8. Le sociologue : Stéphane Labranche | Les Armes de la Transition

Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : à quoi sert un sociologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Stéphane Labranche : Vous n’êtes pas le premier à me poser la question, parce que le lien entre sociologie et climat n’est pas évident. Pendant longtemps le climat était une question de nature, de science, de chimie de l’atmosphère, de glaciologie, etc. Sauf que ce sont les activités humaines qui contribuent au changement climatique, et les effets du changement climatique sur la nature vont être ressentis aussi sur nos activités. Donc il y a ces liens-là, très complexes, à faire entre société et climat, et c’est comme ça que je l’aborde.

Je n’ai pas choisi d’aborder la sociologie pour aller vers le climat, c’est plutôt un ensemble de coïncidences. Je faisais une étude en 2003 sur les barrages, et j’ai remarqué que certains mouvements écologistes d’opposition au barrage avaient des arguments qui concernaient l’impact local sur l’environnement, ce qui fait sens. Mais quand je leur posais la question «  oui, mais en termes d’énergie propre, est-ce que ce n’est pas mieux que de faire une centrale à charbon ? », je me retrouvais face à une dissonance cognitive, à des évitements de réponses, etc… Là, je me suis dit qu’il faudrait que je comprenne mieux ce qu’est le changement climatique. Il n’y avait rien en sciences humaines et sociales en 2005, et je me suis dit c’est ce que je veux faire. J’ai donc commencé à lire des choses assez scientifiques sur le changement climatique. La science m’a convaincu de l’urgence et de l’importance du changement climatique. Je me suis dit qu’il y a des questions fondamentales de société, de civilisation, de mode de vie, de quotidien, à poser par rapport au changement climatique, et il me semblait que les méthodes de sociologie étaient les meilleures pour faire ça.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, nous raconter une de vos journées-types ? Quelle est votre méthodologie de travail ?

SL : C’est surtout de la lecture, sauf quand je suis dans une période de recherche de terrain. Là, je vais faire des entretiens semi-directifs à domicile, en face-à-face avec des gens qui ont été choisis par rapport à des critères, des facteurs différents. L’idée aussi, c’est d’avoir des gens qui ne sont pas toujours intéressés par le changement climatique, ou disent l’être mais qui ne le sont pas, et d’autres qui le sont, pour avoir une représentation correcte de la société. C’est donc une première méthode : je vais chez les gens, je leur pose des questions. Ensuite je publie des rapports qui sont très vivants, très humains. En fait, je raconte un peu la vie des gens, des blagues, des observations qu’ils ont faites, des contradictions, des choses qui peuvent être complètement à côté de la plaque, et qui en disent long sur le lien entre les perceptions des gens du changement climatique, et leurs pratiques quotidiennes.

Je procède aussi par sondage, je peux faire des enquêtes (ce n’est pas moi qui les fais personnellement, bien sûr, on embauche des boites pour ça !), des sondages à grande échelle par téléphone, et ça peut être aussi des questionnaires par internet.

LVSL : Quel est votre but ?

SL : J’ai un but scientifique, c’est à dire comprendre ces relations, ces interactions entre des groupes divers de la population allant de « j’en ai rien à foutre, je m’en fous », à « je suis super impliqué-e, et je change, et je veux changer et ça m’amuse de changer », et toute la palette entre les deux. Ça, c’est un but scientifique. Mais quand on travaille sur le changement climatique, ce n’est pas assez d’essayer de comprendre et de faire de l’analyse. À un moment donné il faut basculer dans autre chose, ce qui provoque parfois de drôles de discussions avec certains collègues. Cette autre chose, c’est de la préconisation, des recommandations de politiques publiques, de mesures, d’améliorations, ou même, parfois, c’est dire « non, ne faites pas ça, ça ne marche pas, ce n’est pas une bonne idée ».

Dans ce cadre, j’ai été impliqué dans plusieurs comités sur la loi sur la transition énergétique, sur les stratégies nationales de l’adaptation, à l’O.N.E.R.C. [Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, N.D.L.R.]; et puis j’ai été beaucoup plus impliqué au niveau des collectivités territoriales.

C’est un choix que j’ai fait – parce que je fais du terrain – de faire de la politique publique territoriale. Je préfère ça, je trouve ça plus réel, plus pragmatique que de faire de la préconisation au niveau national (ça manque un peu de réalisme). Au niveau territorial, je suis plus les deux pieds dans la boue : je parle à des gens, je sais comment ils fonctionnent, ils me le disent, et ensuite on peut toujours analyser les contradictions !

Mais pourquoi ai-je envie de faire ça ? Parce que, pour moi, c’est là qu’est le cœur du combat contre le changement climatique.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

SL : La première certitude, et ce n’est pas un message qui est toujours facile à entendre de la part des gens impliqués et engagés, c’est que si on veut vraiment faire quelque chose pour le climat, il ne faut pas nécessairement en parler… C’est à dire, s’il faut parler de confort, de ludisme, parler d’autres manières de vivre, etc, toutes mes études mènent vers une seule conclusion sur ce point : en soi, le changement climatique n’est pas une motivation pour les changements de pratiques ou de modes de vie. En revanche, parler de changement climatique à travers le fait d’expliquer pourquoi, par exemple, on fait des politiques publiques sectorielles, de rénovation du bâtiment, de restriction de la voiture, ça aide à faire mieux accepter les politiques contraignantes. Mais ça n’amène pas des changements de pratiques, sauf pour une minorité de la population (environ 15% de la population), qui, elle, est dans ce type de mouvement. Pour les autres, oui, c’est important, mais ça dépend des phases de vie, si on a un deuxième enfant, si on déménage en campagne, etc… Pour moi, c’est très important.

Ce qui a des grosses implications sur les campagnes de sensibilisation, sur les campagnes d’information, c’est ma deuxième certitude : l’information, en soi, n’amène pas des changements de pratiques non plus. Elle explique pourquoi on demande des changements de pratiques. Les changements de pratiques peuvent avoir lieu quand on fait de l’accompagnement.

Juste un exemple très simple : on veut encourager les français à devenir plus végétariens. On peut le leur dire 150 000 fois, ça ne changera pas grand chose au final. Ensuite, les vidéos un peu choc sur l’éthique animale ont eu un effet. Il y a plus de flexitariens qu’avant, c’est une des raisons premières depuis trois ans. Autre chose, si vous voulez que les gens deviennent végétariens, publiez de bons livres de recettes végétariennes ! Tous simplement… Si vous voulez que les gens changent de pratiques au quotidien, dans leur domicile, il faut leur dire comment. Il faut leur donner des astuces, des trucs : de plus en plus de programmes comme « Défi Famille » ou « Energie Positive » le font très bien. L’A.D.E.M.E. [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie, N.D.L.R.] a aussi des séries d’astuces qui sont plus ou moins lues par la population, car il y a trop d’informations – les gens ne se sentent concernés par tout et ne savent pas comment aller la chercher. Sauf pour les très engagés qui, de toute façon, on déjà fait un premier tri !

Là-dessus, ça veut dire que moi, quand je fais des préconisations, je dis « l’information, la sensibilisation, c’est bien, mais il faut aussi faire autre chose à côté ». Il faut donc être beaucoup plus pragmatique, plus empirique et plus terre à terre au quotidien.

Il ne faut pas oublier que le changement climatique nous arrive un peu comme un nuage sur la tête, mais au quotidien, on continue à vivre, on continue à se déplacer, on continue à se nourrir, à faire du sport, on continue à faire des loisirs, à regarder la télé, etc… Ce quotidien, il est profondément enraciné, on a des habitudes, on a des façons automatiques de faire les choses. Et là soudainement, il y a ce truc qui nous arrive et qui dit « non, vous ne devriez plus faire certaines choses de la même manière qu’avant »… Donc, ce n’est pas compliqué, c’est le poids du quotidien, avec le poids d’une idée, d’une compréhension rationnelle au niveau du cortex, qui vient se confronter à des habitudes, à des envies physiques, à des désirs, à tout ça…

LVSL : Toutes ces certitudes, comment les traduiriez-vous dans le cadre de politiques publiques, concrètement ?

SL : C’est un peu ce que je disais en fait. Quand je fais de la préconisation en politique publique, je vais faire certaines préconisations sur la sensibilisation : comment parler aux gens sur le changement climatique ou l’adaptation, par exemple. Quel genre de mots utiliser. Est-ce qu’ils comprennent ce qu’est l’adaptation, sinon il faut, tout d’abord, leur expliquer ce que c’est. Mais ensuite, c’est de dire « Bon ! La sensibilisation c’est bien mais il faut les aider, encore une fois, à agir ». Et là, ce qui est important et devient plus complexe, c’est que dans une population française, on n’a pas une population, on en a plusieurs, avec des niveaux d’engagement, d’intérêt, des contraintes et des capacités différentes. Tout dépend des secteurs : une partie de ces capacités, de ces contraintes, sont liées au boulot. En fait, on peut se retrouver en train de faire une campagne de sensibilisation qui est peut-être à grande échelle, mais qui va marcher plus ou moins bien. Donc, il faut cibler le type de discours qu’on porte et le type de pratique que l’on veut engager, auprès de certaines catégories de la population. Par exemple, si l’on veut parler de qualité de l’air, il y a un groupe de population qui devrait être ciblé, ce sont les professionnels de la santé. Vous voyez un peu l’interaction entre les deux… L’idée est là, en fait : c’est de comprendre comment différents groupes de la population – et quel type de facteur nous permet d’identifier différents groupes – sont capables de recevoir un message (ce message du changement climatique, de l’atténuation, de l’adaptation), et comment, ensuite, dire « voici ce que vous pouvez faire au quotidien », « ce que vous pouvez faire dans votre boulot », « si vous avez un deuxième enfant, faites attention », etc…

LVSL : Et quelle devrait être la place de votre discipline, la sociologie, dans la planification de la transition écologique ? Concrètement, à quel niveau intervient-elle par rapport à la décision politique ? Avez-vous pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

SL : Il y a plusieurs questions, dans cette question. La première question c’est que, pendant longtemps, les questions climat et d’énergie étaient emparées par les sciences naturelles, la techno et l’économie. Donc, on parle de transition énergétique, automatiquement on parle de nouvelles technologies. Et là, on demandait au sociologue après coup en disant « il faudrait peut-être venir parce que sur notre projet il y a des gens, et ces gens, peut-être que, finalement, ils n’aimeront pas ce qu’on veut faire, ou ils ne l’utiliseront pas de la bonne manière… ». Et la première réaction, jusqu’à il y a 7 ou 8 ans, c’était de dire « comment la sociologie peut-elle nous aider à faire en sorte que les gens agissent correctement par rapport à ce qu’on veut ? » Et là, le sociologue arrive et dit « ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne fait pas du marketing ! Et on ne fait pas de manipulation psychologique non plus… On essaie de comprendre les freins et les obstacles à l’appropriation d’une nouvelle technologie. Ensuite, à vous de voir ce que vous voulez faire avec ces freins ».

Ce qu’on constate, depuis 5-6 ans, c’est un changement là-dessus. La sociologie est de plus en plus interpellée au début des projets, pour être capable, par exemple dans le cadre d’une innovation technologique, de voir comment l’innovation technologique peut être mieux appropriée dès le départ, parce qu’on peut la rendre plus intéressante, et parce que les usagers ont peut-être aussi de bonnes suggestions à faire. C’est une première chose.

Enfin, on peut faire un parallèle avec les politiques publiques en général. Il est trop tard une fois que la politique publique est déjà en opération, pour demander au sociologue de comprendre des choses. On peut toujours faire une compréhension après-coup, mais c’est peut-être plus efficace de la faire avant-coup ! Lorsque l’on a des projets de mesures ou d’accompagnement, on les teste auprès des populations, on regarde ce qui fonctionne ou pas, ce qu’il faut améliorer et ce qu’il faut jeter, et ensuite, on dit « votre politique publique, pour qu’elle soit la plus efficace possible en terme d’acceptabilité, en terme d’appropriation, en terme d’impact sur les différents groupes de la population, voici ce qu’on peut faire ». L’idée, c’est donc de faire remonter ça.

Je dirais qu’il n’y a pas une instance qui soit mieux placée que les autres pour intégrer ce type de démarche… Toutes les instances de décision, même dans le privé, pourraient, ou devraient être sensibles à ce type de question. Ce n’est pas toujours le cas mais, franchement, depuis le temps que je travaille dessus (depuis 2003-2004), il y a eu de gros changements, avec un tournant vers 2012. Je dirais que c’est à partir de ce moment-là que la sociologie a commencé à monter en puissance au niveau  européen, en terme de politique énergétique – on l’a vu dans les appels d’offres. Même chose au niveau national avec les stratégies nationales de l’adaptation en France (dans certaines villes c’était déjà le cas depuis beaucoup plus longtemps). Pourquoi ? Parce qu’au niveau territorial, les élus sont en contact direct avec la population. Ils savent que ce problème, ou cet enjeu d’appropriation, de communication, de compréhension, de résistance ou d’engagement est complexe, mais ils sont au contact. Donc, pour eux, avoir de la sociologie dès le départ, ce n’est pas aberrant du tout, c’est normal. Ce n’était pas le cas partout, mais là, ça change… Ce qui me fait dire que je travaille encore plus qu’avant !

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui préconiser, en tant que sociologue ?

SL : Là-dessus, je reviens un peu à mes grands constats de tout à l’heure. C’est à dire que oui, il faut faire de la sensibilisation et de la « conscientisation », comme on dit au Québec. Il faut faire comprendre d’une manière aussi simple que sérieuse possible, les impacts du changement climatique et les interactions complexes, en faisant la part des choses entre adaptation et atténuation – il ne faut pas qu’il y ait des confusions à ce propos. L’adaptation, ce sont les efforts que l’on fait pour se préparer aux futurs impacts du changement climatique – futur pas très éloigné d’ailleurs… Je ne dit pas « futur dans 30 ans » : si l’on veut être prêt pour ce qui se passera en 2050, il faut commencer à y penser bientôt. L’atténuation, ce sont tous les efforts que l’on fait pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre : plus on fait ces efforts là, moins on aura besoin de s’adapter.

Le constat est que maintenant, malheureusement, on continue de trop émettre. Il faut donc sérieusement commencer à s’attaquer à l’adaptation.

L’autre enjeu qui est souvent confondu dans les études, dans les discours des politiques et dans la population, c’est l’enjeu qualité de l’air, pollution et changement climatique. Et parfois les trois sont utilisés de manière interchangeable dans la même phrase, sauf que, chimiquement, ça n’est pas la même chose, et en terme de pratique ça ne renvoie pas du tout aux mêmes secteurs de la vie quotidienne. Donc ce sont trois choses qu’il faut absolument distinguer, ne jamais parler de ces trois choses-là dans le même discours ou dans la même phrase.

C’est une première recommandation, vraiment bien distinguer, pour être sûr que le message soit vraiment bien entendu correctement sur chaque point. Ça, c’est une première chose.

Deuxième chose, la sensibilisation. C’est important d’en faire, ça permet aux gens de comprendre. Mais si on fait l’erreur de penser que la sensibilisation, en soi, amène à des changements de pratiques, à des changements de mode de vie, on se trompe, et on se trompe tellement que l’on peut produire des effets qui font que, 5 ans plus tard, on se demande pourquoi il n’y a pas eu de changement… C’est parce que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, ce n’est pas compliqué : une fois que l’on a fait une campagne de sensibilisation, il faut dire « comment fait-on l’accompagnement ? ».

Et enfin, il y a une grosse partie des politiques publiques, en France – il y a des débats, il y a des controverses, ce n’est pas le problème – mais  il y a de grosses parties des politiques nationales et territoriales en France qui visent justement à faire cet accompagnement.

On revient à la taxe carbone… La taxe carbone dans son objectif, dans son esprit, c’est sensé prendre de l’argent sur des énergies fossiles qui contribuent au changement climatique, et ensuite on est sensé l’utiliser pour faire des rénovations énergétiques, pour baisser la facture, pour améliorer le confort, pour développer de nouvelles technologies, pour améliorer le parc automobile, etc… Ça, c’est l’objectif qui était visé. Sauf que dans la présentation à la population, on se retrouve face à des représentations sociales et des réactions-réflexe psychologiques quasi-innées, dès qu’on entend le mot « taxe », on dit non. Quelle que soit la quantité d’explications et de justifications qu’on peut faire après, le mot taxe fait NON. Et donc ça, c’est un problème. Même si l’idée est bonne derrière, il faut penser à d’autres manières de faire. Il y en a d’autres ! L’aide financière pour la rénovation des bâtiments… Le problème particulier en France, c’est qu’il y a eu quelques études de faites sur les copropriétés, et l’on s’aperçoit qu’il y a pas mal de copropriétés qui arrivent à la décision de ne pas faire de travaux avant même de savoir combien ça leur coûte. Ils n’ont même pas le temps de faire un bilan économique sur le retour sur investissement, « c’est trop compliqué » ; et puis il y a des propriétaires qui ne sont pas dans le même bâtiment, ils n’en ont rien à faire, ça ne leur rapporte rien, donc ils disent non ; les locataires ne savent pas s’ils vont être là dans 5 ans ; les gens qui ont déjà un enfant et qui veulent en avoir un deuxième vont probablement déménager… On accumule tous ces facteurs sociologiques différents pour arriver au fait qu’il y a environ la moitié du nombre de rénovations prévues en France qui sont effectivement menées.

LVSL : Travaillez-vous au quotidien avec d’autres chercheurs, des spécialistes de disciplines différentes ? Comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

SL : Presque toujours… Parfois facilement, et des fois difficilement ! J’ai beaucoup travaillé avec des ingénieurs de l’énergie, des économistes de l’énergie aussi ; je travaille aussi parfois avec des sciences nature, etc, et c’est intéressant. Ce que je remarque c’est que les sciences humaines et sociales vont rarement rechercher les économistes, les technos, les ingénieurs, alors que eux viennent nous chercher. Je pense qu’en général, en sciences humaines et sociales, on est peut-être un peu moins ouverts aux autres, ou peut-être que l’on a peur de leurs compétences, je ne sais pas. Mais de toute façon, quand on travaille sur le climat/énergie, je ne vois pas comment on peut travailler autrement qu’en multi-disciplinaire… Lorsque ce sont des questions hyper-ciblées, avec des petites enquêtes ciblées, un sociologue doit suffire. Mais quand on commence à parler de plus gros projets, de recherches (par exemple sur l’urbanisme), si l’on n’a pas un économiste, un urbaniste ou un architecte, on ne peut pas tout comprendre, c’est impossible. Donc, on rate des choses.

Le travail avec certains est assez facile parce qu’ils ont l’habitude de travailler avec un sociologue, et moi, j’ai l’habitude de travailler avec eux aussi. On voit bien les limites de chacune de nos disciplines et on se titille un peu sur les limites de l’autre… Ça c’est plutôt rigolo, c’est fait dans la bonne humeur, mais on se nourrit mutuellement, aussi. Depuis quelques années je suis moins ignorant sur les questions d’économie par exemple. Je ne peux pas faire une analyse économique ! Mais je peux mieux la prendre en compte quand je fais des analyses de sociologie. Donc c’est une première chose.

Parfois, sur le travail effectif d’écrire un rapport ensemble ou de rédiger une analyse, les aller-retours sont plus compliqués que ce qui peut paraître. Par exemple, une équipe d’économistes avec qui je travaille pas mal parle de « régime économique ». En sciences politiques, on travaille aussi avec la notion de régimes internationaux, et au bout de 3-4 ans, on s’est aperçus qu’en fait, on ne voulait pas dire la même chose… Donc nous avons organisé une petite conférence, afin de voir comment les deux disciplines voient la théorie des régimes. Ce sont des pièges de notions, avec un même mot qui renvoie à des notions différentes; c’est une chose de laquelle j’ai beaucoup appris.

L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsque l’on travaille avec une discipline un peu nouvelle, avec des interactions un peu nouvelles, il faut prendre le temps, avant de commencer le projet de recherche ou l’écriture, de s’asseoir pendant quelques heures et de se parler mutuellement de comment on aborde la chose, qu’est-ce qui nous intéresse, le type de questions que l’on pose ; et ensuite on peut commencer à faire une méthodologie qui peut être un peu transversale. Mais si l’on n’a pas cette discussion-là avant, on perd quatre fois plus de temps, plus tard, quand on est en plein milieu du travail.

LVSL : Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

SL : Les deux. Je suis désolé, je ne peux pas vous donner une réponse binaire là-dessus…

Quand je regarde où l’on en était en 2003-2005, quand j’ai commencé à travailler là-dessus, franchement, on pataugeait… il n’y avait pas d’évaluation, pas de retour sur expérience. Quand on regarde seulement le cheminement depuis 10 ans, le progrès qu’on a fait est énorme. Ce n’est peut-être pas si rapide pour l’urgence climatique, mais quand on considère où on en était, et où on en est maintenant, en termes de politiques publiques, en termes de compréhension, c’est vraiment un gros effort, une grosse amélioration. Donc à ce propos je suis optimisme !

Le pessimisme vient de ce que chaque fois que le G.I.E.C. sort, encore une fois, un de ses rapports principal ou annuel sur des thématiques spécifiques, les nouvelles sont chaque fois moins bonnes que l’année précédente ! Et donc, l’urgence climatique est encore de plus en plus pressante : c’est ici que je ressens un peu de pessimisme. Malgré le fait que nous avançons beaucoup plus vite qu’avant, que nous comprenons tellement plus de choses, nous n’arrivons à aller assez vite. Et pour aller assez vite, que faudra t’il faire ? Réalisé une rupture technologique énorme, une rupture sociétale, une rupture civilisationnelle ou culturelle ? C’est trop… Sauf que, si on ne le fait pas, à un moment donné, on va peut-être se retrouver avec un gros bordel, comme on dit. On va donc se retrouver avec une rupture, mais une rupture forcée plutôt qu’une rupture planifiée. Une rupture forcée va toujours être plus violente qu’une rupture planifiée.

C’est ce qui m’inquiète le plus. Je dirai que ma génération (au-dessus de 50 ans), va avoir le temps de voir des choses pendant 25 ans. Mais mon fils, lui, va vivre dedans pendant au moins 40% de sa vie. Voilà un de mes moteurs.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

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