Albert Borras Ruis est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique. Il revient dans cet article sur les élections régionales du 21 décembre 2017 en Catalogne, qui ont vu les indépendantistes conserver leur majorité absolue malgré l’ascension du parti de centre-droit Ciudadanos. Convoqué à la suite de la suspension de l’autonomie de la région, le scrutin devait permettre de trancher le conflit politique qui oppose le gouvernement espagnol à la Généralité de Catalogne, dont l’ancien président Carles Puigdemont est aujourd’hui retranché à Bruxelles. Loin de satisfaire les desseins de Mariano Rajoy, les résultats démontrent l’affaiblissement du Parti populaire ainsi que les maigres perspectives de la gauche non indépendantiste, tout en confirmant la tendance à la polarisation politique dans la société catalane.
Ces dernières années ont été riches en bouleversements pour la société catalane, ainsi que pour la société espagnole dans son ensemble. Une crise économique sans précédent a déclenché une crise politique qui se poursuit aujourd’hui encore. La polarisation du débat politique est arrivée à une telle dimension que tous les partis politiques de l’échiquier politique catalan (et espagnol) ont dû s’adapter.
Le mouvement du 15 mai 2011 (« les Indignés »), l’ascension de Podemos (2014) et le succès des candidatures dites « du changement » (à l’instar des « Communs » à Barcelone, sous l’égide d’Ada Colau) avaient réussi à placer la défense des droits sociaux au centre du débat politique. Mais aujourd’hui, cette représentation semble reléguée au second plan au fur et à mesure que le nationalisme et, iimplicitement, la question identitaire s’imposent au cœur de la stratégie discursive des acteurs politiques. En Catalogne, on en est presque arrivé, n’hésitons pas à le dire, à une forme de conflit civil. Et ce notamment dans les semaines qui ont précédé et qui ont suivi l’action policière disproportionnée lors du référendum du 1er octobre, jugé illégal (rappelons que plus de deux millions de personnes y ont participé malgré les difficultés rencontrées). La fracture sociale et politique est un constat.
“Aujourd’hui, la défense des droits sociaux est reléguée au second plan à mesure que le nationalisme et la question identitaire s’imposent au coeur de la stratégie discursive des acteurs politiques.”
L’appel à la démocratie est le principal ressort des stratégies de légitimation des acteurs qui constituent les deux « blocs » (« bloques ») pro et anti indépendance. Qui est le plus démocrate : celui qui défend l’Etat de droit, ou celui qui défend la voix du peuple ? Cette question mériterait de faire l’objet d’un débat dans toute l’Europe. Néanmoins, les demandes du peuple catalan sont difficilement comprises dans le cadre de l’Europe actuelle, au moment où l’ascension de l’extrême-droite nationaliste est bien réelle. Sur le Vieux continent, les indépendantistes catalans ne trouvent d’ailleurs guère d’autres alliés que des mouvements régionaux de droite radicale. Quoi qu’il en soit, outre-Pyrénées, la polarisation se sédimente du fait de la victoire de la droite nationaliste espagnole de Ciudadanos d’une part, et de la majorité absolue en nombre de sièges obtenue par les partis indépendantistes d’autre part.
Une campagne de plusieurs mois
La campagne électorale a officiellement débuté le 5 décembre, mais tous les acteurs politiques se sont mobilisés des semaines auparavant. Parmi les principaux marqueurs de cette campagne anticipée, l’application de l’article 155 de la Constitution, utilisé par le Parti Populaire afin de suspendre la Communauté Autonome de Catalogne et de stopper le « processus d’indépendance ». Cette mesure fait consensus au sein du bloc dit « constitutionnaliste » ou « unioniste », composé du PP, de Ciudadanos et du Parti Socialiste. A l’opposé, l’article 155 est unanimement rejeté par les indépendantistes, de même que par Catalunya en Comú (Catalogne en Commun) la formation emmenée par la maire de Barcelone Ada Colau et le député Xavier Domènech, alliée à Podemos ainsi qu’aux écolo-communistes de Iniciativa per Catalunya i Verds (ICV) et aux communistes d’Esquerra Unida i Alternativa (EUiA). Catalunya en Comú refuse d’intégrer la logique des blocs et défend une voie alternative à moyen voire à long terme : celle du référendum pacté avec le gouvernement espagnol.
Par ailleurs, l’autre grande ligne du débat s’est axée sur les dirigeants politiques emprisonnés, considérés par les indépendantistes et les « Communs » comme des prisonniers politiques, ainsi que sur les membres de la Généralité exilés à Bruxelles, parmi lesquels l’ancien président de la Généralité de Catalogne Carles Puigdemont. La fin de la campagne a été marquée par des échanges d’accusations entre les deux blocs mais aussi et tout particulièrement entre les partis de gauche : Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), le Parti des socialistes de Catalogne (PSC), Catalunya en Comú et les indépendantistes anticapitalistes de la CUP. Les forces de gauche catalanes sont ainsi elles-mêmes profondément divisées sur la question nationale.
La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre. Un sentiment d’appartenance nationale d’autant plus fort dans les secteurs de la société qui parlent le catalan ou le castillan, du fait de la domination de l’une des deux langues dans le milieu familial.
La division que les indépendantistes et le gouvernement espagnol ont fabriquée, entre les partisans de l’indépendance et ses opposants, a obligé les partis politiques à se transformer. Des listes électorales qui, auparavant, auraient été jugées contrenatures sont apparues. A tel point que l’on retrouvait dans la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, des candidats de la société civile tels que Jordi Sánchez, président de la puissante Assemblée Nationale Catalane (ANC) et ancien membre de la gauche communiste et écologiste d’ICV, aujourd’hui emprisonné.
“La campagne s’est traduite par une dynamique d’extrême polarisation, conséquence directe de la mobilisation du sentiment d’appartenance nationale de part et d’autre.”
La liste de la gauche indépendantiste d’ERC intégrait de son côté les Démocrates de Catalogne, issus d’une scission au sein de l’un des grands partis de droite indépendantiste (l’Union Démocratique de Catalogne, UDC), d’idéologie démocrate-chrétienne et optant pour une vision particulièrement essentialiste de la question nationale. Les démocrates-chrétiens non indépendantistes se sont quant à eux ralliés à la liste Citoyens pour le Changement, dominée par les socialistes catalans. Cette alliance visait à récolter les voix de la haute bourgeoisie catalane et des Catalans modérés hostiles à l’indépendance.
De son côté, la coalition emmenée par Catalunya en Comú a su imposer le leadership des « Communs » d’Ada Colau sur la gauche radicale non indépendantiste, suite au conflit interne qui a secoué et affaibli Podem – la branche régionale de Podemos, s’achevant par la démission de son secrétaire général en novembre dernier. Enfin, les listes du Parti Populaire, de la CUP et de Ciudadanos se sont lancées seules dans le combat. C’est cette dernière formation qui est parvenue à incarner dans la région le « non » au processus d’indépendance.
Les résultats : tout change pour que rien ne change ?
Ciudadanos, un parti de droite né en Catalogne en 2006 afin de lutter contre la politique linguistique de la région, a su tirer son épingle du jeu et gagne les élections régionales du 21 décembre 2017 (26,44 % et 37 sièges). La liste emmenée par Ines Arrimadas ne pourra cependant pas former de gouvernement, car les partis indépendantistes conservent leur majorité au Parlement de Catalogne avec un total de 47,49 % et 70 sièges (majorité absolue : 68 sièges). Au sein du bloc indépendantiste, c’est la liste de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, qui l’emporte avec 20,64% et 34 sièges, donnant ainsi l’avantage aux indépendantistes de droite, principalement représentés par le Parti démocrate européen Catalan (PDeCAT) de l’ancien président de la Généralité. C’est la troisième surprise du scrutin, après la victoire de Ciudadanos et l’incroyable taux de participation, jamais atteint depuis la Transition à la démocratie : 81,94%.
Le PdeCAT, qui a piloté la Généralité de Catalogne pendant la crise économique en pratiquant l’austérité radicale, atteint par la corruption – le cas de Jordi Pujol, qui a présidé pendant 23 ans le gouvernement catalan, est emblématique – avait vu ses perspectives électorales diminuer drastiquement. La « martyrisation » de l’ancien président et actuel candidat Carles Puigdemont l’a sauvé de l’échec. ERC, de son côté, a obtenu les meilleurs résultats de son histoire, avec 21,39% des suffrages et 32 sièges, mais les indépendantistes de gauche voient s’éloigner la perspective de dominer le bloc indépendantiste et de diriger la Généralité, alors même que tous les sondages pré-électoraux leur donnaient la victoire.
Le parti du gouvernement espagnol, le PP (4,24 % voix et 4 sièges), s’effondre au profit de Ciudadanos, sanctionnant lourdement la gestion de crise de Mariano Rajoy. Le PSC se maintient avec 13,88 % des voix et 17 députés. Le bloc du « non » perd néanmoins globalement en nombre de voix. Le gouvernement espagnol est ainsi perçu en Catalogne comme le perdant du scrutin. Catalunya en Comú perd trois sièges (7,45 % et 8 sièges) par rapport aux dernières élections de 2015. Cet échec était attendu : les « Communs » et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane. Sociologiquement parlant, Catalunya En Comú est toutefois le parti le plus transversal, et il pourrait bien être la clé de la gouvernance, car les radicaux de la CUP (4% des suffrages et 4 sièges), particulièrement exigeants, pourraient s’avérer un soutien instable au sein du bloc indépendantiste. Par ailleurs, à la mairie de Barcelone, les « Communs » d’Ada Colau qui arrivent aujourd’hui à mi-mandat, gouvernent en minorité et auront besoin des indépendantistes pour consolider leur projet dans la capitale régionale. Ainsi, en Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.
“Les Communs et Podemos peinent à se montrer performants dans un débat nationaliste, aussi polarisé et épineux que la question catalane (…) En Catalogne, l’ensemble de la gauche sort perdante du scrutin au profit de la droite.”
Enfin, les indépendantistes disposent encore d’une importante légitimité électorale afin de poursuivre leur but. L’unilatéralité n’est plus à l’ordre du jour, sauf pour la CUP, qui exige de persévérer dans cette voie. L’orientation du processus dépendra aussi de la réaction du gouvernement du PP. Celui-ci ne semble pas vouloir discuter avec les indépendantistes et cherche à perpétuer le conflit par la voie judiciaire. Tout comme pour la droite catalane, la centralité de la question nationale permet de masquer les affaires de corruption. Il s’agit également d’une bataille entre les droites espagnoles, entre le PP et Ciudadanos. Le gouvernement ne peut se permettre de faiblir vis-à-vis des indépendantistes s’il ne veut pas être devancé par Ciudadanos à l’échelle nationale.
Par ailleurs, les indépendantistes devraient reconnaître et admettre devant les citoyens que le rapport de forces en Espagne et en Europe ne leur est pas favorable. Ils ont avancé à l’aveugle dans un conflit déjà perdu qui bénéficie à long terme à la droite catalane et espagnole. Avec moins de 50% des soutiens, il leur est impossible d’escompter l’indépendance sans une confrontation, sans un trauma social. D’un côté comme de l’autre, les intérêts électoraux prévalent. La polarisation demeure, rien ne change à cet égard. Le conflit perdure et la société catalane, très divisée après des mois de fortes tensions, aura à en subir les conséquences.
Par Albert Borras Ruis
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