3. La juriste : Valérie Cabanes | Les Armes de la Transition

Valérie Cabanes est juriste en droit international, spécialisée sur les droits de l’Homme. Elle fait partie des premières personnes à populariser le terme d’écocide ainsi que d’autres concepts relatifs au droit de l’environnement. « Quand le politique n’est plus à même de protéger la planète, il faut se tourner vers les juges » répète-t-elle souvent. Co-fondatrice de l’ONG Notre affaire à tous qui attaque l’État français en justice pour inaction climatique, Valérie Cabanes nous éclaire sur le rôle potentiel d’un juriste dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert une juriste pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Valérie Cabanes : Je crois que le droit est notre dernier rempart avant la violence. Face à la crise écologique, à la crise climatique à laquelle nous devons faire face, il est nécessaire aujourd’hui de requestionner véritablement les règles du vivre-ensemble. Ce que je trouve particulièrement intéressant dans certains concepts juridiques que j’ai pu découvrir dans le monde à travers d’autres cultures, c’est l’idée qu’on ne peut pas protéger les droits fondamentaux des humains si on ne replace pas cette humanité dans certaines règles, dans certaines lois biologiques. Des lois que l’on a transgressées très objectivement depuis le début de l’ère industrielle. Donc, il s’agit aujourd’hui, à travers le droit, de requestionner la place de l’Homme, et de réfléchir à de nouvelles règles qui nous permettent de vivre en harmonie avec le vivant.

LVSL : D’accord. Et donc, en quoi consiste votre activité ? Plus concrètement, pouvez-vous nous décrire, par exemple, une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

VC : Ma journée va se construire par rapport aux sollicitations. Je suis, finalement, très peu proactive, dans le sens où je ne cherche pas à imposer des idées, mais je cherche à semer des graines et à leur permettre de s’épanouir.

Ma stratégie est multiple, je vais essayer de la résumer assez rapidement. J’ai lancé, en France, une initiative citoyenne européenne qui permet de saisir la Commission européenne et de proposer, en tant que citoyen, une directive européenne sur un nouveau concept. C’est un outil de démocratie directe et participative issu du Traité de Lisbonne. Pour cela, en 2013, nous avons proposé une directive européenne sur le crime d’écocide – l’écocide étant, je le rappelle, le fait de nuire gravement ou de détruire, des écosystèmes vitaux, et tous types de systèmes vivants qui nous permettent de maintenir la vie telle qu’on la connaît sur Terre depuis finalement 10 000 – 12 000 ans – l’ère de l’holocène.

La stratégie a été pour moi de démarrer sur l’idée qu’il fallait reconnaître la responsabilité pénale des dirigeants. Pas que des dirigeants étatiques, mais également des dirigeants économiques, des dirigeants bancaires, qui ne font pas assez, aujourd’hui, pour la transition écologique, et qui sont dans un régime d’impunité par rapport à leurs choix d’investissement et d’exploitation. Je pense par exemple à continuer d’investir massivement dans les énergies fossiles, quand on sait qu’il faut absolument aujourd’hui passer à autre chose.

Donc, j’ai popularisé ce terme d’écocide en France en 2013, mais avec l’idée d’amener de nouveaux concepts juridiques dans le débat public, à savoir l’idée qu’il fallait reconnaître comme des sujets de droit les générations futures. Parce qu’aujourd’hui, un enfant qui n’est pas né ne se voit pas protégé quand il naîtra.

Je donne un exemple très concret : un enfant qui naît aujourd’hui avec une malformation en lien avec l’usage de l’agent orange pendant la guerre du Viêt Nam ne peut pas réclamer justice. Et pour le climat, on le voit aujourd’hui, les jeunes se lèvent en disant « Protégez nos droits futurs ! » Ce concept était très intéressant, pour moi, à développer.

Le second concept sous-jacent dans le crime d’écocide, c’est le fait de reconnaître la nature comme sujet de droit. C’est-à-dire, de donner la possibilité à des écosystèmes d’être protégés pour leur valeur intrinsèque, pour le rôle qu’ils ont à jouer dans la communauté de vie, et donc de ne pas relier le droit – qu’il soit de l’environnement, ou le droit international, ou le droit international des droits de l’Homme – seulement aux intérêts de l’humanité. Parce que tout le droit occidental, qui s’est imposé au monde entier, est un droit qui s’est construit autour d’une valeur centrale : la dignité de l’Homme. Étant une juriste des droits de l’Homme, je ne vais pas le remettre en question. Mais on a complètement oublié que l’Homme était un élément de la Nature et qu’il ne pouvait pas survivre sans elle. Il fallait donc aussi construire des règles et des devoirs pour l’humanité, pour mieux protéger les écosystèmes.

Ma stratégie depuis 2013 est donc de populariser en même temps le crime d’écocide, les droits des générations futures et les droits de la Nature. Finalement, au quotidien, je réponds aux sollicitations, que ce soit à travers des conférences, à travers la demande de livres, de chapitres de livres collectifs – en ce moment, ce sont même des préfaces, qu’on me demande, d’interviews, d’articles plus ou moins académiques, plus ou moins à grand public, etc. J’essaie de toucher toute la société, du citoyen au politique, au-delà du monde du droit : les avocats, les magistrats, les barreaux etc. de manière à ce qu’il y ait une synergie qui se mette tout doucement en place. Et ça commence à prendre.

Mon quotidien va donc être d’écrire un article, de répondre à une interview en même temps, de courir cet après-midi à Bruxelles pour donner une conférence.

LVSL : Quel est votre but ?

VC : Mon but ultime, c’est véritablement une révolution de la conscience occidentale : si le droit reconnaît le statut de sujet à des éléments de la Nature, chaque citoyen sera reconnecté à cette réalité première qu’il est un simple élément de la Nature et qu’il a besoin des autres espèces pour vivre. C’est pour ça que j’ai écrit mes livres. C’est un double travail qui est d’amener à un changement institutionnel, mais qui ne pourra, de fait, se faire vraiment que quand chaque citoyen aura saisi – je dirais presque dans ses tripes, de façon émotionnelle – cette nécessité vitale qu’il a aujourd’hui de se reconnecter au vivant, de le respecter, et finalement d’adopter une attitude plus sobre, une attitude de partage. Il comprendra qu’au fond, sa survie en dépend.

Je vise un changement de conscience. Et le droit ne sera, finalement, que le reflet de notre changement de conscience, à un moment donné. Je n’ai pas pour objectif de sauver la planète, en disant : « Je vais obtenir la création d’une loi, et je serai celle qui… » Non. Je crois que, quand on s’engage de cette manière-là, en règle générale on finit extrêmement épuisé et déçu. Pour avoir travaillé dix-huit ans dans l’humanitaire, je sais à quel point vouloir sauver les autres est une démarche compliquée vis-à-vis de soi-même, et peut être épuisant, mais par contre, si je peux faire émerger cette prise de conscience en amenant ces nouveaux concepts dans le débat public, ce sera une réussite suffisante, pour moi.

C’est d’ailleurs pour cette raison que je travaille aujourd’hui sur un film sur les droits de la Nature, parce que l’image permet de créer cette émotion, qui nous manque aujourd’hui pour nous mettre en action.

LVSL: Vous avez commencé à évoquer quelques concepts que vous avez portés pendant votre carrière. Pourriez-vous nous donner trois certitudes que vous vous êtes forgées à travers votre activité ?

VC : La première des certitudes, c’est que l’une des solutions à la crise actuelle est véritablement de reconnecter les règles des hommes avec les lois biologiques. Je crois que si l’on n’est pas capable de faire ça, si on laisse notre vision occidentale hors-sol continuer à guider nos choix politiques et nos choix économiques, on court à la catastrophe.

La seconde, qui m’a été démontrée par les deux millions de soutiens au recours que l’on veut lancer contre l’État – la pétition l’Affaire du siècle, c’est que quand on atteint un certain pourcentage de la population, et des chercheurs ont estimé qu’il s’agit à peu près de 3,5 %, quand on arrive à populariser certains concepts, certaines prises de conscience au sein d’une petite proportion de la population, il y a un effet-levier extrêmement important qui va en général amener ce qu’on appelle « la première majorité à suivre ». Et ce que je trouve absolument fascinant en ce moment, c’est que l’on est, pour moi, à cette charnière. Et donc, il faut absolument tenir bon, il ne faut rien lâcher. Et je crois au pouvoir citoyen de faire véritablement changer la donne. Ce que j’espère, simplement, c’est d’arriver à le faire de la façon la moins violente possible.

La troisième certitude, c’est qu’on a besoin, aujourd’hui, de reconnaître nos liens d’interdépendance, avec le monde vivant, d’une part, mais aussi – et surtout – avec les autres humains. Ça nous oblige à un décentrage, c’est-à-dire à sortir d’une voie qui est en train d’être empruntée par certains peuples et certains dirigeants, qui est de croire qu’on s’en sortira en devenant de plus en plus protectionnistes, donc de plus en plus isolés sur la scène internationale. Je crois, au contraire, que le défi qui nous est proposé aujourd’hui, c’est de reconnaître qu’on est d’abord habitant de la Terre avant d’être citoyen d’un État. Donc qu’en s’ouvrant à l’autre, en reconnaissant nos liens d’interdépendance au niveau de l’humanité elle-même, en reconnaissant l’autre comme un voisin, comme un frère, alors on trouvera peut-être des solutions pour essayer de sauver un maximum de monde par rapport à la catastrophe qui s’annonce.

LVSL : Comment traduiriez-vous ces trois certitudes en politiques publiques, si par exemple un gouvernement arrivait au pouvoir avec une vraie volonté d’aller dans ce sens-là et vous le demandait ?

VC : La première des choses, c’est que l’État accepte de perdre, parfois, sa souveraineté nationale pour pouvoir défendre un intérêt général plus large. Ce qui veut dire accepter de suivre des règles universelles qui nous permettraient de résoudre collectivement la crise écologique, climatique et humanitaire. Je dis ça, moi en tant que juriste de droit international, parce qu’on croit que parce que l’ONU a été créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États sont d’accord pour respecter certaines règles universelles. Il faut comprendre qu’aujourd’hui, le principe de souveraineté nationale est une pierre angulaire du droit international, et bloque toutes les avancées courageuses qui consistent à se mettre d’accord sur des règles – parfois contraignantes – ensemble. L’Accord de Paris en est un exemple, il n’est pas véritablement contraignant, et un chef d’État peut en sortir sans craindre une justice internationale, même si les décisions qu’il prend vont avoir un impact sur l’humanité tout entière. Donc la première des choses que je dirais à un chef d’État, c’est qu’il montre l’exemple en disant : « Moi je suis prêt à baisser la garde à ce niveau-là ».

Deuxième étape : il faudrait travailler sur une constitution qui intègre les droits fondamentaux de l’humanité dans des droits plus larges qui sont les droits de la Nature à exister, à perdurer et à se régénérer. C’est le travail qu’on a mené l’année dernière, quand il y a eu un processus qui s’est mis en place pour lancer une réforme constitutionnelle en France. On a donc proposé de retravailler l’Article 1, en y intégrant l’idée que la République devait aussi être écologique et solidaire, qu’elle devait s’engager à lutter contre le changement climatique, à protéger la biodiversité, et qu’elle s’engageait à respecter les limites planétaires, c’est-à-dire à reconstruire toute l’activité du pays – économique, industrielle – de manière à ne pas dépasser ces fameux seuils, ces fameuses limites planétaires, qui mènent l’humanité vers un état planétaire qui devient dangereux pour tout le monde.

Au niveau de l’État lui-même, travailler sur la Constitution va forcément se décliner par l’adoption de nouvelles lois, ou d’amendements aux lois existantes. Je travaille très concrètement là-dessus aujourd’hui, puisqu’il m’a été demandé par des parlementaires, députés et sénateurs une proposition de loi sur le crime d’écocide par exemple. Et si l’on reconnaît le crime d’écocide dans le droit français, il va falloir intégrer, en tout cas selon la définition que j’en donne, cette notion de limite planétaire et donc dans chaque loi (loi sur biodiversité, la loi sur l’eau, etc.) d’intégrer ces limites planétaires comme des normes contraignantes.

Donc, quand vous me dites : « Si, dans un monde idéal, vous pouviez… », en fait, je suis déjà dedans ! C’est-à-dire que les parlementaires nous demandent de travailler sur des propositions de loi, même sur les droits de la Nature… Dans le cadre de la réforme constitutionnelle, il y a eu vingt amendements déposés en juin et juillet 2018 qui se raccrochaient à la notion de droit à la Nature ; des députés ont littéralement demandé à ce que des droits à la Nature soient intégrés à la Constitution, comme dans la Constitution équatorienne ou la loi adossée à la Constitution bolivienne. Donc, ce sont des concepts qui sont en train de véritablement faire leur chemin, de prendre racine au sein même de notre monde politique, et je sais que, dans le cadre des européennes, et c’était le cas aussi pendant la campagne présidentielle, plusieurs partis politiques sont en train de reconstruire leur programme avec une vision quasi d’écologie intégrale. Ces derniers expliquent en effet qu’aujourd’hui, on doit protéger les droits fondamentaux des humains par une protection beaucoup plus forte de la Nature. Et la meilleure des manières de prévenir les dégâts, c’est de donner le statut, en tout cas la personnalité juridique aux éléments de la Nature pour qu’ils puissent défendre son droit à exister, même en justice.

LVSL : Quelle devrait être, selon vous, la place de votre discipline – le droit – par rapport au moment de la décision politique ? Dans le cadre d’une transition, à quel niveau se situerait votre action ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui permettrait d’avoir une incidence sur l’action de l’État ?

VC : Il est impératif que la justice et le gouvernement soient indépendants et, en France, ce n’est quand même pas vraiment le cas. Je ne suis pas sûre que tout le monde en soit conscient. On a quand même une justice qui est sous le chapeau du ministère de la Justice,  donc il y a un problème d’indépendance. Il doit donc y avoir une vraie distinction entre le législatif et le judiciaire. Le législatif appartenant au politique et le judiciaire appartenant au corps judiciaire indépendant.

Ce qui me semble être essentiel aujourd’hui, c’est d’une part que le droit s’appuie sur des faits scientifiques pour déterminer s’il y a un risque d’écocide, s’il y a un risque probable de catastrophe environnementale, et que de l’autre côté, les lois s’appuient elles aussi sur des données scientifiques pour établir les normes que l’on doit respecter.

D’où l’intérêt du concept des limites planétaires, qui est un concept purement scientifique de seuils chiffrés, mais qui nous permettrait de beaucoup mieux cadrer notre activité humaine pour mieux respecter l’écosystème terrestre. Donc, c’est cette interdisciplinarité entre la science et le législateur, le politique, la science et le judiciaire, qui nous permettrait de rééquilibrer les lois humaines avec les lois biologiques.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous proposer, dans le cadre de votre spécialité, pour rendre ce programme à la fois populaire et réaliste ?

VC : Populaire et réaliste ? C’est un petit peu ce qui est en train de se jouer en ce moment, dans la rencontre qui se produit entre les défenseurs de la justice sociale, et les défenseurs de la justice climatique ou environnementale. On a déjà, au sein même des citoyens, cette volonté aujourd’hui de ne plus opposer la dignité humaine au respect de l’écologie. On le sent, même dans le mouvement des gilets jaunes ; des gilets jaunes qui intègrent les marches Climat, où il y a des gilets verts, en disant « On n’est plus dans cette logique de dire que c’est d’abord l’économie qui va nous permettre d’avoir du travail », et qui s’oppose aux contraintes que veut le mouvement écologiste pour pouvoir mieux respecter les limites de la planète.

Donc, je dirais qu’il n’y a pas forcément besoin de populariser, c’est en train de se mettre en œuvre. Par contre, il y a un besoin de soutenir cette volonté, cette rencontre entre différents objectifs, qui est de vivre dignement – par le travail, par l’activité économique – et en même temps d’être en capacité de protéger notre avenir commun. Et ce qui se profile, si je dois le rendre populaire dans un discours, c’est de dire qu’il y a un moment donné où le droit économique doit s’assujettir aux deux autres niveaux de droits, c’est-à-dire doit respecter les droits humains et les droits de la Nature. Donc, nous ne pouvons plus laisser dans cet état d’impunité les multinationales, par exemple, qui vont en même temps détruire l’environnement, et en même temps détruire les conditions sociales de multiples peuples dans le monde, dont le peuple français.

C’est pour ça que, stratégiquement, on ne peut pas avoir un programme français qui ne s’intéresse pas à ce qui se passe au niveau des normes internationales ; c’est-à-dire que l’État français doit absolument soutenir, de façon claire et ferme, les négociations en cours à l’ONU pour voter un traité contraignant, qui vise les multinationales, leur demandant de respecter les droits humains et le droit de l’environnement. C’est-à-dire, de faire en sorte que les multinationales, aujourd’hui, soient soumises aux mêmes obligations que les États, ce qu’elles ne sont pas puisqu’elles fonctionnent aujourd’hui dans un système parallèle, qui est dirigé par l’OMC et la Banque mondiale, avec des tribunaux d’arbitrage parallèles aux systèmes de justice internationale.

Donc, considérer que ces multinationales – qui sont parfois plus riches que des États – doivent être soumises à ces obligations-là. Elles doivent pouvoir répondre des violations qu’elles commettent. L’État français doit affirmer haut et clair son soutien à ce type de résolution, parce qu’il démontrera à ce moment-là qu’il n’est pas le bras droit des multinationales, mais qu’il est véritablement là pour protéger son peuple et son territoire des risques économiques et des risques environnementaux.

LVSL: Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes d’autres disciplines, et si oui, comment vos relations se passent-elles, concrètement ?

VC : Oui, j’essaie vraiment de travailler avec d’autres disciplines, mais après, ça dépend des milieux. Par exemple, je peux être dans un conseil scientifique qui regroupe des climatologues, des philosophes, des agronomes, des juristes… On a un travail de concertation par rapport aux propositions que l’on peut produire, et s’informer les uns les autres sur des sujets qu’on ne connaît pas bien.

Je suis par exemple dans le comité scientifique, au niveau de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris, de la création d’une exposition permanente qui va ouvrir en 2020, sur « Prendre le vivant en modèle ». Et là, je vais travailler avec des personnes qui

travaillent sur le bio-mimétisme, avec des biologistes, des chimistes ; je suis probablement la seule juriste du groupe. C’est une richesse extraordinaire, et ce n’est pas forcément simple, parce que lorsqu’on est face à une personne qui est en science dite « dure », et qu’on lui parle tout d’un coup des droits de la Nature, on n’a pas une adhésion immédiate. C’est-à-dire « Je ne comprends pas comment on peut donner la personnalité juridique à un cycle bio-géochimique de l’azote et du phosphore… Mais alors, va-t-on la donner à des bactéries ? »

Il y a donc des échanges absolument passionnants, intellectuellement, et l’intérêt de travailler en transdisciplinarité. En ce qui me concerne personnellement, j’aime être autodidacte sur plein de sujets différents. Quand j’ai écrit « Un nouveau droit pour la Terre », j’ai dû être autodidacte, parce qu’aller analyser les rapports ou les recherches qui sont publiées dans « Nature », dans « Science », pour être sûre de ce que je raconte et d’être vraiment dans la prospective de ce qui peut se passer, et de le vulgariser de manière à ce que je le comprenne et que je puisse l’expliquer au grand public – ça demande forcément d’être transdisciplinaire.

On ne peut pas rester enfermé, et c’est d’ailleurs un des écueils du droit de l’environnement, et des personnes qui ont été formatées dans le droit de l’environnement, c’est qu’il y a peu de passerelles de faites, par exemple avec les biologistes. Je connais quelques juristes de l’environnement qui ont eu un cursus parallèle en biologie, par exemple, ou en écologie, ou en géologie, ou en géophysique de la Terre, mais ce n’est pas une démarche spontanée qui est proposée, et donc on est face à des gens qui sont spécialistes du droit, mais qui n’ont pas de connexion directe avec les écosystèmes, mais surtout qui ont une vue morcelée de la Nature.

Le droit occidental, européen, va protéger une forêt par le biais du label Natura 2000, protéger une espèce menacée, s’intéresser au loup, mais n’a jamais une vision écosystémique du monde, parce que le droit de l’environnement est à l’image de la manière dont l’Occidental se perçoit dans le monde. Il ne voit pas ces liens d’interdépendance, il ne voit pas l’écosystème terrestre dans lequel il devrait s’inscrire. Travailler avec d’autres branches scientifiques nous permet véritablement de prendre conscience de tous ces enjeux et de travailler de concert, c’est extrêmement important.

LVSL : Toute dernière question : Êtes-vous plutôt optimiste par rapport à la capacité de l’humanité à répondre au défi climatique, ou non ?

VC : Ma réponse sera double. Je pense qu’on n’échappera pas à une dégradation des conditions de la vie sur Terre, dans le sens où il est presque trop tard au niveau de l’emballement climatique,  pour des raisons liées au fait que les politiques n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait, que les industriels ne s’en sont pas préoccupés… Et aussi parce que les rapports du GIEC ont toujours été des rapports de consensus qui, chaque fois qu’ils sont publiés, avouent que finalement ils n’avaient pas pris en considération certains paramètres qui rendent la situation encore plus grave qu’elle ne l’était. Donc, je pense qu’on va au-devant de terribles souffrances, pour des millions et des millions de personnes dans le monde. À fortiori pour les plus vulnérables, les plus pauvres, celles qui vivent dans les zones qui vont être affectées par la désertification ou la montée des océans.

En revanche, je sens qu’il y a une vraie prise de conscience de l’urgence. Jusqu’à présent, c’était conceptuel, mais pas ressenti comme une réalité possible, et les Européens sont en train d’en prendre conscience. Il faut effectivement passer par l’émotion pour entrer en action, même quand on est au courant. Les sciences cognitives nous l’expliquent très bien. Vous pouvez voir un problème, vous pouvez l’analyser, trouver les solutions, mais pour passer à l’action, il faut qu’il y ait une émotion. Donc, on est au stade de l’émotion.

Et je ne lâcherai pas ce que je fais, parce que pour moi, il ne s’agit pas de parler en millions ou en milliards de personnes. Il s’agit de regarder chaque être humain comme essentiel, et donc, chaque petit pas que l’on fera aujourd’hui, chaque prise de conscience, chaque petite loi qu’on arrivera à faire avancer, c’est une vie, plus une vie, plus une vie… qu’on sauvera. Il y aura à mon avis énormément de victimes d’ici la fin du siècle, mais tout ce qu’on fera aujourd’hui évitera de la souffrance à énormément de personnes aussi. C’est comme ça que je me place et je crois que c’est vraiment dans l’action qu’on arrive à garder, aussi, sa joie de vivre. Ce n’est pas une question d’optimisme.

Cette planète est magnifique, moi, je me réveille chaque matin émerveillée, et à partir de là, j’ai envie de protéger la vie telle que je la vois, telle que je l’ai connue enfant, telle que je la vois encore dans certains endroits du monde. Et j’ai envie, aujourd’hui, d’essayer de faire en sorte que les humains redeviennent plus solidaires et œuvrent ensemble à essayer de résoudre la plupart des problèmes que, malheureusement, on a créé collectivement.

Ce n’est pas optimiste, mais on n’a pas le droit, aujourd’hui, de dire que : « C’est foutu, profitons de ce qu’il nous reste ». Et on n’a pas le droit non plus de se dire : « Je me réfugie derrière mon jardin, je plante des carottes », parce que ça, en plus, c’est un leurre, c’est une utopie. Rentrer dans l’idée qu’on va s’en sortir en devenant juste, soi, tout seul, dans son coin, autonome sur le plan alimentaire, c’est une utopie. Ou alors, il faut que vous appreniez à manier des armes, parce que ceux qui n’auront pas appris à planter des carottes viendront piquer les carottes dans votre jardin, le jour où ce sera la catastrophe. Donc, il faut se reconnecter à l’universel, se reconnecter à la solidarité, au partage, et travailler collectivement à trouver les solutions, et pas de façon individualiste.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

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