunas en Lituanie, Sofia en Bulgarie et Constanța et Iași en Roumanie, se sont enorgueillies de disposer de l’internet le plus rapide au monde. Il y a un peu plus de dix ans, la Macédoine inaugurait un ambitieux projet, depuis lors tombé aux oubliettes, destiné à rendre accessible l’internet à haut débit à 95 % de ses habitants. L’Estonie est quant à elle réputée pour avoir embrassé l’informatique au moment de son indépendance en lançant l’initiative « e-Estonie », largement plébiscitée, destinée à rendre accessibles en ligne la plupart des services d’État, y compris le vote.
Plus récemment, le discret Monténégro ambitionne de devenir le premier « État orienté vers la longévité » au monde grâce au soutien actif qu’il octroie aux investissements dans la technologie de la santé, dans la biotechnologie de la longévité, dans la biologie synthétique et dans la biofabrication. Impulsés par Milojko Spajić, le dirigeant du parti Europe Now! qui s’est emparé de la présidence en avril dernier, une série de programmes visent en outre à transformer le Monténégro en un « hub de la cryptomonnaie ». Comme un symbole, Vitalik Buterin, le créateur de l’Ethereum, vient d’ailleurs de se voir octroyer la citoyenneté monténégrine. Au cours de la présentation de Diia à Washington, qui n’était pas sans évoquer l’esthétique et l’esprit de la cérémonie de lancement de l’iPhone par Steve Jobs, il a été annoncé que d’ici 2030, l’Ukraine deviendrait le premier pays sans argent liquide et aurait un système judiciaire gouverné par l’intelligence artificielle.
Au cours de la présentation de Diia à Washington, il a été annoncé que l’Ukraine deviendrait d’ici 2030 le premier pays sans argent liquide et aurait un système judiciaire gouverné par l’intelligence artificielle.
Le programme « e-Estonie » et la recomposition du nationalisme à l’ère numérique a été largement étudié par le chercheur en communication Stanislav Budnitsky. Évaluant la valeur de ces services en ligne, il souligne l’importance de séparer les aspects strictement technologiques de ceux qui relèvent du mythe. Les technologies comme Diia ont clairement des avantages, en particulier pour les déplacés internes et les réfugiés, mais la mythologie qui y est attachée nécessite une réflexion plus approfondie. Diia a par exemple été largement présentée comme un antidote à la corruption, très courante en Ukraine.
L’application promet ainsi de réduire radicalement la corruption en supprimant les agents subalternes qui étaient bien placés pour demander de l’argent en échange de certains services essentiels. Diia introduit également un « caractère aléatoire » dans l’attribution des affaires judiciaires, ce qui, selon les affirmations enthousiastes de l’application, devrait conduire à la diminution de la corruption du secteur judiciaire. Comme l’a récemment fait remarquer Volodymyr Zelensky lors du sommet Diia, « un ordinateur n’a pas d’amis ni de parrains, et il n’accepte pas les dessous de table ». Mais si Diia peut participer à la diminution de la corruption subalterne, l’application risque d’être peu efficace face aux manifestations les plus importantes et les plus dommageables de la corruption, comme la symbiose de longue date entre les oligarques et l’État. Ainsi, comme souvent, la mythologie du techno-solutionnisme ne sert qu’à occulter les problèmes politiques les plus cruciaux.
Diia est plus qu’une application, c’est à présent « la première ville numérique au monde », « un espace fiscal et juridique unique pour les entreprises de l’informatique en Ukraine ». Les entreprises d’informatique qui « résident » à Diia City bénéficient d’un régime fiscal préférentiel. « Il s’agit de l’un des régimes fiscaux les plus avantageux au monde », a affirmé Zelensky. Un espace « où se parle la langue de l’investissement en capital-risque ». Les résidents de la Diia City bénéficieront également d’un « modèle d’emploi flexible », notamment grâce à l’introduction de « contrats à la tâche » précaires, jusqu’alors inexistants en Ukraine.
Techno-solutionnisme
À présent, l’USAID veut déployer Diia dans des « pays partenaires » du monde entier « pour aider d’autres démocraties à se tourner elles aussi vers l’avenir », selon les mots de sa directrice Samantha Power. Durant le Forum économique mondial de janvier dernier à Davos, Samantha Power a annoncé le déblocage de 650 000 $ supplémentaires pour « relancer » la création d’infrastructures destinées à accueillir Diia dans d’autres pays. Récemment, elle a indiqué que la liste des pays envisagés inclut la Colombie, le Kosovo et la Zambie. Cet effort mondial est élaboré en s’appuyant sur la stratégie numérique 2020-2024 de l’USAID, publiée au cours des premières semaines de la pandémie de la Covid-19. Dès lors, il n’est guère étonnant que les conspirationnistes aient tendance à associer Diia avec le prétendu « Grand Reset », une initiative du Forum économique mondial visant à rétablir la confiance dans le capitalisme mondialisé en promouvant des partenariats « multipartites » unissant les gouvernements, le secteur privé et la société civile « de manière transversale dans tous les domaines de la gouvernance mondiale ».
Ce qui est peut-être le plus frappant dans la rhétorique employée pour évoquer Diia, c’est le fait que le solutionnisme technologique proposé par l’appli est complètement anachronique. Une récente vidéo de présentation du secteur informatique ukrainien semble tout droit sortir d’une époque plus simple et plus optimiste. « L’informatique, c’est une histoire de liberté », nous affirme le narrateur. « Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’un ordinateur pour inventer toute une variété de choses ». Une personne interviewée explique que le premier ordinateur d’Europe continentale a été fabriqué en Ukraine. « Il y avait alors de nombreux spécialistes en Ukraine, mais les frontières étaient fermées et l’entrepreneuriat privé était en grande partie illégal », nous explique-t-on pendant que des images du pont du Golden Gate, de Ronald Reagan et du logo Pepsi défilent à l’écran.
En 2023, après la faillite des banques de la Silicon Valley, alors que les postes dans la tech sont supprimés par centaines de milliers et que San Francisco semble à l’agonie, faire preuve d’une telle foi indéfectible en la prospérité générée par une application semble aller au-delà de la naïveté.
Il s’agit là d’une rhétorique défraîchie qui fleure bon 1989, associée à une idéologie californienne moribonde. L’idée que Twitter allait apporter la démocratie au Moyen-Orient a pourtant été démentie depuis une décennie. Lorsque le département d’État américain, alors dirigé par Hillary Clinton, a introduit la notion de « diplomatie numérique » et que l’un de ses cadres supérieurs affirmait à l’OTAN que « le Che Guevara du 21e siècle, c’est le réseau », le concept sonnait déjà creux. Mais en 2023, après la faillite des banques de la Silicon Valley, alors que les postes dans la tech sont supprimés par centaines de milliers et que San Francisco semble à l’agonie, faire preuve d’une telle foi indéfectible en la prospérité générée par une application semble aller au-delà de la naïveté. Cette croyance reflète l’affaiblissement de l’imagination libérale-démocrate occidentale, incapable de proposer une vision convaincante ou désirable de l’avenir, qu’elle soit en ligne ou hors ligne. Dans ce monde dominé par la pensée impérialiste, la rhétorique de la Guerre froide a été remplacée par la promesse boiteuse d’une technologie qui résoudrait tous les problèmes.
Les opportunités que présente l’Ukraine ne sont pas passées inaperçues. De BlackRock (à qui Volodymyr Zelensky a officiellement souhaité la bienvenue) aux fonds européens, le pays est scruté par les géants de la finance. Et par les organisations internationales, qui comptent bien lui imposer un climat favorable aux investissements. Au menu : dérégulation, privatisations et « fiscalité efficiente ». Il faut dire que le gouvernement ukrainien n’a pas attendu la fin de la guerre pour mettre en place ces réformes…Par Branko Marcetic, traduction de Marc Lerenard.
L’invasion russe qui cause actuellement d’incalculables souffrances à des millions d’Ukrainiens ne signe pas la fin de leurs épreuves. Ces derniers mois, les affaires juteuses que pouvait représenter la reconstruction de l’Ukraine d’après-guerre a aiguisé les appétits.
En novembre dernier, le président Ukrainien Volodymyr Zelensky a signé un mémorandum avec BlackRock qui permet au Conseil financier de la société – une unité de consultants destinée à travailler dans les pays en crise – de conseiller son ministre de l’Économie sur une feuille de route pour reconstruire le pays. Selon les propres mots de BlackRock, le but de l’accord est de « créer des opportunités afin que les investisseurs publics et privés participent à la future reconstruction et relance de l’économie ukrainienne ».
Ces mesures s’ajoutent aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité.
Dans le communiqué de presse du ministère, les fonctionnaires sont plus crus, expliquant vouloir « attirer principalement du capital privé ». L’accord formalise une série d’échanges menés en 2022 entre Zelensky et le président de BlackRock Larry Fink, au cours desquels le Président ukrainien a insisté sur la nécessité pour l’Ukraine de devenir « attractive pour les investisseurs ». Selon un communiqué du bureau du Président, BlackRock conseillait déjà le gouvernement Ukrainien « depuis plusieurs mois » à la fin de l’année 2022. Les deux parties avaient convenu de se concentrer sur « la coordination des efforts de tous les investisseurs et participants potentiels » dans la reconstruction ukrainienne et de « canaliser les investissements dans les secteurs les plus pertinents et porteurs. »
Ce n’est pas une première pour le Conseil financier de BlackRock. Selon un article de Investigate Europequi se plonge dans leurs activités européennes, BlackRock est « un conseiller des États aux privatisations », « très actif lorsqu’il s’agit de contrer toute tentative visant à les réguler ». La société s’est servie du krash de 2008 – lui-même issu de titres hypothécaires pourris dont Larry Fink était devenu maître – pour accroître son pouvoir et influencer les décideurs politiques, à grand renfort de conflits d’intérêts, portes tournantes entre secteurs privé et public et trafic d’influence. Aux États-Unis, BlackRock a suscité une vive controverse pour avoir géré le programme d’investissement du marché obligataire de la Reserve Fédérale pendant la pandémie, qui a entrainé l’investissement de la moitié des fonds du programme au profit de… BlackRock.
L’Ukraine s’inscrivait déjà dans une dynamique favorable aux investissements étrangers. En décembre 2022, alors que Kiev et BlackRock négociaient déjà depuis plusieurs mois, le Parlement ukrainien adoptait une législation favorable au développement immobilier qui avait été bloquée avant la guerre. Elle a pour fonction de déréguler la législation sur la planification urbaine au profit du secteur privé, qui lorgnait avidement sur la démolition de sites historiques. Elle s’ajoute aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient légalisé les contrats 0 heures (qui permettent d’employer des salariés avec des horaires très variables, voire 0h de travail, ndlr), affaibli le pouvoir des syndicats, et plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité. Ces évolutions législatives avaient été suggérées au Parlement non par BlackRock, mais par le bureau des Affaires étrangères britannique et portées par le parti de Zelensky. Celui-ci affirmait : « l’extrême régulation de l’emploi contredit les principes du marché autorégulateur (…) elle crée des barrières bureaucratiques à l’auto-réalisation des employés ».
« Ces premiers pas vers la dérégulation et la simplification du système de taxes sont emblématiques de mesures qui n’ont pas seulement résisté au choc de la guerre, mais qui ont bel et bien été accélérées par celui-ci », pouvait-on lire dans The Economist. « Avec une audience nationale et internationale favorable à la reconstruction et au développement de l’Ukraine », il est vraisemblable que les réformes s’accélèrent après la guerre, espérait encore le quotidien, anticipant une dérégulation accrue qui fluidifierait « l’afflux du capital international vers l’agriculture ukrainienne ». La recette du succès, affirmait-il, passait par davantage de privatisations « d’entreprises étatiques déficitaires » qui « pèsent sur les dépenses du gouvernement ». Cette dernière étape de la privatisation, notait avec amertume The Economist, « s’était arrêté avec le début de la guerre. »
Pourtant, The Economist n’aurait pas dû s’inquiéter. Les privatisations constituent en effet l’une des principales priorités pour l’Ukraine d’après-guerre. En juillet dernier, une myriade de grandes entreprises européennes et de représentants ukrainiens ont participé à la Conférence de reconstruction de l’Ukraine, destinée à mesurer les progrès effectués par le pays dans sa mue néolibérale imposée par l’Occident suite aux événements de 2014.
Comme le bulletin politique de la conférence l’a clairement indiqué, l’État d’après-guerre n’aura pas besoin de BlackRock à ses côtés pour poursuivre cet agenda dont rêvent les investisseurs. Parmi les recommandations politiques apparaissent « une baisse des dépenses de l’État », « un système de taxes efficient » et, plus généralement, une marche vers « la dérégulation ». Il conseille de poursuivre la « réduction de la taille du gouvernement » via de nouvelles privatisations, une libéralisation accrue des marchés de capitaux visant à créer un « meilleur climat d’investissement, plus accueillant à l’égard des investissements directs issus de l’Europe et du monde »…
La lecture de ces documents évoque les fantaisies libertariennes les plus folles ; l’Ukraine y est dépeinte comme une start-up – une start-up numérique, business–friendly et verte – essentiellement grâce aux neuf réacteurs nucléaires américains de la société Westinghouse. Mais cet imaginaire est tout sauf incohérent avec le slogan « un pays dans un smartphone », mis en avant par Zelensky lui-même il y a trois ans…
Un pays en crise qui vient demander l’aide aux gouvernements institutions financières : l’histoire n’est pas neuve. Vient ensuite la phase où il découvre que les fonds dont il a désespérément besoin s’obtiennent au prix de conditions de moins en moins désirables. Débutent alors les réformes visant à démanteler l’investissement public dans l’économie, ouvrir le marché national au capital étranger, et l’accroissement des souffrances de la population…
Il y a près d’un an, la souveraineté des Ukrainiens avait été violée, dans un style grossièrement néo-colonial, par les bombardements de Moscou. Il est malheureusement probable que la fin de la guerre déclenchera de nouveaux assauts en Ukraine, menés non par des hommes en treillis militaire mais en costume trois pièce.
Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix.Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.
La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front.
La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.
Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.
Une guerre inévitable ?
Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].
La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.
Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentées sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.
Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997, le second en 1997 et 2014.
George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : «L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».
Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.
Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».
Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »
Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :
Commend @NATO partners' understanding of all the risks and challenges we face. NATO leaders confirmed that 🇺🇦 will become a member of the Alliance & the #MAP is an integral part of the membership process. 🇺🇦 deserves due appreciation of its role in ensuring Euro-Atlantic security
— Volodymyr Zelenskyy / Володимир Зеленський (@ZelenskyyUa) June 14, 2021
Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ».
Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir.
Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.
Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.
Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental.
On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.
«Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »
La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »
En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».
Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin.
Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.
"Remember, the Russians invaded Afghanistan back in 1980," Hillary Clinton says. "It didn't end well for the Russians…but the fact is, that a very motivated, and then funded, and armed insurgency basically drove the Russians out of Afghanistan." pic.twitter.com/iirtXI4vz4
Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.
Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.
Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.
« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.
De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.
Reporters asked Press Secretary Jen Psaki why the administration isn't doing more to arm Ukraine. The Intercept's @RyanGrim asked what the U.S. is doing to push for peaceful negotiations. https://t.co/8G9DMpNvqbpic.twitter.com/ZHqGryRYHf
Comme le rapportaitl’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky.
Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblé des bâtiments civils.
Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardées « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».
Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.
De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.
Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.
Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.
Le New York Timesrévèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.
La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.
Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.
Notes:
[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA.
L’écrasante responsabilité du Kremlin dans le déclenchement de la crise actuelle ne doit pas conduire à ignorer ses causes de long terme. Le refus constant, de la part des États-Unis, de poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a contribué à envenimer les relations avec la Russie. À l’inverse, en prenant la décision d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a exaucé les voeux les plus profonds des faucons de Washington. Il a fragilisé le segment isolationniste des élites américaines, au profit de sa fraction la plus militariste.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie rompt huit années de fragile statu quo. En vertu des accords de Minsk – que la Russie et l’Occident s’étaient engagés à défendre – les régions de Donetsk et Louhansk devaient gagner en autonomie, tout en continuant à faire partie de l’Ukraine. La décision de Vladimir Poutine a eu pour effet d’enterrer cet accord.
Le droit international prévoit des procédures pour mener à bien les missions de maintien de la paix – justification officielle de l’invasion de l’Ukraine par le chef d’État russe. L’envoi unilatéral de troupes dans un pays voisin n’en fait pas partie. C’est pourquoi le représentant du Kenya aux Nations unies, qui s’était abstenu de condamner les actions de la Russie au début du mois de février, a déclaré au lendemain de l’invasion que cette action « [portait] atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », la comparant à la manière dont les frontières des pays africains ont été tracées et redessinées par les empires européens. L’ordre international fondé sur le droit possède ses tâches aveugles et est souvent instrumentalisé, mais du moins permet-il de poser des limites à l’action du fort à l’égard du faible.
Pour les éditorialistes, l’invasion russe corrobore leur leur vision du monde : on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.
Depuis, Vladimir Poutine a fait comprendre au monde qu’il était heureux d’intensifier son entreprise guerrière. Envoyer des « soldats de la paix » est une chose. Le faire après avoir reconnu l’indépendance de régions contrôlées par des séparatistes soutenus par la Russie – une perspective que Poutine avait rejeté une semaine avant l’invasion -, tout en affirmant qu’ils se trouvent sur un territoire russe, est la manifestation d’une ambition rien moins qu’impériale.
Des causes et des conséquences
Reconnaître tout cela n’implique pas de faire l’économie d’une analyse de la responsabilité occidentale dans cette montée en tension. Comme l’a récemment écrit le politologue Stephen Walt : « On peut tout à la fois reconnaître que les décisions prises par la Russie sont totalement illégitimes, et qu’une géopolitique américaine alternative au cours des dernières décennies les aurait rendues moins probables ».
Les bataillons d’éditorialistes qui avaient prédit – et parfois espéré – une invasion russe se sont appuyés sur la décision du Kremlin pour corroborer leur vision du monde : Poutine est le nouvel Hitler, il cherche à ressusciter l’Union soviétique, on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, et seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.
Les mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, les Occidentaux ont tenu une ligne « dure » dans les négociations avec la Russie. En décembre, Vladimir Poutine mettait sur la table une offre initiale à caractère maximaliste : il réclamait un engagement légal de non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et la Géorgie, la réintégration par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) dont Donald Trump s’était retiré. On trouvait également une série d’exigences moins réalistes concernant les activités de l’OTAN dans les anciennes républiques soviétiques. Mais c’est la première revendication qui était, pour le Kremlin, la plus importante. Poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a longtemps constitué une antienne non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour les élites russes pro-occidentales – une revendication que divers responsables américains considéraient il y a peu comme compréhensible.
Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ?
Alors que Moscou brandissait la menace d’une intervention contre l’Ukraine si ses revendications continuaient à être ignorées, qu’ont fait les dirigeants occidentaux ? Ils ont refusé de céder, de manière répétée, même s’ils ont dans le même temps reconnu que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’alliance de sitôt – et ont clairement indiqué qu’ils ne se battraient pas pour la défendre.
Cette volonté de maintenir une posture intransigeante a atteint des sommets de bêtise au début du mois de février. La ministre britannique des Affaires étrangères Liz Truss a engagé la discussion avec son homologue russe Sergei Lavrov – après avoir dîné dans un lieu huppé avec l’épouse d’un proche de Poutine, lequel avait dépensé une petite fortune pour l’occasion. Face à Liz Truss qui exigeait le retrait des troupes russes, Sergei Lavrov lui demandait si elle reconnaissait la souveraineté de la Russie sur les régions de Rostov et de Voronezh. La ministre britannique a répondu que le Royaume-Uni « ne reconnaîtrait jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions »… avant qu’un diplomate mieux informé l’informe qu’il s’agit de régions russes !
Cet épisode embarrassant est symptomatique de l’approche diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis à l’égard de la Russie : une ligne dure doit être tenue coûte que coûte… même lorsqu’elle est totalement hors de propos.
[NDLR : pour une analyse des causes de l’intransigeance occidentale – notamment le poids du complexe militaro-industriel et des pétroliers américains, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Ukraine : les pompiers pyromanes »]
Alors même qu’ils refusaient de négocier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont déployé une campagne de communication visant à alerter sur l’imminence d’une invasion russe. Sombres prophéties et refus de satisfaire une quelconque demande russe se sont succédés pendant plusieurs semaines. La panique suscitée par les prédictions américaines a entraîné le retrait des observateurs internationaux de l’Est de l’Ukraine, censés vérifier l’effectivité du cessez-le-feu dans cette région… entraînant ainsi une explosion de violences, et créant le prétexte même que la Russie utilise à présent pour envoyer ses troupes – et que les responsables occidentaux ont naturellement invoqué pour affirmer qu’ils avaient raison depuis le début.
Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ? En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région, n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ?
La guerre économique et les livraisons d’armes pour seul horizon ?
À ce stade, la stratégie russe n’est pas claire. Le Kremlin fait-il monter les enchères pour arracher des concessions à l’Occident ? Prévoit-il de créer une zone tampon formellement indépendante, mais de facto pro-russe, à l’Est de l’Ukraine ? Et à terme d’annexer cette partie du pays ? Ou bien envisage-t-il de faire de la plus extravagante des prédictions occidentales une réalité : tenter d’occuper l’intégralité du territoire ukrainien ? L’Ukraine deviendrait alors le nouvel Afghanistan de la Russie…
Quels que soient les exercices de prospective auxquels on se livre, on voit mal en quoi l’approche dure des Occidentaux offre une quelconque chance à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté.
De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.
On aurait tôt fait de sous-estimer la brutalité de la guerre économique en cours, et l’ampleur de ses conséquences sur la population américaine et européenne. Si les gouvernements occidentaux sanctionnent les combustibles fossiles russes, l’inflation pourrait s’envoler aux États-Unis – ceux-ci étant les seconds fournisseurs étrangers de pétrole aux États-Unis.
[NDLR : pour une analyse de l’impact des sanctions occidentales contre la Russie, lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant ? »]
La situation pourrait encore s’aggraver si, à la suite de représailles russes, les exportations de blé russe en venaient à se tarir. Les répercussions sur les prix des denrées alimentaires pourraient être majeures, ainsi que sur l’industrie des semi-conducteurs – dont les difficultés font grimper en flèche les prix des voitures et des vols – et toutes les industries qui dépendent des matières premières importées de Russie. La paralysie durable de l’Ukraine, elle-même exportatrice mondiale de céréales et de matières premières utilisées pour les semi-conducteurs, aurait des effets similaires.
L’Europe est tout aussi exposée – le vieux continent est un acheteur majeur de pétrole et de gaz russes. Les pays d’Asie centrale, qui dont une partie de l’économie repose sur les envois de fonds issus de Russie, ne sont pas en reste. Quant aux pays importateurs de céréales qui dépendent de l’Ukraine et de la Russie en la matière – comme l’Égypte -, ils risquent d’assister à une montée en flèche des prix alimentaires, ce qui pourrait générer des bouleversements politiques supplémentaires.
Si le scénario catastrophique d’une escalade n’est pas à exclure, c’est plus probablement à un enlisement du conflit que l’on va assister – où des troupes régulières et paramilitaires ukrainiennes, armées par les États-Unis et l’Union européenne, continueront d’affronter l’envahisseur russe. De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.
[NDLR : pour une analyse des forces d’extrême droite ukrainiennes, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité »]
Il semble que la Maison blanche et l’Union européenne aient décidé de persévérer sur cette ligne dure. Quelle que soit la magnitude des sanctions et des livraisons d’armes, ce sera la population ukrainienne qui, en dernière instance, en souffrira.
Vladimir Poutine porte indéniablement la responsabilité du déclenchement de ce conflit. Mais qui peut dire que les Occidentaux ont cherché à éviter cette situation ?