Karl Marx chez Balzac : l’envers de l’histoire contemporaine

« Je suis un triste prophète », se plaint Balzac dans une lettre à Madame Hanska. Pourquoi cette tristesse devant l’avenir si ce n’est parce que le futur pressenti en 1848 par l’écrivain ne correspond pas forcément aux préférences sociales et politiques de l’individu Balzac ? Balzac n’adhère pas à la marche d’une société qui, au milieu du XIXème, conteste les changements dus à la transformation économique et la mise en place douloureuse du capitalisme. Ses liens avec Mme Hanska, qu’il va enfin épouser, renforcent son parti pris pour le trône et l’église.


Européen d’avant-garde, il sillonne les routes pour retrouver sa bien-aimée en Ukraine et traverse l’Allemagne en râlant contre les révolutionnaires dont l’action contrarie ses projets financiers de rente et de profit ! Pourtant, dans son dernier roman, il offre une niche à ces gens qui font éclater la vieille société et communique ainsi, à son lecteur, la misère de la banlieue et témoigne de l’implantation du mouvement communiste chez le prolétariat. L’entrée dans sa formidable machine à écrire d’une figure imaginaire de l’intelligentsia communiste ne lui apporte-t-elle pas une certaine légitimité ?

Jamais les tensions entre les deux tenants de son écriture, la volonté de dire le monde tel qu’il le veut et celle de le dire tel qu’il le voit, n’ont été aussi fortes chez Balzac. C’est au point que l’esthétique du roman s’en ressent sans doute en même temps qu’une formidable nébuleuse créatrice se forme sous nos yeux. Malheureusement, l’état de santé de l’auteur, le temps consacré à ses projets personnels, avec son mariage et les voyages qu’il entreprend entre Paris et Wierszchownia, en Pologne, nous priveront, à jamais sans doute, que le peintre achève son tableau. Son décès, en août 1850, deux ans après la conclusion du roman laisse un sentiment de frustration.

L’Initié et Madame de la Chanterie, le parti pris de l’ordre

L’Initié est la continuation d’une première œuvre publiée 4 ans plus tôt, Madame de la Chanterie dans laquelle Balzac présente une association dite bienveillante, une conspiration secrète fomentée autour d’une aristocrate inspirée par L’Imitation de Jésus Christ et impliquée jadis dans une conspiration de chouannerie. Madame de la Chanterie, condamnée à de la prison, est soutenue par quatre personnages, emblématiques de la société réactionnaire bourgeoise : un représentant de la religion, un militaire, un magistrat et un bourgeois. Un jeune homme séduit par ce groupe va décider d’y adhérer. Le second roman raconte la première épreuve subie par le héros au bout de laquelle il sera définitivement intronisé dans la confrérie.

Si l’œuvre apparaît comme une œuvre de propagande, c’est qu’elle est conçue froidement comme telle. Balzac, toujours en peine d’argent, compte postuler pour le concours Montyon, au Prix de Vertu bien doté, dont le but est de récompenser un ouvrage fait pour les bonnes mœurs.

Ce parti pris délibéré en faveur d’un ordre bien-pensant éclate à la fin de l’Initié dans une scène de pardon – la victime présente étant le bourreau de jadis – d’un larmoyant, mélodramatique qui prouve que les bons sentiments ne font pas les grandes œuvres. Pourtant, le roman ne peut se résumer à cette apologie bourgeoise, car il montre d’une manière impitoyable une réalité sociale, la misère urbaine, et l’apparition de ghettos sociaux avec l’irruption d’éléments nouveaux, comme le communisme. Le roman capte la nouveauté et séduit totalement.

Je me permets ici de notifier à mon lecteur, qu’il ne soit pas offensé par la leçon, quelques éléments de contexte historique. De 1842 à 1844, Madame de la Chanterie est publiée dans la presse en 4 parties. En 1847, au cours d’un séjour à Wierschownia, Honoré de Balzac s’attèle à l’écriture de L’initié tandis que Karl Marx jette le Manifeste sur du papier blanc. Le 1er août 1848, L’Initié paraît, en 18 chapitres dans le Spectateur républicain. Enfin, en 1854, les deux romans, publiés du vivant de Balzac, sont ré-édités sous la forme d’un seul ouvrage : L’Envers de l’histoire contemporaine.

L’exclusion au cœur de Paris

Justement classés par Balzac dans la section Scènes de la vie parisienne, les deux romans, réunis sous le titre L’envers de la société contemporaine, dessinent une sociologie de Paris qui préfigure d’une manière criante certaines situations d’exclusion.

La première mission confiée à Godefroid, le héros du roman, est située avec précision : la famille qu’il doit espionner et éventuellement aider habite dans un immeuble situé rue Notre Dame des Champs, derrière le boulevard Montparnasse.

Ce lieu est abandonné par les pouvoirs publics : non pavé, il se transforme en un terrain de boue, sur lequel des planches permettent une circulation hasardeuse. Il est isolé, désert et très dangereux. Monsieur Bernard explique à Godefroid qu’on ne peut sortir la nuit, car le moindre risque est de s’y faire voler ! Et la nuit commence à 6 heures du soir à défaut d’éclairage. Lorsque Godefroid, après avoir rendu compte de sa mission à Madame de la Chanterie, veut rentrer dans son logement rue Notre Dame des champs, cette dernière refuse de le laisser partir à pieds et l’oblige à prendre un cabriolet. L’insécurité se joint au délabrement des maisons. Les constructions sont laides, de mauvaise qualité. Aucun aménagement de confort n’est fait.

La population qui y vit est toujours misérable. Sans aucune solidarité, on s’y fait exploiter sans pitié. Les mœurs sont féroces. La tenancière joue sur tous les tableaux pour profiter du plus misérable ; enfants et vieillards, les plus fragilisés dans l’échelle sociale sont les victimes désignées de cette cruauté. Mme Vauthier fait travailler deux enfants pauvres et orphelins contre une nourriture de misère. Leur journée de travail est épuisante et pour eux il n’y a aucune issue. Le petit Népomucène explique sans effroi qu’à sa mort, on utilisera ses os pour que, broyés, ils servent à raffiner le sucre.

Premier souci pour ces malheureux privés de tout : la santé ! Elle est au centre des préoccupations de la famille dont doit s’occuper Godefroid puisque Vanda de Mergi, la fille de monsieur Bernard, souffre d’une maladie étrange et dépend entièrement des médecins.

D’ailleurs, c’est le premier dispositif que prend l’association caritative de Madame de la Chanterie : trouver 12 médecins qui rentrent dans son jeu, placer dans chaque arrondissement de Paris, un de ces savants pour qu’ils puissent accéder aux demandes des miséreux certes, les soigner mais aussi signaler les cas sociaux. Il est difficile de se soigner quand on est pauvre et le pauvre monsieur Bernard sait bien comment son apparence misérable peut rebuter un médecin ! Le docteur Berton qui veille sur le quartier délabré de Montparnasse habite symboliquement rue d’Enfer !

En 1848 Paris est découpé en 12 arrondissements.

La première initiative de Godefroid est justement de contacter un fameux médecin polonais et, à force d’argent, de le convaincre de s’occuper de Vanda. La misère est décrite par Balzac, celle des vêtements élimés, usés, celle des figures pâles, affamées : rien n’est laissé de côté : le prix du bois, des œufs, du lait, des repas. On assiste à une saisie pour dettes, on voit la misère d’un vieillard poussé à dormir à la rue et la dégradation morale d’un garçon obligé au vol pour survivre.

Trois occurrences du mot communiste sont faites dans le roman. Le terme s’est-il déjà trouvé dans le monde balzacien ? L’actualité semble forcer la plume de l’écrivain.

Le monde ouvrier

La première fois, le mot est employé par Alain, un des Frères de la consolation. Sa prochaine mission consiste à infiltrer le prolétariat d’une grande fabrique, à s’insinuer auprès de 100 ou 120 foyers ouvriers pour les retenir dans la bonne voie ! Dans cette grande fabrique « tous les ouvriers sont infectés des doctrines communistes ». « Ils rêvent une destruction sociale, l’égorgement des maîtres ». « Ces pauvres gens » sont « égarés sans doute par la misère avant de l’être par de mauvais livres ». Or pour les amis d’Alain, « ce serait la mort de l’industrie, du commerce, des fabriques »

Alain prévoit que la tâche risque d’être longue et qu’il se cachera sous le rôle de contremaître dans l’usine pendant un an. Va-t-il réussir à détourner des ouvriers du communisme ? Balzac n’évoquera plus cet épisode. Alain réapparaît une fois à la fin du roman alors qu’il est absent lors du premier retour de Godefroid, rue Chanoinesse où logent les associés, sans évoquer son expérience ouvrière.

L’implantation des idées communistes au sein de la classe ouvrière française est donc décelée dès 48 par Balzac qui semble suivre de près l’actualité politique. Sans doute n’est-il pas impossible de voir dans la mention des mauvais ouvrages que lisent les ouvriers une allusion au Manifeste du parti communiste de Karl Marx, parution très contemporaine. Balzac se tient au courant de tout ce qui est nouveau.

Cependant il n’y a pas que dans les basses classes que se propagent les idées communistes.

La figure de l’intellectuel communiste

En 1848, un nouveau type, doté d’un certain nombre de propriétés particulières, rejoint dans l’univers balzacien une collection préexistante, celle des médecins géniaux.

C’est que Moïse Halpersohn est médecin, génial, émigré polonais, et… communiste. Par deux fois il est nettement signifié comme tel.

Tout le monde semble connaître la position idéologique de ce médecin très doué, qui possède « la science innée des grands médecins » auquel Godefroid confiera la vie de Vanda et qui la sauvera. Le père de Vanda dit qu’il ne fonde plus ses espoirs que sur lui et le décrit à Godefroid. Avec l’hésitation que connote l’emploi de trois points de suspension il ajoute à ce portrait un dernier élément : « Enfin il est … communiste ». A bout d’arguments devant cet homme qui choisit ses malades souvent en raison de leur richesse, Godefroid l’interpelle en lui rappelant que comme Vanda il est Polonais et en plus communiste.

L’auteur semble bien informé sur le mouvement révolutionnaire puisqu’il précise « cet ami du révolutionnaire Lelewel », ce dernier étant un Polonais républicain exilé en France, expulsé et finalement exilé en Belgique.

Lié étroitement à Mme Hanska, aristocrate polonaise, Balzac connaît la situation de la Pologne asservie par la Russie. Le couple aura d’ailleurs à souffrir de l’autoritarisme du tsar qui ne laissera pas Mme Hanska, après son mariage avec un Français libre, disposer de ses biens. A Paris comme en Allemagne, il fréquente les milieux polonais patriotes mais reste cantonné dans un cercle aristocrate. Mme Hanska, quant à elle se défie, de ces émigrés politiques. En mai 1850, elle a l’occasion de s’arrêter en Galicie auprès de la comtesse Mniszech, belle-mère de sa fille et approuve l’attitude de celle-ci qui a préféré payer pour ne pas héberger d’émigré polonais ! « Car partout où l’on a reçu ces personnages, non seulement on s’en est repenti pour le présent, mais même pour l’avenir tous les gens de ces maisons-là ayant été suspectés de communisme, de socialisme et autres poisons et venins semblables. »

Pourtant, étonnamment, son appartenance au mouvement communiste ne disqualifie nullement le médecin qui jouit d’une grande considération et gagnera dans son milieu la célébrité. Le portrait de ce personnage est néanmoins paradoxal. Balzac en brosse les traits physiques, qui relèvent de la caricature et révèlent ses préjugés antisémites.

Juif polonais, Halpersohn a un nez « hébraïque » ( « courbé comme un sabre de Damas » mais son front est large et noble car polonais ! D’ailleurs, la comparaison de cet individu, vieillard de 56 ans, à Saint Joseph surprend. Son regard avait « l’expression curieuse et piquante des yeux du juif polonais, ces yeux qui semblent avoir des oreilles ».

Le nom du personnage vient certainement de l’établissement Halpertine and Son, banquiers juifs de Galicie, que Balzac mentionne souvent dans sa correspondance avec Mme Hanska. L’argent se trouve liée à l’élaboration du personnage.

Pourtant, sa cupidité est-elle en relation avec son caractère « juif » selon les préjugés habituels ? Pas sûr. L’auteur laisse planer l’ombre d’une explication différente. Car Halpersohn ne se défend pas devant Godefroid de sa rapacité mais explique « chacun fait le bien à sa manière et croyez que l’avidité qu’on me prête a sa raison. Le trésor que j’amasse a sa destination. Elle est sainte. » A quelle entreprise cet admirateur de Lelewel fait-il allusion ? Cet homme qui n’est pas forcément passionné par la médecine, qui vit dans un environnement qui ne ressemble en rien à celui d’un médecin, qui a beaucoup voyagé, est-il engagé dans une entreprise collective ? Nous n’en saurons rien car si des marques sont faites pour un développement d’une intrigue Balzac n’a pas eu la possibilité d’aller plus loin dans l’élaboration romanesque.

En tout cas, il permet d’aborder le thème de la médecine et d’enrichir ce sujet. En effet, par l’intermédiaire d’Halpersohn, Balzac évoque le développement des recherches, montre qu’il est au courant des études sur les névroses, ou sur l’homéopathie. Il cite des médecins européens, notamment allemands. Halpersohn, grâce à ses voyages, a acquis l’expérience la plus diversifiée et complète de la médecine traditionnelle avec des pratiques populaires.

Balzac montre que cet homme va aller plus loin que les médecins français, jaloux d’ailleurs de son succès, et va réussir. Communiste, Halpersohn est apprécié de sa cliente, la baronne de Mergi qui lui est reconnaissante de sa guérison totale. Cet homme qui sait se défendre d’un vol comprend aussi les situations délicates et sait pardonner. Il va jusqu’à gentiment tenter d’amadouer le grand-père choqué par le méfait commis en toute bonne intention par son petit-fils. On le sent proche de la famille de la patiente et attentif à leur bonheur. Bref, jamais le médecin n’est présenté comme un homme immoral ou dangereux, malgré ses idées politiques.

Si l’individu génial semble imposer sa présence et ses convictions à son auteur et ses lecteurs, il reste que pour les amis de Godefroid, lutter contre la propagation des idées communistes chez les misérables est une priorité.

La lutte contre les idées communistes : l’argent, le nerf de la guerre

Pour lutter contre la propagation du mal, l’idée de Madame de la Chanterie est de créer une organisation secrète. Elle est bâtie sur un groupe très étroit, fonctionne incognito et demande au nouveau membre une initiation psychologique et une épreuve avant l’adhésion. Comme pour une secte, le groupe habite une demeure commune située par l’auteur rue Chanoinesse. C’est la religion catholique qui règle leur but et leur vie comme elle plane sur leur habitat situé derrière Notre Dame de Paris.

Cette organisation intervient auprès des infortunés quel que soit leur milieu. Ainsi Monsieur Bernard, retraité, ancien magistrat, deviendra-t-il leur obligé. Mais l’auteur nous montre l’influence des Frères de la consolation sur les travailleurs et met en scène la méthode des pieux militants pour en démontrer l’efficacité.

Dans la première partie de l’Envers de l’histoire contemporaine Godefroid assiste à un entretien entre le vicaire et un ouvrier qui se voit refuser de l’aide. Nous apprendrons ensuite que c’était un filou. Puis, il entend la conversation de deux malheureux qu’assiste la confrérie et la conversation montre que les idées passent grâce à la bienveillance offerte.

S’il est facile d’avoir de l’influence sur des familles bourgeoises déclassées, les travailleurs des fabriques sont plus difficiles à toucher. L’association offre une aide financière qui l’attache à elle puisque les emprunteurs sont tenus de la rembourser quand ils le peuvent. Attirés par le prêt, tenus par cette dette d’honneur, les malheureux ne perdront pas leur temps à se révolter et seront contraints d’accepter par cette voie douce l’ordre social existant.

Avec un réalisme proche du cynisme le plus complet, Balzac juge là cette initiative à son poids. Elle tient bien la route et l’argent accumulé équivaut à une véritable fortune. Le capital de départ, cautionné par une banque amie, ne cesse d’enfler depuis douze ou quinze ans « à la façon des boules de neige » et l’argent placé sur ces quelques 2000 familles couvre facilement les comptes non soldés. En tout, ce sont près de 5000 foyers qui sont tenus dans les mains de l’organisation.

Aussi Godefroid comprend-il mieux la proposition de départ de Madame de la Chanterie et de ses confrères : pour gérer ce « capital considérable » il faut un véritable comptable. Godefroid est prêt à troquer l’aventure sociale auprès des démunis pour tenir un livre de comptes.

Le roman est-il capable de pousser la jeunesse de 1848 à s’engager dans la voie étroite du militant pieux et capitaliste ? Il ne paraît pas avoir connu beaucoup d’écho. La lecture de ce dernier roman donne l’impression qu’un nouveau monde est en gestation, et que sous nos yeux travaille un Balzac renouvelé. Roman raté alors ? Que nenni !

Karl Marx admire l’écrivain et reconnaît sa capacité à dévoiler la réalité sociale. Mais se doute-t-il qu’en 1848, cette formidable machine à écrire est en passe de faire de lui et de ses semblables un personnage de cette vaste Comédie humaine ?

 

Par Martine Gaertner.