Immersion dans une manifestation de droite en Espagne

Entre chants patriotiques et slogans hostiles à Carles Puigdemont, président de la Généralité de Catalogne, les manifestants de la droite anti-indépendantiste en Espagne réaffirment leur demande d’une plus grande fermeté face au gouvernement catalan.

On aura rarement vu autant de drapeaux espagnols à Barcelone. Le jour de la fête nationale, célébrant l’Hispanité à travers la conquête des Amériques, des dizaines de milliers de manifestants hostiles au processus d’indépendance se sont regroupés Place de la Catalogne, à l’appel de la Societat civil Catalana, puissante association conservatrice luttant pour le maintien de l’unité du pays.

Entendant désormais disputer aux séparatistes le monopole de la rue, les militants unionistes, galvanisés par le sucées de la marche du 8 Octobre, multiplient les démonstrations de forces, criant « la calle es nuestra » (la rue est à nous), face à un mouvement indépendantiste qui semble connaître un passage à vide, sonné par la non-déclaration d’indépendance de Puigdemont.

Une droite qui tente de soigner son image

Nous retrouvons Pedro au point fixe de la Societat Civil Catalana, Place d’Espagne. Le jeune militant de vingt ans s’exprime déjà comme un professionnel de la politique, esquivant avec habilité les questions sensibles. Quand on lui demande s’il s’identifie à la droite espagnole, à laquelle est souvent associée la Societat Civil Catalana, le jeune militant répond tranquillement qu’il se considère tout simplement comme un patriote en faveur de la Constitution. Pour lui, quand il est question d’un sujet aussi grave que l’unité de l’Espagne, ce genre de clivages n’a pas de sens.

Il est vrai que la Societat Civil Catalana pâtit d’une image fortement droitière, qui l’empêchait jusqu’à présent de mobiliser les foules anti-indépendantistes, que l’on retrouve en nombre dans l’électorat populaire du Parti des socialistes de Catalogne (PSC), qu’elle cherche à attirer dans ses manifestations. Mais celui-ci reste peu enclin à s’associer à des démonstrations d’associations proches des deux partis politiques pijos (bourgeois) que sont le PP et C’S, le premier jouissant d’une réputation particulièrement mauvaise, du fait de sa corruption généralisée et de son héritage franquiste.

Les manifestations pour l’unité de l’Espagne sont en effet réputées pour être un repère de militants d’une droite fortement conservatrice. Les vidéos de manifestants criant des slogans radicaux contre « l’anti Espagne » tout en levant le bras droit, largement diffusées sur les réseaux sociaux, contribuent à populariser l’image du manifestant unioniste « fachorro », grossier personnage associé à l’extrême droite, qui fait office de repoussoir pour la majorité de la population et de pain béni pour le séparatisme, qui tend à associer toute manifestation pour l’unité du pays au « fascisme ».

“Etre catalan est une manière d’être espagnol, selon Pedro, qui nous distribue des coeurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos.”

Conscient de ce handicap, la Societat civil Catalana tente de se dédiaboliser en prenant certaines mesures drastiques. Les manifestants arborant des symboles franquistes et néonazis se voient ainsi refouler, « le Cara al Sol », célèbre hymne de la phalange espagnole, est désormais proscrit. En théorie du moins, puisque des vidéos témoignent de manifestations dans lesquelles il est entonné avec enthousiasme. Les chansons populaires « Viva España » de Manolo Escobar et « El mediterráneo » de Joan Manuel Serrat sont préférées à l’hymne national espagnol. L’organisation entend s’émanciper de son image droitière afin de faire descendre dans la rue tous les Catalans opposés à l’indépendance, quelles que soient leurs opinions politiques.

Ainsi, quand on lui demande s’il est judicieux d’envoyer Carles Puigdemont en prison comme le demandent la plupart des manifestants, Pedro, en bon militant de la Societat Civil, bote en touche et réaffirme sa confiance dans le travail de la justice pour décider du sort du président de la Generalitat. Il rappelle que celui-ci s’est rendu responsable d’un « coup d’État » en se situant hors de la légalité et de la constitution. En signe de bonne volonté, comme pour rappeler son engagement en faveur de valeurs démocratiques et du respect de la diversité des peuples dans tous les cas de figure, Pedro jure qu’il aurait également manifesté si le gouvernement central avait suspendu de manière unilatérale l’autonomie. Il aurait aussi considéré une telle hypothèse comme un coup d’État. La discussion se termine par des preuves d’amour envers l’identité catalane, « une manière d’être espagnol » selon Pedro, qui nous distribue, en guise de remerciement, des cœurs et des éventails aux couleurs de l’Espagne, de la Catalogne et de l’Europe, édités par le parti de droite Ciudadanos (C’s).

Certains manifestants visiblement radicalisés

Le jeune militant nous jure que tous les manifestants sont attachés à l’ordre démocratique et constitutionnel, par opposition aux indépendantistes qui, selon lui, soutiendraient un projet illégal. Cependant, une rapide discussion avec certains manifestants nous fait rapidement douter du discours officiel de la Societat Civil Catalana : la crise politique qui envenime le pays depuis des semaines a attisé la colère d’une partie des Espagnols face au gouvernement catalan, elle s’exprime à présent au grand jour, dans un discours pour le moins problématique d’un point de vue démocratique.

Marchant au coté d’un manifestant hurlant « Puigdemont en Prison ! », Jaime, membre du service d’ordre, surveille attentivement les abords de la manifestation. « On n’est pas l’abris d’un fouteur de bordel », dit il. Derrière, un groupe de jeunes manifestants manifestement agités scandent leur admiration pour l’armée, la police et le Roi Felipe VI. Jaime les observe d’un air approbateur. Il se dit patriote espagnol, nous confie qu’il pas de préférence politique entre la droite et la gauche.

“Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le “terroriste” Puigdemont en prison, rappelle-t-il.”

Pourtant, cette la gauche est loin de trouver grâce à ses yeux : ses tentatives de dialogue ne seraient qu’une méthode pour détruire la nation espagnole, à laquelle les gauchistes auraient toujours préféré la République Catalane. Il nous fait part de son soutien à l’action du gouvernement, bien que celui-ci n’aille pas assez loin. Il faudrait tout de même envoyer le « terroriste » Puigdemont en prison, rappelle-t-il. Comble de l’ironie, le membre du service d’ordre adopte un discours pas si éloigné de ceux qu’il est chargé d’exclure du rassemblement : les militants exhibant des symboles franquistes…

A quelques mètres de là, nous retrouvons Javier, qui se présente comme un soutien de Ciudadanos. Coiffé d’une casquette, les oreilles recouvertes de piercings, ses amis l’accusent d’avoir un air de « gauchiste ». Pourtant, une courte discussion avec lui nous convainc rapidement que sa présence à cette manifestation ne doit rien au hasard : Javier propose d’envoyer sans distinction tous les membres du gouvernement catalan en prison, et dit soutenir fermement l’action du gouvernement.

Ciudadanos, l’incarnation des limites du renouveau de la droite

Javier nous quitte pour rejoindre un groupe de jeunes venus acclamer Ines Arrimadas, présidente du groupe Ciudadanos et cheffe de l’opposition au Parlement de Catalogne. Alors qu’elle s’apprête à monter sur scène pour prendre la parole, la nuée de jeunes manifestants l’entoure aux cris de « Ines presidente !». La jeune trentenaire ne cache pas sa satisfaction, son parti incarne désormais la principale force politique de droite anti-indépendantiste en Catalogne, envoyant au bercail un PP végétatif qui peine à se défaire de son image centraliste et franquiste.

Une sympathique communication moderne et souriante qui rappelle celle de La République En Marche en France, ainsi que de jeunes cadres politiques centristes et charismatiques qui n’ont pas connu le régime franquiste, ont permis à la formation d’Albert Rivera de devenir le deuxième parti politique parmi la jeunesse espagnole, derrière Podemos.

Pourtant, à rebours de son image centriste, Albert Rivera fait preuve d’une grande intransigeance vis à vis de la Catalogne dont il est originaire, en concert avec les radicaux du PP. Il a par exemple exhorté Mariano Rajoy à appliquer immédiatement l’article 155 de la Constitution permettant de suspendre unilatéralement l’autonomie catalane. Cette prise de position incarne la ligne dure qu’entend adopter le parti vis-à-vis du séparatisme, une orientation autour de laquelle C’s a pu construire ses succès électoraux.

“Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole.”

L’adoption d’une ligne pour le moins radicale pour un parti autoproclamé centriste s’explique par les origines et la nature même du mouvement : fondé en 2006 en Catalogne autour de jeunes de droite hostiles à l’indépendance, C’s entend incarner depuis la crise économique une droite « espagnoliste », dont la stratégie est de faire porter la responsabilités des maux de l’Espagne sur la classe politique et le système des autonomies, porteurs de « corruption » et de « désunion », singeant les slogans de la jeunesse indignée du 15-M puis de Podemos.

Bien qu’ils soient aux antipodes politiquement, les deux mouvements comportent d’indéniables points communs :  apparus à la même époque chez la même classe d’âge, ces mouvements sont l’une des manifestations de la crise organique que connaît la forme de l’Etat espagnol depuis le pacte constitutionnel de 1978. Soutenu par l’oligarchie du pays, C’s a tout simplement offert un débouché politique pour une jeunesse qui ne se retrouvait pas dans la ligne modérément anticapitaliste de Podemos, mais qui partageait avec les électeurs du parti de Pablo Iglesias une même hostilité envers les institutions politiques, le bipartisme du PP et du PSOE qualifiés de « dépassés » et de corrompus.

Ainsi, Ciudadanos représente une sorte d’indignation de droite attrape-tout, contre les hommes politiques, les institutions et la corruption, mais ne propose aucune remise en cause des politiques d’austérité et de libéralisation de l’économie espagnole ; ce positionnement transversal lui permet d’attirer un électorat aussi large que volatil. S’y retrouvent ainsi aux côtés de jeunes entrepreneurs libéraux, à l’image des jeunes macronistes, toute une jeunesse « espagnoliste » exprimant un discours extrêmement droitier, dirigé contre la gauche et les autonomies, adversaires autour desquels le parti structure son combat politique.

Au crépuscule de sa vie, Santiago Carrillo, ex-leader du Parti Communiste d’Espagne, assista aux assemblées du 15-M.  Il y vit un mouvement de la jeunesse espagnole transcendant les clivages politiques traditionnels, en remettant en question les conceptions de toute une société. Il pronostiqua ainsi une grande transformation de la gauche, mais aussi de la droite, la première deviendrait à l’avenir « plus combative », et la seconde « plus humaine ». Si avec Unidos Podemos, la mutation de la première a bien eu lieu, celle de la seconde se heurte aux éternels vieux démons de nationalisme radical et à l’autoritarisme, qui risque désormais de briser une fois de plus la démocratie, l’unité et la stabilité du pays.

 

Par Rafael Ric. 

 

Crédit photo : 

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