Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction. 

Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Croatie : « il n’y a pas d’alternative » à l’entrée dans la zone euro

https://www.risorgimentosocialista.it/index.php/2018/09/27/la-bce-un-esempio-delle-cose-che-non-vanno-nellue-cosi-come/
Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Cette semaine a été annoncé que la Croatie allait rejoindre la zone euro. L’adhésion à la monnaie unique a été largement décrite, dans la presse croate et européenne, comme une décision quasiment inévitable. Peu importent les problèmes structurels de la zone euro. Peu importe le caractère anti-démocratique d’une Banque centrale indépendante des États. Peu importe le dumping social induit par l’Union européenne, dont cette nouvelle adhésion à la zone euro marquera une nouvelle étape : la Croatie doit adopter la monnaie unique. Il n’y a pas d’alternative, ni pour les Croates ni pour les autres peuples européens... Par Mislav Žitko, traduction d’Alexandra Knez.

Il y a dix ans, la zone euro était confrontée à une profonde crise économique qui a constitué un défi inégalé depuis la création de la monnaie unique au tournant du millénaire. Cette crise a révélé au grand jour les déficiences économiques de l’Union et ses tendances antidémocratiques.

La zone euro a depuis connu une série de réformes, dont la mise en place du Mécanisme européen de stabilité, destiné à atténuer les risques liés au marché des obligations d’États et à offrir un soutien (conditionnel) aux États-membres confrontés à des difficultés financières. Divers mécanismes ont également été introduits avec l’idée de créer un espace bancaire commun et d’accroître le pouvoir de surveillance de la Banque centrale européenne (BCE) pour faire face aux contradictions qui pourraient menacer la stabilité du système bancaire européen. Sur le plan budgétaire, plusieurs règles et mécanismes divers ont été incorporés dans le Pacte de stabilité et de croissance déjà existant, poussant les États-membres de la zone euro – du moins nominalement – dans un carcan macroéconomique encore plus serré.

Malgré ces mesures, les contradictions et les tensions sous-jacentes clairement visibles lors de la première crise de la zone euro de 2010 à 2015 n’ont jamais été résolues. Portée par la pandémie du COVID-19 et la guerre en Ukraine, une situation économique fragile est apparue, caractérisée par une perturbation des chaînes de production mondiale et la hausse des prix de l’énergie. Cette situation a, par ricochet, engendré des pressions inflationnistes dans la zone euro et à travers l’Union européenne dans son ensemble. Dans le contexte actuel d’une stagflation qui ne dit pas encore son nom, la BCE s’oriente – comme on pouvait s’y attendre – vers un resserrement de sa politique monétaire, tandis que les programmes d’achat d’actifs sont également en cours de révision.

Ainsi, alors que la croissance économique est menacée et que les prix augmentent, les « vieilles divisions » entre pays créanciers et pays débiteurs redeviennent visibles – cette fois avec des effets peut-être encore plus dévastateurs. Il reste à voir comment les pays périphériques de la zone euro pourront faire face aux politiques anti-inflationnistes préparées au plus haut niveau politique européen dominé par l’Allemagne.

Compte tenu de tous les défauts structurels et des risques contingents, un esprit ingénu aurait pu s’attendre à ce que l’élargissement de l’Union monétaire européenne soit stoppé, au moins temporairement. Pourtant, le processus d’élargissement se poursuit. Le 12 juillet, la Croatie a bien été annoncé comme le vingtième membre du club, adoptant la monnaie au 1er janvier de l’année prochaine, la Bulgarie devant suivre dans un avenir proche.

Pourquoi s’arrêter en si bon cours ? Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale – la Pologne, la Hongrie et la République tchèque – poursuivent depuis de nombreuses années une stratégie attentiste quant à l’acceptation de la monnaie commune, invoquant, entre autres, des niveaux inadéquats de convergence des prix et des salaires et des difficultés à protéger et à promouvoir les intérêts de leurs industries manufacturières nationales.

Le fait que certains pays post-socialistes restent assez réticents à entrer dans la zone euro, alors que d’autres se préparent activement à introduire l’euro, souligne la nature multidimensionnelle et changeante de la périphérie européenne. La Croatie, le membre le plus récent de la zone euro, ressemble davantage, à certains égards, aux économies du secteur tertiaire de l’Espagne et de la Grèce qu’à celles de la République tchèque ou de la Pologne, axées sur le secteur manufacturier. Pourtant, ce nouvel élargissement de la zone euro ne peut être défini seulement à travers une question de coûts et d’avantages économiques…

L’adhésion à la zone euro dans la douleur

Analysons d’abord en détail l’aspect économique. La trajectoire économique de la Croatie a été marquée par un degré relativement élevé d’euroïsation des crédits et des dépôts – et donc par l’utilisation de facto de l’euro aux côtés de sa monnaie nationale comme moyen de paiement, unité de compte et réserve de valeur. Cela a conduit à un espace monétaire fragmenté et à une asymétrie des devises qui s’est avérée périlleuse, en particulier pour les ménages endettés, y compris ceux qui ont contracté des prêts en francs suisses. À la recherche de prêts immobiliers et de crédits à la consommation plus abordables, de nombreux ménages se sont retrouvés à devoir jongler avec deux, voire trois devises, car ils percevaient leurs revenus dans la monnaie nationale, la kuna, tout en payant leurs échéances de prêts et crédits divers en euros et autres devises étrangères.

La forte appréciation du franc suisse à la suite de la crise économique mondiale de 2008 a plongé de nombreux ménages croates dans un profond désarroi financier. Les clauses d’indexations et les taux ajustables sont entrés en jeu et ont transformé les accords de prêt précédents en véritables véhicules de faillite. Ces effets de la fragmentation monétaire ont rendu plus tangibles les risques liés au crédit et au taux de change. L’idée que l’adhésion de la Croatie à la zone euro éliminerait une partie substantielle de ces risques est devenue un argument de poids, réitéré à maintes reprises pendant que les régulateurs préparaient la population au changement de régime monétaire. La Banque nationale croate a en effet lancé une campagne promotionnelle à ce sujet en 2018, avec des responsables de premier plan jouant un rôle ouvertement politique. Tout au long de cette période, l’adhésion à la zone euro a été présentée comme une réussite économique et politique majeure, ainsi que la garantie d’une future prospérité économique. Le message du gouverneur Boris Vujčić, le jour de la confirmation de l’entrée dans l’euro, était de même nature qu’au cours des cinq dernières années :

« Il y a cinq ans, nous nous sommes lancés dans ce voyage vers la zone euro, et aujourd’hui la décision finale à cet effet a été adoptée. Je considère aujourd’hui comme un jour historique. . .. Être membre de la zone euro apportera aux citoyens et aux entreprises croates de nombreux avantages ainsi que plus de sécurité, et cela rendra le pays plus attractif pour les investissements, et augmentera certainement, à long terme, le niveau de vie des citoyens croates. »

En outre, le degré élevé d’euroïsation de l’économie a également joué un rôle clé pour contrer l’argument de la dévaluation compétitive. Alors que dans le cas d’un pays qui a conservé sa base manufacturière et ne présente qu’un degré limité d’euroïsation — comme la République tchèque — on pourrait faire valoir un argument en faveur de la souveraineté monétaire (c’est-à-dire l’utilisation de la politique monétaire pour protéger la production nationale et améliorer la balance commerciale), dans les petites économies ouvertes et fortement euroisées, une telle position n’a que peu de sens. Compte tenu de la structure de l’économie croate, il est très probable qu’une dévaluation de la monnaie aurait des effets négatifs, compromettant la stabilité financière et causant de graves problèmes aux entreprises non financières et aux ménages dont les passifs sont libellés en devises étrangères. La longue histoire de méfiance des Croates à l’égard de la monnaie nationale remonte aux années 1980, une période de forte inflation en Yougoslavie socialiste, au cours de laquelle les entreprises et les ménages utilisaient le deutsche mark comme moyen de paiement et comme unité de compte non officielle. Conjuguée à la montée en puissance d’une économie croate désindustrialisée construite autour du tourisme et de la libéralisation des flux financiers, cela a créé un contexte dans lequel la poursuite de la souveraineté monétaire apparaît obsolète, voire totalement déconseillée.

Par conséquent, les questions monétaires et financières, qui sont toujours et partout politiques, ont progressivement acquis un vernis technocratique, de sorte que l’inachèvement du projet de monnaie unique et ses contradictions internes – y compris son profond parti pris antidémocratique – n’ont plus de place dans le discours public. Cela ne serait pas concevable, bien sûr, si les régulateurs – en particulier la Banque nationale croate (BNC) – n’avaient pas fait preuve d’une totale passivité face au double problème de la confiance dans la monnaie nationale et de l’euroïsation, contribuant ainsi à créer une réalité économique dans laquelle toutes les alternatives semblent farfelues. L’autre élément majeur facilitant la technocratisation dans le domaine de la monnaie et de la finance a été l’accord tacite entre les principaux partis de l’éventail politique. En somme, il existe un consensus politique selon lequel une politique d’intégration européenne complète, y compris l’adhésion à l’Union monétaire européenne, doit être le fondement de tout programme politique qui se veut réaliste et pragmatique, ce qui implique bien sûr que seuls les partis marginaux peuvent se permettre le luxe d’être sceptiques quant à la nature et à la direction de l’Union européenne.

Ce consensus est d’autant plus renforcé qu’il y a une dépendance croissante à l’égard des programmes de financement de l’UE et une acceptation irréfléchie des mécanismes de gouvernance et de surveillance de l’UE, ainsi qu’une croyance générale mais vague que l’Union européenne, malgré ses imperfections ici et là, reste le moteur de la paix, de la prospérité et de la solidarité entre les États-membres. Il n’est donc pas surprenant, étant donné les croyances simplistes sur l’UE, qui s’entremêlent avec des dépendances réelles formées au cours des deux dernières décennies, qu’une discussion critique sur les implications de l’adhésion à la zone euro à la lumière de son histoire turbulente ait été largement remplacée par quelques campagnes promotionnelles de la BNC et du ministère des finances. La seule fausse note au récit dominant, aussi faible soit-elle, est venu des Souverainistes croates. Ce petit parti d’extrême droite, qui détient quatre sièges dans un Parlement croate qui compte 151 membres, a tenté de forcer la tenue d’un référendum en 2021, mais a finalement échoué faute de ne pas avoir pu recueillir le nombre minimum de signatures requis par la loi.

Le virage technocratique

D’autre part, une intégration dans la zone euro menée par des technocrates a des implications plus graves pour la gauche croate et les syndicats du pays. Plus simplement, accepter les arguments en faveur de l’adhésion à l’euro, tels qu’ils sont présentés dans la sphère politique et médiatique, revient à accepter l’idée que les avantages de l’euro l’emporteront naturellement sur les coûts. Pendant la longue période de préparation, les régulateurs financiers de la BNC, les experts économiques et les médias n’ont pas arrêté de répéter que l’élimination des risques de crédit et de change, la réduction des taux d’intérêt et des coûts de transaction, ainsi que l’amélioration générale de la compétitivité et de la résilience à moyen et long terme, auront un effet positif sur l’emploi et la croissance économique.

Ce raisonnement néglige commodément le fait que des affirmations similaires ont été faites dans le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal avant que les effets d’entraînement de la crise économique mondiale de 2008 ne révèlent la véritable place de ces pays dans la zone euro et, de ce fait, dans la hiérarchie de l’UE. En outre, dans l’environnement post-COVID, marqué par les chocs d’offre, les pressions inflationnistes et un état général des finances publiques beaucoup plus délicat en termes de ratio dette/PIB par rapport à la décennie précédente, l’inadéquation institutionnelle et l’incertitude entourant la réponse des institutions de l’Union économique et monétaire à cette situation devraient être une préoccupation majeure des partis de gauche et des syndicats.

Il faut être conscient du fait que les forces pilotant la disparité entre les membres du noyau dur et les membres périphériques de la zone euro trouvent leur origine dans les relations capital-travail. La période prolongée de gel des salaires en Allemagne qui a duré près de deux décennies y a notamment joué un rôle important. Ces forces sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Ces développements ont, entre autres, créé une multitude d’économies de marché dépendantes en Europe centrale et orientale – une périphérie à plusieurs niveaux, comme mentionné ci-dessus – exposées aux effets libéralisant du traité de Maastricht et désireuses d’attirer les investissements étrangers pour espérer rattraper les économies du noyau dur. Cela s’est traduit par une détérioration de la position du travail par rapport au capital, le coût de la main-d’œuvre et la dégradation des conditions de travail étant devenus des mécanismes d’ajustement nécessaires pour attirer les investissements en capital ou, au contraire, pour faciliter l’économie de services à faible coût.

Même en prenant en compte les spécificités de chaque pays, nous pouvons observer dans l’ensemble de l’Europe post-socialiste l’émergence d’un régime de travail à bas salaire, résultat inévitable de la concurrence salariale dans une union économique et monétaire inapte, du fait de sa conception même, à gérer les forces divergentes qu’elle a rassemblées. La trajectoire de la Croatie a été assez typique à cet égard, car ce qui a commencé par une dévaluation de la main-d’œuvre s’est rapidement transformé en une dislocation massive de cette main-d’œuvre, en grande partie par une émigration particulièrement prononcée depuis que le pays a rejoint l’UE en 2013. Bien que les estimations de cette émigration vers l’UE varient, la plupart d’entre elles indiquent qu’environ 200 000 personnes ont quitté le pays entre l’adhésion à l’UE, en 2013, et le début de la pandémie du COVID-19. La poursuite de l’intégration via une adhésion à la zone euro n’offre aucun couloir de sortie clair pour la Croatie ou pour tout autre État d’Europe de l’Est engagé dans une trajectoire similaire d’émigration de main-d’œuvre et de dépeuplement. Au contraire, une intégration plus poussée implique clairement une consolidation de la dynamique existante entre le noyau et la périphérie, avec des incertitudes supplémentaires liées à la stagflation imminente qui pourrait déclencher une nouvelle crise de la zone euro.

Dans le cadre de ce consensus dominant, selon lequel il n’y a pas d’alternative au processus de pleine intégration européenne, il serait peut-être naïf d’espérer que des questions gênantes concernant les répercussions de la politique monétaire commune apparaissent de manière significative dans le discours public. Les effets de la monnaie commune sur les relations capital-travail dans l’UE, la perspective improbable d’un virage radical vers la convergence au niveau de la zone euro, sans parler de la viabilité à long terme de l’euro dans l’hypothèse d’une fracture croissante entre le centre et la périphérie – toutes ces questions sont tout simplement inconcevables dans le cadre du récit dominant formé au cours de trois décennies de transition postsocialiste en Croatie.

Dans ce récit, les questions d’identité européenne et de valeurs culturelles sont imbriquées dans les questions d’économie politique de l’Union européenne d’une manière qui empêche toute réelle compréhension par les populations des mécanismes de l’UE et de l’Union monétaire européenne. La novlangue émergente permet que les grandes orientations européennes apparaissent numériques, vertes, résilientes et durables ; intériorisé par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, elle ne fait que brouiller les enjeux. Le résultat est une acceptation mi-fataliste, mi-utopique de l’économie politique de l’Union européenne telle qu’elle se présente actuellement – avec en note de bas de page décourageante le fait qu’une politique démocratique et une autonomie relative sur les questions de développement n’ont, de toute façon, jamais vraiment été des options envisageables pour les économies désindustrialisées de la périphérie européenne. S’il existe certainement des positions politiques qui peuvent survivre, voire prospérer, dans cette unanimité bien verrouillée, la gauche, elle, ne le peut pas – à moins qu’elle ne soit prête à accepter l’évidement de son contenu politique.

L’euro, catastrophe moderne et tragédie antique

© Aymeric Chouquet pour LVSL

S’il est difficile de critiquer la monnaie unique sur le Vieux continent, on trouve pléthore d’ouvrages sur le sujet dans le monde anglo-américain, souvent rédigés par des économistes mainstream ou orthodoxes1. C’est le cas d’Ashoka Mody, professeur d’économie à l’Université de Princeton, ancien représentant-en-chef du FMI dans le cadre du « renflouement » irlandais en 2009 par la Troïka, qui publie EuroTragedy: A Drama in Nine Acts2. Loin d’être une redite des ouvrages publiés auparavant, l’auteur nous plonge dans l’histoire de la monnaie unique, parvenant à combiner le détail de chaque évènement avec un esprit synthétique et global pour dérouler sa tragédie haletante. Tragédie : le mot est tout sauf anodin. Il s’agit bien sûr d’un clin d’œil espiègle aux Grecs – à la fois inventeurs du genre théâtral sous la plume d’Eschyle et Sophocle et victimes du diktat européen de l’austérité – mais aussi d’une lecture fine de l’histoire de l’euro. L’occasion de constater que les analyses d’Ashoka Mody rejoignent certains constats posés par des économistes français hétérodoxes favorables à une sortie de l’euro.

Ashoka Mody, en bon orthodoxe souhaitant incarner la raison économique au-dessus des logiques partisanes et géopolitiques, narre l’histoire de l’euro à la manière d’une tragédie. Associé au sacrifice dans sa version grecque, ce genre littéraire se caractérise par le fait que la catastrophe finale est connue à l’avance du spectateur qui assiste, impuissant, aux mécanismes qui la mettent en place3. On comprend rapidement que pour l’auteur, l’euro constitue un sacrifice de quelques 340 millions d’européens au profit d’un agenda personnel : celui de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, tous deux gouvernés par leurs « passions » – passions partagées par les hauts fonctionnaires français pour une monnaie forte, hubris personnelle du chancelier allemand.

L’auteur manifeste une obsession particulière pour le protagoniste allemand de ce couple, probablement parce qu’il incarne, mieux que quiconque, l’hubris de ce projet défiant l’orthodoxie économique. Contrairement au mythe selon lequel ce couple aurait accepté le compromis réunification allemande contre euro4, Mody montre en réalité l’impuissance de Mitterrand devant la réunification5, le sort de l’euro étant réservé entre les mains du chancelier. Opposé à une union monétaire jusqu’en décembre 1989, Helmut Kohl opère un revirement inexpliqué à l’issue du sommet de Strasbourg. Si l’auteur explore quelques pistes – les souvenirs de la guerre, la conception dans son esprit de ce compromis – le silence demeure.

Ces non-dits, caractéristiques aussi des tragédies, se répètent inévitablement, avec un impact décisif. Par exemple, que se serait-il passé si Kohl ne s’était pas tu lorsque, pendant le débat opposant François Mitterrand à Philippe Séguin6, le président français affirmait que la Banque centrale européenne (BCE) serait soumise au pouvoir politique, alors même que le chancelier avait exigé l’indépendance de cette institution, symbole s’il en est de la victoire des principes de l’ordolibéralisme allemand7 ?

Pour une synthèse sur l’ordolibéralisme allemand, lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

De la même manière, les actions du chancelier allemand furent elles aussi empreintes d’une dimension tragique. Mody raconte que, seul contre tous en Allemagne et notamment face à la puissante Bundesbank, il insista pour l’admission dans la zone euro d’une Italie minée par la corruption systémique8. Cette hamartia – les erreurs de jugement dans la tragédie grecque – doit mener fatalement le personnage au malheur dans la tragédie grecque. C’est ainsi que le chancelier s’inclina en 1998 devant les suffrages allemands et un an plus tard, un scandale éclatait sur des financements opaques de son parti9. Pourtant, telle la malédiction des Atrides qui frappe chaque génération successivement, la tragédie de l’euro ne s’arrête pas à la sortie de scène du duo Kohl-Mitterand.

Une histoire longue de déni

Selon l’économiste indien, l’irrationalité de l’euro trouve ses racines dans les années 1970, avec la publication du rapport Werner, acte de naissance de l’idéologie européenne de la stabilité. Il pointe les raisons pour lesquelles une union monétaire s’avère impossible… tout en appelant à la réaliser, dans l’esprit de la « fuite en avant » de Jean Monnet, et au nom d’une conception constructiviste de la monnaie : l’euro amènerait l’union budgétaire, marchepied vers l’union politique. Mais Mody montre avec brio qu’au contraire, cette union monétaire, par ses multiples inachèvements, de l’absence d’union budgétaire à l’immobilité des travailleurs en passant par le défaut d’union politique démocratique, risquait plutôt de freiner la construction européenne.

Plus irrationnel, encore, l’auteur cite Nicholas Kaldor, économiste majeur du XXe siècle, qui, tel Cassandre, reprenait prophétiquement ces critiques dans un article publié en 1971 : une union monétaire incomplète « empêcherait le développement d’une union politique et non l’inverse », la zone euro devenant une maison qui, « divisée contre elle-même, ne pourrait pas tenir ». Ce reproche d’un économiste post-keynésien élucide l’histoire de l’euro que nous raconte Mody : celle d’une monnaie se construisant à l’abri des regards démocratiques et des économistes. Il est vrai, la France ratifia à l’arraché par référendum le traité de Maastricht. Mais Mody montre très bien que ce vote reflète le clivage éducatif naissant dans la société française (analyse auparavant menée par des chercheurs comme Thomas Piketty et Emmanuel Todd), les plus diplômés étant les plus favorables au traité et inversement. En 2005, l’auteur remarque que la défiance s’accentua avec le non au Traité Constitutionnel pour l’Europe, marqué en particulier par un scepticisme grandissant chez les jeunes. Là encore la métaphore de la tragédie prend corps : les créateurs de l’euro se moquent des multiples avertissements pourtant émis avec clarté.

Mody démonte également les avantages supposés de l’euro. L’augmentation du commerce au sein de la zone grâce à la réduction de l’incertitude sur les taux de change et la baisse des coûts de transaction ? Rigoureux, l’auteur montre qu’en réalité, la part des exportations de l’Italie, de l’Allemagne ou encore de la France vers la zone euro a diminué. Avec la compression de la demande intérieure, l’Allemagne – ayant paradoxalement soutenu ces politiques de rigueur – a cherché à exporter en-dehors de la zone euro, et bientôt la République tchèque, la Hongrie et la Pologne pourraient bien acheter plus de produits allemands que la France et l’Italie réunies10

Plus irréel encore fut le soutien du FMI envers l’euro, utilisant le même argumentaire, quand des recherches économiques – notamment de Barry Eichengreen – avaient montré que le type de régime de change ne modifiait pas le volume de commerce international. Dans un déni du réel stupéfiant, Mody montre que certains chercheurs, s’ils reconnaissaient cette donnée en premier lieu, utilisaient l’argument de « l’exceptionnalisme européen » – curieux terme aux allures d’ethnocentrisme – pour appuyer le projet.

Inéluctablement, comme dans toute tragédie, le réel allait rattraper la zone euro. Peut-être encouragée par l’aveuglement des protagonistes de l’euro – objet de la seconde partie – la nemesis s’abat en effet et traduit l’état quasi-constant de crise de cette zone. Durant la seule période d’accalmie, entre 2004 et 2007, l’auteur explique dans un chapitre entier qu’il s’agit en fait d’une phase « d’exubérance irrationnelle », les régulateurs européens laissant les banques prendre de plus en plus de risques. 

Les critiques que Mody émet à l’égard de la zone euro risquent cependant de dérouter le lecteur habitué à la littérature eurosceptique française. Alors que la critique hétérodoxe s’attarde sur les ravages du libre-échange, institutionnalisé par les directives européennes, accru par la suppression des taux de change consécutive au passage à l’euro, la critique orthodoxe reproche à la zone euro d’avoir laissé filer l’inflation dans les pays du Sud via des taux d’intérêt trop bas.

L’analyse de Mody, s’appuyant sur des travaux d’Alan Walters, tente d’établir que la structure de l’euro a facilité cette situation : dans le cadre d’une politique monétaire unifiée, les taux d’intérêt nominaux payés dans les pays membres convergent. Seulement, avec les différentiels d’inflation, les taux d’intérêt réels, qui déterminent les décisions économiques, divergent quant à eux. Dans la plupart des pays de la périphérie, où l’inflation était forte, les taux d’intérêt s’avérèrent trop bas et encouragèrent le boom du crédit – dans un contexte de grande inégalité de répartition des revenus et de pauvreté persistante, pourrait-on ajouter -, précipitant la crise financière. Jusqu’en 2008, pour ces pays de la périphérie, l’inflation érodait la valeur de la dette plus rapidement que les paiements d’intérêts n’augmentaient. Pour les prêteurs allemands et français, l’augmentation des prix et des salaires dans la périphérie garantissait que les emprunteurs de cette région disposeraient d’une abondance d’euros pour rembourser leurs dettes. Les capitaux étrangers affluèrent alors vers les pays ayant des taux d’inflation élevés, cet afflux accroissant encore les taux d’inflation, ce qui, à son tour, provoquait un afflux de capitaux plus important dans un processus d’auto-renforcement. Au même moment, l’inflation allemande et même française restait relativement faible, parce que leurs banques poussaient les fonds vers la périphérie et en raison de l’effet de la politique budgétaire et salariale restrictive allemande initiée par Gerhard Schröder. 

Pour freiner la frénésie du crédit de la périphérie, la BCE aurait dû relever les taux d’intérêt à un point tel que les Allemands et les Français s’y seraient opposés – par crainte d’une récession chez eux : la politique monétaire de la zone euro, mal adaptée à tous les pays membres, révélait ses défaillances funestes. La divergence de l’inflation persista en raison de la faible mobilité de la main-d’œuvre, des transferts fiscaux étant pratiquement inexistants et, surtout, les responsables politiques de la zone euro semblant ignorer le cycle en cours d’expansion du crédit et d’inflation. Pour aggraver le tout, les emprunteurs surendettés étaient de moins en moins capables de rembourser leurs dettes. La hausse de l’inflation avait entraîné une augmentation des coûts de production et des signes de baisse de la compétitivité internationale – accru par l’impossibilité pour les pays de la périphérie de dévaluer – étaient déjà évidents.

Les exportateurs des pays de la périphérie étaient écartés de leurs marchés étrangers par des concurrents de Chine et d’Europe de l’Est. Les taux de croissance des exportations des pays de la périphérie diminuaient. Leurs importations augmentaient rapidement et, par conséquent, leurs déficits des comptes courants ne cessaient de se creuser, entraînant mécaniquement selon Alan Walters un déficit public pour empêcher des faillites massives. La baisse de la compétitivité internationale due à la persistance d’une forte inflation finissait par réduire les bénéfices des entreprises nationales et augmenter leur risque de défaillance. Le risque était particulièrement aigu parce que la croissance de la productivité en était venue à une quasi-stagnation dans les économies périphériques de la zone euro. En particulier dans le boom entre 2003 et 2008, alors que le capital avait afflué vers la périphérie, la croissance de la productivité dans ces pays était proche de zéro. En fait, pendant de courtes périodes, la productivité avait même diminué.

Les pays de la périphérie voyaient les booms du crédit s’étendre plus facilement car les taux d’intérêt nominaux – similaires pour tous les membres de la zone – étaient trop bas pour ces pays. La politique one size fits none inhérente à l’euro créa donc la dette des pays du Sud et facilita, à cause de la perception illusoire que l’euro avait éliminé tout risque, le développement de bulles financières dans la périphérie, surtout en Espagne et en Irlande.

La pensée de groupe au cœur du drame

Au-delà de l’aspect purement économique, l’apport de l’ouvrage d’Ashoka Mody se manifeste dans l’analyse psychologique des protagonistes de l’euro. Régulièrement, il fait référence à l’expression de groupthink, terme inventé par le chercheur Irving Janis décrivant « l’engagement sans réserve d’un groupe envers une idéologie ou une ligne de conduite. » En français, on parlerait de « pensée de groupe » ou « bulle cognitive », caractérisée ainsi par un refus de se confronter aux opinions contraires et un déni potentiel du réel quand celui-ci détrompe l’idéologie.

Pour l’auteur, Helmut Kohl – encore lui – serait à l’origine de ce phénomène, en développant un récit classique assimilant l’euro à la paix, comme si le partage d’une monnaie pouvait empêcher une guerre civile, pointe avec une touche d’humour Ashoka Mody. Mais un homme ne peut pas suffire à convertir une élite à ce récit. 

De fait, la structure des institutions européennes facilite le phénomène de pensée de groupe. L’auteur insiste sur l’hyper-indépendance de la banque centrale et montre comment celle-ci résulte à la fois de l’impossibilité de combiner les différents intérêts nationaux et de la méfiance des Allemands vis-à-vis d’une potentielle influence française sur la politique monétaire. On voit ici le paradoxe mortifère de la construction européenne : dans un but proclamé ad nauseam d’unité et d’uniformisation, elle se se réalise et prend une forme antidémocratique à cause des intérêts divergents et de la méfiance entre les États-membres. L’objectif premier de l’indépendance des institutions européennes, dans le cas banque centrale, demeure, écrit Mody, « de s’assurer qu’un État membre ne puisse pas [la] contrôler ».

En l’absence de responsabilité démocratique devant un Parlement européen par ailleurs peu mentionné par Mody – preuve de son rôle moindre – le directoire de la BCE s’est enfermé dans une idéologie de la stabilité11 avec de lourdes conséquences, comme un retard dans la baisse de ses taux au moment de la crise des subprimes, faisant de la zone euro une zone quasi-déflationniste – Mody parle de lowflation, une inflation basse. 

Au-delà de la BCE, les autres protagonistes affichent un déni saisissant. Toujours au moment de la crise financière de 2008, on retrouve ainsi en janvier Jean-Claude Juncker, alors à la tête du groupe des ministres des Finances européens – Ecofin –  déclarer : « Nous devons être inquiets, mais beaucoup moins que les Américains, sur lesquels les déficiences contre lesquelles nous avons mis en garde à plusieurs reprises se vengent amèrement ». Les Américains allaient pourtant bien mieux s’en sortir que l’Europe en refusant l’austérité et grâce à une Fed au double objectif de plein emploi et de stabilité des prix. À l’inverse, la BCE s’était fixée – et se fixe toujours – comme objectif seul la stabilité des prix, dans la logique de l’idéologie ordolibérale. Pour l’auteur, c’est ainsi elle qui « infligea une blessure grave » à la zone euro en rehaussant les taux d’intérêt directeurs le 7 juillet 2011 et annonçant de futures nouvelles hausses, aggravant la crise financière. À ce déni s’ajoute un dédain ironique de ces protagonistes : par exemple, Mody nous raconte qu’en pleine violation des traités, le président de la BCE Jean-Claude Trichet envoie des lettres aux chefs de gouvernement espagnol et italien – élus – exigeant des réductions des déficits publics de leur pays, en d’autres termes outrepassant le mandat de la BCE qui est celui de la politique monétaire.

On pourra bien sûr regretter que l’auteur privilégie parfois l’idée de déni ou d’incompétence des gouverneurs de la BCE au lieu de montrer des intérêts particuliers défendus par ceux-ci, dont témoigne la dépendance grandissante des banques centrales vis-à-vis des marchés financiers12. Pour autant, Mody a le mérite de dresser ce constat pour les intérêts nationaux particuliers, l’Allemagne en tête. Cette Allemagne, qui avait exigé l’indépendance de la BCE, n’a pourtant pas hésité à exhorter cette dernière à baisser ses taux d’intérêts directeurs durant la chancellerie de Gerhard Schröder.

L’auteur conclut ainsi avec l’ironie suivante : « L’indépendance de la BCE était destinée à préserver ses décisions techniques de toute influence politique et à leur conférer une crédibilité à toute épreuve. Au lieu de cela, la prétendue indépendance de la BCE a caché des intérêts nationaux non réglementés, ce qui a maintenu les actions de la BCE en dehors des besoins économiques de la zone euro et a sapé sa crédibilité ». Ces lignes soulignent le paradoxe de la construction européenne : devant servir les Européens, celle-ci semble en fait avoir caché les intérêts propres à l’Allemagne, quitte à produire des effets néfastes sur ses « partenaires », tout en lançant d’incessants appels à l’unité du Vieux continent. 

Une tragédie toujours inachevée

La plus grande frustration à l’issue de la lecture de cet ouvrage tient dans la résistance de l’euro qui, curieusement inébranlable, survit. Dans la tragédie grecque, l’hamartia du personnage ne cause-t-elle pas sa chute ? La catharsis ne doit-elle pas prendre toute sa force à l’issue de la tragédie et agir comme une leçon pour le futur ? Avec l’euro, c’est une forme d’irrationalité permanente qui s’abat sur l’Europe.

L’auteur a certes le mérite de fournir une explication psychologique, se basant sur les travaux de Thomas Schelling et écrit dans l’introduction : « Il est dans la nature des êtres humains d’oublier que nous oublions sans cesse. Dans la zone euro, des efforts répétés, libérés du poids de la mémoire des échecs passés, reviennent tourner autour des mêmes thèmes ; à chaque fois, avec les mêmes mots et les mêmes arguments, l’espoir est que le dernier effort sera enfin récompensé. Mais au lieu d’une progression, l’involution se poursuit ». Alors que dès l’origine de la construction européenne Mody montre qu’aucun pays ne comptait s’engager dans une « fédération » européenne, cette idée-là a survécu chez certains dirigeants européens niant le réel. De la même manière, Mody déconstruit la théorie de Jean Monnet de la « fuite en avant » du projet européen : avec l’exemple du New Deal aux États-Unis, il montre que celui-ci représenta une réelle fuite en avant pour le pays, l’augmentation majeure du budget fédéral s’avérant décisive pour permettre la reprise économique. À l’inverse, le maigre et insuffisant budget communautaire de la zone euro aggrave les différences entre les pays membres – et n’a jamais connu de hausse substantielle lors des différentes crises.

On observe aussi que les héros de la tragédie – qui, selon Aristote, « sans être éminemment vertueux et juste, [tombent] dans le malheur non à raison de [leur] méchanceté et de [leur] perversité mais à la suite de l’une ou l’autre erreur [qu’ils ont] commise »13 – de l’euro ont peu de repentance. Qui imagine Jean-Claude Juncker se crever les yeux, tel un Œdipe se lamentant lorsqu’il découvre la vérité ? Cette ignorance de la fatalité met un terme à la métaphore filée de la tragédie, même si les non-héros – à prendre ici dans le sens donné par Aristote – de l’euro, c’est-à-dire les peuples partageant la monnaie unique, ne l’ignorent pas et se révoltent spontanément14.

On regrettera par ailleurs que la lucidité remarquable de l’auteur dans son récit de l’euro disparaît lorsqu’il évoque ses deux scénarios pour le futur de l’Europe. Dans la première hypothèse, la zone euro continue de fonctionner sans ajustements, business as usual. Mody se montre défavorable à une sortie de l’Italie de l’euro, car, du fait de la reconversion de la dette en lire, celle-ci exploserait au point de devenir insoutenable. Ce raccourci simpliste, qui apparaît de façon surprenante après plus de 400 pages d’érudition, a notamment été démenti par Jacques Sapir15. Mody convient tout de même qu’une sortie de l’Allemagne serait fort bénéfique, contribuant à apprécier le mark et à baisser le monstrueux excédent commercial de la première puissance européenne.

Dans la seconde hypothèse, une contradiction majeure émerge : en plein élan de politique-fiction, Mody nous offre un discours fantaisiste tenu par Angela Merkel, peu connue au cours de ses quinze années de chancellerie pour son hétérodoxie : celle-ci proposerait d’annuler une partie de la dette grecque, d’émettre une dette à cinq ans pour faire connaître clairement les risques aux créanciers privés, et d’abandonner les règles budgétaires restrictives de Maastricht. Le lecteur attentif s’avérera surpris de ne pas voir apparaître le démantèlement de la zone euro dans ses propositions. Mais ce n’est pas tout : le discours de Merkel se poursuit ensuite longuement par l’ambition affichée de construire une « République des Lettres » basée sur la coopération des Européens dans le domaine de l’éducation. Enfin, la sympathique chancelière achève son discours par l’insistance sur les valeurs européennes que sont « la démocratie, la protection sociale, la liberté de voyager et la diversité culturelle » ; « Dans cette Europe, tous les Européens se retrouvent dans des espaces communs pour réaffirmer leurs valeurs universelles ».

En réalité, cette fantaisie s’apparente à une chimère digne des discours réformistes pro-européens, alors que Mody rappelle quelques lignes plus tôt que « plus d’Europe » ne sera pas la solution. Si, par un bref retour à la lucidité, il écarte l’idée d’une union politique et budgétaire, ce discours imaginé de Merkel ne tient pas debout. Mody lui-même explique plus tôt dans l’ouvrage que la protection sociale et la démocratie ont justement été mises à rude épreuve par les institutions européennes. Ensuite, restituer la prérogative budgétaire aux États sans leur rendre l’outil monétaire équivaut à une nouvelle forme de compromis incomplet et néfaste, à l’image de l’euro conçu sans union budgétaire et politique. C’est aussi négliger le point pourtant fondamental qu’une politique budgétaire doit se concevoir avec l’outil monétaire pour assurer son efficacité16. Pourtant, Mody montre excellemment au fil du livre l’absurdité du slogan « unis dans la diversité », slogan fort sympathique pour des intellectuels qui articulent des concepts mais aux conséquences concrètes nocives. De même qu’il affirme que les « États-nations réclament davantage de souveraineté »17, qu’il montre que l’euro ne sera jamais une zone monétaire optimale18, Mody refuse d’exiger la restitution du droit de battre monnaie aux nations, droit pourtant fondamental dans l’affirmation de la souveraineté d’un État. N’est-ce pas une curieuse illustration d’aveuglement dans le raisonnement, s’assimilant à l’hubris des dirigeants européens paradoxalement démontré dans ce même livre ?

S’il reconnaît que le niveau des universités européennes baisse par rapport à celles d’Asie et d’Amérique, ses invitations à une coopération européenne dans l’éducation ignorent les politiques déjà entreprises par l’Union européenne dans ce cadre-là, notamment par le processus de Bologne dénoncé pour sa conception néolibérale de l’éducation et son principe de concurrence entre les universités19

Au-delà de la question de l’éducation vue comme centrale par Mody – qui analyse notamment le ralentissement des gains de productivité comme conséquence de la stagnation des dépenses publiques en R&D depuis 1997 – l’allusion au Marché unique s’avère rare dans cet essai, alors qu’il ne peut être séparé de la question de l’euro. L’Acte unique de 1986, avec ses « quatre libertés », entérine la suppression des tarifs douaniers et la libre circulation des capitaux. Avec la monnaie unique quelques années plus tard, les États-membres perdent toute possibilité de protection de leur économie nationale dans un espace où la concurrence libre et non faussée s’applique brutalement. La suppression du filtre monétaire expose alors davantage la France.

D’où le recours à la flexibilisation du marché du travail – le mythe des réformes Hartz est cependant bien déconstruit par Mody20 dans l’ouvrage – pour opérer une dévaluation interne en lieu et place d’une dévaluation monétaire : baisse des salaires et de la fiscalité des entreprises pour compresser les coûts de celles-ci et préserver leur compétitivité.

Enfin, l’erreur la plus saisissante du discours imaginaire de Merkel est l’affirmation de valeurs européennes universelles. Si Mody souligne très bien la diversité des profils et besoins économiques des membres de la zone euro, il révèle une ignorance surprenante quant à la diversité anthropologique du Vieux Continent. À cela s’ajoutent des dynamiques démographiques propres à chaque nation qui renvoient à des cultures différentes. Face à une Allemagne21 attachée à la stabilité monétaire pour des raisons historiques évidentes, l’euro ne pouvait prendre qu’une forme ou une autre, et il est devenu le deutschemark déguisé au profit de l’Allemagne qui se débarrasse des désavantages du deutschemarks réel – il ne s’apprécie pas -, notamment grâce à la soumission de la classe dirigeante française aux principes ordolibéraux allemands22. Même si Mody tente une analyse psychologique des protagonistes de l’euro, on peut regretter son raisonnement économiciste écartant les variables anthropologiques.

Dans la même logique, l’auteur tend parfois au simplisme quant à sa classification des pays, entre les vertueux au nord de la zone et ceux du Sud, gangrenés par des institutions et un système éducatif défaillants. S’il montre bien que l’euro a aggravé cette divergence, la France basculant par ailleurs avec les pays du Sud, il semble particulièrement réducteur quant à l’Italie, attribuant la corruption généralisée dans le pays à ses dirigeants politiques et sa culture, alors qu’elle résulte en fait d’une absence d’alternance avec le Parti Communiste Italien lors de l’après-guerre, absence en partie permise par les États-Unis et les autres pays européens. Malgré ses contradictions finales qui apparaissent comme un comble après avoir démontré avec talent l’irrationalité de l’euro, EuroTragedy demeure un ouvrage de référence et relativement accessible pour découvrir l’euro, son histoire notamment, sa conception et ses sérieuses limites. Le profil de l’auteur, universitaire américain anciennement membres du FMI, permettra aussi de détromper certains europhiles faisant passer une sortie de l’euro comme une proposition d’extrême-gauche. Ashoka Modi, qui plus est, est loin d’être le seul économiste orthodoxe du monde anglo-saxon à afficher son scepticisme vis-à-vis de la monnaie unique25.

Ce récit ne prendra cependant toute sa saveur que lorsque cette tragédie s’achèvera.

Notes :

1 Joseph Stiglitz The Euro. How a Common Currency Threatens the Future of Europe et Marvyn King The End of Alchemy: Money, Banking and the Future of the Global Economy, tous deux publiés en 2016.

2 L’ouvrage, hélas, n’a pas été traduit en français pour le moment.

3 trágos (« bouc ») et ᾠδή, ôidế (« chant, poème chanté »). D’où le sens « chant du bouc », désignant le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes de Dionysos à l’époque archaïque.

4 Bien que ce compromis soit aussi étrange : comment Mitterrand pouvait penser contrer la puissance allemande par le partage d’une même monnaie ? On en revient ici au complexe d’infériorité historique de la classe politique française vis-à-vis de l’Allemagne, qui remonte à la guerre de 1870. Mody nous apprend d’ailleurs que le projet de l’euro naît dès la présidence de Georges Pompidou.

5 La réunification était déjà soutenue par les États-Unis et approuvée par l’URSS.

6 A propos du traité de Maastricht, le 20 septembre 1992 à la Sorbonne.

L’ordo-libéralisme est une doctrine économique dont le mot-clé de stabilité va se retrouver dans la conception de l’euro : équilibre des comptes, stabilité des prix. Pour assurer cette stabilité, l’État doit se cantonner à un rôle d’organisateur des règles du marché, passant par une banque centrale indépendante du pouvoir politique. Ces principes vont guider la construction européenne, quitte à rendre invisible l’ajout des principes égalitaires et dirigistes français. Pour approfondir, voir : https://lvsl.fr/ordoliberalisme-comprendre-lideologie-allemande/

8 Cette position alla y compris à l’encontre de l’ambassadeur allemand à Rome qui voyait bien que l’Italie, empêtrée dans l’opération « Mains propres » au début des années 1990,était loin de mener les réformes structurelles de réduction des dépenses publiques exigée par le traité de Maastricht. L’Italie avait alors une dette publique équivalant à 120% de son PIB quand la limite fixée par le traité était de 60%.

9 https://www.la-croix.com/Archives/2000-01-25/L-Allemagne-decouvre-avec-stupeur-le-systeme-Kohl-_NP_-2000-01-25-100333

10 La Pologne vient d’ailleurs de dépasser la France dans son commerce avec l’Allemagne : https://visegradpost.com/fr/2021/02/17/la-pologne-depasse-la-france-dans-le-commerce-avec-lallemagne/

11 Idéologie qui rejoint les principes ordo-libéraux de stabilité des prix et d’équilibre des comptes.

12 Cette tribune de Michael Vincent le montre bien : https://0vinz.files.wordpress.com/2020/07/europe-_bce_mv.pdf

13 Poétique

14 Jacques Ellul disait ainsi : « Lorsqu’il y a le risque d’une fatalité, à ce moment-là l’homme doit se révolter et refuser que ce soit un destin. Dans toutes les tragédies grecques, c’est en présence de la fatalité que l’homme dit qu’il veut que l’humanité existe ». (https://www.youtube.com/watch?v=01H5-s0bS-I) Dans le cadre de l’euro, la seule affirmation d’humanité provient des peuples des différents États-membres.

15 https://www.les-crises.fr/leuro-contre-leurope-par-jacques-sapir/, voir la partie « Une sortie de la zone Euro entraînera-t-elle une catastrophe ? »

16 Comme le faisait remarquer Jacques Sapir dans cette émission à propos du dernier plan de relance français, l’euro surévalué pour la France constitue un frein majeur à la volonté du gouvernement d’accroître la compétitivité des entreprises du pays, même en débloquant des aides budgétaires : https://www.youtube.com/watch?v=knb5p7QRCFw

17 Formulation par ailleurs maladroite, la souveraineté étant une notion indivisible.

18 Due à l’immobilité indépassable du facteur travail considérée dans son modèle (s’inspirant de celui de Robert Mundell) comme critère indispensable d’une zone monétaire optimale.

19 Voir par exemple cette tribune à l’occasion des dix ans du processus : https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/04/10/le-processus-de-bologne-attise-la-fronde-universitaire-par-brigitte-perucca_1179139_3232.html. Par ailleurs, l’idée d’une éducation européenne n’est pas neuve et avait été cruellement critiquée ainsi par Romain Gary dans Education européenne : « en Europe on a les plus vieilles cathédrales, les plus vieilles et les plus célèbres Universités, les plus grandes librairies et c’est là qu’on reçoit la meilleure éducation – de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s’instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins, en baissant la tête, et en attendant que ça vienne ».

20 Page 367 : ces réformes de « flexibilisation » du marché du travail, ralentissant les hausses de salaires, ont été associées à la reprise économique de l’Allemagne alors que Mody montre que la reprise a en réalité été permise par la délocalisation de certaines activités industrielles dans les économies européennes à bas salaire et des avantages structurels dans la formation professionnelle des ouvriers, n’empêchant pas la précarisation des employés dans le tertiaire subissant les effets des réformes Hartz et dont les gains de productivité furent plus faibles. Ces réformes inspirèrent le Jobs Act en Italie en 2015, accroissant le nombre de travailleurs contrats temporaires.

21 Voir par exemple L’invention de l’Europe d’Emmanuel Todd.

22 C’est bien la commission dirigée par le français Jacques Delors qui recommanda l’application de ces principes.

23 Menace pour l’instant écartée : https://lvsl.fr/congres-de-la-cdu-allemande-beaucoup-de-bruit-pour-rien/

24 Helmut Kohl pour l’Italie, Valéry Giscard d’Estaing pour la Grèce.

25 Dès 1992 d’ailleurs, la plupart des économistes américains de l’establishment étaient sceptiques à propos de l’euro : https://ec.europa.eu/economy_finance/publications/pages/publication16345_en.pdf

Plan de relance européen : la montagne accouche-t-elle d’une souris ?

© Emmanuel Sangnier

À survoler la presse française, le plan de relance européen est un succès pour le président de la République, qui aurait convaincu Angela Merkel de la nécessité d’un instrument budgétaire visant à contrebalancer l’accroissement des divergences de la zone euro. Il semble réaliser le fantasme des élites françaises de « clouer la main de l’Allemagne sur la table » par la mutualisation budgétaire. Le son de cloche est bien différent dans les couloirs bruxellois, où les États-membres de l’Union européenne avancent leurs pions dans les coulisses ; là-bas, on n’oublie pas que la France a déjà fortement reculé par rapport à ses ambitions initiales et risque de payer le prix fort de cet accord. L’opposition des « quatre frugaux » à toute idée de mutualisation accroîtra nécessairement son coût pour la France – qui est, selon les données macroéconomiques du premier trimestre, le pays de l’UE le plus touché par les conséquences du confinement. Sur le long terme, ce plan ne résout rien des défauts de conception de l’union économique et monétaire ; pis : il fait peser plusieurs menaces austéritaires sur l’économie européenne – et particulièrement sur les pays du Sud. Par Lorenzo Rossel.


Le Conseil européen de ce week-end doit conclure des négociations budgétaires qui ont commencé1 il y a deux ans autour du budget pluriannuel de l’Union pour la période 2021-2027 (la proposition initiale émise en mai 2018 était de 1135 milliards d’euros pour l’ensemble de la période). L’atmosphère était alors toute différente : on ne parlait que de « réformes » des grandes orientations politiques et de la volonté élyséenne de construire une souveraineté européenne. L’enthousiasme a été de courte durée ; les plus optimistes ont dû acter en février dernier l’impossibilité de réforme des grands équilibres du budget – les pays de l’Est refusant une diminution de la politique de cohésion, la France toute réforme substantielle de la Politique agricole commune, les « frugaux » nordiques et l’Allemagne une hausse substantielle de leur contribution – visant à dégager une marge de manœuvre pour investir dans l’espace, la défense ou le numérique.

Les « frugaux », le Sud et le bloc franco-allemand : l’impossible équilibre ?

La crise consécutive au coronavirus et la récession historique qui s’annonce ont cependant conduit les responsables européens à s’accorder sur la nécessité d’un plan de relance – NextGenerationEU – à 750 milliards d’euros (500 milliards de transferts, 250 milliards de prêts à taux avantageux) en plus du budget pluriannuel.

Le bloc des pays du Nord est constitué des Pays-Bas, de l’Autriche, du Danemark, de la Suède et de la Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais

[Pour une recontextualisation de Conseil européen et un décryptage des points techniques qui y sont discutés, lire sur LVSL par le même auteur : « Plan de relance européen : la farce et les dindons »]

On peut identifier quatre blocs antagonistes dans cette négociation – avec de nombreuses nuances internes et des recoupement partiels :

  • Le bloc central franco-allemand (rejoint à l’occasion par le Luxembourg, la Belgique ou l’Irlande) qui s’est politiquement mis en jeu pour cette proposition. En-dehors de la défense de cet accord il n’est que peu revendicatif, à condition que le rabais de contribution côté allemand et la politique agricole commune côté français soient préservés.2
  • Le bloc des pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, Chypre et Malte. La Croatie, la Roumanie et la Bulgarie pouvant être considérées tant du Sud que de l’Est), les plus touchés par la crise, qui devraient être les principaux bénéficiaires de cette proposition. Leur objectif est de modérer la conditionnalité – c’est-à-dire principalement des mesures d’austérité – que cherchent à leur imposer les États du nord en échange de l’accès aux fonds du plan de relance.3
  • Le bloc des pays de l’Est, qui bénéficient moins de cette proposition de fonds de relance, mais qui sont prêts à accepter le plan, en échange d’une sanctuarisation de la Politique de cohésion (sans aucune condition relative au respect de l’État de droit, notamment pour la Pologne ou la Hongrie…) dans le budget pluriannuel. Dans une moindre mesure, ils soutiennent un maintien à un niveau élevé de la PAC ainsi que des retours plus importants pour eux sur le plan de relance.4
  • Les pays du Nord enfin : Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède et Finlande ; lorsqu’il s’agit d’être implacable sur des politiques d’austérité comme condition d’accès aux fonds, ils sont rejoints par les États baltes dans une nouvelle ligue hanséatique. Les plus véhéments sont les Néerlandais, déterminés à réduire le montant des transferts pour les transformer en prêts, à durcir la gouvernance jusqu’à demander l’unanimité pour la validation des plans de relance nationaux « subventionnés » par le plan de relance européen NextGenerationEU.

Par-dessus tout, la ligne rouge des pays du Nord consiste dans la mutualisation des dettes, qu’elle s’effectue à travers une augmentation pérenne et conséquente du budget ou par l’émission d’obligations par une autorité européenne (les coronabonds). Ces pays étant dépositaires de fortes traditions parlementaires où les objectifs budgétaires sont fortement soutenus et surveillés, les gouvernements nordiques, en particulier celui du premier ministre néerlandais Mark Rutte, jouent de la menace d’un blocage de leur parlement en cas de contribution nationale trop élevée ou de règles européennes de gestion trop « laxistes ».

Pour résumer : le plan de relance, priorité politique du bloc central franco-allemand, rencontre l’opposition du bloc nordique, le soutien non désintéressé du bloc du Sud et l’indifférence du groupe de l’Est.

Alors que comme le montrait le précédent article, la proposition de la Commission était budgétairement défavorable à la France, il semble que la nouvelle proposition révisée de Charles Michel soit le produit de concessions françaises supplémentaires.

La grande réforme du financement de l’Union n’aura vraisemblablement pas lieu. La France, soutenue par la Commission et le Parlement européens, bute sur une série d’obstacles. On trouve en premier lieu l’Allemagne, secondée par les pays de l’Est, opposée à l’introduction de la ressource ETS. On trouve ensuite les paradis fiscaux (Pays-Bas, Luxembourg, Irlande…), opposés à la mobilisation de ressources qui mèneraient vers des harmonisations fiscales (taxe numérique, assiette commune sur les sociétés, taxe sur les transactions financières) et mettraient fin à l’optimisation indécente des plus sourcilleux sur la dépense commune : les Pays-Bas.

On trouve enfin les « frugaux », secondés par l’Allemagne, quant à la suppression des rabais. Ces derniers pourraient même augmenter (rappelons que si ceux-ci ne sont ne serait-ce que maintenus, cela reviendrait à ce que la France rembourse, sans aucune plus-value européenne, 8 milliards de 2021 à 2027 à l’Allemagne, au Danemark, à la Suède, à l’Autriche et aux Pays-Bas !), comme à quasiment chaque négociation depuis 1984 et le fameux I want my money back de Margaret Tatcher. La revendication de « mécanismes de correction » (terme poliment employé par la Commission) réduisant les contributions nationales – jusqu’à 25% dans le cas des Pays-Bas – des bénéficiaires n’a pas disparu avec le départ de nos voisins d’Outre-manche. Ces rabais minent tout autant le « projet européen » que la sécession fiscale de nos grandes fortunes. Ce graphique, extrait d’une note du think thank Bruegel, illustre le caractère régressif du financement du budget européen.

Source : Bruegel, A new look at net balances in the European Union’s next multiannual budget, https://www.bruegel.org/2019/12/a-new-look-at-net-balances-in-the-european-unions-next-multiannual-budget/

L’intégrité du plan de relance semble encore menacée par les assauts des « frugaux ». Danois, Suédois et Autrichiens ayant sur ce volet modéré leurs ardeurs, l’activisme des Néerlandais est à souligner : une coupe de 100 milliards dans les 500 milliards de transferts n’est pas impossible d’ici à la fin de la négociation, amputant un plan déjà modeste par les moyens au regard de ses objectifs.

Les autres frugaux se consolent par des demandes de coupes supplémentaires dans les 1100 milliards proposés en mai dernier par la Commission (contre 1135 milliards dans la première proposition de la Commission en mai 2018) et par des demandes de rabais supplémentaires.5

Sur le sujet de la gouvernance, le premier ministre néerlandais se montre également très virulent et exige la validation des plans de relance nationaux à l’unanimité des États-membres pour débloquer les fonds du plan de relance, ce qui conduirait inévitablement, au vu des priorités politiques des gouvernements – conservateurs ou sociaux-démocrates – nordiques, voire baltes, à un durcissement de l’austérité, à des « réformes structurelles » avec des objectifs d’équilibre des budgets de l’État et des comptes sociaux sans se soucier de leur effet dépressif (sur des économies déjà déprimées…). Sur cette question précise, il semble tout aussi isolé que déterminé, et son parlement avec lui. La volonté de conditionner les subventions et les prêts à des mesures austéritaires rencontre cependant une approbation plus large, qui s’étend jusqu’à l’Allemagne et la présidente de la Commission – on peut d’ores et déjà considérer que l’injection d’une certaine dose d’austérité fait partie des accords qui seront signés.

Les « frugaux » apparaissent donc comme les derniers États-membres suffisamment insatisfaits pour faire échouer le Conseil européen. Un coup de théâtre dans la belle communication élyséenne de sortie de confinement n’est donc nullement impossible, embarrassant le président qui a déjà mis le plan européen du côté des réussites de son quinquennat. Celui-ci, constituerait-il, s’il était adopté, « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies » comme l’affirme le président Macron ?6

Une révolution politique ?

Le président de la République a en effet investi depuis le discours de la Sorbonne une grande partie de son capital politique dans un approfondissement de la construction européenne, parallèlement à une volonté de stopper le processus d’élargissement7. Le plan de relance proposé constitue-t-il un point de rupture en la matière, aux conséquences de long terme ?

Une grande part des observateurs bruxellois – divers think thank comme Bruegel ou l’institut Robert Schumann, les correspondants français à Bruxelles à l’image de Jean Quatremer, passé d’une période de dépression sur la construction européenne en février8 à l’allégresse en mai, (devisant même de la construction d’un Trésor européen9) soulignent bien une rupture importante : pour la première fois, l’Union va emprunter pour redistribuer entre les États-membres.

Cependant – et c’est là une caractéristique essentielle de ce plan – il se fait à traités constants. La Commission a en effet tiré le maximum de ceux-ci et notamment de l’article 122 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne. Or quand on examine celui-ci, ce qui autorise un tel plan est son caractère à la fois « exceptionnel » et « limité dans le temps ». Aucun renouvellement de ce plan dans trois ou quatre ans (à l’échéance des engagements de dépenses de celui-ci) n’est donc prévu et seules des circonstances « exceptionnelles » pourraient justifier un nouvel arrangement de la sorte. De telles circonstances exceptionnelles seraient de nouveau évaluées au regard des demandes budgétaires en application du principe de proportionnalité. Surtout, l’Union ne pourra pas faire « rouler » davantage la dette créée d’ici 2024 par la réponse à la Crise du Covid-19 au-delà de la date limite (2058 selon l’échéance prévue par la Commission dans sa proposition amendée de décision ressources propres). Le Trésor européen entrevu par Jean Quatremer a donc une durée de vie limitée, contrairement à ceux des États-membres – immortels jusqu’à preuve du contraire.

Assurément, les traités ont été distordus et vu les échéances, il n’est guère impossible que d’ici à 2058 ils soient révisés, mais cet accord ne représente aucun changement de logique pérenne et ne peut constituer a contrario de ce qu’avance le président Macron « l’une des plus grandes avancées européennes des dernières décennies ».

Au niveau économique également, en apparence le plan semble constituer une rupture. Il va bien permettre à l’Italie de passer l’année sans voir sa dette attaquée par les marchés (si la Banque centrale européenne maintient sa politique en dépit des recours juridiques qui se multiplient, traités à l’appui, contre elle). Les transferts budgétaires impliqués par NextGenerationEU sont cependant bien trop faibles et dans quelques années l’Italie sera confrontée aux mêmes problèmes structurels : une productivité en baisse depuis l’introduction de l’euro, un sous-investissement chronique dans les infrastructures et l’éducation (partiellement compensé certes pendant quelques années), une fuite de ses diplômés vers les pays du Nord, un Mezzogiorno inadapté au libre-échange et à une monnaie forte et une fissure encore accrue dans le consensus fiscal avec le Nord.

Nulle révolution économique, donc, mais des enjeux politiques conséquents pour Emmanuel Macron et Angela Merkel, les promoteurs du plan. Le président français se pose en sauveur de l’Europe pour fédérer son électorat. Plusieurs analyses – de la cartographie électorale d’Emmanuel Todd et d’Hervé le Bras10 à l’économie politique de Bruno Amable et Stefano Palombarini11 – ont montré l’aspect fédérateur du projet européen pour des composantes de l’électorat autrefois opposées entre centre droit et centre gauche. En dehors de l’objectif de préservation de la PAC (ce qui au passage limite les possibilités de réforme et « d’écologisation » des dispositifs européens) et du soutien à un plan de relance temporaire, la France semble avoir tout cédé sur ses ambitions de réforme du budget, et notamment sur le volet ressources.

Le modèle structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel

Les nouvelles priorités en dépenses du président que sont la défense et l’espace ont quant à elles été rabotées au fur et à mesure de la négociation par rapport au projet de budget initial de la Commission en mai 2018. Les montants envisagés (moins de 10 milliards sur 7 ans pour la défense, 13 pour l’espace) semblent trop faibles au regard des objectifs élyséens d’armée européenne ou du moins de commandement intégré alternatif à l’OTAN – d’autant que sur ces positions la France reste très isolée, l’Allemagne et la Pologne souhaitant notamment conserver le parapluie américain.

[Lire sur LVSL : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »]

Contrairement aux objectifs qu’il s’était donné en 2017 et à la promesse de révolution faite à son électorat, Emmanuel Macron a donc échoué à redonner un nouvel élan au « projet européen ». Il n’a su le mettre à l’abri – sauf durant une exception temporaire de quelques années au maximum, et de manière limitée – de ses logiques austéritaires et concurrentielles, des comportements parasitaire et de ses passagers clandestins. En-dehors de Bruxelles et de son entre-soi très chic de think thank, de correspondants de grands journaux européens, de lobbyistes, de syndicats, d’ONG et de fonctionnaires européens, il continue d’exister 27 projets européens plus ou moins ambitieux.

Le seul projet commun que l’Union parvienne à générer sur les dernières années semble être celui d’un recentrage national. Le président de la République, au lieu de s’attaquer aux sources des divergences économiques et politiques que sont le marché et la monnaie uniques, a préféré emboîter le pas à trente ans de politique européenne des gouvernements français depuis Maastricht : pousser pour une solidarité budgétaire, conçue comme un palliatif aux maux précédemment décrits ; une forme de solidarité que personne ne souhaite au sein des pays riches.

Le palliatif pour maintenir le statu quo

Pour Angela Merkel également, le capital politique investi est important. De la même manière qu’en 2015 au moment de la décision unilatérale de l’Allemagne d’ouvrir ses frontières aux réfugiés, il n’a fallu qu’un changement de ton de la chancelière pour que l’ensemble de la CDU se convertisse rapidement à des objectifs ambitieux. Bien que la volonté initiale de la chancelière ne s’étendait sans doute pas au-delà du maintien du statu quo, et qu’elle ait très clairement souligné le caractère unique (Einmal : une fois) du plan de relance, l’ensemble de la grande coalition a suivi, de même que la plupart des grands médias allemand (à l’exception du très ordolibéral Frankfurter Allgemeine Zeitung), marginalisant les critiques comme Friedrich Merz. Il se dessine outre-Rhin un unanimisme autour du fait que l’Allemagne doive sauver le continent de la fragmentation – notamment face à la perspective d’une sortie de l’Italie.

Cette bonne volonté n’est pas critiquable en elle-même – et en un sens admirable – mais ni les moyens, ni la réflexion d’ensemble ne suivent. En 2015, l’Allemagne pensait mettre fin par la seule force d’une volonté collective – incarnée par la phrase Wir schaffen das de la chancelière – à une longue tradition de nation définie sur des bases ethniques et accueillir plus d’un million de réfugiés syriens en un court laps de temps, sans se poser les questions de l’échec relatif de l’intégration des populations d’origine turque. De la même manière, elle se découvre aujourd’hui la puissance magique de résoudre les difficultés des pays du Sud par quelques transferts budgétaires inconséquents au regard de la nécessité, sans se poser la question de la cause des déséquilibres structurels qui polarisent l’Union.

Le modèle économique structurellement ultra-exportateur de l’Allemagne, l’impossibilité pour les nations du Sud de dévaluer leur monnaie, l’incompatibilité de la discipline budgétaire promue par l’Allemagne avec les modèles sociaux des pays méditerranéens, ou même plus simplement l’existence du rabais allemand de contribution au budget de l’Union européenne de 3,5 milliards par an, qui pèse sur les finances françaises, italiennes et espagnoles, sont autant de tâches aveugles de la volonté réformatrice d’Angela Merkel.

Dans ce contexte, il y a fort à parier que l’enthousiasme outre-Rhin durera quelques mois. À la première difficulté, toutefois, le retournement pourrait être très rapide. Il est même probable que l’extrême droite en profite comme en 201712 en cas de contrecoup à l’excès d’enthousiasme allemand que l’on observe actuellement.

Le plan de relance européen qui sera annoncé – sauf grand retournement – dans les jours prochains constituera donc une bouffée d’oxygène pour les bénéficiaires méditerranéens qui devraient pouvoir passer l’année sans crise majeure ; celle-ci est repoussée de plusieurs années et le plan aura permis d’acheter du temps. Cependant il ne constitue en aucun cas, en raison de ses caractéristiques sous-dimensionnées, exceptionnelles et limitées dans le temps, une révolution dans la logique de concurrence qui préside au fonctionnement de l’Union européenne. Il porte le risque d’une austérité imposée comme condition à son existence. En outre, le capital politique investi se fait au détriment d’autres volets qui pourraient permettre de lutter contre la fragmentation (harmonisation fiscale, autonomie financière conséquente de l’Union et sortie de la logique du juste retour, réaffirmation d’un consensus fiscal pour le budget européen par la suppression des rabais, investissement dans une logique de puissance par une indépendance de l’OTAN et sur le volet numérique).

Pour la France, il signifie le rétrécissement des ambitions du discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron face au scepticisme des « frugaux », alors que dans quelques années la France ne pourra plus se permettre de porter la même ambition en raison de sa situation financière dégradée. Pour l’Allemagne et pour l’Europe du Nord par extension, il pourra provoquer à moyen terme le basculement dans l’euroscepticisme devant la déception suscitée et dans la crise politique, achevant définitivement le système de grands Volksparteien (CDU et SPD) et paralysant encore davantage le jeu politique outre-Rhin.

Notes :

1 Pour plus d’informations, le lecteur pourra se référer aux infographies de politico.eu : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

2 Une augmentation pour le fonds européen de défense et la politique spatiale de l’Union serait la bienvenue à l’Elysée tandis que l’Allemagne privilégie toujours l’enveloppe de la politique de cohésion pour ses régions de l’Est. France et Allemagne s’opposent en revanche avec force sur le volet des financement, où la France pousse très fortement pour la mutualisation du produit de la vente des quotas ETS sur un marché du carbone, pour lequel elle a tant œuvré dans les années 2000.

3 La proposition de la présidence du Conseil en la matière est moins technocratique que la proposition initiale de la Commission : elle impliquerait une validation à la majorité qualifiée inversée du Conseil (55% des États-membres, représentant 65% de la population, doivent voter contre un plan national pour qu’il soit refusé et que l’État membre en question ne reçoive aucun fonds européens) et une validation du Parlement européen.

4 Ils s’opposent également à une « écologisation » du financement du budget : le projet de la Commission, soutenue en cela par le Parlement européen, comprenait en 2018 l’introduction, dans les ressources de l’Union, d’une contribution plastique (censée rapporter 6 milliards par an) et d’une part du produit de la vente des quotas carbone du marché ETS (selon les propositions et avec des hypothèses conservatrices de prix moyen sur la période de l’ordre de 25€/tCO2, ce prix ayant dépassé 30€ en juillet 2020, cette part pourrait rapporter de 3 à 10 milliards au budget de l’Union). Cette « écologisation » est en réalité très défavorable aux États de l’Est qui concentrent une grande part des industries émettrices de CO2 et augmentent marginalement leurs contributions sur ces 9 à 16 milliards de ressources qui se substitueraient aux contributions calculées selon la richesse nationale de chaque Etat. Elle est en revanche extrêmement favorable à la France, où les secteurs couverts par des quotas ETS vendus aux enchères et notamment la production d’électricité sont résolument décarbonés : sa part dans les quotas mutualisés serait donc très faible (6%-7% selon le Think Thank Bruegel contre 17,5% pour la part française du RNB européen)

5 La boîte de négociation de Charles Michel dévoilée en juillet coupait déjà le budget pluri-annuel de 25 Md€ à 1175 Md€ pour l’ensemble de la période : https://www.politico.eu/article/the-eus-budget-fight-by-the-numbers/

6 Entretien du président de la République du 14 juillet 2020 avec Léa Salamé et Gilles Bouleau

7 La France, très isolée sur ce point, a soutenu à l’automne 2019 et à l’hiver 2020 avec seulement l’appui du Danemark et des Pays-Bas, une réforme du processus en essayant d’inclure le principe de réversibilité. Cette réforme avait également pour objectif principal de retarder l’entrée imminente dans l’Union de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, puis à plus longue échéance de la Serbie et des États restants de l’ancienne Yougoslavie

10 Voir Emmanuel Todd et Hervé le Bras : Le mystère français, 2013, Emmanuel Todd : Les luttes de classes en France au XXIème siècle, 2020.

11 Bruno Amable et Stefano Palombarini : L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, 2017

12 Aux élections de 2017, consécutivement à la crise des réfugiés, l’AFD entrait au Bundestag avec 12,6% des suffrages nationaux.

Gaël Giraud : « Nous sommes probablement à la veille d’une nouvelle crise financière majeure »

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

Tandis que les signes de fragilité de notre économie se multiplient, le système financier fait régulièrement preuve de son instabilité. Ancien évaluateur de risques bancaires, ex-chef économiste de l’Agence française du développement, Gaël Giraud en connaît parfaitement les ressorts et les points faibles. Alors que la finance occupe une place toujours croissante de notre économie, est-il possible de la réguler et de financer une réindustrialisation verte ? Deuxième partie. Retrouvez la première partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


Télécharger l’entretien complet en PDF ici (idéal pour impression)

LVSL – Vous étiez il y a peu chef économiste de lAgence française de développement. Vous aviez donc un poste dobservation idéal sur les activités financières et ses dérives. Selon vous, une nouvelle crise financière est imminente, et serait potentiellement plus violente que celle de 2008. Pourquoi donc ?

Gaël Giraud – En effet, nous sommes probablement à la veille du déclenchement d’une nouvelle crise financière majeure. Quand exactement ? Personne ne peut le dire. Comme le rappelle l’adage latin : mors certa, hora incerta. La mort est certaine, mais on ignore quand elle surviendra. Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB tandis que celle des ménages est de 70%. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. Pour rembourser leurs dettes, les investisseurs comptent a priori sur les revenus de leurs investissements et, plus généralement, les revenus de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit par être étranglé par ses propres dettes. Non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais encore il est contraint, tôt ou tard, de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque le retournement des marchés financiers d’où procède le krach. C’est ce que l’on appelle le moment Minsky en hommage à Hyman Minsky, le premier, peut-être, à avoir identifié ce mécanisme.

Et contrairement à 2008, entre-temps, la situation financière des Etats s’est considérablement détériorée du fait de cette crise d’il y a dix ans, de sorte que les Etats sont beaucoup plus fragiles aujourd’hui : le jeu de vase communicant entre dettes privées et dette publique, qui a fonctionné dans les années qui ont suivi 2008 (aux dépens des contribuables chargés de payer la dette des banques) ne pourra pas fonctionner cette fois-ci, sauf à plonger l’ensemble de l’Occident dans une situation pire que celle du Japon depuis vingt-cinq ans.

LVSL – D’où la crise pourrait-elle venir ?

G.G. – Il y a aujourd’hui au moins quatre foyers de surendettement dans le monde. Le premier est dû à la reprise des crédits subprime par certaines institutions financières américaines qui semblent n’avoir pas appris grand-chose de 2008. Elles recommencent à prêter aux foyers pauvres afin de favoriser l’achat d’un premier logement, puis elles titrisent ces crédits douteux (i.e., elles les vendent sur les marchés internationaux à des banques européennes, par exemple, qui n’ont aucun moyen sérieux de vérifier la solvabilité des débiteurs). En cela, elles renouent avec les pires démons de 2008. Autre foyer : l’accumulation de la dette des étudiants aux États-Unis. Elle s’élève à plus de 1.500 milliards de dollars aujourd’hui, c’est-à-dire la moitié du PIB de l’Allemagne. Pour que cette pyramide ne s’écroule pas, il faut que ces étudiants aient des salaires élevés dès le début de leur carrière afin de commencer à rembourser leur dette. Ce qui suppose des salaires qui augmentent vite, donc de la croissance, de l’inflation et peu de chômage… C’est-à-dire exactement le contraire de ce que l’on observe sur le marché de l’emploi des États-Unis. En 2017, selon l’OCDE, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) des femmes y était de 59,4%, et celui des hommes de 76,4%. Autrement dit, si l’on abandonne la fiction qu’un travail à temps partiel est identique à un emploi à temps plein, alors 40% des femmes en âge de travailler sont en chômage déguisé et un quart des hommes. C’est évidemment pire en France : 53,1% d’ETP pour les femmes, 68,6% pour les hommes. Certes, les États-Unis font mieux que l’Allemagne, qui dissimule une grande part de son chômage derrière le travail à temps partiel, mais il y a un risque réel que le marché du travail américain s’essouffle alors qu’il constitue aujourd’hui la pompe qui finance le remboursement de la dette étudiante.

Le troisième foyer est la fragilité des banques italiennes qui ont dans leur bilan beaucoup d’actifs non performants ou « pourris ». La Deutsche Bank, grande banque systémique dite universelle, montre aussi des signes de faiblesses récurrents et inquiétants. Tout comme nos quatre champions nationaux (BNP-Paribas, Société Générale, BPCE-Natixis, Crédit Agricole), Deutsche Bank mélange activités spéculatives de marché et le métier traditionnel dépôts/crédits. Ce cocktail permet à la banque de marché d’éponger ses pertes grâce aux revenus très stables de l’activité traditionnelle… jusqu’au jour où ces derniers ne suffisent plus. La faillite d’une telle banque serait cataclysmique pour le système financier mondial. Plus globalement, le FMI a prévenu à plusieurs reprises que la part significative des actifs « pourris » dans les bilans des banques européennes était une réelle menace pour la stabilité financière.

Le quatrième foyer est lié à la situation de certaines grandes banques chinoises qui ont énormément prêté pour construire logements et bureaux sur la côte est (Shenzhen, Shanghai, etc.). Des erreurs d’estimation des flux migratoires liés à l’exode rural chinois sont à l’origine de centaines de millions de mètres carrés qui demeurent vides, tout comme ce fut le cas en Irlande et en Andalousie avant 2008. D’où un risque de faillite du promoteur immobilier, qui entraînerait potentiellement celle de ses créanciers. Comme le bilan de ces banques d’État est opaque, certains soupçonnent le pire. De mon point de vue, les autorités bancaires chinoises sont suffisamment audacieuses pour être capables de faire face rapidement et sans états d’âme à une crise bancaire de grande ampleur —ce que les autorités européennes n’ont pas fait en 2008. Même Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, dont la fortune est estimée à 44 milliards de dollars, sait qu’il peut être discrètement exécuté demain matin par le régime de Pékin s’il n’obtempère pas. Il vient donc de céder des parts importantes de son empire à l’État. Un hold-up de grande envergure comme celui de la crise des subprimes de 2008, où les banquiers ont fait payer par les contribuables le coût d’une politique bancaire qui servait exclusivement leurs propres intérêts, me semble impossible en Chine.

Mais sans aller jusqu’aux extrémités dont le Parti communiste chinois est capable pour conserver le pouvoir (la tragédie de Hong-Kong ne va plus tarder à en faire la manifestation), la Banque centrale de Pékin est la seule banque importante qui utilise de manière contracyclique le taux de réserve obligatoire (i.e., le montant des réserves obligatoires que doivent provisionner les banques chaque fois qu’elles créent de la monnaie en octroyant un crédit). Cela permet au régulateur chinois de tenir la bride haute à son secteur bancaire privé. En zone euro, notre taux de réserve a été abaissé de 2% à 1% en janvier 2012. Certaines banques font du lobbying pour qu’il tombe à zéro, ce qui les affranchirait du pouvoir immédiat du régulateur européen. Compte tenu des funestes performances des banques européennes au cours des vingt dernières années ce serait une grave erreur, rappelons-nous Dexia et Monte Dei Paschi par exemple. Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne les banques chinoises, en revanche je le suis pour les autres foyers.

LVSL – Et le développement rapide du shadow banking en Asie ?

G.G. – Le shadow banking n’est pas seulement pratiqué en Asie mais partout dans le monde. Il désigne des institutions financières non bancaires non soumises à la régulation bancaire. Depuis 2008, on assiste à un transfert des activités bancaires vers ce secteur bancaire de l’ombre afin d’échapper à la régulation bancaire, et aussi par crainte que le régulateur, après le naufrage de 2008, ne se « réveille » mais, jusqu’à présent, il continue de se laisser corrompre. Les risques systémiques y sont majeurs, mais tellement diffus et mal connus qu’il est difficile d’identifier qui fait quoi dans cet univers-là. Les banquiers eux-mêmes s’accordent pour reconnaître que le shadow banking représente à peine 15% des activités financières en Asie, contre 50% en Europe et davantage encore aux États-Unis. Hong-Kong et Singapour sont les plus exposés relativement à la taille de leur économie, bien sûr.

Pour conclure sur la question précédente, tous ces foyers possibles de crise systémique sont à considérer dans un contexte absolument inédit de taux négatifs. Lesquels sont clairement le symptôme de la déflation dans laquelle nous pataugeons depuis 2008. Or que le rendement obligataire devienne durablement négatif oblige les détenteurs de capitaux à prendre des risques phénoménaux pour conserver de la valeur à leur patrimoine, sans quoi ils dilapident leur fortune en payant le “coffre-fort” (l’Allemagne mais aussi la France) pour que celui-ci consente à leur emprunter de l’argent. Du coup, les primes de risque ont presque disparu : une action est évaluée quasiment comme si elle véhiculait le même risque qu’une obligation. Les prêts aux entreprises zombies et les LBO, c’est-à-dire les achats d’entreprise via des opérations à fort effet de levier, font florès tout simplement parce que, tout comme durant les mois qui ont précédé 2007, les investisseurs ne savent plus où investir pour gagner quelques points de base supplémentaires de rendement.

LVSL – Comment pourrait-on désamorcer ce risque systémique ? Que devraient faire les institutions de régulation ? Est-ce juridiquement possible ?

G.G. – De nombreuses mesures pourraient être prises pour prévenir le pire. L’Union bancaire européenne aujourd’hui ne nous protège pas. La principale digue mise en place par les autorités européennes depuis 2000 est un fonds de résolution européenne qui atteindra la somme de 55 milliards en 2023, ce qui est très faible. La taille du bilan de BNP Paribas est de l’ordre de 2000 milliards d’euros. Ce fonds est donc un gobelet d’eau tiède pour éteindre les cendres après l’incendie. Pourquoi est-il si petit, et pourquoi seulement 2023 ? Parce qu’il est alimenté par les banques. Or celles-ci ont compris, au moins depuis 2008, que le contribuable européen sera mis à contribution en cas de nouvelle faillite bancaire. Elles ne jugent donc pas utile de se priver aujourd’hui pour financer un véritable filet de sécurité au cas où l’une d’entre elles s’effondrerait. Exemple : Monte dei Paschi di Siena, la plus ancienne banque du monde, troisième banque d’Italie par sa taille, a discrètement fait faillite en décembre 2016 après 8 ans d’agonie. L’Union bancaire européenne a-t-elle déboursé quelque chose pour soulager le contribuable italien ? Pas un centime. Les Italiens paieront l’intégralité de la facture. Détail désolant : beaucoup d’entre eux n’ont même pas compris ce qui s’est passé avec Monte Dei Paschi…

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Guillaume Caignaert

LVSL – Comment faire pour éviter le pire ?

G.G. – À court terme, la première mesure urgente est de revenir sur la calamiteuse directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) et de contraindre les chambres de compensation à reconstituer leurs coussins de sécurité. Les chambres de compensation européennes (Clearstream, Euroclear…) sont des nœuds de transmission des transactions financières internationales chargés de sécuriser ces échanges. Or, avec EMIR, elles ont été mises en concurrence par le Parlement européen qui, sous l’influence de la Commission et des banques, s’est laissé séduire par l’imaginaire des vertus de la concurrence de tous contre tous. Ces chambres ont ainsi diminué les appels de marge qu’elles prélèvent sur les transactions financières et qui alimentent les coussins de sécurité où elles sont censées puiser pour se substituer, le cas échéant, à une partie défaillante. Résultat : la plupart de ces chambres de compensation n’ont plus les coussins de sécurité nécessaires pour faire face à une crise systémique. En cas de faillite d’un géant bancaire, les chambres de compensation elles-mêmes seraient en faillite, ce qui disséminerait une faillite isolée dans la totalité du secteur financier mondial. Il faut avoir en tête que, par-delà les débats méthodologiques sur la mesure de l’exposition au risque des actifs financiers dérivés d’une banque, l’exposition sur les marchés financiers internationaux de BNP-Paribas, par exemple, est certainement supérieure à plus d’une dizaine de fois le PIB de la France, soit au moins 20 trillions d’euros.

Pour comprendre l’intérêt de reconstituer ces précieux coussins de sécurité, il faut comprendre que les appels de marge (margin calls), au lieu de réduire l’efficience fantasmée des marchés financiers, réduisent en réalité les conséquences de leur inefficience. Les appels de marge, comme la taxe Tobin, réduisent la volatilité des cours et ralentissent donc la constitution et d’explosion des bulles spéculatives sur les marchés financiers. Ce qui est une très bonne chose.

La deuxième mesure urgente est d’aller au bout de la loi de séparation bancaire Moscovici de 2013 afin de garantir l’étanchéité entre activités de dépôt/crédit et activités de marché dans la zone euro. Pour cela, il s’agit de mettre en œuvre a minima la directive Barnier, qui a malheureusement été rejetée par un Parlement européen encore une fois sous influence. Cette étanchéité est le seul moyen de sécuriser le contribuable européen. Qui plus est, une fois privées de l’airbag gratuit que constituent les bénéfices des banques traditionnelles et de la compagnie d’assurance que nous représentons, nous autres contribuables, les banques de marché prennent beaucoup moins de risques. Les bonus des dirigeants diminuent mais le risque de pertes pharaoniques également. Un cran d’arrêt est mis à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes. Entre 1933 et le début des années 1990, la séparation était en vigueur grâce au Glass Steagall Act de Roosevelt et le monde n’a connu aucune crise bancaire significative. Ceux qui se disent pro-européens mais hostiles à ce type de régulation ne sont pas favorables à l’Europe. En réalité, ils instrumentalisent l’Europe pour transférer la richesse de notre continent à une petite oligarchie financière et font planer sur la tête de tous les autres Européens le risque de la ruine.

LVSL – Que peuvent faire les banques pour répliquer à cela ? Et comment la puissance publique peut-elle reprendre la main face à ces mouvements ?

G.G. – Les banques ont au moins deux moyens d’échapper à la régulation. Primo par la création d’institutions financières non bancaires qui sollicitent le canal de création monétaire des banques afin de réaliser des opérations spéculatives que les banques elles-mêmes ne sont pas autorisées à faire : c’est le shadow banking que nous évoquions à l’instant. Secundo, en complexifiant la régulation de manière à la rendre inopérante. Exemple : la loi Dodd-Frank aux États-Unis fait plusieurs milliers de pages et échoue, de ce fait, à réglementer efficacement le secteur bancaire. Autre exemple en Europe : le cadre prudentiel de Bâle III censé contraindre les banques à la sagesse. Parmi les contraintes bâloises figure le ratio de fonds propres, supposé mesurer si ces derniers sont suffisamment abondants pour permettre à une banque de faire face à une crise. Ces fonds propres jouent le même rôle que le « coussin » d’appels de marge des chambres de compensation. Or il est calculé comme un quotient dont le dénominateur est la somme des actifs au bilan de la banque, pondérés par les risques associés à ces actifs. Qui calcule ces risques ? Ce sont les ingénieurs quantitatifs employés par les banques elles-mêmes (métier que j’ai pratiqué il y a presque vingt ans) qui les estiment à partir de modèles stochastiques sophistiqués que les comptables et auditeurs sont incapables de contrôler. En tout cas, certainement pas dans le temps court qui leur est généralement imparti pour auditer un bilan bancaire. Si les matheux de la banque sont suffisamment ingénieux, ils peuvent alors faire grossir artificiellement le risque le moins gourmand en capital et minimiser les risques réels des activités de marché les plus coûteuses en fonds propres. Le régulateur bâlois est très conscient de cela et une initiative est en discussion afin de normaliser et standardiser les modèles de calcul de risques utilisés pour calculer les pondérations du ratio de fonds propres. Cependant, pendant des années, les banques ont largement « joué » avec ce ratio comme le ferait un chauffard capable de trafiquer les radars censés contrôler sa vitesse sur l’autoroute.

À mon avis, il faut substituer à ce ratio qui, même standardisé, restera trop compliqué, un autre ratio très simple, à la main de n’importe quel comptable : le quotient des fonds propres divisé par la taille du bilan, tout simplement. On n’a pas besoin de modèle stochastique pour cela, et n’importe qui est alors capable de voir que la plupart des banques sont sous-capitalisées, comme le FMI, sous Christine Lagarde, n’a cessé de le répéter. Aujourd’hui, la plupart des ratios de fonds propres bancaires sont proches de 3%. Or, en 2008, certaines banques ont perdu jusqu’à 11% de la valeur de leurs actifs. Elles seraient donc immédiatement en faillite si elles devaient faire face à un choc de même amplitude aujourd’hui, comme je l’ai montré dans un rapport rendu au Parlement européen en 2015.

Un nouveau débat s’ouvre alors : si l’on adopte ce quotient très simple, quel ratio minimum de fonds propres le régulateur européen doit-il exiger ? Martin Hellwig, un économiste allemand, et Anat Admati, une collègue de Harvard, ont proposé un minimum de fonds propres de 20%[1]. Soit le ratio qui prévalait au début du 20ème siècle. Il est sûrement proche de la vérité. Commençons par 10 % pour éviter d’étrangler les banques tout de suite puis, progressivement revenons à 20 % dans les années qui viennent.

LVSL – Que peut faire la puissance publique au niveau européen ?

G.G. – Il faut revenir à la directive Barnier pour rendre étanches les activités de dépôt/crédits et les activités de marché. Nul besoin du régulateur bâlois pour faire cela. Cela peut aussi se faire à l’échelle nationale, dans chaque pays de la zone. Ensuite, l’UE est suffisamment puissante pour peser à la table des négociations au comité de Bâle. D’une part, elle doit pousser à l’écriture d’un « Bâle IV » afin d’augmenter le ratio de fonds propres comme on vient de le dire, mais aussi afin d’obliger à « verdir » le bilan des banques en renchérissant le coût du capital des crédits bruns tout en assouplissement les exigences en capital des crédits verts. Ce point est décisif : c’est le lieu où se croisent la finance et l’écologie.

A ce sujet, d’ailleurs, les banques demandent uniquement les allègements en coût du capital pour le crédit vert : ce serait une folie pour plusieurs raisons. D’abord, il ne s’agit pas seulement de favoriser l’investissement vert, il faut aussi, tout simplement, réduire nos émissions, voire les annuler, donc mettre fin à toute forme d’investissement brun. Ensuite, les banques européennes sont dangereusement sous-capitalisées comme beaucoup l’ont remarqué : du FMI à Hellwig et beaucoup d’autres. Donc, tout allègement en exigence de capital va dans le mauvais sens. Pour ma part, je serais favorable à la seule imposition d’un enchérissement du coût du capital pour les prêts bruns mais le bras de fer entre le régulateur et le lobby bancaire se conclura sans doute par une solution intermédiaire.

Enfin, l’UE doit pousser à la révision des normes comptables internationales IAS (International Accounting Standards) auprès de l’IASB (Bureau international des normes comptables, Londres). Ce sujet soulève rarement l’enthousiasme des foules car il est austère, mais il demeure central. Il s’agit de mettre fin au mythe de la fair value (la juste valeur), un non-sens comptable mis en place en 2005 sous pression allemande, après dix années de lutte livrée à juste titre par les banques françaises qui y étaient opposées mais ont malheureusement perdu cette bataille. Le principe de la juste valeur oblige à valoriser comptablement à leur prix de marché instantané les actifs de toutes les entreprises cotées en bourse. L’idée sous-jacente est qu’une entreprise doit pouvoir être achetée n’importe quand à sa valeur de marché. Ce qui aurait peut-être un sens si les marchés étaient efficients et donc capables d’apprécier raisonnablement la valeur économique d’une entreprise. Mais même l’analyse économique la plus néo-libérale reconnaît, à voix basse, que les marchés sont toujours très inefficaces dans l’allocation du capital et des risques[2]. Qui plus est, aujourd’hui, les marchés survalorisent gravement les entreprises liées aux hydrocarbures fossiles. Ces boîtes-là sont virtuellement en faillite à la fois à cause de l’énorme dette écologique qu’elles ont contractée et parce que le charbon, puis le pétrole, doivent devenir à brève échéance interdits dans le commerce. Cette « bulle carbone » passe complètement inaperçue des marchés et c’est bien normal puisqu’en l’état actuel des choses, l’industrie pétrolière continue d’être extrêmement rentable. Il faut mettre en place une réglementation sans état d’âme sur les hydrocarbures fossiles, la puissance publique doit se résoudre à les “tuer par la loi”, sinon ce sont eux qui nous tueront.

Toujours est-il que et la norme IAS oblige à la faire entrer dans le bilan des banques et des entreprises cotées. Plus généralement, toutes les fluctuations irrationnelles des bulles spéculatives des marchés financiers finissent par se refléter dans les bilans des entreprises. On a en fait substitué à la « vérité » comptable des bilans l’irrationalité des cours de la bourse.

En particulier, pertes et profits anticipés sont mis à égalité par la norme IAS 39. Ce qui permet aux marchés, quand ils sont euphoriques, de déformer la valeur comptable des entreprises, alors que la vieille prudence comptable, depuis le 19ème siècle, consistait à enregistrer les pertes anticipées mais seulement les profits réalisés. Du coup, nos entreprises naviguent à l’aveugle au milieu de marchés financiers cyclothymiques sans que plus personne ne dispose d’une boussole. Il est temps que nous disposions d’une véritable comptabilité écologique pour le XXIème siècle, qui permette aux entreprises de prendre des décisions sensées.

LVSL – Vous plaidez pour une réindustrialisation verte pour produire localement de manière écologique et résorber le chômage. Mais vous dites aussi que lindustrie française souffre énormément des politiques économiques et surtout monétaires imposées par Bruxelles et Francfort. Pouvez-vous nous expliquer ces désavantages et comment les contrecarrer ?

G.G. – Globalement la zone euro a été construite sur l’idée que la monnaie unique favoriserait la spécialisation intra-zone, chaque pays se spécialisant dans le secteur de produits et services où il est le plus efficace. C’était une simple application de la théorie de Ricardo dite des « avantages comparatifs » que l’on enseigne en première année d’université. Or, comme l’avait remarqué Ricardo lui-même, cette belle théorie s’effondre quand il y a mobilité parfaite des capitaux : si vous ouvrez les frontières de deux pays concurrents, les capitaux financiers vont se délocaliser là où le rendement des investissements est le plus avantageux, par exemple, là où un tissu industriel puissant peut produire dans un environnement faiblement inflationniste. Au lieu de se spécialiser dans son domaine d’excellence, l’un des deux pays va souffrir d’une fuite de capitaux et d’un manque chronique d’investissement, donc s’appauvrir et se désindustrialiser, tandis que l’autre continuera de prospérer à condition qu’il parvienne à convaincre le premier de lui acheter ses produits manufacturés. Vous aurez reconnu, en gros, la situation des pays du Sud de l’Europe face à ceux du Nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande). En France et en Italie, l’industrie ne représente plus que 12% du revenu national.

Or la mobilité des capitaux financiers est un article de foi des Traités européens depuis la CECA de 1953. L’abolition des barrières à la mobilité du capital a donc accéléré la désindustrialisation du Sud de l’Europe. Dans les pays du Nord, depuis trente ans au moins, le compromis social se négocie de telle sorte que l’ajustement de compétitivité des entreprises s’opère par la baisse des salaires et non par la dévaluation de la monnaie (comme au Sud). Il y a donc moins d’inflation chez eux qu’au Sud, ce qui les rend mécaniquement plus attractifs pour les capitaux. À l’inverse, un pays comme la France avait traditionnellement des salaires plutôt élevés, compensés par des dévaluations régulières du franc.

Est-il plus « vertueux » d’avoir des salaires faibles, une inflation faible et une monnaie forte plutôt qu’une inflation plus forte, des salaires plus élevés et une monnaie plus faible ? Aucunement. L’inflation redistribue la richesse des créanciers (riches) vers les débiteurs (pauvres). Les salaires élevés favorisent une répartition de la valeur au bénéfice des salariés et une monnaie faible rend les exportations plus compétitives. À l’inverse, une inflation faible et des salaires bas privilégient les rentiers, en particulier les créanciers détenteurs d’obligations, au détriment des travailleurs pauvres. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux en Allemagne : le paritätischer Wohlfahrtsverband estimait l’an dernier à 12,5 millions, soit plus de 15% de la population, le nombre d’Allemands « pauvres », c’est-à-dire dont les revenus sont inférieurs à 60% du revenu médian. Tandis que le nombre de milliardaires, par exemple, ne cesse d’augmenter. Une monnaie forte, quant à elle, ne cesse d’être pénalisante que si vos exportations sont du haut de gamme dont les ventes sont peu sensibles au prix de vente, comme c’est le cas outre-rhin. Or l’Allemagne possède de facto le contrôle du taux de change de l’euro et force la BCE à maintenir un taux élevé qui favorise les industries du Nord. Le choix entre le « modèle » du Nord et celui du Sud n’a donc pas grand chose à voir avec la morale, mais tout à voir avec la justice sociale !

Quant à la mobilité du capital en Europe, elle favorise mécaniquement le tissu industriel haut de gamme allemand et une économie de rentiers, tandis qu’au Sud, la désindustrialisation accélère la transition vers des économies de service. Cela induit, il est vrai, une baisse relative des salaires du Sud car les services, en particulier les services à la personne, sont en général moins bien payés. Mais comme ils ne s’exportent pas, la baisse des coûts ne relance pas les exportations des pays du Sud, lesquels accumulent simplement plus de travailleurs pauvres à leur tour. Résultat : partout en Europe, les rangs des salariés pauvres se remplissent et les rentiers s’enrichissent (surtout au Nord), creusant les inégalités.

La question de la réindustrialisation verte se pose donc pour les Européens. La situation confortable qui a consisté à consommer des produits manufacturés chinois bradés grâce aux salaires de misère de la main d’œuvre chinoise touche à sa fin : les salaires augmentent (enfin) depuis plusieurs années sur la Côte Est de la Chine et la balance commerciale de l’Occident avec la Chine est pratiquement nulle aujourd’hui. Depuis 2009, les Chinois réorientent leur production industrielle sur leur marché domestique et le bassin du Sud-Est asiatique. La faiblesse des salaires européens ne sera plus compensée encore très longtemps par les bas prix des produits chinois. D’autant que l’organisation actuelle du commerce international (en voie d’essoufflement) n’a de sens que dans un monde où le pétrole est considéré comme gratuit. En réalité, son coût écologique est tel qu’il est urgent de pratiquer une relocalisation de la production et d’organiser son acheminement par des circuits courts. Ce qui plaide, encore une fois, pour une réindustrialisation de l’Europe.

Certains pensent que l’Afrique pourrait devenir la prochaine « usine du monde » à la place de la Chine, ce qui économiserait aux Européens la peine d’avoir à se réindustrialiser pour s’approvisionner eux-mêmes en produits manufacturés. Il est vrai que l’Afrique est le seul continent qui connaîtra une poussée démographique forte dans les décennies à venir. Il est vrai aussi que l’Ethiopie et le Rwanda sont des success stories. Mais je reste sceptique : le réchauffement climatique promet de provoquer des ravages autour de la ceinture tropicale, aggravés par la disparition des poissons de nos océans et la désertification grandissante. Des géants comme le Nigéria et l’Afrique du Sud doivent leur prospérité au pétrole, au charbon ou à la finance. Autant de leviers qui ne sont pas durables. En outre, l’éducation primaire reste un défi en Afrique sub-saharienne, comme la Banque mondiale a fini elle-même par le reconnaître. Il faut d’abord réussir à emmener à l’école les jeunes qui vont naître avant de les envoyer travailler à l’usine. Enfin, quand bien même l’Afrique de l’Ouest, par exemple, réussirait à s’industrialiser en constituant un véritable tissu de PME (comme Jean-Michel Sévérino ne cesse d’y inviter, à juste titre), pourquoi devrait-elle produire pour nous plutôt que pour son propre marché intérieur ? Manquer l’opportunité, pour les Européens, de reprendre en main notre destin au motif que les Africains vont « travailler pour nous », c’est réactiver un imaginaire colonial heureusement dépassé. D’autant que la Chine est déjà omniprésente en Afrique, et ne laissera pas l’Europe organiser le continent à sa guise. L’Europe doit promouvoir une nouvelle industrie pour elle-même, construite sur les ruines de l’industrie fossile dont nous avons héritée à la faveur de la révolution industrielle. C’est une autre révolution qui est devant nous : celle d’une industrie à faible empreinte écologique, qui garantisse que la transition vers une société zéro-carbone (à laquelle la France s’est engagée pour 2050) ne rime pas avec régression à l’âge pré-industriel.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Au niveau européen, pourquoi l’inflation est-elle si faible ? En quoi cela empêche-t-il une réindustrialisation verte ?

G.G. – Nous sommes en phase de déflation. Les symptômes sont évidents depuis 2008 : une inflation quasiment inexistante, une croissance atone voire disparue, beaucoup trop de dettes privées et beaucoup de chômage (en partie masqué). C’est la conséquence inéluctable de la non-gestion de la crise financière de 2008. Le Japon a connu, lui aussi, une grande répétition générale de la crise des subprimes en 1990, a mal géré l’après-crise et se débat depuis vingt-cinq ans dans les sables mouvants de la déflation. Pendant dix ans, les États-Unis et l’Europe n’en sont pas ressortis après la crise de 1929. Les Américains auraient peut-être pu s’en sortir avec le New Deal, mais Roosevelt, effrayé par la dette publique en 1937, a freiné les dépenses de l’État et les États-Unis sont alors retombés dans le marasme déflationniste pour n’en sortir définitivement que « grâce » à la guerre.

Après plusieurs années de dénégation des autorités monétaires, françaises notamment, plus personne, ou presque, ne nie la réalité de la déflation en Europe. Le mécanisme sous-jacent est simple à comprendre et ressemble à la phase qui succède à un moment Minsky : si tout le monde est criblé de dettes privées, certains vendent leurs actifs, réels ou financiers, pour rembourser leurs dettes. Par exemple, vous revendez votre maison de campagne pour financer le remboursement de la dette sur votre logement principal. Si beaucoup de monde est vendeur sur certains segments du marché, le prix des actifs réels baisse, d’où l’absence d’inflation. Si le prix des actifs réels baisse plus vite que la vitesse à laquelle vous réussissez à réduire la valeur nominale de votre dette, alors le poids réel de votre dette augmente. Ce paradoxe avait été compris par Irving Fisher dès le début des années trente : dans une situation de déflation, si tout le monde est logé à la même enseigne, plus on essaie de se désendetter tous ensemble, plus on s’endette !

Ce qui est nouveau dans la situation actuelle, c’est que nous avons des sphères réelles qui s’enfoncent lentement dans la déflation tandis que les investisseurs et le 0,1% des plus favorisés continuent de jouer en bourse et sur le marché immobilier. D’où le gonflement des bulles immobilières dans les grandes capitales du monde entier et la hausse vertigineuse du prix des actifs financiers. Or il s’agit simplement de pyramides de Ponzi (bien que celles-ci soient interdites par la loi) au sens où, la sphère réelle ne permettant plus de rembourser les dettes contractées pour pouvoir spéculer sur ces marchés en hausse, les investisseurs continuent de s’endetter encore plus pour éviter d’avoir à vendre leurs actifs. Ils ne font que gonfler la bulle davantage et retarder le tristement célèbre moment de Minsky.

La priorité des priorités, à mon sens, est l’aide au désendettement du secteur privé, pris à la gorge par un secteur bancaire lui-même fragile (comme on l’a vu). C’est l’obstacle principal à la transition industrielle verte. Nous avons besoin de réduire la dette du secteur industriel par tous les moyens et d’obliger les banques à accorder des crédits favorisant les investissements verts, plutôt que la spéculation sur les marchés financiers, socialement et écologiquement nuisibles. Pour cela, il faut rompre le cercle infernal de Fisher, ce qui n’est possible que si un acteur économique continue de dépenser plutôt que de s’entêter à rembourser ses dettes coûte que coûte, à la manière d’un hamster qui ne voit pas que, plus il court, plus sa cage tourne vite. Le seul acteur économique qui puisse jouer ce rôle, c’est évidemment l’État. Il doit donc adopter, au moins provisoirement une politique contracyclique : investir, dépenser, de manière à maintenir l’activité économique, un minimum d’inflation et alimenter des anticipations positives sur l’inflation en zone euro, pendant que le secteur privé, lui, doit être incité fortement à se désendetter. L’État pourrait lancer un grand plan d’investissement vert. Bien sûr, cela augmentera sa dette publique à court terme. Mais elle n’est que de 100% du PIB en moyenne, en zone euro, et en France en particulier. Très en dessous, donc, de la dette privée. Une fois la transition amorcée, dès que le secteur privé aura réussi à prendre le train en marche, l’État pourra se désengager progressivement et commencer à se désendetter à son tour. L’industrialisation de toute l’Europe ne s’est pas faite autrement depuis deux siècles. Dans un pays jacobin comme la France, en particulier, aucun projet d’envergure n’a pu naître sans l’amorçage initial de l’État. La priorité, c’est donc le financement initial de l‘industrialisation verte en Europe, accompagné par le désendettement du secteur privé — ce qui, seul, permettra, à terme, le désendettement du secteur public. Le Japon a compris cela trop tard et, maintenant, sa dette publique tutoie les 250% du PIB sans que la dépense publique, depuis une génération entière, ne soit parvenue à relancer une industrie écologique nippone. La Grèce, malgré le plan d’ajustement structurel assassin qui lui a été infligé, en est au même niveau relatif de dette publique qu’en 2010, tout en s’étant appauvrie d’un quart de son PIB. Autrement dit, l’austérité budgétaire, en régime déflationniste, n’a jamais réduit la dette publique, au contraire. La potion que Bruxelles et Bercy préconisent met donc la charrue avant les bœufs : elle exige le désendettement public avant celui du secteur privé, ce qui est impossible. Ce faisant, nous répétons le contre-sens commis par le chancelier Heinrich Brünning qui, entre 1930 et 1933, a aggravé la déflation allemande en mettant en place un plan d’austérité au lieu d’aider les entreprises à se désendetter… Et les mêmes causes entraînant souvent les mêmes effets, nous alimentons l’extrême-droite en Europe, laquelle se nourrit de la frustration des classes moyennes qui n’aperçoivent aucune sortie hors du marécage déflationniste.

Lire la première partie de l’entretien : Gaël Giraud « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

[1] M. Hellwig & A. Admati, The Bankers’ New Clothes: What’s Wrong with Banking and What to Do about It, Princeton University Press, 2014.

[2] Cf. G. Giraud, Illusion financière, chap. 3, Ed. de l’Atelier, 2014.

Que faut-il changer dans les traités européens en matière monétaire ?

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/07/Mario_Draghi_%2837095057331%29.jpg/1280px-Mario_Draghi_%2837095057331%29.jpg
©EU2017EE Estonian Presidency

La sortie ou non de l’euro est devenu un champ de bataille idéologique et politique dans lequel s’entretient une confusion entre le rôle de l’unité monétaire et les règles de fonctionnement de la politique monétaire. Cette distinction est importante : certains pensent en effet que le retour aux monnaies nationales, c’est-à-dire à une unité de compte nationale, permettrait de corriger les déséquilibres de change qui affectent les pays européens, sans qu’il soit nécessaire de revoir les principes fondamentaux de la politique monétaire, que ce soit l’indépendance de la banque centrale ou l’objectif de stabilité des prix. D’autres soulignent en revanche que le retour aux monnaies nationales ne suffit pas, voire que l’enjeu central ne réside pas tant dans le rétablissement d’une unité de compte nationale que dans les principes et l’idéologie qui marquent le fonctionnement concret de la politique monétaire. Par Nicolas Dufrêne, administrateur au sein de la commission des finances de l’Assemblée nationale.

Selon que l’on place l’accent sur l’une ou l’autre de ces approches, la perspective intellectuelle et les propositions de réforme concrètes diffèrent considérablement. Un simple retour au franc s’accompagnerait certes probablement d’une période de turbulence sur le marché des changes mais il n’implique pas par lui-même de rupture idéologique dans la définition des paramètres de la politique monétaire. Après tout, la stabilité des prix et l’indépendance caractérisaient déjà l’action de la Banque de France avant l’adoption de l’euro, quoique sous une forme nettement atténuée par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui. En revanche, si l’on privilégie la nécessité d’une réforme radicale de la politique monétaire, de nouvelles questions émergent. Est-il en effet nécessaire de prévoir une sortie de l’euro si celle-ci ne modifie en rien la conduite de la politique monétaire ? Y’a-t-il de meilleures chances de parvenir à une réforme radicale de la politique monétaire dans le cadre de l’euro ou en dehors de celui-ci ? Et dans l’hypothèse d’une autre politique monétaire, plus favorable à l’emploi et au développement durable, dans le cadre de l’euro, quelles seraient les dispositions des traités à modifier et de quelle manière ?

L’objectif de cet article est double. Il s’agit en premier lieu d’identifier les principes et les dispositions juridiques du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui forment actuellement le canevas juridique et institutionnel de la politique monétaire. Certaines dispositions sont bien connues, à l’instar de l’objectif principal de stabilité des prix et des dispositions interdisant le financement monétaire des États. D’autres principes, comme celui de neutralité de la politique monétaire, sont en revanche moins bien identifiés, malgré le fait qu’ils soient tout aussi fondamentaux. Ils apparaissent en effet à la croisée des dispositions spécifiquement monétaires et des grands principes économiques de l’Union européenne, au premier rang desquels « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » selon l’article 119 du TFUE, qui se transpose également en matière monétaire.

Une fois accompli ce travail d’analyse, la question des scénarios de réforme occupera la seconde partie de l’article. Quatre scénarios seront principalement étudiés :

La transformation de l’euro en monnaie commune (nous verrons en quoi ce scénario souffre de grandes insuffisances).

Une réforme simple du mandat de la banque centrale lui adjoignant l’emploi et le développement durable aux côtés de la stabilité des prix.

Une réforme du mandat de la BCE accompagnée de dispositions prescriptives la forçant à participer à une politique de relance au niveau européen.

Un scénario « maximaliste », impliquant non seulement de changer le mandat de la BCE mais également de rétablir une autorité politique sur la conduite de la politique monétaire, tout en abolissant les interdictions de principe de financement monétaire des autorités publiques.

L’étude de ces différents scénarios permet ainsi de mieux comprendre quelles formes pourrait prendre une « option A », à savoir commencer par proposer une réforme des traités avant d’en envisager la sortie, en matière monétaire. Il n’entre toutefois pas ici dans notre propos de débattre de la probabilité ou non de parvenir à cette révision des traités, qui suppose une unanimité difficile à obtenir. Cet article se concentre uniquement sur ce qui pourrait être proposé dans ce cadre.

 

Une politique monétaire européenne qui organise la neutralité, l’indépendance mais aussi l’impuissance de la Banque centrale

En matière monétaire, l’essentiel des articles qui forment le droit européen sont inscrits au titre VIII du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), à partir de l’article 119. Ce titre contient un premier chapitre relatif à la politique budgétaire (articles 120 à 126), lequel comporte également des dispositions relatives aux liens réciproques entre la Banque centrale et l’État mais aussi entre les organismes privés de crédit et l’État, tandis que le chapitre 2 (articles 127 à 133) est consacré uniquement aux questions monétaires. Les dispositions du traité sont en outre complétées par un protocole n°4 relatif aux statuts du système européen de banques centrales et de la banque centrale européenne.

Ces différents articles (moins d’une dizaine au total) constituent le cadre idéologique et institutionnel de la politique monétaire européenne. Il repose sur quatre principes fondamentaux :

Principe n°1: une politique monétaire centrée sur l’objectif de stabilité des prix.

Principe n°2 : une banque centrale indépendante des États tant en termes de fonctionnement que de choix de ses moyens d’action.

Principe n°3: une interdiction de financement des États ou des institutions publiques par la Banque centrale européenne (mais aussi le refus de tout financement préférentiel des institutions publiques par les banques privées selon l’article 124 du TFUE).

Principe n°4 : Une action qui doit respecter le principe d’une « économie de marché ouverte où la concurrence est libre», ce qui signifie un principe intangible, quoique jamais affirmé de manière explicite, de neutralité de la politique monétaire.

Sur ces quatre principes, deux sont affirmés dès le second alinéa de l’article 119 du TFUE qui prévoit « la définition et la conduite d’une politique monétaire et d’une politique de change uniques dont l’objectif principal est de maintenir la stabilité des prix et, sans préjudice de cet objectif, de soutenir les politiques économiques générales dans l’Union, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Le premier principe et le quatrième principe sont ainsi tirés de cet article, repris plus loin par l’article 127 TFUE.

Leur importance est avérée. L’objectif de stabilité des prix a été largement commenté et est le biais le plus connu de la politique monétaire européenne. Il inciterait à mener une politique de chômage au lieu d’une politique de croissance et d’emploi (si l’on se réfère à la très contestable courbe de Philipps qui suppose que le plein-emploi entraînerait nécessairement de l’inflation, sans même tenir compte, entre autres, du niveau d’utilisation des capacités productives). Il convient de rappeler que la question des prix est elle-même biaisée puisque les indicateurs de l’inflation excluent les prix de l’immobilier et des actifs financiers. Or, nous nous trouvons, depuis presque trois décennies, dans cette situation paradoxale dans laquelle les prix des actifs financiers et immobiliers ne cessent d’exploser à la hausse, alors même que les prix des biens et des services connaissent, dans leur ensemble, de puissantes tendances déflationnistes (mondialisation, innovation technique, numérisation de l’économie, etc…). L’objectif de stabilité des prix apparaît donc particulièrement inadapté à la période actuelle.

Le quatrième principe, la neutralité de la politique monétaire, mérite un commentaire plus approfondi. L’ordre économique de l’UE est en effet bâti, pour l’ensemble de ses composantes, y compris la composante monétaire, sur la recherche d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. Ce principe de liberté de la concurrence est au fondement, par exemple, de l’interdiction des aides d’État (article 107 TFUE) car elles risquent de « fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Ce même principe se transpose en matière monétaire d’une manière insidieuse et jamais clairement affirmée dans les traités ou dans le quatrième protocole. Il n’en est pas moins au fondement de toutes les actions entreprises par la BCE. Il suppose en effet que la politique monétaire doit être conduite de manière à ne jamais entraîner de distorsions sur le marché. De quelle manière pourrait-elle le faire le cas échéant ? Un petit détour technique est nécessaire pour l’expliquer.

La banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire qui s’exerce uniquement au profit des banques privées (par la mise à disposition de liquidités) et toujours en échange de garanties (« collatéraux »). C’est ce qui lui permet de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort et d’influer sur les taux d’intérêt dans l’économie. Imaginons désormais que, au lieu d’un taux d’intérêt unique, la Banque centrale fixe des taux d’intérêts différents en fonction de la nature des actifs qu’on lui apporte en contrepartie (par exemple des actifs verts) ou bien qu’elle contrôle l’emploi des liquidités qu’elle accorde aux banques privées. Elle pourrait alors favoriser l’achat et stimuler ainsi le prix des actifs qu’elle souhaite (actifs verts) et, au contraire, renchérir le coût et décourager l’achat d’autres actifs (par exemple des actifs issus d’entreprises polluantes). Même chose concernant sa politique d’achat direct d’actifs (les actifs seraient ainsi affectés d’une surcote ou d’une décote en fonction de leur nature et non plus seulement en fonction de leur notation financière). Mais ce faisant, elle exercerait une influence directe sur la structure économique et sur les formes de l’activité économique. En d’autres termes, elle exercerait une « politique » monétaire, au sens d’une activité décisionnelle fondée sur l’atteinte d’objectifs préalablement discutés et définis de manière « arbitraire ».

Une telle politique entrerait en contradiction directe avec l’idée d’une concurrence libre et non faussée. On touche ici le cœur du problème : contrairement à ce que son nom indique, le TFUE ne fait pas que prévoir le fonctionnement des institutions. Il est prescripteur autant qu’organisateur. Il assume que la liberté de toute politique conduite par un État ou par une banque centrale s’arrête au seuil de la préservation des mécanismes de la concurrence libre et non faussée. Par conséquent, la politique monétaire doit éviter de chercher à influer sur les formes de l’activité économique et ne peut agir que sur son niveau (toujours avec le souci d’éviter un emballement des prix).

A son corps défendant, cela peut conduire la banque centrale à devenir un puissant instrument de reproduction de la structure économique et sociale. En s’efforçant de rester neutre dans ses interventions, la BCE peut ainsi être amenée à reproduire les défauts du marché, voire à les entretenir.  Récemment, une étude de Positive Money et de l’Institut Veblen a par exemple montré que le programme CSPP (Corporate Sector Purchase Program de la BCE) a consacré 63 % des 110 milliards d’euros débloqués par la BCE au profit d’entreprises privées à des activités polluantes, lesquelles dominent naturellement le marché obligataire à l’heure actuelle[1]. Mais peut-on réellement le lui reprocher ? En effet, quelle serait la légitimité de la banque centrale à conduire une autre politique, voire à conduire une « politique » tout court ?

On comprend ici que le second grand principe de la politique monétaire dans l’UE, à savoir l’indépendance de la banque centrale, lui pose un problème de légitimité pour faire des choix qui iraient au-delà de la seule lutte contre l’inflation qui est prévue par le traité. Ce principe d’indépendance de la Banque centrale repose sur l’article 130 du TFUE qui dispose que : « dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme ». Le TFUE organise donc la rupture de toute possibilité d’influence du politique sur le monétaire. Et il y réussit à tel point que l’indépendance de la Banque centrale se traduit souvent par son impuissance. Impuissance à faire des choix, impuissance à utiliser l’arme monétaire pour modifier les formes de l’activité économique et même impuissance à définir la voie qui lui permettrait de sortir de son impuissance.

Cette impuissance à agir seule se double d’ailleurs d’une impuissance à mettre la politique monétaire au service des États ou des institutions publiques. Il s’agit du troisième grand principe, qui concerne l’interdiction du financement des États par la BCE. Il est principalement inscrit à l’article 123 TFUE qui dispose, dans son premier alinéa, qu’ « il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées “banques centrales nationales”, d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite ». Cet article essentiel mérite de s’y attarder quelque peu car il comporte en réalité deux dimensions.

La première est qu’il est interdit à la Banque centrale et aux banques centrales nationales d’accorder des crédits ou des avances aux États et à l’ensemble des autorités publiques. Ces dispositions, inscrites dès le traité de Maastricht en 1992, entraînent l’impossibilité de tout mécanisme préférentiel de financement des États par la Banque centrale. On songe aux mécanismes d’avances remboursables qui permettaient par exemple à l’État français, jusqu’à la fin des années 80, de bénéficier d’avances à des taux nuls ou très faibles, directement de la part de la Banque centrale. Notons toutefois que ces avances n’étaient pas des dons : elles devaient être remboursées. En outre, le volume financier de ces avances n’était pas illimité : dans les années 80, cela correspondait à un volume annuel d’environ 20 milliards de francs, dont 10,5 milliards à taux zéro. A partir de 1992, ce genre de dispositif est explicitement prohibé. Contrairement à ce que l’on a parfois pu lire, la loi du 3 janvier 1973 portant statuts de la Banque de France n’y est pour rien[2].

On aurait cependant pu imaginer que, sans recourir à des financements préférentiels de ce type, la Banque centrale puisse acquérir directement auprès des États leurs titres de dette publique. C’est notamment ce qui se pratique aux États-Unis. Mais la seconde spécificité de cet article 123 tient au fait que les acquisitions directes de titres de dette publique par le système européen des banques centrales (SEBC) sont explicitement interdites. Par conséquent, seuls les acteurs privés, en particulier les acteurs bancaires, peuvent se porter acquéreurs des titres de dette publique sur le marché primaire. Théoriquement, cela peut poser un problème : que se passerait-il si les acteurs privés, en proie à de grandes difficultés financières, ne pouvaient plus souscrire aux émissions de dette publique ? Il en résulterait un mécanisme de rationnement du crédit très préjudiciable à l’État et à l’ensemble du système économique. Même sans aller jusque-là, le fait de pouvoir souscrire aux émissions primaires de la dette publique confère en théorie deux avantages qui résident dans le fait de stimuler automatiquement le gonflement de la masse monétaire (en injectant des liquidités dans l’économie sans effet de substitution) et le fait de peser directement sur la formation des taux d’intérêt lors des émissions primaires des titres obligataires publics.

Cependant, le « détour » imposé à la banque centrale pour acheter les titres de dette publique sur le marché secondaire n’est pas aussi déterminant que l’on pourrait croire à première vue. Dans la conduite de sa politique monétaire non-conventionnelle, la BCE, en agissant sur le marché secondaire, a finalement obtenu des résultats assez proches de ceux de la Fed. En outre, la Fed elle-même agit le plus souvent sur le marché secondaire et non sur le marché primaire, bien qu’elle en ait le pouvoir.

Les quatre principes fondamentaux de la politique monétaire européenne traduisent donc une orientation idéologique proche du monétarisme, laquelle consiste à découpler au maximum États et banques centrales, à privilégier une conception neutre du rôle de la monnaie dans l’économie et à faire primer l’objectif de stabilité des prix sur tout autre objectif. Face à ce bloc idéologiquement cohérent, que faut-il changer ?

 

Des scenarii de réforme monétaire de nature et d’ampleur différentes

Plusieurs scénarios sont régulièrement évoqués dans le débat public pour permettre une politique monétaire davantage tournée vers l’intérêt général. On peut regrouper les principales propositions sous la forme de quatre grands scénarios, de nature et d’ampleur variées.

Le premier de ces scénarios est la transformation de l’euro en monnaie commune. Ici, la question de l’unité de compte prime sur les paramètres de la politique monétaire. Ce scénario implique en effet un système bi-monétaire : chaque pays de la zone euro disposerait de sa propre monnaie nationale, utilisée dans les échanges internes et dans les échanges entre pays de la zone euro, et d’une monnaie commune, l’euro, qui ne serait plus utilisée que dans les échanges avec les pays hors zone UE. Ainsi, tout achat effectué en dollars par une entreprise américaine auprès d’une entreprise française, par exemple, supposerait que le dollar soit converti en euros puis que l’euro soit converti en euro-franc. En revanche, un échange entre une entreprise allemande et une entreprise italienne engendrerait un échange entre l’euro-mark et l’euro-lire, à un taux de conversion fixé à l’avance entre les pays et qui soit régulièrement révisable en fonction des conditions d’échange entre ces pays. L’avantage supposé de ce système est qu’au lieu d’avoir un taux de change fixe entre les pays de l’UE, les taux de change entre les monnaies nationales seraient ajustables.

Cette solution présente toutefois plusieurs difficultés pratiques et conceptuelles. Elle suppose en effet un haut degré de coordination entre les banques centrales nationales pour fonctionner efficacement. L’expérience du serpent monétaire européen puis du système monétaire européen (SME), instaurés dans les années 70 et 80 pour mettre fin aux politiques de dévaluation compétitive, montre que ce résultat n’est pas aisé à atteindre. Pour espérer un fonctionnement positif, les banques centrales de l’eurosystème devront s’engager sur la possibilité de créer autant de monnaie qu’il est nécessaire pour maintenir la parité décidée entre les monnaies dans des engagements réciproques. En outre, pour maintenir la parité décidée entre les monnaies, il faudrait des taux d’intérêts différents dans chaque pays. La politique monétaire ne serait donc pas totalement libre (cf. triangle d’incompatibilité de Mundell).

Par ailleurs, par quels mécanismes pourra-t-on assurer la conversion des monnaies nationales dans la monnaie commune ? Le taux de change serait-il flottant ou fixe ? Si les taux de change sont fixes mais ajustables entre les monnaies des différents pays, il devrait en être de même vis-à-vis de la monnaie commune. En effet, s’il est flottant, il est à craindre qu’en cas de difficulté propre à un pays, la monnaie nationale de ce dernier soit abusivement convertie en monnaie internationale. Et s’il est fixe, la dévaluation ne sera pas possible. Mais si le taux de change est fixe mais ajustable, alors les jeux spéculatifs des marchés risquent de forcer les ajustements, jusqu’à les faire sauter définitivement, comme cela a toujours été le cas avec les systèmes d’ancrage. Un espace de monnaie commune deviendrait ainsi un paradis pour les spéculateurs à travers des stratégies de carry-trade, surtout dans une zone dans laquelle la liberté de circulation des capitaux est garantie par les traités.

Enfin, l’instauration d’une monnaie commune, même réussie, ne résoudrait que très partiellement les problèmes monétaires de la zone euro. Elle ne ferait qu’agir sur l’accentuation des déséquilibres entre les pays de la zone mais ne permettrait en aucun cas de résoudre la faiblesse de la demande, la crise d’endettement généralisé ou bien la coupure entre politique monétaire et politique budgétaire, qui constituent les autres défis de la monnaie unique.

Le second scénario, ainsi que les scénarios suivants, consisterait donc à mettre l’accent sur la question de la réforme de la politique monétaire plutôt que sur la transformation de l’unité de compte. Une première réponse pourrait être de changer le mandat de la BCE, c’est-à-dire ses objectifs, sans toucher à ses principes de fonctionnement et à son indépendance. Il s’agirait ainsi de s’inspirer du mandat de la Federal reserve qui, aux côtés de l’objectif de stabilité des prix, comporte également un objectif de plein emploi et des taux d’intérêts à long terme peu élevés. Dans le cadre de ce scénario, la politique monétaire ne serait pas véritablement bouleversée : il suffirait d’ajouter quelques mots aux articles 119 et 127 du TFUE. Cependant, adjoindre un objectif de plein-emploi au mandat de la BCE, sans pour autant abolir les dispositions interdisant le financement monétaire des États ou le principe de neutralité de la politique monétaire, risque de se révéler d’une efficacité limitée. En effet, comment la BCE pourra-t-elle davantage qu’aujourd’hui stimuler l’emploi, une fois le taux directeur fixé à 0, sans recourir à des outils innovants et tout en respectant les équilibres du marché ?

C’est pourquoi le troisième scénario est plus ambitieux. Il s’agirait d’une réforme du mandat de la BCE, comme dans le premier scénario, mais cette réforme serait accompagnée de dispositions explicites visant à permettre une création monétaire ciblée de la BCE en faveur d’objets précis (on prend ici l’exemple de la transition écologique en raison du large consensus qui l’entoure). On remarquera à ce titre que, dans le TFUE sous sa forme actuelle, les institutions publiques ne peuvent bénéficier de financements de la part du SEBC, à l’exception notable des banques publiques d’investissement qui peuvent accéder, dans les mêmes conditions que les banques privées, au guichet de la BCE (article 123-2 du TFUE).

Pour permettre l’épanouissement d’un green new deal, l’alinéa 2 de l’article 123 pourrait ainsi être modifié afin de prévoir l’obligation pour la BCE d’acquérir des titres de dette des banques publiques d’investissement dans des volumes significatifs. Le second alinéa pourrait dès lors être complété par la phrase suivante : « Par dérogation à ce qui précède, la Banque centrale européenne est autorisée à acquérir, dans des volumes significatifs et selon des conditions préférentielles, les instruments de dette émis par la Banque européenne d’investissement en faveur d’investissements dans la transition écologique ». Par exception au principe de neutralité monétaire, on autoriserait ainsi la BCE à agir massivement pour le financement de la transition énergétique en utilisant son pouvoir de création monétaire. En revanche, ce scénario ne nécessiterait pas de revenir sur l’interdiction du financement monétaire des États et pourrait être compatible avec la continuité du principe d’indépendance de la Banque centrale. Il constituerait ainsi une voie de réforme moyenne.

Enfin, le quatrième scénario serait constitué par une réforme de grande ampleur de la politique monétaire. Dans sa version maximaliste, il modifierait chacun des quatre principes fondamentaux de la politique monétaire européenne. Au-delà de la modification du mandat et de l’introduction de mécanismes de création monétaire ciblés, l’indépendance de la BCE serait également réformée : l’article 130 pourrait ainsi prévoir un alinéa disposant que « le Conseil européen fixe les grandes orientations de la politique monétaire par un vote à la majorité qualifiée ». Il s’agirait ainsi de rétablir un processus de décision politique dans la conduite de la politique monétaire. Par ailleurs, l’article 123 prohibant le financement monétaire des États pourrait être assoupli en introduisant la capacité pour le Parlement européen de décider, dans le cadre de l’examen annuel du budget, de rétablir un système d’avances aux États nationaux, avec des mécanismes de péréquation propres à favoriser la convergence des économies. Il s’agirait ici de réduire le phénomène de divergence qui mine la cohésion européenne sur le plan économique.

Ces quelques scénarios sont ici exposés dans les grandes lignes et chacun d’eux pourrait être approfondi sur des dizaines de pages. Ils ont néanmoins le mérite de tenter une définition plus concrète de ce que pourrait recouvrer un « plan A » en matière monétaire.

[1] https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/aligner_la_politique_monetaire_sur_les_objectifs_climatiques_europeens.pdf

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/18/la-loi-de-1973-et-la-legende-urbaine_1686805_3232.html

En Allemagne, des voix s’élèvent pour dénoncer la domination allemande sur l’Europe

© https://www.sahra-wagenknecht.de/

De l’autre côté du Rhin, des voix s’élèvent pour critiquer l’Union européenne et l’influence du gouvernement allemand et de l’économie allemande sur celle-ci. Alors que les Allemands comptent parmi les populations les plus europhiles de l’Union et que l’hégémonie de l’Allemagne sur l’Europe est souvent perçue comme positive, la charismatique et populaire Sahra Wagenknecht a fait de cette critique l’un de ses thèmes majeurs. Une dénonciation que l’on retrouve chez un nombre grandissant d’intellectuels.


En 2018, Sahra Wagenknecht lançait l’éphémère mouvement Aufstehen (« debout »). Son but était de tirer les leçons de l’échec de Die Linke (parti allemand d’opposition qui siège dans le groupe de la Gauche Unie Européenne au Parlement européen, le même groupe que le PCF) à capitaliser sur le rejet de la politique d’Angela Merkel. Cette incapacité à progresser malgré des conditions favorables a poussé certains membres de Die Linke à revoir leur stratégie. L’échec de Aufstehen, abandonné par Wagenknecht au bout de quelques mois, ne doit pas jeter le voile sur l’évolution politique et culturelle dont il est le symptôme.

Un nouveau populisme de gauche en Allemagne

C’est dans cette optique que le mouvement Aufstehen est fondé en septembre 2018. Si cet événement repose largement sur l’initiative de Sahra Wagenknecht, alors figure de proue de Die Linke, on compte également des membres du SPD et de Die Grünen (« les Verts ») parmi les fondateurs. Ceux-ci souhaitent proposer une alternative à gauche au nombre croissant de citoyens allemands déçus par les partis politiques traditionnels. Ils assument d’ailleurs le fait d’avoir pris comme modèles Podemos et la France insoumise : il s’agit avant tout de développer un nouveau clivage politique qui oppose le « peuple » aux « élites », plus à même de séduire au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche.

Parmi les sujets que les membres du mouvement souhaitent introduire dans la discussion, on trouve la question européenne qui clive inexorablement la gauche allemande. Dans son programme, le parti Die Linke se déclare en effet favorable à une transformation institutionnelle et normative de l’Union européenne, rejetant ainsi l’éventualité d’une rupture nette avec ses traités fondateurs. La co-dirigeante du parti, Katja Kipping, s’était par ailleurs rangée aux côtés de Yanis Varoufakis lors de la fondation de son mouvement DIEM25 qui s’était donné pour but de démocratiser l’Union européenne.

Ce n’est en revanche pas le cas de toutes les personnalités proches de Sahra Wagenknecht, comme le député de Hambourg Fabio de Masi. Ce dernier, qui comptait parmi les participants au premier « sommet pour un plan B en Europe » organisé en janvier 2016 à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon, a depuis réaffirmé son adhésion à cette stratégie reprise entre-temps par la France insoumise. Dans une interview donnée en septembre 2015, De Masi expliquait son raisonnement en ces termes : « Un plan A – la réforme de l’euro – ne peut réussir que si nous disposons également d’un plan B contre une désintégration incontrôlée de la zone euro. […] Nous devons donner la possibilité aux pays de l’UE d’échapper au diktat du ministère des finances allemand et de la Banque centrale européenne ». Ce n’est pas un hasard si cette prise de conscience a eu lieu quelques mois après le bras de fer qui a opposé la Grèce à l’Union européenne. Cet événement aura en effet eu le mérite de révéler deux faits majeurs : le caractère viscéralement antidémocratique et antisocial de la monnaie unique d’une part et la position hégémonique de la République fédérale d’Allemagne au sein de l’Union européenne d’autre part.

La domination allemande théorisée et critiquée

On comptait également parmi les soutiens de Aufstehen le sociologue Wolfgang Streeck, ancien membre du SPD et professeur émérite à l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés. Dans son livre Du temps acheté (Gekaufte Zeit en version originale) publié en 2013, il développe une réflexion stimulante sur les liens entre capitalisme et démocratie mais également sur la place de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Contrairement à un certaine vision d’une Europe « post-nationale » portée par des penseurs tels que Jürgen Habermas, le sociologue allemand défend ici la nécessité de respecter les souverainetés des États européens tout en décortiquant les mécanismes qui, au sein de l’Union européenne, renforcent les inégalités à la fois entre les classes sociales et entre les différents pays qui la composent.

Pour Streeck, les démocraties occidentales portent en eux une contradiction insurmontable dans la mesure où les gouvernements demeurent tiraillés entre les intérêts de deux groupes opposés : le « peuple » et les « marchés » (ici l’expression désigne moins les classes capitalistes nationales que les bailleurs de fonds internationaux sur lesquels les gouvernements ont choisi de se reposer pour financer leurs politiques). En ce sens, son analyse se rapproche de celle développée par Frédéric Lordon dans son ouvrage La Malfaçon dans lequel il identifie les marchés financiers comme étant le « tiers parti » du contrat qui lie les nations à leurs gouvernants respectifs.

L’histoire narrée par Wolfgang Streeck explique donc comment ces gouvernements ont cherché à répondre simultanément aux demandes de ces deux groupes en recourant à l’endettement public puis privé, de sorte à retarder ainsi le moment fatidique où il faudra trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Cette histoire se conclut évidemment par la crise financière de 2008 et ses répercussions sur les pays européens. À partir de là, Streeck peut démontrer de quelle façon la monnaie unique a été l’une des causes structurelles de l’endettement d’États comme la Grèce. La création de l’euro a en effet eu deux conséquences pour les pays d’Europe du Sud : ils se sont vus privés de leur capacité de dévaluer leur monnaie, instrument essentiel d’un gouvernement qui souhaite réduire le déficit commercial de son économie, tout en accédant à des montagnes de crédits bon marché.

En l’absence de réels mécanismes compensatoires entre les États exportateurs et importateurs, ces derniers ont vu leurs déficits commerciaux et budgétaires exploser, créant ainsi un déséquilibre croissant entre le centre et la périphérie de l’Union européenne. En tête des pays qui ont le plus profité de cette tendance, on trouve évidemment l’Allemagne qui a pu enchaîner les records en termes d’excédents commerciaux. Aujourd’hui encore, l’euro est unanimement soutenu par les élites économiques allemandes mais également par les syndicats, conscients que la monnaie unique les protège d’éventuelles dévaluations qui mettraient à mal la compétitivité-prix de leurs produits.

À ceux qui réclament un budget de la zone euro afin de subventionner les pays les moins compétitifs, Streeck répond en s’appuyant sur le cas de l’Allemagne et l’Italie. Ces pays ont effectivement en commun d’avoir mis en place des mécanismes de transferts financiers destinés aux régions les plus fragiles économiquement (en l’occurence, respectivement l’ex-RDA et l’Italie du Sud). Ces deux exemples montrent que de tels transferts n’ont permis aucun rattrapage économique dans ces régions. Dans le cas de l’Allemagne, la réunification a conduit le gouvernement fédéral à investir massivement en ex-Allemagne de l’Est. Toutefois, l’annexion brutale de celle-ci à l’économie ouest-allemande, couplée à l’adoption d’un taux de change de 1 Deutsche Mark de l’Ouest pour 1 Mark de l’Est, a eu comme conséquence la décrépitude du tissu industriel est-allemand, incapable de lutter face aux biens produits en RFA. C’est donc la liberté de circulation des biens et des capitaux que Streeck identifie comme cause première des inégalités intra-territoriales dans ces deux cas. La même logique s’appliquant à l’UE, la remise en cause de ces deux libertés sanctuarisées par les traités européens, additionnée à une sortie de la zone euro, permettrait de mettre un terme à la déliquescence économique des pays d’Europe du Sud.

Entre « nationalisme » et « post-nationalisme »

L’enjeu n’est pas des moindres pour les tenants allemands de cette ligne alliant défense de la souveraineté nationale et critique du néolibéralisme : il s’agit de sortir de l’opposition rhétorique entre d’un côté, l’euroscepticisme xénophobe de l’AfD et de l’autre, un discours post-national devenu depuis longtemps le catéchisme des partis traditionnels. C’est en effet sur une critique libérale de la monnaie unique que se fonde le parti Alternative für Deutschland en 2013. À cette prise de position initiale s’est peu à peu substituée la dénonciation d’une Union européenne souhaitant imposer des quotas migratoires à ses États-membres. Face à cette défense de la souveraineté portant essentiellement sur les questions monétaire et migratoire, on trouve un post-nationalisme dont le reste de la sphère politique allemande est profondément imprégné.

Dans le cas de l’Allemagne, cette idéologie visant un dépassement des nations au sein d’un grand État européen ne peut pas être considéré comme un simple artifice discursif censé légitimer la globalisation économique. Après 1945, l’adhésion à une telle doctrine permit en effet aux élites allemandes d’expier les crimes dont s’est rendue coupable la nation allemande, tout en mettant l’intégration européenne au service du relèvement de l’Allemagne. Comme le rappelle Streeck dans la postface de son livre, c’est chose commune pour un penseur allemand de commencer tout texte à propos de l’Europe par une «  profession de foi européiste ».

En remettant en cause l’un des fondements idéologiques de la République fédérale, la tâche que se donnent Sahra Wagenknecht et Wolfgang Streeck peut sembler colossale. Elle demeure toutefois nécessaire dans une Europe où l’on souhaite désormais imposer l’antagonisme entre « progressistes » et « nationalistes » comme clivage indépassable.

Marisa Matias : “Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé”

©Sergio Hernandez

Marisa Matias est sociologue de formation et a réalisé une thèse sur le système de santé portugais. Elle a été candidate à l’élection présidentielle portugaise pour le Bloco de Esquerda et est députée européenne depuis 2009. Elle sera tête de liste à l’occasion des prochaines élections européennes, au sein de la coalition Maintenant le peuple. Nous avons avons pu aborder avec elle son regard sur l’évolution du projet européen et sur les difficultés rencontrées par la coalition portugaise actuellement au pouvoir. Réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara, retranscrit par Théo George.

LVSL – C’est la 3ème fois que vous menez la liste du Bloco de Esquerda aux élections européennes, Rétrospectivement, quel bilan faites-vous de vos mandats successifs ?

Marisa Matias – Ce n’est pas vraiment la 3ème fois, parce que la 1ère fois je n’étais pas tête de liste, j’étais à la deuxième place, mais c’est la 3ème fois que je suis sur la liste. Les choses ont vraiment changé ces dernières années, surtout au niveau politique. Je suis arrivée au moment de la réponse qui était donnée à la crise financière. Celle-ci a été défaillante et insuffisante. Désormais, les défis sont différents : nous assistons à la montée de l’extrême droite et à la mise en danger du projet européen. En ce qui concerne les sujets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai pu constater qu’il était toujours possible de faire la différence. Même dans un cadre très difficile comme le cadre européen, avec des règles très dures, notamment pour les pays périphériques et les pays qui ont un déficit très élevé, il y a toujours des petites marges de manœuvre. J’ai travaillé sur des dossiers très différents et je crois qu’on a fait un travail important, même si nous n’étions pas seuls, dans les domaines de la politique fiscale, avec les commissions spéciales et les commissions d’enquêtes sur les affaires LuxLeaks, SwissLeaks, Paradise Papers, etc. Ce sont des commissions qui ont produit des résultats très importants, qui ont montré la réalité des politiques fiscales et l’inégalité fiscale de l’Union européenne. Le travail de ces commissions n’a cependant pas eu de conséquence politique. Dans un autre domaine, celui de la santé publique, j’ai travaillé directement sur les médicaments falsifiés, sur les stratégies de lutte contre les cancers, et sur le changement climatique. Nous avons été capables d’agir pour que les choses aillent dans la bonne direction.

Dans l’ensemble, c’est toujours un champ de bataille, surtout en ce qui concerne la politique économique. Aux inégalités qui n’ont jamais été réglées, s’ajoutent désormais la question des migrations et des réfugiés. Nous sommes dans un contexte politique très difficile, parce que tous les jours on entend ce récit selon lequel il y aurait une invasion vers l’Union européenne, alors que ce n’est pas la vérité. Cela restreint les possibilités pour agir. Je pense qu’en général nous avons été capables de créer des espaces politiques alternatifs plus progressistes mais on doit aussi garder à l’esprit que les rapports de force ne nous permettent pas d’avancer dans cette direction. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut continuer ce travail, cette lutte, et essayer de contrer les forces qui sont en train de détruire le projet européen lui-même et qui ne répondent pas aux difficultés réelles des peuples, des gens, qui ont toujours des difficultés, et pour lesquelles il n’y a pas eu de vraie réponse.

LVSL – Vous avez mentionné la montée de l’extrême droite et son importance politique et médiatique que vous liez à l’affaiblissement du projet européen et donc à une difficulté politique supplémentaire. Mais le Portugal est un des rares pays où il n’y a pas d’extrême droite puissante. Pourquoi est-ce que, selon vous, elle n’est pas apparue au Portugal ? Quelles en sont les raisons profondes ?

MM – Ce n’est pas encore le cas , mais attention, parce que nous avons des mouvements et des partis d’extrême droite qui sont apparus. C’est une nouveauté pour les portugais et les portugaises, parce qu’après la révolution, et surtout avec une Constitution de la République qui est très claire dans le domaine politique et qui ne permet pas des mouvements et des partis politiques d’extrême droite, nous étions dans un contexte où nous étions protégés, mais je ne crois pas que ça soit durable malheureusement. Nous aurons l’opportunité de voir ce qu’il va se passer aux élections européennes, car pour la première fois des partis d’extrême droite se présentent. Nous allons voir, parce que même en Espagne, et surtout en Andalousie, je n’aurais jamais pensé que Vox serait capable d’avoir un résultat aussi élevé alors que nous pensions que la péninsule ibérique était protégée. Je crois que, d’une certaine façon, les institutions européennes sont responsables de ça. Tous les partis, toutes les personnalités politiques sont responsables, et j’inclus dans cette responsabilité, la gauche et les partis de gauche. Nous n’avons pas été capables de remplir des espaces qui ont été laissés vacants par les politiques d’exclusion, et l’extrême droite a été capable d’exploiter ces espaces.

LVSL – À quels espaces pensez-vous en particulier ?

MM – Au fait que les gens ne se sentent pas représentés, qu’ils ne se sentent pas écoutés, et qu’ils vivent toujours dans la difficulté. Quand ces gens regardent vers le projet européen, vers les politiques européennes, vers les politiques nationales, il n’y a pas de solutions directes, concrètes, pour leur situation économique et sociale. Les exclus, toujours plus nombreux, ne croient pas en la politique, ne croient pas au système. Je crois que dans ce domaine la gauche n’a pas été capable de fournir une réponse et de remplir ces espaces vides. La droite a toujours un discours très facile, très simple : si tu n’as pas d’emploi, c’est parce qu’il y a des migrants, ce n’est pas une question de politique économique, c’est parce que des migrants volent ton travail. C’est plus facile de faire passer ce message, mais nous savons que ce n’est pas la vérité. La différence c’est que tu as besoin de 30 min pour expliquer toutes les causes du chômage et des inégalités. C’est toujours plus facile de dire que le problème vient des migrants, des réfugiés, des autres qui arrivent chez nous, et non qu’il est le résultat d’une politique qui produit toujours plus d’exclusion.

Il faut aussi pointer la responsabilité des institutions européennes parce qu’il y a 2 ou 3 ans nous avons eu un moment d’espoir avec la montée des mouvements progressistes qui a commencé en Grèce, mais aussi en Espagne et au Portugal avec la forme de gouvernement que nous avons trouvé. Du côté des institutions européennes, nous n’avons obtenu que des critiques et du chantage, comme dans le cas de la Grèce. Je pense que si on regarde toutes les déclarations des institutions européennes, elles sont toujours très faibles pour répondre à la menace de l’extrême-droite et très fortes pour attaquer les alternatives politiques économiques et sociales qui ne s’inscrivent pas dans la doxa dominante. Au Portugal, nous avons été menacés quand nous avons trouvé une formule qui n’était pas dans le cadre normal et accepté par les institutions européennes. Nous avons eu toutes sortes de menaces : de ne pas faire passer le budget, de ne pas permettre l’augmentation du salaire minimum, d’avoir des sanctions économiques pour déficit excessif alors qu’au même moment il y avait d’autres pays, comme la France et d’autres, qui avaient un déficit très élevé et qui n’ont pas été menacés de sanctions économiques. Nous avons pu assister au « deux poids, deux mesures » des institutions européennes. Elles ont été très dures avec les mouvements progressistes, et ont progressivement laissé des positions d’extrême droite apparaître dans les politiques européennes, comme on a pu le voir avec la réunion du Conseil de juin 2018, où tous les gouvernements de l’Union, à l’unanimité, ont approuvé les camps de détention pour les migrants. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir dans un contexte démocratique. Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé, alors qu’attaquer les migrants l’est.

En ce qui concerne la solution que nous avons trouvée au Portugal, elle est limitée dans sa capacité à changer la société portugaise en profondeur. Nous menons une politique de relance des salaires et des pensions, de réduction des inégalités, afin de stimuler l’économie portugaise. Nous n’avons pas la possibilité d’augmenter les investissements publics, alors que nous en avons cruellement besoin. Nous essayons donc de jouer sur d’autres variables. Cela n’a pas plu aux institutions. Pourtant, après deux ou trois ans, les résultats sont au rendez-vous et il est impossible de dire que c’est une politique qui a tout détruit. Au contraire, les résultats sont plus positifs que la moyenne européenne.

LVSL – Les prochaines élections européennes, nous devrions assister à un reflux de toutes les forces de gauche progressistes, sauf peut-être de la France Insoumise et du Bloco. Selon vous, que devraient proposer ces forces pour essayer de ne pas reculer et de reprendre la main ?

MM – Je ne sais pas vraiment, on attend de voir, parce qu’il y a de nouvelles forces progressistes dans certains pays qui n’ont pas encore de représentation parlementaire. Je ne sais pas vraiment quel sera le résultat, peut-être que l’ensemble de ces forces en sortira plus renforcé que ce qu’elles sont actuellement. Je crois que nous avons besoin de clarté. On ne peut pas partir pour des élections avec des positions de compromis. Il y a une confrontation politique dans toute une série de domaines. Il faut être très clairs et maintenir des identités politiques très fortes pour que les gens puissent voir les différences qu’on leur propose. C’est la démocratie, c’est d’avoir des projets politiques très différents et de pouvoir choisir ensuite.

Quand je dis ça, je le dis aussi parce que je pense qu’il n’y a jamais eu de contradiction entre avoir une identité politique affirmée et œuvrer pour des convergences. Aujourd’hui plus qu’hier, nous avons besoin de convergences politiques, car les lignes de division ont changé. On ne peut pas faire des compromis dans les domaines où les questions ne sont pas négociables, par exemple les droits des femmes, le changement climatique, les questions du racisme, de la xénophobie. Je crois que ce sont des demandes sociales pour lesquelles il n’est pas possible de faire des compromis. Il s’agit de luttes pour la dignité, les droits sociaux et les droits humains.

Il me semble difficile d’imaginer quel sera le contexte politique le lendemain des élections. Il y a déjà des changements importants au niveau du Conseil, parce que nous avons eu des élections partout. Tout a changé : nous avons la moitié des gouvernements européens qui sont d’extrême droite ou avec une influence d’extrême droite. Nous avons d’autres pays où les forces d’extrême-droite ne sont pas au gouvernement mais sont très importantes dans la construction des agendas internes aux sociétés. Après les élections européennes, nous aurons une nouvelle Commission européenne avec un commissaire nommé par ces nouveaux gouvernements, ainsi qu’un nouveau Parlement européen. Ce ne sera pas la même composition qu’aujourd’hui. Nous savons que ce ne seront pas des jours très positifs pour la social-démocratie. Ajoutons à cela que je ne sais pas ce qu’il va se passer avec le PPE qui a un choix très difficile à faire, mais nécessaire. Est-ce qu’il continue avec des forces comme celle de Viktor Orbán et alors c’est la porte ouverte ainsi qu’une légitimée accrue à la politique d’extrême droite de manière plus systémique dans l’Union européenne ? ou est-ce qu’il a la capacité de faire la différence entre des valeurs démocratiques et des valeurs non-démocratiques, et dans ce cas-là c’est aussi un contexte de défaite pour le PPE. Ce sera un contexte plus fragmenté, plus divergent et avec des significations différentes pour les rapports de force. Dans ce cadre-là, je crois que la gauche peut jouer un rôle très important, quelle que soit la taille de son groupe parlementaire.

LVSL – On aimerait mieux comprendre l’identité du Bloco dans le paysage portugais. Comment est-ce que vous vous différenciez du parti socialiste portugais ? Quelles sont les différences entre le PS, le Bloco et la coalition PCP-Verts ?

MM – Nous avons pu faire un accord, je crois, sur les 15 à 20% que nous avons en commun, pas plus que ça. Mais ce sont des points communs suffisants et nécessaires afin d’avoir une majorité et de faire approuver le budget et les politiques économiques dans un contexte plus global. Ce programme est plus marqué par le PS que par les autres forces, du fait des rapports de force. Il y a des différences très fortes entre les différents partis. Le PS est un parti qui ne veut pas remettre en cause, voire défier les institutions européennes et les traités. Les socialistes défendent l’idée qu’on peut continuer à tout faire dans le cadre des traités européens. La vérité est que ce que nous avons fait pendant les dernières années au Portugal est précisément le contraire. Si nous avions accepté les recommandations de Bruxelles, nous n’aurions rien pu faire dans le contexte de la coalition parlementaire.

En même temps, le Bloco a une vision de la politique internationale qui se rapproche plus de celle du PS que de celle du PCP. C’est une des différences majeures que nous avons avec le PCP : nous ne soutenons pas le régime au Vénézuela, nous ne soutenons pas l’ancien régime de l’Angola (République populaire d’Angola), nous n’avons pas de connexion politique avec la Chine ou Cuba. Nous avons une ligne de démarcation entre régime démocratique et régime non-démocratique, peu importe qu’ils soient de gauche ou de droite. Si ce sont des régimes totalitaires, ce sont des régimes totalitaires, point. Dans ce domaine là nous avons donc une différence très profonde avec le PCP. Sur la question de la politique monétaire aussi, le PCP est en faveur de la sortie de l’euro et de l’UE, alors que nous, bien que nous n’ayons aucun espoir dans le cadre européen actuel, nous menons une bataille pour changer la politique monétaire et la politique européenne. et nous croyons que ces traités ne sont pas la solution pour l’ensemble de l’UE.

LVSL – Justement, après la crise grecque on a entendu Catarina Martins, la coordinatrice du Bloco, ou des économistes du Bloco tenir des positions assez proches du PCP sur les questions de l’euro et du scénario d’une éventuelle sortie. Qu’en est-il aujourd’hui et quel est le positionnement de votre parti ? Les slogans tels que «  plus un seul sacrifice pour l’euro » sont-ils encore d’actualité ?

Notre position n’a pas changé. Il y a une différence entre dire « nous devons sortir » et « nous ne voulons pas accepter des sacrifices additionnels à cause de l’euro ». Il y a une différence très importante, politiquement, sur ce sujet. Ce que les institutions européennes ont fait à la Grèce, c’était presque une sortie forcée de l’euro et de l’UE avec une facture entièrement payée par les citoyens grecs et aucune contribution des institutions européennes. Dans ce cadre de confrontation directe, il faut rappeler que pour le Portugal et les économies périphériques, l’euro a été synonyme de divergences macroéconomiques profondes. L’année passée c’était la première année de convergence de l’économie portugaise avec l’économie européenne dans le cadre de l’euro, mais c’était le cas grâce aux politiques sociales et aux politiques salariales, pas grâce à l’intégration de la politique monétaire. Tout le monde, même des économistes de droite, sait que l’euro est un désastre. Certains économistes, même de droite, considèrent que la monnaie unique ne peut pas survivre longtemps dans son architecture actuelle. Même ceux qui défendent l’euro considèrent que sa survie après 20 ans de déséquilibres est un miracle. Dès lors, la question est la suivante : est-ce qu’il y a une volonté politique pour changer la politique monétaire de l’UE ? Nous ne serons jamais capables d’être en condition d’avoir la politique monétaire de l’Allemagne, ce n’est pas possible pour les pays hors de la sphère germanique.

L’euro a aidé l’Allemagne, surtout dans le cadre de la réunification du pays. C’était un instrument fondamental, notamment pour une économie d’exportation. Il s’agit vraiment d’une monnaie conçue et adaptée à l’économie allemande. Cela a été utile à la France pour les accords avec l’Allemagne. Cela a aidé le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui y ont gagné des taux d’intérêt bas. Concernant des pays avec des salaires très bas, il s’agissait de la seule façon pour que les gens obtiennent une maison propre et puissent se fournir en biens d’équipement. Entrer dans l’euro, c’était entrer dans un club où les taux d’intérêts étaient suffisamment bas pour permettre que les classes moyennes s’endettent. Pour l’Italie la raison est différente, c’était la seule façon de contrôler l’inflation. La vérité est donc que c’est pour des raisons vraiment différentes, qui étaient au cœur des difficultés majeures des économies européennes, que tous ces pays ont adopté l’euro. Tout le monde a décidé de payer un prix très élevé pour régler un problème dans un moment très concret. Ce moment est passé et l’économie et la politique monétaire n’ont pas changé pour s’adapter à la réalité des équilibres macroéconomiques. C’est la raison pour laquelle 20 ans avec l’euro comme monnaie unique ont produit une divergence majeure entre les économies européennes et non une convergence. Cette question est toujours un champ de bataille et on ne peut pas ignorer qu’il y a des difficultés énormes à sortir de l’union monétaire. Cependant, il faut bien qu’on travaille dans la bonne direction pour faire de l’euro et de la politique monétaire une politique de convergence. Ou alors on peut mener le débat pour savoir si on est pour ou contre. Il est clair que la monnaie unique ne va pas survivre a un contexte de divergence permanent, ce n’est pas possible.

LVSL – On observe une reprise au Portugal, mais malgré tout la dette publique reste extrêmement élevée. Dans quelle mesure il y a des marges de manœuvre aujourd’hui pour améliorer cette situation et desserrer l’étau de la dette au Portugal ?

MM – La dette portugaise est passée de 58% en 1994 à 130 % en 2012. Elle est maintenant d’environ 119 %. Elle a baissé de 10 points ces 3 dernières années, mais c’est grâce à la reprise économique et grâce à l’augmentation des salaires. Malgré cela, la dette reste insoutenable, pour le Portugal et une grande majorité de pays périphériques. Je crois qu’il faut non pas une solution unilatérale de renégociation de la dette, mais plutôt une solution partagée par tous les pays qui sont dans cette situation. C’est une solution européenne, ce n’est pas une solution nationale. Il est impossible de payer la dette, le montant des intérêts qu’on paie chaque année est plus élevé que le budget de la santé publique au Portugal. C’est le premier poste de dépense de notre budget. Si on fait la comparaison avec le budget de notre école publique, c’est presque le double. Nous sommes forcés à avoir des excédents primaires de 3 %, dont le coût pour l’économie portugaise est élevé. Il est irréaliste de maintenir les investissements publics à un niveau historiquement bas. Il n’y a pas besoin d’être économiste pour comprendre que c’est une équation qui ne pourra jamais fonctionner et qui hypothèque notre futur.

LVSL – Le président du Portugal a défendu depuis le début que la stabilité politique de son pays était une sorte d’antidote contre le populisme. Vous avez vous-même déclaré dans une interview cette semaine que vous ne considériez pas le Bloco comme une force populiste. Comment est-ce que vous définissez votre parti ?

MM – Une force de gauche qui essaie d’être populaire, pas une force populiste. Il est vrai que la formule que nous avons trouvée au Portugal a fonctionné jusqu’à maintenant pour maintenir à distance l’extrême droite. Cependant, «  la crise », même si ce n’est pas une crise, mais le récit de la « crise migratoire » a déjà produit des effets au Portugal. Pourtant, nous n’avons pas de problème migratoire, nous avons besoin de migrants, mais ça c’est une autre question. Nous sommes un parti de gauche avec une politique de gauche, attaché à l’État et à son rôle. Nous défendons des causes sociales, environnementales, des droits humains. Je sais que parmi nos amis, certains ont un rapport au populisme différent.

LVSL – À propos de la situation au Vénézuéla que vous avez mentionnée quand vous évoquiez les différences entre le Bloco et le PCP, le Bloco a voté contre la reconnaissance de l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela (au Parlement européen et au parlement national). Ceci dit, le gouvernement portugais fait partie des pays qui ont appelé à soutenir Guaidó et à le reconnaître. Comment est-ce que vous voyez la situation au Vénézuela ? Puisque vous semblez avoir une position assez médiane en la matière…

J’ai voté contre et si je pouvais voter deux fois, trois fois, je voterais toujours contre, parce qu’on ne peut pas régler une tragédie avec un accord de cette nature. Le Parlement européen n’a aucune légitimité pour soutenir un président autoproclamé. Le Parlement européen doit apporter une contribution forte pour une solution politique pacifique, pour le dialogues. Son rôle n’est pas de prendre position pour une des parties, ce n’est pas possible. Je peux comprendre que Bolsonaro, que Trump, ou que d’autres leaders mondiaux, aient cette position et pensent qu’ils peuvent tout décider à la place du peuple du Vénézuela. Je pense que c’est une erreur majeure faite par le Parlement européen et les gouvernements concernés, dont le gouvernement portugais. Dans cette situation, je soutiens la position des Nations Unies. Je ne me range pas avec Bolsonaro et Trump. On doit respecter la démocratie, c’est la seule façon de maintenir le respect envers le Parlement européen. Il faut respecter la démocratie dans tous les cadres et tous les pays du monde. Ce n’est pas à nous de décider qui est le président du Venezuela, c’est au peuple vénézuélien d’en décider. Personnellement, je n’ai jamais soutenu Maduro, mais on ne peut pas répondre à une tragédie sociale, économique et des droits humains avec une telle erreur qui peut aggraver le conflit déjà existant.

LVSL – Est-ce que cela a eu des conséquences dans la « geringonça », la coalition formée au Portugal ?

MM – Non, parce que nous avons un accord sur des questions très concrètes. Pour tout le reste on continue à s’affronter politiquement. Par exemple, nous avons eu un débat sur l’euthanasie au Portugal, c’était un débat très intéressant, assez engagé. Le PCP était contre, le PS et le Bloco étaient pour. Sur de nombreux sujets, nous continuons à débattre politiquement. Le succès de la geringonça est surtout fondé sur l’acceptation des désaccords, c’est la règle. Nous savons déjà que nous ne sommes pas d’accord sur la majorité des questions. Néanmoins, nous sommes là avec une responsabilité forte pour respecter les accords que nous avons signés, et la lutte continue.

 

« Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron

©Vincent Plagniol

Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.


LVSL : On vient de fêter les vingt ans de la monnaie unique : où en est la zone euro ? Est-ce que le phénomène d’euro-divergence peut la faire imploser ?

Michel Aglietta : Il faut comprendre pourquoi il y a eu euro-divergence et donc en premier lieu comprendre quelles sont les dynamiques des années 1980 qui ont permis de décider de faire l’euro, et l’ambiguïté que cela a entraîné, du point de vue de la France notamment. Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes.

Vis-à-vis du néolibéralisme, la France est complètement en porte-à-faux avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. La notion qu’on nous a demandée de développer, à Robert Boyer et moi-même à cette époque, c’est celle de pôle de compétitivité. Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie.

LVSL : Quelle était votre position à ce moment-là ?

MA : Ma position était qu’il fallait dévaluer de manière importante sans sortir du SME mais en prenant une position compétitive forte du fait d’une dévaluation massive. Il fallait surtout poursuivre dans la vision de Chevènement et développer les pôles de compétitivité. Une fois que la décision de suivre le deutschemark a été prise, la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans.

Sur le plan européen, la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. C’est la finance qui doit être l’axe directeur de l’Europe à venir.

Arrive le deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique.

LVSL : Il y a tout de même des points communs avec le constitutionnalisme économique présent chez Hayek…

MA : Sauf que Hayek ne pense pas à des institutions fortes. Il pense que l’ordre social est organiquement engendré par la conscience morale que les membres d’une société ont vis-à-vis du collectif qui les constitue. Bien évidemment il y a une origine autrichienne à cette position, mais essentiellement vis-à-vis de ce qui s’est passé dans les années 1920. Il s’agit de fermer la possibilité du nazisme. Ce n’est pas par hasard que la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire.

Ainsi, la crise de 2010-2012 en Europe n’est que l’accentuation de la crise de 2008. Autant les Américains ont contré la crise par des politiques très fortes, autant l’Europe n’avait pas la possibilité de le faire. La divergence est toujours là et c’est toujours la même logique. Donc, que fait-on ? Quel est véritablement le substrat politique nécessaire pour que l’euro puisse être une monnaie complète ? Est-ce qu’on choisit l’ordolibéralisme ou est-ce qu’on ouvre une autre voie ?

LVSL : Justement, à quel point l’euro-divergence est-elle encore un risque aujourd’hui et est-ce que vous identifiez d’autres risques qui pourraient mettre en cause l’existence même de l’euro ?

MA : L’euro-divergence est présente en Italie et de manière extrêmement forte. Les conditions dans lesquelles l’Espagne et le Portugal en sont sorti, c’est-à-dire par la déflation salariale, ont été des conditions extrêmement traumatisantes pour leurs propres systèmes sociaux.

Nicolas Leron : On a obtenu, du moins pour le temps présent et pour un avenir proche, une forme de stabilisation de la zone euro sur le plan macroéconomique. Elle a cependant eu un coût politique. On voit bien la montée des forces anti-européennes, voire anti-démocratiques actuellement. Elles gagnent du terrain en Europe occidentale.

Nicolas Leron, politiste et professeur à Sciences Po. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Tout ne s’explique pas par la crise économique, mais c’est une cause forte de cette avancée des forces populistes au sens large et d’un affaissement des démocraties nationales. Vous parliez d’injecter du politique dans l’économique. Notre démarche, à Michel et moi, est un peu plus fondamentale que cela : il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. Si nous faisons une forme d’analyse du discours, d’explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles.

LVSL : Je voulais revenir sur l’Italie avant de passer à la phase des solutions puisque c’est une donnée fondamentale de ce qui se passe aujourd’hui dans la zone euro. L’Italie était une des trois économies généralistes de la zone, qui a, depuis son entrée dans celle-ci, une croissance quasiment nulle, voire une décroissance du PIB par habitant. Les indicateurs de productivité sont extrêmement préoccupants, le taux de créances pourries reste élevé et on ne sait pas exactement comment elles sont purgées des bilans des banques régionales italiennes. Dernièrement on a assisté à la victoire de la coalition Ligue-M5S qui a présenté un budget en conflit avec les règles – notamment de déficit structurel – défendues par la Commission européenne. Est-ce que vous pensez que la présence de l’Italie dans la zone euro est pérenne en l’état ? Quelle analyse faites-vous de la situation italienne ?

MA : L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation.

NL : Sur le plan géopolitique intra-européen, l’Italie est too big to fail pour ceux qui défendent la construction européenne et l’euro. Malgré tous ses défauts, Michel et moi sommes en faveur d’un projet européen qui préserve la monnaie unique. Remarquons que pour la Grèce, même s’il y a eu une très grande tentation de l’Allemagne, disons du bloc germanique, de lâcher le pays, il y a eu cet effort politique in extremis qui a été fait pour  que la Grèce ne sorte pas de la zone Euro. Nous pouvons donc penser que compte-tenu de la taille systémique de l’Italie sur le plan politique et économique, il en sera de même. Ce qui se joue pour ce pays, notamment dans son rapport aux institutions européennes et avec ses partenaires européens, ressemble à ce qui s’est joué en Grèce. Cela ressemble un peu aussi à ce qui se joue en Hongrie ou en Pologne. À un moment donné, il y a le politique national qui éprouve son rapport de force à l’égard de l’Union européenne et de ses principaux États membres. Au travers de ce geste agonistique, on commence par s’émanciper ou feindre l’émancipation. On est offensif dans le rapport de force. C’est ce qu’a fait Tsipras, c’est ce que fait le gouvernement italien. Ensuite – et jusqu’à présent ça s’est passé ainsi – il y a une forme de rééquilibrage qui est fait des deux côtés. On retrouve un nouveau point d’équilibre, parfois au détriment du gouvernement en question comme en Grèce. Mais ça lui permet de s’assurer une sorte d’assise de légitimation politique nationale, tout en retrouvant un point d’équilibre intra-européen.

MA : Comment est-on citoyen européen finalement ? Qu’est-ce qui fait le lien social ? Ce qui fait le lien social est l’euro. Les citoyens européens de tous les pays disent à toutes les enquêtes « Ce qu’on veut, c’est garder l’euro ». Les gouvernements sont obligés de le prendre en compte quels qu’ils soient. On a vu l’évolution en Grèce. Sortir de l’euro paraissait être une solution pour Varoufakis. Ils ont été obligés de changer de position très rapidement et pas seulement à cause des pressions allemandes. Leurs propres citoyens ne veulent pas sortir de l’euro.

NL : On observe le passage d’un système d’opposition classique, démocratique, entre grandes alternatives de politiques publiques, de projets de société (policies), à un système d’opposition de principe. On est pour ou contre l’Europe. Le clivage politique se reconstruit au niveau du régime politique lui-même (polity). Mais même lorsque l’on arrive à faire prévaloir l’idée que l’on est contre l’Europe au sein d’un pays, on en revient à une donnée constitutive : est-ce que nous voulons vraiment quitter la zone euro ? Est-ce qu’on veut quitter l’Union européenne ? Or on constate que – y compris pour les Grecs qui ont particulièrement souffert du programme d’aide – l’attachement politique à la monnaie unique reste majoritaire. La dimension constitutive d’un destin national reste malgré tout attachée à l’idée européenne. Cela ne veut absolument pas dire que le peuple est satisfait de ce qu’on pourrait appeler « sa condition européenne ». Il y a un attachement qui d’ailleurs est plus fort pour la monnaie que pour l’Union européenne en elle-même. Si le Brexit peut avoir lieu, c’est sans doute parce que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro.

MA : Ce qu’il faut comprendre c’est que la monnaie incarne le lien social. Ce n’est pas du tout un bien, une chose. Et cela, les citoyens l’ont véritablement incorporé dans leurs comportements.

LVSL : Quelles sont les solutions, comment pourrait s’enclencher un phénomène qui permettrait de compléter la zone euro ? Vous parliez de lien social, mais on voit que ce lien social reste incomplet d’une certaine façon. Quelles sont vos recommandations ?

NL – Avant de parler de recommandations, il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif.

D’un point de vue qualitatif, que nous ayons affaire à un gouvernement de gauche ou de droite, nous sommes soumis à une pression systémique qui vise à encourager une politique de l’offre, du fait du marché intérieur et de la concurrence réglementaire intra-européenne. Bien sûr, il y a des différences de méthode. Le redressement dans la justice de François Hollande n’est pas le travailler plus pour gagner plus de Nicolas Sarkozy, ou encore le transformer pour libérer les énergies d’Emmanuel Macron. Mais structurellement, il existe une pression qui réduit les marges de manœuvre d’orientation des politiques publiques et qui se traduit par une réduction qualitative du pouvoir budgétaire national. Tandis que les règles budgétaires européennes impliquent une réduction quantitative du pouvoir budgétaire national.

Cette perte de pouvoir budgétaire des gouvernements nationaux – et donc du pouvoir politique du citoyen – ne s’accompagne pas de la construction d’un pouvoir budgétaire proprement européen.

La grande difficulté, lorsqu’on aborde la question européenne, c’est de parvenir à désinstitutionnaliser la lecture que nous faisons de l’Union européenne pour accéder à une compréhension substantielle des choses. Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. Vous avez des secteurs circonscrits et des territoires – notamment à l’Est où se concentre les fonds de cohésion – qui sont très impactés par l’Union européenne.

Mais l’Union européenne, appréhendée de manière substantielle, n’arrive pas à franchir le seuil de significativité politique. C’est ici que se situe la grande différence lorsque nous abordons la question de la crise européenne depuis le prisme d’une lecture démocratique. Ce qui compte, c’est d’abord la question du budget, de la puissance publique européenne, et par extension, l’absence de cette dernière. Aujourd’hui, nous avons un budget qui est n’a pas la taille critique. L’enjeu primordial n’est pas de se doter d’un budget comme instrument de stabilisation, mais de considérer passer d’un budget technique à un budget proprement politique. Notre thèse est celle de l’institution d’une puissance politique européenne, et donc la création d’une figure charnelle du citoyen européen, ce qui implique que les élections européennes soient le relai d’un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen.

MA : À cette fin, il faudrait donc parvenir à ce que ce budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur, de manière à changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental. Il faut le faire dans des conditions qui paraissent équitables aux différentes couches sociales, à la fois par des investissements qui pensent l’avenir en termes de soutenabilité et qui, dans le même temps, assurent une croissance plus élevée. On ergote sur ce qui se passe actuellement, mais tant que l’Europe en reste à un niveau de 1,2 ou 1,5% de croissance, elle est totalement paralysée. Il faut revenir à l’essentiel : le monde est en train de changer en profondeur, nous sommes à la fin de cette phase bien particulière du capitalisme financiarisé, et c’est le moment ou jamais pour la puissance publique de reprendre la main sur le pouvoir économique. Cela suppose qu’il y ait un budget suffisamment dynamique et ce à deux niveaux. Les biens collectifs sont européens et le deviendront de plus en plus : réseaux, électricité, transports, etc. Les infrastructures tombent en ruine en Allemagne, un pont s’effondre à Gênes : voilà les véritables problèmes. Ces problèmes-là nécessitent une prise en charge par une puissance publique au niveau européen.

NL : C’est en quelque sorte le pendant de ce qu’a fait la BCE pour sauver la zone euro, en s’auto-attribuant une fonction de prêteur en dernier ressort. Par ce geste, elle a renoué le lien organique entre la monnaie et le souverain politique.

LVSL : Mais elle ne fait pas l’objet d’un contrôle. Il n’y a pas de souverain qui contrôle cette banque…

NL : Certes, mais elle a cependant entrepris un geste souverain qui a fait retrouver à la monnaie sa nature politique. Ce qu’il faut réhabiliter par cette puissance publique européenne, c’est la notion d’emprunteur et d’investisseur en dernier ressort. À un certain stade, on ne peut pas compter sur le marché pour répondre à des intérêts de long terme. Il est nécessaire que la puissance publique, par un acte politique, décide de ces grands investissements et de la production massive de biens publics européens.

LVSL : Justement, comment pensez-vous que nous puissions construire ce type de puissance sur un plan purement politique : comment faire en sorte que les pays y arrivent ? Quel serait le montant du budget nécessaire à ce type de préservation des biens collectifs, d’investissement, de changement de régime de croissance européen ?

NL : Ce qu’il faut bien faire comprendre au préalable – et qu’il faut graver dans la tête des dirigeants, des élites, des décideurs et des citoyens européens –, c’est que la vague de fond populiste ne sera pas contrebalancée par la méthode des petits pas. Autrement dit la méthode d’intégration actuelle, où nous essayons de colmater les dysfonctionnements par petits pas, par des déséquilibre fonctionnels constructifs. Cette méthode a constitué un coup de génie dans les années 1950 après l’échec du momentum fédéraliste, mais elle a épuisé aujourd’hui tout son ressort.

MA : Depuis la prise du pouvoir par la finance dans les années 1980, on ne peut plus fonctionner de cette manière. La finance est par nature un facteur de déséquilibre. On ne peut pas considérer la finance comme un secteur comme un autre, alors qu’il possède un impact sur tous les autres secteurs. Si nous raisonnons comme cela, nous nous heurtons à un mur. C’est ce qui s’est produit dès les années 1980 avec les contraintes rencontrées par François Mitterrand. La finance était « son ennemi », mais il ne comprenait pas quelle était la logique profonde qu’elle recouvrait. Dès les années 1980, ce processus ne pouvait plus fonctionner.

NL : Aujourd’hui nous sommes au bout de ce que l’on appelle en sciences politiques le néo-fonctionnalisme, qui sous-tend la méthode d’intégration actuelle. C’est le point de départ de notre essai La Double démocratie : il faut poser un nouvel acte fondateur politique européen. Lequel ? Il y a une manière de penser les choses en matière de souveraineté. C’est l’hypothèse fédéraliste, soit un acte fondateur qui engendrerait un transfert de souveraineté au niveau de l’Union européenne – au fond, le repli souverainiste du Brexit s’inscrit dans cette même logique. Nous pensons que ces deux hypothèses sont les deux faces d’une même pièce, caractérisées par une même obsession sur la souveraineté. La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe.

L’autre levier sur lequel nous voulons travailler consiste à créer un saut de puissance publique. Cela ne passe pas par l’institution d’un État souverain, mais d’une démocratie européenne, donc d’une puissance publique européenne et d’un budget politique européen. C’est ici que nous introduisons la notion de double démocratie, qui s’oppose à celle de souveraineté, qui est une notion une et indivisible d’instance normative de dernier ressort, qui par définition, par géométrie disons, ne peut pas se partager, se décomposer, se fragmenter. S’il y a transfert de souveraineté vers le niveau de l’Union européenne, cela engendrerait une perte sèche de souveraineté pour le niveau national. Ce qui ne saurait être accepté par les peuples européens. En revanche, la démocratie peut effectuer ce saut car elle ne fonctionne pas dans une logique de vases communicants. Elle peut engager une logique de jeu à somme positive. Il peut y avoir une démocratie nationale à côté d’une démocratie locale. La région peut être une entité démocratique parfaitement légitime, sans être une entité souveraine. Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes.

MA : Il y a une contrainte supplémentaire : il faut pouvoir travailler à traités constants. Il est impossible de dire que la révision des traités est la première étape pour réaliser cela. Les forces politiques qui existent en Europe l’empêchent. Il faut donc travailler à traités constants et voir ce que cela permet. Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. Les ressources supplémentaires qui permettraient de développer des dépenses d’investissement en construisant des biens communs européens ne sont pas à disposition, principalement parce qu’on ne peut pas changer les traités.

LVSL : Et donc, comment fait-on ?

MA : Par la notion que nous avons mise en avant : les ressources propres. Dans les ressources du budget européen, la plus grande partie provient de subventions que les pays-membres donnent et qu’ils peuvent retirer, car en réalité, cela reste une attribution souveraine des pays-membres. Une puissance publique européenne ne peut donc se constituer durablement, parce qu’elle peut être à tout moment déstabilisée par les contraintes budgétaires des pays-membres – ne pouvant plus contribuer autant qu’avant au projet européen.

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. Il faut donc développer d’autres ressources propres pour le budget européen que le Conseil peut accepter en tant que telles parce qu’elles ne violent pas les règles des traités. Elles permettront de développer une politique d’investissement public et d’investissement privé, accompagnées d’une nouvelle forme de croissance.

LVSL : Plus précisément, quel serait le montant de ces budgets pour vous en termes de pourcentage du PIB européen ?

MA : Nous l’estimons, comme Thomas Piketty, à plus ou moins 3% du PIB.

LVSL : Est-il vraiment possible d’imaginer la mise à disposition de centaines de milliards d’euros par le Conseil, alors qu’il peine à s’accorder par exemple sur la question des GAFA ?

MA : Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. Nous avons indiqué la liste des ressources nécessaires qui permettraient de monter à 3,5% du PIB.

NL : Lorsque nous en arrivons à cette dimension constitutive du politique en Europe, nous redécouvrons que l’Europe constitue fondamentalement un enjeu géopolitique intra-européen. Nous retombons sur de grandes logiques de compromis historique entre les puissances du continent, d’abord entre la France et l’Allemagne, et il faut commencer par convaincre l’Allemagne. Nous constatons, même lorsque nous avons un nouveau président fraîchement élu, qui met sur la table un volontarisme européen quasiment inédit, que les propositions françaises se font absorber, amortir par une forme d’immobilisme extrêmement enraciné propre à l’Allemagne, au gouvernement d’Angela Merkel. On l’a vu au sommet de Meseberg : Emmanuel Macron a fait tout son possible pour concrétiser l’idée d’un budget de la zone euro, sans succès significatif.

Comment convaincre l’Allemagne ? Car là est bien le défi premier. C’est au fond ce à quoi nous essayons de contribuer avec notre livre : il faut d’abord produire un nouveau paradigme d’appréhension de l’intégration européenne et de la crise actuelle, pour ensuite entrer dans le débat public allemand – intellectuel et politique – pour en modifier la configuration. À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». C’est ce que nous observons jusqu’à présent et ça ne marche pas.

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

MA : La solution n’est possible que si une dimension de long terme est remise au premier plan en Europe. La stabilisation concerne des mécanismes assez faciles à mettre en place. La question majeure, c’est la croissance potentielle. L’Europe s’affaiblit systématiquement au niveau mondial et la géopolitique aussi intervient, c’est-à-dire que l’Europe a besoin d’exister politiquement vis-à-vis du reste du monde.

LVSL : En général, les corps politiques se constituent en référence à un ennemi commun. Pour les nationalistes, il s’agit des immigrés. Pour une partie de l’establishment européen, il s’agit de la Russie. Pour les forces populistes de gauche, il s’agit des oligarchies européennes. Mais on assiste à l’émergence très rapide de la Chine qui arrive en Europe avec son projet géant de nouvelle route de la soie. Pensez-vous que celle-ci puisse constituer une menace suffisante pour obliger le continent à mettre en place des formes de solidarité et un protectionnisme européen ?

NL : L’Europe est avant tout un projet géopolitique. Ne perdons jamais cela de vue. C’est un projet géopolitique à la fois intra-européen et qui s’inscrit dans la donne mondiale. Il est symptomatique qu’Emmanuel Macron construit son discours européen autour de la notion de souveraineté européenne (pour une analyse critique, voir ma tribune publiée sur Telos : « Critique du discours européen d’Emmanuel Macron »), qui en fait envoie à l’idée d’autonomie stratégique. On voit bien qu’aujourd’hui la justification de la paix continentale se voit substituée par une justification par l’affirmation et la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le nouvel ordre mondial sino-américain, où l’hégémonie des valeurs occidentales n’a plus cours. C’est l’ensemble de l’infrastructure institutionnelle internationale, qui reposait sur l’implicite d’une domination du modèle de la démocratie libérale en expansion continue, qui se voit remis en question. Et l’Europe doit donc se repositionner. Mais la grande difficulté de cette justification par l’extérieur du projet européen est qu’elle fait l’impasse sur la justification par l’intérieur de l’Europe politique. Plus fondamentalement, une telle justification par l’extérieur renvoie implicitement à la logique d’alliance intra-européenne pour mieux se positionner dans le nouvel ordre mondial. Elle tend à refouler la question primordiale de la dimension constitutive du politique européen, du faire-société.

LSVL : Il nous semble cependant que, loin de converger, on assiste à une divergence politique croissante en Europe. L’Allemagne ne veut pas entendre parler d’union de transfert, régulièrement agitée comme un épouvantail dans la presse allemande. Les pays d’Europe de l’Est ont opéré un tournant illibéral. Le Royaume-Uni s’en va… Au-delà du plan écrit sur le papier, comment un gouvernement peut-il agir avec autant d’obstacles ?

NL : D’où la nécessité d’acter la fin de la méthode des petits pas, cette logique néo fonctionnaliste de l’intégration et de poser un nouvel acte politique européen fondateur, comme le furent la création du marché commun et de la monnaie unique. Seul un saut politique substantiel modifiant la configuration fondamentale du système juridico-politique européen sera en mesure d’inverser la dynamique de politisation négative qui affecte l’ensemble des démocraties nationales en Europe. Pour ce faire, il faut se resituer dans le temps historique, celui qui permet les grands compromis géopolitiques intra-européens. Ce n’est que de la sorte qu’on amènera l’Allemagne à lâcher le kein Uniontransfert, comme elle fut capable de lâcher le deutschemark. Cela suppose que la France arrête son argumentation macroéconomique pour enfin entrer véritablement dans une discussion politique.

LVSL : Le problème n’est-il pas que la zone euro et l’Union européenne se sont construites sur un modèle plus proche du Saint-Empire romain germanique que sur celui d’une res publica jacobine Une et indivisible ? La conception politique de l’Europe que vous proposez est très française. Les conceptions ordolibérales de la démocratie et les conceptions illibérales, qui ont le vent en poupe en Europe de l’Est, semblent peu compatibles avec ce que vous proposez, comme on va probablement le voir aux prochaines élections européennes…

NL : L’Union européenne et la zone euro ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’histoire continentale et, au fond, mieux vaut ne pas s’épuiser à retrouver un précédent historique qui serait capable, croit-on, d’assoir la légitimité d’une Europe politique à venir. Ce que les Européens entreprennent depuis les années 1950 est foncièrement inédit. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme politique qui dépasse l’État souverain tout en le préservant. Je ne sais pas si notre modèle de la double démocratie européenne est d’inspiration très française. À vrai dire, je ne le crois pas. Quelque part, elle s’appuie très fortement sur la théorie de la démocratie développée par la Cour constitutionnelle allemande. L’hypothèse de la double démocratie européenne s’écarte du modèle supranational fédéraliste mais également du modèle de la coordination fonctionnaliste horizontale, le fameux gouvernement économique qu’appellent de leurs vœux depuis deux décennies les élites françaises