L’hiver est venu et, depuis la fin de l’été, les tomates ont été cueillies en Italie et en Espagne et sont arrivées sur vos étals de supermarchés, en vrac, au kilo, en sauce, à des prix défiant toute concurrence. Ce que vous mangez a pourtant un prix que la terre, les producteurs et les ouvriers agricoles auront à supporter. Reportage par Marc Antoine Frébutte.
Elle est bien loin cette réforme agraire des années 50 qui devait voir la redistribution des terres agricoles à travers l’Italie et permettre à des milliers de paysans de devenir propriétaires. Ne pouvant pas lutter sur des marchés mondiaux ouverts et ultra-compétitifs, les paysans ont vite revendu leurs terres et sont partis chercher du travail ailleurs, dans le Nord de l’Italie ou en Europe. Les terres restantes se sont agglomérées dans les mains de gros exploitants produisant sur le modèle californien, alliant production de masse et monoculture. Les paysages de la Basilicate en sont sortis transformés, devenus de parfaits décors post-apocalyptiques pour une éventuelle production cinématographique du livre Ravage de Barjavel. Les paysages s’étendent à perte de vue, entrecoupés par les collines recouvertes de champs et vidées de leurs arbres. On y aperçoit l’échec d’une politique mal orchestrée : maisons en ruine, villages abandonnés, églises désacralisées et ponts qui s’écroulent.
Pourtant, tout n’est pas mort. À l’approche des villages, on aperçoit des formes humaines qui s’animent et semblent appartenir à ce décor de campagne. Ce sont les ouvriers agricoles venus faire les récoltes des tomates qui habitent désormais temporairement dans ces abris de fortunes. Devant l’entrée, des bidons blancs et bleus remplis d’eau potable, des habits qui sèchent sur les murs, des chaussures recouvertes de terre, des plumes de poulets au sol, tout un ensemble de traces de l’occupation récente de ces maisons qui durera les deux mois de la récolte des tomates en Basilicate, dans le sud de l’Italie.
L’état de délabrement de ces maisons ne devrait pourtant pas permettre d’accueillir des résidents. Mais non aidés par des producteurs qui ne respectent pas les lois en n’offrant pas de logement le temps des saisons, les travailleurs ont dû trouver refuge dans ce qui leur était ouvert. Ils y cohabitent dans la promiscuité, dans des conditions d’hygiènes déplorables et isolés des villes. La plupart des travailleurs sont originaires de l’Afrique de l’Ouest et plus spécialement du Burkina Faso. Bon nombre de ces migrants viennent trouver dans le sud de l’Italie le travail qu’ils n’ont plus dans le Nord. « Ils ont fermé l’usine où je travaillais pour l’envoyer en Bulgarie car les salaires y sont moins élevés. Depuis 2009, je fais les récoltes, il faut bien que j’aide ma famille restée au pays », me dit Salif, proche de l’âge de la retraite qu’il ne verra jamais. Victimes de la crise, au même titre que les Italiens, les migrants n’ont pas beaucoup d’autres choix que de descendre ramasser les tomates. « Il n’y a même pas de travail pour les Italiens, comment il y en aurait pour nous ? Il y a plein d’Italiens qui se suicident car ils ont perdu leur travail. Nous on ne le fait pas car on est plus fort mentalement, on a la foi en Dieu, on se bat jusqu’à la dernière cartouche. »
Les Burkinabés en Italie sont presque exclusivement bissas, car « ce sont des aventuriers » comme me l’explique Amidou. « Il y en a un premier qui est parti en Europe, et puis un autre a suivi, et encore un autre et un autre, et puis maintenant même les petits ils veulent partir ». Mais beaucoup partent aussi car les Bissas « ont moins d’opportunités de travail au Burkina Faso. Les régions qu’ils habitent sont sous-développées, les enfants moins éduqués ». Ils ont été « victimes de discriminations de la part des gouvernements successifs au Burkina Faso. Seul Thomas Sankara voulait remédier à ce problème en investissant sans discrimination » m’explique Abdel Wahad.
Parmi ces migrants, beaucoup n’avaient pas fait de l’Italie leur premier choix. Ils étaient nombreux à être allés travailler en Libye, pays proche et prospère jusqu’à la chute de Kadhafi. Ahmed a « travaillé pendant cinq ans là-bas comme plombier. Je sais tout faire dans un immeuble, de haut en bas. Puis après les Français sont arrivés et ils ont tué Khadafi. Alors je suis parti sur un bateau ». Et de continuer, « c’est à cause de la France et de l’Occident qu’on est là. Dès qu’un politicien africain veut améliorer notre situation, vous le tuez. Sarkozy il a tué Kadhafi, maintenant il n’y a plus de travail là-bas en Libye et c’est dangereux. C’est vous qui mettez la merde partout et après vous ne voulez pas qu’on vienne chez vous en France ».
Ils sont nombreux à avoir fui les dangers de la Libye malgré des salaires attrayants. « La nourriture et la vie ça coûte moins cher qu’en Europe. On avait une belle maison qu’on louait à neuf Maliens et qu’on payait 400 dinars (255€). On était bien, on avait la télévision, le frigo, la cuisine. Mais tu ne peux jamais sortir, c’est ça le problème. Tu vas au travail, tu vas faire les courses, puis tu rentres à la maison, c’est tout. Jamais tu ne vas te promener, c’est trop dangereux. Ici en Italie, tu te promènes comme tu veux, mais il n’y a pas de travail et regarde où on habite», me dit Adama en me montrant derrière lui la maison qu’ils squattent aujourd’hui près de Venosa. « C’est un très beau pays, la Libye. Mais les Libyens ils sont très méchants. On t’arrête et on te met en prison sans raison. Si tu montres que tu as un permis, ils le prennent et ils le déchirent devant toi, puis ils t’emmènent en prison. Tu te fais tirer dessus parce que tu es noir. Aujourd’hui, c’est devenu trop dangereux alors je suis parti ».
Chassés de Libye et licenciés des usines, de nombreux Africains suivent les récoltes, bougeant de région en région selon les saisons. Récoltes des tomates en été, récoltes des agrumes en hiver, cueillettes des fraises au printemps, ils sont sur les routes tout au long de l’année, transportant avec eux un petit sac contenant l’essentiel de leurs affaires : un pantalon, des baskets, un ou deux t-shirts et leur permis de séjour. L’argent qu’ils gagnent, ils le mettent aussi vite sur leur compte en banque pour l’envoyer au pays. « C’est trop dangereux de le garder avec nous et puis nos familles en ont besoin. Avec 70 euros, ma femme et mes enfants peuvent vivre un mois au Burkina Faso, en achetant un gros sac de riz et quelques poulets », me confie Salif.
Le travail des récoltes à Venosa commence à la mi-août et finit à la fin septembre, légèrement décalé par rapport aux autres régions italiennes, en raison de la différence de topologie et de climat. Lever très tôt, départ en camion à l’aube vers les lieux de travail tenus secrets pour rendre la dépendance aux intermédiaires plus fortes. Le travail très physique consiste à arracher les pieds de tomates pour les secouer au-dessus de gros caissons qui seront ensuite chargés sur les camions et acheminés vers les usines de transformation. Pour ce travail très éprouvant, les travailleurs migrants seront payés « 3,50 euros, au mieux 4 euros par caisse de 300 kilos » me raconte Ahmed. « On gagne de 30 à 40 euros dans la journée, mais il n’y a pas de travail tous les jours. On ne vit pas avec ça, on ne fait pas de projets non plus. » Payer à la caisse est pourtant interdit dans beaucoup de régions en Italie. « C’est à cause de ce système que beaucoup de travailleurs agricoles meurent. On les pousse à bout, on prend toute leur énergie, on les force à se dépasser. Ils travaillent sous le soleil, plusieurs heures par jours, sans boire, sans pause » raconte Yvan Sagnet, ancien travailleur agricole, maintenant représentant syndical à la CGIL dans les Pouilles. « Les droits des travailleurs sont devenus facultatifs. Ça c’est l’idée du capitalisme, que tout est le marché, que le développement doit se faire à tout prix. »
Les contrôles ne se font presque pas, par manque de moyens humains mais aussi par une absence de volonté politique de faire changer les choses. « Comment voulez-vous que les politiques s’attaquent au travail au noir et à l’exploitation quand ce sont les exploitants agricoles et les industriels qui financent leur campagne électorale ? On ne mord pas la main qui nous nourrit ! » me glisse Ahmed, l’air résigné et de continuer : « Même quand la police passe, elle ne fait pas attention à nous. Elle ne demande pas si on est en règle, si on a un contrat. Elle fait partie du business, elle est corrompue aussi et travaille avec les producteurs. Ils se connaissent tous ! » Cette absence de contrôle permet à de nombreux petits exploitants de rentrer dans leurs coûts et de pouvoir survivre de leur travail et de la vente de leur production. Francesco, ancien agriculteur m’explique que « les agriculteurs gagnent peu. S’ils n’avaient pas les migrants, et qu’ils devaient payer les taxes, ils laisseraient les tomates pourrir dans les champs car ça leur coûterait plus cher de les récolter. Avant quand j’étais étudiant, on venait faire la cueillette dans les champs car ça payait bien mais aujourd’hui, on ne gagne plus rien, les jeunes n’ont plus envie d’y aller. Il faudrait commencer par payer correctement les agriculteurs et que les jeunes Italiens puissent aller travailler dans les champs dans de bonnes conditions. »
Pour les travailleurs migrants, le constat est le même. Pour Moussa, « les petits producteurs sont gentils. Ils viennent nous parler, ils nous apportent du café et des croissants le matin. Le problème, c’est dans les grandes exploitations où on ne connaît personne, où on ne voit pas le moindre blanc. Les caporali (intermédiaires) sont noirs et ils gèrent le travail. Ils prélèvent pour eux une partie de ce qu’on gagne. À la fin de la journée, on travaille pour pas grand chose. » Sans traçabilité des produits et de la production, ce sont les grands groupes qui profitent de ce système d’exploitation leur permettant de générer d’énormes profits. Ce système s’est vite généralisé en Italie, mais aussi en Europe, dans le monde agricole où les petits exploitants sont forcés de réduire les coûts. Ils reportent la pression des grands groupes et de la concurrence mondiale sur le dernier maillon de la chaîne de production, les ouvriers agricoles, qu’ils soient venus d’Afrique ou d’Europe de l’Est.
Depuis 50 ans, les conditions n’ont pas changé et ont même eu tendance à s’aggraver. Comme Salif qui « restera le temps de payer l’école et l’université à ses enfants », c’est souvent l’obligation de subvenir aux besoins des familles qui force les travailleurs à accepter les conditions imposées. Pour Maria et ses camarades, anciennes travailleuses agricoles dans les années 1980, « il n’y avait pas de travail dans la région et je prenais ce que je trouvais pour pouvoir nourrir ma famille et mes six enfants. Mon mari est parti pendant dix ans en Allemagne pour travailler comme maçon. On devait accepter les conditions sinon ils ne nous donnaient rien. Je faisais tout à la maison, la couture, le pain, les repas. Je ne dormais même pas cinq heures par nuit. C’était une vie de sacrifice pour que mes enfants s’en sortent. » Pour Louisa, la situation n’était pas bien différente : « Le capo venait nous prendre et nous emmenait dans les champs où on travaillait toute la journée, sept heures par jour. Puis il revenait à la fin pour nous prendre et nous ramener à Venosa. A la fin, le producteur donnait l’argent au caporalo, il prenait une partie et nous reversait le reste. Les patrons ne notaient pas les journées travaillées. Ils nous faisaient un contrat mais ils ne déclaraient pas les jours et ne payaient pas les cotisations sociales. Aujourd’hui, après avoir travaillé toute ma vie dans les champs, je ne gagne que 500€ de retraite. »
Puis petit à petit, les Italiens ont délaissé ces boulots pour chercher un travail ailleurs ou sont partis travailler dans l’usine Fiat ouverte dans la région. Les migrants les ont progressivement remplacés dans les champs vers les années 1990. Ils vivent à l’écart des villes et des villages, isolés dans des ghettos qu’ils essaient de rebâtir comme un espace de socialisation. Regroupé entre Burkinabés, ils se retrouvent le soir près des restaurants en carton de Boreano pour manger quelques plats africains. Les poulets et moutons sont apportés par les éleveurs locaux et abattus sur place, au détriment des normes d’hygiène. Au fur et à mesure, les nouveaux arrivants viennent remplir le ghetto, squattant un espace laissé libre, construisant de nouvelles baraques, transportant à travers champs leur petit sac à dos d’enfants. Pascal, la trentaine, m’explique que « l’an dernier, à la mi-septembre, la police est venue pour nous expulser de Boreano, pour qu’on aille dans les centres d’accueil. Ils ont détruit les maisons où on habitait, mais après, à la mi-octobre ils nous ont dit que le centre fermait et on a dû partir. On s’est retrouvés sans endroit où vivre. C’est pour ça qu’on est revenu ici et on a reconstruit les petites cabanes. Cette année, pas question de bouger. »
Au final, ils ne se disent pas malheureux, juste déçus de ne pas pouvoir accéder à de meilleures conditions. En 2010 et 2011, il y avait eu des mouvements de protestations à Rosarno et à Nardo pour contester leurs conditions de travail et les discriminations dont ils étaient victimes, mais les choses n’ont pas vraiment changé pour eux depuis lors, si ce n’est que les meneurs de ces révoltes se sont retrouvés sans travail. Quelques lois ont été votées mais pour Ahmed, « la réalité est toujours la même pour nous. Des Blancs, il y en a plein qui sont venus faire des tours ici dans les ghettos, des médecins, des journalistes, des syndicats mais au final, rien ne change pour nous. On vit et on travaille toujours dans les mêmes conditions. » Comme le reconnaît Yvan Sagnet, « c’est dur de faire un mouvement cohérent. Il y a tellement d’origines différentes, d’intérêts différents, d’histoires différentes qu’il est presque impossible de réunir tous les travailleurs autour d’une seule cause pour améliorer leur quotidien. Les patrons joueront toujours sur les différences pour casser les mouvements et pour imposer leurs règles.» Ils sont déçus aussi que les services de la région ne fassent pas un effort pour leur apporter de l’eau et des douches et qu’on ne les laisse pas vivre ici tranquillement dans ce petit village qu’ils ont reconstruit. « Ici on est plus libre que dans les centres d’accueil. On est entre nous et il y a plus de divertissements. On a les bars, les restaurants. On peut voir les chaînes de télévisions de l’Afrique, les matchs de foot de l’Italie, de l’Angleterre et de la France. Le propriétaire, il a mis des panneaux solaires, le satellite et Sky, on peut tout voir de chez lui. »
En attendant que leur situation s’améliore peut-être, ils vont continuer à se lever très tôt chaque matin dans l’espoir qu’on leur offre du travail pour la journée, gagnant quelques dizaines d’euros qu’ils enverront à leurs familles et se réunissant le soir dans les bars du ghetto, afin de profiter des derniers rayons de soleil en écoutant les musiques venues de l’Afrique. « Il ne faut jamais abandonner tant qu’il y a de l’espoir. Jamais ! », conclut Salif en partant vers les champs.
Par Marc-Antoine Frébutte
Photos: © Marc-Antoine Frébutte / Cristina Panicali
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