La Turquie du président Erdogan épouse un discours néo-ottomaniste, nourri par un roman national et par une volonté de prendre un certain leadership sur le monde musulman. En Europe, cela passe par une stratégie d’influence politique, qui cherche à s’appuyer – pas toujours avec succès – sur les diasporas turques et les populations musulmanes afin de peser sur les débats européens qui concernent Ankara. Décryptage.
La Turquie d’Erdogan est engagée dans une dérive islamiste et nationaliste. Celle-ci est apparue de plus en plus claire après les manifestations du parc Gezi, en réponse à la rupture par l’AKP (le parti au pouvoir) de l’alliance que Recep Tayyip Erdogan avait conclu avec les libéraux contre les généraux autoritaires et laïcs. Fin 2013, c’est avec le mouvement islamiste Gulen que Erdogan rompt les liens, avant d’épurer les réseaux gülenistes. Enfin, en 2015, la Turquie met fin aux négociations de paix avec le PKK, avant de reprendre la guerre avec les Kurdes, marquée notamment par les massacres de Cizre et par la quasi-interdiction du parti de gauche alternative pro-kurde HDP, qui subit une répression féroce. Depuis, Erdogan a coopté l’aile ultranationaliste voire néofasciste des kémalistes laïques (le MHP et les loups gris) et renforce un pouvoir de plus en plus total sur la Turquie. De plus, il intervient en Syrie contre les YPG kurdes qui ont combattu l’Etat islamique au nom d’un projet de transformation sociale, écologique et féministe. Dans ce contexte, la Turquie connait une dérive islamo-nationaliste croissante, allant jusqu’à encourager des enfants à « mourir en martyr pour la Turquie ».
L’évolution de la Turquie se traduit aussi dans ses relations avec ses alliés occidentaux, et surtout avec les pays de l’Union européenne. Pour soutenir sa vision géopolitique, Ankara tente de produire un discours idéologique à destination des populations d’origine turque et/ou musulmanes dans des pays européens. Un discours islamiste, nationaliste mais aussi néo-ottomaniste. Il insiste sur le fait que la Turquie est le « pays phare » de l’islam, le défenseur des musulmans dans le monde, en position de leadership. Ankara a ainsi réagi fortement à l’épuration ethnique des Rohingyas en Birmanie, à travers l’intervention des organisations humanitaires gouvernementales turques. De quoi permettre à la Turquie de marquer des points auprès d’une opinion publique musulmane concernée par le sort des Rohingyas. Erdogan a aussi accueilli le sommet de l’Organisation de la coopération islamique, et a condamné la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Enfin, la Turquie met en avant son accueil des réfugiés syriens, en contraste supposé avec les pays de l’UE (en passant opportunément sous silence le fait que la Turquie accueille les réfugiés sunnites mais persécute celles et ceux qui sont chrétiens, yézidis et alaouites ; ou encore le fait que les réfugiés sunnites permettent à la Turquie d’implanter des populations présumées plus fidèles à Erdogan dans les zones kurdes).
Quête de leadership
Un tel discours se traduit aussi par un néo-ottomanisme virulent, le « nouveau sultan » Erdogan multipliant les accrochages frontaliers avec la Bulgarie et la Grèce, expliquant que le traité de Lausanne doit être révisé et prétendant que Bakou ou Sarajevo (Azerbaïdjan et Bosnie) sont des « capitales sœurs » de la Turquie. Erdogan se bâtit un récit national d’une Turquie puissante et phare de l’islam, qui aurait été colonisée par les Occidentaux, et présente l’ancienne élite politique turque comme « colonisée par l’Occident ». Dans ce contexte, le retour à un prétendu nouvel Empire ottoman est présenté comme une lutte décoloniale permettant l’affirmation de l’islam face à un Occident vu à la fois comme « libertaire-décadent » et en croisade contre l’islam (Erdogan ayant qualifié les YPG de « croisés »).
Enfin, l’ultranationalisme passe par un négationnisme du génocide arménien. Celui-ci est non seulement systématiquement nié, mais présenté comme une tactique des Occidentaux pour attiser la haine des Turcs et des musulmans tout en leur permettant de justifier leur colonialisme. Ainsi, Erdogan parle volontiers de « génocide » en Algérie par la France, mais prétend que le vote par l’Assemblée nationale de la reconnaissance du génocide arménien sert à attiser la haine des musulmans et des Turcs. Des accusations semblables ont été formulées quand les parlements néerlandais ou allemands ont reconnu le génocide arménien.
Cette matrice idéologique a été utilisée par la Turquie pour promouvoir son influence politique auprès des pays de l’UE. D’abord par l’entrisme de personnes formées dans des associations liées au gouvernement turc, dans des partis politiques classiques européens. Le Cojep, ONG liée à l’AKP, a par exemple placé des militants sur les listes socialistes, écologistes et UMP en 2008 aux municipales de Strasbourg. Or, après la reconnaissance du génocide arménien, ces militants turcs ont quitté leurs partis pour lancer des partis communautaristes turcs. Comme en Bulgarie. Traditionnellement, le parti de l’importante minorité turque y était le mouvement des droits et des libertés (MDL), qui pèsait environ 15% des voix. En 2013, Lyutfi Mestan, son président, a pris position en faveur de la Turquie quand celle-ci a abattu un avion russe. Il a alors été exclu du parti, qui a subi une crise interne. Mestan a en réaction fondé le Parti des démocrates pour la responsabilité, la liberté et la tolérance sur une ligne pro-Erdogan et avec un soutien ouvert de la presse turque gouvernementale. Le parti de Mestan n’a certes fait que 3% des voix, mais a fait passer le MDL de 15 à 8 %.
Les Pays-Bas, laboratoire des réseaux turcs de l’AKP
Le même phénomène d’exclusion après entrisme s’est vu dans deux autres pays. En France, après les événements du parc Gezi, les élus liés au Cojep ont fondé le parti Egalité et Justice. Marginal, il a tout de même réussi à présenter des candidats dans cinquante circonscriptions et à avoir des résultats non négligeables dans des zones avec une forte population originaire de Turquie. Mais ce sont les Pays-Bas qui sont l’exemple le plus frappant d’une telle influence de partis liés à la Turquie. En effet, deux élus du parti travailliste d’origine turque le quittent en 2014, critiquant la politique d’intégration de leur parti vue comme trop à droite. Ils fondent le parti DENK sur une ligne islamiste qui refuse de reconnaître le génocide arménien. Aux élections de 2017, le DENK obtient 2,1% des voix et trois députés. Un tel score, bien que marginal, montre que DENK a non seulement obtenu des voix de Néerlandais originaires de Turquie mais aussi de musulmans non-turcs néerlandais. Depuis, DENK a renforcé son positionnement islamiste en votant contre la reconnaissance du génocide arménien ou contre l’appel à libérer le président d’Amnesty International Turquie. Il a davantage percé lors des élections municipales en obtenant des sièges dans treize villes dont trois à Amsterdam et quatre à Rotterdam.
La Turquie tente ainsi de créer un réseau européen de partis liés à l’AKP et pouvant défendre ses orientations, tout en essayant d’attirer plus largement sur une ligne communautariste et réactionnaire sur les questions sociales. Une stratégie qui peut inquiéter. La gauche de transformation sociale propose une politique de rupture avec Erdogan et de soutien à la lutte du peuple kurde. Ceci pourrait pousser la Turquie à intensifier sa stratégie d’influence en réaction, si une telle gauche arrive au pouvoir et mène une politique anti-AKP. Un bon exemple d’une telle stratégie ? Les déclarations virulentes des dirigeants turcs à la proposition française d’une médiation entre la Turquie et le Rojava kurde. Le vice-premier ministre Bekir Bozdag a ainsi écrit sur son compte Twitter : « Ceux qui s’engagent dans la coopération et la solidarité avec les groupes terroristes contre la Turquie (…) risquent de devenir, tout comme les terroristes, une cible de la Turquie ». La menace a le mérite d’être claire.
Augustin Herbet.