L’idée que les robots vont remplacer massivement le travail humain fait son chemin. L’auteur essaie de montrer que, si le progrès technique change effectivement le travail en profondeur, nous n’allons pas connaître de sitôt la « fin du travail » et la robotisation généralisée. Ce second article (qui peut être lu séparément du premier) montre pourquoi la robotisation sera beaucoup plus lente que beaucoup ne le pensent. Pour le premier volet, c’est ici.
L’erreur qui me paraît peut-être la plus fondamentale, du rapport Nora-Minc hier (cf. précédent article) comme de l’étude Frey-Osborne aujourd’hui, réside en une phrase : ce n’est pas parce qu’une technologie existe qu’elle s’impose automatiquement ! Il y a de multiples contraintes à la mise en place d’une technologie.
L’étude des économistes de l’université d’Oxford, Carl Frey et Michael Osborne (2013), est la principale source des craintes sur la fin du travail aujourd’hui, avec de multiples autres études qui semblent alarmistes, et qui reprennent la même méthodologie. Presque toutes les personnes (ou émissions *haem* DataGueule *haem*) qui reprennent cette étude estiment qu’elle indique ce qui va vraiment se passer, ainsi, que 47% des emplois aux Etats-Unis auraient réellement de grands risques de disparaître à cause des robots dans les deux prochaines décennies (et des chiffres du même acabit pour les autres pays de l’OCDE).
Or, les auteurs précisent bien un point : leur étude ne se base sur aucune analyse économique, sociale, juridique ou écologique, mais uniquement sur ce qu’il est possible de faire, de manière abstraite, avec les technologies à venir ! Si donc, il est possible de manière abstraite de remplacer tous les coiffeurs par des machines infernales à couper les cheveux, l’étude considère qu’il y a un « haut risque d’automatisation », quand bien même cette machine coûterait 20 000 fois le salaire d’un coiffeur…
Les Etats-Unis et les autres pays développés comme la France, selon l’aveu même de Frey & Osborne, ne vont donc certainement pas perdre 47% de leurs emplois ! Et même d’un point de vue purement technologique, ce chiffre est largement surestimé, car la méthodologie des auteurs est assez lacunaire.
Sans vous perdre dans des détails techniques, sachez que l’étude en question développe une approche par métier (« Telle technologie pourra-t-elle remplacer tel métier ? »), or, comme nous l’avons vu dans le précédent article avec l’exemple des caissiers de banque, il est plus pertinent d’analyser les tâches présentes au sein d’un métier, car certaines tâches peuvent ne pas pouvoir être remplacées par des machines, quand bien même la tâche principale du métier l’est.
Une autre étude réalisée par l’OCDE en 2016 a fait cet exercice, procédant par tâches et non par métier, et a abouti, avec exactement la même méthodologie, à un résultat de… 9% d’emplois qui pourraient connaître un haut risque d’être remplacés par la machine dans les deux prochaines décennies pour les Etats-Unis ou pour la France, et ce uniquement d’un point de vue technique ! Ce chiffre de 9% est donc encore surestimé, au vu de toutes les contraintes à la mise en place concrète d’une technologie (et d’autant plus qu’il ne prend pas en compte les potentielles créations d’emploi du fait du progrès technique).
Ce qui empêche la robotisation
Vous l’attendiez avec impatience, voici donc pourquoi il n’est pas si simple d’avoir une société remplie de robots qui font tout à votre place ! De nombreux exemples de progrès techniques peuvent être époustouflants (au hasard, le Machine Learning), mais ne pas être vus de sitôt dans l’économie, et ce, à cause de contraintes économiques, sociales, juridiques[1], et surtout, pour les années à venir, écologiques.
J’ai déjà expliqué dans le précédent article les raisons économiques pour lesquelles le progrès technique ne détruit pas forcément de l’emploi et peut en créer, mais il y a aussi des raisons économiques pour lesquelles une technologie n’est tout simplement pas mise en place.
C’est assez évident : pour qu’une technologie soit mise en place, il faut qu’elle soit plus rentable que la technologie qui la précédait et qui nécessitait plus de travail humain… Or, si 9% de l’emploi peut être remplacé dans les deux prochaines décennies en France d’un point de vue technique, on se doute que de nombreuses technologies ne seront pas assez rentables.
Il y a aussi des contraintes sociales. Les salariés ne se laissent pas faire lorsque leurs emplois sont menacés – sans compter que le droit du travail ne permet pas dans tous les pays de licencier sans raison valable… Une autre contrainte qui touche plus au porte-monnaie du patron, ce sont les demandes des clients ! Ainsi, Michel-Edouard Leclerc expliquait sur son blog que la très faible mise en place des caisses automatiques dans les supermarchés était notamment due au manque d’enthousiasme des clients et au manque de rentabilité de telles technologies.
Les contraintes écologiques, quasiment toujours oubliées, sont pourtant fondamentales. Le dernier rapport remis au Club de Rome, paru en France en 2015 sous le titre « Le Grand Pillage », nous indique à quel point la raréfaction des minéraux à haute teneur (c’est-à-dire, facilement extractibles) va devenir un problème à l’avenir, notamment des métaux rares nécessaires à l’électronique et difficilement recyclables (gallium, indium, tantalum…). Plus généralement, nous avons besoin de plus en plus d’énergie pour extraire des minéraux qui sont de moins en moins concentrés, extraction devenant donc de plus en plus coûteuse – alors que l’extraction et la production de métaux nécessitent déjà aujourd’hui 10% de toute l’énergie produite mondialement.
Cela signifie que la baisse continue des prix que connaissent l’informatique ou les autres nouvelles technologies ne durera pas éternellement (d’autant moins avec la croissance des pays émergents) : il va falloir mener une transition écologique ambitieuse et, pour le coup, créatrice d’emplois.
Conclusion
Entre les emplois créés et ceux détruits par le progrès technique, est-ce que plus d’emplois seront détruits à l’avenir ? C’est possible.
Mais si c’est le cas, le phénomène ne sera certainement pas massif, comme l’indiquent tant l’analyse du passé (gains de productivité en baisse) que du peu que l’on peut savoir de l’avenir (études menées a minima sur la question, telle que celle de l’OCDE). Les éventuelles pertes d’emploi pourront donc être compensées par la réduction du temps de travail et la transition écologique. A condition que les bonnes politiques économiques soient menées.
Le progrès technique pose des questions très sérieuses à notre société, mais ce sont moins celles de l’évolution de la quantité globale d’emplois que de la nature de ceux-ci. En effet, si les pertes d’emplois ne risquent plus d’être importantes à une échelle nationale, elles sont concentrées sur certains métiers, moyennement ou peu qualifiés, de personnes qui peuvent avoir des difficultés à retrouver un emploi sans formations adaptées. Le numérique permet aussi souvent de contrôler plus sévèrement les salariés, et de briser des limites entre vie privée et vie professionnelle, qui doivent donc être réaffirmées.
La fin du travail n’aura pas lieu ; mais la précarité, l’intensification de la pression et des cadences, et le trop faible partage du temps de travail existent bien.
Ne cherchons pas à fuir le travail : transformons-le.
Pour aller plus loin…
Un petit blues dans le thème.
Jean Gadrey, « Le mythe de la robotisation détruisant des emplois par millions », blog Alternatives économiques, 1-2 juin 2015.
Ugo Bardi, « Le Grand Pillage. Comment nous épuisons les ressources de la planète », Les Petits Matins, 2015.
Arntz, Gregory & Zierahn, « The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries », OECD publishing, 2016.
David Autor, « Why Are There Still So Many Jobs? », Journal of Economic Perspectives Volume 29, Number 3, 2015.
Crédit image :
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[1] Mes connaissances juridiques étant très limitées, je ne développerai pas ce point, si ce n’est à reprendre un exemple régulièrement mis en avant, les voitures autonomes, qui risquent de connaître de grosses difficultés de massification du fait de questions purement juridiques.