La robotisation n’aura pas lieu

L’idée que les robots vont remplacer massivement le travail humain fait son chemin. L’auteur essaie de montrer que, si le progrès technique change effectivement le travail en profondeur, nous n’allons pas connaître de sitôt la « fin du travail » et la robotisation généralisée. Ce premier article (sur deux) donne les raisons pour lesquelles le progrès technique ne détruit pas forcément l’emploi.

Le travail, c’est bientôt fini ! Des robots et des ordinateurs feront tout, ou presque, à notre place. C’est en tout cas une thèse à nouveau populaire ces derniers temps : une robotisation telle que combattre le chômage deviendrait illusoire – il n’y aurait plus moyen d’avoir de l’emploi pour tous. L’idée est particulièrement populaire parmi les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, tels que les youtubers Usul ou DanyCaligula, ou le candidat à la primaire socialiste Benoît Hamon. Une vidéo de la très sérieuse émission DataGueule a beaucoup circulé, pour défendre cette idée. Je vais essayer de vous montrer que, malgré le sérieux habituel de cette émission, les arguments concernant « la faim du travail » sont très contestables.

Une idée qui n’a rien de neuf

La technologie qui détruit nos emplois, ce n’est pas vraiment une crainte nouvelle : plusieurs mouvements sociaux du XIXe siècle ont vu des ouvriers s’attaquer aux machines qui les remplaçaient en partie, et il est vrai que le progrès technique amène certains emplois à décroître voire à disparaître. Cette tendance est particulièrement frappante dans l’agriculture, qui était le secteur de la majorité des travailleurs au XIXe siècle, et de seulement 2,8% d’entre eux aujourd’hui en France (illustration de 1950 à nos jours dans le graphique suivant).

Source : OCDE.
Source : OCDE.

Lecture du graphique : En 2015, 1,2% des Français travaillaient dans le secteur primaire, 7,2% dans le secteur secondaire et 33% dans le secteur tertiaire. Les 58,6% de Français restants n’ont pas d’emploi : ils sont soit chômeurs, soit inactifs (enfants, étudiants, retraités, parents au foyer, etc.).

Graphique : Il y a une baisse continue du nombre de personnes travaillant à l’extraction des ressources naturelles (secteur primaire), et des personnes les transformant (secteur secondaire) à partir de la fin des années 1970. Cela n’est pas seulement (ni même principalement) dû au progrès technique : il y a également eu un processus d’externalisation des services, et des délocalisations. En parallèle, le nombre de personne ayant un emploi dans les services (secteur tertiaire) augmente fortement depuis la deuxième moitié des années 1960.

Malgré le progrès technique de ces derniers siècles, l’emploi n’a pas disparu. D’une part, le progrès technique ne détruit de l’emploi que lorsque la productivité horaire des travailleurs progresse plus rapidement que la demande (si je viens de vous perdre, allez lire cette note de bas de page[1]). Mais surtout, lorsque, pour un secteur, le progrès technique détruisait des emplois, d’autres secteurs se développaient, soit parce que le progrès technique le permettait directement (les informaticiens étaient rares au XIXe siècle), soit parce que la progression des revenus permettait des dépenses plus diversifiées[2] (les restaurants se sont multipliés tout au long du XXe siècle, par exemple). Ainsi, la chute des emplois dans le secteur secondaire depuis les années 1970 s’est accompagnée d’une hausse des emplois dans le secteur tertiaire.

Le rapport Nora-Minc : une première prophétie de la fin du travail ?

Il y a toutefois régulièrement des personnes pour affirmer qu’à terme, les nouveaux emplois créés seront dérisoires au regard des emplois détruits, voire que bientôt, la quasi-totalité des activités humaines sera prise en charge par les machines. Un document revient systématiquement pour les défenseurs récents de cette thèse, tels que DataGueule : une étude de Carl Frey et Michael Osborne, économistes de l’université d’Oxford, publiée en 2013[3], mettant notamment en avant l’idée que le Machine Learning va tout bouleverser. J’y reviendrai dans le prochain article : je vais ici vous parler d’un rapport plus ancien, paru en 1978, mais qui faisait des raccourcis qui ressemblent beaucoup à ceux des prophètes de « la fin du travail » aujourd’hui.

A l’époque, les grands progrès technologiques qui impressionnaient étaient l’avènement de l’informatique et des télécommunications (ce qu’ils appelaient alors « télématique »).  Le rapport de Simon Nora et Alain Minc, qui a été repris aussi largement que peut l’être l’étude Frey-Osborne aujourd’hui, affirmait que ces technologies allaient amener d’énormes gains de productivité, notamment dans les services. En conséquence, la création d’emplois dans les services allait être stoppée, et le chômage se développer massivement si rien n’était fait. Inutile de dire que ce rapport avait tout faux : les emplois dans les services ont continué à croître considérablement, passant de 59% de l’emploi en 1978 à 80% aujourd’hui, et les gains de productivité… Et bien…

Source : OCDE.
Source : OCDE.

Alain Minc a bel et bien déclaré, l’air de rien, dans son livre “Nouvelle économie, Nouveau mythe” paru en 2000, « Quelle ne fut pas l’illusion de l’informatique ! », alors qu’il avait été l’un des principaux promoteurs de la dite illusion… D’ailleurs, il avançait dans le même livre que le multimédia (donc internet) allait, cette fois pour de bon, permettre de grands gains de productivité. Prophétie aussi juste que la précédente…

Ainsi, la croissance de la productivité du travail a ralenti dans les années 1970, s’est stabilisée, puis a de nouveau baissé depuis 2007. Dans la mesure où les gains de productivité sont principalement issus du progrès technique[4], cela signifie que le remplacement de l’emploi par les machines a bien lieu, mais a plus tendance à ralentir qu’à s’accélérer : pour que les robots remplacent massivement le travail humain à l’avenir, il faudrait donc une sérieuse inversion de tendance (j’explique dans le prochain article pourquoi cette inversion paraît très peu probable).

Mais que s’est-il donc passé pour que Alain Minc, et avec lui une bonne partie de la société française, se trompent à ce point ?

Prenons un exemple mis en avant par le rapport : le secteur bancaire. Avec l’avènement des distributeurs de billets dans les années 1970, les caissiers de banque auraient dû être en voie de disparition, puisque leur activité principale allait être remplacée par une machine. Si on a bel et bien vu les distributeurs de billets devenir une machine de notre quotidien, le nombre de caissiers de banque n’a pas diminué : aux Etats-Unis, leur nombre est passé de 500 000 à 550 000 entre 1980 et 2010[5]. Cela est en partie dû à la croissance de la population, mais le métier n’a pas disparu ! D’une part, leur rôle a évolué, permettant de donner une place bien plus importante au conseil des clients, pour le meilleur et pour le pire… D’autre part, ce progrès technique a permis de fortement réduire le coût de mise en place d’une agence et le risque de braquages, ce qui a permis de multiplier le nombre d’agences : s’il y avait bel et bien moins de salariés par agence, il y avait en revanche beaucoup plus d’agences.

L’argent dégagé par les gains de productivité peut donc permettre de développer l’activité du même secteur. Ce n’est, bien entendu, pas forcément le cas[6], mais c’est une des raisons qui rend l’impact réel du progrès technique sur l’emploi beaucoup moins facilement prévisible que veulent le croire les prophètes de la « fin du travail ».

D’autres erreurs importantes sont commises dans ce rapport. Je n’insiste pas car il faut bien que ma prose s’arrête, mais le progrès technique permet aussi de faire évoluer la qualité et la nature des produits, ce qui peut nécessiter la création de nouveaux emplois ; d’une manière générale, des métiers voient leur contenu transformé (et non pas supprimé) par le progrès technique, comme l’exemple des caissiers de banque le montre, tandis que les métiers supprimés peuvent être remplacés par des activités nouvelles, comme nous l’avons déjà vu avec notre premier graphique.

Mais l’erreur qui me paraît peut-être la plus fondamentale, du rapport Nora-Minc hier comme de l’étude Frey-Osborne aujourd’hui… Je vous en parle dans le second article disponible ici ! 😉 [Suspense]

Notes :

[1] La productivité horaire des travailleurs, c’est le nombre de choses que produisent les travailleurs en une heure : récoltes, objets fabriqués, services rendus. Dire que le progrès technique détruit des emplois, c’est en réalité considérer que l’augmentation de la productivité des travailleurs détruit des emplois : par exemple, si Rodolphe, ouvrier émérite d’une usine de clés à molette, produit deux fois plus de clés à molette suite à l’installation d’une machine, sa collègue Bernadette pourra être licenciée pour une production égale de clés à molette. Cela suppose que l’usine ne cherche pas à produire plus de clés à molette, donc que la demande de clés à molette stagne. Pour que de l’emploi soit détruit, il faut donc que la productivité horaire augmente plus vite que la demande. Ce processus n’est toutefois qu’une petite partie de ce qui peut se passer lorsqu’il y a du progrès technique, comme je le développe dans le reste de mes deux articles.

[2] La richesse produite globalement en France a fortement augmenté au XXe siècle notamment grâce aux gains de productivité, qui sont eux-même principalement le fait du progrès technique. Cette richesse croissante a abouti à une augmentation des revenus (inégalement répartis), et donc à des dépenses plus nombreuses et diverses.

[3] HAHA, vous avez cru que j’allais vous parler du rapport Nora-Minc, hein ?

[4] Il y a d’autres sources à la croissance de la productivité que le progrès technique, comme la réduction du temps de travail ou l’évolution des pratiques de management. Mais sur le long terme, le progrès technique reste malgré tout le principal facteur de ces gains. Pour comprendre le lien entre productivité et progrès technique, voir la note [1].

[5] Je n’ai pas trouvé pour la France. Désolé. :’( Mais le poids du secteur bancaire a progressé en France comme dans tous les pays développés.

[6] L’argent peut aussi être distribué en revenus, aux actionnaires ou aux salariés restants… (cf. note [2])

Crédit photo :

PiliBilli, http://pilibilli.deviantart.com/art/Circuit-buddies-326651870

http://www.babelio.com/auteur/Alain-Minc/6109

http://www.agoravox.tv/actualites/religions/article/religions-le-perfide-liberal-51273

http://fr.mediamass.net/people/alain-minc/plus-gros-salaire.html