120 battements par minute, qui vient de recevoir 10 nominations pour les Césars 2018, a offert un coup de projecteur salutaire sur la lutte contre le VIH. Une lutte qui patine depuis quelques années en France, avec une stabilisation du nombre de contaminations annuelles d’après Santé Publique France, et des taux de prévalence toujours inquiétants chez les deux groupes les plus touchés : les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes et les personnes originaires d’Afrique subsaharienne. 120 battements par minute comporte deux films en un. Un récit d’amour et de maladie d’abord, suivant l’accompagnement vers la mort inéluctable d’un jeune homme, à une époque où les traitements restent désespérément impuissants. Mais aussi le roman politique de la naissance d’Act-Up, qui résonne avec des problématiques très contemporaines sur l’évolution des formes de militantisme.
Réagir face à l’urgence
Le réalisateur, Robin Campillo, a souhaité partager son expérience au sein d’Act Up dans les années 1990, plongeant le spectateur dans les coulisses d’une organisation née dans un contexte de crise, au moment où le SIDA se propage à une vitesse folle, sans que l’on sache comment endiguer l’épidémie. André Techiné avait déjà abordé ce moment critique dans Les Témoins, chronique bouleversante de la brutalité du passage du temps de l’insouciance vers celui du chaos.
Le réalisateur nous raconte une autre facette de cette même histoire, en témoignant cette fois-ci de la course contre la montre associative pour faire reconnaître la maladie et exiger, à la fois des laboratoires et des pouvoirs publics, de se donner les moyens de limiter son expansion. L’émergence du SIDA est un traumatisme dont on oublie aujourd’hui l’ampleur, une épée de Damoclès menaçant tout particulièrement certains groupes sociaux qui redoutent de devenir une génération sacrifiée, alors que les morts s’accumulent dans leurs entourages proches. Act Up est né de cette urgence, de cette nécessité d’agir, de faire du bruit, de gueuler, de choquer, de témoigner, de s’énerver, pour forcer l’opinion et les autorités à briser l’omerta sur le sujet, rendre impossible l’indifférence. Et ne pas laisser les gens crever tout seuls.
Filmer le militantisme dans ses aspects quotidiens
Le cinéma français filme rarement la pratique militante en dehors du genre documentaire, bien seul pour chroniquer l’expérience concrète et quotidienne de l’engagement, qu’il soit politique, associatif ou syndical. 120 battements par minute assume au contraire cette dimension sociologique, notamment dans sa première moitié, qui se focalise sur les débats internes au sein d’Act Up. Une immersion passionnante dans le fonctionnement d’une organisation complexe, mélangeant des profils différents, réunissant à la fois des homosexuels, des lesbiennes, des usagers de drogues, ou des familles de victimes du sang contaminé.
Autant d’individus ou de groupes directement ou indirectement touchés par l’émergence du SIDA, devant s’accorder sur la stratégie à mettre en œuvre pour faire réagir les pouvoirs publics et l’industrie pharmaceutique, à travers un coup d’État médiatique permanent. En s’appuyant notamment sur des techniques d’agit-prop pour imposer le SIDA dans l’agenda politique de l’époque.
La méthodologie est celle de l’opération commando pacifique : s’introduire dans les laboratoires, les lycées, les institutions, les réunions officielles, verser du sang, faire du bruit, allonger des dizaines de personnes dans la rue, sortir le poing levé, mégaphone à la main. En revendiquant à chaque fois l’appartenance à une minorité, ne s’en excusant pas, en faisant au contraire une force. En assumant d’exposer la maladie, dans ses aspects les plus concrets, en montrant les corps éprouvés et en transformant la peur qu’inspire le SIDA en arme politique.
Militantisme du coup d’éclat vs militantisme réformiste
Robin Campillo met en scène l’opposition de deux formes de militantisme, réunies autour d’une même cause, tout en s’affrontant sur les méthodes. Le « romantisme » flamboyant, tonitruant, spectaculaire et visuel d’Act Up d’un côté – qu’on peut rapprocher des actions de Greenpeace sur l’écologie -, le pragmatisme pédagogique et grand public d’Aides, de l’autre. Cette tension archétypale entre deux écoles de l’action politique, moins prononcée en réalité qu’en théorie, fonde l’identité et le sentiment d’appartenance commune des deux organisations.
Deux postures philosophiques opposées, qui se traduisent par des communications, des messages, mais aussi un fonctionnement interne différents. Car Act-Up était l’artisan d’un militantisme « total », où la frontière entre vie privée et vie publique avait tendance à s’effacer. Où l’on se consacrait intégralement à la cause, où l’on se formait en permanence auprès d’un expert en immunologie. Où l’on parlait communiqué de presse quelques minutes seulement après la mort d’un être aimé – ce qui donne l’une des scènes les plus fortes du film. Où l’on tenait en permanence en équilibre sur un fil rouge entre lanceur d’alerte et provocateur « sectaire », faisant du jusqu’au-boutisme une marque de fabrique de l’organisation.
Mettre à l’agenda les causes minoritaires
120 battements par minute nous interroge sur les moyens à utiliser pour réussir à mettre à l’agenda les causes minoritaires, remisées sous le tapis, souvent par indifférence. Faut-il, comme L214, filmer l’horreur des abattoirs pour faire parler de souffrance animale ? Tourner des images choc sur Calais pour mettre le gouvernement face à ses contradictions entre discours humanitaire et réalité de terrain brutale ? Faire débarquer des « fous » au Ministère de la Santé pour dénoncer l’état désastreux de la santé psychiatrique en France? Inviter des sans-abris à faire le siège des Ministères du logement et de la Cohésion sociale ?
Au-delà de la manière de sensibiliser l’opinion sur un sujet, faut-il viser l’universalisme ou encourager l’autogestion « communautaire », qu’elle soit liée à une appartenance ethnique, religieuse, de genre, d’orientation sexuelle, d’une pathologie partagé ? Car l’expérience d’Act-Up est aussi celle d’un militantisme de fierté : répondre à la peur ou au dégoût que l’on inspire en s’affichant au lieu de se cacher. Choquer le bourgeois, de manière très graphique, parfois comme une fin en soi, pour reprendre la main sur son destin, au risque de s’aliéner l’opinion publique, qui ne peut pas toujours évoluer du jour au lendemain, et qu’il faut parfois plutôt émouvoir que déstabiliser.
120 battements par minute nous plonge dans tous ces questionnements passionnants, qui n’appellent bien évidemment pas de réponse unique ou tranchée. Mais qui résonnent très fortement avec l’actualité politique française, et que l’on doit garder en tête, en permanence, pour faire avancer les causes que l’on souhaite défendre.
A lire également
- Interview du réalisateur, Robin Campillo, pour Libération
- Interview du co-scénariste, Philippe Mangeot, pour Politis
Crédits photos : affiche et bande-annonce officielles du film.
Crédit photo Marche des Fiertés 2017 : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL