2 janvier 2018. Après deux raz-de-marée électoraux – aux législatives et aux élections territoriales de 2017 -, les nationalistes corses savourent leur succès. Le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni fait un discours – en Corse – lors de son investiture pour exiger de l’Etat la reconnaissance de l’identité corse. Pour conclure la cérémonie, on prête serment sur la constitution rédigée par Pasquale Paoli, père du nationalisme corse. Comme chez Beaumarchais, tout finit par des chansons. Cette fois-ci, il s’agit du Dio vi salvi Regina, une ode à la vierge Marie adoptée comme hymne national de la République Corse après la sécession de la Corse vis-à-vis de la République de Gênes. Le décors est planté. Le rapport de forces avec l’Etat peut commencer. Retour sur les raisons du changement de la donne politique en Corse.
Le dégagisme nationaliste chasse le système clanique
C’est une lame de fond qui traverse la société corse depuis des années. Alors que les nationalistes peinaient à rassembler 15% des voix dans les années 1990, ils passent la barre des 30% en 2010 (25,89 % pour la liste “Femu a Corsica” et 9.85% pour la liste “Corsica Libera”). Le point de bascule intervient lors des législatives de 2012 lorsque Jean-Christophe Angelini échoue de peu à renverser la famille Rocca-Serra implantée depuis des lustres dans la seconde circonscription de la Corse du Sud. En 2014, le même Jean-Christophe Angelini, avec 46,9% des suffrages, faillit remporter la victoire à Porto-Vecchio contre la liste rocca-serriste. C’est l’instant où les Corses commencent à se servir des nationalistes pour chasser les systèmes claniques et clientélistes qui contrôlent la Corse depuis des années. En trois ans, les Corses chassent les trois clans qui contrôlaient le système politique corse : la famille Rocca-Serra, la famille Giacobbi, et la famille Zuccarelli.
Jusqu’en 2017, c’est une hécatombe. En 2014, l’autonomiste Simeoni renverse la famille Zuccarelli à Bastia et prend le contrôle de la ville. Il met alors fin à une hégémonie zuccarelliste qui durait depuis 1968 ! En 2015 , les autonomistes Corses gagnent la région avec 35% des voix. En 2017, trois des 4 députés corses élus sont des nationalistes. Et les scores sont larges. L’héritier de la famille Rocca-Serra est chassé de sa circonscription du sud par Paul-André Colombani qui l’emporte avec 55.2% des voix. En Haute-Corse les deux candidats nationalistes font 61% et 63%, terrassant notamment le député-maire LR sortant : M.Gandolfi-Scheit.
“L’exode rural, l’élévation du niveau d’étude et la tertiarisation de l’économie rendent en effet moins efficace les pratiques clientélistes qui s’appuyaient sur des maires et des populations rurales, âgées et principalement agricoles.”
C’est le grand basculement : la défaite du clanisme et la grande victoire du nationalisme. Historiquement, c’est le grand affrontement en Corse. Les nationalistes reprochaient aux clans leurs pratiques clientélistes qui empêchaient le développement de la Corse quand les clans amalgamaient les nationalistes corses aux violences des années 1990. C’est le résultat de mutations sociologiques profondes dans la société corse. L’exode rural, l’élévation du niveau d’étude et la tertiarisation de l’économie rendent en effet moins efficaces les pratiques clientélistes qui s’appuyaient sur des maires et des populations rurales, âgées et principalement agricoles. J’ajoute que la perte des collectivités locales et de leur leviers (subventions, emplois publics, investissements) font s’effondrer mécaniquement l’édifice clientéliste des familles qui contrôlaient, jusque-là, la politique corse. Les vieux leaders caciques (entre 58 et 71 ans) sont chassés par le jeune et fringuant Simeoni qui affiche fièrement ses 48 ans.
Une domination qui s’affranchit des clivages habituels de la société corse
Ce qui est marquant dans l’hégémonie du camp nationaliste Corse, c’est son homogénéité à l’échelle de l’Île. Les nationalistes l’emportent aussi bien dans leurs bastions que dans les fiefs historiques de leurs adversaires. Ils en finissent avec la division entre le Sud (contrôlé notamment par la famille Rocca-Serra) et le Nord de l’île (plutôt acquis au clan Giacobbi) et obtiennent des scores similaires dans les espaces ruraux et dans les espaces urbains. Les nationalistes corses parviennent à rassembler tant les classes populaires rurales et agricoles que les classes moyennes supérieures urbaines. Seule ombre au tableau : la faiblesse des nationalistes parmi les populations âgées.
Ainsi, lors des élections législatives de 2017, si les nationalistes confirment leur domination dans leurs fiefs de Bastia (64% des voix) et de Corte (70%) où se développe l’université corse qui forme de jeunes élites nationalistes corses, ils mordent aussi sur le terrain des vieux caciques corses. Ils sont majoritaires à Porto Vecchio, le fief de la famille Rocca-Serra et à Biguglia, le domaine de l’ancien député-maire LR Sauveur Gandolfi-Scheit.
Autre signe de l’homogénéité de cette domination politique : les nationalistes corses ont réussi à réconcilier la Corse du Sud et la Haute Corse. En 2015, alors que pour les partis traditionnels, la Corse se sépare entre la Haute-Corse Giacobbiste et la corse du sud Rossiste et Rocca-Serriste, Talamoni fait quasiment les mêmes scores au Nord et au Sud (7,9 et 7,6%). Les proportions sont certes moins homogènes chez Simeoni (20% en Haute-Corse et 15% en Corse du Sud).
“Les nationalistes unifient la population à travers un électorat plutôt transclassiste (…) Le vote pour les nationalistes est d’autant plus puissant chez les jeunes, moins sensibles au clientélisme.”
Aussi, les nationalistes unifient la population à travers un électorat plutôt transclassiste. Si les caciques ont essayé d’activer les réseaux locaux en inscrivant par exemple beaucoup de maires sur leurs listes lors des élections régionales de 2015, et s’il bénéficient du vote des populations âgées, le vote pour les nationalistes est d’autant plus puissant chez les jeunes, moins sensibles au clientélisme. C’est aussi le résultat de l’influence de l’université de Corte qui accueille 4000 étudiants et constitue un centre de production de jeunes intellectuels nationalistes. Preuve que les nationalistes arrivent à dépasser le clivage urbain/rural : si Simeoni réalise de bons scores à Corte, Bastia et Porto-Vecchio (entre 24 et 27%), ses résultats ne diffèrent guère entre les petits villages comptant moins de 100 inscrits (17,2%) et les villes de plus de 3000 habitants (20% des voix).
Au fond les listes indépendandistes et autonomistes se complètent bien. Alors que les autonomistes sont très populaires chez les classes moyennes supérieures urbaines, les indépendantistes font de très bons scores chez les classes populaires rurales et en particulier chez les agriculteurs, un groupe social très important en Corse.
La constitution d’un sujet politique corse à vocation majoritaire
Les nationalistes corses ont réussi à imposer leurs termes dans le débat public. De quoi débat-on en Corse aujourd’hui ? De la protection du littoral (interdiction du bétonnage des côtes) qui menace d’être défiguré par les riches métropolitains qui convoitent les villas sur l’île de beauté, de la co-officialité de la langue corse, du rapprochement des “prisonniers politiques” sur l’île (Nicolas Sarkozy a fini par le promettre lors de la campagne des primaires), de la maîtrise du foncier (qui flambe du fait de spéculation immobilière engendrée par l’afflux d’acheteurs métropolitains), du statut de résident, de la préférence insulaire à l’embauche, etc. Autant de thèmes particulièrement populaires, qui permettent aux nationalistes corses d’unifier des demandes hétérogènes en construisant un sujet politique à vocation majoritaire, le peuple Corse, en lui définissant des ennemis – Paris – et en traçant une ligne d’horizon : l’autonomie du “Peuple corse”, à même de régler tous ces problèmes si spécifiques à la Corse.
La force allant à la force, quand les vieux caciques, prenant conscience de l’hégémonie culturelle des nationalistes, ont essayé de préempter leurs thèmes (comme ce fut le cas pour Paul Giacobbi), ils n’ont fait que renforcer la légitimité des autonomistes et des indépendantistes corses.
“Les nationalistes unifient des demandes hétérogènes en construisant un sujet politique à vocation majoritaire, le peuple Corse, en lui définissant des ennemis – Paris – et en traçant une ligne d’horizon : l’autonomie du “Peuple corse”.”
Un dernier élément est à considérer pour comprendre la domination des nationalistes corses sur leur île : c’est le sentiment qu’ils donnent d’être les garants d’une identité culturelle. Cette crainte identitaire s’exprime aux élections nationales par le vote pour le Front National et lors des élections plus locales ou lors des législatives à travers le vote pour les nationalistes. Après avoir dominé l’élection présidentielle avec 28% des voix au premier tour, Marine Le Pen a fait le plein de voix au second tour en réalisant son meilleur score (48%) en Corse. Elle arrive loin devant François Fillon (25%) et Emmanuel Macron (18%), tandis que Jean-Luc Mélenchon se contente de 13%.
Si l’échec d’En Marche en Corse peut s’expliquer par ses liaisons avec le clan Giaccobi, il s’exprime également à travers l’incapacité de la formation d’Emmanuel Macron à incarner l’identité corse, sa sauvegarde contre la domination de Paris et face à la crainte que provoquent la forte immigration en Corse ainsi que l’Islam. Si la relation conflictuelle avec Paris est ancienne, on a vu ces dernières années les actes anti-musulmans se multiplier. Désormais, les inscriptions “Francesi fora” (“les Français dehors”, en Corse) alternent avec les inscriptions “Arabi fora”. Les chiffres du ministère de l’Intérieur indiquent que proportionnellement à sa population, la Corse est la région la plus touchée par les actes anti-musulmans. Les événements du quartier des Jardins de l’Empereur en décembre 2015 comme ceux de Sisco à l’été dernier ont montré que les tensions communautaires pouvaient prendre une tournure violente.
Evidemment, pour garder une centralité politique, les nationalistes corses se distinguent régulièrement du Front National. Les militants corses perturbent régulièrement les meetings du Front National aux cris de “Les Français dehors”. D’ailleurs, les électeurs nationalistes viennent aussi bien du Front National, que de la gauche qui est devenue marginale en Corse. Les législatives ont montré que les candidats nationalistes bénéficiaient aussi bien du report de voix de la droite classique que de la République En Marche. Les nationalistes corses articulent un discours assimilationniste pour capter cette crainte identitaire, ce trouble culturel, ce rapport conflictuel à l’immigration qu’entretiennent de nombreux Corses.
“Si la relation conflictuelle avec Paris est ancienne, on a vu ces dernières années les actes anti-musulmans se multiplier. Désormais, les inscriptions “Francesi fora” (“les Français dehors”, en corse) alternent avec les inscriptions “Arabi fora”.”
Dernière bataille gagnée par les nationalistes : celle de l’unité et de la crédibilité. L’annonce du dépôt des armes par le Fronte di Liberazione Naziunale Corsu en 2014 a permis à l’indépendantisme et à l’autonomisme corses de fusionner dans l’entre deux tours des élections régionales de 2015. C’est ce qui leur a permis de remporter la quadrangulaire avec “seulement” 35% des voix. Cette unité réaffirmée en 2017 a permis à la liste nationaliste Corse de progresser de 10 points en 2 ans seulement. Cette unité contraste avec la division de la droite et avec l’inexistence de la gauche locale. Surtout, les nationalistes ont gagné la bataille de la crédibilité. En remportant la mairie de Bastia, Simeoni peut désormais mettre en avant leur capacité à gouverner, ce qui permet de transformer le moment destituant – la chasse des clans – en un projet instituant – l’affirmation d’un projet de gouvernement autonomiste.
Cette volonté de gagner en gouvernabilité se signale d’ailleurs par la volonté de Simeoni de se distinguer de l’indépendantisme catalan en reléguant aux calendes grecques un éventuel référendum d’autodétermination et en demandant principalement la reconnaissance de l’identité particulière de la culture Corse, ainsi qu’une dévolution afin d’améliorer la situation économique et sociale corse. Les autonomistes sont bien conscients que la Corse fait face à un fort taux de pauvreté (un cinquième de la population) et à une forte dépendance vis-à-vis de la métropole sur le plan économique. On voit cette évolution dans les rapports de forces entre indépendantisme et autonomisme. Alors que tous deux étaient proches des 5% en 1998, les indépendantistes passent à 7,7% en 2015 et les autonomistes sont proches des 18% lors de cette même élection.
En Corse, on assiste à un fait politique majeur que peu de leaders politiques semblent avoir saisi. Hier, le nationalisme corse était essentiellement une force politique minoritaire et parfois très violente. Les 5 dernières années sont marquées par la construction d’une force gouvernementale culturellement hégémonique au milieu de vieilles forces décimées par des années de clientélisme et d’affairisme. C’est d’ailleurs le moment de pointer l’état de mort clinique dans laquelle se trouve la gauche corse. L’hégémonie culturelle et politique dont bénéficie le nationalisme corse le pousse à la normalisation et à traiter ses relations avec Paris sur le plan du rapport de force politiques. Les nationalismes essaient d’incarner un principe d’ordre et de protection, refusant des envolées avant-gardistes qui effraieraient la plupart de leurs nouveaux électeurs.
D’ors et déjà, le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, rappelle Emmanuel Macron à ses promesses de campagnes. En visite à Furiani, il avait alors envisagé une modification de la constitution pour satisfaire les revendications nationalistes. Or, dans un entretien au quotidien espagnol, El Mundo, Emmanuel Macron a indiqué que des évolutions pour la Corse ne se feraient que dans le cadre de la constitution, ce qui exclue la co-officialité de la langue corse ou le statut de résidant. Sans pousser hâtivement la comparaison avec le fait Catalan, il n’en demeure pas moins que la question corse a ceci de difficile qu’elle touche la République Française dans son identité de République “une et indivisible”, dans la conviction jacobine de nombre de ses Hommes politiques et dans la suprématie de la langue française établie depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts. L’identité corse touche à quelque chose de très profond et mêle des éléments qui pourraient lui être étranger comme la sauvegarde d’un mode de vie face à un consumérisme et à des pratiques immobilières qui défigurent le littoral corse. Ce fait politique majeur pointe une contradiction centrale au sein de la République française qu’il sera impossible de traiter par quelques amuse-bouches.
L’investiture des élus nationalistes l’a d’ailleurs révélé. Ultime provocation, Jean-Guy Talamoni, Gilles Simeoni et ses comparses ont prêté serment sur la constitution corse datant de 1755 écrite par le père du nationalisme corse Pascal Paoli. La totalité du discours de Jean-Guy Talamoni était en Corse. Ce long rituel symbolique s’est terminé par le chant du Dio vi salvi Regina. Hymne national de la République corse (1755-1769), ce chant est initialement une ode à la vierge Marie. Au chant religieux initial, s’est ajouté un couplet sur la victoire contre les ennemis de la Corse. Il fut adopté au moment où la Corse a fait sécession de la République de Gênes. Tout ce cérémonial s’est accompagné de demandes politiques claires faites par Messieurs Simeoni et Talamoni. Ils ont mis l’accent sur l’insuffisance de la décentralisation des compétences pour répondre aux problèmes particuliers de la Corse, sur la reconnaissance de la co-officialité de la langue corse ainsi que sur un loi d’amnistie concernant les prisonniers issues des violences des années 1990. En affrontant la République française au cœur de son identité, les nationalistes mettent en lumière les contradictions entre la constitution et le souhait exprimé par les Corses et poussent l’Elysée au rapport de force politique.
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Pour aller plus loin :
La Nouvelle Question Corse, Jérôme Fourquet