« Les classes laborieuses vivent la politique dans leur chair au quotidien » – Entretien avec Selim Derkaoui

Avec son essai Rendre les coups, boxe et lutte des classes publié au Passager clandestin, le journaliste indépendant et co-fondateur du média Frustration Selim Derkaoui rend hommage à la boxe anglaise et à travers elle, à la classe laborieuse. En revenant sur l’histoire de ce sport et sa sociologie, il analyse la dimension politique que révèle sa pratique. En s’appuyant sur des entretiens menés auprès de boxeurs, le journaliste donne à voir un sport de classe et invite à dépasser un imaginaire souvent façonné par la culture dominante à travers des films ou des romans.

LVSL – Vous affirmez dans votre livre que la boxe est historiquement un sport émancipateur, tant pour ses pratiquants que pour ses spectateurs. Comment analysez vous cette émancipation ?

Selim Derkaoui – Ce qui m’intéressait avec ce livre c’était de comprendre pourquoi, dans le cas français, ce sont des personnes blanches et prolétaires qui ont initialement boxé. Je pense par exemple à Marcel Cerdan. Comme tout sport, la boxe revêt une dimension émancipatrice. Elle permet de se voir progresser et de constater directement les fruits de son travail sur soi. C’est une dynamique qui n’arrive pas toujours à l’école. De même pour certaines catégories la société renvoie le contraire que ce soit au niveau de l’entreprise ou du salariat. En effet, ce sont des espaces dans lesquels il y a toujours un plafond de verre. La boxe permet des marges de progression et induit également un rapport avec le coach, une figure d’autorité qui vient souvent du même milieu social que soi. Cela est rassurant et entraîne une proximité de classe.

Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair et ce, au double sens : politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring.

Du côté des spectateurs, c’est différent. On ne peut pas faire abstraction du bas instinct, de regarder un spectacle violent, notamment pour la bourgeoisie qui aime bien voir mettre en scène des corps prolétaires, que ce soit à la guerre ou sur un ring – pour eux c’est la même chose. Il s’agit donc d’un spectacle qui consiste à regarder au loin les « corps racisés et prolétaires » – comme le disaient Aya Cissoko ou mon père – mis en scène et se battre entre eux. On a donc initialement une part de voyeurisme.

En revanche, les classes laborieuses qui regardaient ce sport le voyaient davantage comme un spectacle populaire, dans lequel on voit ses frères – et dans une moindre mesure ses sœurs – combattre. Il y avait un enjeu de proximité sociale, de se supporter mutuellement, collectivement. En d’autres termes, ce sont des gens de notre milieu qui pratiquent ce sport-là, ce qui implique de se supporter ensemble, collectivement.

LVSL – Dans votre livre, vous prenez l’exemple de votre père et d’autres personnes. Pouvez-vous revenir sur le rapport qu’elles ont eu à ce sport, l’incidence que la pratique de la boxe a eu sur leur vie ?

Selim Derkaoui – La classe laborieuse vit la politique dans sa chair au quotidien. Lorsque le gouvernement d’Emmanuel Macron supprime les contrats aidés, cela a une incidence directe sur ma mère qui en avait un. Ça les touche au quotidien. La politique vient à eux sans qu’ils ne le demandent. La boxe, c’est ça également. Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair, politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring. Pour prendre un exemple, c’est quand même très compliqué de se dire qu’on va te taper le visage d’une personne, dans le cas de la boxe anglaise.

Le visage est par ailleurs l’endroit du corps qui est symboliquement marqué comme le furent les gueules cassées pendant la Première Guerre mondiale. Ceux qui pratiquent la boxe, ce sont des gens qui vivent la politique dans la chair. Parce qu’ils ont tout ça, ces démons, qui font qu’ils sont en capacité de faire ce sport précisément, qui est dur et violent physiquement. 

Qu’il s’agisse de mon père ou d’Aya Cissoko et plus largement des personnes que j’ai pu interroger, j’ai fait ce lien entre elles. En tant que journaliste, c’est notre métier. Il s’agit de faire le lien entre les gens et faire ensuite ressortir ce qu’ils constatent par eux-mêmes. Les analyses de classe sur la boxe, je les ai eues grâce à eux, grâce à ce recul qu’ils ont eu sur leur sport.

Rendre les coups, boxe et lutte des classes de Selim Derkaoui

Géographiquement dans les quartiers populaires, socialement, par rapport à leur statut, et aussi racialement parce que l’immigration est liée à la France d’en-bas. C’est donc la couche populaire blanche, prolétaire à la base qui en fait, et ensuite progressivement, les couches encore plus populaires subissant le racisme qui pratiquent ce sport en plus de vivre des oppressions multiples. À chaque fois à travers la boxe, il y a comme une gradation inversée, avec des populations de plus en plus pauvres qui se succèdent entre elles. Cela fonctionne comme un reflet social.

LVSL – Dans la première partie de votre livre, vous expliquez ne pas étudier spécifiquement la boxe, mais une pratique qui correspond à une grande groupe social.

Selim Derkaoui – Plusieurs choses ont motivé l’écriture de ce livre. Il y avait déjà un très bon documentaire sur Muhammad Ali, sur Arte. Mon père me parlait régulièrement de ce boxeur et il avait lui-même fait de la boxe. Je me suis également dit qu’on parlait souvent de la boxe aux États-Unis, dans les ghettos noirs, mais pas en France, pays pour lequel il n’existe que peu de documentation sur le sujet et peu d’auteurs sont spécialistes. Lorsqu’ils le sont, ils sont centrés sur la pratique sportive en tant que telle, ce qui implique qu’il n’y avait pas vraiment d’approche politique du sujet.

J’ai pensé qu’il y avait nécessairement un lien en France ou dans d’autres pays, je pense qu’il y a quand même une histoire commune avec l’histoire américaine. Sur le sport et la boxe. De fil en aiguille, j’ai interviewé mon père et en lui posant des questions, il m’a dit que ce sport était politique. Lui-même avait débuté cette pratique par rapport à la police, aux gangs, à cause de cette insécurité sociale permanente pour résumer.

Je ne suis pas adepte du discours qui consiste à dire qu’il ne faut pas importer les problématiques raciales américaines en France : interrogeons celles et ceux qui la subissent, justement comme les boxeurs et les boxeuses. Eux me disaient que quand ils voyaient Muhammad Ali, ou le mouvement Black Lives Matter, ils faisaient des ponts avec leur existence, en se disant qu’évidemment, il y a des choses différentes historiquement. Il y a une sorte d’internationalisme antiraciste. Et ça, ils me le disaient régulièrement : au quotidien, ils le constatent avec le rapport avec la police, les questions coloniales qui ne sont pas encore réglées.

On le voit par exemple avec cette cagnotte en soutien au policier qui a tué Nahel. Beaucoup de gens auraient donné pour cette cagnotte. Sur ces considérations politiques, je me suis dit qu’il était important de parler de la France. Mettons cela en avant pour rendre cette fierté, mettre en valeur des vécus à travers la boxe, et ce en n’étant pas uniquement axé sur les États-Unis. La boxe est surtout un prétexte.

LVSL – Avez-vous des explications sur l’écart de médiatisation entre les États-Unis et la France, alors qu’en France, il y a aussi des boxeurs connus ?

Selim Derkaoui – En France il y a aussi des boxeurs connus, ils étaient davantage médiatisés, du fait de valeurs symboliques accolées à ce sport, dont nous avons parlé précédemment. Ce qui est intéressant c’est que quand j’en parle aux entraîneurs et même à un historien, Stéphane Hadjeras, il me disait être méprisé dans son domaine. Il y a un mépris de classe, ainsi que du racisme. Ils me disaient que eux-mêmes n’arrivent pas à mettre des mots sur le fait que, malgré le fait qu’il y ait des champions en France (Brahim Asloum pour ne citer que lui), il n’y avait que peu de médiatisation de ce sport.

C’est vraiment le sport américain qui s’est exporté, le sport cubain aussi. Les Cubains sont très bons en boxe, notamment amateurs, parce qu’ils étaient interdits de JO. Dès l’école, il y a des clubs de boxe, il y a un truc très fort là-dedans. Et sport américain donc forcément médiatisation un peu plus importante.

En France, les entraîneurs me parlaient du mépris de classe et de racisme. Nous pouvons comparer avec le tennis, sport dans lequel la France ne gagne que rarement. Pourtant celui-ci est sur-médiatisé, avec des sponsors, des publicitaires, un sport très capitaliste en somme. L’argent rentre en ligne de compte. Et puis, il y a le fait que ce n’est pas la boxe qui n’intéresse pas mais celles et ceux qui la pratiquent et l’incarnent. En ce moment, on assiste à une gentrification de la boxe. Olivier Véran en fait, Macron aussi. On peut en déduire que ce n’était pas le sport qui était méprisé mais les gens qui la pratiquent.

Aya Cissoko m’expliquait qu’à Sciences Po, elle vivait vraiment un mépris de classe de la part des gens qu’elle ne rencontrait pas dans les quartiers où elle constatait davantage de solidarité. C’était certes très masculin donc parfois dur de s’imposer pour une femme, mais elle m’a dit que c’était pire en grande école avec la bourgeoisie qui la regardait de travers, ils l’identifiaient au côté « racaille », au côté « sauvageonne ». En plus hystérique car, donc beaucoup de choses se mélangeaient, ce qu’elle n’avait pas forcément avant, ou dans une moindre mesure. Il y avait comme du sexisme, mais moins que dans les classes dominantes. Sa simple présence donnait corps à la lutte des classes et c’était ce qui dérangeait.

LVSL – Dans le livre, vous dites préférer le terme de classe laborieuse à celui de classe populaire. Pourquoi ce choix ?

Selim Derkaoui – C’est important pour la forme du livre, pour faire un récit documentaire à voix multiple de partir de l’expérience vécue des gens pour ensuite sortir des analyses par eux-mêmes. Dans l’expression classe populaire, il y a une dimension passive. On va observer des gens qu’on ne connaît pas socialement. Dans l’émission C ce soir, pendant un débat, cela m’a vraiment marqué : il n’y avait que des CSP+ pour parler des classes populaires. Qu’est-ce que ces catégories de la populations se disent quand on a des débats sur eux ? On parle de 80 % de la population française. Qu’est-ce qu’ils se disent ? Ils se disent mais attends, est-ce qu’on parle de moi ?

Cela engendre une honte sociale, donc les gens s’estiment faire partie de la classe moyenne pour se rassurer socialement. Il y a une sorte de condescendance à utiliser ce mot-là. Dans populaire il y a un côté populace, très culturel aussi, et pas politiquement porteur, parce qu’il n’y a pas de conflictualité de classe dans ce terme-là. Je retrouve davantage cette conflictualité dans laborieux, qui induit le rapport au travail, ou l’absence de travail aussi, mais la pression qu’on y met pour que les gens trouvent du travail. Les deux sont liés, et le terme met un peu de conflictualité de classe. Ce n’est pas seulement des expressions, c’est aussi ce que tu vas en faire et en dire donc c’est très porteur. C’est également important et ça en dit long surtout sur ceux qui l’emploient plus que ceux qui sont censés représenter.

Avec Nicolas Framont, nous avons analysé cela : c’est en fait partir du principe que les gens sont en capacité, et qu’on est en capacité, de s’auto-analyser et de mettre cela en relation une conflictualité de classe. C’est aussi une manière de retrouver une dignité sociale. En disant populaire, il y a un côté un peu zoo-sociologique. Ce qui me dérange le plus avec ce mot, c’est qu’il est dépolitisé. Et comme je disais tout à l’heure, des personnes qui sont intrinsèquement politiques, parce qu’elles subissent les conséquences des décisions politiques au quotidien.

Je vais prendre l’exemple de ma mère qui était au RSA. Maintenant, elle est au minimum vieillesse, elle a travaillé en contrat-aidé dans les écoles très longtemps, elle se battait avec le Pôle emploi avec la CAF pendant des semaines et des semaines, à devoir se justifier, à devoir trouver des trucs bénévoles en parallèle, ça c’est de la politique et elle en fait au quotidien. Parler de laborieux, c’est mettre ça en perspective et retrouver une dignité.

LVSL – De même, dans le livre, vous notez un sous-financement systématique du sport par les pouvoirs publics : comment expliquer ce mouvement de désintérêt de la part de différents acteurs notamment politiques, locaux alors que d’autres sports sont eux largement plus financés ? D’autant que dans le même temps, vous décrivez la convocation de figures issues de la boxe dans les périodes de tension sociale.

Selim Derkaoui – Oui, assez contradictoire et plus largement désintérêt pour le sport. Les classes dominantes ont un intérêt quand ça les sert. La boxe reflète parfaitement ça. Cela ne les intéresse pas quand il s’agit d’investir politiquement les quartiers populaires parce que ce n’est pas électoralement intéressant, ils se disent qu’ils ne votent pas et ça ne les intéresse pas. C’est un peu le reflet que les services publics ne sont pas intéressants à implanter dans ces quartiers-là ou dans les zones rurales.

Il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non l’ordre politique des classes dominantes.

Pour les clubs de boxe, ça ne les intéresse pas d’en implanter, de financer ça, en sachant qu’il y a une population qui peut être si intéressée et s’émanciper par là aussi. En revanche, quand il s’agit d’instrumentaliser ce sport, quand il y a des « émeutes », ils appellent ça comme ça, des révoltes, ils vont contacter des coachs, comme mon père d’ailleurs ou des entraîneurs, pour calmer les soubresauts un peu révolutionnaires de cette jeunesse. Parce qu’ils perturbent l’ordre public, parce qu’ils remettent en cause des inégalités sociales profondes et territoriales, ils dérangent. On va donc utiliser la boxe pour les canaliser. Cela reflète leur hypocrisie : il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non leur ordre politique.

LVSL – D’un point de vue culturel, au niveau de l’imaginaire qu’il véhicule, quel est le statut de ce sport ?

Selim Derkaoui – Aux États-Unis, évidemment, ce sport est très représenté au cinéma. C’est assez contradictoire, culturellement. Parce qu’évidemment, ce sont les classes dominantes qui imposent leur vision des choses culturellement. Donc c’est leur regard sur les cultures populaires et ce regard peut être un peu biaisé. Cela débouche sur une vision très esthétique et qui peut être très dépolitisée parce qu’ils ne vont pas saisir la politisation de ce sport-là. Ces pratiques populaires, ça peut être la boxe, ça peut aussi être le rap.

Je qualifierais leur regard de bourgeois gaze. Celui-ci ne reflète pas forcément le côté de classe de ce sport. Il y avait un article qui m’avait marqué dans le Figaro : en juin, ils avaient fait tout un dossier sur la littérature et la boxe. Il n’y avait pas une seule fois le mot classe, ni le mot populaire, rien du tout.

Ils mettaient en avait le fait que deux hommes s’affrontent sur un ring, avec une dimension sacrificielle, avec tout ce vocabulaire qui est mobilisé : grandiloquent, mais totalement dépolitisé. C’est avant tout esthétisant. C’est pour cette raison que moi ça m’intéressait de le faire et d’avoir le regard de mon père et des entraîneurs, aux boxeurs aux boxeuses. parce que tu te rends compte qu’en fait ils ont à la fois subi et apprécié ce sport mais avec une forme d’urgence vitale.

Il y a quand même une dimension qui est hors sol, surtout dans la littérature, plus qu’au cinéma. Mathieu Kassovitz, il a fait ça. Il y a un livre, Shadow Box de George Plimpton, c’est un bon livre. Ce qui m’a perturbé, c’était vraiment le côté dandy de la boxe. On met les gants, on se déguiser en boxeur pour se mettre à leur place et se mettre en scène de manière narcissique ensuite dans un livre, donc avoir le capital symbolique qui va avec, puis retourner à sa vie tranquille de dandy bourgeois.

Je n’aime pas pas cet aspect de mise en scène de soi. Je trouvais qu’il ne mettait pas forcément beaucoup en valeur les gens qui voyaient. Il y a un truc d’appropriation culturelle. Même si le livre n’est pas mauvais en soi, cette démarche-là me gêne profondément. On revient sur le côté classe laborieuse, je préférais mettre le lien entre les gens, parce qu’ils parlent très bien d’eux-mêmes. Et y a un truc qui peut me perturber aussi, sur le côté roman de manière générale, je l’ai vu par rapport à la boxe, c’est déjà un peu trop se raconter de manière très narcissique.

Le vécu des gens est tellement passionnant, qu’il n’y a pas besoin d’inventer trop de choses. Elles sont sous nos yeux. Quand je voyais Aya Cissoko, mon père, je l’ai redécouvert en faisant le livre, en l’interviewant, et j’ai découvert des choses merveilleuses en fait. La chair elle est devant nous.

LVSL – Dans la postface de l’ouvrage, François Ruffin dit s’interroger : pourquoi l’avez-vous choisi lui pour postfacer un ouvrage sur un sport qu’il n’a jamais pratiqué ? Plus largement, pourquoi le choix d’une préface par Médine et d’une postface par François Ruffin ?

Selim Derkaoui – J’avais pensé à François Ruffin journalistiquement, plutôt sur le côté formel. Il m’a vraiment inspiré. Tout ce que je viens de dire, à partir de l’expérience vécue, à la base, au début de mes études à la fac, c’était lui que je lisais surtout. Je lisais Fakir, Le Monde Diplo aussi.

Peut-être que François Ruffin ne sera pas d’accord avec ça – ce serait intéressant d’en parler – ce n’est pas une fin en soi. Je cherche à pouvoir justement décrire le réel, et lui aussi il est un peu comme moi. De même l’imaginaire, on n’en a pas forcément beaucoup, mais, en fait, l’imaginaire il est chez les gens. Et je pense qu’il a le souci de faire sortir ce que les gens ont en eux, mais qui n’ont pas forcément d’intérêt pour en parler. Mon père par exemple avait cette lecture-là de classe en lui. Et c’est en lui posant des questions qu’il a encore plus verbalisé. On est là pour faire le lien, en fait, entre les gens. Ce côté-là, en plus d’une plume un peu rigolote pour dire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Chez Ruffin il y a un peu de ça. Ça qui m’a inspiré pour Frustration aussi avec Nicolas Framont.

François Ruffin, c’était également pour le côté sport. Il a un rapport au football populaire. Il s’intéresse aux petits clubs, aux invisibles, aux milliers de personnes qui la pratiquent dans l’ombre et qui la font vivre. Quand il enlève son maillot à l’Assemblée, c’est une belle mise en scène. C’est là vraiment rendre visibles les invisibles, c’est ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il dit lui-même, je crois que. Et moi, la boxe, là-bas, je voulais un peu faire la même chose aussi : parler de tous ces gens qu’on ne voit d’autant plus pas que médiatiquement, même ceux qui sont pros, on ne les voit même pas.

Enfin concernant Ruffin, il y a le format des livres. Je pense qu’il y a les trois quarts des livres, tu peux enlever la moitié, largement. Ruffin ne fait pas des livres si longs, justement. Il a compris ça. Normalement tu es censé faire assez court parce que si c’est fluide. Si tu dis des choses précises et intéressantes, tu n’as pas besoin de faire des tonnes. Normalement en une phrase, tout est dit. Il y a une économie de mots sans pour autant faire une économie de pensée. Et ça je l’ai ressenti en l’écrivant. Chez Ruffin, je l’ai ressenti aussi, le fait de dire des choses très pertinentes mais en peu de mots.

Ensuite, de fil en aiguille – j’en ai parlé avec mon éditrice – nous nous sommes dits : mais pourquoi pas un rappeur ? Notamment, Médine, parce que lui, il y avait quand même beaucoup de liens, cette fois-ci de fond, sur notre vécu commun.

Un père boxeur, évidemment, les quartiers populaires, mais de province, des campagnes, ce que j’essaye de décrire un petit peu. Pas banlieue parisienne, pour changer un petit peu, quand on parle de banlieue, on a la focale parisienne, mais il y a toutes les banlieues des campagnes la banlieue de Nantes, celle de Caen ou celle du Havre où est Médine. Et je trouvais ça assez pertinent de donner la parole dans un endroit à une personne qui, de par son statut social aussi, et de par ce qu’il fait, on n’a pas l’habitude de le voir. sur ce terrain-là, écrire une préface. Certes, il a déjà écrit un bouquin avec Pascal Boniface, mais je tenais à mettre à l’honneur des personnes qui n’ont pas le capital symbolique ou culturel pour être là.

C’est assez rare quand même dans la littérature, dans les romans, dans les essais de voir des gens des milieux populaires quand même. Après je ne savais pas trop préface-postface mais après… ça tombait sous le sens que Médine commence, évidemment, pour toutes ces choses que je viens d’évoquer. Le premier concerné aussi pour ouvrir le livre, Et Ruffin, pour le finir, avec le fait de se demander pourquoi lui ? Il le conclut très bien. Et puis politiquement, Médine incarne une France des banlieues et François Ruffin les espaces plutôt ruraux, donc c’était une manière de faire le pont entre ces espaces.

C’est ce que veut faire Ruffin, c’est ce que veut faire Médine. Stratégiquement, on a des désaccords, on ne le fait pas de la même manière. Mais le but c’était avoir les deux Frances qui ont beaucoup de liens entre elles, clairement. Et puis c’est un livre aussi qui est pour les white trash, c’est nous-mêmes, les boîtes de nuit de province, des milieux qu’on connaît très très bien. Mon père voyait beaucoup de petits blancs des milieux ruraux. Mon oncle était gilet jaune parce qu’il habitait en campagne. La différence, c’est le racisme. Mon livre est aussi un moyen de dire regardez, d’ailleurs, on se croise.

Ça peut être dans le sport, ça peut être au travail, mais on a cette différence-là qui fait que soutenez-nous là-dessus pour qu’on puisse créer une solidarité de fait contre l’ennemi commun qu’on a. C’est le capital, c’est les classes dominantes, c’est la police, c’est eux qui nous méprisent.

LVSL – Vos évoquez à plusieurs reprises un rapport entre le corps façonné par la boxe et le corps laborieux de celles et ceux qui effectuent des métiers pénibles : sous quelles conditions le sport ou plus largement une pratique sportive ou culturelle peut-elle être un moyen de se réapproprier son corps ou d’affirmer une identité de classe ?

Selim Derkaoui – L’identité de classe réside dans le fait qu’à travers la boxe, on a le moyen de progresser : le travail paye. On trouve cette idéologie bourgeoise derrière la méritocratie. Les boxeurs ont un rapport souvent compliqué avec certains aspects de l’éducation nationale.

C’est comment c’est une institution qui véhicule les inégalités sociales. Ils l’ont très très mal vécu et souvent ça revenait. C’est quelque chose qu’ils ne trouvaient pas dans la boxe justement. Ils avaient un rapport avec le coach d’un même milieu social aussi, une compréhension mutuelle, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique racial aussi.

Et tout ça dans la boxe vu qu’ils étaient un peu aussi entre eux, même classe, donc forcément un regard assez commun. On va partager des expériences communes sur l’école, sur le travail, donc une solidarité un petit peu qui se retrouve dans la base. Un petit peu que tu retrouves dans la salle, que t’as pas forcément à l’extérieur. La boxe devient un second lieu de politisation et de conscientisation entre nous. Et cela donne une fierté, une dignité de classe par le sport et le corps aussi.

Il y a effectivement l’instrumentalisation du corps par les classes dominantes. À partir d’un certain niveau, les sponsors sont nos aguets. On met dès lors en scène ces corps laborieux à des fins financières et de spectacles bourgeois. Et c’est pour ça que Aya comme mon père, ils sont plutôt dans une dynamique de boxe par et pour nous-mêmes (de la boxe éducative, de la boxe amateur débarrassée de l’argent et du capitalisme).

Et eux, ils aiment ce sport, mais qui n’est pas un sport marchandisé. Comme Ruffin ce que Ruffin dit sur le foot : c’est un sport qui, en soi, est magnifique parce que, il y a un dépassement de soi, une confiance en soi. Alors la boxe, aller sur un ring, c’est quand même, c’est très difficile. Tu as une personne en face de toi qui a le même objectif de toi, dans le respect des règles évidemment, c’est très impressionnant. C’est le visage en plus qui est touché. Donc il y a une valeur symbolique comme je disais sur les gueules cassées.

C’est une métaphore des vies cabossées : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement.

Ça te donne une surdose d’estime de soi d’être sur un ring, que tu peux ensuite revendiquer ailleurs. Ça peut être à l’école, comme Aya d’ailleurs qui a fait des ponts entre les deux. Et maintenant, elle rend les coups par écrit, comme j’essaye de faire d’ailleurs. Mon père, il a rendu les coups syndiqués à l’hôpital public pour se battre contre sa direction, pour ses camarades salariés, les infirmières. C’est une métaphore de leur vie cabossée : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement. Aya le disait très bien, sur un ring, tu dois toujours trouver la porte de sortie, déterminer comment tu vas t’en sortir. Dans la vie c’est pareil, tu cherches toujours la porte de secours.