Comment la chute de Robespierre a inauguré le règne des technocrates

Le 9 Thermidor, par Max Adamo. Alte Nationalgalerie,

« Maximilien Robespierre, la veille encore l’homme le plus puissant de France, est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée. Le grand fauve est capturé. La Terreur prend fin. Avec elle s’éteint l’esprit enflammé de la Révolution ; l’ère héroïque est terminée. C’est l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers ». C’est par ces mots que Stefan Zweig évoque le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794), qui a vu l’arrestation de Robespierre et de ses alliés. C’est une certaine conception de la République qui meurt : le jacobinisme, qui a marqué ses contemporains par son caractère violemment plébéien, « populiste », dirait-on aujourd’hui, et donc résolument conflictuel. Il laisse la place au règne du consensus, du compromis, de la « modération ». On proclame la fin des conflits et des idéologies (des « opinions », disait-on alors). On souhaite achever cette ère d’agitation et de guerre civile qui s’est ouverte en 1789. Pour cela, on décide de transférer le pouvoir à une classe restreinte, qui se distingue par sa maîtrise de l’art politique et de la science économique, suffisamment sage, dit-on, pour gouverner dans l’intérêt de tous.


Les Thermidoriens[1] [les partisans du coup d’Etat du 9 Thermidor] sont, pour la plupart, traumatisés par la Terreur. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur un rapport publié par l’Assemblée nationale en 1795, consacré aux « crimes » commis par Robespierre et les Jacobins : « ordre fut donné, et exécuté en partie, d’exterminer les riches, les hommes éclairés (…) afin de réaliser le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction de la richesse et la ruine du commerce ».

Robespierre guillotine le bourreau après avoir fait guillotiner toute la France. Détail d’une caricature anonyme datant de l’époque thermidorienne.

Trois caractéristiques de la Terreur, en particulier, épouvantent les Thermidoriens : sa violence, surtout lorsqu’elle touche les plus hautes sphères de la société ; son caractère ultra-démocratique et démagogique, le petit peuple ayant acquis, selon eux, un pouvoir tyrannique durant cette période ; son irrationalisme économique enfin – les Jacobins, guidés par leur haine du riche, ayant mis à mal les principes les plus élémentaires de l’économie et précipité la France vers la « ruine du commerce ».

L’objectif des Thermidoriens est donc clair : tirer un trait sur la phase jacobine de la République française pour mettre fin à cette ère de Terreur et de pillage.

De la République des « malheureux » à la République des « meilleurs »

Avant le 9 Thermidor, « République » et « démocratie » revêtaient un sens très proche : les Jacobins ne concevaient pas que l’on pût séparer la quête du bien commun de la conquête du pouvoir populaire. Celui-ci ne se limite pas aux élections. Il passe surtout par le contrôle des élus et du gouvernement par les citoyens, une fois les élections achevées, et par l’exercice direct du pouvoir politique par le peuple lui-même ; « démocratie directe » est, aux yeux des Jacobins, un pléonasme.

Cet idéal démocratique se matérialise pendant la Révolution sous la forme de « sections » de sans-culottes, organisées dans les communes, qui se multiplient en France à partir de 1792.

Les sans-culottes, figures de proue de la démocratie directe sous la Révolution. Détail de l’oeuvre de Jean-Baptiste Lesueur, Les sans-culottes en armes.

Ces sections populaires élisent et révoquent leurs représentants en assemblées. Elles appliquent directement leurs décisions, parfois avec le renfort de bataillons de sans-culottes armés (organisés eux aussi selon des principes démocratiques). Elles disposent d’un pouvoir parallèle à celui de l’Assemblée nationale, sur laquelle elles exercent une pression constante – allant jusqu’à l’envahir lorsqu’elles estiment qu’elle viole la volonté populaire. La Constitution de juin 1793, votée sous l’influence des Jacobins, reconnaît la légitimité de ces communes populaires et du droit à l’insurrection, considéré comme un moyen pour le peuple d’exercer un contrôle sur ses élus. Le « jacobinisme », contrairement à une idée reçue, ne consiste donc pas en la mise en place d’un Etat centralisé et vertical. C’est une tentative d’articulation de deux échelles de souveraineté – la commune et la nation – et de deux principes politiques : l’autorité de l’Etat et son contrôle par la population.

Le 31 mai, de Jean-Joseph-François Tassaert. Le 31 mai et le 2 juin 1793, 80,000 sans-culottes envahissent l’Assemblée nationale, accusée d’usurper la souveraineté populaire.

Suite au 9 Thermidor, cette souveraineté communale est progressivement réduite à néant. L’autonomie de son pouvoir de décision et de sa force armée est brisée par l’Assemblée nationale, qui s’en arroge peu à peu le contrôle. L’objectif affiché des Thermidoriens est d’en finir avec ces embryons de démocratie qui ont germé sous la Révolution. Boissy d’Anglas, chef de file des « modérés », reproche à la Constitution de 1793 de « remettre le sceptre aux mains des sociétés populaires » et de « faire de la France un peuple constamment délibérant ». Là où Robespierre estime que « la nation ne déploie véritablement ses forces que dans les moments d’insurrection », Boissy d’Anglas considère comme « anarchique » toute initiative populaire qui n’aurait pas été légalisée au préalable par les pouvoirs institués.

Ce qui distingue fondamentalement les Jacobins des Thermidoriens, c’est en dernière instance leur rapport à la conflictualité. Les premiers estiment que la République se construit par la lutte qu’elle mène contre les ennemis du bien commun : les monarques coalisés contre la France, les nobles émigrés et, ajoutent certains, une nouvelle aristocratie, « celle des riches ». Cette lutte manichéenne, fût-elle violente, s’avère bénéfique car elle accroît la vitalité démocratique d’une nation et renforce sa conscience patriotique – « ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée », va jusqu’à écrire Saint-Just.

C’est ainsi que l’on se venge des traîtres. Décapitation de Jacques de Flesselles et de Jacques de Launay par des Parisiens, image d’Epinal de la conflictualité qui traverse les premières années de la Révolution. Détail d’une gravure anonyme.

L’analyse des Thermidoriens est toute autre. Ils proclament que le paysan et le noble, le plébéien et l’artistocrate, le pauvre et le riche, ne sont opposés que sur un malentendu. La tâche de la République est de mettre fin à leurs antagonismes stériles et d’assurer leur bonheur conjoint, grâce à un cadre économique – le libre commerce, qui accroît la richesse globale – et politique – le « gouvernement des meilleurs », ni monarchique ni démocratique – qui garantira prospérité et stabilité. Les Thermidoriens considèrent qu’ils se situent en-dehors des clivages partisans qui fracturent la France, puisqu’ils ont trouvé la panacée qui permettra de satisfaire toutes les fractions de la société.

Boissy d’Anglas, chef de file des “modérés”.

Le journaliste Pierre-François Réal exprime ce vœu : « que tout ce qui est opinion, depuis le royalisme jusqu’à l’exagération des Jacobins, soit oublié à jamais ». Le député Louvet, proche de Boissy d’Anglas, va dans le même sens lorsqu’il déclare que « chacun des partis qui a jusque-là divisé la France » pourra reconnaître dans la République thermidorienne « tout ce qu’il a réclamé de plus sage ». Le nouvel ordre des choses allait donc satisfaire et convertir tout un chacun : aristocrates et sans-culottes, ex-monarchistes et ex-jacobins. L’alternative est donc simple : d’un côté, la persistance des idéologies, des « opinions » – jacobinisme ou monarchisme –, qui défendent égoïstement des intérêts particuliers ; de l’autre, le camp de la modération et de la raison, qui détient entre ses mains une solution miraculeuse aux problèmes politiques et sociaux. Celle-ci réside dans le libre développement du commerce, qui permet l’enrichissement de chacun et donc le bonheur de tous.

Pour cette raison, les Thermidoriens estiment que seule une élite peut détenir le pouvoir. Comprendre les mécanismes de l’économie, savoir comment gouverner sagement, n’est l’apanage que d’un petit nombre, que Boissy d’Anglas nomme « les meilleurs ». C’est donc la République « des meilleurs », et non celle du peuple, qui doit diriger la France. Souverain, le peuple serait capable d’élire une assemblée de robespierristes, ou de monarchistes. « Si le peuple élisait son président comme aux Etats-Unis, il ramènerait bientôt un Bourbon au pouvoir », estime Louvet. Conclusion logique de ce raisonnement : le suffrage universel est supprimé dans la Constitution de 1795, et remplacé par un suffrage censitaire ; le droit de vote est conditionné à la possession d’une propriété. On ne trouve des hommes aptes à gouverner, estime Boissy d’Anglas, que parmi « ceux qui possèdent une propriété ».

La Constitution de 1795, miroir inversé de celle de juin 1793.

La Constitution de 1795, inaugure donc un renversement considérable dans la manière dont se définit la République. Institution censée garantir le contrôle permanent des représentants par les représentés pour les Jacobins, elle devient, après Thermidor, un cadre élitaire qui a pour fonction de mettre les représentants hors d’atteinte des représentés, et de gouverner à l’abri des tumultes sociaux qui secouent la France.

La République cesse d’être la propriété de ceux que Saint-Just nomme »les malheureux » (« les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent ») pour devenir celle des « meilleurs ». Elle perd sa dimension plébéienne pour revêtir un caractère résolument aristocratique, qu’assume parfaitement Madame de Staël, proche des Thermidoriens : « aristocratie ne veut-il pas dire le gouvernement des meilleurs ? Qu’est-ce qu’un gouvernement représentatif, si ce n’est le gouvernement du petit nombre et le pouvoir remis entre les mains des plus éclairés, des plus vertueux, des plus braves ? ».

De « l’économie politique populaire » au triomphe du libre commerce

Les Thermidoriens encouragent une dépolitisation des débats, qui touche en particulier les questions économiques – parfois réduites à des enjeux purement techniques. Puisque le libre commerce permet l’accroissement de la richesse globale, qui profite à tous, comment peut-on raisonnablement s’y opposer ? L’air du temps, marqué par l’influence des économistes « physiocrates », est propice à de tels raisonnements ; il convient de s’arrêter quelques instants sur ce courant « physiocratique »[2].  Résolument libéral, il a joué un rôle important dans la dépolitisation et l’autonomisation de l’économie, comme sphère séparée des autres disciplines au cours du XVIIIème siècle. Ce courant de pensée exerce une influence diffuse, quoique souvent indirecte, sur les députés de l’Assemblée nationale. Les physiocrates placent d’immenses espérances dans la science économique naissante. Celle-ci détient, selon eux, la clef de l’abondance et de la prospérité pour les sociétés. Au point qu’ils estiment que les prescriptions de l’économie doivent s’imposer aux gouvernements eux-mêmes. Le pouvoir politique doit donc reconnaître que sa souveraineté est limitée par les lois naturelles que découvre la science économique. L’économie ne donne-t-elle pas les clef d’un « ordre naturel pour le gouvernement des hommes«, comme l’écrit l’éminent physiocrate Lemercier de la Rivière dans L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques ? Ce statut méta-politique et méta-social accordé à l’économie, cette confiance, presque religieuse, dans les vertus de la science économique, ont été moqués dès les premiers écrits des physiocrates, que l’on a affublés du surnom d’économystificateurs, ou taxé d’économisme. Jean Cartelier, historien spécialiste des physiocrates, y voit quant à lui une “pensée totalitaire avant la lettre”. Les physiocrates dressent ainsi les premiers rudiments d’un discours économiciste, destiné à connaître un long développement au cours des siècles suivants.

On comprend donc les multiples appels à la réconciliation sociale entre riches et pauvres lancés par les Thermidoriens. Les conflits qui opposent « gens de bien » et « gens de rien » sont le fruit d’une mauvaise appréhension de la situation – et de préjugés tenaces qui poussent les pauvres à haïr les riches, dont il convient de ne pas exagérer les vices : « il y a une pudeur qui retiendra les riches, et qui les empêchera toujours de priver le pauvre de la possession qui lui est destinée », estime le Thermidorien Bourdon de l’Oise. Face aux inégalités sociales, la redistribution forcée n’est pas une solution viable : en attendant que le libéralisme économique transforme la France en pays de Cocagne, il faut faire appel au « sentiment de fraternité » des riches, « qui leur font un devoir sacré de partager leurs subsistances avec leurs frères de tous états, de toutes professions », écrit le négociant Robert Lindet (acteur de premier plan dans le coup d’Etat contre Robespierre).

Cette communion fraternelle entre riches et pauvres était moquée deux ans plus tôt par Robespierre : « Sans doute, si tous les hommes étaient justes ou vertueux ; si jamais la cupidité n’était tentée de dévorer la subsistance du peuple ; si tous les riches se regardaient comme les frères du pauvre, on ne pourrait reconnaître d’autre loi que la liberté [économique] la plus illimitée ; mais s’il est vrai que l’avarice peut spéculer sur la misère, et la tyrannie elle-même sur le désespoir du peuple, pourquoi les lois ne réprimeraient-elles pas ces abus ? ». Faisant écho aux sans-culottes, il estime que la République doit reconnaître l’existence d’un antagonisme d’intérêts entre pauvres et riches, afin de protéger les premiers contre les seconds par la mise en place d’une « économie politique populaire ». Comme Rousseau avant lui, Robespierre refuse la réduction de l’économie à des enjeux purement techniques. Auteur d’un Discours sur l’Economie politique, Rousseau est l’un des premiers à accoler l’adjectif « politique » au concept d’ »économie«. Il s’inscrit par là-même en faux avec ce mouvement de naturalisation de l’économie encouragé par les physiocrates et poursuivi par les Thermidoriens.

Jean-Jacques Rousseau, source d’inspiration constante pour les Jacobins. Toute sa théorie politique consiste à faire du peuple l’instituant méta-politique légitime, à la place des lois économiques chez les physiocrates. Détail d’un tableau de Quentin de La Tour.

C’est ce qui explique la dimension fondamentalement antagonistique du jacobinisme : la société étant traversée par des conflits sociaux qui produisent un nombre considérable de « malheureux », la République ne peut être un cadre neutre par rapport à ces affrontements. Elle doit reconnaître le caractère politique des questions économiques, qui sont sujettes à délibération au même titre que toutes les autres. C’est ainsi qu’au cours des années 1793-1794, la République prend une coloration sociale croissante, en même temps que conflictuelle, avec le vote d’une multitude de lois visant à réprimer la spéculation, à bloquer les prix des subsistances, et à redistribuer systématiquement aux citoyens pauvres les biens des nobles émigrés et des suspects jugés coupables par le système de Terreur.

Le 9 Thermidor tue ces projets sociaux dans l’œuf. L’Assemblée nationale s’empresse de mettre fin à ce système d’économie dirigée et de redistribution sociale, qui aurait précipité la France vers la « ruine du commerce ». A cette fin, elle multiplie les réformes libérales. Censées produire l’abondance, celles-ci ont plongé la France dans l’une des crises de subsistance les plus aiguës du siècle durant l’hiver 1794-1795, au cours duquel la mortalité par la faim a doublé par rapport à l’hiver précédent – rendant au passage lettre morte les appels à la conciliation sociale lancés par les Thermidoriens ; dès mai 1795, une foule de sans-culotte envahit le Parlement, décapitant deux députés, et réclamant « du pain et la Constitution de 1793 ».

Insurrection du 20 mai 1795. Tableau d’Alexandre-Evariste Fragonard.

La réponse des Thermidoriens aux tensions sociales croissantes réside dans une surenchère rhétorique destinée à les gommer derrière l’unité factice de la République française. « Je ne reconnais plus de castes dans la République. Je n’y vois que de bons et de mauvais citoyens », déclare Tallien, l’une des figures de proue du 9 Thermidor. Il ajoute, faisant référence à la Terreur : « La Convention ne doit plus souffrir que la République soit plus longtemps divisée en deux classes : celle qui fait peur et celle qui a peur ». Un discours de rationalité économique permet aux Thermidoriens de reléguer les revendications anti-libérales des classes populaires à des délires idéologiques, ruineux pour l’économie, et leur sert de prétexte pour les écarter du pouvoir.

Inaptitude du peuple à gouverner, naturalisation de l’économie libérale, autonomisation de l’économie comme sphère isolée du politique : ces éléments, épars sous la Révolution, ne tardent pas à produire des corpus idéologiques de plus en plus structurés et systématiques dans la pensée libérale des deux siècles suivants.

C’est donc un véritable changement de paradigme politique qui s’amorce avec l’ère thermidorienne, qui fait subir à l’idée de « République » un glissement sémantique considérable. Celui-ci doit beaucoup à l’évolution des rapports de force entre classes sociales qui s’opère avec le 9 Thermidor : cette date marque le retour en force des classes les plus fortunées, qui instituent une République conforme à leurs intérêts. « Je ne connais qu’un moyen de conserver la propriété », écrivait Mme de Staël : « concentrer le pouvoir entre les mains des propriétaires ». C’est donc la réduction de la République au libéralisme qui s’opère. : elle devient un simple cadre représentatif, permettant le libre jeu des intérêts, sans égard pour la souveraineté populaire, dont il se défie, et ignorant des tensions sociales, qu’il nie ; une conception de la République qui se conjugue bientôt à un discours économiciste au nom duquel on limite encore davantage la souveraineté du peuple. C’est cette même définition de la République qui triomphe une nouvelle fois en 1871, lorsque les Républicains « modérés », alliés aux Versaillais, écrasent les Républicains néo-jacobins de la Commune de Paris. C’est elle qui, aujourd’hui encore, est hégémonique.

Notes :

[1] Le terme de “Thermidoriens” englobe tous les partisans du coup d’Etat du 9 Thermidor contre Robespierre. Il désigne donc une multitude d’acteurs d’une grande variété idéologique, allant d’une fraction ultra-révolutionnaire à des partisans de l’Ancien Régime. Il est ici utilisé de manière volontairement simplificatrice pour désigner la faction des “modérés”, groupée autour de Boissy d’Anglas, hostile à la Terreur comme à la restauration du roi, à la démocratie comme à la monarchie ; les rédacteurs de la Constitution de 1795 sont issus de ses rangs.

[2] Ces quelques lignes doivent beaucoup au passionnant article de Florence Gauthier : “à l’origine de la théorie physiocratique du capitalisme”.