Christophe Bex : « Le gouvernement est incapable de répondre aux problèmes des agriculteurs »

Le député France Insoumise Christophe Bex à la rencontre des agriculteurs qui bloquent l’autoroute à Carbonne (Haute-Garonne). © Christophe Bex

Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.

Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?

Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.

Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.

« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »

Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.

LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…

C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.

L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur. 

On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.

« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.

LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?

C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.

Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.

« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »

Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.

LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?

C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.

« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »

Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.

LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?

C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.

Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.

LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?

C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !

Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.

LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?

C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.

LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?

C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.

« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »

Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !

Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.

Un programme Apollo pour sauver Airbus

Malgré un plan d’aide publique record, le géant Airbus annonce en ce début juillet la suppression d’environ 15 000 postes, dont 5 000 en France. L’effet en cascade sur les sous-traitants risque d’affaiblir encore plus sévèrement notre outil industriel. C’est donc un échec, en termes de sauvegarde de l’emploi et de compétences, qui montre qu’aligner des milliards ne suffit pas. Sans vision stratégique imposée par l’État, la main invisible du marché continue sa basse besogne. En parallèle, l’urgence climatique impose une sortie rapide de l’avion thermique. Dès lors, seul un grand programme national et européen, ambitieux comme le fut le programme Apollo, peut permettre de répondre à ce triple objectif de sauvegarde de l’emploi, de renforcement de nos capacités industrielles, et de développement accéléré de l’avion zéro carbone. Cette crise peut même être une opportunité, en ce sens que la concurrence américaine et chinoise devra tôt ou tard sortir à son tour des énergies fossiles. Comment, dès lors, restructurer la filière aéronautique franco-européenne ? Par Pierre Gilbert et Nicolas Vrignaud.


Les turbulences de la crise économique due au Covid-19 atteignent désormais de plein fer la filière aéronautique. Le trafic aérien stoppé et les avions cloués au sol (jusqu’à 90% du trafic mondial à l’arrêt, au pic du confinement) provoquent une crise sans précédent chez les compagnies aériennes, dont certaines pourraient mettre la clé sous la porte. Air-France a récemment annoncé un plan de départs volontaires de 8 000 postes et Lufthansa, le mois dernier, avait déjà informé de la suppression à venir de 22 000 emplois.

Cet arrêt brutal engendre logiquement dans la filière productive des suspensions et des annulations de commandes qui impactent l’ensemble de la chaîne de valeur, provoquant la plus grave crise de son histoire. Toute l’activité est en forte décélération et chaque entreprise réduit désormais la voilure. Le géant Airbus a annoncé, ce début de mois, la suppression d’environ 15 000 postes, dont 5 000 en France avant l’été 2021, grâce notamment à un plan de départ à la retraite anticipée. Il est certain que cette annonce va maintenant engendrer des plans similaires chez l’ensemble de la sous-traitance, fortement affectée car dépendante du donneur d’ordre, de ses commandes et de ses investissements. Il est clair, à la vue de la très bonne situation économique d’Airbus, que l’annonce du Groupe vise davantage à rassurer les marchés financiers qu’à préserver les outils de production. Des faillites et une véritable casse sociale sont à craindre car la masse salariale est souvent perçue comme le premier poste de dépense. Les entreprises Daher et Derichebourg n’avaient pas attendu Airbus pour signifier leur plan de restructuration pour la première (1300 CDI) et l’accord de performance collective (APC) pour la seconde (afin de « sauver » 700 emplois). Chez Safran les syndicats affirment une réduction des effectifs à venir par départ volontaire d’une ampleur de 3000 personnes. Le motoriste allemand MTU vient, quant à lui, d’annoncer un plan de suppression de 10 à 15% de ses effectifs. Pour donner un ordre de grandeur de la crise redoutable qui est devant nous, à Toulouse et en Occitanie par exemple, ce sont près de 200 000 emplois directs et indirects qui sont menacés de disparition. À chaque jour suffit sa peine, au cœur d’un choc historique pour la filière.

Alors qu’il se dit que le trafic aérien pourrait reprendre à son rythme antérieur à la crise d’ici deux ou trois ans, les États européens, au premier rang desquels la France et l’Allemagne, se sont individuellement mobilisés avec des plans de soutien à leur économie, dont un spécifique à l’aéronautique pour la France. Le gouvernement a promis de dégager 15 milliards d’euros d’aides, mais sans réelles conditions de sauvegarde des emplois. 1,5 milliard est ciblé vers la recherche de technologie de rupture pour l’avion neutre en carbone.

La filière aéronautique et Airbus : essentiels pour notre avenir

Entre les emplois directs que comptent les compagnies aériennes, les transports vers les aéroports, l’assistance aéroportuaire, l’industrie aéronautique, les services de douane, de sécurité, etc., mais également en prenant en compte les emplois indirects (relations de clients-fournisseurs notamment), le « pôle aérien » draine aujourd’hui quelques 3,5% du PIB mondial, 3,9% en France ; 1 actif sur 30 en dépend en France, soit près d’un million d’emplois. La filière aéronautique est hautement névralgique : plus que toute autre, elle crée des effets d’entraînement puissants sur de nombreuses autres filières industrielles (plasturgie, électronique, optique etc.), les savoir-faire étant fortement imbriqués. L’aéronautique constitue le principal et peut-être l’un des derniers grands atouts français en termes d’exportation (12% des exportations et 3,2% du PIB national, avec un excédent de 27,1 milliards d’euros en 2018); une filière qui était en croissance ces dernières années, alors que notre balance commerciale nationale est déficitaire depuis longtemps et que notre base productive décline.

Si on inclut tous les sous-traitants, l’ensemble de la filière aéronautique (civile, spatiale et défense) représente 350 000 emplois en France. Beaucoup de territoires français dépendent considérablement de cette filière qui s’ancre dans des écosystèmes productifs denses. On pense aux Pays de la Loire, à la Nouvelle-Aquitaine, à l’Île-de-France bien sûr, et à l’Occitanie bien entendu (40% de l’emploi industriel régional) avec une impressionnante présence autour de Toulouse, lieu d’implantation des usines d’assemblages d’Airbus. Cette filière est structurée par de grands groupes équipementiers comme Safran ou Thalès, de grands groupes ensembliers comme Dassault et évidemment le donneur d’ordre Airbus (leader mondial dans la construction d’avions civils), de grands sous-traitants (Latécoère, Derichebourg, Zodiac, Daher, Liebherr etc.), et des milliers de TPE et PME. Cette filière s’appuie sur des compétences techniques et technologiques de premier plan, qui sont ancrées dans les territoires et fortement intégrées dans le cadre de collaborations européennes.

Ces dernières années, les choix stratégiques d’Airbus, ainsi que le retrait et le laisser faire de la puissance publique doivent nous alerter. Airbus se financiarise de façon croissante et ses orientations industrielles s’en trouvent fortement influencées.

En effet, Airbus est le symbole et le résultat d’une réussite industrielle française et européenne, par coopération directe entre nations, sans que cette initiative n’eût été chapeautée par une quelconque organisation supranationale, à l’origine. La France contribue fortement à sa réussite en jouant un rôle pivot en Europe au niveau de l’assemblage, et ce même si l’Allemagne tend depuis un certain temps à rééquilibrer la donne grâce à une relocalisation progressive de l’assemblage de l’A320 à Hambourg. Sur le plan de la R&D également, l’Allemagne a inversé le rapport et investit désormais davantage que la France, quand les investissements  de cette dernière en la matière étaient  largement supérieurs à celui de notre voisin, il y a encore quinze ans.

Dans cette guerre économique, face au géant américain et à l’immense ambition chinoise, il est indispensable d’asseoir notre souveraineté, via un modèle de construction et de développement industriel européen qu’il revient de protéger. Boeing constitue et constituera toujours un concurrent de taille quasi équivalente, tandis que pour la Chine, l’aéronautique représente un enjeu industriel stratégique pour les années à venir. D’ailleurs en Chine, à Tianjin, des usines d’assemblage de l’A320 ont déjà été délocalisées, et on le sait, si ces avions sont jusqu’ici fabriqués pour des ventes régionales comme stipulé dans les contrats signés, l’émergence d’un concurrent asiatique est désormais loin d’être fantasmagorique (le constructeur COMAC est en forte croissance et jouit de grands investissements étatiques).

Ces dernières années, les choix stratégiques d’Airbus, ainsi que le retrait et le laisser-faire de la puissance publique doivent nous alerter. Airbus se financiarise de façon croissante (le capital flottant du groupe est désormais proche des 75%) et ses orientations industrielles s’en trouvent fortement influencées. L’externalisation à outrance, par des transferts de métiers à de puissants sous-traitants (qui eux-même sous-traitent), est un signe de cette quête de rentabilité puisqu’il s’agit pour l’entreprise de réfléchir en termes de diminution des coûts et de minimisation des risques. Airbus se contente presque uniquement d’assembler les pièces finales : sa part d’intégration a chuté à 20% par exemple pour l’A380. Cela a conduit l’ensemblier à perdre des compétences à haute qualification dans la conception et l’assemblage, ainsi que dans l’analyse des sous-traitants extérieurs les plus compétents. La pression sur les emplois a été renforcée et le management « rationalisé ». Les visions de court-terme et la gestion au fil de l’eau l’ont emporté sur les visions de long-terme et les défis industriels. Aussi, depuis l’A380 notamment, l’entreprise ne brigue plus de grands projets d’envergure et de grandes stratégies d’innovation, les investissements vers l’avion du futur n’étant pas aujourd’hui à la mesure des enjeux, puisque la norme de rentabilité n’est pas jugée suffisante. Pire, la financiarisation du Groupe l’a conduit ces dernières années à renoncer ou reporter des projets industriels existants (report du successeur de l’A320 à 2030, ou abandon de l’E-Fan), et à fermer des sites (ex : Suresnes) alors que l’entreprise se porte économiquement bien.

Continuer de voyager est un droit et une nécessité

Que cela soit bien clair, nous n’avons pas le choix : il faut sortir rapidement de l’avion thermique. Le trafique aérien thermique doit diminuer de moité en 10 ans et de 83% d’ici 2050 pour rester dans les cordes de l’Accord de Paris en termes d’émissions. L’urgence climatique nous l’impose, et l’avion neutre pourrait d’ailleurs permettre d’aller plus loin que cet objectif et plus rapidement. Cependant, vouloir sortir complètement de l’avion en temps que forme de mobilité, comme le suggèrent de manière aventureuse certains, pose plusieurs problèmes.

Premièrement, vouloir sortir de l’avion thermique pour motif environnemental ne doit pas couper les ailes de l’imagination : si l’avion zéro carbone existe, alors le jeu en devient acceptable sur le plan climatique et l’avion de nouveau permis. Il faudra, bien sûr, décarboner au maximum la chaîne de production, ce qui plaide par ailleurs pour une relocalisation de la sous-traitance au plus près des lieux d’assemblage. Il faut organiser un véritable circuit court de l’avion et concentrer la production de manière circulaire : le plus possible en Occitanie, puis en France et en Europe.

Deuxièmement, refuser l’avion par principe pose la question de la liberté de se déplacer. La démondialisation nécessaire ne concerne la liberté de circulation humaine qu’en dernier ressort, loin derrière les biens de production et les matières premières (en sus de la démondialisation financière).

Si l’hyper mobilité à caractère ludique est critiquable en raison de son poids carbone, les motifs de voyages légitimes sont très nombreux. La continuité territoriale républicaine vis-à-vis de nos territoires d’Outre-mer nécessite les déplacements en avion, et nombre de nos concitoyens ont de la famille à l’étranger. Il en va de même pour tout un ensemble d’activités économiques et de déplacements professionnels fondamentaux sur le plan international (par exemple diplomatiques), puisque la proximité virtuelle ne saura jamais remplacer les avantages de la proximité physique (voir les recherches psychosociologiques et socio-économiques).

Tout le monde ne peut pas se permettre le “slow voyage”, c’est à dire par exemple prendre deux semaines sur les trois de vacances l’été pour aller et revenir en bateau. Si dans une perspective de reconstruction écologique le tourisme de masse doit cesser, si le secteur doit se relocaliser en partie, l’ouverture sur le monde elle, n’est pas une option résiliable.

Les valeurs, l’entraide, les échanges culturels, la découverte, sont des droits inaliénables pour une citoyenneté libre, partageuse et heureuse, pour un internationalisme renouvelé. Le droit au bonheur et la liberté sont le socle d’un projet politique humaniste, universaliste et émancipateur. Ils ne sauraient souffrir d’une quelconque limitation, dans la mesure ou cela n’empiète sur la liberté des autres. La liberté, c’est aussi la liberté de se déplacer. Elle devient contradictoire avec la liberté d’autrui lorsqu’elle prend la forme d’un saut en avion thermique le temps d’un week-end, puisque, à l’avenir, la liberté de vivre sur une planète où la température n’aura pas cru de plus de +2°C sera nettement plus fondamentale. En revanche, quand elle est décarbonée, la mobilité est le sel de l’humanisme. Encore faudrait-il qu’elle ne soit pas un luxe, comme l’avion l’est encore aujourd’hui. Mais s’il est un luxe, c’est avant tout parce que la société est considérablement inégalitaire, ce n’est pas à cause de l’avion en tant que modalité de déplacement dont il revient évidemment à la fois de modérer et de démocratiser l’usage.

Inventer ici l’avion propre de demain

Nous devons ainsi, à la fois penser l’avenir d’Airbus et son ancrage durable sur le territoire français. Pour cela, il faut d’abord que la puissance publique française revienne au cœur du pilotage du projet industriel et ensuite que le Groupe renoue avec l’ambition de se consolider de manière incontestable en tant que leader mondial. Et tout cela est possible.

Se pose alors un défi immense pour notre champion, à la hauteur du génie français : inventer ici l’avion propre de demain. Cette crise doit être l’occasion de conditionner les aides publiques françaises à un programme de R&D ambitieux autour de ce défi, et participer au financement de la modification des chaînes de production : honorer les carnets de commandes, mais enchaîner sur de nouveaux sauts technologiques vers des avions propres, quitte à assumer une courte latence de transition.

Le défi technologique est donc colossal. Il doit nous faire renouer avec le concept de grand projet national, comme le fut le programme américain Apollo, lancé par Kennedy en 1961.

Seulement il ne sert à rien de le décréter. Un grand programme, structurant par Airbus et ses sous-traitants, induit de prendre des orientations technologiques. A ce stade, l’avion propre a besoin d’évolutions incrémentales (améliorations du fuselage, etc.), et surtout d’innovations de ruptures, pour la propulsion notamment. En effet, il faut comprendre que faire voler un avion nécessite un carburant très léger et délivrant beaucoup d’énergie. Le kérosène est ainsi ce qu’on obtient de plus énergétique, rapporté à sa masse. A ce stade, il est impossible d’envisager un avion électrique, car les batteries sont trop lourdes pour trop peu d’électricité contenue. Un Paris-New York en A320 nécessiterait, à technologie actuelle, 800 tonnes de batterie : cela nous donne une idée du saut technologique à opérer.

Le défi technologique est donc colossal. Il doit nous faire renouer avec le concept de grand projet national, comme le fut le programme américain Apollo, lancé par Kennedy en 1961. Ce programme, qui a permis aux États-Unis d’envoyer un homme dans l’espace en moins de 10 ans, aura drainé un budget considérable (153 milliards dollars US en valeur 2019 corrigée de l’inflation) et aura mobilisé jusqu’à 400 000 personnes. Il aura structuré une immense chaîne de chercheurs, universitaires et industriels, sous la houlette de l’État, via la NASA. Le système productif constitué autour d’Airbus a la taille critique et les compétences pour impulser et gagner la course à l’avion propre de demain. Et la France pourrait, en cas de succès, s’honorer d’une grande victoire technologique. Le marché à conquérir est immense, puisqu’il s’agit de remplacer la flotte carbonée mondiale avant les Américains et les Chinois.

Pour concrétiser un jour cette grande ambition, une rupture stratégique sur le plan du modèle économique du groupe et de ses entreprises est obligatoire. Celle-ci dépend en partie du volontarisme que saura impulser la puissance publique. Au-delà de la bataille qu’il devra continuer de mener avec l’Allemagne, d’une part, l’État français doit aujourd’hui se servir d’un plan d’aide ambitieux pour orienter, renforcer les investissements dans la R&D vers l’avion neutre et redéployer des emplois. D’autre part, les territoires français sur lesquels sont implantés les entreprises d’Airbus et leur sous-traitance ne doivent en aucun cas céder à des politiques d’attractivité territoriale dans leurs dimensions fiscales et foncières (zones d’activités par agglomération), mais, au contraire, agir stratégiquement à leur ancrage durable (un retour des services déconcentrés et de commissaires au plan aiderait assurément) .

Les territoires qui se développeraient en se fondant sur la fiscalité et le foncier, fragiliseraient leur résilience sociale et n’ancreraient aucunement les entreprises de manière durable. Cette forme de développement pour les territoires français constitue la meilleure des méthodes pour désindustrialiser le pays dans une économie mondialement dérégulée et concurrentielle où chaque région mène une bataille rude sur le développement et l’intégration industrialo-servicielle. À l’inverse donc, la puissance publique devrait profiter de la recomposition pyramidale de la chaîne de valeurs de la filière aéronautique et s’appuyer sur la dynamique d’externalisation d’Airbus, tendance qui l’a rendu fortement dépendante d’importants sous-traitants, qualifiés de systémiers ou de firmes pivot, qui coordonnent à leur tour des centaines de PME et TPE. C’est sur ces firmes pivots qu’il revient aujourd’hui de concentrer l’intérêt et l’accompagnement économique resserré de l’État, et dans une moindre mesure des collectivités territoriales au premier rang desquelles les Régions. C’est à partir de ces firmes qu’il convient d’identifier et façonner les ressources qui les tiennent, au regard d’un aménagement adéquate des espaces, de politiques de formations idoines, d’une intégration organisationnelle et réseautique efficace de l’entreprise, d’une coordination publique adaptée et suivie, tout ce qui va différencier et spécifier nos territoires. Dans ce sens, il faut aussi continuer de renforcer le fond AEROFUND qui vise à construire et ancrer des ETI, pour protéger les compétences et solidifier la structure financière les grands sous-traitants de l’aéronautique.

Les voies technologiques de l’avion propre

3 orientations sont possibles en matière de propulsion propre. Il faut les explorer sérieusement toutes les trois. Un vrai programme national peut miser sur plusieurs options, quitte à ce que certaines n’aient aucune utilité finalement pour l’objectif. Mais quand on parle de recherche, il faut comprendre que l’on fait aussi du poker : on ne sait pas forcément sur quoi on va tomber. Certaines innovations de ruptures sont « accidentelles », mieux vaut donc miser sur l’exploration du maximum de pistes, en y mettant les moyens. De plus, en recherche, une absence d’information est une information : si une piste se révèle une impasse, c’est une avancée scientifique.

Parmi ces trois pistes en matière de propulsion, une ne tient pas vraiment de l’innovation de rupture, puisqu’elle ne concerne que le carburant : le bio-kérosène. Pour l’aéronautique, la principale exigence est d’avoir un carburant très concentré et très léger. Or les biocarburants sont généralement constitués de molécules à forte teneur en carbone et faible teneur énergétique. L’hydrogène offre un potentiel certain pour produire du bio-kérosène à partir d’énergies renouvelables. L’hydrogène permet, pour le dire simplement, de remplacer une partie des chaînes carbonées d’un biocarburant par du contenu énergétique. On combine du CO2 (que l’on peut récupérer dans l’atmosphère ou en sortie de cheminées) avec de l’hydrogène, produit avec de l’eau et de l’électricité issue d’énergies renouvelables, pour faire un hydrocarbure qu’on transforme ensuite en hydrogène : c’est le procédé Fisher-Tropsch, déjà bien connu. À ce stade, c’est le coût de production qui est le principal blocage, puisqu’il est au mieux trois fois supérieur à celui du kérosène conventionnel.

De deux choses l’une : même si le prix du carburant augmente, le secteur aérien peut assumer une montée des tarifs de ses billets. Depuis 1995, le prix d’un trajet a été divisé par deux en moyenne, pour atteindre un plateau de nos jours. Depuis 10 ans, la facture de carburant représente environ 30% des charges opérationnelles totales des compagnies aériennes, et varie fortement en fonction des prix du brut. Ainsi, si le prix du carburant double, la facture augmente de 23%. Une hausse qui peut largement être assumée par le consommateur, puisque l’aérien est un mode de transport relativement inégalitaire. Sans parler du fait qu’une augmentation des prix, qui est de toute façon incontournable, si on aligne les fiscalités sur les carburants, ou si on instaure une taxe carbone, est censée accompagner une baisse souhaitable de la demande en transport aérien.

Deuxièmement, il est possible de faire baisser le coût du kérosène vert et augmentant les échelles de production. C’est une filière en soi, qui pourrait créer des milliers d’emplois sur le territoire, tout en nous rendant indépendant des importations d’hydrocarbures. En France, nous avons des leaders en la matière, comme Air Liquide, qui pourrait très bien organiser un tel pôle de production de biocarburants à forte valeur énergétique, si l’État était capable de piloter ce genre de coordination.

Les deux autres innovations en termes de propulsion, innovations de rupture cette fois, misent sur la propulsion électrique, qui a également l’avantage de ne pas produire de chaleur et de microparticules, donc de traînées de condensations. La première concerne la Pile à combustible (PAC). Une PAC est un dispositif électrochimique portable qui fait réagir un combustible avec l’oxygène de l’air pour produire directement de l’électricité. Les PAC assurent une combustion propre, n’émettant que de la vapeur d’eau, avec une très haute efficacité (presque 60 %), là où celle d’un moteur thermique de voiture n’est que de 40 %. Cette technologie est déjà opérationnelle, puisque la flotte des 600 taxis parisiens devrait en être équipée pour fin 2020. Le problème, pour l’aérien, étant pour l’instant le poids du dispositif, qui s’explique par la nature de l’hydrogène – extrêmement volatile – qui nécessite des réservoirs qui sont pour l’instant très lourds. Ainsi, pour une voiture à hydrogène d’une autonomie de 500 km, il faut seulement 5 kg d’hydrogène comprimé à 700 bars, mais un réservoir métallique composite de 87 kg. Il y a là des progrès à faire pour développer un savoir-faire hautement stratégique. Si l’on arrive à stocker l’hydrogène dans des réservoirs ultralégers, alors il serait possible d’en équiper des avions. La encore, une filière PAC et hydrogène française, qui fournirait également les autres moyens de transports, pourraient créer beaucoup d’emplois et compenser une partie des emplois de l’avion d’hier.

L’autre innovation de rupture, c’est le super accumulateur, la batterie électrostatique légère qui pourrait faire voler un avion sur des centaines de kilomètres. Le graphène est une piste particulièrement prometteuse, car cette matière faite de carbone dispose de propriété physique uniques. Le graphène étant fabriqué avec du carbone, il n’y aurait nul besoin de terres rares ou autres matériaux stratégiques. À noter qu’avec les technologies de batteries actuelles, le projet de Write Electric table sur la sortie d’un avion de 180 places et 400 km d’autonomie à horizon 2027[1].

Mais l’avion neutre, ce n’est pas seulement la propulsion. La légèreté et l’aérodynamisme des machines sont une priorité, et miser sur des biomatériaux semble prometteur. Ces derniers (plastiques végétaux, fibres végétales, chaînes de protéines, etc.) offrent grâce aux nouvelles avancées scientifiques des propriété de résistance, de légèreté et de disponibilité (pas besoin d’importer des métaux rares…). En termes de production, il faut aussi veiller à miser sur des matériaux à fort effet de levier sur la structuration de filières nationales. Les biomatériaux peuvent ainsi permettre de démarrer ou relancer des filières (algues, chanvre, etc) pourvoyeuses d’emplois ou de compléments de revenus pour le monde agricole.

Derrière l’essor des biomatériaux, qui offrent aussi l’avantage de ne pas nécessiter de transformation thermique – donc énergivore – comme le métal, le plastique ou le verre, il y a de multiples filières de recherche et de production à organiser. Sur la recherche d’abord, parce que l’urgence d’explorer de multiples pistes demande un dépassement du modèle startup. La R&D des entreprises est désormais déléguée pour partie à des startups, rachetées ou non par les grands groupes si elles obtiennent des résultats. Seulement, ce modèle n’est pas très efficace, car lesdites startups perdent un temps considérable en recherche de financements et sont vulnérables à l’intelligence économiques étrangère (l’espionnage industriel), quand elles ne sont pas directement rachetées par des entreprises étrangères. Ces startups ne sont donc pas encouragées à utiliser leurs maigres ressources pour explorer des pistes technologiques originales, ou contre-intuitives, qui peuvent pourtant offrir parfois de belles innovations de ruptures. Elles doivent miser sur un débouché économique sûr.

Renouer avec un grand plan national et européen

Dès lors, surtout en période de crise, pour voir loin et avec envie dans cette recherche de l’avion propre, on comprend la nécessité d’un rééquilibrage de son pilotage avec la puissance publique, elle seule capable, à l’image du regretté Commissariat général au Plan, de ne pas s’enfermer dans la “dictature de l’instant”, pour reprendre les mots de Pierre Massé. Le lancement d’un grand plan national autour de l’avion neutre induit donc une réforme de la recherche actuelle, pour renforcer son ambition et optimiser son efficacité. Dans la perspective d’une reconstruction écologique et d’une reconquête industrielle connexe, au regard des compétences qui fondent notre grande puissance technicienne, quid de la création, comme pendant le programme Apollo, d’un consortium public – national ou européen – à l’élaboration et l’approvisionnement des matières premières nouvelles pour l’industrie automobile, aérienne et navale ? Ce consortium appellerait des fonds colossaux qui pourraient émaner de la récolte de cotisations des constructeurs, en partenariat avec les entreprises du secteur, les chambres et coopératives agricoles, les collectivités, les partenaires sociaux, les universités, des réseaux peer to peer (recherche citoyenne) et bien sûr en lien étroit avec les départements R&D des constructeurs. Les brevets développés seraient mis librement à disposition des constructeurs cotisants et garantis par l’État. Le plan intégrerait aussi des investissements massifs dans la formation aux nouvelles compétences, que les nouveaux processus de conception et de production nécessiteraient. La puissance publique garantirait également la sécurité (informatique notamment) sur toutes les activités du consortium, de manière à se protéger des espions étrangers.

L’urgence écologique et sociale d’un avion propre, comme nous l’avons montré, impose de changer de focale en matière de concurrence, puisqu’il s’agit d’aboutir à une technologie de rupture le plus rapidement possible.

Bien sûr, il s’agit là d’une forme de coopération directe entre des entreprises parfois concurrentes, ce qui se révèle incompatible avec la vision ultralibérale bruxelloise, qui considérera cela comme relevant du trust. Cependant, l’urgence écologique et sociale d’un avion propre, comme nous l’avons montré, impose de changer de focale en matière de concurrence, puisqu’il s’agit d’aboutir à une technologie de rupture le plus rapidement possible. Mieux vaut donc unir les efforts et partager les risques pour les diminuer, sans quoi aucun acteur ici ne se lancera réellement dans le projet, et nous pourrions demain être à la merci des Américains et des Chinois qui eux investissent de façon colossale. C’est ce chemin politique et industriel de collaboration entre pays européens, entre acteurs publics et privés, qui avait d’ailleurs permis l’émergence progressive des projets aéronautiques et spatiaux, puis la constitution d’EADS qui deviendra Airbus Group. C’est cette approche politique et industrielle stratégique qu’il nous revient désormais de travailler et de réengager expressément pour triompher.

Envoyer un homme sur la Lune était une urgence pour l’administration Kennedy, puisque les soviétiques avaient pris une avance considérable dans la course spatiale. Moins réjouissant, le projet Manhattan fut un succès également, dans l’urgence de finir la guerre au plus vite grâce à la bombe atomique. L’urgence, quand elle est gérée par un gouvernement et des services compétents, des industriels motivés par des enjeux qui dépassent la simple satisfaction de leur conseil actionnarial, peut pousser les Hommes à surpasser leur frontière de connaissances. Les grands projets industriels qui emportent les imaginaires et la fierté construisent ainsi les communautés. Et si notre grand pays, la France, a besoin de se réengager collectivement dans les plus grands défis du 21ème siècle et annihiler le sentiment réel de déclassement de son peuple, il en est encore davantage le cas au sujet de la communauté politique du Vieux Continent. Le volontarisme peut ouvrir des conquêtes de liberté à jamais inconnues de la résignation, il s’agit à présent d’en faire preuve au regard du nouvel intérêt général humain : la préservation écologique. Face au plus grand défi de l’histoire de l’humanité, nous sommes désormais confrontés à de multiples enjeux visant à pérenniser une atmosphère vivable. Se déplacer n’est pas une option, mais un droit, à encadrer, et un besoin essentiel. Et l’avion propre représente une brique dans l’édification d’un monde résilient neutre en carbone.

[1] https://weflywright.com/

Le temps des ouvriers : politique de classe ou politique en miettes ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Photo_de_ouvrier_en_1895.jpg
Ouvriers des ateliers de Bischheim, département du Bas-Rhin, France, en 1895

Le documentaire de Stan Neumann, Le temps des ouvriers (2020), diffusé récemment sur ARTE, rappelle l’histoire ouvrière de l’Angleterre du XVIIIe siècle aux désindustrialisations. Les droits conquis et la mémoire des luttes donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.


L’histoire racontée par le documentaire de Stan Neumann est celle de révoltes réprimées, de révolutions trahies, de corps exploités pour le profit de quelques-uns et soumis à la peur, à la faim et aux aléas de la vie. Mais c’est aussi le portrait de femmes et d’hommes qui se sont battus pour conquérir des droits, habités par l’espérance d’une vie meilleure.

Ce qui a disparu aujourd’hui, ce ne sont pas les ouvriers – un actif sur cinq, soit 6,3 millions de Français, le sont encore – mais la représentation traditionnelle que nous en avions, à savoir « une identité devenue une conscience, une conscience devenue une force », conclut Stan Neumann. Les ouvriers, et par extension les classes populaires, c’était l’image de l’ouvrier en col bleu sortant des usines. Cette force, les droits conquis, la mémoire des luttes et les promesses de combats, donnaient de la fierté : le sentiment, malgré une vie difficile, d’être considéré et d’avoir sa place. Quelle est cette place aujourd’hui ? Quatre perspectives politiques semblent se dessiner.

La première, c’est que les changement vécus par le monde ouvrier au cours du XXe siècle permettent de mesurer toute la violence d’un discours qui prône la mobilité, la flexibilité et l’adaptation comme nouvelles valeurs morales et managériales pour mieux dénoncer des classes populaires prétendument incapables de s’adapter à la « modernité ». D’un côté, les ouvriers ont affronté la désindustrialisation, la tertiarisation de l’économie, la mutation du travail et le chômage de masse. De l’autre côté, l’accès à l’éducation, la féminisation des emplois ou encore les biens de consommation ont ouvert aux enfants des ouvriers un monde que leurs grands-parents ne pouvaient pas envisager. C’est sans doute cette classe sociale qui a vu son quotidien changer dans les proportions les plus importantes.

La deuxième, c’est que les ouvriers ont non seulement changé mais qu’ils ont été rendus invisibles. Au cinéma, malgré de rares et belles exceptions, les conflits sociaux et les ouvriers sont absents : « Les personnages d’insiders de milieux populaires ont pratiquement disparu des écrans depuis la Nouvelle Vague, alors qu’ils tenaient le haut du pavé dans la production des années 1930, du moins dans la partie passée à la postérité. » [1] La télévision française renvoie l’image d’un pays de classes moyennes supérieures. La parole est détenue à l’écrasante majorité par des cadres et les ouvriers ne sont quasiment jamais entendus à la télévision [2]. Plus largement, dans les discours à leur égard, c’est souvent le mépris qui transparaît. Tant de choses sont moquées : l’action syndicale, le choix de s’installer dans le périurbain, les courses au supermarché, la nature de leurs dépenses, la vieille voiture au diesel, l’absence d’enthousiasme à l’égard du libre-échange ou des taxes carbones, l’addiction à la clope, les « fachos » qui traîneraient dans leurs rangs quand ils se mobilisent et leur prétendu incivisme quand ils ne votent pas.

Ce discours porte d’autant plus que l’invisibilité se prolonge dans la représentation politique. Il n’y a qu’un seul ouvrier à l’Assemblée nationale. En 1936, 56 députés étaient ouvriers, sur 610 députés. Ils sont aussi moins nombreux que par le passé à militer dans des partis et à y prendre des responsabilités. Un parcours comme celui d’Ambroise Croizat (1901 – 1951), fils d’un ouvrier et d’une employée, lui-même ouvrier puis député et ministre du Travail et de la Sécurité sociale, semble moins probable aujourd’hui qu’hier. C’est souvent l’argument de la compétence qui est opposé à l’idée que des personnes qui ne seraient pas diplômées des grandes écoles accèdent au pouvoir. Or, les compétences ne se réduisent pas à un diplôme et, en démocratie, ce ne sont de toute façon pas ces dernières qui doivent primer dans l’exercice des fonctions politiques, mais les convictions. Et on ne voit pas en quoi des ouvriers, tout comme des employés, des indépendants ou des agriculteurs, auraient moins de convictions que d’autres professions et catégories socioprofessionnelles.

Le troisième, c’est que l’ancienne conscience de classe est largement fragilisée. En premier lieu, par une extension du « travail en miettes » [3], pour reprendre le titre de l’essai de Georges Friedmann. Il y a toujours ces « tâches répétées et parcellaires de toutes sortes, situées aussi bien dans les ateliers, les chantiers et les mines que dans les bureaux, les services de vente et de distribution, et d’où la variété, l’initiative, la responsabilité, la participation à un ensemble, la signification même, sont exclues ». Le travail est encore marqué par des gestes découpés et répétitifs, le contrôle du temps, la pression et les accidents. Mais c’est aussi la forme de l’emploi elle-même qui est beaucoup plus fragmentée qu’à l’époque de l’apogée de la classe ouvrière, avec le recours à l’intérim, les contrats à durée déterminée, le temps partiel et les horaires décalés. Cela rend difficile de percevoir ce qu’il peut y avoir de commun entre des ouvriers ou au sein d’une même usine. Ancien ouvrier dans l’agroalimentaire et écrivain, Joseph Ponthus [4] explique que sur 2000 employés d’une usine, il n’en connaît que 20 à la fin et il ajoute :

« On ne dit plus ‘Nous, l’usine de poisson’. Chacun se définit par rapport à son poste. Le chargement, le dépotage… »

D’autre part, la conscience de classe est aussi débordée par d’autres combats qui ne sont pas réductibles à une catégorie professionnelle, comme le féminisme, encore la lutte contre le racisme ou l’écologie. Bruno Latour parle même à ce sujet d’une nouvelle question « géo-sociale » : « l’introduction du préfixe ‘géo’ ne rend pas obsolètes cent cinquante ans d’analyse marxiste ou matérialiste, elle oblige, au contraire, à reprendre la question sociale mais en l’intensifiant par la nouvelle géopolitique » [5]. Ce qui signifie que la classe, c’est aussi le territoire dont nous dépendons, ce qu’il fait à notre travail, à nos représentations, les alliés avec qui le défendre, les adversaires que nous désignons et les espèces avec lesquelles nous cohabitons.

La quatrième perspective, c’est qu’il y a pourtant un destin social partagé entre les ouvriers et, plus largement, les classes populaires. La vie des 40 % des Français les plus pauvres (soit un niveau de vie inférieur à 18 610 euros par an) [6] est marquée par des contraintes et des insécurités qui ne sont pas celles du reste de la population, concernant l’espérance de vie, le risque de mourir précocement, les conditions de travail et la pénibilité, la santé, le sommeil, la réussite scolaire, la qualité de l’alimentation, le confort du logement, l’accès aux loisirs et même les accidents de la route. Ces inégalités sont aussi intersectionnelles, elles sont ainsi plus graves ensemble que séparément. Mais une autre frontière est apparue à l’intérieur même des classes populaires. Par rapport aux années 1930 ou 1960, les rapports sociaux ne s’envisagent plus seulement entre le « nous » des dominés et le « eux » des dominants mais aussi entre ceux qui, parmi les classes populaires, vivent en majorité des revenus du travail et ceux dont le revenu se compose davantage de prestations et transferts sociaux. Les ouvriers peuvent se situer d’un côté ou de l’autre. C’est ce que le sociologue Olivier Schwartz qualifie de « conscience de classe triangulaire » et que plusieurs travaux ont souligné. C’est là tout le piège des discours libéraux qui ont dénoncé « l’assistanat » et qui ont précisément appuyé sur cette frontière pour fracturer les classes populaires en vantant le travail, l’égalité des chances, la réussite individuelle, la propriété, comme outil d’émancipation et de distinction envers les plus pauvres.

D’où la nécessité de reconstruire du collectif partout où c’est possible, pour lutter contre cette politique en miettes qui fragmente les expériences et individualise la question sociale. C’est ce que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau appellent une « chaîne d’équivalence » : les différentes luttes doivent être articulées entre elle. « C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive »[7].

Cela peut aussi consister à soutenir des collectifs déjà en mouvement, une grève, une maison d’édition ou média indépendant, un fond de dotation comme celui de « la terre en commun » à Notre-Dame-des-Landes [8]. A reconstruire, aussi, notre capacité de description, par exemple en refaisant à grande échelle un exercice comme les Cahiers de doléances, exercice qui prend le temps de la description sans céder à la tentation de faire rentrer les expériences et les colères dans des cases prédéfinies. Mais c’est également imaginer de nouvelles façons de peser de l’extérieur sur le jeu politique. Aux États-Unis, les organisations Brand New Congress ou Justice Democrats [8], qui veulent faire élire de nouveaux représentants de gauche dans la vie politique américaine, sont un exemple inspirant.

C’est enfin trouver de nouveaux espaces, ce que les ronds-points occupés par les gilets jaunes ont représenté pour beaucoup. De nombreux témoignages ont raconté comment tout d’un coup le sentiment de honte avait disparu parce qu’une situation qui semblait individuelle était en réalité partagée par beaucoup d’autres. C’est ce que décrit une ouvrière de 42 ans, monteuse-câbleuse : « ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : ‘Personne ne pense comme moi, ou quoi ?’ Quand j’ai entendu parler des ‘gilets jaunes’, j’ai dit à mon mari : ‘c’est pour moi’ » [9]. La capacité à se dire que ce qui se passe nous concerne est sans doute l’une des premières formes de collectif à reconstruire.

Pour découvrir le documentaire de Stan Neumann, vous pouvez cliquer ici.

[1] Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, éditions la Découverte, 2000

[2] Samuel Gontier, Quand le voile masque la disparition des ouvriers à la télé, Télérama, 15 novembre 2019. https://www.telerama.fr/television/quand-le-voile-masque-la-disparition-des-ouvriers-a-la-tele,n6471168.php Voir également les différents comme baromètres du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

[3] Georges Friedmann, Le travail en miettes, Seuil, 1956.

[4] Ramsès Kefi, “Joseph Ponthus : “L’épreuve de l’usine s’est peut-être substituée à celle de l’angoisse”, Libération, 19 janvier 2019 https://www.liberation.fr/france/2019/01/19/joseph-ponthus-l-epreuve-de-l-usine-s-est-peut-etre-substituee-a-celle-de-l-angoisse_1703795

[5] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017

[6] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416808#tableau-figure1

[7] Chantal Mouffe, « S’il y a du conflit, c’est qu’il y a du politique », Le Vent Se Lève, 5 mars 2019. https://lvsl.fr/chantal-mouffe-sil-y-a-du-politique-cest-quil-y-a-du-conflit/

[8] Fond de dotation pour que les terres restent une propriété collective. Voir :  https://encommun.eco/

[9] Voir l’analyse de Sébastien Natroll, « Etats-Unis, le réveil de la gauche », Institut Rousseau, mars 2020. https://www.institut-rousseau.fr/etats-unis-leveil-de-la-gauche/

[10] Florence Aubenas, « Gilets jaunes » : la révolte des ronds-points, Le Monde, 17 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

 

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

 

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

 

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa Alternative Economic Strategy pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

Quand Gérald Andrieu part à la rencontre du “Peuple de la frontière”

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

A propos de Gérald Andrieu, Le peuple de la frontière, Ed. du Cerf, 2017. Cet ouvrage retrace le périple d’un journaliste le long de la frontière française pendant la campagne présidentielle.

La campagne présidentielle que Gérald Andrieu a vécue aurait pu faire l’objet d’un épisode de Voyage en terre inconnue. L’ancien rédacteur en chef de Marianne a en effet choisi de s’éloigner des mondanités parisiennes, des plateaux de télévision et des meetings, pour aller à la rencontre de ce peuple de la frontière, de « donner la parole à ces gens à qui les responsables politiques reprochent d’avoir peur alors que dans le même temps ils font si peu pour les protéger et les rassurer. » Une peur que le changement ne soit plus un progrès, mais un délitement continu de leurs conditions de vie. Pour autant, cette frontière longue de 2200 km, qu’il a arpentée de Calais à Menton, ne se résume pas qu’à un « grand Lexomil-istan peuplé de déprimés. »

Comme l’auteur le rappelle, il n’est pas le premier à adopter cette démarche à rebours du journalisme politique traditionnel. Jack London était allé à la rencontre du « peuple de l’abîme » de l’est londonien en 1902. George Orwell, quant à lui, rapporta le Quai de Wigan de son expérience auprès des mineurs du nord de l’Angleterre, dans les années 1930. Gérald Andrieu rentrera de ce périple avec de nombreuses histoires tantôt alarmantes sur l’état du pays, tantôt touchantes, mais toujours symptomatiques de ces Français qui n’attendaient pas et n’attendaient rien d’Emmanuel Macron. Rien d’étonnant, puisqu’ils font sûrement partie de « ceux qui ne sont rien » …

À la recherche d’une frontière introuvable

Sécurité, immigration, mondialisation, désindustrialisation, chômage, Europe, protectionnisme, souveraineté ou encore transition énergétique sont autant de sujets qui, comme Gérald Andrieu le remarque, « passent » par la frontière. Et comme pour justifier cette expédition, il ajoute que c’est en arpentant cette frontière « que l’on dressera le diagnostic le plus juste de l’état de la France », avant d’évoquer la thèse de la France périphérique du géographe Christophe Guilluy.

Mais au-delà du fond, la frontière offre un autre avantage de poids à ce journaliste politique : « être, par essence, à l’endroit le plus éloigné de Paris, le plus distant des candidats et des médias. », dixit celui qui avait couvert pour Marianne, en 2012, la campagne de François Hollande, de Jean-Luc Mélenchon et d’Eva Joly. Un exercice auquel il refuse désormais de se prêter, critiquant le journalisme politique, dans un formidable passage d’autocritique : « ce métier a cela de formidable : il se pratique de façon totalement hémiplégique. Il s’agit en effet de côtoyer au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent. » Sans parler du mépris de « cette race des “seigneurs des rédacs“ » pour le « populo », le Français moyen …

Et pourtant, un « vestige du temps d’avant Schengen », un « objet vintage ». Voilà ce qu’est devenue cette frontière, condamnée physiquement à une trace d’un passé révolu. Un constat amer, alors que l’invisibilisation de la frontière physique va de pair avec le réemploi des anciens postes frontières : un magasin de chocolats Leonidas, un musée à la gloire du film de Dany Boon Rien à déclarer, entre autres. L’auteur se plaît aussi à railler les visiteurs du musée européen de Schengen, avec leurs perches à selfie : « Ils aimeraient trouver un fond sur lequel poser. Mais sans succès. Comment photographier ce que l’on ne voit pas, ce qui – du moins physiquement – n’existe pas ? », avant de renchérir : « Après tout, qui aurait envie de se faire photographier devant le traité de Lisbonne sinon des masochistes ? »

Pour réhabiliter la frontière, qui protège les « humbles », l’auteur n’hésite pas à s’appuyer sur les thèses de Régis Debray, selon lequel la frontière a une fonction ambivalente, car si elle dissocie, elle réunit également, créant des interactions dynamiques. Elle filtre et régule, de telle sorte que selon lui, la définir comme une passoire, « c’est lui rendre son dû. »

 

Immigration et identité : entre inquiétudes et solidarité

L’immigration et les questions d’identité tiennent bien sûr une place importante dans l’ouvrage. Le récit s’ouvre à Calais, sur des dizaines de silhouettes clandestines, éclairées par les gyrophares des fourgons de CRS, et se termine dans la vallée de la Roya, où l’auteur rencontre Cédric Herrou, militant emblématique de l’accueil des migrants. À Steenvoorde, Damien et Anne-Marie Defrance gèrent l’association Terre d’errance, qui leur vient également en aide. « Mami » – puisque c’est le surnom que lui ont donné des migrants érythréens -, lit avec émotion un SMS que l’un d’entre eux lui a envoyé : « Le soleil brille le jour, la lune brille la nuit, toi tu brilles toujours dans mon cœur ».

Malheureusement, tous les habitants rencontrés par Gérald Andrieu n’entretiennent pas de telles relations avec ces migrants, jugés par certains indésirables. « Ils sont chez eux », se plaint un commerçant, craignant pour son chiffre d’affaire. Depuis, il n’a apris qu’une phrase en anglais : « Not for you here ! ». S’il pointe du doigt le rôle de la France dans la chute de Kadhafi, et les déstabilisations qu’elle a entraînées, sa préférence pour 2017 semble aller à la candidate du Front national. « On le sait tous deux », ponctue laconiquement l’auteur.

À Wissembourg, le malaise est palpable. Cette ville, dont était originaire l’un des assaillants du Bataclan, est hantée par l’incompréhension de cet acte : « Pourquoi ici ? » Cette interrogation sans réponse dévoile chez les habitants de cette commune un sentiment proche de la culpabilité. Pour Denis Theilmann, président du club de football de la ville, dans lequel Foued Mohamed-Aggad a joué étant jeune, « il y a un problème d’identification à la France », chez cette génération des 20-25 ans. « Le plus incroyable, c’est qu’à force de se considérer comme mis à l’écart, ils finissent par se mettre eux-mêmes à l’écart. » Une phrase qui fait écho à la situation d’Hicham, qui ne s’est jamais senti aussi français que depuis qu’il travaille en Suisse.

Pour autant, Gérald Andrieu refuse la vision d’une « France du repli sur soi » : et pour cause, sur plus de 2 000 kilomètres, aucune porte ne lui a été fermée, exception faite d’élus locaux embarrassés. « La générosité est présente. » Il peut sembler étonnant de devoir le rappeler, mais « on nous a tant répété que cette France pensait mal … » De plus, il salue le courage de certains de ces habitants.

« Ils n’ont pas tous abandonné, les Français. Ils se battent. Plus solidaires qu’on ne le dit. Avec plus de dignité, souvent, que certains de leurs représentants. Avec, aussi, un humour et une poésie du quotidien touchants et attachants. »

 

Désindustrialisation et déclassement, principaux terreaux du FN ?

L’enclavement de ces villes, dont certaines sont « en lambeaux », peut sembler paradoxal pour un territoire frontalier. Pourtant, il se conjugue à une misère palpable : « on ne devine pas seulement des fins de mois difficiles, mais des milieux et des débuts aussi. » Samantha, qui gère un magasin de rachat d’or à Fourmies, relève avec humour : « On est dans le 5-9. Comme on dit : le 5 on touche les allocs. Le 9, il n’y a plus rien ! »

Face à Monique, ancienne salariée de l’entreprise de production de soie Cellatex, Gérald Andrieu tente de se rassurer : « Il y a de la fierté derrière ces larmes dissimulées, de cette fierté ouvrière que je suis venu chercher avec ce voyage pour faire mentir ceux qui nous expliquent parfois que le peuple ne saurait être animé de si nobles sentiments. » En effet, elle a fait partie des « 153 de Givet » qui sont allés, pour maintenir leur usine, jusqu’à séquestrer les représentants des autorités, déverser de l’acide dans la Meuse, et menacer de tout faire sauter.

Maurad, le leader CGT de l’époque, se prononce quant à lui pour « la réinstauration des barrières douanières aux frontières de l’Europe », tout en dénonçant, lucide, « le dumping social à l’intérieur même de la zone euro. » Il prône alors une « harmonisation sociale et fiscale de l’Europe. » Seul moyen, semble-t-il, de protéger notre économie. À Givet, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête du premier tour, avec 29,62%, devant Marine Le Pen avec 24,23%, et Emmanuel Macron, avec 17,94%. Il est pourtant rare, dans cette France-là, que la leader du Front national n’arrive pas en tête du premier tour.

À Fesches-le-Châtel, la fermeture prochaine du bureau de poste entraîne une réflexion sur la lente disparition des services publics. Et de surcroit, celle de la poste, qui tient un rôle symbolique sur le territoire national, puisqu’elle « vous relie au monde », qu’elle incarne partout la présence de l’État et que, pour toutes ces raisons, elle est « ancrée dans la mémoire collective des Français. » L’auteur – une fois n’est pas coutume – reprend une note de l’Ifop de 2016, portant sur les européennes de 2014, selon laquelle le vote FN est favorisé par l’absence d’une poste. Elle révèle jusqu’à 3,4 points de différence entre une commune possédant un bureau de poste et une qui n’en dispose pas.

Extrait de la note de l’Ifop, sur le vote FN aux européennes de 2014, en fonction de la présence de services.

Faisant écho aux thèses de Christophe Guilluy sur la France périphérique, abandonnée par les pouvoirs publics, cette fermeture signe dans leur esprit « le déclassement de leur commune. Et le leur, par ricochet. » Et comme pour donner raison à cette analyse, les résultats électoraux, rapportés laconiquement, tombent tel un couperet : au premier tour, Marine Le Pen arrive très largement en tête, avec plus de 41% des voix, suivie de Jean-Luc Mélenchon et de François Fillon, obtenant respectivement tenant 16,8 et 14,6%. Au second tour, elle y recueille même 57,56% des voix.

 

 

La faute à l’UE ?

Frontière oblige, l’Union européenne – et à travers elle notamment les accords de Schengen – est un sujet central de cet ouvrage, tel un spectre qui hante chaque page. Et lorsque l’on en parle, c’est rarement en bien, dans « cette France qui a du mal à voir les bienfaits de l’UE et d’une économie débridée, cette France du « non » au référendum de 2005, assommée et bâillonnée trois ans plus tard par le traité de Lisbonne. »

À Hussigny-Godbrange, à la frontière avec le Luxembourg, « tout l’emploi – et la vie qui va avec – s’est fait la malle à une poignée de kilomètres de là, au Luxembourg ». Chaque jour, 15 à 20 emplois y sont créés. C’est même le premier employeur de Nancy ! Ici, à Hussigny, 80% des actifs y travaillent. Ces frontaliers, qui font la navette tous les jours, sont plus de 360 000 en France. Ce qui constitue un véritable problème pour les recettes des communes, reléguées au rang de « tristes communes-dortoirs », avec des besoins de services publics pourtant non-négligeables.

C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer le monde liquéfié décrit par Zygmunt Bauman, société sans plus aucun repère fixe, menée par les valeurs de mouvement et de flexibilité, « débarrassée de ce qui pourrait constituer un obstacle au commerce et au bonheur, comme les États-nations. » Un poil dystopique, et qui n’est pas pour rassurer cette France en mal de repères.

De même, à Modane, ce sont plus de 1 500 emplois qui ont été détruits, directement ou indirectement à cause de Schengen, provoquant chez de nombreux habitants, comme Claudine, « un regret non pas de la frontière, mais de l’économie de la frontière. »

Mais sur l’Union européenne, ce sont encore les agriculteurs qui semblent les plus véhéments. César, éleveur de vaches, est « pour l’Europe, pour l’harmonisation, mais si l’Europe, c’est ça, ça ne [lui] pose pas de problèmes de la quitter. » Même son de cloche chez Eric, encarté à la Confédération paysanne, qui accuse : « Cette UE, elle nous a flingués […] L’Europe nous a donné une monnaie unique avec une inflation considérable, mais aussi des normes draconiennes. » Une équation devenue insupportable pour ces petits agriculteurs.

 

Un divorce définitif avec la gauche ?

Cette situation illustre également le divorce entre la gauche et les classes populaires. Une mutation des forces de gauche qui permettrait d’expliquer en partie la fuite d’anciens électeurs de gauche vers le FN ? Peut-être, en partie du moins. La ville de Fourmies est elle aussi marquée par un vote FN élevé, et ce, malgré un paradoxe apparent : « Le FN n’a pas d’assise locale. Aucun Fourmisien ne se revendique militant frontiste », selon Jean-Yves Thiébaut, secrétaire de la cellule locale du PCF.

Nostalgique de la campagne du « Non » de gauche en 2005, il regrette le fait que vis-à-vis de ces Français, « la gauche n’est plus audible. […] Il faudrait par exemple éclaircir notre position sur l’Union européenne. Ce n’est pas de cette Europe que nous voulons. Mais la changer de l’intérieur, on l’a vu, c’est impossible… » Au premier tour, Marine Le Pen y arrive en tête avec 37,28%, suivie par Jean-Luc Mélenchon avec 20,49%, et Emmanuel Macron, avec seulement 16,82%. Au second tour, elle obtient 55,72%.

Gérald Andrieu se trouve à Saint-Laurent-en-Grandvaux lors des primaires citoyennes de la gauche – qui n’ont attiré qu’une petite centaine de votants sur 4500 inscrits. Une retraité de l’éducation nationale lui avoue : « Je n’ai pas choisi Hamon en pensant qu’il pourrait remporter la présidentielle. J’ai voté pour lui pour l’avenir du PS. Enfin, si le PS a un avenir … » Au fond, elle aussi est réticente au revenu universel. Et selon l’auteur, il en va de même pour le reste de cette France périphérique, qui « attend d’un dirigeant politique non pas qu’il prophétise et accepte une future disparition du travail, qu’il renonce en définitive, mais qu’il propose au contraire des pistes pour lutter contre son absence bien réelle aujourd’hui, le temps partiel subi, la mobilité imposée, etc. Et surtout que ce travail permette de vivre dignement, ici et maintenant. »

Comment mieux illustrer la déconnexion entre la gauche sauce Terra Nova qui a acté la fin du travail et de la classe ouvrière, et cette valorisation du travail dans les classes populaires ? S’en suit une analyse de la chute du PS, qui accuse notamment le tournant de 1983 à partir duquel la gauche cesse de défendre les classes populaires, et concentre son discours sur la défense des minorités, entraînant une promotion du « chacun » plutôt que du « commun ».

Jean-Marie, élu communiste d’Hussigny, voit dans le vote FN une réponse désespérée à la déstructuration du cadre de vie, et à l’aspect factice du clivage gauche/droite. « Beaucoup d’ouvriers votent maintenant FN. Au début, j’avais du mal à croire que d’anciens électeurs de gauche soient passés au Front national. Mais ils nous le disent : “Aux élections locales, pas de problèmes, on vote pour vous. Mais pour le reste … » Leur argumentaire est simple : « On a essayé la gauche. On a essayé la droite. Pourquoi pas eux ?“ » Lui va voter Mélenchon, même si les querelles entre le leader de la France insoumise et ceux du PCF l’agacent. Dans la commune limitrophe du Luxembourg, son candidat est tout de même arrivé assez largement en tête, avec 34,83% des voix, devant Le Pen et Macron, respectivement à 22,17% et 21,31%.

 

Une frontière invisible mais hermétique : la Macronie

Finalement, Gérald Andrieu a bel et bien rencontré une frontière : à son retour à Paris, il a eu « l’impression d’en franchir une et de pénétrer dans un autre pays qui n’existait pas à peine cinq mois auparavant : la Macronie. » Une frontière dont les gardes n’étaient autres que ses confrères, qui lui demandaient ce que les habitants de la France périphérique pensaient de Macron. « Ils auraient aimé que les Français l’adorent ou qu’ils le détestent. Mais ils ne comprenaient pas ce désintérêt. »

A priori, l’une des causes de ce rejet vient du fait que ces Français « n’attendent pas que leur pays se change en une start-up nation avec à sa tête un supermanager dopé à la pensée positive. »

« Macron en appelle à l’optimisme ? Une bonne part des Français rencontrés ont beau regarder autour d’eux, ils voient toujours aussi peu de raisons d’espérer, et ne comptent pas se convertir à la méthode Coué […] Macron est un européiste convaincu ? Il lui reste à être convaincant car ils ont souvent le sentiment d’être réduits au rang de chair à canon d’une guerre industrielle, commerciale et financière dont l’Europe actuelle ne les préserve pas ou, pire encore, qu’elle encourage. »

Face au projet du candidat d’En Marche !, ils semblent aspirer à davantage de « protection et de pérennité. Que l’on mette enfin des freins à ce monde engagé dans ce qu’ils considèrent être une “marche forcée“ ou une “marche folle“. »

Les Français que Gérald Andrieu a rencontrés sont toutefois lucides sur ce qui mine la situation économique et sociale en France et dans le monde. Ils pointent du doigt « la recherche du profit et l’obsession du court-termisme qui détruisent tout, les valeurs et les repères d’hier qu’ils regrettent de voir peu à peu abandonnés. », mais aussi la tendance des hommes politiques à préférer leurs intérêts personnels à l’intérêt général, en pleine affaire Fillon.

Et avec le faible engouement de ces Français pour le candidat élu le 7 mai dernier, avec une si faible base sociale, « on a atteint le stade ultime de la politique hors-sol. »

Crédits :

Capture d’écran youtube : https://www.youtube.com/watch?v=GJsjc-ZlvKk

Couverture du Peuple de la frontière, Ed. du Cerf, https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/18188/le-peuple-de-la-frontiere

Vidéo de l’INA sur les Cellatex, http://www.ina.fr/video/CAB00038108

“La gauche a abandonné les ouvriers” – Entretien avec Florian Lecoultre

Florian Lecoultre est le maire de Nouzonville, petite ville des Ardennes à l’entrée de la vallée de la Meuse. La commune qui sert d’exemple à Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans les premières pages de La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale a subi de plein fouet la disparition des Ateliers Thomé-Guéno en 2007. La commune qui affiche un taux de pauvreté de 25% fait partie des espaces jugés « en déclin » ou « en marge ».

Au-delà de ces tableaux sombres, rencontre avec Florian Lecoultre, jeune maire de 25 ans et homme de gauche qui tâche par son action de maintenir un lien social.

Peux-tu nous présenter ton parcours, tes premiers engagements, les thèmes qui te sont les plus chers, ceux qui servent de fil conducteur à ton action ?

Je suis issu d’une famille ouvrière et j’ai toujours vécu à Nouzonville. Dans ma ville, on a été élevés avec le bruit des marteaux pilons ! Je suis venu à la politique après avoir été syndicaliste lycéen. Avant ça, j’ai évidemment été marqué par les luttes ouvrières dans mon département. Je me suis d’abord engagé contre la création du CPE en 2006.

Par la suite, j’ai été élu président de l’UNL, le syndicat lycéen, en 2008. Je conçois mon engagement politique comme le prolongement naturel de mon militantisme “de jeunesse”, pour concrétiser des combats et des principes. Je n’ai pas réellement de thème qui m’est plus cher que d’autres mais, localement, je veille très particulièrement aux questions éducatives parce que je crois qu’on doit donner la priorité à la génération qui vient.

Qu’est-ce qu’être maire d’une commune qui a subi, subit encore la désindustrialisation et qui voit sa population décroître?

C’est faire quelque chose de difficile mais de passionnant ! Ma mission, c’est de tout donner pour cette ville. C’est en ce sens que je me bats pour la réhabilitation de nos friches industrielles, que je me bats contre une société de stations-services qui laisse pourrir sa propriété sur place alors qu’elle est dangereuse, que je m’oppose à un ferrailleur qui rend la vie impossible à des centaines de personnes, etc. Mais ma mission est aussi de valoriser nos atouts qui sont nombreux, de créer de nouveaux espaces pour les habitants, de nouvelles animations pour la ville et de continuer notre formidable tissu associatif qui fait tant au quotidien.

Comment maintenir un lien fort avec la population alors même que ce qui constituait le tissu, l’activité de la région est en voie de totalement disparaître ?

L’activité industrielle n’a pas totalement disparu de la ville mais les usines qui ont rythmé la vie des familles de Nouzonville sur plusieurs générations, oui. Je constate surtout la désagrégation du lien social : je sens les gens de plus en plus nerveux, plus méfiants… On sent que quelque chose se casse dans la société et, comme maire, j’ai l’impression d’être aux premières loges de tout cela. Face à ça, il faut créer de la vie et redonner envie aux gens d’être ensemble. Être maire, c’est aussi être parfois le dernier soutien pour des habitants en difficulté, dans leurs démarches, être l’intermédiaire nécessaire lorsqu’il y a un conflit avec une administration ou un privé, j’en passe…

Les dotations publiques sont-elles suffisantes au regard des besoins locaux ? Comment parvenez-vous avec le conseil municipal ou les élus des communes à proximité à mettre en place une politique sociale avec un budget limité ?

Depuis 2014, Nouzonville a perdu près de 200 000 euros de dotations. Nous sommes contraints de nous adapter, à limiter notre fonctionnement. Cela veut dire qu’on ne peut plus compenser systématiquement les départs en retraite – alors que c’est pourtant nécessaire – qu’on a recours aux contrats aidés qui sont des contrats plus précaires… Mais nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés de composer avec. Je suis doublement en colère contre la logique de la baisse des dotations : d’abord parce qu’elle impacte plus fortement les territoires les plus précaires et aussi parce qu’elle nous contraint à de plus en plus de gestion et donc de moins à envisager de nouveaux projets.

De plus, il y a l’idée de faire peser l’austérité sur les collectivités territoriales qui, dans l’ensemble, sont plutôt saines, elles. Et évidemment, elle pèse encore plus sur les villes les plus modestes. Au final, c’est toute l’action municipale qui est impactée par ces baisses de dotations qui est pourtant l’échelon le plus proche des citoyens !

Pourrais-tu nous décrire une initiative ou un projet que tu as mis en œuvre ou qui te tient à cœur ? 

La réforme des rythmes scolaires. Un sujet pas forcément populaire mais, malgré des insuffisances, cette réforme et le projet éducatif local ont permis de créer une dynamique formidable : nos écoliers accèdent aujourd’hui à des activités sportives, culturelles et artistiques qu’ils n’auraient jamais pu connaître autrement que grâce à l’école. Couplées à d’autres initiatives, je crois qu’on arme bien les jeunes pour leur avenir.

Nous avons également créé un conseil des droits et des devoirs des familles. Le nom est ronflant et peut susciter de la méfiance mais c’est clairement une avancée. Cette instance permet de voir le petit où la famille avec qui il y a un souci. Il nous permet d’envisager des mesures d’accompagnement pour ces derniers si ça ne va vraiment pas. Ça colle à une manière humaine de prévenir des situations qui peuvent dégénérer. J’ai aussi souhaité qu’on accueille des réfugiés dans notre ville. C’est une décision impopulaire mais que j’assume. Il n’y a pas d’action politique sans convictions. Ce sont quelques unes des initiatives prises, j’ai la faiblesse de croire qu’elles ont du sens.

Comment la population de la commune a-t-elle voté aux élections présidentielles et législatives ? A-t-elle suivie le mouvement des villes ardennaises (le département avait placé Marine Le Pen en tête du premier tour en avril avec 32,41% des suffrages exprimés) ?

Le Front national est arrivé largement en tête du 1er tour de la présidentielle et Marine Le Pen fait 53,5% au second. C’est la traduction électorale de ce que je décris plus haut ! Comme d’autres, je pense que l’extrême-droite s’est nourrie des reniements de la gauche. Faute de réponse à la mondialisation et d’alternative à l’austérité ainsi qu’au modèle libéral, notre électorat est parti. La gauche a quitté les ouvriers, il était donc logique qu’ils la quittent aussi. Le sentiment de relégation sociale, d’abandon et l’absence de perspectives qui nous mène à ces résultats.

Le plus inquiétant, c’est que ce vote s’enracine et qu’il n’est plus un simple vote de rejet mais une vraie adhésion à un programme de repli et xénophobe. J’en discute souvent avec des “anciens” qui ont milité à la JOC, au PCF, à la CGT ou au PS : ils voient un inversement des valeurs chez les enfants et petits-enfants de leurs compagnons de route.

En tant que membre du PS depuis une dizaine d’années, quels reproches pourrais-tu adresser à ton parti, et plus largement à la gauche ? Quel regard portes-tu sur les scores de la gauche aux scrutins récents ? 

Il y en a tellement à faire ! Le plus évident, c’est qu’ils ont oublié d’être socialistes. Ils se sont alignés sur la doxa libérale et ils paient aujourd’hui le fait d’avoir abandonné ceux qu’ils sont censés défendre. Pour la gauche en général, je ne suis guère plus conciliant. Les intérêts de boutiques et les égos l’emportent sur la nécessité de rassembler ceux qui ont pourtant bien des idées et des principes en commun ! Pourtant, je pense que la gauche à un avenir. Le socialisme reste une idée neuve ! Je suis enthousiasmé par le retour à la solidarité porté par la jeunesse, notamment en Grande-Bretagne avec Corbyn et même aux Etats-Unis avec Sanders. La gauche doit assumer de défendre ceux qui ont besoin d’elle et de porter un projet de société alternatif.

Propos recueillis par Marion Beauvalet pour LVSL

Crédits Photo : Capture d’écran issu d’un reportage de France 3 : La trésorerie de Nouzonville va fermer ses portes
A partir du 1er janvier 2018, le centre des finances publiques de Nouzonville baissera ses rideaux. Après la fermeture de plusieurs entreprises ces dernières années, c’est un nouveau coup dur pour la commune. – France 3 Champagne-Ardenne – ©Sébastien Valente / Philippe Mercier / Carlos Gil Silveira