Miguel Urbán : « La structure de l’Union européenne favorise l’évasion fiscale »

Article initialement publié dans le journal espagnol El Salto En avril 2016, le scandale des Panama Papers éclatait. Depuis, le Parlement Européen a créé une commission afin d’enquêter sur les dessous de l’ingénierie fiscale mondiale et de proposer des changements de réglementations pour que l’argent ne s’évapore plus vers des pays aux règles fiscales opaques et laxistes. Un an et demi plus tard, le travail de cette commission semble être totalement édulcoré suite aux derniers votes du Parlement européen et à l’éclatement d’un nouveau scandale, de plus grande ampleur, celui des Paradise Papers, qui replace sur la scène médiatique le lourd problème de l’évasion et de la fraude fiscales. L’eurodéputé de Podemos, Miguel Urbán, a participé à cette commission. Très critique sur le fonctionnement de l’Europe, il dénonce les faux-semblants de la lutte contre l’évasion fiscale, quand « les institutions et les réglementations européennes n’ont été créées que pour favoriser les multinationales ».


Un an et demi ont passé depuis le scandale des Panama Papers. C’est à ce moment qu’a été créée une Commission d’enquête au Parlement Européen, à laquelle vous participez. Maintenant c’est le scandale des Paradise Papers qui éclate. Est-ce que quelque chose a changé concernant la réglementation depuis la création de cette Commission ?

Pour l’instant non. Il faudra voir ce qu’il se passe lorsqu’on votera les recommandations que cette enquête proposera. Il y a encore beaucoup de pressions sur le résultat. En plus, ce sont seulement des recommandations qui sont faites à la Commission Européenne ou aux Etats afin qu’ils légifèrent, mais elles ne les engagent à rien.

En revanche, les conclusions nous sont, elles, bien utiles. Elles nous donnent une vision de l’ampleur du problème auquel nous faisons face. Elles prouvent qu’il ne s’agit pas ici d’une question de conjoncture, mais de structure, qui est liée à la période du capitalisme liquide dans laquelle nous nous trouvons. La grande coalition et les institutions européennes ont clairement voulu utiliser cette commission comme une excuse pour montrer que l’on travaillait, mais dans une certaine mesure, cela n’a été qu’un ravalement de façade. Un ravalement de façade pour un grand nombre d’institutions, de banques, de cabinets ou de pays qui ont été auditionnés par la commission.

“Le Parti populaire européen a voulu mettre l’accent sur le Panama. A la commission d’enquête, on a voulu aller chercher du côté de Luxembourg, de Malte, du Royaume-Uni (…) Il y a des repaires fiscaux à l’intérieur même de l’Europe.”

Nous avons cependant réussi à retourner le discours que le Parti Populaire européen (PPE) a voulu mettre en place, selon lequel le problème des paradis fiscaux ne concernait que les pays du sud. Le PPE a voulu mettre l’accent sur le Panama, les Bermudes ou les Iles Caïmans, mais à la commission d’enquête nous avons bien dit que nous ne voulions pas nous concentrer sur le Panama : on a voulu aller chercher du côté du Luxembourg, de Malte, du Royaume Uni… On a voulu attirer l’attention sur le fait que le problème est à l’intérieur même de l’Europe. Il y a des repaires fiscaux – je n’aime employer le terme « paradis » qui peut comporter une connotation positive – à l’intérieur même de l’Europe.

Il est par exemple significatif de remarquer la quantité infime de ressources humaines qu’emploie le mécanisme de supervision, dépendant de la Banque Centrale Européenne, chargé de contrôler la réglementation même de l’UE sur l’évasion fiscale.

Quelles sont les différences entre les Panama Papers et les Paradise Papers ?

 Les Panama Papers ont servi à montrer comment fonctionnait le monde du « offshore ». Mais Mossack Fonseca était un peu le bas de gamme des cabinets d’optimisation fiscale en comparaison avec les Paradise Papers. Appleby va beaucoup plus loin en nous révélant l’univers particulièrement complexe qui se cache derrière l’ingénierie fiscale et en mettant en évidence, grâce à plusieurs facteurs, les lacunes de la réglementation actuelle.

L’un de ces facteurs est celui du mythe de l’autorégulation, que le Parti Populaire a tant défendu en Europe. Les Paradise Papers ont prouvé qu’il ne fonctionne pas, puisqu’Appleby avait de hauts standards d’autorégulation. Ce qui nous indique que nous avons besoin d’une législation qui puisse réguler les facilitateurs de l’évasion et de la fraude fiscale : les planificateurs fiscaux, les cabinets d’avocats et les banques. Sans les banques tout cela serait impossible, mais ceux-ci peuvent opérer dans des paradis fiscaux en totale liberté, sans supervision, et sans contrôle.

Un autre élément qui nous a été démontré est le rôle des sociétés écrans : les fondations et les trusts. Leur seule mission consiste à cacher à qui appartient l’argent en réalité. Au sein de la commission sur les Panama Papers nous avons réussi à ce qu’une demande soit faite pour que chaque pays tienne un registre réel des propriétés, afin de démasquer et de connaître qui se cache derrière ces sociétés.

“La structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent l’évasion fiscale (…) Il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale, ce qui crée une compétition à la baisse pour attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants.”

Le troisième facteur à prendre en compte, c’est qu’alors que dans le cas des Panama Papers on ne parlait que du Panama, le scandale d’Appleby nous montre qu’il existe un vaste réseau de repaires fiscaux utilisés par de nombreuses multinationales. De la même façon que nous avons besoin d’un registre des propriétés dans chaque pays, les multinationales devraient faire une déclaration de leurs bénéfices dans chaque pays également, pour éviter qu’il y ait des sociétés qui amassent et détournent des millions vers les paradis fiscaux afin de fuir leurs responsabilités fiscales.

Vous avez parlé de Malte et du Luxembourg, mais nous remarquons aujourd’hui que dans les Paradise Papers il est beaucoup question de la Hollande et de l’Irlande.

Il est clair que le Royaume Uni, le Luxembourg et les Pays-Bas sont les trois champions de l’évasion fiscale en Europe. L’Irlande dans une moindre mesure, mais elle est aussi mise en avant à cause de ses baisses d’impôts à destination de grandes entreprises. Le problème ici est que la structure de l’Union européenne et la libre-circulation des capitaux à l’intérieur de celle-ci facilitent tout cela. Ajoutons-y une dévaluation fiscale à la baisse et le dumping fiscal, ce en quoi la Hollande et l’Irlande excellent. On a appris des choses dans les scandales des Luxleaks concernant les pratiques des Pays-Bas, mais cela n’a rien changé pour autant.

Qu’est-ce qui pousse un pays à l’économie solide et développée, comme c’est le cas pour les Pays-Bas, à pratiquer ce dumping fiscal ?

Le problème, c’est qu’il n’y a pas dans cette Europe d’harmonisation fiscale. Cela crée une compétition qui s’opère toujours à la baisse afin d’attirer les entreprises et les capitaux, et nous en sommes les perdants. Il y a des informations qui indiquent que nous perdons 1 000 milliards d’euros de recettes fiscales par an dans toute l’Europe. Avec cette somme d’argent nous pourrions bien nous passer de toutes ces coupes budgétaires. Toute cette évasion et toute cette fraude fiscale créent toujours plus d’inégalités.

Miguel Urbán | Photo : Álvaro Minguito

Dans les Luxleaks, on a découvert des accords bilatéraux entre les entreprises et le Luxembourg, les fameux Tax ruling. Les Paradise Papers ont révélé que Nike avait passé un accord avec les Pays-Bas afin de ne pas payer d’impôts pendant dix ans. Est-ce que l’Europe fait quelque chose pour mettre fin à ce type d’accord ?

Elle tente de démontrer et de donner l’apparence qu’elle fait quelque chose. On a vu quelques sanctions dérisoires, comme celle appliquée à Apple par la Commissaire européenne à la concurrence. Mais on n’affronte pas réellement le problème. De fait, à de nombreuses occasions, on légifère en faveur des entreprises. Deux exemples : les accords mis en place pour éviter la double imposition finissent, et on le sait pertinemment, par devenir des accords de double non-imposition, car les entreprises en question finissent par ne plus rien payer nulle part.

Deuxième exemple : la faible protection des whistleblowers, les filtreurs ou lanceurs d’alerte. Le même jour qu’a éclaté le scandale des Panama Papers, on votait au Parlement Européen une réglementation qui fragilise encore davantage les lanceurs d’alerte. Lorsqu’il a pris connaissance du vote, Antoine Deltour, qui est à l’origine des Luxleaks, nous a demandé de nous y opposer, parce que la législation faisait en sorte de les priver de toute protection. Au lieu de proposer des lois qui promeuvent la transparence et qui protègent les lanceurs d’alerte, l’UE préfère légiférer en faveur des entreprises.

De plus, lorsque le Parlement Européen fait une proposition qui va dans le sens d’un vrai changement, comme par exemple la quatrième directive européenne contre le blanchiment d’argent, la Commission Européenne l’annule. Mais bien sûr, son président, Monsieur Juncker, a été premier ministre du Luxembourg et impliqué directement dans le scandale des Luxleaks.

Les cabinets impliqués dans les Paradise Papers agissaient sur dix-neuf territoires. Douze d’entre eux ne sont pas considérés par l’Etat espagnol comme étant des paradis fiscaux. Cinq d’entre eux ont été éliminés il y a trois ans à cause de ces accords de double imposition dont vous parliez.

 

Oui, c’est aussi ce qu’on a observé avec les Panama Papers. A ce moment-là c’est le PSOE représenté par Zapatero et Rubalcaba qui avait retiré le Panama de la liste des repaires fiscaux. Par la suite il a été très étrange d’écouter le ministre de la Justice du Parti Populaire, Rafael Catalá, parler de ces repaires comme des lieux à la législation « particulière ». Par « particulière », il devait sûrement faire référence au secret bancaire, à l’opacité fiscale ou au refus de partager l’information avec les autorités d’autres pays.

“Il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts.”

Le problème est qu’il y a une connivence parfaite entre une classe politique qui devrait légiférer, depuis la Commission Européenne jusqu’aux échelons les plus bas, et les personnes et les entreprises qui contournent les impôts. Il y a une liste énorme de personnalités politiques éclaboussées par ces scandales. Sans parler des phénomènes de porte tambour (Ndlr : les circulations entre politique et monde des affaires) entre ces législateurs et les entreprises ou les cabinets qui facilitent l’évasion.

Le dernier rapport d’Oxfam indique que la moitié des investissements arrivant en Espagne a transité par ces territoires et que l’investissement des entreprises espagnoles dans ceux-ci a été multiplié par quatre. Cela voudrait-il dire que notre économie repose sur les paradis fiscaux ?

Notre économie est en train de diminuer, il suffit de regarder les données qui révèlent ce que nous perdons à cause de l’évasion et de la fraude fiscales. Mais nous devrions aussi regarder dans quels secteurs notre économie investit. On observe de forts investissements provenant de fonds vautours dans le logement et le foncier. On en revient donc au secteur du bâtiment et on investit dans des secteurs qui ne sont pas productifs.

Il y a quelques années, quand on parlait de paradis fiscaux, et notamment de la Suisse, l’image qui nous venait à l’esprit était celle d’un dictateur africain qui y cachait ses diamants et l’argent qu’il avait dérobé à son pays. Maintenant, on peut voir apparaître des noms comme celui de Shakira, Bono…

 C’est ce que je disais par rapport au Panama et à l’Europe : à travers cette image du fraudeur africain on essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un problème des pays du Sud. Mais aujourd’hui nous pouvons clairement voir que les plus grands fraudeurs viennent d’Europe et des Etats-Unis. La différence c’est que, maintenant, nous connaissons leurs noms. Il est d’ailleurs curieux qu’à de nombreuses occasions la Commission européenne se soit montrée davantage préoccupée par la révélation des noms des fraudeurs que par l’évasion fiscale en elle-même et les pertes causées par celle-ci.

“Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon.”

Nous sommes en train de revenir à un système féodal, où les seigneurs féodaux ne payent pas d’impôts, exactement comme à l’époque. Cette classe aristocratique et féodale moderne s’appelle Bono, Messi, Cristiano Ronaldo ou encore Nike, Apple ou Amazon. C’est une classe qui non seulement se situe au-dessus du citoyen moyen, mais qui se place également au-dessus des petites et moyennes entreprises. C’est une nouvelle noblesse qui se croit au-dessus des lois. On ne peut pas permettre cela. Il faut combattre ce système postmoderne du féodalisme.

Commission d’enquête spécifique en Europe, grands scandales qui attisent le débat au sein de l’opinion publique… Sommes-nous proches de la fin des paradis fiscaux ? Ou ont-ils toujours une longueur d’avance ?

Si seulement ils n’avaient qu’une longueur d’avance. Nous sommes en réalité bien loin derrière eux. Pour vous faire une idée, dans le scandale des Panama Papers on a découvert 213.000 entreprises offshore, ce qui représente seulement 0,6% de celles qui existent dans le monde. Avec celle d’Appleby on peut imaginer en être à 1,5%. Ce qui fait que, si on considère ces chiffres, nous sommes bien loin de connaître ce qui se passe vraiment. Il y a de très grands intérêts pour certains à ce que tout cela ne soit pas su. Nous voyons ce qu’ils veulent bien nous laisser voir, mais il y en a beaucoup plus en réalité.

Propos recueillis par Yago Álvarez, traduits de l’espagnol par Lou Freda.