L214 est l’association de protection animale qui a réussi à propulser ses thèmes au cœur du débat public et médiatique. Enquêtes, vidéos, polémiques… et plus récemment procès. Depuis deux ans, les problématiques autour du traitement de la vie animale se retrouvent régulièrement en ouverture des 20h. Nous avons rencontré la co-fondatrice et directrice de L214, Brigitte Gothière, afin de se pencher sur la stratégie gagnante de L214, et d’évoquer sa vision de l’antispécisme.
LVSL – La stratégie de L214 ces dernières années est assez unique dans le champ des associations de protection animale : vous tentez de vous rapprocher des préoccupations de tous, et pas seulement des militants et des personnes déjà sensibilisées. Ainsi, les campagnes de L214 sont plutôt axées sur les thématiques qui parlent à la majorité des français comme la fourrure et l’élevage en batterie. C’est une stratégie assumée ?
Brigitte Gothière – Oui, c’est même l’objectif. On est une association qui essaye de proposer un modèle de société différent, avec des relations différentes avec les animaux. On ne cherche pas à convaincre ceux qui sont déjà convaincus, mais plutôt de convaincre ceux qui ne le sont pas de se mobiliser avec nous.
Nous partons du constat que 99% des gens ne veulent aucun mal aux animaux. On est tous et toutes en capacité de défendre les animaux dans notre quotidien mais aussi politiquement, c’est-à-dire de porter plus haut la voix et de convaincre des décideurs.
Aujourd’hui l’élevage en France a une image d’Épinal : dans l’imaginaire collectif, les animaux en France seraient élevés dans des alpages, dans des prés… Ça n’est pas la réalité. 80% des animaux sont maintenus dans des bâtiments fermés sans accès à l’extérieur. C’est de l’élevage intensif, avec des animaux entassés, des mutilations à vif. On place les animaux dans un environnement qui leur est profondément hostile. Ensuite on prend leur vie ! C’est ce qu’ils ont de plus précieux. Au-delà de parler à tous, on veut surtout parler de la majorité des animaux exploités, la plupart de nos campagnes de communication concernent ainsi l’élevage en batterie.
LVSL – La communication de L214 peut en effet être considérée plus douce que celle d’autres associations de protection animale ayant les mêmes objectifs à long terme, notamment la fermeture des abattoirs. De quel œil les militants voient ce choix ?
Brigitte Gothière – Je crois que les militants voient bien l’intérêt de faire rejoindre de plus en plus de personnes. Notre stratégie est toute simple : c’est juste s’adresser aux gens là où ils en sont aujourd’hui. La morale commune à tous, c’est qu’on ne doit pas maltraiter et tuer sans nécessité. On part de là, et puis on montre ce qu’il se passe, on pose les cartes sur la table. Les militants ont envie que les choses progressent ! Soit ils se reconnaissent dans la stratégie de L214, soit ils militent dans d’autres organisations. Cette multiplicité d’acteurs fait que chacun peut trouver l’endroit où il se sent le plus à l’aise pour militer vraiment, pour essayer de faire avancer ce combat.
Cette stratégie, on ne l’a pas posée et réfléchie, on ne l’a pas lue dans un livre. On s’est simplement demandé comment on s’adresserait à nous-mêmes ! Dans les fondateurs de L214, on est plutôt des rationnels : il nous faut des preuves. On a donc décidé que l’on allait enquêter, et montrer ce que l’on trouverait. Montrer ce que l’on trouve, c’est déjà dénoncer : les animaux sont des êtres doués de sensibilité, nous n’avons pas besoin de nous en nourrir aujourd’hui pour vivre en bonne santé, et pourtant on en tue 3 millions par jour dans les abattoirs, et plusieurs dizaines de millions sur l’aquaculture et la pêche… Ça pose question ! Est-ce que, comme ce n’est plus une nécessité, cela ne remet pas en question quelque chose qui est installé comme un système, qui a été institutionnalisé mais qui est tout à fait questionnable ? Jusqu’ici, c’était un inquestionné. Avec L214, mais pas seulement, les images d’enquête ont contribué au fait que cette question devienne publique. Nous avions déjà des actions dans la rue pour essayer d’aller toucher le public, mais avec les images d’enquête, la résonance était tout autre car les images sont passées dans les médias. C’est une chose de savoir que pour manger de la viande il faut élever des animaux et les tuer, et qu’il y a de l’élevage intensif ; mais c’est autre chose de le voir.
LVSL – Justement, à propos des preuves, L214 se distingue notamment par les enquêtes choc qu’elle produit, et qui sont reprises dans les médias mainstream, avec une présence régulière dans les 20h et dans la presse depuis quelques années. Est-ce que cela a été selon vous une des clés pour crédibiliser la cause animale et ses revendications ?
Brigitte Gothière – Oui, les médias ont participé à cette crédibilisation. Des informations similaires étaient déjà partagées sur les réseaux sociaux, mais il y avait une certaine réserve. À partir du moment où ça passe dans les médias, il y a un porte-voix qui est beaucoup plus fort. Les journalistes ont creusé la question, car il y a les images de L214 mais il y a aussi des journalistes qui font leurs propres enquêtes. Cela veut dire que c’est un sujet digne d’intérêt, et ça apporte donc de la légitimité à la cause. Et il n’y a pas que les journalistes : il y a aussi des personnalités qui prennent la parole sur ces sujets là, des personnalités politiques ou juste des célébrités. Il y a tout un tas d’acteurs aujourd’hui que l’on attendait pas sur ces questions là, et qui pourtant aujourd’hui parlent de la condition animale et ont des positions assez claires sur la façon dont on traite les animaux aujourd’hui.
Il n’y pas besoin d’être abolitionniste (NDLR : demander l’abolition de l’exploitation animale, la fermeture des abattoirs notamment) pour s’insurger de la façon dont on élève et dont on traite les animaux. Cela concerne une plus large part de la population. Nous, nous dénonçons le spécisme de notre société, qui se voile la face : il y a les êtres humains d’un côté, qui seraient infiniment plus importants que les autres animaux, alors que cette notion de supériorité n’a pas de sens ; on est différents, chacun avec ses traits. Notre point commun c’est la sentience, c’est-à-dire cette capacité à ressentir des émotions, ce désir de vivre qu’on peut avoir et que l’on n’ose pas regarder chez les autres animaux.
LVSL – Concernant le terme « antispécisme », est-ce que vous pensez que c’est le fait de mettre sur un même pied d’égalité les humains et les animaux ou est-ce que ça peut être juste le fait de considérer que chacun ait le droit de vivre quelque soit son espèce, sans avoir à mettre un signe égal entre les deux ?
Brigitte Gothière – Est-ce qu’une vache est égale à une poule ? Non ! Un humain n’est pas égal à une poule non plus. Chercher cette égalité, ça n’a pas de sens. Ce n’est pas une question de signe égal entre les deux, c’est soupeser les intérêts de chacun. L’intérêt des animaux, c’est de ne pas souffrir, et de continuer de vivre leur vie. Voilà, ce sont des intérêts qu’on comprend bien, car on a les mêmes ! En face, il y a l’intérêt des humains à manger de la viande, ce qui n’est pas une nécessité aujourd’hui, mais un plaisir, puisqu’on sait faire autrement. Et du coup, la balance des intérêts, en regardant les deux, en regardant ce qui devrait primer sur l’autre, c’est évidemment l’intégrité, la non-souffrance des animaux.
LVSL – Maintenant que la cause de la protection animale est connue et a été crédibilisée, quelles sont les prochaines étapes à franchir au niveau législatif dans les années à venir ?
Brigitte Gothière – Au niveau législatif, c’est complètement bloqué. La dernière loi qui a été votée en faveur des animaux, ça doit être 2015, le changement dans le code civil où les animaux sont reconnus en tant qu’êtres doués de sensibilité, mais toujours soumis au régime des biens meubles. La formulation a changé, mais dans les faits les animaux sont toujours mutilés à vif ! Rien n’a changé au niveau de leur considération en tant qu’être sentient. C’est ce qu’on a vu aux États généraux de l’Alimentation : lors du projet de loi Alimentation, les quelques mesures qui avaient été proposées pour amorcer la prise en compte de l’intérêt des animaux ont toutes été rejetées. Il y a eu une espèce de tentative d’enfumage en disant “Oui, oui, le contrôle vidéo, on va faire un contrôle vidéo expérimental, avec les abattoirs volontaires”. Si ils avaient voulu voter vraiment le contrôle vidéo, ils l’auraient fait. Sur l’interdiction des cages pour les poules pondeuses, il y a eu un amendement qui dicte l’interdiction des nouvelles installations. Alors que c’est fait depuis très longtemps ! Ce n’est pas une avancée. Au niveau législatif, on a quelque chose à décoincer, car aujourd’hui toute avancée est bloquée par les lobbies de l’élevage intensif.
LVSL – Ce qui est assez visible, c’est qu’il y a des combats qui semblent déjà être gagnés dans l’opinion publique, par exemple concernant l’élevage des poules en cage, mais rien ne bouge au niveau législatif.
Brigitte Gothière – Quasiment tout ce qui est porté au niveau législatif aujourd’hui est déjà gagné du point de vue de l’opinion publique : le choix du végétarien dans les collectivités, tout le monde est d’accord avec ça. L’interdiction des cages pour les poules pondeuses, l’interdiction de la castration à vif, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement, l’interdiction de l’abattage avec un étourdissement au dioxyde de carbone… Dès que l’on présente les choses, l’opinion publique dit que c’est atroce ce que l’on fait, que ce sont vraiment des pratiques qui vont loin, très loin dans la cruauté.
Se servir des animaux comme ressource alimentaire dans une société où on n’est pas en état de nécessité, c’est déjà basculer dans la cruauté. Mais on a poussé la cruauté plus loin. Il ne s’agit plus uniquement d’élever et tuer des animaux, mais de le faire dans des conditions qui sont inacceptables. La façon dont on traite les poules, les cochons, la façon dont on sépare les vaches de leurs petits, ce sont des choses qui sont aujourd’hui largement décriées dans l’opinion publique. Sur notre site “Politique et Animaux”, nous avons un observatoire des actions des élus, mais aussi toute une batterie de sondages d’opinion que nous avons rassemblés. On voit très clairement que 80 à 90% des Français sont opposés à la plupart des pratiques d’élevage d’aujourd’hui. Ce qui a été proposé à l’Assemblée nationale, ce n’était pas l’abolition de l’asservissement des animaux, mais des mesures toutes simples qui sont aujourd’hui plébiscitées par l’opinion publique. On portait des propositions qui sont complètement démocratiques et qui ont été refusées.
LVSL – Comment luttez-vous contre cette force des lobbies?
Brigitte Gothière – Il faut qu’on soit un lobby en face ! Lors des États généraux de l’Alimentation, seules les associations de défense des animaux ont soutenu tous les amendements contre l’élevage en batterie et certaines des pratiques d’élevage les plus cruelles aujourd’hui. Demain, est-ce qu’une multiplicité d’acteurs ne peut pas en être aussi ? L’élevage en batterie, c’est aussi un impact sur l’environnement, c’est aussi un impact sur la santé par le biais de l’antibiorésistance, c’est aussi des questions de déforestation, de partage des ressources… Un certain nombre d’acteurs pourraient aussi se saisir de la question et refléter ces 90% de Français qui sont aussi opposés à ces pratiques, et qui sont de toute mouvances. Il ne s’agit pas de 90% d’antispécistes, mais de 90% des citoyens qui face à la souffrance des animaux vont se mobiliser pour diverses raisons : sanitaires, éthiques, écologiques… On pourrait être beaucoup plus forts que le lobby de l’élevage intensif qui défend des intérêts économiques de très peu d’acteurs finalement. L’élevage intensif des poules pondeuses c’est à peine plus de 300 exploitants. Ce n’est pas grand chose au final, comment se fait-il qu’ils aient un tel poids ? Comment se fait-il qu’ils soient autant représentés au sein des instances ? Ce n’est pas normal.
LVSL – Toujours sur la question des lobbies, et le fait d’être un contre-lobby ou lobby positif, vous avez lancé le programme L214 Éducation. Le but affiché est de contrebalancer les lobbies pro-viande qui pullulent dans les classes, notamment du primaire, via des ateliers “pédagogiques”. Quel sera le fonctionnement de ce nouvel outil ?
Brigitte Gothière – Pour L214 Éducation, nous nous sommes basés sur de précédentes expériences comme l’association Gaïa en Belgique ou WellFarm en France. L’éducation des jeunes est vraiment importante et il faut leur donner des informations dont ils puissent se saisir.
Notre objectif concerne l’étude de l’éthologie (NDLR : sociologie animale) : quand on est jeune, on a une certaine empathie vis-à-vis des animaux que l’on va perdre au fur et à mesure des années, ou plutôt que l’on va nous faire oublier. L’idée c’est de dire non, on n’est pas obligé de perdre ça, on peut le garder, on peut même le développer, et même en faire son métier ! On veut montrer les capacités étonnantes des animaux. Aujourd’hui, on souffre de mentaphobie : on va dénier aux animaux tout un tas de capacités, notamment leurs capacités cognitives de liens sociaux, qui existent entre animaux, sous prétexte qu’on les mange. On va donc étudier les chiens ou les chats et s’abstenir de considérer que les autres animaux, les poules, les cochons, les vaches… puissent avoir elles-aussi un univers mental, des relations sociales. On va donc donner des outils de réflexion aux enfants.
Ce n’est pas construit uniquement en réaction aux lobbies de l’élevage, aux lobbies de la viande, qui sont vraiment très présents effectivement, et qui ont développé tout un programme, plein d’outils pédagogiques. Ils sont aussi présents dans les cabinets médicaux, et auprès des politiques. Il faut qu’en face il y ait d’autres acteurs qui proposent des choses différentes ; mais même s’ils n’étaient pas dans les écoles, il faudrait tout de même cultiver la citoyenneté, l’empathie, essayer d’attirer l’attention sur les problématiques qui nous regardent tous aujourd’hui. C’est quelque chose d’important. L’éducation à la citoyenneté, c’est ça aussi ! C’est s’intéresser à l’ensemble des problématiques. Aujourd’hui, la question animale est une question de société, on devrait pouvoir en débattre au sein des écoles aussi.
LVSL – Tout à l’heure, vous avez évoqué le site “Politique et Animaux”, créé par L214. Durant les dernières séquences électorales, L214 était très active sur cette plateforme, qui est une sorte d’agence de notation des partis et personnalités politiques en fonction de leurs actions et propositions en faveur ou défaveur des animaux. On peut noter une nette progression du combat pour la protection animale dans le discours politique global. Dans le même temps, des candidats du “Parti Animaliste” ont fleuri à travers la France notamment lors des dernières élections législatives. Quelle est votre position sur cette sectorisation de la lutte pour la protection animale?
Brigitte Gothière – On a vu le même phénomène chez les chasseurs, qui avaient monté aussi un parti, et qui ainsi pouvaient dire qu’ils représentent tel pourcentage des électeurs. Aujourd’hui, on voit que le Parti Animaliste a fait un peu plus de 1% pour sa première représentation, et ce sans beaucoup de moyens. Je pense que ça montre aux partis plus traditionnels que cette question importe aux Français. Il y a donc ce rôle d’aiguillon, de porteur d’une thématique, et pourquoi pas au niveau législatif, d’avoir des élus qui puissent la défendre. On le voit avec des partis dans d’autres pays, notamment au Pays-Bas, où ils ont aujourd’hui des représentants au niveau européen, des partis qui sont “single issue”, qui traitent juste un thème. Cela permet de mettre en lumière ce thème et puis de porter ce thème complètement. Donc pourquoi pas?
LVSL – Ce n’est pas problématique d’isoler une lutte par rapport à d’autres luttes, plutôt que d’influer sur les partis en lice ?
Brigitte Gothière – Il faut faire les deux. On voit dans les partis des commissions de conditions animales qui se créent. C’est aussi très important au sein des partis d’avoir des forces qui essaient de peser pour que la question animale ne soit pas oubliée, et soit même bien représentée au sein de ces partis. C’est complémentaire.
LVSL – Une des actions de L214 qui a été très remarquée ces dernières années, c’est l’enquête de L214 au sein d’un abattoir local et bio du Vigan, révélant par plusieurs vidéos la maltraitance exercée. À l’heure où les labels local et bio sont de plus en plus convoités par les consommateurs, un des combats pour la protection animale est-il la lutte contre le greenwashing ?
Brigitte Gothière – Oui, clairement. Je vais revenir sur les politiques, mais aussi sur les entreprises. Beaucoup mettent en avant que le bien être animal est important. On a vu le Ministre de l’Agriculture Stéphane Travert et le rapporteur Jean-Baptiste Moreau, qui ont émis un avis défavorable concernant par exemple l’interdiction des cages pour les poules pondeuses, et qui disaient pourtant “le bien être animal c’est quelque chose d’important”. Déjà, par le terme de bien-être animal, on est déjà dans du “bien-être washing” quelque part, puisqu’on va parler de bien-être animal sur tout et n’importe quoi. C’est-à-dire qu’on va oser parler de bien-être animal concernant les animaux qui sont en abattoirs, concernant les cages qui sont actuellement utilisées pour les poules pondeuses. Ce terme-là sert à rassurer le consommateur, à lui faire oublier la réalité… On n’est pas du tout dans le registre du bien-être, on ne parle pas d’un spa ! On parle des conditions de vie des animaux, qui vont du pire au moins pire.
Entretien réalisé le 23 août 2018 par Raphaëlle Martinez pour LVSL.