Comment les « fonds vautours » dépècent les États surendettés

Citation extraite du livre de Benjamin Lemoine. © Joseph Edouard

Les difficultés financières du Sud global constituent une opportunité pour les « fonds vautours » pour empocher de très grosses plus-values. Leurs méthodes extrêmement agressives pour soumettre les États, judiciaires ou non, sont mêmes théorisées par un cabinet d’avocats new-yorkais. Dans son nouvel ouvrage Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté (La Découverte), le sociologue Benjamin Lemoine plonge dans les arcanes de la finance et des cours de justice américaines pour décrypter les méthodes de ces rapaces de la finance… et les moyens de leur résister. Extrait.

Ils se vivent comme des « chasseurs ». Leurs proies sont les « souverains ». Ils sont avocats et ont pour clients la haute finance ou des firmes multinationales à qui des États doivent de l’argent, qu’il s’agisse d’une dette impayée, d’une indemnité obtenue à la suite d’un procès ou d’un recours en arbitrage [1]. L’un d’entre eux a rédigé le manuel du « bon » traqueur d’État, intitulé « À la poursuite des actifs protégés des débiteurs souverains ». Son auteur, Michael S. Kim, est spécialisé dans les disputes commerciales transnationales. Fondateur et principal associé du cabinet d’avocats new-yorkais Kobre & Kim LLP, diplômé de la faculté de droit de Harvard, cet ancien assistant au bureau du procureur général du district sud de New York (où il travaillait sur la criminalité en col blanc) met son expertise acquise au département de la Justice au service des entreprises et financiers qui cherchent à recouvrer leurs créances.

De redoutables « chasseurs d’États »

Les États souverains constituent pour ces chasseurs, qui s’en prennent aussi à des sociétés privées, l’espèce la plus redoutable des débiteurs, et les poursuivre relève d’« un affrontement avec des titans ». Pendant l’été 2005, les membres du cabinet Kobre & Kim se sont rendus dans le Connecticut, où ils ont passé une journée entière sur un champ de tir : « Nous nous occupons de litiges et de procès très agressifs ; nous préférons donc une activité qui s’accorde bien avec cette culture. Frapper une petite balle blanche sur les greens de golf ne nous convient pas vraiment », explique Kim à un journaliste du New York Times en 2005. Le stand de tir est devenu l’activité de prédilection pour les séminaires d’intégration de nombreuses entreprises new-yorkaises. Finies les parties de pêche et de softball. Les montants en jeu sont élevés, dépassant la plupart du temps la centaine de millions, parfois plusieurs milliards de dollars. Le lexique décrivant leur travail est militaire : on parle de « campagnes d’exécution ». Il s’agit, en mobilisant tous les leviers de pression imaginables, juridiques ou extra-juridiques, de contraindre les États à transiger. En effet, si le créancier a le droit pour lui, une décision de justice ou la sentence d’un tribunal d’arbitrage, aucune force ne contraint les États à payer. Dès lors, une armada est nécessaire pour transformer un bordereau de justice en liquidités. 

Depuis la fin des années 1990, le tableau de chasse mondial est fourni. Certains actifs saisis sont qualifiés de « trophées » en raison de leur valeur financière ou symbolique, matérialisant la punition et l’entrave infligées aux États. Un Falcon de la flotte du président de la République du Congo, Denis Sassou-Nguesso, attaché au sol dans un hangar de l’aéroport de Mérignac en Gironde. Une frégate argentine immobilisée au Ghana. Des huissiers de justice dépêchés pour tenter de saisir un satellite de l’État argentin ou pour bloquer un port commercial du Venezuela. Les comptes bancaires des ambassades gelés. La Federal Reserve de New York dans l’incapacité de transférer de l’argent depuis le compte de la Banque centrale d’Argentine pour honorer le paiement du gouvernement au Fonds monétaire international… 

Quand bien même ces saisies peuvent être levées dans certaines juridictions où elles sont entreprises, l’objectif a été atteint. Car ces raids légaux, délibérément spectaculaires, embarrassent, sinon humilient les États. Si les créanciers n’espèrent pas se rembourser intégralement par la saisie d’actifs, cette collecte provisoire finance leur procédure et, surtout, paralyse progressivement la cible. L’État débiteur voit peu à peu sa vie de souverain devenir impossible : ses partenaires commerciaux sont aussi visés et touchés, ses biens, ses transports sont placés sous surveillance et certains sont immobilisés. Tant que l’État pourchassé n’accepte pas de revenir à la table des négociations, avec eux en priorité, il éprouve de sérieuses difficultés à débourser son argent pour payer un autre créancier sans être menacé de confiscation. Jusqu’à ce qu’il craque. Tous les coups légaux sont permis pour mettre sous pression et étrangler financièrement le mauvais payeur et l’acculer au remboursement. En donnant libre cours à leur « instinct de chasseur », les créanciers finissent souvent par arracher le consentement de l’État débiteur à transiger et par en tirer profit. 

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde.

Depuis le début des années 2000, des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des États du monde, fait des recours en arbitrage pour réclamer des dommages et intérêts liés à un large éventail d’actions gouvernementales – des réglementations en matière environnementale ou de santé publique – considérées comme une remise en cause de leurs investissements financiers (en juillet 2024, on recensait 1 332 cas de recours contre les États, ndlr). Mais les réclamations devant les tribunaux portent aussi sur des dettes non honorées. La probabilité qu’une crise de la dette s’accompagne d’une action en justice est passée de moins de 10 % dans les années 1980 à plus de 50 % ces dernières années.

Quand les États ne sont plus souverains face aux spéculateurs

Cette industrie du litige contre les États est dominée par un petit nombre de fonds spéculatifs, des hedge funds [2], qui sont entourés d’enquêteurs et d’informateurs très bien renseignés, officiels ou officieux – dont la fonction est de traquer les actifs de l’État endetté circulant dans le monde –, ainsi que de spécialistes en relations publiques – qui se démènent pour nuire à la réputation des mauvais payeurs et, a contrario, polir l’image de victime des financiers auprès des tribunaux et de l’opinion financière. Dans chaque opération commando, il s’agit de faire face à la souveraineté des États, c’est-à-dire d’affronter leur capacité à ne pas reconnaître des droits au remboursement, à ne pas se plier au jugement des tribunaux étrangers et à décider qu’une situation exceptionnelle – crise économique, sociale ou politique – justifie d’ignorer les promesses préalablement faites.

La plupart du temps, les détenteurs originaux des titres d’emprunt ou des indemnités arbitrales se sont délestés des créances ou du dossier et les ont revendus sur un marché de l’occasion, dit secondaire, découragés par le coût d’une procédure judiciaire de longue haleine ou éprouvant le besoin de nettoyer leur portefeuille. On le voit, la poursuite juridique est devenue financiarisée, transformant les litiges en supports d’investissement circulant sur un marché des affaires. Des consortiums réunissant financiers, avocats, spécialistes de l’information investissent dans des disputes et rachètent les créances « vacantes ». 

En Argentine, ces organisations financières sont devenues des ennemis publics : la présidente Cristina Kirchner comparait les fondos buitres, « fonds vautours », à des « terroristes financiers ». Si les hedge funds sont décrits comme des spéculateurs prospérant sur le cadavre des entreprises, des clubs de football ou des États au bord de la faillite, les milieux financiers parlent plus sobrement de « fonds procéduriers », d’activistes, spécialisés dans une classe d’investissements spécifique : la dette en détresse. La méthode est, a priori, simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, par exemple via une campagne médiatique de dénigrement, jusqu’à l’astreindre au paiement et empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat, auquel s’ajoutent les intérêts courus et les frais de justice. Si beaucoup se prétendent « chasseurs d’actifs souverains », peu ont un « historique de recouvrement » à faire valoir, me confie Kim. Les succès sont « extrêmement rares » : « Lorsque des clients (des investisseurs) engagent des avocats, presque personne ne demande : “Avez-vous déjà perçu des fonds ?”. » [3]

La méthode est simple et lucrative : mettre la main sur la créance d’un débiteur insolvable, revendue à bas prix, et le poursuivre par des moyens judiciaires et extrajudiciaires, jusqu’à empocher le remboursement à un prix bien supérieur à celui de l’achat.

En face, les gouvernants des États-nations débiteurs ne sont pas des victimes ingénues. Il est donc fondamental pour ces fonds vautours de dégainer vite et de frapper par surprise, pendant le procès, avant même que la décision soit rendue. Car, dans les trente jours qui suivent l’émission du jugement, l’adversaire aura réagi et peut-être déjà mis ses biens à l’abri des saisies. Face « à un débiteur souverain récalcitrant typique qui a déjà fait l’objet de nombreuses attaques et est assez avisé, ce n’est pas le moment de tergiverser en se demandant s’il va bientôt payer ». Les chasseurs le savent : « En général, un État dispose de ressources beaucoup plus importantes et d’un portefeuille plus garni que n’importe quelle entreprise, et peut employer des tactiques de mauvaise foi pour dissuader les créanciers de chercher à monnayer une indemnité. »

Et de fait, les États aussi savent s’équiper. Pour optimiser leur rapport au droit et minimiser leur exposition au risque de saisie, ils s’entourent d’avocats des grandes places financières du monde, New York ou Londres, et qui travaillent pour les cabinets les plus prestigieux – ce qu’on appelle le « cercle magique ». Dans le domaine du droit, les actifs d’État sont réputés les plus insaisissables parce que le souverain dispose de moyens d’esquive et de dissimulation atypiques : il peut faire valoir son immunité souveraine ou déplacer ces actifs dans des territoires échappant au droit commun commercial (comme à la Banque des règlements internationaux en Suisse). La proie souveraine ne se laisse pas prendre aisément.

Le « Sud global », une proie de choix

Mais l’énigme se complique car ce sont les États eux-mêmes qui, pour des raisons financières, renoncent souvent à nombre de ces protections spéciales. Afin de susciter la confiance des prêteurs mondiaux et d’accéder à un crédit moins onéreux, les services des États emprunteurs dont la confiance est la moins assise ont libellé leurs titres de dette en monnaie étrangère, la plupart du temps en dollar, et complété ce « péché originel », comme disent les économistes, sur le terrain du droit en plaçant leurs contrats sous l’égide du droit dominant, celui de l’État de New York. Ils ont ainsi écarté la référence à leur droit national, « suspendu » leur immunité souveraine et consenti à des clauses protégeant largement les créanciers. En échange d’un crédit plus avantageux, un taux d’intérêt plus faible, les départements du Trésor de ces pays se sont ainsi délibérément exposés à des risques juridiques et financiers. Dans la logique rationnelle du contrat, plus le souverain se laisse des marges d’action discrétionnaire en cas d’impossibilité de paiement, plus le créancier fera payer cher son prêt. Inversement, plus les efforts de sécurisation des créanciers privés sont importants, plus les facteurs de risque sont élevés pour les États.

Mais tous les débiteurs publics ne se sont pas soumis aux mêmes contraintes. L’inégalité entre pays occidentaux et pays du « Sud global » se décline dans le support même de l’emprunt : les souverains n’ont pas tous besoin d’émettre des contrats au sens strict pour lever de l’argent. Les États les plus centraux de l’architecture financière mondiale (les États-Unis, l’Allemagne, la France, etc.), forts de leur capital confiance, goûtent peu ce jeu de la rationalité contractuelle (et son cocktail de risques versus protections) et cet empiètement sur leur souveraineté pour obtenir des financements. Leurs emprunts, y compris auprès de créanciers étrangers, sont inscrits dans leurs droits administratifs, dans des lois, des arrêtés ministériels et des décrets domestiques : ce sont des actes d’État unilatéraux et incontestables, au sens où ils ont pour fonction d’éviter le couperet des tribunaux étrangers.

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Au contraire, en fixant les obligations de l’État, en listant précisément les voies de recours possibles et impossibles en cas de défaut, et en étant éventuellement régi par une juridiction étrangère, le contrat d’emprunt est un outil de force pour le créancier privé et l’arme de l’État faible. Mais le droit peut constituer un instrument de contre-pouvoir dans ces terrains de la finance globale : à partir des années 1960, les États postcoloniaux du Sud global revendiquent un droit international « réellement universel », qui ne soit pas seulement la projection et prolongation des standards du droit coutumier favorables aux intérêts économiques des puissances européennes. 

Le système financier et monétaire mondial n’est donc pas plat, mais hiérarchique : certains souverains dominent le monde de la finance et semblent plus souverains que d’autres. À mesure que Wall Street est devenue la place financière incontournable du monde, les tribunaux de New York se sont imposés comme la chambre globale de règlement des litiges et de collecte des réclamations. La grande majorité des dettes en circulation, émises par des États émergents sous forme d’obligations, sont régies par le droit new-yorkais. Le tribunal du district sud de Manhattan, New York Southern District, le premier niveau hiérarchique de l’administration judiciaire étatsunienne (avant les tribunaux d’appel et la Cour suprême), est ainsi devenu un véritable centre de pouvoir global. La juridiction est qualifiée de « district souverain » pour souligner sa puissance et son autonomie relative vis-à-vis du pouvoir exécutif à Washington. Ce pouvoir juridique de la finance a façonné un terrain de jeux local et global pour les créanciers privés.

Notes :

Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Benjamin Lemoin, La Découverte, 2024.

[1] Consenti par les États eux-mêmes dans le cadre des traités bilatéraux d’investissement et des accords de libre-échange, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) – Investor-State Dispute Settlement (ISDS) en anglais – est une voie de recours, alternative à la justice étatique, pour les investisseurs, qui leur permet de réclamer auprès des arbitres des indemnités compensatoires si l’utilisation par l’État de ses institutions pour promulguer des lois, enquêter sur des infractions présumées, retenir ou révoquer des licences, etc., remet en question, de façon non conforme aux traités, les promesses faites à un investisseur.

[2] Les hedge funds, contrairement à ce que suggère leur appellation littérale (fonds de couverture), sont des fonds d’investissement qui, profitant d’une faible réglementation, placent une part importante de leur portefeuille sur des actifs illiquides, complexes ou risqués – à la différence des fonds d’investissement (investisseurs institutionnels, compagnies d’assurances, fonds de pension) destinés au grand public. Peu transparents et souvent implantés dans les paradis fiscaux, ils cherchent la surperformance et utilisent massivement les techniques de spéculation sur l’évolution des marchés, à la baisse comme à la hausse (produits dérivés, vente à découvert et effet de levier). Autrefois petits groupes d’entrepreneurs, ils sont aujourd’hui, le plus souvent, de grandes institutions financières qui emploient des centaines de personnes.

[3] Quand je l’interroge sur son palmarès, Kim évoque trois dossiers au moins : Conoco Philipps c. Venezuela ; Chevron c. l’Équateur ; Elliot c. Corée (qui fait actuellement l’objet d’un appel).

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